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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 1 month 1 week ago

Qui est l’ennemi ?

Wed, 17/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Corentin Brustlein, responsable du Centre des études de sécurité à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Yves Le Drian, Qui est l’ennemi ? (Éditions du Cerf, 2016, 96 pages).

L’expression publique d’un ministre de la Défense en activité comporte une part routinière incompressible, résultante d’échéances régulières, tels les vœux de début d’année, les commémorations, les discours d’ouverture ou de conclusion de colloques, ou les auditions au Parlement. Certes, Qui est l’ennemi ? est la version allongée de l’un de ces discours, prononcé aux Assises nationales de la recherche stratégique, en décembre 2015. Il serait toutefois erroné de n’y voir qu’une énième prise de parole officielle. L’ouvrage est en réalité le produit d’une réflexion approfondie conduite par le ministre, et au sein de son ministère, en écho à la dégradation brutale de l’environnement stratégique survenue depuis 2014.

Ce court essai a ainsi pour première ambition d’exposer la nature de la lutte engagée par la France contre Daech, entité ayant constitué, soutenu et projeté un « djihadisme militarisé » jusqu’à l’Hexagone. Il s’ouvre par un retour sur les figures historiques de l’ennemi, et sur les évolutions qu’elles connurent à mesure que la guerre changeait de forme. Le xxe siècle voit ainsi la France passer de la figure d’un ennemi total et direct, l’Allemagne, à celle d’un ennemi soviétique, plus indirecte et lointaine, ennemi avec qui les rapports politiques et stratégiques sont finalement canalisés, réglés. Avec l’irruption de Daech, un ennemi direct réapparaît dans l’horizon stratégique national, et Qui est l’ennemi ? analyse aussi bien le problème stratégique et opérationnel qu’il pose, que ses implications pour la posture française.

L’ouvrage décrit ainsi un ennemi aux traits totalitaires, combinant chef charismatique, idéologie génocidaire, monopole de la violence et de l’intimidation, stratégie de terreur, et intégration des leviers de puissance dans une entreprise de domination. L’essai illustre bien la variété et la complexité des formes du défi que représente Daech, qui joue sur un très large spectre de sophistication, allant des meurtres à l’arme blanche à l’usage des drones, le tout appuyé par une communication terriblement efficace. La flexibilité opérationnelle et technique de cet ennemi s’avère d’autant plus problématique qu’une efficacité même relative – une tentative d’attentat avortée, une attaque conduite par un terroriste isolé – permet toujours d’éprouver la cible, de la maintenir en état de tension permanent, de lui imposer de consacrer toujours plus de ressources pour tenter de protéger sa population et répondre aux attentes de cette dernière. Une stratégie qui, comme toute stratégie indirecte, vise moins la victoire par les faits d’armes que par l’effondrement d’une unité politique, les dilemmes et tiraillements moraux, juridiques, et politico-stratégiques ayant raison de sa cohésion nationale.

Si l’essentiel de l’ouvrage est centré sur la lutte contre Daech, il s’achève par des développements stimulants sur les formes renouvelées de la menace dépassant le seul terrorisme islamiste. Guerre cybernétique, diffusion des capacités de frappe de précision et des moyens de déni d’accès, intimidation nucléaire, mettent en tension une posture et un modèle d’armée qui ne peuvent se concentrer exclusivement sur le seul ennemi immédiat, aussi dangereux soit-il. Ainsi, l’effort analytique et communicationnel dont ce livre se fait l’écho en dit long sur le caractère exceptionnel de la situation dans laquelle se trouve la France, et sur l’importance de ces enjeux pour son avenir.

Corentin Brustlein

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What is a Refugee?

Tue, 16/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Matthieu Tardis, chercheur au Centre Citoyennetés et Migrations de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de William Maley, What is a Refugee? (Hurst, 2016, 280 pages).

L’ouvrage de William Maley explique et rétablit la complexité des causes à l’origine des mouvements forcés de population.

Sans États, les réfugiés, qui sont le produit de l’ordre westphalien établi en 1648, n’existeraient pas. Cet ordre consacre la souveraineté des États nations et les réfugiés sont les « autres », ceux que l’on expulse pour asseoir une prétendue homogénéité du peuple ou une idéologie. Les réfugiés sont également les victimes des échecs et des défaillances d’États en décomposition. La Paix de Westphalie est un accord sur les frontières ; elle n’instaure pas le contrôle de ces frontières. Celui-ci se développe plus tard avec la création des passeports, des visas, et enfin de bureaucraties dont les missions sont de traiter de manière rationnelle et mécanique des situations relevant de l’humanisme et de la compassion.

Pour autant, selon William Maley, les États font aussi partie de la solution. La question des réfugiés est une affaire de diplomates, en particulier lorsqu’il s’agit de partager les responsabilités de l’accueil. La diplomatie a toutefois ses limites. Si des organisations internationales comme le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés proposent un cadre de négociation, l’auteur souligne que l’asymétrie des puissances n’est pas favorable à une plus grande solidarité avec les pays pauvres qui accueillent le plus grand nombre de réfugiés dans le monde. La diplomatie a également ses contradictions. L’accord entre l’Union européenne et la Turquie de mars 2016 constitue un cas d’école, où un ensemble de 500 millions d’habitants représentant un quart de la richesse mondiale se place en position de faiblesse face à son voisin turc pour des considérations de court terme.

L’auteur ne présente pas l’utilisation de la force ou les interventions humanitaires comme intrinsèquement contraires au système westphalien. À l’inverse, il rappelle les travaux de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États au début des années 2000. Ils ont souligné que la souveraineté des États leur imposait des responsabilités. La première est de protéger les populations au niveau interne comme au niveau international. La Responsabilité de protéger remet ce concept de protection au centre de la question des réfugiés. Au fil des nombreuses références historiques qui parcourent l’ouvrage, nous apprenons d’ailleurs que ce concept constituait la pierre angulaire de la définition de réfugié, proposée par les premières conventions internationales sur ce sujet avant la Seconde Guerre mondiale. Les rédacteurs de la Convention du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, lui préféreront la notion, plus restreinte, de persécution.

L’auteur regrette que l’intervention en Libye en 2011 ait profondément endommagé cette Responsabilité de protéger. De même, il souligne que l’hospitalité n’est pas un attribut de l’État, mais une relation humaine. L’ouvrage est rythmé par nombre d’histoires et de récits individuels du passé et d’aujourd’hui. Professeur à Canberra, William Maley puise ses exemples dans les conséquences les plus absurdes, et souvent tragiques, de la politique d’asile australienne, présentée par un nombre croissant de responsables européens comme un modèle. En somme, What Is a Refugee? présente la question des réfugiés de manière exhaustive, en restant accessible et surtout sans jamais perdre de vue le véritable enjeu : la protection de l’intégrité et de la dignité de la vie humaine.

Matthieu Tardis

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Israël et ses colombes

Mon, 15/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Daniel Shek propose une analyse de l’ouvrage de Samy Cohen, Israël et ses colombes. Enquête sur le camp de la paix (Gallimard, 2016, 320 pages).

Le judaïsme est une culture qui favorise le débat et n’aime guère le consensus. On ne s’étonnera donc pas qu’existe en Israël une société civile dynamique, dont une partie est engagée dans le « camp de la paix ». Ce camp est constitué d’une centaine d’organisations que Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po, énumère et catégorise savamment. Curieusement, avec Israël et ses colombes, Cohen accomplit un travail qu’aucun chercheur n’avait véritablement entrepris, y compris en Israël : un tour d’horizon complet, intelligent et fort lisible de ce camp de la paix, depuis la naissance de La Paix maintenant. Les bons et les mauvais moments sont évoqués, des grands espoirs suscités par le processus d’Oslo jusqu’à la situation actuelle, où aucune négociation ne point à l’horizon.

Samy Cohen analyse le déclin des organisations non gouvernementales (ONG) militant pour la paix, lesquelles ne parviennent plus aujourd’hui à mobiliser les masses et à organiser de grandes manifestations. Si le chercheur a raison de se focaliser sur le milieu associatif, on peut néanmoins se demander si le camp de la paix n’est composé que des activistes de cette nébuleuse, ou s’il faut y compter également les partis dont le programme aspire à la solution à deux États pour deux peuples, et surtout leurs électeurs. On doit aussi se demander si les réseaux sociaux n’ont pas, d’une certaine manière, remplacé les rassemblements traditionnels organisés place Rabin à Tel Aviv.

