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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

« L’immigration » – 3 questions à Catherine Wihtol de Wenden

Fri, 06/01/2017 - 11:21

Directrice de recherche au CNRS (CERI-Sciences-Po) et enseignante à Sciences-Po, Catherine Wihtol de Wenden est politologue et juriste, spécialiste des migrations internationales. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « L’immigration : découvrir l’histoire, les évolutions et les tendances des phénomènes migratoires », aux éditions Eyrolles.

Peut-on fermer les frontières ?

Aucun pays peut s’enorgueillir de contrôler ses frontières dans le respect des droits de l’homme. Ceux-ci rendent impossible l’interdiction du passage des frontières à plusieurs catégories d’étrangers en fonction des accords signés par les pays d’accueil : les demandeurs d’asile, en vertu de la Convention de Genève de 1951, les membres des familles (épouse et enfants de moins de 18 ans), en vertu du droit de vivre en famille, principe constitutionnel dans de nombreux pays d’accueil, et les mineurs étrangers non accompagnés, en vertu de la Convention de 1989 sur les droits de l’enfant. De plus, les grands pays d’immigration du monde sont dépendants des migrations économiquement (besoin de main d’œuvre, qualifiée et non qualifiée) et démographiquement (vieillissement de la population). Enfin, pour des raisons de dialogue et de sécurité, fermer les frontières serait très dangereux, car, en maintenant enfermées des populations scolarisées, au chômage et sans espoir de partir de pays pauvres et mal gouvernés, nous aurions à nos portes des bombes à retardement. Plus les politiques de fermeture sont dissuasives, plus la transgression des frontières est pratiquée, via notamment des passeurs qui profitent des demandes de passage irrégulier. Il est donc illusoire de vouloir fermer hermétiquement les frontières, à moins de poster un gardien armé tous les 100 mètres, ce qui serait d’ailleurs encore plus coûteux qu’aujourd’hui.

Les migrants prennent-ils le travail des nationaux ?

Les migrants primo-arrivants viennent s’engouffrer dans les niches d’un marché du travail très segmenté et occupent les métiers peu sollicités par les nationaux : des métiers qualifiés, comme les médecins de campagne par exemple, ou des métiers peu qualifiés délaissés appelés aux États-Unis les « 3D » (dirty, difficult, dangerous), pénibles, mal payés, irréguliers dans l’année, soumis aux intempéries, sales, etc. Il n’y a pas de flexibilité du marché du travail suffisante pour que les nationaux au chômage viennent occuper les travaux occupés par les migrants, car cela supposerait que les nationaux ne touchent pas d’indemnisation de chômage et acceptent de se déqualifier en effectuant des métiers parfois dégradants. Les métiers occupés par les migrants se trouvent notamment dans l’agriculture (récolte des fruits et légumes, entretien des terres viticoles, garde des moutons, abattoirs), les services (industriels et domestiques pour le nettoyage et le gardiennage), les services à la personne (enfants et personnes âgées), le bâtiment et la restauration ; autant de secteurs où les nationaux sont peu présents aux postes subalternes. On trouve également des migrants dans les métiers qualifiés dits en tension où l’on manque de main d’œuvre, comme les métiers de l’ébénisterie, de la plomberie, de la santé. Enfin, des pénuries régionales ou sectorielles de main d’œuvre peuvent aussi conduire les employeurs à faire appel à des migrants.

Les débats politique et/ou médiatique sur les phénomènes migratoires vous paraissent-ils pertinents ? L’expertise réelle est-elle sollicitée ?

La plupart des décisions concernant les politiques migratoires semblent se fonder davantage sur les résultats de sondages et les prises de position politiques, que sur la consultation des travaux d’expertise et des recherches académiques. Les médias travaillent surtout dans l’urgence des évènements et dans le souci d’avoir un taux d’écoute élevé. L’accent est donc mis en priorité sur le sensationnel (banlieues qui brûlent, actes terroristes, flots de migrants arrivant par bateau ou sur la route des Balkans, etc.) La réalité est plus nuancée, mais également plus banale à mettre en scène et ne retient pas l’attention des journalistes. De leur côté, les pouvoirs publics cherchent à mettre en scène leurs politiques pour suggérer l’efficacité de leurs mesures, ce qui ne correspond pas non plus au quotidien des politiques migratoires. La parole des experts pèse peu sur les décisions, car ce sont les résultats d’analyses à long terme alors que les politiques traitent du court terme, en réponse aux attentes d’une opinion publique inquiète et aux discours de certains partis politiques qui entendent bénéficier d’un climat de peur. Il ne s’agit alors pas de mettre en place une « bonne » politique migratoire, correspondant à l’état des savoirs en la matière, mais une politique qui corresponde aux demandes de l’opinion et des résultats des sondages. C’est ce qu’on peut qualifier de « politique d’opinion ».

