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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

Thaïlande, le royaume entre deuil et incertitudes

Wed, 21/12/2016 - 11:19

C’est une Bangkok parée de noir et de blanc – les couleurs du deuil et de la pureté – que le visiteur étranger découvre en ce crépuscule 2016, année essentiellement marquée, au ‘’pays du sourire’’, par un événement douloureux pour les 68 millions de Thaïlandais : la disparition courant octobre du vénéré souverain Bhumibol Adulyadej (Rama IX), après 70 années de règne (1946-2016). Un décès qui, tout anticipé[1] fut-il par la population et les autorités, n’en frappa pas moins une nation déjà éprouvée par d’autres tourments, politiques[2] et sécuritaires[3] d’une part, socio-économiques (relative atonie de la croissance) et climatiques[4] de l’autre ; il n’est guère que les Affaires extérieures[5] qui aient globalement laissé en paix cette pièce majeure de l’hétérogène puzzle sud-est asiatique.

Au bienveillant souverain Rama IX – que le peuple de l’ancien Siam n’a probablement pas fini de pleurer – succède donc son fils unique, le Prince Vajiralongkorn (64 ans), auquel l’étiquette protocolaire royale attribue désormais (dans sa version courte) la dénomination officielle de Rama X. Le monarque tout juste investi dans ses fonctions[6], est encore bien loin de jouir auprès de ses sujets du lustre et de l’autorité de son père, dans cette monarchie constitutionnelle au cours politique pour le moins agité[7]. Un nouveau roi qui aurait donc définitivement tiré – par la force des choses… – un trait sur son attitude désinvolte passée et qui entendrait, dit-on dans les milieux bien informés de Bangkok[8], tenir à l’avenir pleinement son rôle de souverain ; un projet distinct de ce qu’on lui prêtait comme ambition jusqu’alors. A voir naturellement dans quelle mesure ces velléités – protocolaires ou politiques – insoupçonnées s’accommoderont des desseins de l’influent establishment[9] de la capitale, pour qui l’avènement, fut-ce d’un souverain en cette terre de bouddhisme, ne saurait non plus compromettre les intérêts.

Ce, d’autant que l’horizon politique national reste à court-moyen terme ‘’balisé ’’ de sérieuses contingences et incertitudes ; consécutif au résultat d’une consultation référendaire (7 août 2016) mise en musique par le gouvernement du général-Premier ministre Prayuth – le Conseil national pour la Paix et l’Ordre (CNPO) -, le retour d’une démocratie ‘’raisonnée’’, un temps envisagé courant 2017, reculerait a priori dans le temps d’une bonne année. L’organisation d’un scrutin législatif s’envisage à présent au second semestre 2018 (pour mieux accompagner la période de deuil national) ; au plus tôt…

Cette ‘’démocratie encadrée’’ est chère à l’establishment – car affaiblissant les formations politiques échappant à son contrôle tutélaire – mais elle est dénoncée par son antithèse populiste[10]. Cette démocratie, qui privilégierait notamment les gouvernements de coalition tout en réduisant l’autorité des hémicycles parlementaires, n’est pas du goût de l’ensemble des Thaïlandais. Si ces derniers savent gré au CNPO du peu souriant Premier ministre Prayuth d’avoir ramené quelque ordre depuis deux ans, dans les rues de la capitale, et le fonctionnement des institutions, cette configuration politique est loin de constituer à ses yeux la panacée. Encore qu’en ces temps de transition monarchique parsemée d’intrigues de palais et de rivalités diverses, la présence rassurante voire anesthésiante de l’armée au sommet de la gestion des affaires nationales (quand bien même son bilan extra-sécuritaire reste sujet à discussion) n’est pas tout à fait pour déplaire…

Loin du Palais Royal de Bangkok, à des centaines de kilomètres en direction des recoins méridionaux du royaume, la tension, la violence et l’effroi n’ont, en revanche, connu ni moratoire ni interruption avec la disparition automnale du monarque, à l’instar de ces six victimes imputées aux séparatistes musulmans (provinces de Pattani et Narathiwat), le 7 décembre 2016. Seize mois après le meurtrier attentat perpétré dans le centre de la capitale – au sujet duquel les autorités demeurent encore bien byzantines pour ce qui a trait à ses motivations et instigateurs quels qu’ils soient -, le péril terroriste ne fait guère cas du recueillement observé par la nation. Pas plus dans un royaume bouddhiste endeuillé qu’ailleurs, la violence radicale et l’extrémisme ne connaissent aucune trêve.

Le regard que porte la communauté internationale sur le ‘’patient thaïlandais’’, affecté depuis le tournant du siècle par quelques pathologies ou carences[11] diverses assurément soignables mais au traitement visiblement trop amer pour être bien assimilé, est plus teinté de désarroi que de craintes existentielles. La crise politique, aussi longue et fiévreuse soit-elle, reste strictement du domaine domestique ; ses incidences économiques touchent avant tout le royaume et ne bouleversent pas les grands équilibres macroéconomiques régionaux ou mondiaux.

La dimension sécuritaire se lit peut-être avec davantage d’appréhension ; longtemps hors champs des radars internationaux, l’insurrection identitaire-séparatiste agitant, balafrant les quatre provinces musulmanes méridionales (autrefois malaises), résonne quelque peu différemment au regard d’autres théâtres de crise associant radicalisation, violence et terrorisme. Le fait que ce royaume bouddhiste abrite une minorité musulmane[12], qu’il est avéré que des citoyens thaïlandais soient partis ces dernières années combattre aux côtés de Daech en Syrie ou en Iraq ou encore que l’attentat du 17 août 2015 porte a priori une signature plus identitaire, religieuse que politique ou partisane, entourent cette thématique sensible – que peine à aborder publiquement le Conseil National pour la Paix et l’Ordre – d’un halo d’inquiétude compréhensible.

Si les Thaïlandais dans leur majorité s’accordent pour faire prévaloir le souvenir du défunt souverain sur les querelles partisanes et les intrigues, il ne fait en revanche guère doute que la matrice du moyen terme reste pétrie de points d’interrogation, de crises potentielles à l’intensité variable. L’arrivée d’un nouveau monarque et la douleur de ses sujets ni changeront rien.

[1] L’âge avancé du monarque et sa santé déclinante laissaient présager à court terme une telle possibilité.

[2] Cf. population divisée sur des lignes de fracture partisanes très tranchées ; gouvernement militaro-militaire en place depuis deux ans et demi.

[3] Cf. poursuite de l’insurrection séparatiste musulmane dans le sud (depuis 2004) et de sa kyrielle quasi-quotidienne d’attentats et d’assassinats ; contexte post-attentat du 17 août 2015 dans le centre de Bangkok (une vingtaine de victimes).

[4] Notamment ces deux années de sécheresse consécutives impactant durement la production agricole nationale.

[5] Si l’on met de côté les appels à un retour ‘’prochain’’ de la démocratie émanant de diverses capitales occidentales.

[6] Avant de pleinement ‘’prendre la main’’ à l’issue de l’année de deuil en cours, soit en octobre 2017.

[7] A l’instar de cette vingtaine de coups d’Etat militaires perpétrés (avec ou sans succès) du vivant de Bhumibol, dont le dernier au printemps 2014…

[8] Entretiens réalisés dans la capitale thaïlandaise par l’auteur de la note mi-décembre 2016.

[9] Lequel regroupe, en une matrice aussi influente que riche et puissante, le palais royal, les élites économiques et industrielles, les milieux bancaires.

[10] Qu’incarnent le Pheu Thai Party (PTP) des anciens Premiers ministres Thaksin et Yingluck Shinawatra, ainsi que le mouvement des ‘’chemises rouges’’.

[11] On pense ici notamment à l’instabilité gouvernementale, à la mobilisation partisane exacerbée, à la paralysie occasionnelle des institutions ou encore à l’impact négatif sur l’économie et l’image, l’attractivité extérieure du royaume.

[12] Dont la volumétrie serait sensiblement plus importante que ne le laissent entendre les statistiques nationales officielles.

Bilan stratégique 2016

Wed, 21/12/2016 - 10:43

Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, revient sur les moments forts de l’année stratégique 2016.

Quels progrès ont été effectués sur cette question d’Europe de la défense ?

Wed, 21/12/2016 - 09:32

Le Brexit ou la remise en cause de l’OTAN par Donald Trump sont des évènements de nature à inquiéter les citoyens européens. Les résultats du sommet des chefs d’Etat européens de la semaine passée, où la sécurité européenne a été discutée, sont-elles de nature à rassurer les Européens ?

Faisons une expérience. Je suis un citoyen qui s’intéresse un peu à la marche du monde. Je me dis qu’en 2016, l’Europe n’est pas forcément en train d’évoluer dans le bon sens : elle est moins unie, moins puissante et moins prospère qu’avant. Son environnement extérieur est instable, et elle fait face à un certain nombre de menaces. Le Brexit remet en cause sa cohésion de l’intérieur. Les déclarations de Trump remettent en cause la cohésion de l’Otan. Je me dis que, malgré tout, l’Union européenne reste le premier acteur économique mondial. Je me mets alors en tête d’identifier ce qu’elle fait pour peser sur le cours des choses, autrement que par sa puissance économique. Notamment sur les sujets qui sont au centre des préoccupations depuis 2014, du fait du conflit en Ukraine, du terrorisme, des migrations ou de la crise syrienne : les questions de sécurité et de défense.

