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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 1 month 4 weeks ago

Pourquoi la dissuasion

Wed, 17/01/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Corentin Brustlein, responsable du Centre des études de sécurité et du programme Dissuasion et prolifération de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Nicolas Roche, Pourquoi la dissuasion (PUF, 2017, 568 pages).

Au cours des dernières années, l’arme nucléaire est redevenue un enjeu saillant des relations internationales. Depuis la chute du mur de Berlin, sa visibilité comme enjeu structurant s’était réduite, de manière disproportionnée à son poids réel dans la structuration des rapports de force. Sous la pression de l’actualité, cette tendance semble avoir touché à sa fin. L’intimidation nucléaire russe dans les suites de l’annexion de la Crimée, l’accord du 14 juillet 2015 avec l’Iran destiné à contraindre durablement la capacité de ce dernier à se doter de l’arme nucléaire, ou l’escalade des démonstrations de force autour de la péninsule coréenne, reflètent une mutation assez profonde de l’environnement stratégique, et du paysage nucléaire mondial. Parallèlement à cette distanciation vis-à-vis de l’arme nucléaire comme enjeu structurant, la compréhension de celle-ci avait subi un processus d’érosion, notamment en France, à mesure que les cours lui étant consacrés dans l’enseignement supérieur se faisaient de plus en plus rares, et que les priorités stratégiques nationales se réorientaient vers les interventions extérieures.

Cet ouvrage constitue un jalon important en vue de redresser la barre. Inspiré d’un cours dispensé par l’auteur à l’École normale supérieure, il concrétise l’un des efforts qui visent à réintroduire les questions nucléaires dans les débats académiques. Diplomate et historien, Nicolas Roche y réalise un tour d’horizon des enjeux liés à l’arme nucléaire dans le monde, en approchant son objet tour à tour sous des angles historiques, stratégiques, juridiques, diplomatiques ou philosophiques.

Contrairement à ce qu’une lecture rapide du titre pourrait laisser penser, l’ouvrage n’aborde pas la seule stratégie de dissuasion nucléaire, mais décrit la place de l’arme nucléaire hier et aujourd’hui dans les postures stratégiques, et plus généralement l’ordre nucléaire international – le régime de non-prolifération, les accords de maîtrise des armements et de désarmement, etc.

L’auteur porte son regard au-delà du seul domaine nucléaire et s’interroge sur le retour des rapports de forces dans un monde que l’on a voulu normer, et sur ce que cette tendance implique pour la France. Nicolas Roche rappelle opportunément que la dissuasion ne s’est jamais bornée au nucléaire, et que l’arme nucléaire n’a pas toujours été appréhendée comme une arme de dissuasion – comme semblent aujourd’hui le rappeler Moscou et Pyongyang. Partant du constat selon lequel il est plus que jamais nécessaire de réapprendre la « grammaire » de la dissuasion, Roche combine ainsi retours aux fondamentaux techniques et conceptuels, coups de projecteurs sur des dynamiques de compétition régionale (Asie du Sud) ou des crises de prolifération (Iran, Corée du Nord) et, de manière originale, illustrations de cette grammaire de la dissuasion dans les crises récentes, en Syrie en 2013 ou en Ukraine en 2014.

Bien que certaines controverses académiques y soient exposées, Pourquoi la dissuasion n’est pas un manuel au sens universitaire du terme. Il en garde toutefois le caractère pédagogique et s’avère en réalité plus concret et actuel qu’un manuel, constituant ainsi une somme de grande valeur, tant pour les étudiants en relations internationales que pour les journalistes ou praticiens désireux de disposer d’une vision d’ensemble sur un enjeu appelé à demeurer central.

Corentin Brustlein

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On Tactics: A Theory of Victory in Battle

Tue, 16/01/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de B. A. Friedman, On Tactics: A Theory of Victory in Battle (Naval Institute Press, 2017, 256 pages).

A. Friedman, officier des Marines, étudie dans ce livre une matière trop souvent éclipsée par la stratégie : la tactique. Dans son premier chapitre, il aborde la question des relations entre la tactique et la théorie. Il souligne que la tactique est davantage un art qu’une technique. Certes, appliquer de grands principes augmente les chances de victoire. Il ne faut cependant pas perdre de vue la puissance des forces morales et l’irréductibilité de la chance au combat. Et surtout : l’ennemi a toujours son mot à dire. L’auteur dégage ensuite ce qu’il préfère appeler des préceptes (tenets) tactiques. Il les répartit dans les trois grands champs d’interaction avec l’ennemi : physique, mental et moral. À chaque fois, de nombreux exemples historiques viennent illustrer son propos.

Sur le plan physique, le plus évident et le plus classique, quatre grandes manières existent pour prendre l’avantage sur un adversaire. La manœuvre permet d’attaquer l’ennemi sur son point le plus faible. Face à une position défensive bien préparée, elle n’est cependant pas toujours possible. L’assaut frontal est alors la seule solution, comme pour les Britanniques face aux Argentins en 1982 à Goose Green. La masse est la concentration avantageuse de puissance de combat dans l’espace et/ou le temps. Savoir rester dispersé et ne se concentrer qu’au moment nécessaire est la clé du succès, au risque d’être détruit. La puissance de feu est, quant à elle, la combinaison du volume et de la précision. Son importance s’est accrue au fil des années. Enfin, le tempo est la capacité à agir plus vite que l’ennemi, ou encore à supporter plus longtemps un affrontement, bref à contrôler le rythme du combat.

L’avantage peut aussi être pris dans le domaine mental. Quatre préceptes sont ici mis en avant par l’auteur. La deception a pour but d’empêcher l’ennemi d’analyser correctement une situation. La surprise, elle, cherche à confronter l’adversaire à des événements auxquels il ne s’est pas préparé mentalement. La confusion, non retenue habituellement dans les principes de la guerre, est selon Friedman un phénomène essentiel, indépendant de la surprise et de la tromperie. Un moyen classique pour l’atteindre est de détruire les postes de commandement. Le choc est, lui, un état de surcharge cognitive causé par une action soudaine, inattendue ou répétée.

Enfin, en ce qui concerne la force morale, elle doit beaucoup aux chefs militaires de terrain et à la cohésion des unités. En dépit des progrès technologiques, elle n’a rien perdu de son importance. L’effondrement de l’armée irakienne face à Daech en 2014 nous le rappelle.

Dans une deuxième partie, beaucoup plus courte, l’auteur analyse des concepts tactiques clés : point culminant, offensive et défensive, ainsi que l’environnement et la géographie.

Friedman nous offre ici un traité de théorie tactique de grande qualité. La clarté de son style et la limpidité de son raisonnement sont remarquables, et son livre sera utile à ceux qui ont déjà une connaissance du sujet comme aux non-initiés. Pour les lecteurs qui veulent entrer dans les détails, Tactique théorique, du général Yakovleff[1], demeure la référence incontournable. Une référence qui, à notre connaissance, n’a pas d’équivalent en anglais, et mériterait d’être traduite.

Rémy Hémez

[1]. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension dans le numéro d’hiver 2007-2008 de Politique étrangère (n° 4/2007).

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Vers un monde néo-national ?

Mon, 15/01/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Denis Bauchard, conseiller Moyen-Orient pour l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Bertrand Badie et Michel Foucher, Vers un monde néo-national ? (CNRS Éditions, 2017, 208 pages).

Gaïdz Minassian a organisé un débat contradictoire mais courtois entre les deux éminents universitaires, et ce livre apporte un éclairage stimulant non seulement sur la montée des idées néo-nationales/néo-nationalistes – il y a désaccord sur ce point – mais aussi sur les grandes questions qui interpellent le monde : l’affirmation identitaire, le déclin des États, le défi migratoire, la gouvernance mondiale, la mise en cause du multilatéralisme, l’avenir de l’Europe, les nouvelles conflictualités…

Ce livre vient à son heure. Comme le constate Gaïdz Minassian dans son avant-propos : « La parenthèse qui s’est ouverte en 1989-1991 avec la chute de l’URSS, la fin de la guerre froide et une vague de mondialisation sans précédent dans l’histoire semble s’être refermée en 2016-2017 plongeant l’ensemble de l’humanité sinon dans l’obscurité du moins dans l’inconnu. »

Cette situation peut s’expliquer de multiples façons. Pour Bertrand Badie, au néo-nationalisme qui a provoqué la décolonisation s’ajoute maintenant un deuxième moment néo-nationaliste né d’un réflexe de peur face à la mondialisation. Michel Foucher, qui préfère le terme néo-national, estime qu’il y a deux formes distinctes de protestation face à ce phénomène : l’une, qualifiée de « dénaturée » qui « repose davantage sur l’affirmation collective d’un peuple que sur sa prétention à exercer des droits politiques » ; l’autre « déprogrammée » qui remet en cause les clivages politiques traditionnels, et « s’incarne aussi bien dans des programmes libéraux que dans des manifestes socialistes ». Quel que soit le terme utilisé, les auteurs sont d’accord pour considérer qu’il est porteur de xénophobie et de racisme.

