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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 1 month 2 weeks ago

Une ligne dans le sable

Mon, 26/06/2017 - 10:07

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de James Barr, Une ligne dans le sable. Le conflit franco-britannique qui façonna le Moyen-Orient (Perrin, 2017, 512 pages).

Le titre évoque la « ligne dans le sable » qui va d’Acre à Kirkouk, telle que définie dans les accords Sykes-Picot. Le véritable sujet de l’ouvrage est précisé par le sous-titre : « Le conflit franco-britannique qui façonna le Moyen-Orient. » Voici en effet une fresque sans complaisance de l’affrontement qui opposa la Grande-Bretagne à la France entre 1915 et 1949 dans cette région sensible. Comme ne craint pas de l’affirmer l’auteur, cette hostilité aurait « alimenté le conflit arabo-­israélien actuel », la Grande-Bretagne nourrissant le terrorisme arabe contre la France quand celle-ci soutenait les « terroristes sionistes ». Si cette thèse est contestable, la rivalité entre deux pays en principe amis a été particulièrement rude. L’auteur en détaille avec soin et une objectivité froide les péripéties souvent sanglantes, soulignant les incohérences des politiques de Paris et de Londres, et les coups bas assénés de part et d’autre.

Dès le début de la période du « dépeçage » (1915-1919), les crispations sont évidentes entre les deux pays pourtant alliés. Du côté britannique, de fortes tensions existent entre différents courants, l’un privilégiant « l’entente cordiale », l’autre nettement francophobe, représenté par Churchill à la tête du Colonial Office, et Thomas E. Lawrence. Dans une lettre à sa famille de février 1915, ce dernier ne cache pas son hostilité : « Concernant la Syrie, l’ennemi c’est la France et non la Turquie. » À toutes les étapes du démantèlement, les intérêts s’affrontent, la Grande-Bretagne étant plutôt en position de force avec une armée de 300 000 hommes sur le terrain, contre 30 000 pour la France. En définitive, Lloyd George, de mauvaise grâce, lâchera Fayçal « le roi de Damas » qui devra renoncer à la Syrie.

Dans l’entre-deux-guerres, l’affrontement perdure. Du côté de Londres, on encourage ouvertement le nationalisme arabe contre la politique répressive des hauts-commissaires français. Allant plus loin, la Grande-Bretagne est accusée de fournir des armes aux Druzes lors de la révolte de 1925 et de donner refuge à des terroristes arabes, notamment à Ahmed Merawed, l’auteur de l’embuscade qui a failli coûter la vie au général Gouraud. De son côté, la France accueille à Beyrouth les auteurs d’attentats contre des officiels britanniques, et même Amin Al-Husseini, grand mufti de Jérusalem responsable des graves troubles qui secouent la Palestine en 1936. La France est, à son tour, accusée de donner refuge aux terroristes arabes. Les mêmes affrontements perdurent entre 1940 et 1945. Edward Spears, chef de la mission britannique en Syrie, joue ouvertement l’élimination de la présence française. Révoqué par Churchill à la demande du général de Gaulle, son action de sape est poursuivie par Walter Sterling, nommé en juin 1944 officier de liaison auprès du président syrien Choukri Al-Kouatli. Mais l’auteur assure que la France a joué aussi un rôle important en soutien aux groupes terroristes juifs. Le colonel Alessandri, chef des services de renseignement français au Levant, aurait ainsi fourni argent et armes aux groupes Stern et à l’Irgoun, qui auraient utilisé Paris comme base arrière.

L’ouvrage fort documenté laisse une impression de malaise. La rivalité entre la Grande-Bretagne et la France au Moyen-Orient était certes connue. Mais ce livre montre la violence de l’affrontement, à un moment – les deux guerres mondiales – où la solidarité aurait dû prévaloir sur les désaccords.

Denis Bauchard

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Erreurs fatales

Fri, 23/06/2017 - 09:45

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Emma-Louise Blondes propose une analyse de l’ouvrage de Vincent Nouzille, Erreurs fatales. Comment nos présidents ont failli face au terrorisme (Fayard, 2017, 384 pages).

Cet ouvrage s’attache aux faiblesses de la lutte antiterroriste française depuis les années 1980. Le journaliste Vincent Nouzille se concentre sur le terrorisme puisant son origine dans les espaces musulmans, à l’origine des principales campagnes d’attentats perpétrées sur le sol français depuis 35 ans (1982-1986, 1995 et depuis 2015). L’auteur cherche à démontrer comment, par aveuglement, naïveté ou passivité, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande ont commis des erreurs qui contribuent à expliquer le climat d’insécurité qui règne actuellement en France. L’ouvrage dénonce l’absence de pilotage de la lutte antiterroriste, les failles du renseignement, le manque de coordination entre les services, les déficiences du volet police-justice, les faux-pas diplomatiques, ainsi que l’indifférence des gouvernements à l’égard de la menace.

Vincent Nouzille déplore que, depuis plus de trois décennies, les services dédiés à la lutte antiterroriste manquent d’objectifs communs et de coordination. D’un côté, les services de renseignement voient leurs agences se multiplier plutôt que se réformer, ce qui limite le partage d’informations et favorise la compétition. De l’autre, le manque de directives communes laisse la justice, la police, les services de renseignement, l’armée et les diplomates opérer de manières indépendantes, et souvent contradictoires. La France mènerait en conséquence une politique antiterroriste ambiguë, qui décrédibiliserait à la fois ses institutions et sa position face à aux organisations terroristes. Erreurs fatales tend à démontrer que le pouvoir exécutif, pourtant conscient des failles du système, n’a jamais instauré une structure cohérente, susceptible de prévenir de futurs attentats.

L’auteur reproche aux chefs de l’État successifs d’avoir engorgé la machine judiciaire par l’accumulation de mesures répressives au lendemain des vagues d’attentats, sans jamais anticiper les évolutions possibles de la menace. De plus, les instances judiciaires ont été isolées du processus de lutte antiterroriste par la réduction de leurs moyens et effectifs, ainsi que par la conduite d’une politique étrangère clandestine. L’auteur souligne le manque de contrôle judiciaire sur certaines mesures de sécurité, telles que les pratiques de surveillance ou les éliminations ciblées.

Enfin, Vincent Nouzille dénonce le déni et l’indifférence de l’exécutif face à la menace terroriste. Nos présidents auraient volontairement ignoré des rapports qui auraient permis d’anticiper les attentats. Il insiste surtout sur l’ignorance de la montée d’un djihadisme « made in France », qui aurait pu être limitée par des mesures de prévention de la radicalisation.

Erreurs fatales montre comment chaque président a privilégié la réaction sur la prévention, en répondant aux attentats par un durcissement de l’arsenal répressif sans que les mesures adoptées aient d’effet dissuasif. Vincent Nouzille peine pourtant à convaincre totalement. Son livre présente un dossier à charge, éclairant une accumu­lation d’erreurs constituant un enchaînement logique conduisant à la dégradation de la situation sécuritaire actuelle. Il omet de prendre en compte la complexité des facteurs de radicalisation, le caractère largement imprévisible des chocs géopolitiques qui ont touché le Moyen-Orient, et la nature évolutive du terrorisme.

Emma-Louise Blondes

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« Face à la poussée islamiste, l’Asie du Sud-Est doit jouer la carte de la coopération »

Wed, 21/06/2017 - 11:13

Le journal quotidien L’Opinion a publié le 20 juin 2017 un article sur le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2017), dont le dossier est consacré à l’ASEAN.

Les faits – Selon une étude menée en 2015 par le Pew Research Centre, 1 % des Indonésiens, soit environ 2,5 millions de personnes, affirme avoir une bonne opinion de l’État islamique. Cette forte proportion combinée à l’existence confirmée par les autorités de cellules dormantes fait craindre une multiplication des actions dans ce pays à un moment où Daech perd du terrain en Irak et en Syrie.

Entrée dans sa cinquième semaine, la bataille pour la reprise de la ville de Marawi, au sud des Philippines, tombée sous le contrôle du groupe Maute affilié à l’organisation État islamique, continue de mobiliser davantage de moyens militaires. Le président Rodrigo Duterte a décidé d’envoyer de nouveaux renforts, rejetant par la même occasion les offres de médiation faites par des responsables religieux de négocier avec les derniers militants retranchés dans la ville pour obtenir leur reddition. Les troupes régulières ont entamé depuis plusieurs jours une reconquête « centimètre par centimètre » de la cité que plus d’une centaine de rebelles islamistes tiennent en partie dans le but d’établir une « province » de l’État islamique dans cette région de Mindanao dont l’instabilité chronique liée aux activités de différents groupes criminels et terroristes constitue un fardeau pour le pays depuis de nombreuses années.