Puisque les chefs d’Etat européens sont l’incarnation de la volonté démocratique des 28 pays européens, et qu’ils se sont réunis la semaine passée devant les caméras, j’irais chercher ce qu’ils en ont dit en mon nom, en me lançant dans une recherche Google. Je tomberais probablement sur le site du Conseil européen. Cinq minutes plus tard, il est possible que je trouve la section dévolue aux conclusions des chefs d’Etat, puis la déclaration en question sous une pile de communiqués divers. Armé d’un peu de patience, je trouverais une section consacrée à la sécurité extérieure et la défense, qui contient cinq paragraphes. Des travaux paraissent avoir été menés par des acteurs différents au cours des derniers mois : la Commission européenne, le SEAE, le Conseil des ministres, et l’Otan. J’irais regarder la nature de ces différents travaux et leurs différentes étapes, mais je ne serais pas en mesure de répondre à ma question initiale : quel est donc le plan de l’Union européenne en matière de sécurité en réponse aux évènements de 2016 ? Je m’en retournerais sur les réseaux sociaux car tout cela est décidément un peu compliqué.

Un citoyen, même tout à fait vigilant sur ces questions, peut ainsi avoir l’impression que rien n’a été fait sur le sujet. Cela est dommage car en réalité, l’Union européenne a progressé sur ces dossiers au cours des derniers mois. Mais elle le fait à sa manière. Elle avance sur le temps long et de manière incrémentale – pas forcément sur le temps court. Elle le fait de manière éparpillée – et parfois désordonnée – entre les différentes institutions qui la composent. Enfin, elle garde une incapacité surprenante à communiquer ses résultats. Elle met ainsi en avant les différents plans élaborés avec la Commission, le SEAE et l’Otan. Les experts se chargeront de l’exégèse, mais en quoi cela répond-il véritablement à la question, à savoir quelle est la position de l’Union européenne sur le sujet ?

Quels progrès ont été effectués sur cette question d’Europe de la défense ?

Je distinguerai grossièrement trois phases. La première phase dure environ 10 ans, de 1998 à 2008. Elle est marquée par un certain enthousiasme, de nombreuses déclarations d’intention, comme la capacité de déployer 60.000 soldats en opération extérieure, mais aussi de réalisations concrètes comme les opérations de la PSDC ou la mise en place de l’Agence européenne de défense. La deuxième phase se situe entre 2008 et 2013 où rien n’avance sur les questions de défense. L’Europe est en crise et l’économie – à juste titre – est le dossier prioritaire pour les dirigeants européens qui doivent répondre aux attentes des citoyens à courte échéance. La défense disparait ainsi de l’agenda.

Depuis 2013, l’Union européenne a mis les déclarations d’intention en sourdine pour se concentrer sur la mise en œuvre de projets concrets, notamment dans les domaines capacitaires et industriels. L’idée est de se donner les moyens d’avoir une ambition en avançant de manière plus pragmatique, et pas forcément à 28. Il s’agit paradoxalement d’une démarche à l’anglo-saxonne. L’année 2013 marque ainsi la relance du processus de défense européenne par les institutions.

C’est Herman Van Rompuy qui met la question de la défense et de la sécurité à l’agenda du Conseil européen. Rendons à César ce qui est à César : l’Europe, souvent critiquée pour son manque d’anticipation, a mis la défense européenne à l’agenda avant la crise ukrainienne, les attaques terroristes, la crise des migrants, le Brexit ou encore l’élection de Donald Trump. De son côté, la Commission européenne – qui représente les intérêts collectifs de l’Union européenne -, s’investit sur les questions de défense et commence à parler d’« autonomie stratégique ». Par ce terme, la Commission estime que l’Europe doit pouvoir gérer son environnement stratégique, de manière autonome. Fin novembre 2016, la Commission franchit un nouveau cap : elle rend possible l’établissement d’un financement destiné au secteur de la défense. Concrètement, des fonds seront disponibles pour la recherche dans le secteur de la défense. Cette action est d’une importance capitale, car aujourd’hui, les Etats membres manquent de moyens. En s’investissant sur cette question, elle peut relancer la machine très en amont. Un troisième acteur s’est efforcé de soutenir ces efforts. La Haute représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité a publié une nouvelle stratégie globale de politique étrangère pour l’Union européenne. A l’automne 2016, elle a fait des propositions pour traduire concrètement ce document stratégique. Plusieurs projets sur les questions de défense ont ainsi été mis sur la table en novembre. Ceux-ci concernent les capacités militaires et opérationnelles, les incitations à la coopération, etc.

Si des progrès importants ont été accomplis, il reste aujourd’hui à transformer l’essai : mais cette tâche incombe aux Etats membres. La défense reste résolument une prérogative nationale, et ce sont eux qui doivent désormais se mettre en ordre de bataille. Les ingrédients sont là mais c’est seulement via les Etats membres que l’Europe de la défense se concrétisera. Reste que 2017 sera une année fort compliquée pour faire avancer ces dossiers du point de vue politique, du fait notamment des élections à Paris et à Berlin.

Vous avez évoqué un ensemble de projets en matière de défense qui ont été mis sur la table ces derniers mois. Quels sont-ils ?

Parmi les projets importants, deux tabous symboliques sont tombés. D’une part, la mise en place d’une capacité de contrôle et de coordination des opérations extérieures de l’Union européenne. Il ne s’agit pas d’un QG opérationnel permanent susceptible de faire concurrence à l’OTAN mais d’une capacité accrue pour coordonner les actions extérieures. Cette structure, même embryonnaire, est importante dans le sens où elle permettrait de réaliser des retours d’expérience et d’accumuler une culture stratégique européenne. Une revue annuelle de défense est également prévue. Elle ferait chaque année une veille des efforts des Etats européens en termes de capacité de défense et produirait des recommandations. Nous défendons cette idée depuis longtemps. Par ailleurs, le tabou symbolique du financement de la défense par des fonds communautaires est tombé puisque la Commission pèse désormais sur ces questions. Des financements seront disponibles pour permettre aux Etats de travailler ensemble sur les questions de défense. La coopération structurée permanente pourrait aussi être mise en place, sans que l’on en connaisse précisément les modalités. Si certains Etats refusent de renforcer la coopération sur les questions de défense, elle permettrait à ceux qui souhaitent aller plus en avant de continuer de coopérer ensemble.

Poutine : l’homme le plus puissant du monde ?

Tue, 20/12/2016 - 15:37

Le magazine Forbes a désigné à nouveau le président russe Vladimir Poutine comme l’homme le plus puissant de la planète.

Il est certain que le président russe aura marqué l’année 2016. Tout a semblé lui réussir. Donald Trump, qui a confessé son admiration pour lui, a été élu à la présidence des États-Unis. Cela devrait permettre à Poutine, qui juge la politique américaine peu respectueuse des intérêts russes, d’avoir un partenaire à Washington, et non plus un leader qui lui est hostile. Son allié, Bachar Al-Assad, qui semblait vaciller sur son siège il y a quatre ans, est toujours en place et ses forces viennent de reprendre la ville d’Alep, moment clé de la guerre civile syrienne. De plus, les dirigeants ukrainiens adversaires de Poutine, n’ont pas su relever leur pays ou s’attaquer à la corruption qui y règne.

Au pouvoir depuis seize ans, Poutine fascine et suscite les commentaires les plus contradictoires. Il bénéficie d’une cote de popularité interne exceptionnelle auprès des Russes, qui ne s’explique pas uniquement par le fait qu’il contrôle en grande partie les médias nationaux. Sa population lui reconnaît le fait d’avoir redressé économiquement le pays et restauré le prestige international de la Russie. Par contre, il est présenté de façon extrêmement négative dans les médias occidentaux : un tyran brutal et cynique, principal responsable de la dégradation du climat international. Il est vrai qu’il n’hésite pas à employer la force au moment où les Occidentaux, après les échecs en Irak, Afghanistan et Libye, sont tétanisés à l’idée de le faire. Bref, visible et fort, il dénote parmi les autres dirigeants.

Est-il pour autant l’homme le plus puissant du monde ? Certainement pas. Il ne faut pas confondre visibilité et puissance. La Russie ne pèse que 10 % du produit intérieur brut (PIB) américain et les dépenses militaires russes sont inférieures dans la même proportion aux dépenses militaires américaines. La dénonciation par Washington et l’OTAN de la menace militaire russe est largement un artifice de propagande afin de justifier leur politique. Il est par contre vrai que Poutine a un pouvoir de décision quasiment absolu dans son pays, alors que le président américain n’a pas les mains entièrement libres, eu égard au Congrès, à la Cour suprême ou à une opinion publique qui se détourne de plus en plus des affaires du monde.