Les ONG agissant pour la paix et la coopération israélo-palestinienne, dont le travail courageux maintient une fragile flamme d’espoir et de bonne volonté, restent certes une composante importante de ce camp, mais ce n’est pas par elles que viendra le changement. Seul un nouveau leadership politique, du côté israélien comme du côté palestinien, permettra de mettre fin à l’interminable conflit par des moyens pacifiques. La gauche israélienne vit des jours difficiles. Plus que la radicalisation de la droite, c’est l’émergence du centre qui l’a affaibli. Tant que ce centre était celui d’Ehud Olmert et de Tzipi Livni, dévoués à la poursuite active de la solution à deux États, les conséquences étaient limitées. Mais actuellement, avec le parti Yesh Atid, dont le leader Yaïr Lapid, toujours fidèle à l’air du temps, a rejoint le chœur de ceux qui s’acharnent à délégitimer la gauche, le camp de la paix est plus que jamais sur la défensive. Alors que le débat public est de plus en plus intolérant et virulent, nombre d’ONG sont accusées de manquer de patriotisme par une opinion souvent déchaînée, par des politiques au discours populiste, et parfois même par la justice.

Pourtant, Cohen estime – sans doute à raison – que le déclin des colombes en Israël est loin d’être irréversible. « Ces guerriers de la paix ne militent pas “contre Israël”, mais pour un “meilleur Israël” », dit-il en conclusion de son livre. Une majorité d’Israéliens soutient en effet l’idée d’une solution négociée basée sur le concept de deux États pour deux peuples. Leur repli résulte d’une désillusion face aux échecs répétés des tentatives de négociations, et face aux résultats désastreux du retrait de la bande de Gaza en 2005. Un renouvellement du leadership de la gauche et le ralliement du centre peuvent changer radicalement le paysage politique et réveiller le camp de la paix de sa torpeur.

Daniel Shek

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Cassandra in Oz

Fri, 12/05/2017 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Rémy Hémez, chercheur au sein du Laboratoire de Recherche pour la Défense (LRD) à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Conrad C. Crane, Cassandra in Oz: Counterinsurgency and Future War (U.S. Naval Institute Press, 2016, 312 pages).

Conrad Crane, officier de l’US Army en retraite et historien, est aujourd’hui Chief of Historical Services for the Army Heritage and Education Center. Dans Cassandra in Oz, il nous propose une plongée à la première personne en 2005-2006 : au cours de cette période, il a joué un rôle central dans la rédaction du FM 3-24 Counterinsurgency, la doctrine américaine de contre-insurrection.

Le récit démarre trois ans auparavant, en 2002. Conrad Crane est alors chercheur au Strategic Studies Institute de l’US Army War College, et l’Irak est au cœur des préoccupations de toute l’institution militaire américaine. Il travaille à un plan pour reconstruire l’Irak, qui sera rendu public en février 2003. Ce plan n’aura que peu d’impact sur les décideurs politiques et militaires mais deviendra par la suite une sorte de symbole des opportunités manquées dans ce pays, Crane y ayant notamment souligné l’importance de maintenir et d’utiliser l’armée irakienne, l’une des rares « forces pour l’unité au sein de la société ».

En novembre 2005, l’auteur est contacté par le général Petraeus, alors à la tête de l’US Army Combined Arms Center, pour participer à l’élaboration de la future doctrine de contre-insurrection de l’US Army. La rédaction de ce manuel suit un processus original pour un document de doctrine de l’Army. La volonté de le publier rapidement conduit à éluder les multiples circuits de validation normalement mis en œuvre. Un premier draft est ainsi rédigé dès février 2006. Un séminaire exceptionnel, réunissant les meilleurs analystes américains de la contre-insurrection, est ensuite organisé pour l’amender. Le FM 3-24 Counterinsurgency est finalement publié le 15 décembre 2006, soit 13 mois après le début du projet. Il rencontre un succès incroyable pour un document de ce type, avec 1,5 million de téléchargements le premier mois.

Après avoir passé en revue l’accueil critique reçu par le FM 3-24, Conrad Crane revient sur sa mission en Irak en 2007, dans le but d’évaluer « la doctrine en action ». Il estime qu’elle a eu un effet sur le terrain, même si le cœur des pratiques observées découle surtout de l’expérience accumulée en Irak et en Afghanistan. Il souligne aussi les difficultés de mise en œuvre, comme le manque d’appui apporté par les autres administrations américaines.

Dans les chapitres conclusifs, l’auteur revient d’abord sur le désintérêt progressif pour la COIN dans les armées américaines à partir de 2011. Pour lui, la guerre irrégulière n’est pas vraiment reconnue comme objet propre par l’administration. Il souligne notamment qu’il est plus difficile de justifier des dépenses militaires élevées pour ce type de conflit que pour une guerre classique. Dans l’ultime chapitre, l’auteur présente 21 « observations » passionnantes sur la guerre. Fondées sur les leçons de l’histoire, elles se veulent des guides pour l’avenir. Ce chapitre mérite tout particulièrement la lecture.

L’ouvrage de Conrad Crane est un véritable témoignage pour l’histoire. Une lecture indispensable pour les amateurs d’histoire militaire, en particulier ceux qui s’intéressent à la contre-insurrection et à l’élaboration et l’impact des doctrines militaires.

Rémy Hémez

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The China Triangle

Thu, 11/05/2017 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). John Seaman, chercheur au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Kevin P. Gallagher, The China Triangle: Latin America’s China Boom and the Fate of the Washington Consensus (Oxford University Press, 2016, 256 pages).

Depuis la fin du XIXe siècle, l’Amérique latine est perçue comme la chasse gardée prioritaire des États-Unis. Mais depuis une décennie ce sont des vents qui soufflent d’Asie, et plus particulièrement de Chine, qui s’imposent sur le Nouveau Continent. À travers le commerce, des investissements et une diplomatie proactive, la Chine a réussi à s’implanter de manière conséquente en Amérique latine, sous le nez de Washington.

La Chine aurait investi 119 milliards de dollars dans la région entre 2003 et 2013, et les banques officielles chinoises y sont devenues les premiers créanciers étrangers. Alors que la Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays de l’Amérique du Sud en 2011 (sans compter le Mexique ou l’Amérique centrale), le président Xi Jinping annonce en 2015 son ambition de hausser le niveau des échanges commerciaux avec la région au sens large à 500 milliards de dollars par an en 2025, et d’y investir 250 milliards d’ici là. Au moment où la présidence de Donald Trump laisse prévoir un regain de tension sino-américaine, cette région promet d’être un terrain fructueux de rivalité entre Pékin et Washington.

C’est dans ce contexte de tension que Kevin Gallagher tente de mettre les choses en perspective pour calmer et réorienter le débat dans The China Triangle, en y valorisant un scénario où les pays d’Amérique latine pourraient tirer bénéfice d’une coopération triangulaire avec les États-Unis et la Chine, au lieu de s’enfermer dans l’un ou l’autre camp.

Une des idées fortes de l’auteur est que la Chine ne se positionne pas nécessairement en contradiction avec l’approche « occidentale » dans la région, menée avant tout par les États-Unis et les institutions financières internationales. Au contraire, elle serait plutôt complémentaire. Par exemple, contrairement aux idées reçues, beaucoup de crédits proposés par les banques chinoises sont négociés aux taux commerciaux, et non à des taux préférentiels (les soi-disant sweetheart deals). Pékin aurait par ailleurs tendance à opérer dans des pays jugés à trop fort risque par d’autres, comme le Venezuela, créant dès lors des opportunités de développement qui n’auraient peut-être pas existé sans la Chine. Afin de compenser le risque, les banques chinoises développent des formules comme les « crédits-contre-nature » (ou oil-for-loans), qu’elles auraient notamment appris du Japon pendant les années 1970. Au niveau sectoriel, la Chine vise les infrastructures : la région aurait des besoins estimés à 260 milliards de dollars par an.

Le vrai souci, selon l’auteur, est que les pays d’Amérique latine manquent toujours des moyens de profiter pleinement de leurs relations économiques avec les États-Unis et la Chine. Ils se sont libéralisés trop rapidement à l’ère du Washington Consensus, et avec la multiplication des traités de libre-échange ils ont perdu la flexibilité nécessaire pour investir dans l’innovation et la compétitivité des exportations. C’est en partie pour cette raison que ces pays n’ont pas su capturer et réinvestir les rentes de leurs richesses du sol, vendues alors que le China Boom battait son plein entre 2003 et 2013, pour en faire une vraie aubaine économique de plus long terme. Sous Donald Trump, des changements systémiques semblent proches : les pays d’Amérique latine y trouveront peut-être l’occasion de changer de dynamique.

John Seaman

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Le Djihadisme

Wed, 10/05/2017 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Marc Hecker, chercheur au Centre des études de sécurité à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Asiem El Difraoui, Le Djihadisme (PUF, 2016, 128 pages).

Asiem El Difraoui, spécialiste germano-égyptien de la mouvance djihadiste, a été journaliste et producteur de documentaires avant d’entamer une carrière de chercheur. Sa thèse de doctorat, parue aux Presses universitaires de France en 2013, portait sur la propagande audiovisuelle d’Al-Qaïda. Son dernier livre relève moins du travail de recherche que de la synthèse.

