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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 1 month 2 weeks ago

La ruse et la force

Wed, 09/08/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Rémy Hémez, chercheur au Laboratoire de recherche sur la défense (LRD) de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Vincent Holeindre, La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie (Perrin, 2017, 528 pages).

Avec cet ouvrage, Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’université de Poitiers et directeur scientifique de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM), cherche à en finir avec le « modèle occidental de la guerre ». Ce dernier serait marqué davantage par la force que par la ruse qui, elle, serait inefficace et illégitime. Le pari de l’auteur est réussi avec brio. Au travers d’une « histoire dialectique et généalogique », il montre bien que la ruse n’est pas le parent pauvre de la stratégie, et qu’elle est tout à fait compatible avec la force. L’auteur aboutit ainsi à une intéressante définition de la stratégie comme « l’art de dompter la violence armée par les moyens de l’intelligence pour en faire une force maîtrisée et efficace, capable d’emporter la victoire ».

Une première partie du livre est consacrée à la formation de la stratégie dans le contexte antique. L’auteur y propose sa lecture de l’Iliade et l’Odyssée, et montre notamment que dans la première, souvent vue comme le poème de la force, la ruse n’est pas absente. L’auteur reprend à plusieurs reprises la distinction symbolique entre Achille, héros de la force qui est un soldat, et Ulysse, héros de la ruse qui est un stratège. Jean-Vincent Holeindre considère que la guerre du Péloponnèse constitue un tournant, puisque les Grecs y ont appris à mener une « autre » guerre, différente des tactiques hoplitiques, et prenant davantage en compte la surprise. La ruse s’impose alors comme un appui indispensable. Plus tard, les Romains n’ont de cesse de dénoncer la ruse sur les plans moral et juridique mais n’hésitent pas à l’employer sur le plan stratégique. Ils tirent surtout d’importantes leçons au contact de leurs ennemis, ce qui les pousse à renforcer le rôle qu’ils prêtent au renseignement et à l’usage de stratagèmes.

La deuxième partie traite de la « modernité stratégique ». L’auteur y aborde notamment la question de la ruse chez Machiavel et Clausewitz, mais il convoque d’abord trois figures essentielles de la guerre qui émergent entre le Moyen Âge et le début de la Renaissance. Le chevalier, pour qui la ruse compte – on pense par exemple à Bertrand du Guesclin – mais n’est plus envisageable une fois la bataille engagée. L’ingénieur militaire, qui devient un « maître des stratagèmes » dans le cadre de la guerre de siège. Enfin, le « soldat de l’humanisme » voit la ruse fortement valorisée, tant pour dominer le combat que pour épargner des vies.

La troisième partie rend compte du « devenir de la ruse ». L’auteur revient sur les grandes opérations d’intoxication de la Seconde Guerre mondiale, et sur la guerre dans le désert où, avec Allenby, la ruse n’est plus seulement le résultat de l’imagination du stratège mais le fruit d’un plan conçu par les états-majors. L’ultime chapitre de l’ouvrage est consacré au terrorisme et à ce que l’auteur appelle la « stratégie du poulpe » : animal capable de tout enserrer, très difficile à saisir et se régénérant lorsqu’une de ses tentacules est sectionnée.

Jean-Vincent Holeindre nous offre ici une réflexion passionnante, aidée d’un style clair. Il démontre parfaitement que « la ruse sans la force est impuissante et que la force sans la ruse est aveugle ».

Rémy Hémez

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Générations djihadistes

Mon, 07/08/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Héloïse-Anne Heuls propose une analyse de l’ouvrage de Dominique Thomas, Générations djihadistes. Al-Qaïda – État islamique, histoire d’une lutte fratricide (Éditions Michalon, 2016, 224 pages).

Dominique Thomas, expert des mouvements djihadistes, décrypte ici minutieusement un domaine qu’il connaît bien et sur lequel il a déjà livré de nombreuses analyses. Son état des lieux est riche de détails et pose la question de l’impact des révoltes de 2011 sur la bipolarisation du champ djihadiste mondial.

À l’ombre des printemps arabes, les groupes djihadistes ont progressé, se nourrissant de l’instabilité des révoltes et de l’échec de certains gouvernements de transition. L’émergence de multiples courants islamistes a par ailleurs poussé les organisations les plus influentes à l’aggiornamento, laissant apparaître des querelles pour la régence de l’autorité djihadiste. Les luttes fratricides entre l’État islamique et Al-Qaïda en sont la résultante majeure. Les querelles auxquelles se livrent ces deux courants trouvent leurs origines dans des dissensions à la fois théoriques et générationnelles. Si le groupe État islamique a su rendre audible son message, concurrençant la dialectique plus élitiste d’Al-Qaïda et distançant son rival sur l’usage des moyens de communication, il souffre d’un manque de prédicateurs influents dans ses rangs.

La rivalité entre les deux groupes, qui trouve son origine, pour Dominique Thomas, au cœur de l’histoire contemporaine de l’Irak, se matérialise par une confrontation pour la suprématie du djihad global, qui s’incarne dans une surenchère opérationnelle. Si le socle commun des deux mouvements est le courant salafiste djiha­diste, sur les fronts comme sur le fond, deux modèles s’opposent dans la gestion des territoires. L’un, plus inclusif, pratiqué par Al-Qaïda depuis 2011, témoigne d’une adaptation aux particularismes locaux dont l’objectif est la mutualisation des effectifs et des moyens ; l’autre, plus exclusif, s’incarne dans les stratégies d’élimination et de soumission de l’État islamique contre ses concurrents. Al-Qaïda, en valorisant son identité arabo-islamique, a réussi par son expansion à émerger dans de nouveaux foyers. L’État islamique, dont la composition est plus disparate, a mobilisé de jeunes djihadistes en manque de responsabilités au sein d’Al-Qaïda, et s’est lancé dans une conquête territoriale en se présentant comme un pilier de la défense des Arabes sunnites, établissant dans ses zones contrôlées une administration et rétablissant de nombreux services sociaux. Évoluant selon des modèles différents, parfois opposés, les deux entités ont cependant réussi à adapter ou repenser leurs discours dans le contexte des révoltes arabes.

La conclusion de Dominique Thomas est sans appel. L’influence d’Al-Qaïda, de nombreuses fois annoncée comme dépassée, est certes fluctuante, mais le groupe joue sur une forte résilience. Après le démantèlement de son sanctuaire afghan en 2001, l’organisation est parvenue à exporter son modèle et à créer de nouvelles franchises, grâce aux retours de ses combattants dans leurs pays d’origine. L’État islamique, après avoir étendu son autorité sur un territoire de 300 000 km2 à son apogée en 2015, décroît désormais, laissant apparaître ses faiblesses structurelles. Dans son autopsie de l’hydre djihadiste, Dominique Thomas constate que les organisations qui la composent, si elles passent par des périodes de faiblesse, parviennent à surmonter les vagues en s’appuyant sur leurs réseaux locaux et des discours qui parviennent aujourd’hui encore à séduire.

Héloïse-Anne Heuls

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Douala & Kigali

Fri, 04/08/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Virginie Nantchop propose une analyse de l’ouvrage de Benjamin Michelon, Douala & Kigali. Villes modernes et citadins précaires en Afrique (Karthala, 2016, 320 pages).

Douala et Kigali sont deux villes importantes d’Afrique centrale. Si des cohérences géographique, historique et urbaine les rapprochent, ces villes présentent des trajectoires économique et politique, et une urbanisation, différenciées. L’auteur s’interroge sur les stratégies de ces villes désormais impliquées dans la compétition mondiale : quelle place est réservée à l’amélioration des conditions de vie des habitants des quartiers précaires ?

Le quartier (et son marché) est choisi par l’auteur pour faire une « anthropologie urbaine du changement social », permettant d’appréhender la fabrique de la ville à partir des pratiques sociales des habitants et des politiques des pouvoirs publics. Deux quartiers historiques, entre la ville coloniale et la ville moderne, sont choisis comme lieux d’observation de la fabrique urbaine : Biryogo à Kigali et Cité SIC à Douala.

Kigali est marquée par une forte dépendance vis-à-vis de l’État. Dans le contexte post-génocidaire, la reconstruction a pour objectif de créer une ville compacte, égalitaire, sur fond de réconciliation nationale. Kigali est appréciée pour ses rues propres et ses maisons bien alignées. La question sociale est au cœur des préoccupations des pouvoirs publics : il est urgent de promouvoir l’intégration urbaine des quartiers défavorisés. La métamorphose de Kigali, assurée par les acteurs privés et les bailleurs de fonds, est visible à travers ses nouveaux monuments (centres commerciaux et d’affaires). Les transformations observées positionnent le pays sur le devant de la scène internationale, mais ces changements s’accompagnent, dans l’ombre, de l’éviction des pauvres, victimes d’expropriations du fait de la libéralisation du marché foncier et de la spéculation. En outre, on observe une mutation des types de commerce et une relocalisation des espaces marchands. Les centres commerciaux, qui attirent une clientèle aisée, se substituent désormais aux marchés « traditionnels ».