L’homme le plus puissant du monde est en réalité plutôt le président chinois, même si ce dernier ne fait pas de déclarations fracassantes. À la tête d’un pays en bonne santé économique, il jouit également d’une forte adhésion de sa population du fait même de la réussite économique et de la fierté nationale retrouvée. Par ailleurs, la Chine, contrairement à Moscou et Washington, si elle augmente régulièrement sa puissance militaire, ne s’est pas engagée dans des opérations extérieures qui finissent par être coûteuses et même désastreuses pour ceux qui les mènent.

Certes, la Russie ne fait qu’accorder une aide limitée, dans la limite de ses moyens, aux indépendantistes du Donbass. En Syrie, elle ne s’est pas lancée dans de lourdes opérations terrestres de masse mais se concentre sur des opérations aériennes qui ne mettent pas en danger la vie de ses hommes. Mais la victoire à Alep, si elle consolide le régime syrien, ne consolide en rien la Syrie. Le pays est détruit. Il n’y a plus d’infrastructures, de système éducatif ou de santé, et surtout d’activité économique. Le scénario de Grozny en Tchétchénie – on détruit tout et on reconstruit afin d’obtenir l’adhésion de la population – ne pourra être reproduit, car la Russie n’a tout simplement pas les moyens de reconstruire la Syrie. Même si les combats s’arrêtaient aujourd’hui, il faudrait trente ans pour que la Syrie retrouve son niveau de 2011. La victoire des troupes gouvernementales syriennes à Alep est en grande partie en trompe-l’œil. La Russie ne pourra pas, même avec la complicité de l’Iran, tenir éternellement à bout de bras le régime de Bachar Al-Assad. Il faudrait donc que Poutine profite de sa victoire et de la position de force qui est la sienne pour rechercher une solution politique. Saura-t-il le faire ? Si ce n’est pas le cas, les limites de sa puissance seront rapidement visibles.

Ghana, l’exception de l’alternance

Wed, 14/12/2016 - 11:23

L’alternance politique est un phénomène suffisamment exceptionnel en Afrique pour que le cas du Ghana mérite d’être souligné. Sur les 200 chefs d’Etat qui se sont succédés sur le continent depuis 1960, une vingtaine seulement ont quitté le pouvoir volontairement et, sur ce nombre, la moitié l’ont fait dans le cadre d’une transition démocratique. Au Ghana, les gouvernants – successivement depuis trente-cinq ans Jerry Rawlings, John Agyekum Kufuor, John Atta-Mills, John Dramani Mahama et à présent Nana Akufo-Addo – ne manipulent pas la Constitution pour rester en place. Et quand ils sont battus, ils abandonnent la place avec l’élégance des chefs traditionnels destitués par les cadets.

Pour en arriver là, il a fallu que le pays passe par différentes phases, douloureuses parfois. Faisons le compte : 12 ans de parti unique, 23 ans de régime militaire, 23 ans de pluripartisme. Nana Akufo-Addo, le nouveau président, fit en février 2006 devant les étudiants de l’Université de Kumasi ce résumé imagé de l’histoire de son pays :

« Imaginez que vous prenez la route de Kumasi. Vous commencez sur une large mais brève autoroute, avec optimisme et une bonne dose d’idéalisme. Mais avant même d’arriver à la barrière d’Ofankor, le trafic est tel qu’il désespère n’importe quel homme. Chemin faisant, nous avons perdu du temps, nous avons aussi perdu beaucoup de nos bons compatriotes ; nous nous sommes arrêtés pour changer nos pneus crevés ; notre radiateur a explosé et les durits ont fui ; nous avons tourné à droite quand il était indiqué d’aller à gauche causant de graves collisions ; nous avons perdu patience avec d’autres automobilistes ; le sang a coulé, provoqué par des disputes de chauffards ; nous n’avons pas respecté les feux, ignoré la signalisation, heurtant de front d’autres véhicules en tentant d’éviter des nids de poule, empruntant aussi de nombreuses déviations sur une route en travaux brisant les amortisseurs des voitures ; nous nous sommes arrêtés pour embarquer les morts et les blessés ; parfois continuant la route de peur d’une embuscade de ces coupeurs de route qui volaient notre trésor – la liberté – alors que nous rêvions de lendemains qui chantent. Nous avons commandé de nouvelles routes qui résistèrent moins de trois ans au trafic croissant. En bref, cela fut un voyage rough et tough sous la conduite de chauffeurs malveillants, méprisant notre légitime besoin d’un peu de confort. Mais nous avons survécu. Savez-vous pourquoi ? Parce que tout le long de ce périple plein de dangers, nous avons serré notre ceinture de sécurité de la confiance – de la foi tenace que Dieu ou Allah nous a donnée et qu’aucune iniquité ne peut nous ôter. Nous sommes restés sur le chemin parce que nous sommes demeurés fidèles à notre identité, à cette chose qui fait de nous des Ghanéens, et cette chose, c’est notre amour de la liberté. »

Selon l’Afrobaorometer Survey, plus de 80% des Ghanéens estiment que la démocratie est préférable à n’importe quelle autre forme de gouvernement. La vitalité démocratique trouve diverses formes d’expression et le pays présente beaucoup d’avantages appréciables : pas d’élections truquées ou suspectes, pas d’exclusion dans la fonction publique ou l’Université sur des critères ethniques ou religieux, pas d’atteintes à l’indépendance de la justice, pas d’instrumentalisation des règles de citoyenneté par les politiciens pour évincer des opposants ou des groupes de la vie politique, aucun prisonnier politique dans les geôles du pays. Autant de bonnes pratiques qui réduisent la vulnérabilité du pays à des coups d’Etat, comme dans le passé, quand les envies de renverser les gouvernements par la force trouvaient leur terreau dans les comportements déviants des régimes non-démocratiques.

Si la politique se joue avec vigueur mais sans débordements violents, c’est que le Ghana dispose aujourd’hui d’institutions et de règles acceptées. Pour devenir ministre, préfet, juge à la Cour Suprême ou membre du Conseil d’Etat, il faut passer devant l’Assemblée nationale. Après avoir été désigné par le président, le candidat se présente devant une commission parlementaire pour « vérification » (le vetting) avant de prêter serment devant le juge de la Cour suprême. Ce n’est pas une simple formalité, les députés en profitent pour affirmer leur indépendance, avec un empressement proche du zèle.

La corruption reste, comme ailleurs, un défi. Ses causes sont à chercher dans une multitude de facteurs combinés, qui vont du sentiment de l’obligation que certains individus ressentent envers les leurs (famille, clan…) jusqu’à la manière discriminatoire dont le pays a été intégré dans l’économie mondiale. Le Ghana n’échappe pas au phénomène, et la rente pétrolière a, depuis dix ans, exercé sa « malédiction » sur les comportements, mais dans des proportions modérées, autant que l’on puisse en juger. La pratique des « cadeaux » oblige les hommes politiques à disposer, pour leurs campagnes électorales comme pour respecter une partie de leurs promesses, de moyens financiers très importants. Ensuite, une fois élu, le député est jugé à « sa capacité à retourner » (ability to deliver the goods) des gratifications et des ressources de l’Etat en direction de ses électeurs : la réfection d’une route, la construction d’une maternité, l’octroi de bourses d’études pour les jeunes, des faveurs diverses… La provenance de ces fonds peut-être diverse, fortune personnelle, redistribution de fonds du parti, ressources de l’Etat mis à la disposition des parlementaires pour le développement de leur circonscription. La gestion des fonds publics au Ghana est encadrée par la Constitution et par un certain nombre de textes votés par le Parlement depuis 2000. Malgré cela, des lacunes importantes subsistent notamment dans l’application du code des marchés publics dont la règle de concurrence est souvent détournée, dans l’efficacité du contrôle interne des dépenses non-salariales et dans la gestion du fichier de la solde des agents publics.

Plusieurs institutions veillent au grain. La Ghana Anti-Corruption Coalition (GACC) reconnaît que si des mesures ont été prises depuis 2000 pour rénover la gestion des finances publiques, renforcer la liberté de la presse ce qui permet la dénonciation des abus, les résultats ont été encore insuffisants. Cela tient au fait que chez les gouvernants et les fonctionnaires, l’adhésion aux normes de l’Etat impartial et de l’éthique de l’intérêt général peut parfaitement coexister avec un attachement tout aussi sincère à des normes qui favorisent l’enrichissement personnel et les intérêts particuliers. Le passage à des institutions démocratiques et le renforcement de la liberté d’expression constituent au Ghana des conquêtes indéniables de ces vingt dernières années. Il ne semble cependant pas avoir encore bouleversé les pratiques abusives de prélèvement mais avoir seulement permis d’en dénoncer publiquement les excès.
A défaut d’être riches, les journalistes ghanéens sont mal payés pour leur papier mais leur liberté n’est pas menacée. Les relations qu’ils entretiennent avec les magistrats, les policiers et les militaires, ne sont pas toujours simples. Ils revendiquent leur rôle de « chiens de garde », de journalistes d’investigation. Lorsque des hauts fonctionnaires sont soupçonnés d’être impliqués dans des affaires de corruption ou de drogue, la presse ne prend pas de gants. Il est des thèmes plus délicats. La religion et les disputes entre chefferies font partie des sujets qui nécessitent le plus de précautions. Il vaut mieux éviter une excommunication ou des représailles de chefs courroucés.