À l’instar de son prédécesseur, Rodrigo Duterte cherche une solution politique à la question des musulmans à Mindanao. D’ailleurs, les deux principaux groupes armés les représentant – le Front de libération islamique Moro (MILF) et le Front de libération nationale Moro (MNLF) – négocient avec le pouvoir dans le but d’arriver à un accord susceptible de satisfaire les revendications locales. Des représentants du MILF ont rencontré le président philippin pour lui offrir leur aide tandis que ce dernier leur a affirmé que la loi martiale décrétée dans la zone ne se transformerait pas en une chasse contre leurs militants. En effet, le chef de l’État a intérêt de conserver de bons rapports avec ces organisations, ce qui explique aussi pourquoi il entend écraser le groupe Maute. Il veut faire un exemple comme pour sa lutte sanglante contre le trafic de drogue qu’il a lancée depuis son arrivée au pouvoir l’an dernier.

Rien ne dit qu’il y parviendra car le combat contre les mouvements terroristes comme Maute demande une approche qui dépasse le cadre purement national. « Qu’il s’agisse des défis internes, régionaux ou systémiques, les menaces concrètes interrogent la vulnérabilité des États membres » de l’Association des nations du sud-est asiatique (ASEAN), rappelle Sophie Boisseau du Rocher dans la dernière livraison de Politique étrangère consacrée aux 50 ans de l’organisation régionale. Car la Communauté de sécurité que souhaite mettre en place l’ASEAN est loin d’être fonctionnelle et « les principes qui ont jusqu’ici fonctionné pourraient se révéler inadaptés pour répondre aux enjeux à venir », confirme le chercheur associé au Centre Asie de l’Ifri.

Menace terroriste. Ceux-ci ne concernent pas seulement la menace terroriste, mais il s’agit aujourd’hui de l’urgence comme le montre la situation à Marawi qui doit servir de base de réflexion pour les responsables philippins, indonésiens et malaisiens directement concernés par la poussée de l’islamisme radical dans leurs pays et par l’affiliation d’un nombre croissant de leurs ressortissants à des organisations proches de Daech.

Les services de police indonésiens ont récemment révélé qu’au moins 600 Indonésiens ont rejoint les rangs de l’État islamique en 2016 et que 38 d’entre eux avaient participé à la prise de Marawi et aux combats avec l’armée philippine. La mise en place de patrouilles maritimes conjointes en mer de Sulu et en mer des Célèbes est une première réponse qui devra être complétée par d’autres mesures.

Décidées il y a plus d’un an, ces opérations communes de contrôle n’avaient pas été effectives pour des questions territoriales, mais la prise de Marawi par le groupe Maute semble avoir enfin décidé les dirigeants des trois pays à mettre de côté leurs petites rivalités. Reste que cela ne suffira pas, compte tenu de l’immensité du territoire à surveiller. Les gouvernements concernés doivent aussi renforcer les contrôles dans les ports et s’appuyer sur des échanges de renseignements avec l’aide des États-Unis notamment, lesquels disposent de moyens technologiques dont ils sont dépourvus.

La présence de soldats des forces spéciales américaines auprès des militaires philippins à Marawi dans une mission de soutien technique et de renseignement indique aussi que le dossier est pris au sérieux par Washington malgré les relations moins cordiales qu’entretiennent les États-Unis et les Philippines depuis l’entrée en fonction de Rodrigo Duterte. Les militaires philippins devraient parvenir à déloger les extrémistes de Marawi. Ils y consacrent de gros moyens, mais cette victoire annoncée devrait être prolongée par un plan à long terme à l’échelle régionale pour lutter contre la montée en puissance de l’islam radical dans cette partie du monde où vivent quelque 400 millions de personnes. Faute de quoi, d’autres cités pourraient connaître le même sort que Marawi.

* * *

Retrouvez le sommaire complet du numéro d’été, ainsi qu’en libre lecture les articles de Françoise Nicolas, « La Communauté économique de l’ASEAN : un modèle d’intégration original » et de Catherine Iffly, « Quelles perspectives pour la Crimée ? ».

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La Turquie, entre coup d’État et référendum : 3 questions à Ahmet Insel

Mon, 19/06/2017 - 14:24

Auteur de l’article « La Turquie, entre coup d’État et référendum » paru dans le numéro d’été 2017 de Politique étrangère (2/2017), Ahmet Insel, chroniqueur au quotidien Cumhuriyet et ancien professeur à l’université Galatasaray d’Istanbul, répond à trois questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

1) Quelles ont été les grandes étapes de la vie politique turque depuis le coup d’État de juillet 2016 ?

La proclamation de l’état d’urgence, quatre jours après le coup d’État avorté, a ouvert la voie au règne général de l’arbitraire. Le gouvernement, en violant les limites que la Constitution impose au champ de compétence de l’état d’urgence, utilise depuis lors ce pouvoir exceptionnel pour purger massivement l’administration des éléments indésirables, et fermer des écoles, des universités, des journaux, des fondations et des associations par simple décision administrative, sans aucun recours possible. La seconde étape a été le projet d’amendement constitutionnel, préparé à la va-vite avec le soutien inattendu du leader du parti d’extrême droite, le Parti d’action nationaliste (MHP), qui instaure un régime hyper-présidentiel et donne au président élu tous les pouvoirs, y compris le contrôle de la justice et la possibilité de gouverner par décrets.

Ces amendements constitutionnels ont été soumis au référendum le 16 avril 2017 et adopté avec une très faible majorité. Le rapport des observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) souligne l’énorme inégalité entre les partisans du « oui » et ceux du « non » lors de la campagne référendaire, la suspension du droit au rassemblement sous prétexte d’état d’urgence, la détention des députés du parti d’opposition, le Parti démocratique des peuples (HDP), et de graves irrégularités lors du dépouillement des bulletins avec la bénédiction des autorités judiciaires chargées de surveiller les élections.

La campagne référendaire a aussi donné l’occasion au président Erdogan d’entamer une vive polémique avec l’Union européenne (UE), notamment avec l’Allemagne et les Pays-Bas à la suite de la limitation par ces pays des meetings de soutien au « oui » organisés avec la présence des ministres du gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP). Les accusations de nazisme et de fascisme prononcées par Erdogan à l’encontre des dirigeants de ces deux pays ont renforcé dans l’opinion publique européenne la conviction qu’il est désormais impossible de poursuivre le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE.

Enfin la détention d’une dizaine des députés du HDP – notamment de ses co-présidents –, la nomination des administrateurs judiciaires dans trois quarts des municipalités dirigées par le parti pro-kurde et la mise en détention des maires élus, ainsi que la reprise des opérations militaires contre les positions tenues par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont éloigné encore plus l’espoir d’une reprise des négociations pour résoudre pacifiquement le problème kurde.

2) Concrètement, quels effets immédiats perçoit-on dans la vie politique turque à la suite du référendum d’avril 2017 ?

Le référendum prévoit la mise en application du nouveau régime en deux étapes. D’une part, il permet tout de suite au président de devenir membre d’un parti politique ; d’autre part, il impose de former dans les 30 jours le nouveau Conseil des magistrats et des procureurs. Il s’agit des dispositions que Tayyip Erdogan tenait le plus à faire entrer en vigueur. En effet, début mai, il a adhéré de nouveau à l’AKP et lors d’un congrès extraordinaire le 21 mai, il est redevenu président de ce parti. Ainsi, concrètement, la Turquie a actuellement un président de la République qui est aussi président du parti majoritaire au Parlement, et un Premier ministre qui est vice-président de l’AKP et en même temps le président du groupe parlementaire de ce parti. La séparation – ne serait-ce que symbolique – entre les pouvoirs législatif et exécutif n’existe plus. Erdogan est un chef de parti qui bénéficie en même temps de l’irresponsabilité politique reconnue aux présidents de la République ! Nommé président du parti, il a tout de suite modifié les membres des instances dirigeantes de l’AKP qui s’est transformé totalement en un parti personnel.