À Douala, des agendas inachevés (modernisation architecturale, valorisation du patrimoine et des espaces verts, extension et renouvellement de réseaux d’infrastructures) caractérisent une ville qui s’affranchit difficilement des acquis du passé colonial. La dualité socio-spatiale qui prédomine dans la construction des infrastructures de services (eau, assainissement, transports) est perpétuée par les autorités locales. Le retrait relatif de l’État de la planification urbaine a des conséquences sur la production de l’espace urbain, largement assurée par les acteurs privés. L’habitat informel se développe ainsi en marge de toute intervention des pouvoirs publics. L’analyse des pratiques citadines à l’échelle du quartier révèle la complexité des rapports entre autorités locales et commerçants, permettant une lecture plus large des rapports entre autorités et habitants d’une ville historiquement réputée frondeuse.

Ces deux études montrent bien l’existence d’une forme d’expulsion des pauvres plus pernicieuse : l’éviction par le marché. En effet, si les États se saisissent de projets de construction de villes vitrines, symboles de modernité, moteurs du développement économique, leur mise en œuvre se révèle plus complexe. Le dirigisme étatique à Kigali et l’inertie observée à Douala reproduisent un schéma dichotomique – l’opposition entre la ville formelle et informelle – et accentuent la fragmentation urbaine.

Virginie Nantchop

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La crise environnementale en Chine

Wed, 02/08/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). John Seaman, chercheur au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-François Huchet, La crise environnementale en Chine. Évolutions et limites des politiques publiques (Presses de Sciences Po, 2016, 152 pages).

Une conséquence néfaste de l’essor économique chinois – qui a permis de sortir plusieurs centaines de millions de personnes de la pauvreté – est le cauchemar environnemental qu’il a généré. Ce n’est certes pas une particularité de la Chine, mais comme l’explique Jean-François Huchet, la crise y est d’une ampleur inédite. Paradoxalement, c’est la vitalité de l’économie chinoise qui est à terme menacée, et donc la stabilité politique du pays.

S’engageant dans la voie ouverte par Benoît Vermander (Chine brune ou Chine verte ? Les dilemmes de l’État-parti, 2007), Jean-François Huchet, professeur à l’Inalco et spécialiste du monde économique et industriel chinois, concentre son propos sur l’étendue de la crise environnementale du pays, offrant une introduction concise mais sérieuse sur le sujet. Il commence par un inventaire assez complet des manifestations extérieures de cette crise (pollution atmosphérique ; épuisement des nappes phréatiques et pollution généralisée de l’eau en Chine ; dégradation des sols, érosion et désertification ; gestion insuffisante des déchets industriels et ménagers). Mais, de l’aveu de l’auteur, les coûts humains et économiques restent sous-étudiés, bien que certains soient clairement visibles.

Pour aller plus loin, les effets internationaux engendrés par cette crise restent aussi à explorer : l’impact sur le changement climatique est bien étudié, mais d’autres sphères, comme la biodiversité maritime ou la pollution transfrontalière, le sont moins, même de manière générale, dans la littérature spécialisée. Jean-François Huchet s’attaque ensuite à l’identification des causes structurelles de la crise, notamment une conception persistante, née sous Mao Zedong, des rapports homme-nature qui favorisent l’exploitation vers l’épuisement de cette dernière : le poids inéluctable de la question démographique, l’urbanisation frénétique, les choix énergétiques (place centrale au charbon) et, tout simplement, l’échelle absolue de l’économie chinoise.

Pour surmonter cette crise, la Chine se réveille certes, mais tardivement, et de manière encore insuffisante pour l’auteur. Il est vrai que la population chinoise – avec en premier lieu la classe moyenne urbaine – semble s’engager davantage, que les autorités à Pékin affichent désormais une volonté politique plus forte en matière de protection environnementale, que des réformes administratives et juridiques progressent dans le domaine, et qu’une transformation économique est amorcée, qui favorise (et se base quelque part sur) le développement des énergies renouvelables et des industries moins polluantes.

Toutefois, nous explique l’auteur, la Chine est bien loin de sortir du bois : les questions structurelles pèsent encore lourdement, et redessiner les liens complexes entre le développement économique, l’autorité politique et la protection environnementale à différents niveaux n’est pas chose facile (effets de la décentralisation, influence des lobbies industriels, culture de consommation prédominante…) La Chine restera pendant un certain temps un pays à deux vitesses sur la question : en marche vers le développement des solutions environnementales, tout en persistant dans des activités effrénées qui épuisent les écosystèmes chinois et planétaires.

John Seaman

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Waging Insurgent Warfare

Mon, 31/07/2017 - 11:24

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Rémy Hémez, chercheur au Laboratoire de recherche sur la défense (LRD) de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Seth G. Jones, Waging Insurgent Warfare: Lessons from the Vietcong to the Islamic State (Oxford University Press, 2017, 352 pages).

Seth G. Jones est directeur de l’International Security and Policy Center de la Rand, professeur à l’université Johns Hopkins et auteur du remarqué In the Graveyard of Empires: America’s War in Afghanistan (2009). Il offre dans son dernier ouvrage un intéressant panorama de la guerre insurrectionnelle. Ce livre se veut un manuel aidant à la compréhension des conflits asymétriques, un pont entre une démarche académique et une approche de terrain, et un complément à des études qui se focaliseraient trop souvent sur la contre-insurrection plutôt que sur l’insurrection. L’auteur définit l’insurrection comme « une campagne politique et militaire d’un groupe (ou de groupes) non étatique(s) pour renverser un régime ou pour faire sécession ».

L’approche quantitative est largement utilisée par Seth G. Jones. Il s’appuie sur une base de données de 181 guerres insurrectionnelles qui se sont déroulées entre 1946 et 2015. Pour chaque insurrection, une centaine de facteurs sont pris en compte tels que l’issue de la guerre, le nombre de partisans, les buts de l’insurrection, le type d’organisation, etc. L’auteur arrive à des résultats qui suscitent la réflexion. Par exemple : une insurrection dure en moyenne 12 ans ; elle se termine dans 36 % des cas par une victoire des forces gouvernementales, à 35 % par celle des insurgés et à 29 % par un « nul ». Ce qui signifie que dans 71 % des cas, ce n’est pas un accord de paix mais bien les armes qui décident du sort d’une insurrection. La liste des cas étudiés est reproduite à la fin du livre avec quelques informations qui peuvent laisser le lecteur sur sa faim. Il est dommage que la totalité de la base de données ne soit pas disponible en ligne pour mieux comprendre certains résultats et permettre d’autres recherches.

Jones passe en revue six thèmes clés pour l’analyse des insurrections. Le premier concerne leurs débuts et permet d’étudier les facteurs permettant leur développement ou leur échec. Le deuxième thème est celui des stratégies mises en œuvre. Trois approches sont distinguées : guérilla, guerre conventionnelle et stratégie punitive. Vient ensuite l’étude des tactiques : embuscades, raids, assassinats ciblés, subversion, etc. L’auteur souligne le fait que, pour le moment, aucun mouvement utilisant les attaques-suicides n’est parvenu à renverser un gouvernement. Cela serait notamment dû au fait que ce genre d’attaques entraînerait une perte de soutien populaire. Le quatrième sujet est celui des structures organisationnelles. Les avantages et inconvénients de la centralisation ou de la décentralisation sont mis en avant. Le cinquième thème renvoie à la propagande et aux opérations d’information. Enfin, l’issue des insurrections est étudiée. Le soutien direct au combat d’un État extérieur est essentiel pour obtenir la victoire. En revanche, étonnamment, avoir une zone refuge n’augmenterait pas les chances de succès. Dans la dernière partie de son livre, l’auteur tire de ses recherches des conclusions intéressantes quant aux opérations de contre-insurrection.

Dans un style très clair et faisant preuve d’un vrai talent analytique, Seth G. Jones offre ainsi un outil précieux pour tous ceux qui s’intéressent aux insurrections, que ce soit du point de vue de l’historien militaire, de l’analyste des conflits contemporains ou du praticien.

Rémy Hémez

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PEGIDA: Entwicklung, Zusammensetzung und Deutung einer Empörungsbewegung

Fri, 28/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Hans Stark, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Hans Vorländer, Maik Herold et Steven Schäller, PEGIDA: Entwicklung, Zusammensetzung und Deutung einer Empörungsbewegung (Springer Verlag, 2016, 176 pages).

Né en octobre 2014, le mouvement PEGIDA – Patriotischer Europäer gegen die Islamisierung des Abend­landes [Européens patriotiques contre l’islamisation de l’Occident] – est un phénomène curieux pour au moins trois raisons. Il s’agit d’abord d’un mouvement citoyen indépendant devenu au fil des mois « l’expression citoyenne » du parti populiste de droite AfD (Alternative für Deutschland). La relation fusionnelle entre l’AfD et PEGIDA a été telle que la première a fourni l’idéologie et la seconde le soutien logistique, tandis que le succès de cette dernière permettait à la première de progresser dans les sondages et d’obtenir des scores électoraux inespérés en 2015 et 2016. De plus, PEGIDA est et reste avant tout un mouvement de Saxe (où les immigrés ne représentent pas plus de 2 % de la population totale), voire local, limité à la ville de Dresde. Les tentatives de PEGIDA de s’enraciner hors de Saxe ont échoué. Enfin, PEGIDA ne connaît nul équivalent dans les autres pays européens, pourtant richement dotés en partis et mouvements populistes de droite.