Le Ghana semble bien installé dans une démocratie pacifiée et mature. Certes l’histoire de l’Afrique enseigne la modestie aux prévisionnistes, mais il y a peu de risques que le pays revienne en arrière. Avec Nana Akufo-Addo, on peut raisonnablement parier que les velléités autoritaires seront contenues, les contre-pouvoirs respectés, les libertés garanties. De toutes les manières, la société civile y veillera.

Les dérives antirusses du Monde

Wed, 14/12/2016 - 09:43

Par un tweet, j’ai accusé Le Monde de tenir un discours antirusse manichéen. Je voudrais développer un peu plus cet argument, reprenant la lecture du quotidien du soir, daté du 9 au 11 décembre 2016.

Je constate et déplore la dérive autoritaire de Vladimir Poutine en interne, notamment par ses tentatives d’étouffement de la société civile et des organisations non gouvernementales, illustrées récemment par la fermeture du bureau d’Amnesty international. J’estime que les bombardements sur Alep sont constitutifs de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Mais, pour autant, je trouve que la majeure partie de la presse française traite systématiquement et depuis longtemps la Russie avec hostilité.

« Poutine théorise sa nouvelle guerre froide » est le titre d’un article du Monde daté du 9 décembre 2016. Évoquer une nouvelle guerre froide est discutable d’un point de vue stratégique. Il n’y a pas deux blocs opposés l’un à l’autre ou deux alliances militaires globales qui se font face. Par ailleurs, s’il y a un climat d’hostilité, faut-il penser que la Russie en est seule responsable et que la dégradation du climat n’a commencé qu’après l’annexion de la Crimée ? Les Occidentaux n’auraient-ils aucune part de responsabilité et ne font-ils que réagir aux (mauvaises) actions de la Russie ? C’est débuter l’histoire en 2014 et oublier tout ce qui s’est produit avant : élargissement de l’OTAN, déploiement d’un système antimissiles, guerre du Kosovo, guerre d’Irak, intervention en Libye… Autant d’éléments qui ont également contribué à dégrader le climat.

Dans le document de trente-huit pages qui, selon la journaliste Isabelle Mandraud entérine une nouvelle guerre froide, le terme de « sécurité » figure à soixante-dix reprises et « menace » vingt-cinq fois. On voit mal en quoi le terme de « sécurité » est inquiétant. Quant à celui de « menace », il est cité dans tous les documents de ce type. Le document accuse l’Union européenne (UE) « d’expansion géopolitique ». C’est certes exagéré. L’UE a plutôt envie de digérer ses récents élargissements que d’en réaliser de nouveaux. Mais beaucoup reconnaissent aujourd’hui, y compris ceux qui y étaient à l’époque favorables, que l’accord d’association proposé à l’Ukraine était trop exclusif à l’égard de la Russie. José Manuel Barroso fut plus atlantiste qu’européen lors de sa conclusion. Le document russe semble également considérer comme agressif la volonté occidentale de maintenir sa position, en imposant ses points de vue sur les processus internationaux. Mais, en dehors de la Russie, n’est-ce pas un constat fait dans de nombreux pays non occidentaux ? L’article reproche de plus à la Russie de considérer le système antimissile américain comme une menace pour sa sécurité nationale. Il faudrait donc en conclure qu’à partir du moment où l’Otan estime que ce système ne l’est pas, il faut le tenir pour acquis. Elle nie ainsi à la Russie le droit de déterminer ce qu’elle ressent ou non comme une menace mais accorde de fait ce droit à l’Otan. Pourtant, comment ne pas voir que cette résurgence de « la guerre des étoiles » de Ronald Reagan relance la course aux armements et apparaît comme une remise en cause de l’équilibre nucléaire entre Moscou et Washington ? La journaliste semble avoir oublié que, lorsqu’il a été élu en 2008, Barack Obama avait déclaré que ce système était censé protéger contre une menace inexistante par des technologies non prouvées et un financement incertain, et qu’il a d’abord souhaité l’abandonner avant de plier devant le complexe militaro-industriel. Il aurait d’ailleurs été utile de comparer les dépenses miliaires de la Russie agressive et des pacifiques États-Unis. Ces dernières sont dix fois supérieures.

Isabelle Mandraud reproche ensuite à la Russie de vouloir échapper aux obligations nées du traité sur les forces nucléaires intermédiaires mettant fin à la bataille des euromissiles, conclu en 1987 par Mikhaïl Gorbatchev. Cela reste hypothétique mais elle omet de préciser que, pour pouvoir déployer son système de défense antimissile, les États-Unis ont abrogé unilatéralement le traité ABM faisant partie de l’accord Salt 1 conclu en 1972 entre Nixon est Brejnev, symbole de la détente qui avait résisté à toutes les vicissitudes de la nouvelle et réelle guerre froide des années 80. Le lecteur du Monde ne saura pas que dans l’histoire du contrôle des armements, seuls deux États ont rompu les engagements qu’ils avaient souscrits en ce domaine : la Corée du Nord et le traité de non-prolifération nucléaire ; les États-Unis et le traité ABM.

Le 10 décembre, un article du monde est titré : « Les Russes fustigent les Occidentaux ». Les Occidentaux, eux, protestent ou condamnent. Ils ne fustigent pas.

Le 11 décembre 2016, c’est Sylvie Kauffmann qui reproche à François Fillon ou Dominique de Villepin d’épouser le récit russe de la guerre froide : celui de l’humiliation par l’Occident et de la poussée de l’Otan vers l’Est, sans un mot sur le soulèvement de Maïdan, l’annexion de la Crimée ou le bombardement délibéré des hôpitaux de Syrie. Si ces derniers faits sont indéniables, peut-on dire que contester la volonté américaine d’imposer un monde unipolaire équivaut à reprendre le récit russe ? En n’évoquant pas l’élargissement de l’OTAN, après la disparition qui avait suscité sa création, la guerre du Kosovo en dehors de toute légalité internationale, le dispositif de système antimissile, la guerre d’Irak, l’intervention libyenne, ne reprend-on pas un récit américain ou occidental ? George Kennan, concepteur de l’endiguement, condamne l’élargissement de l’Otan en le présentant comme une faute géopolitique. De nombreux géopolitologues américains réalistes – comme John Mearsheimer – déplorent que les États-Unis jettent Moscou dans les bras de Pékin, alors que la Chine est le véritable défi pour les États-Unis. Reprennent-ils eux aussi le récit russe ? Faisant référence à la phrase assassine de François Mitterrand, traitant de « petit télégraphe de Brejnev » Valery Giscard d’Estaing, S. Kauffmann semble réserver ses amabilités à François Fillon. Mais n’y a-t-il pas des petits télégraphistes de l’Otan ? Le Monde va-t-il enquêter sur les réseaux atlantistes en France, à mon sens bien plus nombreux que les circuits d’influence russe ? Si les liens entre la Russie et l’extrême droite existent, faut-il assimiler à cette dernière tout ce qui n’est pas antirusse ?

Il est légitime de critiquer la Russie. Verser dans le Russian bashing est excessif.

Comment la France lutte-t-elle contre la corruption dans les jeux ?

Tue, 13/12/2016 - 17:14

Philippe Ménard est chef du service central des Courses et des Jeux de la Police judiciaire. Il répond à nos questions à l’occasion de la conférence  » Le dispositif anti-corruption français est-il adapté au secteur sportif ?  » organisée par l’IRIS le 8 novembre 2016 :
– Comment la corruption se traduit-elle au quotidien dans les jeux comme les paris sportifs ?
– Comment se lancent les enquêtes pour corruption dans le secteur des jeux ?
– Quels obstacles votre service rencontre-t-il au quotidien ?
– La loi « Sapin II » va-t-elle permettre de lutter plus efficacement contre la corruption ?

Football Leaks, fraude fiscale : une pratique généralisée ?

Tue, 13/12/2016 - 10:17

Après les Lux Leaks et les Panama Papers, personne ou presque ne semble surpris que des joueurs de football, millionnaires, s’adonnent à de l’évasion ou de l’optimisation fiscale. Ces pratiques sont-elles, aujourd’hui, généralisées dans les entreprises et chez les personnalités les plus riches ?

Il convient de distinguer trois niveaux d’optimisation. Tout d’abord l’ « optimisation fiscale ». Elle est l’objet de toutes entreprises et consiste à payer le moins d’impôts possible. L’optimisation est parfaitement légale et fait partie de la gestion des affaires. Toutes entreprises, PME comprises, usent de ce levier financier.

On trouve ensuite l’évasion fiscale. Cette activité illégale consiste à échapper à l’impôt en plaçant son argent dans des paradis fiscaux de manière excessive. Elle constitue un « abus de droit », donc un délit.

Le troisième niveau est la fraude fiscale. Lorsque l’on cache intentionnellement une partie de ses revenus ou de son patrimoine aux impôts. La fraude fiscale constitue le délit le plus grave.