Fin mai, la nomination des 11 membres du nouveau Conseil des magistrats et des procureurs a été effectuée. Tayyip Erdogan en a nommé quatre et sa majorité parlementaire, les sept autres. Désormais les nominations et les avancements des magistrats seront entièrement sous contrôle de Tayyip Erdogan. Depuis le coup d’État, le quart du corps judiciaire a été limogé et les nouvelles nominations dans les postes vacants de juges se font par des procédures spéciales accélérées, avec une forte majorité des avocats membres de l’AKP parmi les nouveaux nommés.

Les autres dispositions prévues dans les amendements constitutionnels acceptés entreront en vigueur à la suite de la future élection présidentielle de 2019. Les résultats du référendum ont revigoré l’opposition qui espère pouvoir garder l’unité du camp du « non » pour l’élection présidentielle à venir, espoir qui s’avère pour le moment être un vœu bien difficile à réaliser. En revanche le référendum a révélé la polarisation extrême de la Turquie, divisée en deux parts égales : d’un côté les partisans d’Erdogan qui lui vouent un véritable culte ; de l’autre ceux qui lui manifestent une haine profonde. Le reflet de cette polarisation est très visible dans la répartition géographique des résultats du référendum.

3) Comment qualifier le régime mis en place par Erdogan et quelles évolutions peut-on anticiper ?

Le régime qui est mis en place est bien plus qu’un simple autoritarisme mais il n’est pas non plus une dictature classique. Il s’agit d’une autocratie élective. C’est une autocratie, parce que tous les pouvoirs, sans exception, sont concentrés dans les mains d’une seule personne. La justice est sous le contrôle personnel d’Erdogan ainsi que le pouvoir religieux, via la Direction des affaires religieuses. Enfin l’armée est totalement chamboulée par les purges successives depuis 2008. Actuellement 40 % des généraux de l’armée turque sont en détention et environ 10 % des officiers ont été limogés.

Tayyip Erdogan exprime de plus en plus ouvertement sa volonté de poursuivre une politique de réislamisation de l’espace public. Il fait notamment généraliser progressivement des cours de religion dans l’enseignement et soutient activement le développement des écoles religieuses. Pour assurer sa réélection en 2019, il poursuit l’absorption du parti d’extrême droite par l’affichage d’une posture islamo-nationaliste. Lors du congrès extraordinaire de l’AKP, il a fait inscrire dans les statuts « quatre principes » : un seul État, une seule nation, une seule patrie et un seul drapeau. Deux autres principes, sans être prononcés, s’ajoutent en creux aux quatre autres : une seule langue (le turc) et une seule religion (islam sunnite). Et un seul chef, cela va sans dire !

La fermeture officieuse de la perspective d’adhésion à l’UE, les nouvelles tensions avec certains membres de l’OTAN comme l’Allemagne ou l’Autriche, les échecs successifs dans la politique extérieure, et la disparition de la sécurité juridique réduisent l’attractivité de la Turquie pour les investisseurs étrangers. Or la Turquie a un besoin structurel de l’apport de capitaux extérieurs pour assurer sa croissance. Le gouvernement essaye de compenser le désamour croissant des investisseurs internationaux pour la Turquie par l’apport des capitaux du Golfe et sans trop regarder l’origine des fonds qui arrivent dans le pays. L’année dernière, la ligne « erreur et omission » de la balance des paiements affichait environ dix milliards de dollars, c’est-à-dire l’équivalent d’un peu moins d’un mois d’exportations.

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Retrouvez l’article d’Ahmet Insel sur Cairn.

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Helmut Kohl (1930-2017)

Fri, 16/06/2017 - 18:04

Helmut Kohl vient de disparaître.

Nous venons d’apprendre la disparition de l’ancien homme politique allemand Helmut Kohl. Chancelier fédéral de 1982 à 1998, il avait été l’un des principaux artisans de la réunification allemande.

Helmut Kohl avait écrit deux articles dans la revue Politique étrangère, disponible sur la plateforme Persée. Le premier, en 1981, avait trait à l’Ostpolitik. Le second, en 1989, portait sur « la question allemande et la responsabilité européenne ». Il se ponctuait par un vibrant appel à la coopération franco-allemande :

« L’Europe de l’avenir ne peut se faire sans une étroite concertation franco-allemande. Dans la période de l’après-guerre, la France et l’Allemagne ont fourni l’exemple unique de deux peuples voisins ayant parcouru qui les a menés d’une rivalité destructrice pour l’Europe entière à une entente également bénéfique pour les autres partenaires européens. Ce chemin, nous continuerons de le parcourir à l’avenir. »

Son ouvrage L’Europe est notre destin. Discours actuels (Éditions de Fallois, 1989) a par ailleurs fait l’objet d’une recension écrite par Jean Klein dans notre revue (Politique étrangère, n° 1/1990).

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Migrations, une nouvelle donne

Fri, 16/06/2017 - 12:02

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Corinne Balleix, chargée de la politique européenne d’immigration et d’asile au ministère des Affaires étrangères et enseignante à Sciences Po Paris, propose une analyse croisée de l’ouvrage de Catherine Wihtol de Wenden, Migrations, une nouvelle donne (FMSH Éditions, 2016, 184 pages), et de l’ouvrage dirigé par Cris Beauchemin et Mathieu Ichou, Au-delà de la crise des migrants : décentrer le regard (Karthala, 2016, 200 pages).

Dans un contexte électoral propice aux surenchères populistes sur les questions migratoires, les ouvrages de la spécialiste française des migrations Catherine Wihtol de Wenden, et de chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (INED), Cris Beauchemin et Mathieu Ichou, fournissent, par un décentrement du regard sur les chiffres, l’histoire et la géographie des migrations, des clés salutaires de compréhension de la « crise des migrants » actuelle.

Ces deux livres s’attaquent d’abord à certaines idées reçues sur les migrations. La première est celle de l’invasion. Or, les 244 millions de migrants actuellement recensés dans le monde ne représentent que 3,5 % de la population mondiale, contre 5 % au début du xxe siècle. Les immigrants représentent en 2015 les trois quarts de la population au Koweït ou au Qatar, 15 % en Australie, 10 % en Amérique du Nord et dans l’Union européenne, et 12 % en France. Que les Français évaluent à 30 % la part des migrants dans la population témoigne donc d’une formidable distorsion. Plus de la moitié des migrants en Europe sont des Européens (52 % en 2015), 27 % sont africains, 20 % sont asiatiques. S’agissant des réfugiés, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) estimait qu’en 2014 l’Union européenne accueillait 11 % des 13,7 millions de réfugiés, chiffres inférieurs à ceux de l’année 2000, où l’Europe accueillait 22 % des réfugiés de la planète, le nombre maximum (18 millions) ayant été atteint en 1992. Parallèlement, l’Europe détient en 2016 un triste record, les trois quarts des disparitions de migrants étant intervenues en Méditerranée.

Les chercheurs de l’INED montrent en outre – en dépit de lacunes statistiques sur les migrations de retour et de « re-migrations » – que les migrations ne sont pas si permanentes que cela, 20 à 50 % des migrants repartant dans les cinq années suivant leur arrivée. En France, le solde migratoire de 2013 (140 000) a diminué par rapport à celui de 2006 (164 000). Les retours sont motivés notamment par l’atteinte d’un montant suffisant d’économies, ou de l’âge de la retraite, ou encore par l’évolution de la situation socio-économique et politique dans le pays d’origine ou d’accueil. Cependant, la fermeture des frontières produit une « trappe migratoire » conduisant à la sédentarisation des migrants dans leur pays de destination, en particulier quand ils ont un statut irrégulier.

Par ailleurs, les Subsahariens qui, en 2012, représentaient 12 % des ressortissants de pays tiers en Europe n’abusent pas du regroupement familial. Beaucoup optent en effet pour un mode de vie familial transnational, la venue en France de leur famille leur paraissant coûteuse, tandis que les familles africaines, plus solidaires, s’opposent souvent au départ des enfants et de l’épouse, qu’elles considèrent comme des ressources. Ainsi, dix ans après leur départ en Europe, 49 % des Congolais avaient retrouvé leurs enfants en rentrant chez eux, et 27 % avaient été rejoints par leurs enfants en Europe.

De même, les capacités d’intégration des pays de destination sont plus grandes qu’il n’y paraît. En 1939, environ 500 000 Espagnols fuyant le franquisme se sont réfugiés en France. Initialement mal accueillis car perçus comme trop à gauche, ils se sont pourtant parfaitement intégrés, grâce, notamment à leur participation à la résistance contre le nazisme. De même, en 1962 – certes dans la période des Trente Glorieuses – 600 000 « pieds noirs » ont été rapatriés d’Algérie et ont bénéficié d’une politique volontariste d’intégration motivée en particulier par la dette coloniale. Enfin, en 1975, alors même que l’immigration de travail était officiellement terminée depuis 1974, la France a réinstallé et intégré activement 120 000 réfugiés d’Indochine présentés comme victimes du communisme.