Étudier ce mouvement de plus près et comprendre sa genèse pour mieux pronostiquer ses perspectives futures, voilà l’objectif de trois politologues de l’université technique de Dresde. Le résultat est convaincant, tant les auteurs parviennent à plonger dans l’univers sociologique de PEGIDA, dont ils analysent les discours, les positions politiques, les réseaux, puis les acteurs et les militants, avant d’évaluer leur impact sur les médias (à la fois nationaux et régionaux), et la société. Pour les auteurs, PEGIDA est clairement un mouvement sociétal de protestation de style nouveau, qui s’inscrit dans la mouvance populiste de droite qui émerge en Allemagne, tout en véhiculant des ressentiments xénophobes et islamophobes ainsi qu’une attitude de rejet fondamentale contre les élites politiques et médiatiques.

Comme l’AfD d’ailleurs, PEGIDA réunit à la fois des représentants de la classe moyenne aisée et intellectuelle d’un côté, et des représentants des « perdants » ou des exclus de la société de l’autre. Cette dichotomie se reflète dans les positions prises par PEGIDA, qui oscillent entre la protestation populiste antimondialiste et l’extrême droite xénophobe et islamophobe de l’autre. Une partie du mouvement se contente de protester pacifiquement une fois par semaine, en général le lundi soir, dans les rues de Dresde ; l’autre va plus loin et se mobilise pour attaquer physiquement les centres d’accueil des réfugiés et des demandeurs d’asile. Les propos de haine contre l’islam et le gouvernement Merkel tenus fréquemment lors des manifestations PEGIDA ont eu pour conséquence une radicalisation du mouvement et une banalisation, dans les faits, du recours à la violence contre immigrés et réfugiés.

Enfin, les auteurs soulignent que le mouvement PEGIDA est volatil et aléatoire. Il n’a connu d’affluences records qu’en hiver 2015-2016, durant la période qui a vu l’arrivée massive de réfugiés en Allemagne. Le flot de migrants s’étant tari depuis la signature de l’accord entre la Turquie et l’UE en avril 2016, le nombre de manifestants répondant à l’appel des organisateurs de PEGIDA a aussi très fortement diminué depuis. Mais il peut renaître de ses cendres à tout moment. D’où l’intérêt de cet ouvrage.

Hans Stark

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Quand le digital défie l’État de droit

Wed, 26/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri et spécialiste des questions numériques, propose une analyse de l’ouvrage d’Olivier Iteanu, Quand le digital défie l’État de droit (Eyrolles, 2016, 192 pages).

Olivier Iteanu dresse le constat sévère d’une capitulation de l’Union européenne devant les grands acteurs américains du numérique. Sujet comme constat ne sont d’apparence guère inédits : ces dernières années, nombreux sont les auteurs et les praticiens français du numérique à avoir consacré des ouvrages aux dérives, pour l’Europe et la France, de la maîtrise sans partage du numérique par les États-Unis et de ses abus. Les travaux de Pierre Bellanger sur la « souveraineté numérique », de Tristan Nitot sur la surveillance généralisée, d’Éric Sadin sur l’omnipotence des géants du Net, ainsi que plusieurs rapports parlementaires, ont fait éclore une prise de conscience du caractère stratégique de l’économie numérique.

Le présent ouvrage ne sombre pas dans des débats trop juridiques. Olivier Iteanu démontre comment notre droit est déformé, peu à peu, sans que nous y prenions garde, par la technologie.

En quatre chapitres – explorant chacun la dissolution de nos notions juridiques au profit de concepts importés via la technologie (liberté d’expression face au freedom of speech ; vie privée contre privacy ; droits d’auteur et copyright ; loi contre governance) –, Olivier Iteanu dresse un constat « terrifiant ». Notre dépendance vis-à-vis des services de la Silicon Valley « ne serait pas problématique si elle ne privait pas les Européens d’un recours simple et efficace à leur système juridique », écrit-il. Or, selon lui, la dissolution progressive du droit se traduit par l’affaiblissement de l’état de droit lui-même : « En s’opposant à la loi ou en tentant de manière détournée de la faire évoluer dans le sens de ses intérêts, c’est le processus démocratique qui est bafoué » par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

C’est bien l’atteinte au processus démocratique que souligne l’auteur dans cette américanisation du droit appliqué à internet, et cette nouvelle illustration du fait que la technologie n’est jamais neutre. Les encadrements ou les décisions de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), ou des juridictions européennes, peinent à s’appliquer, alors que les conditions générales d’utilisation (CGU) des applications utilisées quotidiennement par des millions d’Européens renvoient dans leurs lignes minuscules aux tribunaux californiens.

Le chapitre sur la gouvernance de l’internet est peut-être le moins convaincant du livre. L’auteur critique logiquement l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) – certes cible facile de ce côté-ci de l’Atlantique –, mais il est regrettable que les Nations unies soient citées comme alternative crédible sans un minimum de distance critique.

Le lecteur venant de l’univers du numérique pourra reprocher à l’auteur une tonalité parfois trop « franco-­française », même si Olivier Iteanu prend soin de ne jamais parler de « souveraineté numérique ». Rejetant l’approche défensive des partisans de ce concept, il avance que l’essentiel du problème se situe en Europe et non dans la Silicon Valley. À cet égard, l’auteur rappelle avec justesse que le storytelling de l’économie numérique a souvent un effet d’aveuglement auprès de nos responsables politiques. Et si la puissance publique entend réguler les géants de l’internet, c’est au prix de dilemmes de gouvernants qui souhaitent préserver l’emploi et la création de richesse. Au détriment de nos principes démocratiques.

Julien Nocetti

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Le djihad contre le rêve d’Alexandre

Mon, 24/07/2017 - 10:26

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Sébastien Boussois propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Pierre Perrin, Le djihad contre le rêve d’Alexandre. En Afghanistan, de 330 av. J.-C. à 2016 (Seuil, 2017, 304 pages).

Qu’il soit Proche, Moyen, ou Extrême, l’Orient a toujours fasciné la civilisation occidentale. Si l’on peut encore comprendre pourquoi le « Levant » et la rive orientale de la Méditerranée nous touchent tant – berceau de nos cultures, religions et identités –, on oublie souvent que le rêve d’un homme venu d’Europe fut d’étendre principes et rêves de notre civilisation jusqu’aux confins de l’Asie centrale et extrême-orientale. La terre d’Afghanistan fut le grand rêve d’Alexandre le Grand.

Comme le disait Nicolas Bouvier, ce rêve « si beau, perspicace, intemporel, généreux », n’a eu de cesse de trotter dans notre inconscient depuis la défaite d’Alexandre. C’est en effet là que son rêve s’est fini, avec son Empire. De la Grèce aux steppes d’Asie centrale, ce monde n’était qu’un. Aujourd’hui, il s’est fissuré en plusieurs blocs, en plusieurs micro-mondes.

Les conflits qui bouleversent la région du Moyen-Orient à l’Afghanistan nous semblent lointains jusqu’à ce que des bombes viennent frapper nos villes. Une vie là-bas n’est pas une vie ici. Et pourtant. Cette importation des tensions venues de si loin prouve aussi que nous sommes une part de cette identité et que le rêve d’Alexandre, devenu cauchemar notamment en Afghanistan depuis environ quatre décennies malgré quelques périodes de calme, revient nous hanter. L’arc de feu qui part de Damas jusqu’à Kaboul, en passant par l’Irak, dessine une des régions les plus dangereuses et les plus en guerre du monde aujourd’hui.

Jean-Pierre Perrin, longtemps journaliste à Libération, écrivain-voyageur, romancier, souhaitait revenir sur les lieux géo-poétiques de cette géo­politique du chaos régional. C’est ainsi fait pour un pays qu’il connaît particulièrement bien : en promenant le lecteur dans l’histoire du pays, sa culture, sa politique, il nous fait revivre le Gandhara, cette terre où prospéra l’extraordinaire et tolérante civilisation née de la rencontre entre la Grèce et l’Orient, et il s’interroge sur les raisons qui ont transformé cette terre fertile en terre brûlée, lit du djihadisme contemporain. On trouve dans ce livre complots, invasions, services secrets, armées, concentrés sur un territoire désert, hostile et qui n’a de cesse de nous intriguer. Un pays escarpé qui perd nos armées conventionnelles impuissantes dans des montagnes qui n’ont guère changé depuis Alexandre.

L’auteur interroge dans ce récit passionnant nos propres motivations à vouloir intervenir en terre inconnue, au nom de principes européens qui ont aussi fait les beaux jours d’une terre désormais en proie à l’enfer. Et comme un signe, cette terre résiste et reste insaisissable.