Les révélations des Football Leaks concernent des cas de fraude et d’évasion fiscale. Ces pratiques sont courantes. L’évasion fiscale et la fraude, en tenant compte de celles liées aux charges sociales (fraudes sociales), représentent un manque à gagner de plus de 100 milliards d’euros par an pour la France en impôts et en taxes non payés. La somme est conséquente.

A la vue de ce chiffre, la pratique semble généralisée. Pourquoi le football est touché ? Tout simplement parce que de grosses sommes d’argent circulent dans ce milieu. Ce type de fraude n’est pas lié à la mentalité du footballeur mais à celles de certains individus disposant de revenus conséquents. Dans la fraude, joueurs, entreprises ou personnes disposant de hauts revenus vont emprunter les mêmes circuits illégaux que ceux empruntés par les barons de la drogue.

D’après les révélations, Cristiano Ronaldo serait parvenu à dissimuler plus de 150 millions d’euros. Cette somme vous parait-elle conséquente par rapport aux cas habituels d’évasion fiscale ? Par quel mécanisme peut-on parvenir à dissimuler autant d’argent ?

150 millions d’euros représentent une grosse somme, mais compte tenu des revenus de Cristiano Ronaldo, elle ne me parait pas excessivement élevée.

Pour dissimuler une telle somme, les fraudeurs utilisent les mêmes procédés que ceux empruntés par Jérôme Cahuzac. Le montage le plus simple consiste à facturer des prestations depuis un paradis fiscal, où les activités des sociétés et des banques sont opaques. Au lieu de payer un joueur dans le pays où il vit, l’entreprise va le payer par l’intermédiaire d’une société-écran installée dans un paradis fiscal et dont personne ne connaîtra l’existence.

Prenons, par exemple, une société située aux Iles Vierges dont le bénéficiaire final serait Cristiano Ronaldo. Pour ne pas payer d’impôts sur les revenus issus du droit à l’image, le joueur et ses partenaires pourraient faire en sorte que l’argent qui lui est dû soit versé à sa société basée aux Iles Vierges. La fiscalité avantageuse de ce pays permettra aux joueurs de ne pas payer d’impôts, ou presque pas.

D’autres montages, plus complexes, parviennent à financer une personne par une combinaison de plusieurs sociétés-écrans imbriquées de telle sorte qu’il devient difficile de retrouver la trace du fraudeur qui percevra l’argent issu du montage.

La France a adopté, en novembre, la loi « Sapin II » sur la transparence de la vie économique. Que va-t-elle changer ? A l’instar de Jerôme Cahuzac, risque-t-on de voir de plus en plus d’évadés fiscaux traduits en justice dans les prochaines années ?

Ce n’est pas la loi « Sapin II » qui amènera plus d’évadés ou de fraudeurs devant la justice, mais la volonté des gouvernements et des juges d’aller jusqu’au bout des enquêtes. Le cas Jerôme Cahuzac traduit clairement cette volonté de ne plus enterrer les affaires. On peut donc espérer une amélioration dans le traitement des cas d’évasions et de fraudes fiscales.

La loi « Sapin II » contient toutefois quelques avancées. La loi permettra notamment un accès plus facile aux informations liées aux fiscalités des individus et des entreprises.

L’une des grandes avancées de la loi concerne les lanceurs d’alertes. Ce sont souvent ces derniers qui permettent l’obtention d’informations permettant de traduire un fraudeur devant la justice. Les lanceurs d’alertes seront mieux protégés et certaines dispositions de la loi pourraient leur permettre de percevoir un dédommagement car, une fois leur identité révélée, ils se retrouvent souvent au chômage. J’attends tout de même de voir ce qu’il se passera concrètement, quelle forme prendront les dédommagements et s’ils seront suffisants.

Si la loi « Sapin II » va faire évoluer positivement certains aspects de la lutte contre le blanchiment et la fraude fiscale, je n’attends pas de réels bouleversements. L’aboutissement des affaires dépendra de la bonne volonté des pouvoirs publics et judiciaires.

« Comprendre l’islam politique » – 3 questions à François Burgat

Mon, 12/12/2016 - 11:53

François Burgat, politologue, est directeur de recherche au CNRS. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Comprendre l’islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamique, 1973-2016 aux Éditions La Découverte.

En quoi vous éloignez-vous de l’interprétation de l’islam politique que font, dans un genre différent, Gilles Kepel et Olivier Roy ?

Gilles Kepel et Olivier Roy accordent leur caution universitaire à deux grandes approches du phénomène djihadiste. La première, de très loin la plus répandue parce que très proche du sens commun, est celle de Kepel. Elle considère les djihadistes comme des “fous de Dieu”, c’est-à-dire des individus pervertis par une doctrine religieuse radicale, clivante, qui les place irrésistiblement sur la pente du terrorisme : le salafisme, qui viendrait briser le beau rêve du pacte républicain français. La seconde, que porte Olivier Roy, revient en quelque sorte à faire des djihadistes des “fous “ tout court, c’est-à-dire des individus atteints d’une pathologie psycho-sociale “nihiliste”. Cette approche s’oppose à celle de Kepel en ce qu’elle réfute la centralité de la variable religieuse, prenant notamment appui sur la fragilité de la culture et de la pratique religieuses des révoltés, réputés étrangers aux préoccupations de leurs coreligionnaires. Mais ces deux interprétations ont en commun de nier ou « euphémiser » la part de responsabilité des “interlocuteurs” non musulmans (ou, s’agissant des leaders autocrates, musulmans) des djihadistes. Ce faisant, elles évacuent une causalité qui, à mes yeux, est absolument décisive : la persistance des multiples manifestations des rapports de domination Nord-Sud et les failles béantes qu’elles nourrissent, aussi bien à l’échelle internationale que française, dans notre “vivre ensemble”.

Roy disqualifie très explicitement cette hypothèse en la qualifiant de “vieille antienne tiers-mondiste”.  Pour reprendre ses termes, il ne saurait ainsi être question de corréler l’origine du phénomène djihadiste avec « la souffrance postcoloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une France raciste et islamophobe”. Si l’intention (exonérer la majorité des musulmans de toute relation avec la violence djihadiste) est fort noble, le prix analytique à payer est à mon sens terriblement élevé : cela n’aboutit qu’à extraire la dynamique djihadiste de toute détermination sociale et politique.

Avec G. Kepel et le sens commun mon désaccord est encore plus profond. Alors qu’il pense que c’est le salafisme qui brise le pacte républicain, j’ai pour ma part, sans nier la dimension clivante de cette interprétation de la foi musulmane,  l’intime conviction que la causalité est inverse : c’est notre façon très égoïste et très unilatérale de mettre en œuvre ce pacte républicain, le plafond de verre auquel se heurtent les musulmans dans l’ascenseur social et, tout autant,  les grossières manipulations de leur représentation qui .. »fabriquent » des salafistes !  Or Kepel, non seulement évacue ces causalités, mais il criminalise ceux qui les prennent en compte ! Chez les musulmans qui les revendiquent, il dénonce avec ironie un inacceptable “penchant à adopter une posture victimaire”. Et c’est à tous ceux qui tentent de corriger en les dénonçant les dérives islamophobes de nos élites qu’il entend paradoxalement faire porter la responsabilité de la fracture républicaine.  Kepel se focalise en fait sur l’étude pointilleuse des modalités de la violence djihadiste :  la généalogie de ses médiateurs humains, de ses vecteurs idéologiques ou technologiques. Mais cette volonté de tout savoir sur le « comment » de cette violence cache à mes yeux une propension à ne rien vouloir entendre de son « pourquoi ». Or c’est sur ce « pourquoi » que je m’efforce d’attirer l’attention des analystes et des politiques.

Pourquoi estimez-vous que la dimension stratégique de l’islam politique soit occultée au profit d’un aspect culturaliste ?

Quiconque qui, dans une situation de domination, est confronté à une forme de révolte a tendance à préférer les explications qui l’exonèrent de sa responsabilité. Et le fait de penser la violence djihadiste comme un des penchants propres à l’Autre, inhérent à sa culture ou spécifique à sa pratique religieuse, offre bien cet avantage ! Cela nous permet par exemple d’occulter une donnée aussi essentielle que celle-ci : nous n’avons subi aucun attentat en France avant de déclarer unilatéralement la guerre à Daech en Irak puis en Syrie ! À l’inverse, une lecture plus politique permet de réintroduire une variable incontournable : pour se révolter, se radicaliser, il faut être deux ! Et le rôle du “second” ne saurait être purement escamoté – comme c’est le cas quand on limite la recherche des causalités à la seule personnalité de l’agresseur.

Comment expliquer ces « difficultés françaises à gérer rationnellement l’altérité islamique » ? 

J’identifie deux catégories de spécificités françaises dans ce domaine. D’abord, la violence de notre passé colonial n’a jamais été assumée. Après la formule de Nicolas Sarkozy en 2007 (“le rêve de civilisation”), celle de François Fillon en 2016 (“le partage des cultures”) le souligne à l’évidence ! C’est ensuite l’actuel dévoiement très nationaliste de la laïcité à la française qui contribue à construire le curieux cocktail hexagonal de notre relation à l’Autre musulman : sa présence dans le tissu national est prise entre l’enclume de l’islamophobie droitière, qui conteste la concurrence d’un dogme qui n’est pas celui de notre mémoire collective, et le marteau de l’islamophobie “de gauche”, qui dénonce, fût-ce de façon très sélective, l’illégitimité de la présence de la religiosité dans l’espace public.