« L’arrivée de migrants n’a au pire, aucun effet sur l’économie, et, au mieux, un effet légèrement positif », car elle augmente la demande et crée de nouvelles opportunités économiques. Les migrants, qui sont souvent plus éduqués que la moyenne de la population de leur pays d’origine, peuvent apporter leurs contributions fiscales aux systèmes sociaux quand ils sont en situation régulière. L’immigration irrégulière, elle, répond à un fort besoin de main-d’œuvre peu qualifiée dans des secteurs d’activité souvent désertés par les populations locales. Ainsi, en Floride, l’économie a-t-elle mis cinq années pour absorber un flux de 125 000 Cubains arrivés en 1980 ; en Israël, l’immigration en provenance de Russie a entraîné une augmentation de 4 % de la population en 1990, mais pas de baisse des salaires ; en Turquie, la vague de réfugiés syriens de 2015 rend certes plus difficile l’accès au marché informel de l’emploi pour les Turcs, mais reste sans effet sur les salaires. […]

Pour lire la recension de Corinne Balleix dans son intégralité, cliquez ici.

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Quelles perspectives pour la Crimée ?

Tue, 13/06/2017 - 12:37

La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Quelles perspectives pour la Crimée ?« , écrit par Catherine Iffly, et paru dans notre nouveau numéro, « ASEAN : 50 ans d’une expérience singulière« .

À Simferopol, le soir venu, les trottoirs plongent dans l’obscurité – sauf quelques artères centrales de la capitale de la Crimée. Depuis les ruptures d’alimentation de l’électricité fournie par l’Ukraine, dues à la détérioration de lignes haute tension par des activistes, l’éclairage public est parcimonieux ; au contraire, Sébastopol et ses installations militaires baignent dans la lumière. L’inflation, selon l’indice officiel, a dépassé 100 % pour les trois dernières années et les habitants de la péninsule ont vu leur pouvoir d’achat s’éroder. Mais à Sébastopol et Simferopol, les BMW, Infiniti, Bentley et Jaguar rutilent au soleil. Les échanges économiques de la Crimée avec l’Union européenne (UE) et les États-Unis sont soumis à des restrictions importantes, mais les grandes enseignes nord-américaines du sport et celles de la mode européenne ont rouvert depuis le printemps 2016. Trois ans après l’annexion de la presqu’île ukrainienne, la Crimée présente un visage contrasté.

Bouleversements sociaux et économiques

Alors que la presqu’île est désormais enclavée, les flux de population y sont paradoxalement considérables : départ de ceux qui sont contraints de fuir, afflux de Russes de toutes les régions de la Fédération, et d’Ukrainiens du Donbass, dont les autorités russes s’efforcent de limiter la présence sans y parvenir véritablement.

Suite au changement d’État, les compétences et qualifications de diverses professions dans la péninsule, en particulier les médecins, pharmaciens, avocats et notaires, ont cessé d’être reconnues. Certains ont repris une formation pour obtenir les certificats et licences professionnelles russes désormais exigés, les autres ont quitté la Crimée, rejoignant ceux qui devaient fuir pour des raisons politiques ou religieuses.

Les Tatares de Crimée – population autochtone musulmane qui, déportée en 1944, fut autorisée à se réinstaller sur la péninsule à la fin des années 1980 – sont visés par des mesures d’intimidation, des perquisitions et détentions arbitraires. Environ 25 jeunes Tatares, parfois mineurs, ont été kidnappés et assassinés depuis mars 2014 dans le sud de la Crimée. Leurs organes représentatifs, les Mejlis, ont été interdits en avril 2016, après que leur président a été banni et le vice-président emprisonné. Son successeur Ilmi Oumerov a été interné en hôpital psychiatrique en août 2016 pendant quelques semaines. Selon les Nations unies, en octobre 2014, la moitié des 19 000 personnes enregistrées qui avaient fui la péninsule étaient des Tatares de Crimée (qui représentaient 13 % de la population de Crimée lors du recensement d’octobre 2014). Mais une grande partie des personnes contraintes au départ ne s’enregistrent pas auprès des autorités ukrainiennes. À elle seule, l’organisation non gouvernementale Krymskaya Diaspora basée à Kiev, qui aide les personnes déplacées de Crimée, dénombre aujourd’hui 50 000 bénéficiaires de ses programmes (dont 20 % de Tatares).

Une nouvelle population russe s’est en revanche installée sur la presqu’île. Les administrations de différentes régions et les ministères moscovites ont dépêché des fonctionnaires. À Sébastopol et à Simferopol ont fleuri les cabinets d’avocats et de diverses professions libérales. Les prix de l’immobilier ont bondi, du fait de l’arrivée des investisseurs russes, et des acquisitions de résidences secondaires.

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PE 2/2017 en librairie !

Mon, 12/06/2017 - 11:23

Le nouveau numéro de Politique étrangère (2/2017) vient de paraître ! Il consacre un dossier complet à l’ASEAN qui fête ses 50 ans d’existence, tandis que le « Contrechamps » propose deux visions opposées sur les politiques économiques et budgétaires de la zone euro : Sous les dettes, la croissance ? Enfin, comme toujours, de nombreux articles viennent éclairer l’actualité, comme la Turquie, entre coup d’État et référendum ou encore le Brexit, représentatif d’une certaine idée de l’Europe.

En cinquante années d’existence, l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) a défini une approche complexe, progressive, équilibrée, de l’intégration régionale. Loin des affirmations spectaculaires de la construction européenne, elle articule les stratégies économiques et politiques d’États très divers avant tout soucieux de leurs propres souverainetés. La « voie asiatique » s’affirme ainsi très particulière, sans nul doute efficace. Mais suffira-t-elle face aux reclassements imposés par la montée en puissance du géant chinois ?

Le débat sur les politiques économiques et budgétaires de la zone euro s’est ré-ouvert à l’approche d’élections déterminantes, et suite aux inflexions des choix de la Commission européenne ou de la Banque centrale. La rubrique Contrechamps en propose deux visions, autour d’analyses contradictoires des notions de dette et de croissance. Un débat central pour la relance de la construction européenne tout entière.

La Crimée est-elle le nouveau trou noir de l’Europe ? Une contribution originale et informée fait le point sur les difficultés multiples d’une péninsule enclavée, auxquelles l’annexion russe paraît pour l’heure impuissante à répondre.

Également au menu du n° 2/2017 de Politique étrangère : la Turquie post-coup d’État et post-référendum ; Daech hors du territoire de l’État islamique ; et les conflits africains, pauvrement pensés par l’Occident selon des grilles de lecture décalées.

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J-3 : Politique étrangère, été 2017

Fri, 09/06/2017 - 11:02

Découvrez la vidéo de présentation du nouveau numéro de Politique étrangère, n°2/2017, disponible en librairie et en ligne sur le site d’Armand Colin à partir de lundi 12 juin !

 

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« La Communauté économique de l’ASEAN »

Wed, 07/06/2017 - 09:05

Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir avant la sortie officielle du numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2017), l’article que vous avez choisi d'(é)lire : « La Communauté économique de l’ASEAN : un modèle d’intégration original », par Françoise Nicolas, directeur du Centre Asie de l’Ifri.

À sa création en 1967, la principale préoccupation des cinq membres fondateurs de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) est d’ordre politique : aussi leurs ambitions sont-elles modestes sur le plan économique. Selon la Déclaration de Bangkok, le projet original de l’ASEAN avait pour objectif « de favoriser la croissance économique, le progrès social et le développement culturel dans la région et de promouvoir la paix et la stabilité ». Le développement étant perçu comme le meilleur rempart contre le danger communiste, l’objectif est alors de tout mettre en œuvre pour le faciliter ; mais il n’est aucunement question pour les cinq pays fondateurs de s’engager sur la voie de l’intégration économique sur base institutionnelle. Les initiatives gouvernementales de coopération économique n’interviendront que beaucoup plus tard. Au fil du temps, sous la pression de forces et d’événements extérieurs, les projets se sont pourtant précisés, aboutissant à la mise en place d’une Communauté économique qui constitue aujourd’hui l’un des trois piliers de la Communauté ASEAN.