La gouvernance mondiale est malade alors que, dans le même temps, les États-Unis se désengagent ; « le shérif a rendu son étoile » et a renoncé à imposer la pax americana. Le multilatéralisme est remis en cause, tant au niveau mondial qu’au niveau régional. L’idée même de « bien commun » ou de solidarité est contestée. Les États sont, eux, remis en cause de différentes façons : certains pensent qu’ils devraient être gérés comme des entreprises ; les affirmations identitaires s’affichent ; l’État classique a cessé d’être un acteur économique ; les fonctions régaliennes ont connu des mutations profondes. On prend conscience que les États sont mortels, même si l’on est plutôt en présence d’une « hybridation » progressive.

La lecture du chapitre sur les nouvelles conflictualités est particulièrement stimulante. Le phénomène est double. Les nouveaux conflits se localisent pour l’essentiel dans le voisinage immédiat de l’Europe, en Afrique ou au Moyen-Orient. Et il s’agit moins de « compétition de puissances » que de « compétition de faiblesses », liée à l’effondrement des États sous la pression d’une nouvelle « pulsion identitaire proto-­nationaliste ». En effet, les conflits sont de plus en plus infra-étatiques. Dans ce contexte, les interventions extérieures malencontreuses peuvent avoir des effets pervers comme on l’a vu en Irak en 2003 ou en Libye en 2011. Certaines d’entre elles toutefois, avec la caution des Nations unies, peuvent être des « instruments de paix ».

Ce livre ouvre le débat sur de nombreux fronts. Il est une contribution bienvenue, à un moment où la définition d’une politique étrangère répondant aux défis de ce nouveau monde est indispensable.

Denis Bauchard

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Les âmes errantes

Fri, 12/01/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Tobie Nathan, Les âmes errantes (L’Iconoclaste, 2017, 256 pages).

Tobie Nathan, professeur émérite de psychologie à l’université Paris 8, est connu pour avoir fondé le premier centre d’ethnopsychiatrie en France. Son parcours est marqué par de multiples expériences internationales : il a grandi en Égypte et a occupé différents postes en Afrique (directeur du bureau régional de l’Agence universitaire de la Francophonie à Bujumbura, conseiller culturel à Conakry) et au Proche-Orient (conseiller culturel à Tel Aviv). Auteur prolifique, récompensé par le prix Fémina de l’essai en 2012, il se penche dans son nouvel ouvrage sur un sujet d’actualité : la radicalisation.

Pendant trois ans, Tobie Nathan a suivi des jeunes fascinés par le djihadisme. Les Âmes errantes relate cette expérience de façon étonnante. Il ne s’agit pas d’un livre scientifique qui exposerait précisément la méthodologie utilisée, tenterait d’établir des typologies, et proposerait des dispositifs de prise en charge. On ne sait pas, par exemple, combien de patients ont été suivis, par quel biais ils ont été orientés vers le centre d’ethnopsychiatrie de l’auteur, ni la manière dont se sont déroulés les entretiens. Mélange de réflexions, d’observations et de souvenirs personnels, cet ouvrage est un objet littéraire non identifié. Dans l’épilogue, l’auteur explique que ce livre lui « tenait au ventre » et qu’il continue à lui « nouer les tripes ». Ce rapport viscéral à l’écriture se ressent, page après page.

La prose de Tobie Nathan est empreinte d’érudition, teintée de mysticisme, parfois absconse. Mais la ligne directrice est claire : les « âmes errantes » dont parle le psychologue sont souvent marquées par un double déficit. D’une part, une « appartenance culturelle défaillante à la première génération », généralement en situation de migration. D’autre part, une « filiation flottante » à la deuxième génération. Ainsi croise-t-on dans cet ouvrage des personnages au parcours compliqué, comme cet orphelin du Congo, bouc émissaire de son village, ramené en France par une grand-tante et qui, devenu islamiste radical, guette anxieusement les signes de la fin des temps. Ou ce jeune homme né en France de parents tchèques, converti à l’islam, qui implore Allah d’épargner à sa mère chrétienne les affres de l’enfer.

Les âmes errantes, « sans attachement », sont des proies faciles pour les « chasseurs d’âmes ». Ces derniers ne sont autres que les recruteurs de Daech. Tobie Nathan ne les présente pas comme des gourous qui laveraient le cerveau de leurs victimes, mais comme des activistes porteurs d’un projet révolutionnaire. Ainsi les cliniciens qui prennent en charge les jeunes séduits par Daech doivent-ils être conscients de la dimension politique de leur radicalisation.

L’auteur conseille également aux praticiens d’abandonner le concept de « traumatisme » qui met « l’accent sur les faiblesses des victimes, en gommant leur révolte, en leur interdisant l’expression de leur désir de vengeance ». Tobie Nathan ne prétend pas avoir une solution miracle pour permettre aux radicalisés de reprendre une vie normale. Il suggère toutefois que ni la compassion, ni les appels à la raison ou à la loi ne peuvent fonctionner. Il propose une troisième voie, qui consiste à « constater l’intelligence des êtres et des forces », et à échanger patiemment avec ces jeunes pour les faire réfléchir aux questions existentielles qu’ils se posent. Si cet ouvrage ne convainc pas forcément, il interpelle, et ne saurait laisser indifférent.

Marc Hecker

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Wars of Modern Babylon: A History of the Iraqi Army from 1921 to 2003

Wed, 10/01/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Pierre Razoux propose une analyse de l’ouvrage de Pesach Malovany, Wars of Modern Babylon: A History of the Iraqi Army from 1921 to 2003 (University Press of Kentucky, 2017, 984 pages).

Une bible ! Pesach Malovany, historien et colonel en retraite du service de renseignement militaire israélien, nous offre la somme définitive sur l’armée irakienne et les conflits auxquels celle-ci a pris part depuis sa création à la chute de Saddam Hussein. Il s’agit de la version réduite et traduite en anglais d’un livre initialement publié en Israël.

L’auteur a passé sa vie à décrypter l’évolution de l’armée irakienne des années 1970 aux années 2000. Arabophone, il a eu accès aux meilleurs documents collectés par les services de renseignement israéliens et américains. Plusieurs des cartes présentées proviennent d’ailleurs des états-majors irakiens, et ont été glanées au fil du temps par le renseignement israélien.

Cet ouvrage imposant, illustré de 59 cartes remarquables, mais aussi par une centaine de photographies en noir et blanc originales, retrace avec une précision d’horloger la création, l’engagement au combat et les évolutions de cette armée irakienne baasiste qui fit trembler le Moyen-Orient, des années 1970 aux années 1990. Il est scindé en 56 chapitres regroupés en cinq grandes parties. Les quatre premières, chronologiques, se focalisent sur la période qui va des origines à la prise du pouvoir par Saddam Hussein (1921-1979), sur la guerre Iran-Irak (1980-1988), sur la guerre du Koweït (1990-1991) et sur la période sous sanctions internationales et s’achève en 2003 par le déclenchement de l’opération Iraqi Freedom. La cinquième partie présente toutes les armées et services de l’armée irakienne. Le dernier chapitre, très détaillé, est consacré aux tentatives du régime irakien de se doter d’armes non conventionnelles, qu’elles soient chimiques, biologiques ou nucléaires. L’ensemble est remarquablement référencé, et comprend des témoignages précieux d’anciens militaires irakiens ayant fui leur pays.

Outre le récit très détaillé des opérations pendant la guerre Iran-Irak, les deux parties les plus novatrices de l’ouvrage concernent la vision irakienne de la guerre du Koweït et de la guerre défensive de 2003 contre la coalition conduite par les États-Unis. On y trouve une masse précieuse d’informations.

L’appareil critique (annexes, notes et références, bibliographie et index) constitue à lui seul un outil remarquable pour l’historien et le chercheur. Tout comme les ordres de bataille extrêmement précis qui émaillent l’ouvrage et feront le bonheur des spécialistes d’histoire militaire. Les sociologues y trouveront également leur compte, car l’auteur décrit avec force détails l’évolution du corps des officiers et les modes de recrutement et d’entraînement des soldats. Les stratèges ne sont pas oubliés non plus, puisque cet ouvrage laisse une place importante aux doctrines d’emploi des forces et des différentes armes utilisées au fil du temps. Le combat de blindés et d’infanterie fait ainsi l’objet d’analyses détaillées. L’auteur s’intéresse également aux corps techniques (artillerie, génie, transmissions, logistique). On pourra peut-être regretter la place limitée faite à l’aviation et à la marine, l’essentiel de l’ouvrage portant sur les forces terrestres, mais on dispose là d’une somme remarquable qui fera date. Il faut espérer que le deuxième ouvrage publié récemment en hébreu par Pesach Malovany, consacré à l’armée syrienne contemporaine, sera rapidement traduit en anglais.