Derrière ces deux crispations très françaises, il y a le fait que nos élites intellectuelles et politiques ont été jusqu’à nos jours enivrées par la fugitive centralité de nos « Lumières », érigées en modèle intangible et rigide d’universalité. Peut-il être « des nôtres », celui qui « ne critique pas sa religion comme nous autres » ? Nos élites sont incapables de faire un pas de côté pour observer l’histoire du point de vue des sociétés dominées et de concevoir que la référence religieuse puisse y jouer en 2016 un rôle très différent de celui qu’elle a joué chez nous au XVIIIe et au XIXe siècle. Dans une France en lutte contre l’absolutisme politico-religieux de la monarchie, la référence religieuse jouait clairement dans le camp du refus de la modernité politique. Mais dans les sociétés musulmanes aujourd’hui, elle joue un rôle substantiellement différent : dans une démarche de mise à distance de la domination que le monde occidental continue de faire peser sur elles, elle a valeur de référent identitaire. Elle est le support d’une affirmation culturelle qui prolonge et complète les volets politique et économique de la décolonisation. C’est cela que nos élites peinent à admettre : que l’histoire de la planète ne s’écrit pas, partout et toujours, avec le seul lexique de “notre” vieille révolution.

Lutte anti-corruption : où en est la France ?

Fri, 09/12/2016 - 14:45

Eric Alt est magistrat et vice-président de l’association ANTICOR. Il a répondu à nos questions à l’occasion de la conférence  » Le dispositif anti-corruption français est-il adapté au secteur sportif ?  » organisée par l’IRIS le 8 novembre 2016 :
– Comment se positionne la France en matière de lutte contre la corruption ?
– La loi « Sapin II » votée en novembre va-t-elle améliorer la lutte contre la corruption ?
– A quelques jours du procès en appel d’Antoine Deltour, comment sont protégés les lanceurs d’alerte en France et en Europe ? La loi « Sapin II » modifiera-t-elle la donne ?

L’empire du Milieu contre-attaque : la Chine à l’assaut de la domination de la Nasa sur l’espace

Wed, 07/12/2016 - 13:15

La Chine souhaite devenir la première puissance mondiale en termes de technologie spatiale. Pour ce faire, elle est prête a débloquer des moyens techniques et financiers colossaux.

La Chine a mis au point un plan sur 5 ans visant à faire des découvertes en sciences fondamentales et être à la pointe dans la technologie spatiale. Une douzaine de chercheurs souhaiteraient que le gouvernement chinois débloque davantage d’argent et que les investissements dans la technologie spatiale passent de 695 millions de dollars entre 2011 et 2015 à 2,3 milliards de dollars à l’horizon 2026-2030. Enfin, la Chine compte se doter de sa propre station spatiale. Peut-elle réussir à rattraper les Etats-Unis et la Russie dans le domaine spatial ?

« La Chine veut la Lune ».

Tel était le titre du livre[1] écrit en 2007 par Philippe Coué, spécialiste français des programmes spatiaux chinois. Il annonçait l’exploration de notre satellite par « des explorateurs automatiques » qui prépareraient « l’arrivée des taïkonautes sur la Lune dans les années 2020 ». Presque 10 ans plus tard, un premier robot chinois s’est déjà posé sur la Lune (en 2013) et les ambitions chinoises restent les mêmes.

Dans le domaine spatial ce plan de 5 ans est l’un des volets du très vaste XIIIème plan quinquennal (2016-2020), dans une société et une économie qui demeurent rythmées par ce système de planification hérité de l’Union soviétique et jamais abandonné. La volonté de progresser de manière continue et cohérente est manifeste, pour devenir une grande puissance spatiale et, surtout, pour développer et mettre au point des technologies capables de se comparer à ce qui se fait de mieux dans le monde. Le tir réussi d’un nouveau lanceur, une Longue Marche 7, en juin 2016, inaugure ce nouveau plan de manière assez frappante. En effet, la LM 7 est la première d’une nouvelle génération de lanceurs qui permettra de remplacer ceux de la génération précédente, aujourd’hui très dépassés et qui utilisent des ergols particulièrement polluants. Les grands objectifs de la politique de Pékin sont annoncés depuis quelques années déjà par l’agence spatiale chinoise : amélioration de la compétitivité dans le domaine scientifique, mise en œuvre d’une station orbitale, envoi d’hommes sur la Lune, puis établissement d’une base lunaire habitée et enfin, envoi d’une mission habitée vers la planète Mars. Le plan quinquennal actuel est axé sur les deux premiers de ces objectifs. Il est certain que les moyens actuellement alloués demeurent insuffisants, d’autant plus que les coopérations avec les Etats-Unis et la Russie demeurent très limitées et que les développements entièrement indépendants coûtent cher. Le budget de l’ensemble du secteur spatial en Chine est très difficile à évaluer, tant est grande l’imbrication entre différents secteurs et complexe l’organisation. Il était estimé par l’OCDE à 7 milliards de dollars par an en 2014, loin derrière les Etats-Unis (40 milliards) mais devant la Russie (4 milliards). L’appel de quelques scientifiques pour une nette augmentation du budget de l’Agence, qui finance en grande partie le domaine purement scientifique, est cohérent avec les buts recherchés, mais il n’est pas certain que les priorités dans d’autres domaines permettent un tel accroissement. On peut cependant être certain que les efforts nécessaires seront faits, en particulier pour la mise en fonction d’une station spatiale habitée dans les cinq ans à venir.

Il est aujourd’hui courant d’entendre que la Chine a rattrapé son retard dans le domaine spatial vis-à-vis des Etats-Unis et de la Russie. Le premier satellite chinois a été lancé une douzaine d’années après Spoutnik et Explorer. Mais le premier vol d’un être humain chinois n’a eu lieu que 42 ans après les vols russes et américains. Ce retard d’un peu plus de 42 ans se retrouve pour toutes les grandes étapes : premier arrimage dans l’espace, premier robot sur la Lune, première « brique » d’une station spatiale. Ces différences demeurent importantes, mais elles ont vocation à se combler, surtout parce que les pays en pointe ont simplement arrêté de courir.

Pourquoi la Chine, qui est déjà la première puissance économique mondiale cherche-t-elle à devenir un acteur majeur du domaine spatial ?

La Chine n’est la première puissance économique mondiale qu’en parité de pouvoir d’achat, ce qui n’est sans doute pas un critère dans le domaine spatial. Les raisons qui la poussent à vouloir en devenir un acteur majeur sont multiples. Il y a bien entendu le prestige que confère une telle capacité et l’impact positif que cela peut avoir sur le plan géostratégique. Mais il faut d’abord penser aux avancées technologiques nécessaires au spatial et aux retombées qu’elles ont dans tous les domaines. Elles sont cruciales pour un pays qui est l’objet de sérieuses restrictions de coopération de la part de la plus grande partie des pays plus évolués.

Les embargos décidés par les Occidentaux après les événements de juin 1989 ont théoriquement bloqué, à l’exception de quelques contournements, toutes les ventes et tous les transferts de technologies à usage militaire. En dehors de ce seul domaine, les pays détenteurs des savoir-faire les plus évoluées sont très réticents à les vendre ou les transférer à une Chine qui a démontré qu’elle n’hésitait jamais, quand elle le pouvait, à les contrefaire ou à en utiliser les éventuelles capacités duales, entre autres au profit de programmes d’armement. Elle doit donc accomplir, par elle-même ou en utilisant des moyens détournés, toutes les avancées technologiques nécessaires. C’est particulièrement vrai dans le domaine du spatial militaire, où on la voit afficher une volonté de se hisser au meilleur niveau. Pékin a démontré sa volonté de s’impliquer dans la guerre dans l’espace en abattant l’un de ses propres satellites à l’aide d’un missile. La Chine est aussi le seul pays à avoir en développement un système de missiles balistiques antinavires. Ces derniers sont clairement conçus dans le seul but de détruire les porte-avions américains (qui, pour des raisons techniques, ne peuvent être « visés » que par des satellites). Il y a eu enfin le développement, en partie grâce à l’aide des Européens, d’un programme national de géopositionnement, Beidou, concurrent des systèmes GPS, Glonass et Galileo.

La Chine, a aussi espéré, avant même le début des années 1990, devenir un fournisseur de lancements commerciaux, en proposant des mises sur orbite à des prix nettement inférieurs à ceux de la concurrence. Les échecs qui ont marqué les premières années ont rendu très prudents les éventuels clients. Jusqu’en 2010, le nombre de lancements très variable d’une année sur l’autre a pu aussi être perçu comme un manque de cohérence et de maturité. La fiabilité s’est largement améliorée dans les dernières années, mais la Chine n’est toujours pas un acteur majeur dans ce segment. De plus, le ralentissement du marché et l’apparition de nouveaux acteurs tant privés qu’étatiques rend la concurrence plus difficile.