Ce parcours singulier de l’ASEAN en matière d’intégration économique, qui mêle acteurs étatiques et non étatiques, mais aussi dynamique de marché et logique institutionnelle (voire capitalisme d’État), se démarque des expériences observées dans d’autres régions, et notamment en Europe. Il reflète en outre une constante oscillation entre la poursuite d’objectifs économiques purement nationaux (en premier lieu le développement), et une coopération régionale qui passe par de nécessaires compromis. Cette ambivalence explique aussi le décalage entre les ambitions affichées et les réalisations observées sur le terrain, même si de réels progrès ont été accomplis au cours des 50 dernières années. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si, et comment, les pays de l’ASEAN parviendront à maintenir leur stratégie dans un contexte régional mouvant où l’Association, en tant que groupe, pourrait jouer un rôle stabilisateur.

[…]

La CEA et au-delà

Afin de faire de l’ASEAN une région prospère, stable et hautement compétitive, la CEA est censée créer un marché unique pour la production et la circulation des biens, des services, du capital et du travail qualifié au sein de l’Association, marquant le point d’orgue d’un long processus d’intégration économique s’appuyant sur la réduction progressive des obstacles aux échanges intra-zone. […]

Au-delà de la CEA, l’ASEAN pourrait voir son rôle se modifier profondément dans l’organisation de la région Asie-Pacifique dans les années à venir. Une caractéristique importante de la CEA tient en effet au 4e objectif évoqué plus haut, l’intégration des économies de l’ASEAN dans l’économie mondiale. Dans la logique du régionalisme ouvert qui leur est chère, les pays de l’ASEAN se sont engagés depuis quelques années, à titre individuel, dans la négociation d’accords commerciaux préférentiels. En 2016, Singapour était signataire de plus d’une trentaine d’accords de libre-échange, la Malaisie et la Thaïlande d’une bonne vingtaine, le Vietnam d’une quinzaine. Parallèlement, l’ASEAN a suivi le même chemin, négociant notamment des accords de libre-échange (dits ASEAN + 1) avec ses grands partenaires d’Asie-Pacifique (Chine, Corée du Sud, Japon, Inde, Australie et Nouvelle-Zélande). En novembre 201221, l’ASEAN a lancé, à l’initiative de l’Indonésie, un projet de grand partenariat économique régional (Regional Comprehensive Economic Partnership – RCEP), dont l’objectif est de permettre la consolidation des cinq accords ASEAN + 1. […]

Alors qu’avec le TPP, l’ASEAN se trouvait marginalisée comme acteur institutionnel, et divisée en tant que groupe puisque seul quatre pays membres étaient parties à la négociation (Brunei, Singapour, Malaisie, Vietnam), avec le RCEP au contraire l’ASEAN retrouve son rôle central, et reprend en quelque sorte la main sur l’organisation de la région. Il est vrai que le rôle « central » et moteur de l’ASEAN dans le projet RCEP serait grandement facilité si la Communauté économique de l’ASEAN (CEA) était vraiment achevée, ce qui n’est pas encore tout à fait le cas. Il reste que le retrait américain du TPP offre à l’ASEAN une chance inespérée de faire du RCEP la clé de voûte de l’organisation des échanges en Asie de l’Est. […]

Le chemin parcouru par les pays de l’ASEAN ces cinquante dernières années est spectaculaire. La région abrite des économies extraordinairement dynamiques, étroitement insérées dans les réseaux mondiaux de production. Avec un PIB d’environ 2600 milliards de dollars, l’ASEAN en tant que groupe constitue la troisième puissance économique en Asie (derrière la Chine et le Japon, mais devant l’Inde), et la cinquième dans le monde. Et l’ASEAN en tant qu’institution n’est pas étrangère à cette performance : en pacifiant les relations entre les États membres, et en accroissant l’attractivité de la région, elle a incontestablement contribué à la réussite de chacun de ses membres, et facilité leur insertion dans les chaînes de valeur mondiales.

Même si l’Association s’est progressivement transformée pour s’adapter aux défis de son environnement, la construction économique régionale mise en place est marquée par deux grandes constantes. Son régionalisme est ouvert et développemental, ce qui la démarque des entreprises d’intégration économique observées dans d’autres régions, et explique les tensions récurrentes entre agendas nationaux et objectif d’intégration. Il reste que ce groupe, quelle que soit sa malléabilité, peut jouer un rôle moteur dans la structuration économique de la région Asie-Pacifique. Avec les bouleversements observés depuis peu, l’occasion lui est offerte de devenir plus proactif, de prendre son sort en main, et au-delà celui de l’ensemble de la région d’Asie. L’ASEAN saura-t-elle saisir l’occasion ? Tel est l’enjeu des prochaines années.

Pour lire l’article en intégralité, cliquez ici : nicolas_communaute_economique_asean.pdf (21 téléchargements) .

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Terre noire. L’holocauste et pourquoi il peut se répéter

Fri, 02/06/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Jean-Marc Dreyfus propose une analyse de l’ouvrage de Timothy Snyder, Terre noire. L’holocauste et pourquoi il peut se répéter (Gallimard, 2016, 608 pages).

Ce livre a été attendu par la communauté des historiens de la Shoah autant qu’il a déçu, recevant un accueil prudent mais généralement négatif. Publié après Terres de sang – mieux accueilli – Terre noire propose à nouveau une approche territoriale de la violence de masse qui a provoqué des millions de morts au cœur de l’Europe des années 1940. Les Terres de sang – une Europe médiane des Pays baltes à l’Ukraine – semblaient générer des morts sui generis, vaguement expliqués cependant par le choc titanesque de deux empires expansionnistes et totalitaires, le nazi et le soviétique.

Terre noire part d’une vision idéologique – on pourrait dire ultra-intentionnaliste mais aussi totalisante – du national-socialisme. Hitler aurait développé sa vision dès avant la publication de Mein Kampf jusque dans ses derniers écrits. Timothy Snyder décrit cette vision d’un « état de nature » anarchique et « écologique », idéal et qu’il fallait retrouver, corrompu qu’il avait été par l’ensemble des inventions humaines, dont la science, invention juive et bolchévique. « Dans l’écologie de Hitler, la planète était gâtée par la présence des juifs, qui défiaient les lois de la nature en introduisant des idées corruptrices », écrit Snyder. Cette vision ultra-écologique n’était pourtant qu’une part de l’idéologie d’Hitler. Le nazisme mit aussi en avant la science et les techniques, qu’il finança largement. Mein Kampf contient bien plus d’idées que celle d’une écologie absolue qui voit tout processus civilisationnel comme une dégénérescence ; on y trouve en particulier l’idée d’une primauté de l’État nazi, celle de la construction du NSDAP pour contrôler l’ensemble de la population allemande, etc.

Par ailleurs, dans l’édifice explicatif de l’auteur, il n’est pas dit comment cette idéologie extrême fut partagée par les centaines de milliers de bourreaux. Hitler y apparaît d’une puissance démoniaque ; Snyder fait fi des centaines d’études sur les différentes administrations allemandes et européennes, sur les organisations nazies et sur les opinions publiques, qui montrent la disparité des attitudes face au projet des dirigeants allemands. Parmi les nombreuses sous-thèses de l’ouvrage, dont bien peu ont convaincu malgré l’inventivité de l’auteur, celle de la disparition de l’État comme condition de la Shoah a été beaucoup discutée. Il s’agit là encore d’une approche centrée sur la Pologne. L’idée de la disparition de l’État est elle-même, à lire Timothy Snyder, peu claire. Comment prétendre que l’État néerlandais avait disparu, alors que son administration était intacte et que le gouvernement en exil était remplacé par un gouvernement de secrétaires généraux des ministères – qui collabora avec l’occupant ? Cette idée ne fait que compliquer à l’envi un débat déjà passablement brouillé sur les différentiels de survie des juifs d’un pays à l’autre. Comment dire que l’État grec fut plus démantelé que celui de la Hongrie pour expliquer l’assassinat de presque tous les juifs de ces deux pays ?

La conclusion se veut une réflexion sur les défis d’aujourd’hui et rejoint des analyses – rejetées par la plupart des historiens de la Shoah – sur les similitudes entre les tensions provoquées par les atteintes à l’environnement et le réchauffement climatique d’une part, et la Shoah d’autre part. L’ouvrage, d’une grande érudition, et dont la lecture n’est pas aisée, peine à fournir une nouvelle et unique explication de la destruction de six millions de juifs d’Europe.