Beaucoup de travaux académiques et d’experts convergent dans leurs conclusions sur la nécessité d’ouvrir davantage les frontières, de renoncer au tout sécuritaire et à la stratégie de dissuasion, de respecter les droits de l’homme, de se soucier des besoins économiques et démographiques des pays d’accueil et de permettre par la mobilité un mieux-être dans les pays d’origine. Les politiques publiques menées coûtent souvent très chers, non seulement en vies humaines (30 000 morts en méditerranée depuis 2000), mais aussi en coût financier (budgets des instruments de contrôle et de rétention, des reconductions à la frontière, des fonds pour le retour au pays) et sont de peu d’effet, car elles ne correspondent pas aux tendances comportementales observées et aux aspirations des migrants, maîtres du jeu en dépit des politiques menées. Enfin, les pays d’origine sont de plus en plus les interlocuteurs des pays d’immigration et souhaitent poursuivre une politique basée sur des flux migratoires qui leur rapportent des devises (420 milliards de dollars, soit trois fois l’aide publique au développement), limitent le chômage et la contestation sociale. Il faut donc inventer un équilibre mondial qui permette un dialogue sur la question du droit à la mobilité. Dans le domaine des migrations, la posture du savant et celle du politique sont rarement en phase.

La marche en avant de Xi Jinping

Fri, 06/01/2017 - 11:01

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

« Éthique et sport » – 3 questions à Philippe Sarremejane

Thu, 05/01/2017 - 10:46

Philippe Sarremejane est Professeur des universités. Il enseigne l’éthique du sport dans le cadre du master Entraînement et optimisation de la performance sportive de l’Université Paris-Est. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Éthique et sport », aux Éditions Sciences humaines.

Existe-t-il une éthique spécifique au sport ?

Depuis une cinquantaine d’années, de nouvelles réalités pratiques liées à l’évolution des comportements, de la science et des techniques, ont suscité des interrogations inédites. Afin d’y répondre de manière concrète, les grands courants traditionnels de l’éthique théorique ou de la méta-éthique ont évolué depuis la fin des années 60 en de nombreuses éthiques « appliquées ». La bioéthique, l’éthique médicale, l’éthique de l’entreprise ou de l’environnement, sont autant de signes de cette évolution. Le sport peut-il s’inscrire dans ce large mouvement ? Nous le croyons car le sport est en prise directe avec de nombreux domaines – économique, politique, biologique, scientifique et technologique – qui traduisent de profonds changements et qui ne cessent d’interroger les sociétés.

Les cas qui illustrent la spécificité de l’éthique du sport sont relativement nombreux. Nous nous en tiendrons ici à un exemple : si l’essence du sport est le dépassement de soi par de nouvelles performances, on peut considérer que l’athlète qui établit un nouveau record a acquis des pouvoirs dont ne dispose pas le commun des mortels. Ces pouvoirs sont certes plutôt associés à l’excellence motrice (force, puissance, habileté, adresse, etc.), mais ils sont aussi psychologiques comme le courage, l’acceptation de la souffrance, du risque, voire du risque ultime, puisque certaines pratiques extrêmes amènent à risquer jusqu’à sa vie.  Le sport est ainsi devenu le « laboratoire de l’amélioration de l’humain », le moyen de créer une surnature humaine. Cette dernière pose de fait tout un ensemble de questions éthiques, souvent associées par ailleurs à la problématique du dopage. Quelle est la nature même de cette surnature ? Peut-on utiliser tous les produits ou techniques susceptibles d’améliorer l’humain ? Si les athlètes invalides peuvent bénéficier de prothèses, pourquoi ne pas généraliser l’usage d’un exosquelette à tous les athlètes valides ? Pourquoi aussi freiner cette tendance par des mesures anti-dopages ? Pourquoi ne pas tolérer les nouvelles biotechnologies et les nouvelles molécules au service de la performance dans le cadre d’un suivi médical ? On constate que ces questions nouvelles n’ont pas de réponses aisées, tranchées et définitives.

L’éthique du sport est en permanence soumise à ces cas auxquels elle essaie de répondre au nom d’une certaine définition de l’homme, de ce qui est acceptable ou inacceptable pour lui.

Vous écrivez qu’il n’est pas facile de répondre à la question : « le sport est-il éducatif ? » N’est-ce pas paradoxal ?