Quels objectifs peuvent atteindre les Chinois sachant qu’ils ont déjà réussi à explorer l’espace et aller sur la Lune ?

Le simple fait d’être capable de réaliser, en complète autonomie, des lancements de satellites de tous types, militaires ou civils, habités ou non, et d’avoir commencé à entreprendre la construction d’une station orbitale fait de la Chine une grande puissance spatiale. Par contre, les deux Grands ont commencé plus tôt qu’elle et d’une manière nettement plus cohérente, dans une ambiance de compétition pure. Celle-ci semble actuellement terminée, mais un certain nombre d’étapes majeures ont déjà été franchies et les outils mis en place dans les années 1960 demeurent solides. Les prochaines « premières » que l’on peut envisager sont l’établissement d’une base permanente sur la Lune et l’envoi d’hommes vers Mars. Ces deux projets font partie des objectifs à long terme de la Chine. Elle les a clairement annoncés et les prépare, mais les délais sont importants et il faudrait que les concurrents, qui gardent de l’avance, ne se relancent pas dans la course pour qu’elle puisse réussir enfin une grande première.

[1] La Chine veut la Lune, Philippe Coué, A2C Medias, 2007

Les affaires courantes, et le reste… Les deux scénarios très noirs qui pèsent sur la fin du quinquennat Hollande

Wed, 07/12/2016 - 12:45

Alors que les cinq prochains mois du gouvernement seront forcément marqués par les échéances électorales à venir en 2017, la menace terroriste et le risque de crise financière au sein de la zone euro pourraient bien plomber la fin du quinquennat de François Hollande.

Par ailleurs, la démission de Matteo Renzi en Italie suite à son échec lors du référendum de ce dimanche a remis sous le feu des projecteurs le risque de crise financière au sein de la zone euro. Une telle crise est-elle possible selon vous ? Comment pourrait-elle se déclencher ?

Avec 360 mds d’euros de prêts douteux à son actif, le secteur bancaire italien inquiète à juste titre. En même temps, un certain nombre de banques d’autres pays, comme la Deutsche Bank, sont aussi en grande difficulté et seraient affectées par une crise systémique en Italie.

Alors que les créances des banques italiennes ne peuvent que se détériorer davantage tant que l’économie ne rebondit pas réellement, l’Italie est confrontée à la nécessité de recapitaliser les institutions au bord du gouffre, comme Monte dei Paschi di Sienna (à hauteur désirée de 5 mds d’euros pour l’heure). Les nouvelles règles européennes de l’union bancaire obligent à mettre à contribution les créanciers de la banque (souvent de simples épargnants auprès de qui on a fait passer de la dette bancaire pour des dépôts) avant toute intervention publique. Un compromis entre l’Italie et l’UE consistait à attirer des investisseurs extérieurs, notamment le Qatar, et tenter de limiter les dégâts pour les créanciers.

Sans gouvernement présent dans la durée, un tel projet vole en éclat aux yeux de la plupart des actionnaires potentiels. La perspective de recapitalisations en douceur s’évapore pour MPS et s’éloigne pour l’ensemble des banques italiennes. On en revient à l’alternative d’une injection d’argent public et d’une application stricte des règles de l’union bancaire. Dans le contexte de faiblesse actuelle, la généralisation de ce mécanisme entraînerait une vague de pertes financières et de tension qui se propagerait à travers le secteur bancaire européen et, union bancaire ou pas, aux Etats. L’équation politique étant particulièrement complexe, les marchés patientent pour l’heure tout en espérant que Mario Draghi les maintiendra sous perfusion, avec l’accord de Berlin.

Quelles seraient les conséquences d’une telle crise pour la France ?

La France ne serait naturellement pas épargnée. Elle est largement exposée économiquement et financièrement à l’Italie. De plus, bien que la structure du secteur bancaire français, très concentré, diffère de celle du secteur bancaire italien, le problème de la rentabilité se pose comme partout en Europe avec l’héritage de la crise, l’absence de rebond économique véritable et les effets pervers des taux négatifs. Une crise financière viendrait défaire le processus de normalisation progressive des volumes de crédit et affecterait la timide amélioration économique qui a été encouragée par la dépréciation de l’euro.

Face à un emballement de la crise bancaire italienne, on évoquerait à nouveau les fonds européens. Néanmoins, on se retrouverait dans une situation avec des gouvernements fantômes en Italie et en France face à un gouvernement allemand en pleine campagne électorale rigoriste. Un cocktail pour le moins toxique qui montrerait, de façon encore plus crue que dans le passé, l’absence de gestion de la zone. La BCE aura beau tenter d’éteindre une nouvelle fois l’incendie sous un déluge de liquidités, les failles du dispositif politique en seront d’autant plus visibles, mettant de nouveau en doute la viabilité de la monnaie unique.

Pourquoi une journée internationale de lutte contre la corruption ?

Tue, 06/12/2016 - 16:01

Vendredi 9 décembre sera, pour la neuvième année consécutive, la journée internationale de lutte contre la corruption, organisée pour la première fois en 2008 à l’initiative de l’ONU. Elle commémore le lancement par les Nations unies de la Convention mondiale contre la corruption qui est entrée en vigueur en décembre 2005.

Cette Convention est l’un des tous premiers instruments internationaux juridiquement contraignant pour lutter contre la corruption. Elle a été ratifiée par plus des deux tiers des 193 membres de l’ONU. Le secrétaire général des Nations unies expliquait dans son discours, à l’occasion de cette journée en 2015, que « la corruption s’attaque aux fondements des institutions démocratiques en faussant les élections, en corrompant l’Etat de droit et en créant des appareils bureaucratiques dont l’unique fonction réside dans la sollicitation de pots-de-vin. Elle ralentit considérablement le développement économique en décourageant les investissements directs à l’étranger et en plaçant les petites entreprises dans l’impossibilité de surmonter les « coûts initiaux » liés à la corruption. On pourrait rajouter qu’elle est souvent en cause dans les diverses instabilités politiques, sociales et géopolitiques qui peuplent notre actualité, derrière les récentes élections ou référendum (Brexit, USA, Italie, Colombie ou encore Autriche) ou encore derrière les drames les plus terribles (Bangladesh, Syrie, etc.), planent souvent des affaires de corruption !

Cette Convention des Nations unies, proposée en 2000 dans le cadre des objectifs du Millénaire, vient compléter 30 années de montée en puissance de la lutte contre ce qui a longtemps été considéré un « mal nécessaire » : la corruption.

En effet, c’est un énorme scandale touchant l’entreprise de défense américaine Lockheed, qui poussent les Etats-Unis à mettre en place une nouvelle législation de lutte contre la corruption, le Foreign Corrupt Practice Act (FCPA), en 1977. Le FCPA devient la première loi qui fait de la corruption d’un agent public étranger un crime, prévoyant des poursuites à l’encontre de toute entreprise américaine ou ayant des intérêts aux Etats-Unis. Conscients que ce texte national pouvait pénaliser les entreprises américaines, les autorités du pays vont tenter de pousser les autres pays à aller dans le même sens en mettant en place le même type de législation. Un groupe de travail est mis en place à leur initiative au sein de l’OCDE et mené par Mark Pieth, professeur en Droit et Criminologie de l’Université de Bâle en Suisse.

Parallèlement à cela, en 1993, est fondé à Berlin Transparency International. Cette ONG classe les pays grâce à son indice de perception de la corruption (IPC) et élabore tous les ans un baromètre mondial de la corruption. Parfois accusée d’être un bras armé des Etats-Unis, au prétexte que son fondateur Peter Eigen a été directeur de plusieurs entités régionales de la Banque mondiale, il n’en reste pas moins que cette ONG voit le jour dans un contexte d’après-guerre froide et de globalisation, au moment même où les Etats-Unis tentent de rallier leurs principaux partenaires au sein de l’OCDE ou des Nations unies.

Le groupe de travail de l’OCDE, pour sa part, est chargé d’une étude comparative des différentes législations en vigueur parmi les membres de l’OCDE. Il ne peut que constater que, même si des textes existent dans certains pays, la corruption fait rarement l’objet de poursuites. Il recommande alors l’élaboration d’une convention afin d’harmoniser les législations et les pratiques de lutte. La Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales est adoptée le 17 décembre 1997 par les 35 pays membres de l’OCDE. Elle entre en vigueur en février 1999 et 41 pays y sont aujourd’hui parties prenantes, l’Estonie et l’Afrique du Sud l’ayant ratifié en 2004, Israël au moment de son adhésion en 2008, la Russie en 2011, la Colombie en 2012, la Lettonie en 2014.

Elle fixe le cadre en définissant la corruption comme une infraction pénale et pousse les Etats à mettre en place des législations qui permettront de réellement poursuivre les entreprises ayant ce type de pratiques. La Convention avait, au départ, en 1997, prévu deux phases : la première prévoyait l’adoption d’un cadre juridique de lutte, la deuxième sa mise en œuvre. À partir de 2007, une troisième phase engage les Etats à réaliser des progrès dans l’analyse du phénomène ainsi que dans l’amélioration des dispositifs juridiques pour lutter contre la corruption et leur application concrète. Cette phase 3 consiste à examiner précisément les poursuites réellement engagées et les sanctions prononcées suite à la mise en œuvre de législations de lutte contre la corruption. Une phase 4 est également prévue.