Pierre Razoux

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Europe’s Growth Challenge

Mon, 08/01/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Anders Aslund et Simeon Djankov, Europe’s Growth Challenge (Oxford University Press, 2017, 232 pages).

Cet ouvrage présente un état des lieux assez alarmiste de la situation économique et financière de l’Union européenne (UE), et propose une série de réformes destinées à stimuler la croissance et à restaurer la compétitivité du Vieux Continent. S’appuyant à maintes reprises sur les indices de liberté économique du Fraser Institute ainsi que sur les indicateurs Doing Business (dont Djankov est l’un des pères), les auteurs montrent que l’Europe a été progressivement distancée par les États-Unis en matière de recherche et développement (R&D), de qualité de l’enseignement supérieur, et plus largement de performances économiques.

Chapitre après chapitre, Aslund et Djankov établissent leurs diagnostics en passant en revue les racines profondes du déclin européen depuis les années 1980. L’État-providence est encore obèse dans les économies méditerranéennes : les dépenses sociales y demeurent excessives et les réformes des systèmes de retraite sont timides. Le taux d’employabilité et la mobilité des travailleurs sont trop faibles, tandis que la formation professionnelle continue d’être négligée par nombre d’États. De leur côté, les universités européennes, politisées et sans véritable autonomie, pâtissent d’un manque d’ouverture sur le monde de l’entreprise. Enfin, le financement des start-ups s’avère insuffisant face au rival américain, en partie à cause d’une fiscalité qui décourage l’entrepreneuriat. Quelques pays trouvent grâce aux yeux des auteurs : le Royaume-Uni, l’Irlande, le Danemark et l’Allemagne pour leur plein-emploi, atteint en flexibilisant le marché du travail ; les Pays-Bas pour leur système de retraite équilibré et pérenne ; l’Estonie pour son taux unique d’impôt sur le revenu ; et la Suède pour son courage à refondre son État-providence dans les années 1990.

Sans surprise, les principales recom­mandations sont ouvertement libérales : plafonnement des dépenses publiques et des dépenses de retraite à respectivement 42 % et 8 % du PIB ; ouverture d’un grand marché européen des services et du commerce digital qui irait bien plus loin que la directive de 2006 ; réduction draconienne du nombre des professions réglementées ; développement de l’apprentissage sur le modèle germa­nique ; accroissement du taux d’employabilité des femmes ; instau­ration d’un système fiscal favorisant la R&D et privatisation des grands groupes publics du secteur de l’énergie.

En dépit de sa remarquable concision et de sa clarté, le livre laisse un léger goût d’inachevé. D’une part, il occulte le contexte actuel de montée des populismes en Europe. Or il est évident que les réformes préconisées (en particulier la réduction du périmètre d’action de l’État) sont plus délicates à conduire aujourd’hui que dans les années 1990 ou 2000. Les dirigeants politiques devront donc faire preuve de beaucoup de pédagogie. D’autre part, la feuille de route d’Aslund et Djankov apparaît exclusivement tournée vers l’offre. Le retour de la croissance en Europe exige pourtant une amélioration du pouvoir d’achat des classes populaire et moyenne, via par exemple, un rééchelonnement de certaines dettes privées et un plan d’investissement massif dans le secteur immobilier qui viendrait abaisser le coût du logement.

Norbert Gaillard

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Le déclin de l’empire humanitaire

Fri, 05/01/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Jean-Yves Haine propose une analyse croisée des ouvrages de Jérôme Larché, Le déclin de l’empire humanitaire (L’Harmattan, 2017, 216 pages) et de Rajan Menon, The Conceit of Humanitarian Intervention (Oxford University Press, 2016, 256 pages).

À bien des égards, la défense des droits de l’homme en général, et l’intervention humanitaire en particulier, s’apparente à « la préface sanglante d’un livre impossible », selon l’expression de Proudhon. Les contradictions, les incohérences et les limites qui se présentent aux différents acteurs assumant les tâches humanitaires ne sont pas nouvelles. Ces deux ouvrages, à partir de perspectives différentes, offrent un tableau souvent pessimiste mais toujours instructif des maux qui fragilisent l’idéal libéral et l’agenda humanitaire dans les relations internationales.

Rajan Menon, professeur de sciences politiques à l’université de New York et chercheur à Columbia, offre une critique sans concession des récents développements qui ont transformé le paysage normatif de l’intervention humanitaire. Loin de constituer un progrès dans la défense des droits de l’homme, l’auteur y voit, comme la majorité des penseurs réalistes, un affaiblissement de la souveraineté – seule protection des faibles par rapport aux forts –, et une utopie à la fois dangereuse et inutile. Sous le noble vocable de la responsabilité de protéger se cachent en réalité la poursuite d’intérêts égoïstes, la défense d’impératifs sécuritaires, le rachat à bon marché d’une conscience ternie par l’indifférence ou l’inaction, et les calculs des politiciens de gouvernements impopulaires. Cette dangereuse « vanité » humanitaire ne reflète que les rapports de circonstance entre grandes puissances, dont les décisions restent très éloignées des considérations de juste cause, de proportionnalité et de dernier ressort. Le cas libyen restera un douloureux précédent, où une opération théoriquement modèle – noblesse des intentions, légitimité onusienne, support de la Ligue arabe, action collective otanienne – s’est rapidement transformée en manœuvre improvisée de changement de régime, sans aucune planification ni assistance post-conflit.

Jérôme Larché est médecin, sa perspective est donc bien différente mais il évoque, dans un livre malheureusement très mal édité, les mêmes dilemmes et contradictions qui traversent l’ensemble du champ humanitaire. Dans un tour d’horizon « désenchanté », l’auteur est convaincant sur les compromissions consenties par les organisations humanitaires non gouvernementales vis-à-vis du monde de l’argent, de la politique, de la sécurité. Il est moins probant sur les sources de ce déclin, attribuées successivement aux pratiques néolibérales de financement qui auraient compromis le désintéressement des organisations non gouvernementales (ONG), puis aux violations des règles d’Oslo – régissant les rapports entre humanitaires et militaires – qui auraient compromis leur impartialité et leur neutralité, et enfin aux collusions avec les agences privées de sécurité qui auraient militarisé leurs interventions. Plus généralement, leur « mise au pas », imposée par les intérêts supérieurs des nations, aura gravement fragilisé la légitimité et l’effectivité de leurs actions. Mais ce mélange des genres est bien plus ancien que l’idéologie néolibérale, placée un peu trop facilement sur le banc des accusés. La conjonction des problématiques liées aux États défaillants, aux menaces terroristes et aux nécessités de stabilisation post-conflit a certes placé l’action humanitaire au cœur de la stratégie des États. Mais cette priorité stratégique n’a guère duré.

Ce n’est pas un hasard si ces deux livres n’offrent guère de prescriptions ou de pistes – ne parlons même pas de solutions –, pour combattre la cruauté des hommes, tâche pourtant essentielle (prioritaire pour Montaigne) de notre humanité. Dans la sphère humanitaire, l’humilité et la frustration seront toujours de mise. Une fois de plus, on doit constater notre impuissance à mettre un terme à la guerre civile en Syrie, notre aveuglement sur les maux du Yémen, ou encore notre indifférence au nettoyage ethnique des Rohingyas en Birmanie. En même temps, il nous faut saluer l’empressement, militaires en tête, à porter secours aux populations ravagées par une saison de cyclones dévastateurs, victimes non pas de la violence des hommes mais de calamités simplement naturelles. Pour ces derniers au moins, la postface sera heureuse.

Jean-Yves Haine

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Under the Shadow: Rage and Revolution in Modern Turkey

Wed, 03/01/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Aurélien Denizeau propose une analyse de l’ouvrage de Kaya Genç, Under the Shadow: Rage and Revolution in Modern Turkey (I.B. Tauris, décembre 2016, 240 pages).