Comme le dit l’auteur, Iskander Kebir, comme on l’appelle là-bas, est encore présent partout. Mais qui sont ceux qui finalement s’en souviennent ? « L’Afghanistan est un pays de conquérants fantômes, de régiments errants, de bataillons disparus, de fugitifs aussi, certains rattrapés, tués, d’autres qui courent encore. » Comme si l’Occident et l’Orient s’affrontaient ici, sur de nombreux différends, pour leurs survies respectives, en ayant encore en tête les théories géopolitiques réalistes du XIXe siècle, qui expliquent que qui contrôle le cœur de la terre, le heartland, contrôle le monde. Alexandre l’avait déjà compris, en bon disciple d’Aristote qui lui avait assuré que, « depuis le toit de l’Hindu Kush, on pouvait découvrir le reste du monde ».

Sébastien Boussois

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The Tragedy of U.S. Foreign Policy

Fri, 21/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Laurence Nardon, responsable du programme Amérique du Nord à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Walter A. McDougall, The Tragedy of U.S. Foreign Policy: How America’s Civil Religion Betrayed the National Interest (Yale University Press, 2016, 424 pages).

Professeur d’histoire et de relations internationales à l’université de Pennsylvanie, Walter McDougall a reçu le prix Pulitzer en 1986 pour son « histoire-politique » de la conquête spatiale. Il propose ici une relecture de la politique étrangère américaine sous l’angle de ce qu’il nomme la « religion civile américaine » (RCA). Le concept de religion civile, venu de Rousseau, a été appliqué aux États-Unis par Robert Bell, dans un article de la revue Daedalus en 1967.

Walter McDougall reprend les éléments religieux mis en avant par tous les dirigeants américains depuis George Washington, pour voir comment ces fondements protestants ont influencé la diplomatie du pays. Il distingue plusieurs périodes auxquelles, pour renforcer son propos, il attribue des noms issus de la théologie chrétienne (l’église « civile » est successivement expectante, militante, agoniste et triomphante).

Avec Washington et ses successeurs immédiats tel John Quincy Adams, la religion civile américaine est « classique » : la naissance des États-Unis correspond à un projet divin. Responsables du succès de ce plan, les dirigeants américains doivent ­rester prudents en matière de politique étrangère, comme le recommandent le discours d’adieu de Washington (1796), puis la doctrine Monroe (1823). Cette attitude se prolonge au lendemain de la guerre de Sécession. L’expansion vers l’Ouest est alors un autre ­facteur d’isolationnisme, constitutif d’une RCA « néo-classique ». L’auteur s’oppose ici à Robert Kagan, qui avait tenté de démontrer l’implication ­internationale des jeunes États-Unis dans son ouvrage Dangerous Nation de 2006.

La RCA « progressiste » apparaît dans les années 1890. Les ­progressistes pensent désormais que les États-Unis ont un devoir moral et religieux d’exporter la démocratie américaine. Ils sont soutenus par les intérêts économiques, qui souhaitent protéger les exportations par une marine forte et des bases militaires à l’étranger. Le ­déclencheur, sous McKinley, est l’insurrection cubaine contre l’Espagne. Le pic en est la participation des États-Unis à la Première Guerre mondiale sous Wilson. Ce dernier ne parvient pas à faire voter le Sénat en faveur de la Société des Nations, ce qui inaugure une période de repli à partir des années 1920 et jusqu’en 1947 (Walter McDougall considère en effet que la participation des États-Unis à la Seconde Guerre mondiale s’est faite à contrecœur).

La guerre froide et la lutte contre le communisme athée voient l’apogée de la mission religieuse des États-Unis dans le monde, avec les présidents Truman, Eisenhower, Kennedy et Johnson. Seul Nixon, aidé de son conseiller réaliste Kissinger, tente de limiter les engagements extérieurs du pays. Il sera d’ailleurs évacué par les élites à la faveur du scandale du Watergate. Reagan est le plus grand président de cette période de RCA « néo-progressiste ». Avec la chute de l’Union soviétique, on peut croire que la religion civile américaine va désormais s’exporter dans le monde entier. Le 11 Septembre sonne le glas de cette espérance.

Comme on le devine au titre de l’ouvrage, McDougall est très critique de l’interventionnisme ­américain de l’après-guerre. Vétéran de la guerre du Vietnam, il adopte des positions plus réalistes. Son ouvrage, qui paraît alors que les États-Unis viennent d’élire un président partisan d’un repli nationaliste, prend le contre-pied d’analyses plus positives de l’exceptionnalisme américain, comme l’ouvrage de Walter R. Mead, Special Providence, paru en 2002.

Laurence Nardon

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Des capitalismes non alignés

Wed, 19/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Joël Ruet, Des capitalismes non alignés. Les pays émergents, ou la nouvelle relation industrielle du monde (Éditions Raison d’agir, 2016, 224 pages).

Afin de mieux rejeter en bloc les idées périmées qui font de la Chine l’« atelier du monde » et de l’Inde le « bureau du monde », l’auteur avance plusieurs thèses séduisantes. La principale est que l’émergence accélère la globalisation. Les États émergents ont appris à innover non pas en proposant simplement de meilleurs produits mais en engageant des processus d’« hybridation créative » par lesquels la conception, la production et la distribution sont repensées dans le cadre de la globalisation. Du coup, les flux d’investissements, les exportations et les importations sont de plus en plus complexes et segmentés. Dans le même temps, le Nord et le Sud ont perdu de leur homogénéité économique. Cette « nouvelle » mondialisation aboutit à des situations impensables il y a encore deux décennies. Par exemple, c’est l’Indien Tata qui permet à l’Italien Fiat de développer sa propre voiture low cost grâce aux transferts technologiques obtenus de PME européennes. Ce sont aussi des cadres dirigeants occidentaux qui admettent ne pas savoir quels seront leurs concurrents à moyen terme.

Joël Ruet insiste également sur la spécificité de l’émergence dans chaque État anciennement en voie de développement. Il se refuse à parler de « BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine) et considère comme inopérant le concept de « capitalisme d’État ». On ne peut que lui donner raison quand on connaît l’histoire économique des divers États émergents. Le modèle chinois est un « socialisme de marché » piloté par le Parti communiste et la Sasac (State-owned Assets Supervision and Administration Commission). Fin 2013, cette dernière contrôlait 113 entreprises dont les actifs représentaient 35 000 milliards de yuans. Au Brésil, l’État a posé les bases d’une industrialisation dès les années 1930 en lançant une politique de substitution aux importations. Par la suite, le pays est monté en gamme et a (sur-)exploité son potentiel agricole. Quant à l’Inde, elle surmonte un décollage tardif par des formes d’innovation très audacieuses.

Une troisième série d’arguments montre les multiples dynamiques d’investissement Sud-Sud. Le chinois Baosteel est associé au géant minier brésilien Vale. Les entreprises marocaines accroissent leur implantation en Afrique subsaharienne et deviennent de véritables sociétés multinationales. Les sommets Inde-Afrique et Chine-Afrique sont désormais des rendez-vous incontournables, tant pour les entrepreneurs que pour les diplomates.

Quoique passionnant, l’ouvrage de Joël Ruet n’est pas dénué de défauts. Le style parfois ampoulé est gênant. Sur le fond, l’analyse présente trois limites. Elle tend à caricaturer les travaux portant sur l’« ancienne » mondialisation sans jamais les citer. Or, il y a longtemps que les économistes ont abandonné aussi bien la théorie du rattrapage de Rostow que la croyance en une division internationale du travail. Ensuite, l’auteur néglige le rôle de la finance domestique dans le succès des États émergents. Enfin, même si l’on partage sa vision relativement optimiste, on s’étonne que les problèmes de gouvernance soient complètement éludés.

Norbert Gaillard

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37 Quai d’Orsay. Diplomatie française 2012-2016

Mon, 17/07/2017 - 14:37

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Christian Lequesne propose une analyse de l’ouvrage de Laurent Fabius, 37 Quai d’Orsay. Diplomatie française 2012-2016 (Plon, 2016, 192 pages).

Comme la grande majorité des ministres des Affaires étrangères de la Ve République, Laurent Fabius ne connaît pas bien le Quai d’Orsay en y entrant. Il comprend cependant vite une chose : un ministre français des Affaires étrangères ne peut travailler convenablement que s’il ne subit pas l’interférence quotidienne de l’Élysée. Fabius parle du « contrat moral » passé entre François Hollande et lui-même. À la différence de certains de ses prédécesseurs, il n’a pas à souffrir d’un président le confinant au rôle de partenaire mineur et d’un entourage élyséen exagérément intrusif.

Laurent Fabius découvre avec intérêt les pratiques de la diplomatie contemporaine. La réunion de la COP21, fin 2015, suggère une série d’observations éclairantes. La diplomatie contemporaine doit traiter les questions de soft power : économie, environnement, droits de l’homme, et associer acteurs privés, ONG et représentants de la société civile. Fabius explique aussi comment une erreur formelle, ayant transformé dans la version anglaise de l’accord de Paris un should en un shall, dut être rectifiée à la dernière minute pour éviter un rejet américain.

Les négociations sur le programme nucléaire iranien et le dossier syrien font l’objet d’une narration précise. Sur la Syrie, la position de Fabius montre l’importance des valeurs en politique étrangère : les Al-Assad sont décrits comme des criminels avec lesquels le gouvernement français ne peut pas négocier. Fabius mentionne avec regret les refus britannique et américain d’engager, en août 2013, des frappes massives contre le régime, après que l’utilisation d’armes chimiques a été prouvée. On sent alors sa déception à l’égard d’Obama, Fabius y perçoit même un mépris du président américain à l’égard de la France. Ce qu’il ne dit pas, c’est combien cet épisode résume aussi l’héritage gaulliste en politique étrangère : celui d’une France qui prône des initiatives fortes en ne disposant pas des ressources suffisantes pour agir seule.