Jean-Marc Dreyfus

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Dictionnaire de stratégie

Wed, 31/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Rémy Hémez, chercheur au sein du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD) de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Arnaud Blin et Gérard Chaliand, Dictionnaire de stratégie (Perrin, 2016, 1120 pages).

La réédition en poche de ce Dictionnaire de stratégie écrit par Arnaud Blin, stratégiste et historien, et Gérard Chaliand stratégiste lui aussi et spécialiste des conflits asymétriques, constitue un petit événement. Il s’agit là d’une nouvelle édition d’un ouvrage de référence paru en 1998 et épuisé depuis longtemps, qui n’est pas une simple réimpression mais une mise à jour, avec l’ajout d’une vingtaine d’entrées inédites, dont : « Daech », « 11 Septembre », « Drone » ou encore « Cyberguerre », échos des évolutions stratégiques de ces vingt dernières années.

On retrouve dans ce dictionnaire les entrées traitant des théories et principes de la stratégie, de la typologie des guerres, des grands capitaines ou des batailles majeures. Chaque article est suivi d’une courte bibliographie. Sont annexées à l’ouvrage une chronologie des grandes batailles de l’histoire, mises en parallèle avec les principaux ouvrages stratégiques et doctrines militaires, ainsi qu’une longue bibliographie qui a été mise à jour.

Dans une nouvelle introduction qui sert de fil directeur à l’ouvrage, les auteurs cherchent à dresser une généalogie mondiale de la stratégie, renouant ainsi avec une vision globale à laquelle Gérard Chaliand nous a habitués au moins depuis son Anthologie mondiale de la stratégie. Cette généalogie est d’abord parcellaire, « les civilisations restant en général murées sur elles-mêmes », mais comprend les classiques militaires chinois, ou encore les écrits byzantins au Moyen Âge. La Renaissance voit les Européens renouer avec l’Antiquité. Au XVIIIe siècle, la pensée stratégique européenne s’épanouit. Les idées révolutionnaires apportent le concept de guerre absolue. Le premier tiers du XIXe siècle et l’industrialisation provoquent de profonds changements, donnant en particulier au feu une puissance redoutable. Cette époque est d’une exceptionnelle fécondité stratégique (Moltke, Ardant du Picq, Mahan, etc.). Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les penseurs se familiarisent avec la pensée stratégique, prenant en compte les réflexions sur l’histoire passée, les campagnes militaires, la géographie, la technologie, etc. La fin de la Seconde Guerre mondiale marque une rupture plus importante encore que celle de la Révolution : avec le feu nucléaire, une révolution qualitative et non plus quantitative est en marche, qui oblige la stratégie à se penser en termes nouveaux.

Dans cette même introduction les auteurs reviennent sur l’évolution de la guerre depuis 1998. Au cours de cette période, le fiasco irakien et l’échec relatif en Afghanistan ont souligné la difficulté, pour les États les plus puissants technologiquement, à produire des stratégies efficaces. Par ailleurs, aux conflits idéologiques du XXe siècle ont succédé, non sans surprise, des conflits à caractère religieux. Les progrès technologiques continuent de peser sur les stratégies : révolution informatique, robotisation, cyber, etc. Mais la nature même de la guerre n’a pas changé, et elle reste « l’arbitre final des relations internationales ».

Ce Dictionnaire de stratégie – même si l’on eût aimé une mise à jour plus générale – reste donc une référence incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à ce domaine, à la guerre ou aux relations internationales. Son rapport qualité/prix imbattable le rend de plus très attractif.

Rémy Hémez

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Politique étrangère n° 2/2017 : votez pour (é)lire votre article préféré !

Tue, 30/05/2017 - 10:48

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Zbigniew Brzezinski (1928-2017)

Mon, 29/05/2017 - 11:18

Zbigniew Brzezinski vient de disparaître.

L’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter avait écrit plusieurs articles pour la revue Politique étrangère. Ses articles les plus anciens peuvent être consultés sur la plateforme Persée. Sa contribution la plus récente, « Towards a Security Web » (Politique étrangère, n° 5/2009) peut être lue sur Cairn.

La biographie intitulée Zbigniew Brzezinski. Stratège de l’Empire (Odile Jacob, 2015) a par ailleurs fait l’objet d’une recension dans notre revue (Politique étrangère, n°3/2016).

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Dissenting Japan

Sat, 27/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Estelle Zufferey propose une analyse de l’ouvrage de William Andrews, Dissenting Japan: A History of Japanese Radicalism and Counterculture from 1945 to Fukushima (Hurst, 2016, 356 pages).

« Le clou qui dépasse sera enfoncé. » C’est ce célèbre proverbe japonais, souvent utilisé pour souligner le prétendu côté conformiste et conservateur de la société japonaise, que William Andrews, écrivain et traducteur établi à Tokyo, tente de remettre en question, en présentant un historique des mouvements dissidents au Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au lendemain de la triple catastrophe du 11 mars 2011.

L’auteur, à travers une série de chapitres précis et documentés, revient sur la formation et la disparition souvent douloureuse de différents mouvements radicaux d’extrême gauche et d’extrême droite qui ont marqué l’après-guerre japonais, et qui frappent par leur complexité et leur violence. Il évoque ainsi la rage des associations étudiantes lors des manifestations ANPO des années 1960 contre le traité de coopération très contesté entre les États-Unis et le Japon, les dérives sectaires de l’Armée rouge unifiée (Rengô Sekigun) qui a traumatisé le Japon par ses excès autodestructeurs, ou encore les attentats terroristes et détournements d’avion coordonnés par l’Armée rouge japonaise (Nihon Sekigun) dans les années 1970.

L’auteur s’attarde également sur des mouvements plus mineurs et rarement étudiés dans la littérature occidentale, tel le Front armé antijaponais d’Asie de l’Est, à l’origine de plusieurs attentats contre des grandes corporations japonaises, qu’il accusait de soutenir l’impérialisme et le colonialisme japonais ; ou des groupes plus communautaires comme celui de la Yamagishi-kai, qui prônait une vie sans argent et sans hiérarchie où tous travailleraient pour tous, et qui fut dans les années 1970 accusée de tendances sectaires et d’avoir aussi pratiqué le lavage de cerveau.

Cet ouvrage est particulièrement pertinent pour comprendre le contexte post-Fukushima, qui a vu renaître des mouvements contestataires de plus en plus actifs, contre l’énergie nucléaire, mais aussi plus récemment contre la réinterprétation de l’article 9 de la Constitution. Même si ces groupes pacifistes évitent les dérives radicales de leurs prédécesseurs, ils sont volontiers associés aux manifestations étudiantes des années 1960-1970 qui avaient mobilisé la population.

Il est également intéressant de noter que, de même que les manifestations plus anciennes s’inscrivaient dans un mouvement de contestation plus global (comme les manifestations étudiantes en Corée du Sud ou en Hongrie des années 1960), les jeunes leaders japonais des mouvements étudiants des années 2014-2015 s’identifient volontiers à ceux du « mouvement des tournesols » à Taïwan, ou de la « révolution des parapluies » à Hong Kong au printemps et à l’automne 2014.

William Andrews mentionne également le silence obstiné des médias et le mépris des politiques à l’égard de ces mouvements, ainsi que leur répression sévère et systématique par le gouvernement, ce qui rend la formation de groupes de contestation extrêmement difficile. Les mouvements évoqués par l’auteur ont pour la plupart finalement échoué dans leurs objectifs, et été oubliés par la majorité de la population, quand ils n’ont pas été condamnés fermement, en particulier pour leur violence.

Dissenting Japan est un ouvrage très bien documenté et agréable à lire, qui intéressera les japonologues, et plus généralement toute personne attirée par la société japonaise contemporaine et les mouvements de protestation des nouvelles générations.

Estelle Zufferey

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Hidden Power: The Strategic Logic of Organised Crime

Thu, 25/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de James Cockayne, Hidden Power: The Strategic Logic of Organised Crime (Hurst, 2016, 448 pages).

Juriste de formation, James Cockayne travaille à l’ONU et s’intéresse aux stratégies d’influence des organisations criminelles. Prenant le contre-pied des observateurs qui sous-estiment les capacités conceptuelles et relationnelles des mafias, Hidden Power explore les logiques qui poussent ces entités à entrer en relations étroites avec les centres de décision politique, les structures partisanes, les appareils de force, à les associer à leurs opérations d’extraction, puis à en faire des outils de gouvernement à usages propres.