Le soulèvement d’une partie de la jeunesse turque lors du mouvement dit « de Gezi » (du nom du parc dont la destruction programmée avait entraîné les premières manifestations) en 2013, a profondément marqué la société turque. Il a révélé les failles d’un pouvoir qui semblait jouir d’un soutien relativement consensuel, et les profondes divisions qui traversent la Turquie contemporaine. Analyser ces lignes de fracture à travers le regard et les témoignages de citoyens à l’histoire personnelle et au positionnement idéologique variés, c’est le défi que s’est lancé l’écrivain et essayiste Kaya Genç. Paru en 2016, au lendemain du coup d’État manqué du 15 juillet, l’ouvrage se nourrit de ces fragments de vie pour comprendre les ressorts profonds du malaise, pas toujours apparent, de la jeunesse turque.

Le livre se présente sous une forme inhabituelle pour qui suit l’actualité turque. Loin des traditionnels essais politiques plus ou moins engagés, aussi bien que des analyses scientifiques qui sont légion, il se lit comme une chronique vivante, décousue, où le détail factuel prend souvent le pas sur la théorie politique. Et pourtant, de ces témoignages divers, l’auteur essaie de tirer quelques grandes clés de compréhension des dynamiques turques contemporaines. À ce titre, le dernier chapitre est particulièrement intéressant : il se penche sur les attentes, espoirs et désillusions des jeunes entrepreneurs turcs, qui constituent un vivier important et pourtant mal connu de l’électorat de l’AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002. On y découvre aussi les contradictions d’une jeune génération conservatrice, profondément marquée par la mondialisation tout en restant attachée à une certaine identité turque teintée de religiosité. Plus généralement, beaucoup de ces témoignages illustrent le paradoxe d’une Turquie qui se veut puissance globale, mais où domine toujours le sentiment d’avoir à choisir entre une occidentalisation à l’européenne et un retour à des valeurs religieuses et à un passé ottoman fantasmé.

Empruntant la forme d’une véritable enquête de terrain, d’un récit au jour le jour, l’ouvrage en a les qualités : on le lit agréablement, sans lassitude, et chaque nouveau chapitre parvient à surprendre. Il en a aussi quelques défauts : les passages consacrés à l’histoire de la Turquie sont parfois un peu trop simplifiés et souffrent d’imprécisions, voire de contresens. Par ailleurs, l’absence de cadre d’analyse général peut parfois dérouter le lecteur, tant il paraît difficile de redonner une cohérence aux nombreux témoignages qui lui sont présentés. Ces quelques faiblesses ne gomment en rien les apports essentiels du travail de Kaya Genç. D’une part, en montrant la diversité des profils qui marque la jeunesse contestataire turque, il rappelle l’histoire politique complexe de ce pays, et aide à comprendre les difficultés que les forces d’opposition peuvent rencontrer dans leur volonté d’union. D’autre part, la forme immersive de l’ouvrage offre des points de vue souvent totalement inédits sur les manifestations de Gezi – y compris celui de leurs adversaires, rarement retranscrit dans les publications occidentales. Enfin, le livre permet de prendre conscience du dynamisme de la société civile turque, mais également de la fragilité profonde de cette puissance géopolitique aux portes du Moyen-Orient.

Aurélien Denizeau

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Politique étrangère vous souhaite une bonne année !

Mon, 01/01/2018 - 09:00

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Le Paradoxe français

Fri, 29/12/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Frédéric Charillon propose une analyse de l’ouvrage de Béatrice Giblin, Le Paradoxe français. Entre fierté nationale et hantise du déclin (Armand Colin, 2017, 208 pages).

Pourquoi la France oscille-t-elle à ce point entre fierté – certains disent arrogance – et pessimisme, jusqu’à l’obsession décliniste ? Béatrice Giblin, géographe et directrice de la revue Hérodote, répond par autant de chapitres constituant, selon elle, des éléments de cette réponse.

L’histoire d’abord, glorieuse mais lourde. Avec ses racines chrétiennes, productrices de tensions à rebondissement entre le pouvoir politique et l’Église, faites d’alliances et de ruptures. Il en ressort une identité à la fois profondément catholique, mais mal assumée comme telle dans ce pays inventeur du mot « laïc ». La démographie ensuite, lorsque les Français se mirent à faire moins d’enfants, puis accordèrent la nationalité française aux enfants d’immigrés. La France pèse aujourd’hui moins lourd que l’Allemagne, même si sa démographie est redevenue plus dynamique. Le territoire aussi, ce mille-feuille que l’on n’ose à peine rationaliser : est-il d’ailleurs si irrationnel que cela ? Faut-il toucher à ce qui fait l’attachement local ? La France est-elle vraiment plus morcelée que d’autres pays ? Fallait-il vraiment imposer la disparition administrative de l’Auvergne et de l’Alsace (le « Grand Est ») pour entrer dans la mondialisation ? Ne faut-il pas plutôt redonner une esthétique à des campagnes rongées par les zones commerciales ? Le rapport à l’immigration évidemment, avec ses tabous, du droit du sol à l’« intégration » : une immigration devenue synonyme de débat sur l’islam, dans un pays dont le lien avec le Maghreb reste particulièrement fort. La puissance, bien sûr, que l’on rêve élevée mais à moyens déclinants, avec une armée qui fit trembler l’Europe avant de connaître les défaites de la seconde moitié du XXe siècle (1940, Dien Bien Phu), et dont le format se réduit désormais, non sans faire polémique. Le rapport à l’Europe enfin, relancé après la victoire d’Emmanuel Macron, mais qui ne doit pas faire oublier que les candidats eurosceptiques ou euro-hostiles ont totalisé près des deux tiers des votes de l’électorat au premier tour. Tout cela remet en question l’universalisme proclamé d’une nation qui se veut toujours exceptionnelle.

Loin des essais déclinistes à la mode, ce travail reprend plutôt les interrogations d’historiens, comme Robert Frank et sa « hantise du déclin » (Belin, 2014), et s’inscrit dans un moment marqué par la quête d’une ligne, d’une politique. Un président élu en promettant de renouer avec le gaullo-mitterrandisme, suspecté de geste bonapartienne lors de son investiture, mais qui pourfend les nationalismes et fait du multilatéralisme le nouvel universalisme. Le tout après une campagne où, on s’en souvient, les voix traditionnalistes – conservatrices en tout cas – se sont fait entendre puissamment. Derrière le paradoxe et les questions sur l’identité, c’est l’interrogation sur la France dans le monde, sur son message, sa vitalité et ses moyens, qui se dessine. Derrière les polémiques sur le territoire, c’est aussi l’avenir d’un pays très stato-centré, dans un monde en réseau qui est en cause ; d’un pays laïc dans un monde de retour des religions ; d’une puissance moyenne dans un monde de géants (ré)émergents.

Frédéric Charillon

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Easternization ou the End of the Asian Century ?

Wed, 27/12/2017 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). John Seaman, chercheur au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Gideon Rachman, Easternization: Asia’s Rise and America’s Decline from Obama to Trump and beyond (Other Press, 2017, 320 pages), Graham Allison, Destined for War: Can America and China Escape Thucydide’s Trap? (Houghton Mifflin Harcourt, 2017, 384 pages), et Michael R. Auslin, The End of the Asian Century: War, Stagnation, and the Risks to the World’s Most Dynamic Region (Yale University Press, 2017, 304 pages).

Si 2016 restera dans l’histoire comme l’année où le populisme a triomphé en Occident à travers le Brexit et l’élection de Donald Trump, 2017 sera celle où les États-Unis ont formellement abandonné le leadership international. Depuis l’arrivée du magnat de l’immobilier à la Maison-Blanche, l’Amérique de Trump s’enferme dans un discours de l’« America First », renonçant aux engagements de ses prédécesseurs (Partenariat Trans-Pacifique – TPP, COP21) et s’attaquant au multilatéralisme et aux traditions démocratiques et néolibérales sur lesquelles les États-Unis ont bâti leur leadership international depuis 70 ans. Pendant ce temps, le centre de gravité international bascule nettement vers l’Asie, et notamment vers Pékin. La Chine de Xi Jinping a su habilement adapter son discours pour se positionner en défenseur de la paix et de l’ordre dans le monde – défendant la mondialisation tout en proposant un modèle alternatif à la démocratie libérale. Évidemment, la Chine semble de plus en plus sûre d’elle, tandis que les États-Unis remettent en question leur propre rôle dans le monde.