Si Fabius est déçu par Obama, il ne peut s’empêcher d’admirer la modernité du président américain. En revanche, il n’a ni admiration, ni confiance envers la Russie de Poutine. Ses propos sur son homologue Lavroff soulignent, une fois encore, l’importance portée à la différence des valeurs.

L’Europe constitue le chapitre le moins passionnant du livre. Fabius justifie son appel à voter « non » lors du référendum français de 2005. Il souligne une complicité forte avec son homologue allemand Steinmeier. En social-démocrate pragmatique, il considère qu’un refus français de ratifier le traité budgétaire de 2012 (que le candidat Hollande avait ­souhaité re­négocier pendant sa campagne) aurait été « catastrophique ». Pour le reste, Fabius exprime, comme beaucoup de politiques français, un scepticisme à l’égard de l’élargissement de l’Europe et prône une Europe à trois cercles (zone euro, Union européenne, grand marché). Mais il n’a guère de ­conviction profonde pour une Europe forte.

Son poids politique au sein du gouvernement permet à Fabius d’innover au Quai d’Orsay, en particulier en matière de diplomatie économique. Ce n’est pas lui qui fait de la diplomatie économique une pratique neuve des ambassadeurs. C’est lui, en revanche, qui en fait une priorité politique portée par un discours. Le livre permet d’en comprendre la raison. Un État est indépendant s’il dispose d’une économie qui fonctionne et rayonne. Rompant avec le primat du politique, le ministre considère que la politique étrangère est largement devenue la traduction de la réussite économique d’un État.

Écrit sans langue de bois excessive, ce témoignage illustre les convictions d’un politique français à la fois moderne dans sa découverte de la diplomatie, et qui ne déroge pas à certaines représentations françaises récurrentes, notamment à l’égard de la puissance américaine.

Christian Lequesne

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Yitzhak Rabin: Soldier, Leader, Statesman

Fri, 14/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Samy Cohen propose une analyse de l’ouvrage de Itamar Rabinovitch, Yitzhak Rabin: Soldier, Leader, Statesman (Yale University Press, 2017, 376 pages).

Yitzhak Rabin n’était pas un personnage charismatique comme David Ben Gourion ou Menahem Begin. Il ne fut pas moins un visionnaire qui comprit dès 1992 qu’Israël ne pouvait pas continuer à dominer indéfiniment un autre peuple sans perdre son caractère démocratique. Il surprit : rien ne le prédestinait à prendre cette voie, lui le Sabra coriace, le vainqueur de la guerre des Six Jours, l’implacable ministre de la Défense qui réprima durement l’intifada de 1987. Il ouvrit courageusement une ère nouvelle pour son pays et le paya de sa vie, assassiné par un colon extrémiste le 4 novembre 1995.

À cet homme au destin peu ordinaire Itamar Rabinovich consacre une biographie tout en finesse et bien ­documentée. Et pour cause. Il fut proche de Rabin qui le nomma, en 1993, ambassadeur d’Israël à Washington et chef négociateur avec la Syrie d’Hafez Al-Assad. Rabinovich retrace le parcours de Rabin depuis sa naissance à Jérusalem en 1922 et son engagement dans la Haganah pendant la guerre d’indépendance, où il fut nommé à 26 ans chef de brigade. Cet officier timide accéda au poste de chef d’état-major en 1963, non sans difficultés d’ailleurs, ses rapports avec Ben Gourion et Golda Meir n’étant pas excellents. Les succès militaires remportés en juin 1967 lui valurent une immense estime des Israéliens. Il obtiendra le poste d’ambassadeur à Washington.

La démission de Golda Meir en 1974 le propulsa à la tête du gouvernement. Mais le bilan de cette première expérience de Premier ministre ne fut pas brillant. Il peina à s’imposer dans l’opinion et dans son parti. Rabinovich montre notamment son indécision face à la montée en puissance des colons religieux, qu’il exécrait pourtant. Les jeux de coalition politiques le placèrent à la tête du ministère de la Défense, où il officia plusieurs années, construisant sa réputation de « Monsieur sécurité ».

Le chapitre consacré aux accords d’Oslo, sans doute le plus important, révèle un Rabin « ambivalent par nature » et toujours méfiant à l’égard de Shimon Peres, son vieux rival. Un fait intéressant est rapporté : à l’origine, les accords intérimaires devaient être signés à la Maison-Blanche par les ministres des Affaires étrangères, et c’est notamment pour éviter que son rival ne récolte seul les lauriers de cette « percée » que Rabin décida de s’y rendre, au grand dam de Peres qui pensa un moment annuler sa participation à la cérémonie.

Itamar Rabinovich analyse en épilogue les séquelles de la mort violente de Rabin. Le Likoud, son chef Benyamin Netanyahou en tête, n’aura de cesse de minimiser son œuvre et de lui faire porter la responsabilité de l’attaque de l’Altalena, ce bateau qui en 1948 transportait des armes pour l’Irgoun. Ben Gourion avait ordonné de le couler pour éviter un phénomène de milices échappant au contrôle du pouvoir politique. L’unité chargée de cette tâche n’était autre que celle d’un jeune capitaine du nom de Rabin.

L’auteur tient à souligner, en conclusion, que Rabin n’était pas un « leader colombe », que son souci majeur était celui de la sécurité d’Israël, un objectif qui ne pouvait toutefois être atteint que par la paix. Certes, mais les grands « leaders colombes » de la gauche sioniste (comme Aryeh Eliav, Matti Peled, Uri Avnery, et bien d’autres) militaient depuis 1967 dans le même esprit. Paradoxalement c’est lui, et nul autre, que le camp de la paix a choisi comme icône.

Samy Cohen

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Molenbeek-sur-Djihad

Wed, 12/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Marc Hecker, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Christophe Lamfalussy et Jean-Pierre Martin, Molenbeek-sur-Djihad (Grasset, 2017, 304 pages).

Les attentats de Paris, le 13 novembre 2015, et ceux de Bruxelles, le 22 mars 2016, ont poussé Christophe Lamfalussy et Jean-Pierre Martin – journalistes à la Libre Belgique et à RTL Belgique – à enquêter sur Molenbeek. C’est dans cette commune située au cœur de la capitale belge que vivaient plusieurs terroristes, et qu’a été arrêté Salah Abdeslam après quatre mois de cavale.

Molenbeek a connu une croissance démographique importante depuis le début des années 1980, sa population passant de 67 000 à 95 000 habitants. Plus de la moitié d’entre eux est originaire du Maroc, en particulier du Rif – région connue notamment pour sa production de haschisch. Le taux de chômage de la commune dépasse les 40 % et atteint même 52 % pour les moins de 25 ans. Selon les auteurs, Molenbeek aurait été délaissée par les pouvoirs publics, et le contrôle social délégué aux imams. Les responsables politiques belges avaient une profonde méconnaissance de l’islam et ont laissé se développer les courants les plus radicaux. Salafistes et Frères musulmans se sont ainsi profondément ancrés dans le paysage local. Molenbeek, dont le territoire couvre 6 km2, compte 25 mosquées dont seules 4 sont reconnues par l’organe qui gère l’islam en Belgique.

La guerre en Syrie a eu un impact considérable sur la commune : 79 de ses habitants sont partis se battre au Moyen-Orient. La Belgique est un des pays occidentaux les plus touchés par le djihadisme : près de 550 ressortissants belges ont rejoint les rangs de Daech ou d’une autre organisation terroriste. Lamfalussy et Martin décrivent avec précision la scène djihadiste belge, structurée autour de trois pôles principaux : le réseau Zerkani – auquel appartenait notamment Abdelhamid Abaaoud –, Sharia4Belgium de Fouad Belkacem, et Le Resto du Tawhid de Jean-Louis Denis.

Ces trois pôles étaient connus des services de renseignement et de la police mais les forces de l’ordre ont été dépassées par l’ampleur du phénomène. Leurs moyens étaient largement insuffisants et n’ont cessé de décroître du fait de coupes budgétaires. La Sûreté de l’État a ainsi perdu 140 agents de 2008 à 2015, ce qui est considérable pour une agence qui en compte environ 600. Le service de renseignement de l’armée (le SGRS) a aussi subi d’importantes réductions budgétaires, tout comme la division antiterroriste de la police fédérale (DR3). Cette unité de 150 hommes – trop peu au regard de la menace – a abandonné la surveillance des frères Abdeslam au ­printemps 2015.

Les attentats de Paris et de Bruxelles ont constitué un électrochoc. Le gouvernement de Charles Michel a immédiatement annoncé de nouvelles mesures antiterroristes, comme la création d’un Conseil national de sécurité, le déploiement de militaires dans les rues ou l’autorisation de conduire des perquisitions la nuit. Des failles béantes ont été comblées. Par exemple, il a fallu attendre l’été 2016 pour qu’une loi autorise la Sûreté de l’État à intercepter les communications téléphoniques et électroniques de ressortissants belges se trouvant à l’étranger. Les effectifs de la police et des services de renseignement ont été renforcés. À Molenbeek, 50 nouveaux policiers ont été déployés et un centre de prévention de la radicalisation a été ouvert. La Belgique est sortie douloureusement de sa torpeur, pour ne pas dire de son déni. Mais les Belges n’ont pas fini de panser leurs plaies.