L’idée-force qui sous-tend ces développements est simple : au-delà de la quête du profit, le crime organisé vit par et pour le pouvoir. Si l’opportunité se présente, ses représentants sont parfois conduits à maximiser leurs rentes en s’appropriant une partie des ressources étatiques et en s’attribuant des fonctions de médiation. Mais sans assumer les obligations formelles qui pèsent sur les politiques et les fonctionnaires. Pour se maintenir, le pouvoir criminel doit rester un pouvoir caché. D’où ses affinités culturelles avec les réseaux de haute corruption et les organismes d’État à faible visibilité sociale mais fort tropisme de désinformation.

S’agissant de son architecture, Hidden Power obéit à un découpage ternaire. La première partie expose le cadre conceptuel de l’ouvrage. On y trouve un récapitulatif des travaux universitaires sur les relations du politique et du criminel, ainsi que sur les techniques de pouvoir préférentielles des mafias. La partie la plus stimulante de l’ouvrage est la deuxième. Elle expose différents modes d’articulation entre élites déviantes. Au programme : la machine new-yorkaise du Boss Tweed, les racines de la mafia et son implantation aux États-Unis, les conflits opposant les familles de Cosa Nostra avant et après la levée de la Prohibition, le système de gouvernance établi par Luciano, les alliances passées en Sicile avec les autorités d’occupation (AMGOT), les rapports avec les mouvances sécessionnistes siciliennes et les partis de gouvernement au temps de la guerre froide, la joint-venture cubaine, enfin les opérations de réimplantation menées dans les Caraïbes suite au fiasco de la baie des Cochons…

Chacun de ces épisodes a été abondamment traité dans la littérature spécialisée. Néanmoins, une rapide comparaison révèle l’originalité des aperçus sociologiques et économiques fournis par James Cockayne. Mention particulière, de ce point de vue, au chapitre 9, qui montre comment la mafia apprend de ses échecs stratégiques et s’applique le cas échéant à modifier son environnement. Pour finir, la troisième partie expose les stratégies de positionnement ouvertes aux organisations criminelles, selon qu’elles optent pour une logique d’arrangement, ou de confrontation, avec les instances politiques.

En résumé, Hidden Power est un ouvrage très fourni, appuyé par un appareil critique de haut niveau (plus de 120 pages de notes). Les portraits des leaders mafieux évitent le piège du manichéisme bureaucratique. Et l’ensemble ne peut qu’enrichir la compréhension des forces disruptives qui génèrent de nouvelles structures de gouvernement hybrides, intégrant les mouvances criminelles et/ou terroristes. À signaler, également, les mises en garde ciblant les croisades pseudo-démocratiques (Irak, Afghanistan, Libye) menées par des décideurs politico-militaires sans grande jugeote.

Jérôme Marchand

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Misunderstanding Terrorism

Tue, 23/05/2017 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Marc Hecker, chercheur au Centre des études de sécurité à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Marc Sageman, Misunderstanding Terrorism (University of Pennsylvania Press, 2016, 216 pages).

Marc Sageman est un homme aux multiples facettes. Médecin, psychiatre, titulaire d’un doctorat en sociologie politique, il a travaillé pour l’US Navy, la CIA ou encore la police de New York. Il s’est fait connaître en France voici une douzaine d’années avec Le Vrai Visage des terroristes (Denoël, 2005). Son deuxième livre, Leaderless Jihad (University of Pennsylvania Press, 2008) n’a pas été traduit en français mais a déclenché une polémique aux États-Unis : contrairement aux auteurs qui insistaient sur l’importance d’« Al-Qaïda central », Sageman mettait en avant l’émergence d’un djihad décentralisé, avec des liens de commandement diffus voire inexistants.

Sageman aime visiblement les controverses. En 2014, il a publié un article intitulé « The Stagnation in Terrorism Research », qui a déclenché une tempête dans le monde feutré des spécialistes du terrorisme. Il y dénonçait l’incapacité des chercheurs à comprendre les causes du passage à la violence, malgré les crédits de recherche considérables débloqués par le gouvernement américain. Le titre de son nouvel ouvrage Misunderstanding Terrorism fleure bon, lui aussi, la polémique. Qui ne comprend pas le terrorisme ? À peu près tout le monde, semble-t-il. Au fil des pages, plusieurs experts renommés – Bruce Hoffman, Fernando Reinares, Jerrold M. Post, Ted Robert Gurr – sont égratignés. Leurs méthodes ne seraient pas suffisamment scientifiques et ne permettraient pas d’appréhender les ressorts de la radicalisation, puis du passage à l’acte violent.

Les politiciens sont aussi pointés du doigt. Ils joueraient sur les peurs et surévalueraient la dangerosité du djihadisme. Les djihadistes, rappelle Sageman, ne possèdent pas d’armes nucléaires, de divisions blindées ou de missiles à longue portée. Ils ne représentent pas une menace existentielle. La surévaluation de la menace entraîne une sur-réaction d’autant plus dangereuse qu’elle tend à s’institutionnaliser, et risque d’alimenter une escalade de la violence. À cet égard, l’auteur de Misunderstanding Terrorism vise plus spécifiquement le développement des fichiers de suspects – qui comporteraient une écrasante majorité de faux positifs –, et la multiplication des sting operations du FBI – une pratique qui consiste à permettre à des agents infiltrés de se faire passer pour des recruteurs, et de susciter ainsi des vocations terroristes. Sans ces agents provocateurs, les personnes arrêtées n’auraient vraisemblablement pas été tentées de passer à l’acte.

Bien sûr, Sageman ne nie pas l’existence du terrorisme. Il explique simplement que les vrais terroristes – ceux qui franchissent effectivement le seuil de la violence – sont rares, et il se risque même à avancer des statistiques : de 2001 à 2011, les pays occidentaux auraient « produit » en moyenne 3 terroristes pour 100 millions d’habitants par an. La difficulté consiste à identifier les individus susceptibles de franchir ce seuil. Ceux-ci cumulent généralement plusieurs caractéristiques : ils se sentent appartenir à une communauté qui évolue progressivement en contre-culture, ils ont l’impression que cette communauté est agressée et doit être défendue, et ils pensent que les méthodes de défense non violentes ont largement échoué. Ces quelques pistes laisseront probablement les praticiens en quête d’un « détecteur de terroristes » sur leur faim, mais s’il est bien une leçon à retenir de ce livre, c’est qu’un tel détecteur n’existe pas.

Marc Hecker

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Les revenants

Mon, 22/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Marc Hecker, chercheur au Centre des études de sécurité à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de David Thomson, Les Revenants (Seuil, 2016, 304 pages).

David Thomson, journaliste à Radio France internationale (RFI), a commencé à s’intéresser au djihadisme au moment des révolutions arabes de 2011. Correspondant en Tunisie, il a vu émerger le mouvement Ansar Al-Charia, et a réalisé dès 2012 un reportage sur les Tunisiens partis combattre en Syrie. De retour en France, il a poursuivi son travail sur les filières syriennes. En 2014, il a signé un premier livre remarqué, Les Français jihadistes[1] (Les Arènes, 2014). Depuis lors, il continue à suivre la mouvance djihadiste de près, en réalisant un travail de veille quotidien sur les réseaux sociaux et en entretenant des contacts réguliers avec des partisans de l’État islamique (EI) ou d’Al-Qaïda.

Pour son deuxième opus, David Thomson s’intéresse plus spécifiquement aux Français qui sont revenus de Syrie. Il a échangé avec une vingtaine d’entre eux, et décrit plus précisément le profil d’une dizaine de « revenants ». Cet échantillon ne représente qu’une faible proportion des quelque 250 résidents français rentrés de la zone syro-irakienne, et ne permet pas de dégager des statistiques fiables. Il n’en demeure pas moins que la galerie de portraits peints par le journaliste est saisissante, et que le livre fourmille d’anecdotes éclairant le phénomène du djihadisme d’un jour nouveau. Trois points peuvent plus spécifiquement être mis en avant.

Tout d’abord, l’ouvrage confirme que les ressorts de la radicalisation sont complexes. Dans certains cas, l’idéologie paraît jouer un rôle important, dans d’autres les dynamiques de radicalisation semblent être davantage économiques, sociales ou psychologiques. En d’autres termes, l’enquête de Thomson montre que les thèses d’Olivier Roy (« islamisation de la radicalité ») et de Gilles Kepel (« radicalisation de l’islam ») sont davantage complémentaires que contradictoires.