Au-delà de la conjoncture politique de Washington ou de Pékin, les tendances lourdes suggèrent un déclin relatif de l’Occident en faveur des pays d’Asie. À travers son livre Easternization, Gideon Rachman grand chroniqueur au Financial Times, réussit à décrire cette tendance avec lucidité. Depuis le début de l’ère coloniale voici 500 ans, explique-t-il, les affaires des pays et peuples du monde entier étaient influencés par les affaires des États européens, et plus tard des États-Unis. Mais l’auteur explique que les fondements de la puissance occidentale – technologiques, militaires, économiques – sont en train de rapidement marquer le pas face aux émergents asiatiques, et notamment la Chine. À titre de comparaison, la taille de l’économie chinoise ne représentait que 12 % de celle des États-Unis en 2000, mais en seulement dix ans elle s’est rapidement rattrapée pour en faire la moitié en termes de PIB, tandis que le budget militaire chinois était multiplié par sept jusqu’en 2015. Selon les calculs proposé par le Fonds monétaire international (FMI), en pouvoir d’achat – valeur du PIB calculée en fonction de ce qu’on peut acquérir, y compris en matière de technologie, d’armes, ou d’influence –, la Chine a dépassé l’Amérique en 2014. Le règne des États-Unis comme première puissance économique du monde n’aura duré que 140 ans, mais c’est surtout la vitesse à laquelle la chute est arrivée qui étonne Rachman. Il explique que les années Obama resteront comme le moment charnière du basculement vers l’Est et l’Asie.

Si l’ouvrage de Rachman offre des analyses solides et intéressantes sur la tendance dominante et les enjeux qui en découlent, avec des mises en contexte historiques importantes, il peine à convaincre que le déclin relatif de l’Occident donnera lieu à une véritable « Easternization », ou à l’émergence d’un ordre mondial basé sur des concepts asiatiques. Sur ce point, les ouvrages de Tom Miller ou François Bougon sur les ambitions chinoises sont plus pertinents. Deux conséquences semblent surtout préoccuper Rachman. La première en Asie, où la crispation autour des tensions diplomatiques et militaires entre la Chine et ses voisins – en particulier les États-Unis et le Japon – risque d’éclater en conflits désastreux. Les tentatives américaines de résister à la montée en puissance de la Chine, notamment à travers une concentration de forces militaires et un approfondissement des alliances dans la région, constituent pour Rachman un tournant historique. En partie due à cette préoccupation américaine pour l’Extrême-Orient, la deuxième conséquence est, elle, mondiale. La prédominance politique, stratégique et idéologique de l’Occident est remise en question à travers le globe, et l’ordre multipolaire qui émerge risque d’être bien moins stable que celui de 1945. Le chaos qui règne en Syrie n’en est qu’un avant-goût.

Pour Graham Allison, historien et professeur à Harvard, la montée en puissance de la Chine est aussi une question plus que préoccupante aujourd’hui, et son livre Destined for War tire la sonnette d’alarme sur la probabilité d’un affrontement sino-américain. Allison ne va pas jusqu’à soutenir la thèse de John Mearsheimer selon laquelle la guerre entre la Chine et les États-Unis est inévitable, mais il explique que les deux pays sont néanmoins sur une trajectoire qui mènera à la guerre si des mesures importantes et structurelles ne sont pas prises pour rectifier le tir. Allison est le champion du « piège de Thucydide » : lorsqu’une puissance émergente menace une puissance établie et jusqu’alors dominante, une destruction et une violence extrêmes en résultent, comme entre Sparte et Athènes dans la Grèce antique. Son ouvrage met en contexte la montée en puissance météorique de la Chine, pointe du doigt les facteurs stratégiques qui opposent Washington et Pékin – à commencer par la fameuse et longuement débattue thèse de Samuel Huntington sur la guerre des civilisations –, et identifie des éventuels éléments déclencheurs de la guerre – une collision en mer ou dans les airs impliquant un appareil militaire de l’un ou l’autre pays, un virage indépendantiste de Taïwan, l’effondrement du régime nord coréen…

Mais l’originalité de l’ouvrage de Graham Allison, par rapport à Rachman et bien d’autres, est son étude de l’histoire non seulement pour illustrer le danger du fameux piège, mais pour rechercher des solutions. De manière peut-être trop succincte, 16 cas de transition de la puissance internationale sont identifiés dans les 500 dernières années. Parmi ces cas, une douzaine se terminent en guerre, mais quatre réussissent à éviter le pire – le Portugal et l’Espagne au XVe siècle, le Royaume-Uni et les États-Unis au début du XXe siècle, les États-Unis et l’Union soviétique pendant la guerre froide, et le Royaume-Uni et la France avec l’Allemagne réunifiée depuis les années 1990. Selon Allison, un élément clé relie ces quatre cas : pour éviter la guerre, la puissance établie, le challenger, ou les deux, ont nécessairement fait des concessions structurelles et douloureuses.

Sur la base de cette analyse, Allison ne propose finalement pas de solution précise pour la Chine et les États-Unis, mais vise plutôt un recadrage de l’analyse américaine de la Chine[3]. Il faut, selon l’auteur, chercher à mieux comprendre les ambitions chinoises, clarifier les intérêts vitaux américains, formuler une véritable stratégie et, avant tout, se focaliser sur les problèmes structurels chez soi. En effet, pour Allison, les défauts de gouvernance, aux États-Unis comme en Chine, devraient être considérés comme des menaces plus importantes que celles qui proviennent d’un côté ou de l’autre du Pacifique.

Michael Auslin, pour sa part, remet en cause le présupposé à l’origine du discours sur l’émergence inéluctable des puissances asiatiques. Dans son livre The End of the Asian Century, l’ancien professeur d’histoire à Yale et chercheur au Hudson Institute ne traite pas de la question du déclin de l’Occident – on peut considérer qu’il n’y croit pas –, mais dessine une cartographie des risques structurels en Asie, qui constituent une sorte de talon d’Achille pour les puissances régionales, et notamment chinoise. Selon lui, le « siècle asiatique » ne sera pas. D’abord, les ralentissements – voire les stagnations – économiques de nombreux pays et l’absence de réformes ambitieuses remettent en cause la croissance économique continue de la région. On aurait tort de considérer que la croissance chinoise se poursuivra nécessairement à l’infini, et toute stagnation de cette économie aura nécessairement des conséquences désastreuses pour son voisinage. Des questions démographiques sérieuses – entre vieillissement pour certains, dont la Chine, et croissances incontrôlables pour d’autres – se posent aussi, à côté des véritables instabilités structurelles des systèmes politiques de nombreux pays et des sentiments nationalistes fervents. Si ces facteurs d’instabilité montent, l’absence d’un vrai climat de coopération et d’une architecture de sécurité régionale – l’auteur souligne par exemple l’absence d’une Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) asiatique, ou d’un autre mécanisme structurel pour régler les contentieux – pourrait s’avérer mortelle.

Si Rachman identifie aussi des facteurs de risque, Auslin est plus précis et décrit ces risques comme étant plus systémiques. Il propose aussi une analyse plus complexe qu’Allison, qui s’est peut-être trop concentré sur la relation sino-­américaine. Dans ses prescriptions, orientées surtout vers un lectorat washingtonien, Auslin s’avère un ardent défenseur du néolibéralisme et de la thèse de la paix démocratique. Il ne répond pas directement à Allison, mais explique néanmoins que, loin de faire des concessions à la Chine, les États-Unis devraient renforcer leurs engagements en Asie et promouvoir des valeurs démocratiques et universelles (voire américaines). Renforcer ces problématiques fondamentales en Asie est, pour lui, le meilleur investissement en faveur de la paix, et aussi la meilleure réponse à donner à Pékin. Et pourtant, en dépit de toutes ces hypothèses, la Chine moderne ne s’est jamais avérée aussi confiante dans son projet que sous Xi Jinping. L’avertissement d’Allison est donc toujours de mise : Danger ahead !

John Seaman

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Politique étrangère vous souhaite un joyeux Noël !

Mon, 25/12/2017 - 09:00

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Le Top 10 des articles de Politique étrangère en 2017

Fri, 22/12/2017 - 09:00

La revue Politique étrangère est présente sur Cairn, le portail de revues francophones, depuis plusieurs années maintenant. Merci à vous chers Lecteurs de nous lire tout au long de l’année !

Découvrez en exclusivité la liste des 10 articles les plus lus sur Cairn en 2017,
et profitez-en pour (re)lire ceux qui vous auraient échappé !