Il se décompose en quatre chapitres. L’introduction et le premier chapitre portent sur l’histoire du djihadisme. Les grands idéologues de cette mouvance sont présentés succinctement, l’influence de Sayyid Qutb et Abdallah Azzam étant particulièrement mise en avant. La guerre en Afghanistan des années 1980 est décrite comme le véritable « berceau du djihadisme ». L’accent est ensuite mis sur l’évolution d’Al-Qaïda jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001, l’affaiblissement de cette organisation à la suite des représailles américaines, puis sa renaissance à partir du déclenchement de la guerre en Irak en 2003. Al-Qaïda reste active aujourd’hui. La tuerie de Charlie Hebdo, en 2015, a été revendiquée par sa branche yéménite.

Les deuxième et troisième chapitres sont consacrés respectivement à Daech et à la propagande djihadiste. Daech a connu un double développement phénoménal au cours des dernières années. Sur le terrain moyen-oriental tout d’abord, l’organisation a multiplié les conquêtes territoriales jusqu’en 2014, année de « rétablissement du califat » par Abou Bakr Al-Bagdadi. Sur le terrain numérique ensuite, Daech s’est démarqué par son usage sophistiqué des réseaux sociaux. La propagande de cette organisation fait alterner des vidéos présentant le djihadisme comme un phénomène jeune et « cool » – ce qu’Asiem El Difraoui appelle le « djihad pop » –, et des contenus ultra-violents de combats ou d’exécutions.

Le quatrième chapitre – rédigé avec Milena Uhlmann – a trait à la radicalisation et à la déradicalisation. L’accent est mis spécifiquement sur la France – pays occidental qui compte le plus de ressortissants engagés dans des groupes djihadistes en Syrie et en Irak. Différentes expériences menées pour tenter de « désembrigader » les individus séduits par Daech ou Al-Qaïda sont présentées, à l’instar du Centre de déradicalisation de Dounia Bouzar, ou du Centre de prévention de la radicalisation lancé à l’initiative de la Fédération des musulmans de Gironde. Outre ces structures privées, des initiatives publiques sont également mentionnées. Les auteurs se montrent particulièrement critiques envers les « centres de réintégration et citoyenneté », dont l’approche collective et « autoritaire » serait vouée à l’échec.

Dans la conclusion de ce petit livre, Asiem El Difraoui expose les courants universitaires qui s’affrontent autour du phénomène djihadiste. Les travaux d’Olivier Roy, Scott Atran, François Burgat et Gilles Kepel sont ainsi brièvement décrits. L’auteur ne cherche pas à faire une « synthèse molle » entre ces différents chercheurs. Il ne cache pas sa préférence pour Gilles Kepel, sous la direction duquel il a d’ailleurs effectué ses recherches doctorales. Pour finir, El Difraoui esquisse quelques pistes pour combattre Daech, qu’il considère comme une « secte eschatologique ». Il prône une « approche holistique », qui inclurait notamment une « réfutation idéologique » et une lutte contre les inégalités socio-économiques. En d’autres termes, la bataille est encore loin d’être gagnée.

Marc Hecker

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La question allemande. Histoire et actualité

Tue, 09/05/2017 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Hans Stark, Secrétaire général du Cerfa à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Lucien Calvié, La question allemande. Histoire et actualité (Éditions du Cygne, 2016, 144 pages).

Germaniste de formation, professeur émérite à l’université Jean Jaurès de Toulouse, Lucien Calvié livre un essai consacré à l’histoire et à l’actualité de « la question allemande » qui fait froid dans le dos. L’auteur affirme qu’il a « essayé d’examiner […] les conditions et les modalités de la marche de l’Allemagne, à partir de 1949, vers une forme renouvelée d’hégémonie européenne, débouchant sur un retour à une politique de puissance à l’échelle de la politique mondiale ». Le double leitmotiv de cet ouvrage est donc la continuité entre le IIe, puis le IIIe Reich, et l’Allemagne d’aujourd’hui d’une part, et sa quête de puissance et d’hégémonie d’autre part.

Pour défendre son propos, l’auteur n’y va pas avec le dos de la cuillère, puisqu’il estime, se répétant, qu’on « assiste désormais à la révélation progressive d’une nouvelle grande puissance allemande, agissant de façon autonome à l’échelle européenne ». Il s’insurge contre la naïveté et les erreurs françaises : on n’aurait pas compris que « le projet européen était pour l’Allemagne, après les atrocités nazies, surtout un moyen de réhabilitation et de reconstruction. Cet objectif ayant été atteint en 1990, l’Allemagne est désormais passée à l’échelon supérieur de l’hégémonie, dans l’Union européenne et de la puissance mondiale en devenir ». Or « l’Allemagne impose son inexorable contrainte à la majeure partie de l’Union européenne, et Bruxelles n’est vue que comme un relais ou prête-nom de Berlin, une manière de kommandantur bruxelloise des années 1940 dans une version plus civilisée ».

De cette réflexion, l’auteur passe à une lettre ouverte écrite par Jean-Christophe Cambadélis à la mi-juillet 2015 (à propos du traitement allemand de la Grèce) qui, selon lui, « a le mérite, sur un ton retenu, de poser la question, généralement passée sous silence, de la continuité entre l’Allemagne hitlérienne et celle de Merkel, Schäuble et même du social-démocrate Sigmar Gabriel ». Cette continuité explique aussi les inquiétudes de l’auteur, qui souligne « qu’au xxe siècle, l’Allemagne s’est plutôt distinguée par son non-respect des traités internationaux », constatation qui l’amène à évoquer « la question tout de même inquiétante – en raison des fortes capacités budgétaires du pays, le budget militaire de l’Allemagne étant aujourd’hui déjà supérieur, chose peu connue, à celui de la France – d’un possible armement nucléaire pour l’Allemagne »… Or pour l’auteur, cette question se pose d’autant plus que les Allemands, après l’unification, sont responsables de la « destruction de la Yougoslavie », de la « mise à genoux financière et politique de la Grèce », et d’un « interventionnisme agressif en Ukraine » dirigé contre « le pouvoir légal en place », « afin de régler leurs comptes avec la Russie ». Il va sans dire que l’auteur regrette beaucoup l’acceptation par les alliés de l’unification allemande, menée « au pas de charge », et concédée à Gorbatchev pour « refiler le problème allemand aux Occidentaux ». Ainsi, pour Lucien Calvié, « l’unification allemande apparaît comme un élément majeur d’une montée générale en Europe des revendications régionalistes, autonomistes, séparatistes, communautaristes, indépendantistes et nationalistes ».

Voilà. On comprend bien que si l’Europe va aussi mal, c’est la faute de l’Allemagne. Il faut donc d’urgence reconstruire la ligne Maginot. Vite, bien, mais surtout pas à l’ancienne.

Hans Stark

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France-Belgique : la diagonale terroriste

Mon, 08/05/2017 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Denis Bauchard propose une analyse de l’ouvrage de Sébastien Boussois et Asif Arif, France-Belgique : la diagonale terroriste (Éditions La Boîte à Pandore, 2016, 228 pages).

Les attentats de 2015 et 2016 en France et en Belgique ont dévoilé l’existence de nombreux liens entre les djihadistes des deux pays. Cet ouvrage se propose d’étudier les filières qui se sont constituées, parfois depuis de nombreuses années. Le juge Marc Trévidic souligne dans sa préface que « des liens étroits et durables se sont noués de longue date dans les milieux radicaux français et belges » – Trappes et Molenbeek ont pu acquérir une notoriété amplifiée par les médias. Il fait ainsi remonter la première filière franco-belge au recrutement pour les camps d’entraînement afghans au milieu des années 1990. Depuis lors, ces filières se sont développées et, après l’Afghanistan d’Al-Qaïda, ont établi des liens avec l’État islamique (EI). Plus généralement, les francophones – français, belges, mais aussi originaires d’Afrique noire ou du Maghreb – jouent un rôle important dans la promotion du djihad, certains occupant des postes de responsabilité dans l’EI. Comment expliquer cette situation ? Comment se sont constituées ces filières francophones ? Comment les services de renseignement et les polices des deux pays coopèrent-ils ? Telles sont les questions auxquelles les deux auteurs s’efforcent de répondre.

Dans une première partie – « La France et le terrorisme, entre réalisme et mythologie » –, Asif Arif fait œuvre utile de clarification. Il souligne à juste titre que l’évident développement du salafisme, c’est-à-dire d’un fondamentalisme religieux, n’implique pas en soi le passage à l’acte terroriste. Il s’élève contre l’utilisation intempestive par les médias du mot djihadiste et apporte là aussi les éclaircissements nécessaires. Il souligne la complexité du phénomène de radicalisation en France et reprend à son compte l’expression de Farhad Khosrokhavar de « radicalisation polycéphale ». Il dresse ce constat en étudiant, l’une après l’autre, les « grandes figures » du terrorisme en France, des membres du gang de Roubaix à la fratrie mortifère des frères Kouachi. Autant de profils et d’explications de la radicalité.