Ensuite, l’auteur avance que les jeunes issus de l’immigration maghrébine représentent une majorité des djihadistes français. Ces derniers évoquent régulièrement leur sentiment de déclassement et de marginalisation. Ils ont beau être nés trois ou quatre décennies après la fin de la guerre d’Algérie, ils continuent à y faire référence, et à nourrir un fort ressentiment à l’égard de l’État français. Ils voient dans la restauration du califat une forme de revanche, et une possibilité de restaurer leur dignité. Des ingénieurs, des informaticiens, des médecins, de brillants étudiants ont certes quitté la France pour la Syrie, mais ils ne représentent qu’une minorité. Ainsi Thomson va-t-il jusqu’à décrire les Français comme des « cas soc’ du jihad », montrant la manière dont ils ont exporté leur culture de cité vers la Syrie.

Enfin, les témoignages recueillis par David Thomson ne suscitent guère l’optimisme. Si les « revenants » sont volontiers critiques à l’égard de l’EI, la majorité d’entre eux n’est pas pour autant « déradicalisée ». La plupart continuent à s’opposer à la France, à la démocratie et à la laïcité. Le rejet combiné de Daech et de la France peut d’ailleurs conduire certains à se réfugier dans le salafisme quiétiste. D’autres – dont des jeunes femmes – envisagent plutôt de se tourner vers des formes plus individuelles de djihadisme et rêvent d’attentats. En somme, les revenants n’ont pas fini de nous hanter.

Marc Hecker

[1]. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension dans le n° 2/2014 de Politique étrangère.

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Afriques. Entre puissance et vulnérabilité

Fri, 19/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Pierre Jacquemot propose une analyse de l’ouvrage de Philippe Hugon, Afriques. Entre puissance et vulnérabilité (Armand Colin, 2016, 272 pages).

Côté pile, l’Afrique est devenue le continent de la croissance, des nouvelles opportunités associées à de formidables ressources, la « nouvelle frontière » des investisseurs internationaux, le territoire des biens publics environnementaux mondiaux à préserver à tout prix. Côté face, elle reste le continent des épidémies, de la malnutrition, de l’insécurité, des trafics, des régimes corrompus et des désastres climatiques à venir.

Philippe Hugon prend le parti d’aller au-delà de ces représentations simplificatrices pour saisir la complexité africaine et repérer les trajectoires nécessaires face aux défis – démographique, écologique, épidémiologique, politique – d’une transformation structurelle. L’auteur a toutes les références nécessaires, puisque depuis 50 ans il étudie le continent avec passion, et exerce son magistère sur des générations d’étudiants et de chercheurs.

Toutes les questions de son dernier livre sont salutaires. L’une en particulier : une Afrique ou des Afriques ? Penser la pluralité des Afriques, en s’affranchissant des schémas préconçus, est une nécessité. Il faut éviter de réduire les peuples à une identité et à un territoire homogènes. Philippe Hugon dénonce les raccourcis qui voient les uns comme des urbains, les autres comme des ruraux ; certains Africains seraient intégrés dans la mondialisation, d’autres non ; d’aucuns relèveraient du formel, d’autres de l’informel, etc. Dans les faits, de telles dichotomies se font l’écho de situations, sinon inexactes du moins anciennes, et de démarches que certaines recherches peinent à dépasser. Rien n’empêche un citadin de garder un fort attachement à son terroir d’origine. Les trajectoires migratoires peuvent pousser un même individu à la mobilité dans sa région, dans le pays voisin, à l’autre bout du continent, en Europe ou en Amérique, puis le conduire à retourner au pays. L’hybridation des situations est partout et dans tous les domaines la règle.

Ce regard neuf n’empêche pas de noter la réapparition de thématiques que l’on croyait démodées. Comme celle de la prégnance des cultures et du poids de la tradition. Comme celle des modalités variées d’insertion dans la mondialisation, entre dépendances et coopération. Comme celles qui touchent à l’environnement : eau, biodiversité, forêt… Comme celle, enfin – autre serpent de mer – de l’intégration régionale pour remédier aux faiblesses structurelles qui accentuent les vulnérabilités économiques.

Prospectiviste éminent, l’auteur tente d’identifier des scénarios d’avenir. Il en propose cinq, avec le sens de la formule : du « largage » aux « nouveaux arrimages », en passant par le « rattrapage», le « recentrage » et les « décalages ». Le meilleur des scénarios – celui du recentrage – ne pourrait se concrétiser que si les États en cause atteignaient une certaine maturité politique et démocratique, pour l’heure réservée à un nombre encore réduit de pays africains. Au-delà des cheminements possibles, Philippe Hugon montre que la méthode qu’adopteront les Africains, aiguillonnés par l’esprit de responsabilité, pour construire leur propre modernité, pour s’adapter aux mutations économiques et sociales et en tirer profit, les amènera très probablement à mobiliser leur intelligence collective. La formule finale est belle : « Il n’y a pas de sens de l’Histoire, mais des histoires auxquelles les hommes donnent sens. »

Pierre Jacquemot

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Pour une hybridation des armées

Thu, 18/05/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Christophe Niquille, Pour une hybridation des armées (Nuvis, 2016, 144 pages).

L’hybridité est un concept à la mode dans les études de sécurité pour qualifier certains des adversaires auxquels font face les armées occidentales, et qui utilisent une combinaison de capacités conventionnelles avancées et de tactiques non linéaires. Ces adversaires peuvent être non étatiques (Daech, Hezbollah) ou étatiques (Russie). Dans Pour une hybridation des armées, Christophe Niquille, auteur suisse qui mène en parallèle à sa vie civile une carrière dans la milice comme officier d’état-major, adopte un point de vue original, en se plaçant non pas du côté de nos adversaires mais de nos propres armées, et en se faisant l’avocat d’armées occidentales hybrides.

Dans son introduction, il commence par renverser la problématique des contraintes financières, en estimant que ce ne sont pas elles mais bien « la conservation de stratégies opérationnelles qui ne sont plus en adéquation avec les réalités budgétaires » qui place notre modèle d’armées actuel dans une impasse. Ce modèle, qualifié de « capacitaire et technologique », a en effet montré ses limites. La Révolution dans les affaires militaires (RMA) qui s’inscrit dans « une vision scientifico-rationnelle de la stratégie » provoque des dépenses sans fin pour une efficacité marginale de plus en plus réduite.

L’auteur revient ensuite sur la guerre d’Israël contre le Hezbollah de 2006 pour illustrer ces limites. Les erreurs israéliennes lors de ce conflit sont désormais bien connues : accent mis sur la puissance de feu au détriment de la manœuvre, mise en avant de l’aviation et désintérêt pour l’action terrestre, chefs militaires restés à l’arrière derrière leurs écrans, etc. Après l’échec de 2006, Tsahal a pourtant cherché à redynamiser son modèle capacitaire et technologique, plutôt que de le remettre en cause.

Christophe Niquille défend un « modèle d’organisation et de combat des forces armées qui prône l’emploi simultanément et de façon adaptative d’un mixte de technologies plus ou moins avancées et de modes de guerre irréguliers, tout en n’excluant pas totalement des modes de guerre réguliers, dans l’espace de la bataille afin d’atteindre des objectifs politiques ». L’auteur rappelle justement que des modèles de ce type ont été théorisés au cours des années 1970-1980, comme dans l’Essai sur la non-bataille de Guy Brossollet.

Ce modèle hybride présenterait des avantages, entre autres : ne plus être dépendant de la haute technologie et de son coût disproportionné, redonner la priorité à l’intelligence humaine, ou encore éviter de mettre l’accent sur une vaine accélération de la manœuvre puisque les capacités cognitives du chef militaire ne sont pas infinies. Dans un dernier chapitre, l’auteur énumère les obstacles qui ne manqueraient pas de se dresser face à un projet d’adoption d’une armée hybride, comme le conservatisme culturel ou les freins économiques.

Christophe Niquille développe dans cet ouvrage une intéressante réflexion sur le concept d’hybridation des armées occidentales, ainsi que sur les avantages et les difficultés à mettre en œuvre ce type de réforme. Le lecteur reste cependant largement sur sa faim, puisque, au-delà de quelques vagues pistes, ce modèle n’est pas présenté dans les détails. Quelles structures de forces pour une armée hybride ? Quels équipements ? Quel budget ? Quelles conséquences pour la politique de défense ? Autant de questions qui restent en suspens.

Rémy Hémez

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