1ère place : Pierre de Senarclens, « Théories et pratiques des relations internationales depuis la fin de la guerre froide » (PE n° 4/2006)

2e place : Pierre Jacquet, « Les enjeux de l’aide publique au développement »
(PE n° 4/2006)

3e place : Asiem El Difraoui et Milena Uhlmann, « Prévention de la radicalisation et déradicalisation : les modèles allemand, britannique et danois » (PE n° 4/2015)

4e place : Abdou Diouf, « Afrique : l’intégration régionale face à la mondialisation »
(PE n° 4/2006)

5e place : Stanley Hoffmann, « Raymond Aron et la théorie des relations internationales » (PE n° 4/2006)

6e place : David M. Faris, « La révolte en réseau : le « printemps arabe » et les médias sociaux » (PE n° 1/2012)

7e place : Victor Magnani et Vincent Darracq, « Les élections en Afrique : un mirage démocratique ? » (PE n° 4/2011)

8e place : Yves Gounin, « Les dynamiques d’éclatement d’États dans l’Union européenne : casse-tête juridique, défi politique » (PE n° 4/2013)

9e place : Jussi Hanhimäki, « Les États-Unis et le multilatéralisme depuis le 11 septembre » (PE n° 3/2011)

10e place : Ekaterina Stepanova, « La Russie a-t-elle une grande stratégie au Moyen-Orient » (PE n° 2/2016)

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L’African National Congress ou le difficile exercice du pouvoir

Wed, 20/12/2017 - 08:30

Suite à l’élection de Cyril Ramaphosa à la tête de l’African National Congress, nous vous invitons à relire l’article de Victor Magnani, chargé de projets au programme Afrique subsaharienne de l’Ifri, publié dans le numéro d’automne 2017 (n° 3/2017) : « L’African National Congress ou le difficile exercice du pouvoir ».

Le 8 janvier 2017 l’African National Congress (ANC) fêtait à Soweto son 105e anniversaire. Des dizaines de milliers de personnes des différentes provinces rendaient hommage à l’un des plus anciens mouvements de libération du continent, parti au pouvoir depuis les premières élections libres de 1994. L’ancienneté du parti et cette capacité de mobilisation rappelaient son poids et sa légitimité incontestés dans l’espace politique sud-africain. Depuis sa création en 1912, l’ANC a su se régénérer, se transformer et s’adapter, passant notamment du statut d’« organisation terroriste » durant la période d’apartheid à celui de mouvement respecté et célébré à travers le monde. Son prestige est notamment lié à sa contribution majeure à une transition démocratique réussie, articulée autour de l’idée de réconciliation promue par la figure iconique de Nelson Mandela.

Depuis la fin de l’apartheid, l’ANC exerce le pouvoir de manière quasi hégémonique et se confronte à une nouvelle phase de sa longue histoire : la mutation d’un mouvement de libération en parti de gouvernement, responsable des politiques publiques et devant rendre des comptes aux électeurs. De telles mutations sont légion sur le continent, et l’on a souvent observé ailleurs des organisations suivant des trajectoires peu conformes aux normes démocratiques, et contrevenant à leurs idéaux fondateurs. Le cas de la Zimbabwe African National Union (ZANU) au Zimbabwe en est l’illustration la plus évidente. L’Afrique du Sud est aujourd’hui une démocratie qui organise des élections transparentes et où les contre-pouvoirs sont nombreux. On peut notamment citer des médias libres et de qualité, une opposition et une société civile structurées, des intellectuels présents dans le débat public, une autorité judiciaire indépendante et efficace : tant d’éléments qui devraient prémunir l’ANC, et l’Afrique du Sud, d’une dérive comparable à celle de son voisin zimbabwéen.

Pourtant, plus de 25 ans après la fin de l’apartheid, certains éléments suscitent de vives inquiétudes. Tout d’abord, une partie de la population sud-africaine est confrontée à une situation économique et sociale délétère. Les inégalités demeurent très importantes, le taux de chômage très élevé, l’accès aux services publics déficient. Plus inquiétant, les disparités sociales sont encore souvent calquées sur des disparités raciales. Ceci met à mal l’idée de réconciliation, notion fondatrice de l’Afrique du Sud post-apartheid, qui ne s’est pas suffisamment matérialisée en transformations concrètes pour une partie de la population. Les dividendes économiques de la démocratie se font encore attendre. La mise en place des programmes de Black Economic Empowerment (BEE), visant à promouvoir dans les entreprises les populations historiquement défavorisées, a contribué à l’émergence d’une classe moyenne noire, mais ces programmes sont critiqués : ils auraient surtout bénéficié à une élite limitée et connectée aux réseaux de l’ANC. Ce d’autant que de nombreuses affaires de corruption, d’accaparement ou de mauvaise gestion des ressources publiques ont été mises au jour. Le drame de Marikana, les émeutes xénophobes des dernières années remettent aussi en question une pacification et une réconciliation dont l’ANC devait être le garant. Si l’héritage de l’apartheid ne peut être oublié pour expliquer l’état de la société sud-africaine, l’ANC est aussi mis face à ses responsabilités, plus de 20 ans après son arrivée au pouvoir. Le registre de la trahison est ainsi souvent employé par les détracteurs du parti. Les dirigeants de l’ANC auraient trahi la cause, ils auraient renié les idéaux de l’organisation et échoué à transformer en profondeur les structures économiques et sociales du pays. L’ANC serait-il à bout de souffle ?

Accédez à la suite de l’article sur Cairn.info.

Amérique latine : les espoirs (encore) déçus ?

Mon, 18/12/2017 - 14:39

Suite à la réélection du conservateur Sebastian Piñera à la présidence du Chili, nous vous invitons à relire le dossier du numéro d’automne 2016 de Politique étrangère (n° 3/2016) : « Amérique latine : les espoirs déçus ? ».

« L’heure de l’Amérique latine serait-elle, si vite, passée ? Hier, les dictatures tombaient, les économies s’ouvraient, plusieurs de ses pays semblaient incarner un nouveau temps de développement économique et politique. Sous des formes parfois étranges à des yeux européens mais très vivantes, le sous-continent entreprenait de réduire les inégalités, de stabiliser des démocraties souvent hésitantes, de résorber ses violences internes, de s’intégrer à l’interdépendance économique mondiale.

Quelques décennies plus tard, c’est sa diversité – qu’on n’a pu négliger fugitivement que par ignorance –, et la persistance de ses maux, traduits en multiples cahotements économiques et politiques, qui dessinent l’image de l’Amérique latine. […] »

Au sommaire de ce dossier :

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Découvrez le nouveau numéro (n° 4/2017), « L’Irak après Daech ».

Yémen, Corée du Nord, Irak…

Fri, 15/12/2017 - 16:11

Fin novembre/début décembre, de nombreux médias internationaux (Le Huffington Post), nationaux (Les Échos) et régionaux (Le Bien Public, Le Républicain Lorrain, L’Alsace, Vosges Matin…) ont cité les articles du dernier numéro de Politique étrangère, n° d’hiver 2017-2018 (4/2017), et particulièrement l’article d’Antoine Bondaz sur la Corée du Nord et ses essais nucléaires, et celui de François Frison-Roche sur le Yémen.

« François Frison-Roche estime dans une étude de l’Institut français des relations internationales que « les principaux acteurs yéménites perçoivent certainement qu’il ne peut plus y avoir désormais de victoire militaire », même si chacun peut avoir intérêt au statu quo, plutôt que de se lancer dans des négociations humiliantes pour Riyad ou Téhéran. » (par Y. Bourdillon, Les Échos, 05/12/2017).

Pour relire l’article d’Antoine Bondaz, « Corée du Nord/Etats-Unis : jusqu’où ira la confrontation? », cliquez ici.

Pour relire l’article de François Frison-Roche, « Yémen : imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire, impasse militaire », cliquez ici.

L’ordre international face à l’Amérique de Trump

Tue, 12/12/2017 - 09:50

La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « L’ordre international face à l’Amérique de Trump », écrit par Pierre Vimont, notamment ancien ambassadeur de France aux États-Unis et secrétaire général exécutif du Service européen pour l’action extérieure, et paru dans notre nouveau numéro (n° 4/2017), « L’Irak après Daech ».

Un an après son élection, Donald Trump continue de susciter des réactions contradictoires aux États-Unis. Le cœur de son électorat lui reste fidèle, en dépit d’un exercice pour le moins chaotique du pouvoir. Dans le même temps, les médias, dans leur grande majorité, se sont réfugiés dans l’indignation permanente, pendant que le reste du pays ne sait plus quoi penser d’un monde politique de plus en plus éloigné de ses préoccupations.

À l’étranger, le président américain suscite assurément de la perplexité au sein d’une communauté internationale qui semble désemparée face à un phénomène dont elle peine à saisir les contours, ou les conséquences. Plus précisément, les partenaires de l’Amérique se demandent si la présidence Trump va poursuivre son cours erratique ou, au contraire, trouver progressivement un équilibre plus rassurant sous l’influence d’un entourage moins imprévisible.

Dans cette seconde interprétation, les incohérences actuelles de Donald Trump sont perçues comme la traduction d’un difficile apprentissage du pouvoir, à l’image de ce qu’on a pu observer dans le passé avec certains présidents américains. En revanche, pour les plus inquiets, la question est de savoir si l’on n’assiste pas à un tournant de la diplomatie américaine, prémisse d’un mouvement de fond qui va progressivement bouleverser l’ordre international tel qu’il a existé depuis 1945, et faire apparaître un nouveau monde « post-américain », lourd de menaces et de déséquilibres.