Dans la seconde partie, Sébastien Boussois s’attache à la Belgique – « laboratoire historique de la radicalisation ? ». Le poids de la communauté marocaine – 420 000 personnes – y est d’autant plus fort qu’elle est principalement originaire du Rif, territoire pauvre et longtemps délaissé. Une autre spécificité belge est l’implantation en 1967 à Bruxelles d’un Centre islamique et culturel, construit et financé par l’Arabie Saoudite, qui a été un terreau du djihadisme belge. Le mouvement Sharia4Belgium, fondé en 2010 et dissous en 2014, a également joué un rôle important dans la radicalisation des jeunes. Le cas de Molenbeek, « capitale du Bruxellistan », où plusieurs terroristes belges ou français sont passés, est également évoqué. L’auteur relativise cette appellation, mettant plutôt en lumière l’influence du réseau des mosquées et celui des librairies religieuses du pays. Le caractère fédéral de la Belgique peut expliquer certaines défaillances des autorités. Mais la proximité entre les deux pays a naturellement conduit à une concertation et une coopération étroites entre les polices française et belge.

Ce livre est une contribution utile à l’étude de ce phénomène complexe du terrorisme francophone dont l’existence et le développement ne peuvent s’accommoder d’explications simplistes.

Denis Bauchard

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Nos armées au temps de la Ve République

Fri, 05/05/2017 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Michel Forget, Nos armées au temps de la Ve République (Economica, 2016, 208 pages).

Le général de corps aérien Michel Forget, ancien pilote de chasse, a eu une carrière très riche dans l’armée de l’Air française. Depuis qu’il a quitté le service actif en 1983, il se consacre à des études sur la défense et publie régulièrement sur ces sujets. Son dernier ouvrage offre une intéressante perspective historique (1958-2016) sur les armées françaises.

Le livre s’ouvre sur la fin de la guerre d’Algérie qui marque une première rupture franche pour la défense française. La seule armée de Terre passe de 700 000 à 300 000 hommes et, entre 1962 et 1965, 5 000 officiers sont contraints de quitter le service actif. S’ouvre alors une période de refondation et de modernisation, avec un budget de la défense jamais inférieur à 4 % du PIB dans les années 1960. Deux événements majeurs contribuent à définir la stratégie de défense française pour la période à venir : la place prépondérante prise par la dissuasion nucléaire et le retrait du commandement intégré de l’OTAN.

Le début des années 1970 est ponctué par une crise sérieuse dans les armées, symbolisée par « L’appel des cent » de mai 1974, les Comités de soldats et des manifestations d’appelés. Mais cette époque voit aussi l’effort de modernisation des équipements se prolonger et s’ouvrir une ère d’opérations extérieures (Mauritanie, 1977 ; Tchad et Kolwezi, 1978, etc.) qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Contrairement à ce qui était attendu, l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 marque une continuité, avec la poursuite de la stratégie de dissuasion, des programmes d’équipements et des interventions extérieures.

La fin de la guerre froide constitue bien entendu un nouveau tournant majeur, qui entraîne en particulier la professionnalisation, annoncée en 1996 par le président Jacques Chirac. S’ensuit la mise en œuvre de nouveaux modèles d’armées. Ils sont rapidement invalidés par « l’échec » de deux Lois de programmation militaire (1997-2002 et 2002-2008), la dernière présentant, par exemple, un manque de 11 milliards par rapport aux dépenses prévues pour les équipements.

L’arrivée du président Nicolas Sarkozy en 2007 signale un infléchissement stratégique, avec le plein retour de la France dans l’OTAN. Mais d’importantes ambitions dans le domaine de la défense entrent en concurrence avec les déflations prévues, comme la réduction de la flotte d’avions de combat de l’armée de l’Air de 300 à 240 appareils. L’auteur décrit particulièrement bien la réforme des soutiens des années 2000, basée sur une mutualisation entre armées et organismes censée produire des économies de fonctionnement. Ses arguments en sa défaveur sont convaincants. Le début de la présidence de François Hollande poursuit sur la lancée, mais les attentats de janvier 2015, et les insuffisances de notre modèle d’armée mises au grand jour par le déclenchement de l’opération Sentinelle finissent par infléchir cette politique.

Le général Forget ébauche une très intéressante mise en perspective de notre politique et de notre outil de défense, avec une analyse convaincante de ses forces et de ses faiblesses actuelles. Il est dommage que l’auteur ne cite quasiment pas de sources et que nulle bibliographie ne figure en fin d’ouvrage. De plus, les opérations extérieures, qui, pourtant, sont au cœur de notre défense depuis une quarantaine d’années, ne sont qu’évoquées. L’ouvrage est cependant à recommander à tous ceux qui s’intéressent aux évolutions de la défense française.

Rémy Hémez

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Bosnia’s Paralysed Peace

Thu, 04/05/2017 - 13:06

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Thibault Boutherin propose une analyse de l’ouvrage de Christopher Bennett, Bosnia’s Paralysed Peace (Hurst, 2016, 392 pages).

L’ouvrage de Christopher Bennett n’est ni un énième constat fataliste sur la situation de blocage politique et économique du pays, ni un nouvel essai polémique à bon compte comme il en paraît trop souvent. Ce travail est non seulement minutieux, fin et éprouvé, résultat d’une approche critique aiguë et étayée, – en effet l’auteur connaît très bien le pays, notamment pour y avoir officié pour l’International Crisis Group puis comme Haut représentant adjoint en charge de la communication – mais il se double d’un second volet audacieux, sinon risqué, et d’autant plus appréciable : il avance des propositions pratiques.

Sur le constat, difficile d’être novateur. L’auteur s’en tient aux faits, qu’il s’applique à remettre dans la perspective du passif politique du pays, en évitant tout travers déterministe. Le panorama est morose et, en l’état, inquiétant. Toutefois, l’acuité de l’analyse est appréciable et aide le lecteur à saisir l’ampleur des défis, ainsi que la dimension inextricable des paradoxes multiples qui président au fonctionnement de l’État bosnien – si tant est qu’il y en ait un – dans l’ère post-Dayton et avec un constat essentiel : la Bosnie n’est plus en guerre mais elle n’est pas en paix pour autant.

Tout chercheur s’étant penché sur le cas de la Bosnie-Herzégovine l’aura cruellement expérimenté : rien dans ce cas d’étude n’est anodin ou neutre, tout est sujet à caution et prête à interprétation. La tâche était d’autant plus ardue pour Christopher Bennett que ses fonctions passées l’ont amené à intervenir directement dans les situations qu’il propose d’analyser. Pourtant, le lecteur reconnaîtra que le travail critique ne cède pas au plaidoyer pro domo. S’il y a des signes épars d’une volonté d’expliquer, voire de défendre, l’action du Haut représentant, l’auteur fait montre d’un désir d’objectivité qui tient pourtant de la gageure, tant les enjeux sont sensibles et les intérêts entremêlés. Christopher Bennett ne revendique pas une neutralité infaillible, mais il propose une grille de lecture qu’il estime équilibrée, et qu’il met à profit pour en tirer des conclusions et nourrir le débat.

Là réside donc l’autre valeur ajoutée de cet ouvrage : il dépasse la seule sphère académique avec des propositions non consensuelles qui aspirent à une transformation durable et, de l’aveu de beaucoup, souhaitable pour le fonctionnement constitutionnel et politique de la Bosnie-Herzégovine. Christopher Bennett invite à une approche enfin volontariste et pragmatique de la part de l’ensemble des acteurs qui ont façonné, mis en place puis perpétué la Bosnie de Dayton, leur enjoignant d’acter le dépassement d’un modèle qui n’avait pas vocation à durer. Comme il le rappelle, il y va de la stabilité d’une région au potentiel explosif que l’Europe a déjà éprouvé, et où les intérêts russes, européens et américains risquent encore de se heurter. Le changement doit être radical et passe par la fin des vœux pieux, des doubles jeux et une meilleure connaissance de la Bosnie. Cet ouvrage devrait largement y contribuer, pour tout lecteur aspirant à une vision large, complète et plutôt équilibrée d’une paix paralysée.

Thibault Boutherin

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La face cachée de l’islamisation

Tue, 02/05/2017 - 12:11

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Dhafer Saidane propose une analyse de l’ouvrage de Yassine Essid, La face cachée de l’islamisation. La banque islamique (Éditions de l’Aube, 2016, 176 pages).

Laurent Weill, fondateur et responsable scientifique de l’Executive MBA « Finance islamique » à l’université de Strasbourg, classe les individus qui s’intéressent à la finance islamique selon la règle des « 3 C » : les curieux, les croyants et les cupides.