Marc Hecker

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Japan, Russia and their Territorial Dispute

Mon, 10/07/2017 - 09:06

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Céline Pajon, chercheur au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de James D. J. Brown , Japan, Russia and their Territorial Dispute: The Northern Delusion (Routledge, 2016, 168 pages).

L’auteur défend ici une thèse forte : le postulat du Japon dans ses discussions avec Moscou – à savoir le retour, à terme, sous souveraineté nippone, de la totalité des îlots sous contrôle russe depuis 1945 – est irréaliste et illusoire.

Ce parti-pris rend le propos dynamique et stimulant. L’ouvrage s’organise autour de quatre courts chapitres dans lesquels sont présentés puis relativisés, voire invalidés, les arguments japonais. L’argument légal et historique tout d’abord : Tokyo présente les quatre îles les plus méridionales des Kouriles comme son « territoire inhérent » et estime que l’Union soviétique en a repris possession en août 1945 de manière déloyale, en violation du pacte de non-agression. L’auteur minore cet argument, montrant que la Russie maintient une interprétation différente qui peut être recevable, et qu’avant tout, les Kouriles Sud sont aujourd’hui un symbole fort de son identité de vainqueur de la Seconde Guerre mondiale.

Ensuite, l’argument économique – le Japon estime que des incitations financières permettront de créer un environnement favorable à des concessions russes sur la question territoriale – est invalidé. Si la Russie cherche bien à attirer d’importants investissements pour développer son Extrême-Orient, Moscou ne considère plus que Tokyo soit en mesure de proposer une offre décisive : les entreprises japonaises sont peu attirées par la Russie, et son environnement peu favorable aux investissements. Enfin, les dirigeants russes ont rappelé à plusieurs reprises qu’il est inenvisageable de « vendre » le territoire national.

Puis l’auteur aborde l’argument sécuritaire, ou stratégique. Tokyo a tendance à exagérer les tensions entre Moscou et Pékin, et ses tentatives pour éviter un front commun sino-russe, ou contrebalancer la Chine par un rapprochement avec la Russie, sont vouées à l’échec. Si des divergences existent bien au sein du partenariat sino-russe, ce dernier reste essentiel pour Moscou, en particulier depuis la crise ukrainienne. Par ailleurs, l’importance stratégique des Kouriles Sud pour Moscou se renforce : arsenaux et troupes y sont déployés pour mieux contrôler et défendre la mer d’Okhotsk et le passage vers l’Arctique.

L’auteur traite enfin la question des opinions publiques. Tokyo revendique un fort attachement de sa population au retour des quatre îles ; or des sondages récents montrent que les Japonais sont prêts à accepter une solution plus flexible. De manière générale, l’auteur estime que l’émoi serait moindre au Japon qu’en Russie, où un fort nationalisme rend difficile la cession d’une partie du territoire national.

Appuyant son analyse sur de nombreuses sources, japonaises autant que russes, James Brown montre que les deux pays ont toujours des approches irréconciliables sur leur différend territorial. Il n’envisage qu’une seule issue : le retour à la déclaration nippo-russe scellant la reprise des relations diplomatiques en 1956, qui prévoyait qu’une fois un traité de paix signé la Russie transfèrerait les deux plus petites îles des Kouriles Sud au Japon. Tokyo ne s’y est jamais résolu. Y revenir aujourd’hui marquerait sans doute un tournant historique dans la relation de Tokyo avec Moscou, mais pour quels bénéfices, et à quel prix ?

Céline Pajon

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Militer au Hezbollah

Fri, 07/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Matthieu Cimino propose une analyse de l’ouvrage de Erminia Chiara Calabrese , Militer au Hezbollah. Ethnographie d’un engagement dans la banlieue sud de Beyrouth (Khartala/Ifpo, 2016, 296 pages).

Depuis plusieurs années, le Hezbollah catalyse une inflation de travaux de qualités inégales. Le sujet est rendu très attractif par sa centralité (le parti étant depuis 2011 lourdement impliqué en Syrie) ainsi que par le développement massif et éclaté des security studies, engagées autour des problématiques de terrorisme. L’autre raison tient à la difficulté d’accès aux sources : le Hezbollah, comme toute organisation militaire ou paramilitaire, assure sa pérennité par la protection de sa structure opérationnelle et militante, pour l’essentiel par le silence. Seul un nombre limité de chercheurs (à l’instar de Norton, Mervin ou Daher) a donc pu produire des ouvrages de qualité, issus de travaux de terrain, appuyés par une méthodologie rigoureuse et la maîtrise de l’arabe.

Apport considérable au corpus académique sur le parti chiite, la saisis­sante monographie de Calabrese s’inscrit dans cette filiation. Le livre est construit à partir de sources primaires, issues de multiples entretiens semi-directifs menés depuis 2005 avec des militants et sympathisants du Hezbollah ; un tel accès à l’épine dorsale activiste du parti, exceptionnel en soi, atteste d’une recherche de fond, menée sur le temps long, dans un environnement hermétique. À travers ces entretiens, l’auteur explore les modalités de l’engagement, tout en proposant une sociohistoire passionnante du Hezbollah, approchée à travers les représentations de ceux qui en constituent l’avant-garde. Par cette somme prosopographique, Calabrese déconstruit par ailleurs l’imaginaire politique entourant ces affiliés, invariablement présentés comme pauvres, très religieux et marqués par une expérience radicale du chiisme.

En sus, ce travail s’appuie sur un corpus théorique très récent, dont les réflexions d’Olivier Fillieule sur les processus d’engagement et d’action militante « par le bas », privilégiant l’approche individuelle et évitant l’écueil d’une perspective monoscalaire centrée sur les collectifs – bien que le livre veille à ne pas exagérer la centralité du premier ni à négliger l’influence des seconds. La méthodologie employée assure une infrastructure solide à cette monographie, organisée en six chapitres qui explorent la construction du réseau militant du Hezbollah, les modes différentiels de socialisation des jeunes du parti, la formation militante per se, les registres de mobilisation employés par le parti, le rôle et la charge symbolique du leader, Hassan Nasrallah, et enfin la symbo­logie de la résistance.

Si l’ensemble est dense et innovant, on retient d’abord la précision empirique avec laquelle sont décrits les mécanismes de recrutement du parti, ses procédures de sécurité opérationnelle ainsi que le cycle de façonnage de l’« identité partisane » de ses membres. Fort peu critiquable, cet ouvrage trouve peut-être une limite : ne pas questionner l’hubris comme mécanisme d’engagement des combattants. Au-delà des éléments constitutifs du milieu sociopolitique des interviewés (héritage familial, environnement éducatif…), on s’étonne de ne pas trouver chez eux de références à la quête d’un idéal de soi, ou au besoin de recherche personnelle et collective d’un ennemi. Cet élément mis à part, Militer au Hezbollah s’inscrit en référence des rares travaux monumentaux écrits sur le parti libanais.

Matthieu Cimino

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Poised for Partnership: Deepening India-Japan Relations in the Asian Century

Wed, 05/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Isabelle Saint-Mézard propose une analyse de l’ouvrage de Rohan Mukherjee et Anthony Yazaki, Poised for Partnership: Deepening India-Japan Relations in the Asian Century (Oxford University Press, 2016, 304 pages).

Jusqu’à ce jour, le rapprochement indo-japonais a intéressé le monde des think tanks et des médias, mais guère celui de l’université. L’intérêt de cet ouvrage d’une dizaine de contributions d’auteurs indiens et japonais est de présenter une analyse approfondie des liens qui se nouent actuellement entre les deux États. À ce titre, un thème récurrent le parcourt : rattraper le temps perdu et les occasions de coopération manquées. La plupart des chapitres rappellent que les liens bilatéraux, très cordiaux durant les années 1950, se sont distendus pendant la guerre froide et sont restés entravés jusqu’aux années 1990 en raison du désaccord sur le programme nucléaire militaire indien. Le rapprochement entre les deux États n’a commencé qu’en 2000, lors de la visite à New Delhi du Premier ministre Mori, mais la relation bilatérale demeure aujourd’hui en deçà de son potentiel.

Pour expliquer le renforcement des relations entre Tokyo et New Delhi, les auteurs évoquent le contexte géo­politique, marqué par l’intransigeance de la Chine dans les disputes territoriales qui l’opposent à ses voisins. Ils notent aussi l’influence favorable du rapprochement indo-américain sur les dirigeants à Tokyo. Mais Mukherjee et Yazaki affirment que ce sont avant tout les « idéaux démocratiques partagés » qui fondent la nouvelle entente. Plus encore, ce sont les changements sur la scène politique intérieure nippone et l’arrivée de dirigeants « néoconservateurs » tels Junichiro Koizumi et surtout Shinzo Abe, qui ont le plus œuvré en faveur du rapprochement avec l’Inde. De fait, ces dirigeants se caractérisent par leur désir « de voir le Japon jouer un rôle plus actif en faveur de la sécurité en Asie », et la conviction qu’« en vertu de leurs idéaux démocratiques partagés, l’Inde et le Japon pourraient être de proches partenaires ».