Le président Trump représente-t-il un épiphénomène ou est-il l’agent d’une rupture fondamentale de l’ordre mondial actuel ? Telle est la question à laquelle la communauté internationale doit aujourd’hui répondre si elle veut engager la transformation de l’ordre mondial qui demeure, chacun le pressent, une nécessité.

Une tradition ancienne

Les hésitations américaines à l’égard du système international ne sont pas nouvelles. On connaît la longue litanie des résistances de l’Amérique chaque fois que la communauté internationale a voulu progresser et innover : le refus de rejoindre la Société des Nations après la Première Guerre mondiale, les tergiversations autour de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), vis-à-vis de laquelle les États-Unis semblent vouloir utiliser l’arme du retrait à répétition, la difficulté à se joindre à l’effort international pour lutter contre les changements climatiques, qu’il s’agisse de l’accord de Rio en 1992 ou de celui de Paris en 2015. La récente décision du président Trump à propos de l’accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien confirme cette tendance permanente de la diplomatie américaine : rarement à l’aise lorsqu’elle doit se soumettre à des contraintes internationales, elle semble constamment tentée par la renonciation à ses engagements extérieurs, et par l’isolationnisme.

Ces allers-retours entre ouverture vers l’international et repli sur soi traduisent le plus souvent les rapports difficiles qui existent aux États-Unis entre pouvoirs exécutif et législatif. Ils sont le plus souvent le fait de présidents américains soucieux de donner à leur pays un rôle majeur dans les affaires du monde, en accord avec sa puissance et son influence réelles, mais confrontés à un Congrès qui résiste à leurs ardeurs et les freine. À cet égard, l’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale et largement influencé par les États-Unis a pu représenter pour l’Amérique une forme d’apothéose, mais aussi d’anomalie par rapport à une vision beaucoup plus restrictive de son rôle dans le monde, tel qu’il a prévalu pendant la plus grande partie de son histoire. Dès lors, le retour progressif de l’idéologie isolationniste après l’échec du Vietnam et les difficultés récurrentes en Irak ou en Afghanistan ne sauraient surprendre, et le phénomène Trump, à sa manière, constitue la suite logique de ce mouvement perpétuel entre tentation extérieure et rétractation intérieure. […]

Lisez la suite de l’article dans son intégralité ici.

« Yémen : imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire, impasse militaire » : 3 questions à François Frison-Roche

Fri, 08/12/2017 - 11:40

Auteur de l’article « Yémen : imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire, impasse militaire » paru dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (4/2017), François Frison-Roche, chercheur au CNRS, répond à 3 questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

1) Comment la guerre au Yémen est-elle devenue un conflit régional ?

Nonobstant un lourd passé fait de guerres civiles, d’instabilités politiques chroniques et de rivalités régionales larvées, on peut dire qu’à l’origine, l’actuel « conflit yéménite » se résumait à une lutte entre trois prédateurs locaux (l’ancien président Ali Abdallah Saleh, le général Ali Mohsen et le cheikh Hamid Al-Ahmar) qui s’entendaient entre eux depuis des années pour mettre le pays en coupe réglée. Mais les deux derniers protagonistes dans cette affaire, affiliés aux salafistes et aux Frères musulmans, ont instrumentalisé la dynamique créée par les printemps arabes en se servant de la jeunesse yéménite urbaine pour tenter de redistribuer les cartes politiques et économiques en leur faveur.

La maîtrise onusienne, sans doute un peu lâche, et les erreurs de l’envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies dans l’appréciation des contradictions et des ambiguïtés des accords de transition, signés à Riyad fin 2011 à l’initiative du Conseil de coopération du Golfe, ont ouvert la voie à une dérive globale du processus transitionnel. La sous-estimation de la capacité de nuisance du président Saleh et de ses affidés, la décision d’imposer une « fédéralisation » du pays et donc de marginaliser les Houthis (d’obédience chiite) ainsi que celle de supprimer certaines subventions ont favorisé la mise en place d’une coalition opportuniste entre les milices houthis, d’une part, et l’ancien président Saleh et les forces militaires qui lui étaient fidèles, d’autre part.

Le déferlement de ces « forces rebelles », d’abord à Sanaa puis vers le sud du pays a fait craindre à l’Arabie Saoudite du roi Salman et aux monarchies du Golfe que le Yémen finisse par basculer dans le « camp chiite » et donc par tomber sous l’influence de « l’ennemi iranien ».

On comprend aujourd’hui que l’exfiltration du président Hadi vers Riyad et sa demande d’aide pour le rétablir par la force dans ses fonctions a permis à une coalition de pays sunnites, dirigée par l’Arabie Saoudite, d’intervenir militairement au Yémen à partir de mars 2015. Débute alors une guerre d’influence régionale qui s’ajoute à ce qui n’était qu’une guerre civile. La simultanéité de ces divers conflits aboutit, en presque trois ans, à une catastrophe humanitaire : environ 20 millions de personnes sont dans une situation d’« insécurité alimentaire sévère », dont 7 millions dans une situation de famine. Un million de cas de choléra sont prévus début 2018.

2) Quel pourrait être l’impact de l’assassinat de l’ancien président Ali Abdallah Saleh ?

Le Yémen a une longue « tradition », si l’on peut employer ce mot, d’élimination physique de ses dirigeants. L’arrivée au pouvoir de Saleh en juillet 1978 fait suite à l’assassinat du président Ahmad Al-Ghashmi en avril de la même année, parvenu lui-même au pouvoir après l’assassinat du président Ibrahim Al-Hamdi en octobre 1977. Le Yémen est un pays dans lequel la violence politique est une donnée dont il faut tenir compte.

Dans le contexte actuel, l’assassinat de l’ancien président Ali Abdallah Saleh constitue pourtant un tournant majeur dans les conflits yéménites. Non seulement parce qu’après avoir fait cette proposition à l’Arabie Saoudite de « tourner la page », une option crédible pour trouver une issue au conflit avec ladite coalition vient de disparaître, mais aussi parce qu’aucune personnalité de son envergure politique et dans son entourage, n’est en mesure de lui succéder. La principale force politique yéménite, le parti de Saleh, le Congrès populaire général (CPG), est décapité. Les chances de voir son fils, Ahmed Ali, lui succéder après une période transitoire pour rétablir d’anciens rapports de force entre tribus, semblent réduites dans la mesure où l’autorité du père va manquer pour établir les compromis nécessaires.

L’actuel président Hadi, reconnu par la communauté internationale, semble faire l’unanimité contre lui, tant de la part d’une majorité de la population yéménite que de ses « alliés » saoudiens et émiratis. Âgé, cardiaque, peu charismatique, originaire du Sud-Yémen, il ne dispose pas des capacités nécessaires pour négocier avec « les nordistes », majoritaires dans le pays. La fin tragique de Saleh, dont il fut le vice-président pendant 17 ans, va sans doute l’amener aussi à ne pas prendre de risques inconsidérés.

Il est encore bien trop tôt pour dire si l’assassinat du président Saleh constitue un blocage de plus dans le cadre d’une sortie de crise ou si, au contraire, il va permettre de faciliter un règlement négocié à moyen terme.

3) Quels scénarios de sortie de crise peut-on envisager ?

Il est difficile de faire de la prospective tellement la situation est devenue complexe dans ce pays et tellement l’environnement régional est devenu instable. Les deux sont désormais intimement liés. C’est d’autant plus difficile qu’avec nos grilles d’analyse occidentales nous avons toujours du mal à bien apprécier certaines dimensions locales essentielles comme les logiques tribales, l’irrationalité apparente des acteurs, les emballements politiques toujours agressifs. Toutes les valeurs démocratiques et humanitaires ne sont pas partagées par tous avec la même intensité, c’est le moins que l’on puisse dire. C’est donc avec beaucoup de modestie qu’il faut aborder l’élaboration de scénarios de sortie de crise.

On peut tenter d’envisager, néanmoins, plusieurs évolutions intérieures en fonction des différentes configurations politiques régionales et internationales.

Si la situation régionale, c’est-à-dire les vives tensions actuelles entre les principaux pays arabes du Golfe et l’Iran, tend à s’apaiser – ce qui n’est malheureusement pas le cas, du moins à court terme – les « guerres » qui se déroulent au Yémen pourraient trouver un climat extérieur favorable pour évoluer vers une sortie de crise.