Le livre de Yassine Essid évacue de son champ d’analyse les deux premières catégories pour se focaliser principalement sur la dernière : les « imposteurs ». Ce ne sont donc pas les chercheurs « curieux » de comprendre ni les « croyants » à la recherche d’un sens qu’il incrimine, mais plutôt certains « économistes […] qui ne cessent de colporter des idées fausses qui contribuent puissamment à une imposture […] ».

Sous le titre de l’ouvrage, c’est donc une analyse critique de la finance islamique qui se cache puisque deux chapitres sur les cinq que compte l’ouvrage sont consacrés directement à la notion de riba (intérêt et usure), notion déjà condamnée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque. Ce dernier précise : « L’intérêt est de l’argent issu d’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est la plus contraire à la nature. » Or la finance islamique est définie par la charia, loi canonique musulmane régissant la vie religieuse, politique, sociale et individuelle. Ses préceptes interdisent de recevoir et de verser un intérêt, car le débiteur supporterait seul la totalité du risque associé à un projet d’investissement. La charia interdit également les transactions déconnectées de l’économie réelle et menées à des fins purement spéculatives. Toute transaction financière doit donc être adossée à un actif tangible. La charia prohibe l’investissement dans des activités non éthiques ou considérées comme haram, c’est-à-dire illicites. Il en résulte que la finance islamique vise à servir avant tout les hommes, acteurs et parties prenantes d’une économie réelle tangible, à travers des contrats dont la règle est le partage des profits et des pertes.

Est-ce cette finance islamique que dénonce Yassine Essid ? Celle que le prophète Mohamed a développée entre 571 et 632 de l’ère chrétienne ? Visiblement, ce n’est pas celle-ci qu’il condamne, ni celle des Khoulafa (632 à 1923), qui s’apparente davantage à une finance publique avec la gestion de Beit El Mal (Trésor public). Non. C’est plutôt celle qui naît avec le boom pétrolier des années 1970 et qui n’est autre que la copie presque conforme de la finance conventionnelle à l’origine de la crise de 2008. Ce que condamne l’auteur, c’est cette finance pseudo-musulmane animée par des charia board, en conflit d’intérêts total avec les institutions financières qu’ils servent, et dont la crédibilité est proportionnelle au pourcentage du chiffre d’affaires qu’ils traitent. C’est en effet cette troisième forme de finance islamique qui est discutable, d’autant qu’elle autorise dans la composition des indices islamiques Dow Jones, FTSE ou S&P, négociés sur les places financières internationales, un niveau de revenu illicite secondaire de 5 % au maximum par rapport au revenu total ! Comment peut-on admettre une telle dérive ? Comment peut-on faire du halal (licite) avec du haram (illicite) ?

Le mérite du livre de Yassine Essid est de pointer du doigt cette regrettable dérive d’un champ qui se veut proche de l’investissement socialement responsable. Mais la cupidité de certains hommes en a décidé autrement.

Dhafer Saidane

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State of Rebellion. Violence and Intervention in the Central African Republic

Fri, 28/04/2017 - 10:54

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Louisa Lombard, State of Rebellion. Violence and Intervention in the Central African Republic (Zed Books, 2016, 256 pages).

Louisa Lombard, anthropologue et professeur à l’université de Yale a déjà codirigé un ouvrage remarqué sur la Centrafrique (Making Sense of the Central African Republic[1], Zed Books, 2015). Dans son dernier livre, grâce à 13 années de recherche et à de nombreux séjours sur place, elle parvient, de façon très convaincante, à déconstruire les explications superficielles et habituelles sur les racines de la crise en République centrafricaine (RCA).

L’auteur aborde ici la dernière décennie de conflits en RCA, mais son propos ne manque pas d’excellentes perspectives historiques, notamment concernant la « période française », marquée par une colonisation dure et un remarquable manque d’empressement à développer le pays. Au fil des pages, elle revient sur de nombreuses idées reçues sur la RCA : par exemple, le pays serait riche de ressources naturelles, alors que leur exploitation est très difficile et qu’elles ne pourraient, en toute hypothèse, pas rendre le pays riche « par magie ».

En introduction, elle note que l’interrogation centrale de ses travaux depuis ces 13 années concerne la nature de l’État en RCA. Cette problématique est donc au cœur du livre. L’auteur souligne à plusieurs reprises qu’une conception rigide de l’État appliquée à la RCA n’aide pas à la compréhension des crises qui secouent le pays. En effet, l’État centrafricain a certes des frontières géographiques, mais son expression politique est très limitée. Pour les Centrafricains, l’État est davantage vu comme prédateur que comme protecteur ; et, dans le même temps, ils rêvent d’un État qui leur fournirait un statut social (entitlements), et surtout un salaire. C’est ainsi que les rebelles peuvent lutter contre l’État et, dans le même temps, rechercher la reconnaissance via un poste de fonctionnaire. Pour Louisa Lombard, le drame de la RCA est que des non-Centrafricains, avec une vision stratégique limitée à la stabilité régionale et fort peu de patience, sont les garants de l’État centrafricain. Ils tentent de promouvoir la stabilité via un régime présidentiel, alors même que l’expérience prouve largement que ce dernier est impuissant à apporter la sécurité sur le long terme.

De manière très intéressante, l’auteur distingue deux périodes pour les rébellions en RCA. La première, celle des « rébellions conventionnelles », s’ouvre dans les années 1980 et prend véritablement forme en 2005 avec la naissance de l’Armée populaire pour la restauration de la démocratie (APRD). Ces rébellions opèrent essentiellement dans leurs régions d’origine et, bien qu’elles soient violentes, leurs actions sont limitées par la conscience que présent et avenir se limitent à leur aire d’opération. L’émergence de la Séléka en 2012 marque un tournant : les rebelles ne proviennent plus des régions où ils agissent, et opérer loin de leur zone d’origine augmente leur niveau de brutalité. Autre nouveauté, les divisions s’organisent de part et d’autre de lignes identitaires.

Le propos de l’ouvrage est beaucoup trop riche pour qu’on puisse le résumer efficacement, et il suscite de nombreuses réflexions. Louisa Lombard nous offre des clés pour tenter de comprendre les dynamiques à l’œuvre en RCA mais aussi les échecs des multiples missions de maintien de la paix déployées dans le pays. La lecture de ce livre est indispensable à tous ceux qui s’intéressent à la RCA, mais aussi aux États fragiles et plus généralement au maintien de la paix.

Rémy Hémez

[1]. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension dans le n° 2/2016 de Politique étrangère.

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Comprendre l’islam politique

Wed, 26/04/2017 - 12:09

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Alix Philippon propose une analyse de l’ouvrage de François Burgat, Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016 (La Découverte, 2016, 264 pages).

François Burgat, c’est d’abord un style ciselé, élégant et efficace. La métaphore qui fait mouche, l’impertinence qui donne à penser sont chez lui au service d’une thèse d’une remarquable stabilité depuis les années 1980 : derrière le lexique islamique auquel ont recours les acteurs islamistes se cachent des causes toutes profanes, sociales et politiques. Et ce retour massif au « parler musulman », moins sacré qu’il n’est endogène, se traduit par une extrême diversité d’appropriations. En récusant toute relation causale stable entre islam et action politique, son analyse échappe aux travers de l’approche culturaliste dont Gilles Kepel s’est fait le chantre. Ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

À la fois scientifiquement et politiquement incorrect, Burgat nous offre ici une ego-histoire étonnamment humble, truculente et au moins aussi passionnante que celle qu’Olivier Roy a consacrée à son propre parcours dans En quête de l’Orient perdu (Seuil, 2014). De l’ombre de son clocher de Savoie, où il a très vite l’intuition qu’il n’abrite pas le seul universel possible, à ses multiples expériences professionnelles et personnelles en pays arabes (Algérie, Égypte, Yémen, Syrie, etc.), en passant par son tour du monde de jeunesse et les enseignements du terrain français, l’auteur nous offre une perspective grand angle sur une riche trajectoire au cœur d’une altérité – arabe et musulmane – souvent diabolisée. Aux arguties théoriques qui peuvent à juste titre le rebuter chez nombre de ses collègues politistes qui oublient de se référer à leur terrain, François Burgat préfère le « pragmatisme méthodologique ».

Avec générosité, il nous embarque dans une aventure humaine et intellectuelle où, à coups d’analyses politiques mais aussi d’anecdotes savoureuses, il donne à voir ce que la fabrique des idées, la production d’un savoir scientifique doivent à l’expérience et à la perception intime, mais aussi à une méthode qualitative, celle de l’immersion prolongée dans les sociétés complexes qu’on se propose, dans l’idéal, d’abord de comprendre et ensuite d’expliquer. François Burgat défend avec conviction une science politique inductive, comparative et dialogique, élaborée en interaction avec son objet d’étude. Mais cette proximité, jugée suspecte, a un coût élevé : « l’ami des égorgeurs » comme il a pu être vite catalogué dans les années 1990, a longtemps été victime d’un ostracisme aussi bien du milieu politique que médiatique, mais aussi (surtout ?) académique.