Cohérentes, les contributions suivent une même approche méthodologique : analyser les intérêts et stratégies de chaque pays dans un secteur donné, pour ensuite évaluer le potentiel de coopération bilatérale. L’analyse suit quatre grands secteurs : économie, énergie, sécurité et gouvernance mondiale. Les points de vue japonais et indien sont à chaque fois présentés avec diverses recommandations. Par ailleurs, l’ouvrage se démarque par sa tonalité réaliste, voire sceptique, sur le rapprochement en cours, et insiste sur les multiples contraintes qui continuent d’entraver l’approfondissement de la relation. Il rappelle à diverses reprises que les facteurs de malentendus et d’incompréhension demeurent nombreux entre Inde et Japon, tant leurs systèmes socioculturels sont différents, les interactions entre leurs sociétés limitées et leurs modes de fonctionnement bureaucratique spécifiques.

Il est un peu frustrant que l’ouvrage s’arrête au seuil d’une phase qu’il qualifie lui-même de très prometteuse, marquée par l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, personnalité très proche de Shinzo Abe. L’ouvrage n’évoque donc pas l’accord de coopération nucléaire de la fin 2016. Or ce développement ne signale pas seulement la levée de l’un des obstacles les plus importants de la relation, il montre aussi que par leur poigne et leur volonté politique, les dirigeants aujourd’hui au pouvoir à Tokyo et à New Delhi entendent surmonter les facteurs structurels les plus contraignants pour forcer la construction d’une relation stratégique.

Isabelle Saint-Mézard

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Où va le monde ?

Mon, 03/07/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Pascal Lamy et Nicole Gnesotto, Où va le monde ? Le marché ou la force ? (Odile Jacob, 2017, 240 pages).

Dialogue structuré, ce livre fait entendre, et se mêler, deux voix qui auraient pu, a priori, paraître divergentes. L’une, suspecte de privilégier le développement, l’organisation du monde et l’accouchement de la paix par l’échange et l’ouverture, bref le « doux commerce » ; l’autre, plus proche du réalisme des « sécuri­taires », soucieuse de ne pas gommer les hiérarchies de puissances politiques et étatiques. Pascal Lamy et Nicole Gnesotto montrent que le chant à deux voix permet à la fois l’affirmation et le dialogue.

Une première partie rappelle les bases des deux approches. L’une, plus géopolitique, dessine un monde où les rapports de forces sont de retour, un monde sans puissance organisatrice, dominante, et destructuré. L’autre relève que les principaux conflits se développent dans les zones les moins intégrées à l’économie mondiale des échanges : ce n’est donc pas l’ouverture qu’il faut repenser, mais la production de la justice sociale.

La deuxième partie se présente comme un panorama synthétique des acteurs et des enjeux du monde actuel. Dans cette partie très riche, on notera les développements sur la Russie (à la fois faible et forte), sur les Afriques (ô combien diverses), sur le Moyen-Orient (juxta­position d’acteurs faits d’États trop forts et de nations trop faibles), ou sur l’importance des espaces maritimes (enjeux majeurs trop délaissés par la France). Sur le problème de la gouvernance globale, le constat est lucide : les structures n’ont pas suivi les bouleversements du monde ; et quand les Occidentaux souhaitent associer « les autres » à l’action internationale, ils les veulent dans leurs institutions, suivant leurs logiques et leurs normes.

On attendait bien sûr les auteurs sur le thème de leur troisième et dernière partie : où est, que fait, l’Europe dans ce monde-là ? La conjoncture actuelle suggère de distinguer l’adhésion à l’idée européenne de la plupart des opinions du Vieux Continent, de leur critique, de plus en plus large, de la manière dont elle est gouvernée. Pour récupérer une adhésion pleine et entière, il faut sans doute rappeler sans cesse les acquis, les bienfaits de la construction européenne (trop souvent pris en otage par les caricatures électoralistes), et remettre l’Union européenne sur de bons rails idéologiques, l’emmenant vers de bonnes décisions politiques. Réaffirmer le sens de la construction européenne, c’est aujourd’hui dire qu’elle peut être à la manœuvre pour « civiliser » la mondialisation – un objectif quelque peu oublié ces deux dernières décennies. C’est aussi, sans doute, repenser cette Europe dans le monde réel, un monde où manœuvrent et s’entrechoquent de vraies forces, pas seulement à la recherche de l’influence douce, post-nationale (post-machiavélienne serait-on tenté de dire…) qu’a privilégiée l’idéologie européiste.

Le mirage d’une Europe-puissance régentant le monde ressemble trop à un fantasme français pour séduire au-delà de l’Hexagone. Mais l’illusion d’une Europe-modèle entraînant le monde vers la paix par sa seule influence (et des chèques de moins en moins approvisionnés) doit être dépassée.

On est heureux d’acquiescer aux pers­pectives, à la fois généreuses et réalistes, des deux auteurs qui laissent pourtant ouvert le thème d’un possible second tome : quel accord est possible entre Européens – ou entre quels Européens – sur ces options éminemment politiques ?

Dominique David

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Simone Veil (1927-2017)

Fri, 30/06/2017 - 12:42

Simone Veil, qui vient de décéder, a été membre du Conseil d’administration de l’Ifri pendant de nombreuses années.

Nous nous souvenons de son attention bienveillante et de son soutien constant. Elle avait par ailleurs rédigé un article pour Politique étrangère (n° 2/1988) au sujet de son rapport à Israël. Nous reproduisons ce texte ci-dessous.

Il y a quarante ans, mon rapport avec Israël était avant tout d’ordre affectif. À Auschwitz, j’avais découvert ce que signifiait le sionisme pour une diaspora toute tendue vers la recherche de la terre promise. Pour les juifs déportés de Pologne, pour certains de ceux venus de Tchécoslovaquie, l’idée de rester en Pologne ne les effleurait pas ; seul les habitait, si jamais ils échappaient à l’extermination, l’espoir de se rendre en Palestine. Pour nous, juifs français, la question ne se posait pas. La France nous attendait, notre vie reprendrait chez nous, pas comme avant, mais presque.

Après 1945, je me suis sentie profondément solidaire du périple des personnes déplacées vers la Palestine, des acteurs de l’aventure tragique d’Exodus, des victimes du refoulement par les Anglais. J’ai vécu la déclaration d’indépendance d’Israël et les combats qui ont suivi dans une perspective émotionnelle. La création de l’État juif apparaissait comme une espèce de miracle, la réalisation d’une promesse autant que d’un rêve. L’État d’Israël, c’était aussi un pays d’accueil pour les juifs chassés et persécutés durant des siècles.

C’était une terre que l’on fertilise, un désert qui devient verger. C’était enfin le pays des kibboutz, d’une expérience nouvelle d’organisation sociale fondée sur la solidarité. Les juifs devenaient tout à la fois soldats et hommes de la terre. Cette émotion que j’éprouvais alors, je la ressens encore aujourd’hui face à la transformation du pays quand je vais de Jérusalem à Tel-Aviv, à travers cette route si chargée d’histoire et empreinte de tant de beauté.

J’avais vécu l’aventure militaire de la défense du territoire avec passion, angoisse. Au lendemain de la guerre des Six Jours, en 1967, après une victoire brillante, rapide et qui survenait après une très grande peur, je me posais de nouvelles questions : Israël était victorieux mais comment allait-il aménager sa victoire ? Saurait-il concilier les exigences de sa sécurité avec le principe du respect du droit des peuples ? C’est en termes personnels et émotifs, encore une fois, que j’ai vécu ce dilemme. Je ne saurai mettre en cause la sécurité d’Israël mais en même temps la reconnaissance de certaines valeurs s’impose. Je vis dans une perpétuelle tension, prise entre le désir de l’objectivité – si nécessaire à Israël – et en même temps la difficulté, n’étant pas israélienne, n’assumant pas les risques des Israéliens d’adopter une approche objective et en quelque sorte désincarnée.

Il est facile d’être donneur de conseils et de jouer au juste en se retranchant derrière des principes alors qu’on assume ni les charges ni les risques d’un pays en guerre. Mon avenir se joue ailleurs, ce n’est ni ma sécurité, ni celle de mes enfants qui sont en cause.

Pourtant je ne puis cacher qu’en 1982, au lendemain de l’invasion israélienne du Liban, je me suis sentie particulièrement troublée. D’instinct, je jugeais cette aventure risquée – comme beaucoup d’Israéliens – mais il m’était désagréable de m’exprimer ouvertement et en public. Lorsqu’on exerce des responsabilités publiques dans son pays, l’influence que peut exercer ce que l’on dit, ce que l’on exprime, peut aller bien au-delà de ce que l’on a voulu dire, bien au-delà de votre pensée. Aussi me suis-je imposée une grande prudence d’expression. La tentation permanente de la diaspora est de juger Israël. Mais ce que nous disons est perçu différemment par les Israéliens et par le monde extérieur.