Ce texte a conduit à une réelle intensification de la lutte contre la corruption, d’abord aux Etats-Unis qui n’hésitent plus à poursuivre et condamner nombre d’entreprises, y compris des entreprises étrangères. C’est ainsi que Siemens écopera d’une amende de 800 millions de dollars dans ce pays. Le Royaume-Uni, longtemps accusé de manque de volonté en la matière (Tony Blair ayant refusé de poursuivre BAe Systems dans le cadre du contrat El Yamanah) a adopté en 2010 une législation, leUK Bribery Act, qui est considérée comme la plus sévère jamais adoptée par un pays. La France, enfin, vient de se mettre au diapason de ses partenaires grâce à la loi Sapin II adoptée début novembre. Par ailleurs, si des économies aussi déterminantes que la Chine ou l’Inde ne sont pas parties prenantes de cette convention, elles participent à l’Initiative de lutte contre la corruption en Asie et dans le Pacifique de la Banque asiatique de développement et de l’OCDE (Initiative BAD-OCDE).

Parallèlement à la Convention de l’OCDE, les textes, traités ou groupes de travail tentant de lutter contre la corruption vont se multiplier. Nous avons déjà parlé, au début de ce texte, de la Convention des Nations unies mais on peut aussi citer : le groupe des Etats contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe, le groupe de travail anticorruption du G20… Cette inflation de mesures met en évidence l’intolérance croissante des opinions publiques vis-à-vis de certaines pratiques et dans un contexte de discrédit croissant des élites politiques, des entreprises internationales et des institutions financières. La condamnation de la corruption apparaît en tête des critiques, qu’ils concernent des entreprises ou des Etats. Il y a quelques jours à peine, les Brésiliens sont descendus dans la rue pour protester contre un projet de loi venant dénaturer la loi de lutte contre la corruption en vigueur. Les députés coréens sont en train quant à eux, de s’interroger sur la possibilité de destituer leur présidente pour avoir extorqué de l’argent aux grands groupes du pays…

Est-ce la recrudescence des affaires dans un contexte de globalisation qui entraîne ce regain d’indignation ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que les moyens d’information et le relais de cette information grâce aux réseaux sociaux rendent plus visibles de telles pratiques et que, dans un monde où les inégalités s’accroissent, elles deviennent de moins en moins tolérables et tolérées. Pourtant, la lutte contre la corruption est encore loin d’avoir abouti et pour l’instant, seule la corruption active est réellement condamnée. Aujourd’hui, les entreprises savent qu’elles ne peuvent s’adonner à ce genre de pratique en toute impunité. De ce point de vue, la lutte engagée est un succès. Elle n’aboutira pourtant jamais si elle ne prend pas aussi en charge la corruption passive. De ce point de vue-là, la question est beaucoup plus politique qu’il n’y paraît. Autant il est facile pour un Etat d’imposer une contrainte forte et de punir les entreprises qui ne la respectent pas, autant il est plus compliqué de s’engager sur la voie de la transparence, de règles claires et universelles dans un monde global où les intérêts, et donc les conflits d’intérêts, sont nombreux et souvent contradictoires. La crise financière de 2008 est un autre sujet mais elle était déjà un rejeton de cette problématique !

Ce n’est donc pas un hasard si la journée de lutte contre la corruption a vu le jour en 2008 !

 

L’IRIS vous invite à participer à la conférence-débat ce jeudi 8 décembre à 18h30 à l’IRIS sur « Le dispositif anti-corruption français est-il adapté au secteur sportif ? ». En savoir plus

Aller plus loin avec la Revue internationale et stratégique n°101 sur « Corruption » (printemps 2016).

Le paradoxe des urnes

Tue, 06/12/2016 - 12:42

La fin de la guerre froide n’a-t-elle été qu’un événement stratégique et géopolitique majeur ? Ce fut aussi un fait économique de toute première importance : la fin de l’un des deux systèmes économiques en cours à ce moment-là. C’était la fin de l’histoire, la preuve pour beaucoup de dirigeants occidentaux de la pertinence du système capitaliste donc des valeurs qui le fondent, en tête desquelles se trouve le libéralisme. Les choix politiques libéraux qui avaient été initiés à partir de la fin des années 1960 puis dans les années 1970 et 80 s’en trouvaient plus que jamais légitimés. Le consensus de Washington (1) en 1994 universalisait cet ultralibéralisme et ouvrait la voie à une dérégulation généralisée.

Vingt-quatre ans plus tard, c’était LA crise, une crise financière majeure, et les mêmes qui avaient œuvré pour la dérégulation se mirent à réclamer des règles nouvelles et des interventions politiques fortes afin d’éviter le pire. La question fut posée de savoir si l’ultralibéralisme avait vécu, et ce, d’autant plus qu’au-delà de la crise en elle-même, cette dernière mettait plus en évidence que jamais les effets pervers des choix faits trente ans plus tôt : la montée des inégalités, une dépendance extrême à la croissance économique et des conséquences environnementales inquiétantes. Les mouvements contestataires se multiplièrent partout dans le monde, les votes devinrent de plus en plus populistes, extrêmes, aujourd’hui imprévisibles, traduisant une volonté de changement et le rejet de la mondialisation ultralibérale.

Est-ce que, pour autant, le paysage politique qui se dessine actuellement apportera des réponses et apaisera les tensions ? Rien n’est moins sûr, à court terme dans tous les cas. L’élection de Donald Trump, comme le choix du Brexit pour le Royaume-Uni, ou, plus récemment en France, le score de François Fillon aux primaires de la droite ont surpris nombre d’observateurs ; le dire constitue une banalité. Beaucoup ont parlé de déni pour expliquer les erreurs des sondeurs et des analystes de toute nature. Ils ont probablement raison.

Les économistes en ont également pris pour leur grade, accusés de soutenir que le libre-échange a du bon et de refuser de voir ou d’intégrer dans leurs modèles les effets pervers de la mondialisation. Ils n’auraient pas pris toute la mesure des inégalités, du déclassement et du mal-être ambiant. C’est vrai qu’il y a eu, là aussi, une sorte de déni qui était fondé sur l’idée qu’au fond en entraînant la croissance et un développement économique plus universel que jamais, tous les individus en profiteraient à un moment ou à un autre, d’une manière ou d’une autre.

La principale erreur de jugement des économistes est de n’avoir pas su identifier et interpréter le ressenti des individus dans ce contexte : celui d’un sentiment d’injustice profond créé par les inégalités et qui se révèle plus fort que celui suscité par la pauvreté. Ce phénomène n’est pas statistique et c’est pour cette raison que les statistiques ne viennent pas corroborer le ressenti des individus : le déclassement, par exemple, n’est pas une réalité sauf pour une minorité.

Une autre erreur réside dans l’appréciation de la concurrence. Dans la mondialisation libérale, la concurrence s’est immiscée partout entre les individus, les travailleurs, les entreprises, certes, mais aussi les pays ou les régions. Elle redéfinit la valeur de tout au plus grand profit du consommateur, consommateur dont les besoins ne sont jamais totalement satisfaits, et qui par définition, finit par en être frustré ! Cette concurrence, devenue globale, est une échelle probablement plus juste que les privilèges dus à son nom, à son lieu de naissance ou à son origine sociale. Pour autant, elle rétrograde voire marginalise ceux dont les compétences ne sont plus au top niveau parce qu’ils n’ont pas de diplômes ou n’ont pas réussi à s’adapter.

Enfin, la contestation est aussi nourrie par l’incapacité des politiques à améliorer une situation, à régler les problèmes. Il est vrai que la mondialisation réduit les marges de manœuvre des pouvoirs publics et, dans le même temps, l’efficacité des politiques publiques. Cependant, elle n’empêche pas de lutter contre l’argent sale, la corruption, les paradis fiscaux et les trafics en tout genre, phénomènes d’autant plus choquants qu’ils amplifient encore les inégalités…

C’est tout cela qui est exprimé par les votes ou les refus de voter des électeurs. Pour autant, et c’est là tout le paradoxe des urnes aujourd’hui, les programmes ne garantissent en rien qu’on va vraiment régler ces problèmes. À court terme tout au moins, les baisses d’impôts annoncées par M. Trump seront favorables aux plus aisés, quand le protectionnisme augmentera certainement les prix donc pénalisera les plus pauvres… Une chose est sûre, par contre, la mondialisation si contestée n’en sera que plus affectée, les pays du Nord se repliant toujours plus sur eux-mêmes. Le pari fait par les politiques de ces pays est que dans un deuxième temps, cela leur rendra leurs marges de manœuvre et relancera leur économie, l’emploi et le pouvoir d’achat. Ce pari repose toutefois sur un élément qu’ils ne maîtrisent pas, la capacité des pays du Sud, Chine en tête, à stimuler leur propre consommation pour éviter une nouvelle crise mondiale.

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