C’est peut-être la virulence des réactions à ses thèses qui peut quelquefois le pousser à épouser un registre normatif et militant : les « égoïsmes » occidentaux sont alors dénoncés et la « responsabilité » des dominants non musulmans dans les phénomènes de radicalisation rappelés. Quoi qu’il en soit, cette approche « tiers-mondiste » – comme la qualifie Olivier Roy – nous semble aujourd’hui essentielle (quoique non exclusive d’autres paradigmes explicatifs) pour comprendre ces violences qui sont perpétrées ici comme ailleurs au nom de l’islam. Elle replace au cœur de l’analyse, et sur le temps long, la domination pérenne du Nord sur le Sud, mais aussi « le dérèglement de la sphère du politique, le dysfonctionnement des mécanismes de représentation et d’allocations des ressources entre les composantes du tissu politique ». Elle rappelle donc que l’affrontement, loin d’être imputable à l’islam, relève avant tout d’une matrice non religieuse.

Alix Philippon

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Et les faibles subissent ce qu’il doivent ?

Mon, 24/04/2017 - 11:01

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ? (Les Liens qui Libèrent, 2016, 448 pages).

Yanis Varoufakis, économiste et ministre grec des Finances du gouvernement Tsipras de janvier à juillet 2015, expose ici sa vision de l’Europe et dit tout le mal qu’il pense de l’architecture actuelle de la zone euro.

Si l’auteur consacre le premier tiers du livre à étudier les faiblesses du système monétaire de Bretton Woods, en vigueur de 1944 à 1971, c’est pour mieux illustrer le cœur de son argument : la zone euro n’est qu’une sorte de « Bretton Woods européen », condamnée à s’effondrer car reposant sur des parités fixes rigides, sans aucun mécanisme de recyclage des excédents. La crise que l’Europe traverse depuis 2009 n’aurait donc rien d’une guerre entre cigales méditerranéennes et fourmis germano-nordiques.

Les chapitres consacrés aux vices de conception de la zone euro sont certainement les plus pertinents. Jacques Delors avait compris qu’il fallait une dette et une politique d’investissement communes pour compléter l’Union économique et monétaire (UEM). Non sans cynisme, François Mitterrand lui avait répondu qu’une union politique devait fatalement suivre. Pronostic erroné, et pour cause : depuis l’avènement de la ve République, les élites françaises ont régulièrement cherché à museler l’Allemagne en s’appropriant sa crédibilité monétaire, ce qui a contraint la France à devenir le premier État européen à se soumettre à l’austérité en 1982. La suite était dès lors écrite : l’euro allait inexorablement creuser le fossé entre économies excédentaires et déficitaires. Au passage, on se délectera de l’hommage rendu à Margaret Thatcher, seule dirigeante selon l’auteur à avoir compris la logique centrifuge et apolitique de l’UEM.

Au fil des pages, cependant, le malaise s’installe. La germanophobie de l’auteur transparaît de plus en plus. La mise en place de la zone euro s’apparenterait à la constitution de l’Allemagne prussienne. L’actuel président de la Bundesbank, Jens Weidmann, se moquerait de la cohésion de l’union monétaire, tandis que Wolfgang Schaüble, à la tête des finances allemandes depuis 2009, entendrait contrôler les budgets des États membres. Les références aux souffrances subies par le peuple grec au cours de l’occupation nazie pullulent, et les technocraties de Bruxelles et de Francfort sont mêmes qualifiées de « force d’occupation ».

Par ailleurs, on ne peut que déplorer les contradictions de l’auteur et ses analyses très partiales. Il admet à juste titre que l’entrée de son pays dans la zone euro était une erreur historique, et pressent qu’un « Grexit » serait une catastrophe. Il semble néanmoins exonérer ses prédécesseurs de leurs responsabilités. Pourtant, ce sont eux qui ont voulu à tout prix adopter la monnaie unique, puis qui ont été incapables de réformer le système fiscal grec et d’atteindre l’équilibre budgétaire alors que la croissance du PIB dépassait en moyenne 4 % entre 2001 et 2007. Lorsqu’il dénonce la dictature des règles technocratiques, il se garde bien de préciser que si les critères de Maastricht avaient été scrupuleusement respectés à la fin des années 1990, les pays périphériques n’auraient pas été admis dans l’UEM, ce qui leur aurait évité la pire crise économique de l’après-guerre.

En dépit de ses défauts, l’ouvrage est digne d’intérêt, et plusieurs de ses propositions destinées à remodeler l’architecture européenne méritent d’être examinées.

Norbert Gaillard

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Santé mondiale. Enjeu stratégique, jeux diplomatiques

Thu, 20/04/2017 - 09:59

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Auriane Guilbaud propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Dominique Kerouedan et Joseph Brunet-Jailly, Santé mondiale. Enjeu stratégique, jeux diplomatiques (Presses de Sciences Po, 2016, 448 pages).

Cet ouvrage collectif rassemble 18 contributions issues d’un colloque de la chaire « Savoirs contre pauvreté » du Collège de France, de praticiens de la santé et d’enseignants-chercheurs.

La perspective choisie se veut résolument critique, ce qui se marque par l’emploi du terme de santé mondiale à la place de celui de santé globale, dont les connotations sont dénoncées dès l’introduction. L’objectif général de l’ouvrage est de « lever le voile sur la santé globale et découvrir les réalités de la santé mondiale et toutes les problématiques à l’œuvre : les enjeux, les stratégies, les jeux diplomatiques ». L’introduction propose donc une grille d’analyse ambitieuse, mais qui reste discutable avec des hypothèses parfois infalsifiables.

La première partie s’intéresse au contexte des (en)jeux de la santé mondiale, caractérisé par les conflits et les rapports de domination (avec des contributions abordant la place de l’Afrique dans la mondialisation, les conflits entre États et ONG, la pression des institutions internationales, la violence génocidaire et les guerres civiles). La deuxième partie présente la santé comme objet de politique étrangère, s’intéressant principalement aux stratégies d’acteurs (dans les diplomaties française, ivoirienne, brésilienne, et à la santé comme enjeu d’ingérence humanitaire). La troisième partie étudie les interventions de certains acteurs internationaux (comme le Groupe diplomatie et santé, le projet « Soins de santé en danger » du CICR, la coopération ACP-UE…). Enfin, la quatrième partie explore le rôle des représentations, avec deux contributions analysant la construction sociale des épidémies et la place de la justice dans l’éthique médicale.

Ces contributions éclectiques et souvent bien informées fournissent des éclairages bienvenus sur des thèmes d’ordinaire peu évoqués. Une des questions les plus intéressantes soulevées porte sur les arbitrages qui sont réalisés dans le domaine de la santé mondiale dans un contexte de ressources limitées. Comment arbitrer entre droits individuels et droits collectifs ? Sur quels critères devraient être fondés ces choix politiques ? La réponse à ces questions dépasse l’ambition de l’ouvrage car, comme le notent les co-directeurs en conclusion, il ne permet d’arriver « qu’à la moitié du chemin ».

En revanche, l’ouvrage s’intéresse aux arbitrages effectués et aux mécanismes qui les produisent. C’est en particulier la tâche de l’introduction, des propos d’étapes et de la conclusion, qui tirent ainsi un fil rouge donnant de l’unité à l’ouvrage. Mais cette recherche des « raisons plus profondes » et ce souci de montrer ce qui se passe « sous le manteau de protection de la santé » n’échappent pas à une tentation réductionniste. Celle-ci conduit par exemple à nier la pluralité des intérêts des acteurs, voire leur autonomie. Elle conduit également à méconnaître le fait que la recherche de l’efficacité n’est pas seulement « promue par les financiers ». Par ailleurs, la définition de l’efficacité ne se réduit pas à l’efficacité financière : il apparaît abusif de dire que « chez tous ces nouveaux acteurs […] le souci de la gestion des fonds prime absolument sur le résultat en termes de santé humaine, de morbidité ou de mortalité ».

Le débat démocratique sur les enjeux de santé mondiale que les directeurs de l’ouvrage appellent de leurs vœux est nécessaire, mais il requiert l’élaboration d’un cadre théorique approprié.

Auriane Guilbaud

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Recension « Que faire avec la Russie ? »

Wed, 19/04/2017 - 11:04

Le blog Reflets du Temps, qui consacre une large place aux questions internationales, a publié le 15 avril dernier un article mettant à l’honneur le Contrechamps du numéro de printemps (n° 1/2017) de Politique étrangère : « Que faire avec la Russie ? ».