Parce que nous sommes juifs, on accorde à nos propos une signification particulière, souvent mal ressentie par les Israéliens eux-mêmes, même si une partie des Israéliens sollicitent l’avis de la diaspora à des fins de politique intérieure. Une grande majorité d’Israéliens, en fait, acceptent difficilement que les juifs de la diaspora prennent parti dans leur débat intérieur. Ils le vivent comme une accusation, un rejet, une remise en cause illégitime. Au moment où Shimon Pérès se déclara favorable à l’idée d’une conférence internationale sur le Moyen-Orient, je fus sollicitée pour appuyer ce projet. À l’époque je ressentais cette initiative comme inopportune, et pour le moins prématurée. Aujourd’hui, les propositions de George Shultz interviennent dans un contexte international différent. La situation dans les territoires occupés est telle que l’ouverture et le dialogue s’imposent pour sortir de l’impasse dans laquelle Israël se trouve.

Quarante ans nous séparent de la création de l’État d’Israël. Pour beaucoup de jeunes Européens, les victimes aujourd’hui ce sont les Palestiniens. Ils ignorent les conditions qui ont amené la création de l’État d’Israël même s’ils connaissent la shoah. Ils ne perçoivent pas Israël comme une terre d’accueil. Comment les jeunes comprendraient-ils les événements qui secouent Israël sur le plan affectif comme sur le plan historique ? Au lendemain de la rencontre germano-américaine de Bitburg, en 1985, j’ai très intensément éprouvé qu’une phase de l’histoire était en train de s’achever, que l’on passait à autre chose. Quarante ans, c’est le temps qu’il a fallu à Moïse pour sortir du désert. Quarante ans, c’est l’espace de deux générations. Celle qui a subi, et celle qui, déjà, théorise.

Devant le passage du temps, la diaspora doit avant tout éviter le provincialisme, le repli sur soi. Aujourd’hui, j’éprouve à l’égard d’Israël la même émotion, le même attachement, mais également une inquiétude. Plus que jamais, l’interdépendance des pays entre eux s’impose comme une réalité. Certes, la détente pourrait profiter à Israël. Mais la situation d’Israël est objectivement périlleuse. Politiquement, culturellement, Israël fait partie du Nord, mais géographiquement il se trouve au Sud. Israël doit-il devenir un pays du Sud et accepter d’y jouer son destin, devenant un partenaire ouvert au dialogue avec ses voisins, fussent-ils arabes, dans un ensemble régional ? Est-il inconcevable de penser qu’Israël pourrait apporter une manière de penser et de faire qui leur serait pour tous un facteur de progrès ?

Simone Veil

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L’art de la guerre à l’âge des réseaux

Fri, 30/06/2017 - 09:53

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Rémy Hémez, chercheur au Laboratoire de recherche sur la défense (LDR) de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux (ISTE Éditions, 2017, 224 pages).

Joseph Henrotin est chargé de recherches au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (CAPRI) et à l’Institut de stratégie et des conflits (ISC), et rédacteur en chef du magazine Défense et Sécurité internationale (DSI). Auteur de plusieurs ouvrages remarqués – dont Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes (2014) –, il nous livre dans ce dernier opus une synthèse très utile de ses nombreux travaux sur la technologie militaire et la guerre hybride, tout en les insérant dans une nouvelle perspective.

Les deux premiers chapitres sont consacrés à une analyse historique des révolutions militaires et à une épistémologie complète de la Révolution dans les affaires militaires (RMA, selon son acronyme anglais). Joseph Henrotin cherche ensuite à déterminer si la RMA constitue véritablement un changement de paradigme. Pour lui, elle a imposé une évolution des pratiques dans le domaine de la stratégie des moyens mais n’est pas totalement disruptive. La technologie a produit des effets au plan tactique, mais n’a pas eu de conséquences automatiques sur leur stratégie de mise en œuvre.

Joseph Henrotin passe ensuite en revue les impacts de la RMA sur les différents milieux. Les racines technologiques de la RMA se situent dans les espaces « fluides » (air, mer, espace), avec la mise en réseau de radars, de centres de commandement et de bases aériennes dès la fin des années 1930. La « fluidification » de l’espace aérien se poursuit ensuite avec l’entrée en service d’aéronefs de détection avancée. Mais l’auteur souligne à raison que la perception de maîtrise de l’espace qui en découle est trompeuse, car elle ne peut inclure ni les intentions, ni le moral de l’adversaire. La fluidification du « solide » (le domaine terrestre) est encore plus complexe, étant donné l’opacité de ce milieu. Là aussi, la question de la détermination des intentions de l’adversaire est problématique.

Avoir des forces « réseau-centrées » a des conséquences sur notre façon de faire la guerre. Par exemple, leur usage a tendance à renforcer l’inclination pour un commandement par le plan, plus directif. Les réseaux donnent leur pleine mesure dans le domaine des frappes de précision. Mais l’auteur souligne un paradoxe : parce qu’un armement est considéré de haute précision il est vu comme moins létal pour les populations civiles, et donc toute perte collatérale est susceptible d’être critiquée.

Notre dépendance à l’égard des réseaux est bien comprise par nos adversaires, qui en font une cible prioritaire. Ces derniers cherchent par ailleurs à « créer un nouvel équilibre entre les apports d’une technologie et les contraintes qu’elle induit », en mettant en place des modèles hybrides associant quantité et surcroît de qualité. Selon l’auteur, c’est finalement là que se situerait la véritable RMA.

Joseph Henrotin nous offre ainsi une plongée passionnante au cœur des inter­actions entre la technologie et l’art de la guerre. Avec des arguments convaincants, il nous pousse à nous interroger sur l’efficacité de notre propre modèle d’armées et sur ses possibilités de survie à court terme. Une lecture indispensable à tous ceux qui s’intéressent à la guerre aujourd’hui et demain.

Rémy Hémez

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La grande évasion. Santé, richesse et origine des inégalités

Wed, 28/06/2017 - 10:16

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage d’Angus Deaton, La grande évasion. Santé, richesse et origine des inégalités (PUF, 2016, 384 pages).

Le prix Nobel d’Économie 2015 présente ce qu’il appelle la « grande évasion », c’est-à-dire la sortie de la pauvreté d’une partie de l’humanité. Bien que son point de vue soit résumé dès la première phrase de l’introduction – « la vie est aujourd’hui meilleure qu’à aucune autre époque de l’histoire » –, il s’attache à démontrer tout au long de son ouvrage que les conditions du développement économique sont plus complexes qu’il n’y paraît.

Dans le premier chapitre, l’auteur défend l’idée que la croissance économique et le progrès social vont historiquement de pair. La Chine en constitue la meilleure illustration. Cependant, le PIB par habitant n’est pas systématiquement corrélé au bien-être. Par exemple, des pays comme le Chili, le Vietnam et le Costa Rica ont une espérance de vie élevée compte tenu de leur PIB par habitant. On constate l’inverse pour la Russie et l’Afrique australe.

Les chapitres 2 à 4 rappellent comment nos sociétés sont parvenues à réduire la mortalité et allonger l’espérance de vie. À partir du XVIIIe siècle, trois facteurs fondamentaux se dégagent : les avancées de la médecine, la variolisation et la quête du bonheur. Au cours du siècle suivant, ce sont l’hygiène, le triomphe de la théorie microbienne et une meilleure alimentation qui font reculer la mort. Depuis 1900, ce sont les États aux politiques de santé publique très ambitieuses qui ont amélioré le plus nettement la qualité de vie de leurs citoyens. Les défis que doivent relever nations industrialisées et en voie de développement sont pourtant différents. Les premières s’efforcent de combattre les maladies cardiaques, les AVC et le cancer des adultes tandis que les dernières luttent encore contre la mortalité infantile.

Les chapitres 5 et 6 abordent la question des inégalités. L’utilisation du fameux « seuil de pauvreté » est jugée excessive car il est un instrument de mesure trop uniforme et subjectif. Il a pourtant le mérite de montrer que l’Afrique subsaharienne est le seul sous-continent à avoir subi un quasi-doublement de la pauvreté entre 1981 et 2008. Angus Deaton insiste en fait sur le rôle fondamental des institutions pour assurer l’essor des pays africains et sud-asiatiques.

Dans le septième et dernier chapitre, l’auteur se livre à une critique en règle des aides au développement. Manquant de transparence, destinées prioritairement aux gouvernements pro-occidentaux et finissant trop souvent dans les poches de dirigeants politiques corrompus, ces aides sont jugées contre-productives. À supposer qu’elles atteignent en partie leur objectif, elles demeurent dérisoires au regard des fluctuations des prix des matières premières, sources principales de revenus des pays les moins avancés. Angus Deaton n’hésite d’ailleurs pas à établir un lien de causalité entre les flux financiers reçus par l’Afrique et son sous-développement chronique. Que propose-t-il alors ? De consacrer les fonds en question à la recherche scientifique, à l’élimination des restrictions commerciales pratiquées par les États riches et à l’ouverture des frontières. Ces initiatives profiteraient indirectement mais essentiellement aux populations des régions à bas revenus et « court-circuiteraient » leurs gouvernants.

Norbert Gaillard

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