Si ces tensions régionales montent en puissance – ce qui semble être malheureusement la tendance actuelle –, il est à craindre que des blocages persistent et empêchent de trouver un compromis durable au Yémen. On sait que ces tensions régionales seront directement impactées par le degré d’implication ou de renoncement des « grandes puissances », notamment les membres permanents du Conseil de Sécurité à l’ONU, plus ou moins impliquées au Yémen. De plus, il ne faut pas oublier que la « capacité onusienne » est directement proportionnelle à la volonté de la « communauté internationale » d’agir ou de s’abstenir dans un dossier et tout spécialement dans celui-là.

Sur le plan intérieur, aux conflits yéménites actuels se greffe une catastrophe humanitaire de grande ampleur que la communauté occidentale feint aujourd’hui de découvrir avec horreur alors que la brutalité avec laquelle la guerre était menée depuis bientôt trois ans (blocus maritime et aérien, bombardements mal ciblés, volonté politique de « punir » un pays et sa population, etc.) menait obligatoirement à l’extrémité tragique que l’on connaît, en la déplorant, aujourd’hui.

De la « nouvelle donne » issue de l’assassinat de Saleh, on peut émettre de nombreuses hypothèses mais on pourrait en retenir deux.

Comme on peut craindre que la dimension confessionnelle de la guerre civile yéménite se renforce, on risque d’assister à une « lutte binaire » des rebelles houthis, d’obédience zaydite, donc chiite, contre les forces yéménites d’obédience chaféite, donc sunnite. L’Iran ne serait-il pas tenté d’intervenir plus radicalement dans le conflit ?

On peut également redouter que la « coalition » intensifie ses bombardements pour « réduire » les rebelles sur le terrain et les forcer à se replier dans leur zone traditionnelle d’implantation au nord du pays, privés qu’ils seraient de l’appui des forces militaires restées fidèles à Saleh les empêchant de tenir tous les fronts ouverts dans le pays. Cela ne faciliterait pas l’acheminement de l’aide humanitaire d’urgence là où elle est la plus nécessaire. La communauté internationale peut-elle accepter un tel scénario catastrophe ?

Telles sont deux hypothèses aussi dangereuses pour l’avenir et la paix dans la région que l’on peut redouter mais dans tous les cas avec de funestes conséquences.

 

Interview de François Frison-Roche, réalisée le 8 décembre 2017.

PE 4/2017 en librairie !

Wed, 06/12/2017 - 11:13

Le nouveau numéro de Politique étrangère (4/2017) vient de paraître ! Il consacre un dossier complet à l’Irak après Daech, tandis que le « Contrechamps » se concentre sur la rupture de l’ordre mondial sous la présidence Trump. Enfin, comme à chaque livraison, de nombreux articles viennent éclairer l’actualité, en particulier sur le Yémen et la crise Corée du Nord/États-Unis.

Au-delà des revendications de rupture, Trump bouleverse-t-il l’ordre international et la place qu’y occupent les États-Unis ? La rubrique Contrechamps de ce numéro répond : oui, au moins par sa critique radicale du multilatéralisme. Une critique qui pourrait laisser le pays bien seul en marge d’un multilatéralisme se reconstituant sans lui. Mais Trump doit aussi être vu comme un symptôme : celui de la crise d’un ordre libéral qui a, ces dernières années, divisé les peuples, les a montés les uns contre les autres, ouvrant la voie aux populismes de toute nature.

L’Irak se relèvera-t-il, et comment, de décennies de dictature, d’une invasion américaine, d’une guerre civile, de la parcellisation aujourd’hui imposée entre milices, communautés, djihadistes, et influences extérieures ? Le dossier central de ce numéro s’interroge sur l’avenir de l’État irakien, capital pour une région entière où semblent éclater, ou se déliter, toutes les structures politiques en place. L’Irak « souverain, autonome et démocratique » qu’appelait de ses vœux Obama pourra-t-il un jour exister ?

Le numéro 4/2017 de Politique étrangère éclaire d’autres grandes questions de l’actualité internationale : jusqu’où peut aller l’affrontement Corée du Nord/États-Unis ? Quel est le fond du drame yéménite, entre catastrophe militaire et désastre humanitaire ? Comment fonctionne vraiment le pouvoir iranien ? La Belgique est-elle le maillon faible de la lutte européenne contre le terrorisme ? La vitalité des think tanks chinois traduit-elle une nouvelle Grande stratégie de Pékin, pour s’ouvrir au monde et y peser ?

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Corée du Nord/États-Unis : jusqu’où ira la confrontation ?

Wed, 29/11/2017 - 15:49

Après un nouveau tir de missile balistique nord-coréen, les États-Unis, la Corée du Sud et le Japon ont demandé une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations unies.

Dans ce contexte, nous vous proposons de lire en avant-première l’article d’Antoine Bondaz, « Corée du Nord/États-Unis : jusqu’où ira la confrontation ? », à paraître dans le numéro d’hiver 2017-2018 de Politique étrangère (en librairie le 6 décembre).

Le 30 juin 2017, le président Trump tweetait : « L’ère de la patience stratégique avec le régime de la Corée du Nord a échoué. Cette patience est terminée. » Il critiquait ainsi la stratégie de son prédécesseur. Les stratégies visant un « démantèlement complet, vérifiable et irréversible » du programme nucléaire nord-coréen, qu’elles soient basées sur les incitations ou les sanctions, qu’elles soient unilatérales ou multilatérales – comme les pourparlers à six qui ont été menés de 2003 à 2009 – ont toutes échoué. La nucléarisation de la République populaire et démocratique de Corée (RPDC) représente un sérieux échec pour la communauté internationale, et notamment pour les États-Unis, dont l’ancien président Clinton affirmait, dès 1993, que Pyongyang «ne [pouvait] pas être autorisé à développer une arme atomique ».

Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, le régime nord-coréen a testé pour la première fois des missiles balistiques à portée intermédiaire (Hwasong-12) et intercontinentale (Hwasong-14) pouvant théoriquement frapper l’île de Guam et le continent américain. Il a fait exploser une bombe nucléaire d’au moins 100 kilotonnes en septembre 2017, et a menacé de réaliser un essai nucléaire dans le Pacifique depuis un missile balistique, ce qui constituerait le premier essai nucléaire atmosphérique depuis 1980. De nombreuses questions se posent également sur les conséquences de la possession de telles armes nucléaires et des vecteurs associés, notamment en termes de posture vis-à-vis de la Corée du Sud.

Devant ces essais et les déclarations nord-coréennes, le président Trump a multiplié les sorties médiatiques conduisant à une escalade verbale avec le régime nord-coréen. Certaines déclarations ont été maladroites et peu diplomatiques. Elles rappellent néanmoins l’importance de la dissuasion américaine. Lors du discours controversé devant l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), Donald Trump a par exemple affirmé : « Si nous sommes obligés de nous défendre ou de défendre nos alliés, nous n’aurons d’autre choix que de détruire totalement la Corée du Nord. » D’autres formules laissent sous-entendre une possible intervention militaire américaine, à l’instar du « feu et de la fureur » auxquels s’exposerait la RPDC si elle continuait à « proférer davantage de menaces envers les États-Unis », ou semblent établir une ligne rouge comme ce tweet du 3 janvier 2017 affirmant que « la Corée du Nord a déclaré qu’elle était dans les dernières étapes du développement d’une arme nucléaire capable d’atteindre une partie des États-Unis. Cela n’arrivera pas ! ».

En dépit de la rhétorique du président américain, la stratégie mise en œuvre par l’administration Trump vise à imposer une pression maximale sur le régime nord-coréen afin de le ramener à la table des négociations, tout en évitant pour l’heure une solution militaire dont le coût politique, humain et économique serait considérable. Le risque principal est cependant celui d’une erreur d’appréciation, d’un côté comme de l’autre, notamment lors d’exercices militaires, ou d’un incident militaire, susceptible de conduire à un conflit qui n’est manifestement dans l’intérêt d’aucune des deux parties.

La radicalisation de la position nord-coréenne sur les armes nucléaires

La RPDC, malgré la nature opaque de son régime, est prévisible. Depuis plus de 20 ans, le pays a défié les efforts de la communauté internationale. Il est resté intransigeant dans son objectif de développement d’armes nucléaires et des vecteurs associés. Il s’est retiré du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en 2003, a déclaré en février 2005 avoir fabriqué des armes nucléaires, a révélé la construction d’une installation d’enrichissement d’uranium en 2010, a redémarré le réacteur de Yongbyon en 2015 et, surtout, a conduit six essais nucléaires entre 2006 et 2017. Ces essais nucléaires sont les seuls à avoir été menés à bien depuis le début du XXIe siècle.

[…]

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