Dossier « Contrechamps » de la revue Politique Étrangère, printemps 2017, une réflexion de toute première urgence : la Russie. Omniprésente dans notre actualité, encore cette semaine passée avec les événements de Syrie. Omniprésente dans la géopolitique de notre quotidien, et forcément alimentant peurs et fantasmes à moins qu’enthousiasmes bruyants :« Le grand méchant loup est de retour. Et il est russe… La Russie serait au mieux imprévisible. Vladimir Poutine serait le nouveau maître du monde… ».

Deux articles charpentés essaient avec maestria l’un comme l’autre d’éclairer nos lanternes sur « nous et la Russie ». Les titres posent des nuanciers différents entre « vivre avec la Russie » et « faire face à la Russie ». Aucun propos simpliste, ni caricatural dans ces analyses de l’Occident face à la Russie, notamment l’UE ; derrière, les USA.

Dominique David (Vivre avec la Russie) tisse son analyse autour de deux idées force : « La Russie puise sa force dans les erreurs et les illusions de l’Occident de l’après guerre froide » mais  « ni leader, ni modèle, elle a besoin des nations occidentales ». Nous recevons de l’immense voisin des reflets manquant d’objectivité que nous lisons à l’ombre de pré-acquis historiques, de réflexes et de crispations idéologiques, nous empêchant de « mesurer ce qui fait la force et la faiblesse russe aujourd’hui ». Les signes de bonne volonté de Poutine vis-à-vis de l’Occident, Amérique comprise, sont listés, depuis 2011, de même que leur échec. D. David éclaire en l’Occident ce « remplacement d’une société de stratégies par une communauté internationale des valeurs, et l’alignement universel sur les principes formels de la démocratie ». Ce qui fait sens au regard de l’Histoire récente. […] Comment du coup départager ce qui doit exister et être pesé entre « l’intérêt russe et notre intérêt » ; partout la Russie existe et « marginaliser, refouler cet acteur serait dangereux ; l’inclusion étant le but d’une stratégie pacifique ». Négocier, donc, en Ukraine (lever à terme les sanctions), négocier sur le Levant, négocier l’ordre de sécurité européen… Coexister avec un régime qui ne nous agrée pas. Entre autres… dit D. David.

Thorniké Gordadzé, qui fut ministre d’état en Géorgie (Faire face à la Russie), insiste sur le rôle de diviseur des Occidentaux de Poutine, tant en géopolitique pure, qu’en soutien par exemple des populismes européens à l’intérieur des états. Analyse précise est faite du système Poutine, « un régime qui se caractérise par l’accaparement du pouvoir politique et économique par les acteurs venant des services de sécurité, la suppression des contre-pouvoirs, médiatiques, comme opposition politique… Ces services s’auto-investissant d’une mission quasi métaphysique de sauvegarde d’une patrie en constant danger ». Accent mis, chiffres à l’appui, sur la considérable baisse du niveau de vie d’une grande partie de la population – 16 % vivent au-dessous du seuil de pauvreté. La Russie n’a donc pas les moyens de ses ambitions géopolitiques, essentiellement redevenir une très grande sur l’échiquier, via l’image martiale de son versus militaire. Elle se veut « un modèle alternatif à celui de la démocratie libérale occidentale », ce qui est plus difficile qu’au temps de l’URSS. Aussi, elle contourne ces réalités en s’attaquant – Wikileaks, et les réseaux sociaux – aux tares supposées du « modèle » occidental. Et échafaude un projet de sociétés conservatrices aux valeurs chrétiennes et familiales.

Très observée, évidemment, est l’image de « la guerre par les Russes », remise à sa probable juste place – pas d’affrontement direct avec les forces de L’OTAN ; Moscou n’en a pas les moyens. Par contre, détruire sa crédibilité, à terme, son utilité, travailler les pays de l’ex-URSS non membres de l’OTAN. Mais, dit l’auteur, à la différence du discours diplomatique européen qui vise avant tout l’évitement de la guerre, c’est cette menace diluée dans l’attitude diplomatique qui est agitée par la Russie… agitée…

« Fin des sanctions, accord avec les USA, retrouver un statut de puissance dominante, souhait d’un monde multipolaire où ne domineraient pas les valeurs libérales », voilà en gros, la Russie. Que peuvent les Occidentaux ? Peu d’espérances nettes et fiables. Pour autant, il faut bien évidemment « parler à la Russie, mais d’une position de force ». Et sans doute, d’une attentive vigilance.

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Dr. Saoud et Mr. Djihad

Sat, 15/04/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Conesa, Dr. Saoud et Mr. Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite (Robert Laffont, 2016, 304 pages).

Le livre de Pierre Conesa aborde le sujet, peu traité en France, de la diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite. Sa thèse s’affiche sur la couverture, où derrière le drapeau saoudien apparaît en ombre portée celui de l’État islamique (EI) : l’Arabie Saoudite, « régime théocratico-tribal » est responsable du développement des groupes djihadistes dont elle promeut l’idéologie. Elle contribue à la « salafisation du monde » à travers une diplomatie religieuse très active et bénéficiant d’une « manne illimitée ». Cette politique résulte du « pacte du Nedj » conclu en 1744 entre la famille des Saoud et celle d’Abd Al-Wahhab, imam prônant un « islam vrai », prêché par les salafs, les compagnons du prophète. Ce pacte reste valide, la famille Al-Shaikh, qui descend d’Abd Al-Wahhab, occupant une place éminente dans l’Arabie Saoudite contemporaine.

Pour l’auteur, la diplomatie saoudienne appuie et finance généreusement la propagation du salafisme sous sa forme la plus rigoureuse et intolérante, à travers diverses institutions. La Ligue islamique mondiale est un de ces instruments, basée à La Mecque et présente dans de nombreux pays. Son action est multiforme : mise en place de tribunaux islamiques jugeant sur la base de la charia, création d’écoles coraniques, formation des imams. Un autre vecteur d’influence est l’université de Médine qui a formé depuis son origine près de 45 000 imams étrangers. L’Arabie Saoudite est ainsi le moteur de l’expansion du salafisme à travers le monde.

Outre les parentés idéologiques avec les groupes djihadistes, l’auteur souligne la part qu’a prise l’Arabie Saoudite à leur expansion en Afghanistan, en accord avec les États-Unis. Le fait que 15 des 19 djihadistes impliqués dans l’attaque du 11 Septembre aient été saoudiens a conduit le Congrès à s’interroger sur les liens entre ces terroristes et Riyad. Des documents internes du Département d’État ou du Trésor incrimineraient des filières de financement venant des pays du Golfe, et particulièrement d’Arabie Saoudite.

Ce livre est clairement une mise en cause, souvent polémique, d’une Arabie Saoudite qui aurait contribué au développement du terrorisme djihadiste. Mais en Orient rien n’est simple. Si l’Arabie Saoudite joue un rôle incontestable dans l’expansion du fondamentalisme islamique, il serait pourtant hasardeux d’amalgamer salafisme et terrorisme. De fait, les djihadistes ont des parcours très différenciés. Certains ont une idéologie salafiste, d’autres ont été Frères musulmans, mais la plupart n’ont qu’une connaissance sommaire de l’islam. Au sein de l’EI, les anciens cadres du Baas irakien laïque jouent un rôle important. Par ailleurs, des circuits de financements « privés » existent à partir des pays du Golfe ou d’ailleurs, notamment de la part de riches mécènes qui considèrent que l’EI défend efficacement les sunnites contre les persécutions dont ils sont l’objet. Enfin, comme le note l’auteur, la politique saoudienne a évolué : menacé par l’EI, verbalement mais également à travers de nombreux attentats, le gouvernement saoudien s’est engagé dans la lutte contre le terrorisme, même si sa priorité reste la lutte par procuration contre l’Iran plutôt que contre l’État islamique ou Al-Qaïda.

Ce livre suscitera la controverse. Il peut contribuer à alimenter un débat qui est loin d’être clos sur les causes de l’expansion du terrorisme se réclamant de l’islam.

Denis Bauchard

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Entreprenante Afrique

Thu, 13/04/2017 - 11:09

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Clélie Nallet propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Michel Severino et Jérémy Hajdenberg, Entreprenante Afrique (Odile Jacob, 2016, 288 pages).

Cet ouvrage explore une dynamique entrepreneuriale africaine peu connue, celle des petites et moyennes entreprises (PME) formelles. Jean-Michel Severino et Jérémy Hajdenberg – à la direction d’un fonds d’investissement dédié aux PME africaines – offrent un regard de praticiens expérimentés, nourri d’une riche connaissance des terrains africains. L’approche est empirique, et le sujet novateur.

Si l’entreprenariat africain n’est en rien un phénomène nouveau, le premier tissu de PME africaines apparaît pour sa part tardivement dans les années 1980. Les premières parties de l’ouvrage s’attachent à décrire ces entreprises et leurs entrepreneurs. Des secteurs de l’agro-alimentaire, du bâtiment, du tourisme, à ceux de l’énergie, des nouvelles technologies, de l’éducation et de la santé, le lecteur est invité à suivre différentes aventures entrepreneuriales. Fait appréciable, les difficultés de parcours ne sont pas dissimulées (accès au capital complexe, problèmes liés à la corruption ou au manque d’infrastructures, etc.). On suivra par exemple une PME de produits laitiers, qui fait le pari d’utiliser du lait produit sur place (au lieu d’importer de la poudre de lait), et qui, non sans peine, réussit à structurer toute une filière locale.

Les auteurs se confrontent ensuite à des problématiques plus globales sur les modèles de développement africain et leur avenir. Ils documentent ce qu’ils considèrent comme le tournant africain du siècle dernier : une croissance tirée par une consommation intérieure de plus en plus importante, portée par l’émergence d’une classe moyenne significative. L’entrepreneur est érigé en « héros » de la « croissance autonome », par sa capacité à l’alimenter en fournissant des biens et services adaptés à une demande locale croissante. Il est aussi « le héros de la transformation sociale africaine », de par sa « mission sociale », décrite comme inhérente à la PME africaine. Cette héroïsation de l’entrepreneur est parfois peu convaincante : une PME qui fait preuve d’une « bonne gestion du personnel » étant ici déjà considérée comme « sociale »…

L’ouvrage se clôt sur un plaidoyer en faveur d’un modèle de croissance centré sur un « secteur privé proprement africain ». On sort de sa lecture persuadé que la multiplication des PME telles qu’elles sont décrites serait une bonne nouvelle. Toutefois, le passage du micro au macro est moins convaincant. Si des transformations socio-économiques sont indéniablement en cours, l’ampleur donnée à la dynamique entrepreneuriale et à son rôle dans les économies africaines laisse songeur. Les auteurs sont confrontés à une difficulté très répandue dès qu’il s’agit du continent africain : celle du chiffrage du phénomène – leur certitude quant à son amplification à venir ressemble à un pari.

Ce livre, bien documenté et illustré, n’échappe pourtant pas à certaines généralisations. Le cercle vertueux de la classe moyenne, « à la fois vivier et marché d’entrepreneurs », provoquant automatiquement développement social et démocratie, relève d’une croyance certes répandue mais inexacte empiriquement. Ce cercle vertueux n’a rien d’automatique, et son enclenchement dépend largement des politiques mises en place par la puissance publique, mobilisée (trop) ponctuellement dans ces pages. Le parallèle entre le dictateur et le consommateur, respectivement héros des années 1960 et « nouveau héros africain », peut apparaître quant à lui fâcheux. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage constitue une contribution fouillée et importante sur les transformations socio-économiques en cours sur le continent.

Clélie Nallet

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Recension « Décompositions démocratiques »

Mon, 10/04/2017 - 11:19

Le blog Reflets du Temps, qui consacre une large place aux questions internationales, a publié le 8 avril dernier un article mettant à l’honneur le dossier du numéro de printemps (n°1/2017) de Politique étrangère : « Décompositions démocratiques ».

Remarquable(s) contenu(s) pour ce numéro de printemps de PE. Deux très forts angles d’attaque sur des préoccupations de chacun de tout premier plan : les décompositions démocratiques – Europe et USA, et la Russie, ou plutôt nous et la Russie. Les deux dossiers étant fondamentaux, ce sera donc deux recensions pour Reflets du temps, cette semaine et la suivante.

Quatre articles nourris sont consacrés à ces « décompositions démocratiques », titre fort pertinent, dont tous les jours ou presque, on entend le bruit de la menace, des peurs qui accompagnent, plus peut-être que les analyses distanciées. D’où le précieux du dossier.

Laurence Nardon(Trump et la crise de la démocratie américaine), spécialiste des USA, cale son téléobjectif dans les recoins d’une Amérique devenue Trumpiste. Elle revient sur les causes de ce qu’on présente comme « l’échec du système politique américain avec l’élection de cet homme d’affaires à la personnalité narcissique et impulsive », prouvant que de fait le dysfonctionnement était à l’œuvre depuis plus d’une décennie, par les institutions et le rôle de l’argent. […]

Sabine Saurugger s’attaque à un gros morceau, celui de l’Union Européenne (Crise de l’Union Européenne ou crises de la démocratie ?) […]

« Orban et le souverainisme obsidional » est le sujet décliné par Paul Gradvohl, élargissant son propos à la Pologne et la Tchéquie. « Exceptions propres à l’Europe centrale, ou éléments précurseurs qui se diffusent ailleurs ? », voilà la problématique de l’article, examinant le retour au passé et l’identitarisme forcené (« l’humain n’est plus le nord magnétique, il est remplacé par le national ») qui renforce la politique férocement anti-réfugiés. Est observée l’importance de la paranoïa face aux média ; est souligné dans les heures récentes le rapprochement économique avec la Russie. […]

Très long et riche article, pour finir, d’Héloïse Nez et Pascale Dufour, s’interrogeant sur « un renouvellement de la démocratie par le bas ? À travers les mouvements Indignés et Occupy ». […]

« La crise démocratique que nous ressentons se développe au confluent de dynamiques multiples, qui renvoient toutes au rapport de soi aux autres, de l’intérieur à l’extérieur » écrit PE dans sa préface. On ne saurait mieux dire.

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The India-US Partnership: $1 Trillion by 2030

Fri, 07/04/2017 - 12:01

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Nish Acharya, The India-US Partnership: $1 Trillion by 2030 (Oxford University Press, 2016, 234 pages).

L’ouvrage de Nish Acharya, président de Citizence (entreprise de consulting international), est un plaidoyer pour l’approfondissement des relations économiques indo-américaines. Aujourd’hui, l’Inde n’est que le onzième partenaire commercial des États-Unis, alors que ceux-ci sont son premier client et son cinquième fournisseur. L’objectif affiché est ambitieux : passer, en 15 ans, de 120 milliards à 1 000 milliards de dollars d’échanges commerciaux et d’investissements entre les deux plus grandes démocraties du monde. Les moyens à mettre en œuvre sont nombreux et présentés dans les quatre chapitres du livre. Pour étayer son point de vue, l’auteur s’appuie sur 30 études de cas et 62 interviews de personnalités indiennes du monde académique et économique.

L’Inde est d’abord présentée comme un relais de croissance extraordinaire pour les entreprises américaines grâce aux nombreux consommateurs potentiels et aux opportunités d’externalisation insoupçonnées, liées en particulier à la maîtrise de l’anglais dans la population indienne diplômée. L’usage extensif du microcrédit par New Delhi est également susceptible d’inspirer les leaders économiques et politiques qui veulent réduire les inégalités aux États-Unis.

L’auteur défend un partenariat gagnant-gagnant, mais cherche surtout à attirer le savoir-faire et les capitaux américains pour assurer le décollage définitif de l’économie indienne. Il se félicite des investissements de long terme engagés par Walmart et Pepsi, tout en souhaitant que d’autres firmes multinationales leur emboîtent le pas. Il en appelle à des transferts technologiques en matière de défense, qui seraient contrebalancés par une ouverture du capital des entreprises indiennes à leurs homologues américaines. Plusieurs secteurs devraient bénéficier en priorité des financements américains : la santé, l’industrie pharmaceutique, les énergies renouvelables, la robotique, l’impression 3D, l’e-commerce, l’agro-alimentaire, ou la technique des drones appliquée à l’agriculture. Ces flux d’investissements requièrent la création de petites Silicon Valleys sur l’ensemble du territoire indien, idéalement dans les 50 villes de plus d’un million d’habitants. C’est la condition sine qua non pour que recherche et développement soient dignes d’un grand État émergent et ne stagnent plus à 0,9 % du PIB comme c’est le cas actuellement.

Implicitement, l’auteur regrette que le cadre institutionnel et politique indien soit un frein aux aspirations des milieux entrepreneuriaux. Pourtant, les sociétés qui ont déjà percé sont nombreuses : les géants Tata, Reliance et Infosys, mais aussi des start-ups prometteuses comme Tejas Networks et Flipkart. Le salut de l’Inde passe donc par des réformes intérieures de grande ampleur : accès généralisé aux soins de base, lutte contre la corruption et la bureaucratie, législations et régulations plus stables et transparentes, abandon des postures nationalistes, amélioration de la gouvernance des ONG et mise en place de synergies avec les agences de l’État. En complément, la diaspora indienne doit être mobilisée partout dans le monde, et bien sûr aux États-Unis.

Ce livre est riche en analyses microéconomiques et en recommandations. Son ton résolument optimiste tranche avec les poncifs habituels sur l’Inde. Mais les relations indo-américaines ne risquent-elles pas d’être mises à mal sous la nouvelle administration Trump ?

Norbert Gaillard

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