Oui, effectivement cela peut paraître paradoxal car il est communément attendu de la pratique sportive qu’elle soit un moyen d’éducation de la jeunesse. C’était d’ailleurs le projet initial de Pierre de Coubertin qui, en s’inspirant du modèle anglais, voulait instaurer en France une véritable éducation par le sport. Les pouvoirs publics, que ce soit par le biais des clubs, de l’éducation physique ou des différentes politiques de la Ville, ont constamment misé sur les vertus éducatives du sport. La référence à l’équipe de France black, blanc, beur, championne du monde de football en 1998, est bien ici le signe d’une intégration réussie par le sport. Le premier argument en faveur d’un sport éducatif est celui de la nature même du sport. Le sport est une pratique censée, par l’expression de règles précises et contrôlées – par les arbitres –, poser des limites à la violence et véhiculer des valeurs, comme celles du respect, de la loyauté, de l’entraide, du courage ou de la solidarité. Pourtant, de nombreuses questions se posent. La première concerne la nature même des valeurs du sport. Ces valeurs sont-elles unanimement et intrinsèquement les bonnes valeurs ? Le fait de soutenir, parfois de manière catégorique et absolue, son équipe nationale, peut aboutir à une forme de chauvinisme excessif, voire une dérive nationaliste. Le sport peut donc véhiculer, selon la pratique, des valeurs ambiguës.

La seconde question est la suivante : suffit-il de faire du sport pour être ensuite vertueux de manière durable dans sa vie en général ? On peut effectivement observer les règles et respecter les valeurs du football pendant le temps du jeu et ne pas systématiquement les mettre en pratique à l’école, au travail, dans sa famille et, de manière générale, dans l’espace public. Non seulement on ne peut garantir une extension des comportements moraux du sport à tous les domaines de l’expérience vécue, mais qui plus est, en dernière instance, la moralité repose toujours sur la capacité décisionnelle de l’individu. Autrement dit la moralité est étroitement liée à la liberté. On ne peut être moral par habitude ou par contrainte ; on est moral que si l’on parvient à s’auto-contraindre au regard d’une règle juste délibérément choisie. La seule façon d’espérer acquérir une conduite morale par la pratique sportive sera donc, dés le plus jeune âge, de pratiquer dans un contexte dont les acteurs – entraîneurs, joueurs, dirigeants, professeurs, parents – sont eux-mêmes les garants des valeurs d’intégrité et de probité. C’est l’unique moyen de mettre en place une sorte de prédisposition morale à la moralité.

Selon vous, de quelle façon l’éthique du sport est-elle mise sous tension ?

L’éthique du sport est sous tension, car l’éthique en général est toujours l’expression d’un désaccord, une contradiction au sein des valeurs ou des principes qui la fondent. Les valeurs de l’éthique ne forment pas un ensemble conceptuel cohérent et ordonné. Le sport ne fait que traduire à sa manière cette ambivalence. Nous avons déjà évoqué la dérive nationaliste des supporters qui par ailleurs se doivent de soutenir leur patrie, leur nation. On pourrait tout aussi bien évoquer la violence. A priori l’éthique la condamne car elle enfreint le principe du respect de l’intégrité physique et psychologique de la personne. Or, il est facile de constater que le sport, qui est affrontement et rivalité, non seulement la tolère mais l’exacerbe aussi réglementairement comme en boxe ou au rugby. La question se pose alors du degré de violence tolérable en sport. Où doit-on placer la limite ?

La tension la plus vive est intrinsèquement liée à la nature même du sport. Le sport est dépassement et affrontement. Dépassement de soi et des autres, affrontement contre soi et contre les autres. Et cette tendance n’a pas de limites. Il n’y a pas de limite sportive au sport. Le sport pour tous, le sport loisir, ne sont certainement pas exposés de la même manière à cette loi, mais le sport professionnel, le sport de haut niveau et le sport extrême sont en permanence inscrits dans cette logique du dépassement. Et cette tendance va inexorablement s’opposer aux principes de l’éthique. Pour battre des records du monde – en natation ou athlétisme, par exemple – il faudra mobiliser toujours plus de moyens. Il faudra toujours plus développer la « machine » corporelle, la force, la puissance, la souplesse, l’adresse, la vitesse, la capacité respiratoire, etc. avec tous les risques que cela implique pour la santé et l’équilibre personnel. Et lorsque les moyens « naturels » de l’entraînement ne suffisent plus, l’athlète est tenté par les artifices et le dopage.

Par ailleurs le sport lui-même est désormais pris dans un système mondialisé d’exploitation médiatique, économique et politique. Chacun de ces éléments est mu par une logique propre. L’économie du sport exploite tous les produits du sport selon la seule logique du profit. Et il faut bien admettre que ces secteurs d’exploitation du sport, qui le financent, le médiatisent, ou l’instrumentalisent politiquement, ne peuvent être exclusivement éthiques. Tout comme on ne peut concevoir qu’un joueur laisse gagner son adversaire par amitié ou par amour, il est tout aussi inconcevable qu’une firme de sportwear arrête de faire du profit pour satisfaire, au nom de la solidarité, la concurrence. Une solution à la course effrénée aux records consisterait à imposer une limite aux performances. Mais ce ne serait-ce pas là le plus sûr moyen de détruire le sport ? Le sport reste manifestement pris dans des contradictions qui semblent insurmontables et qui maintiennent l’éthique dans une situation d’équilibre relativement précaire.

Irak : les enjeux stratégiques de la visite de François Hollande

Wed, 04/01/2017 - 19:04

François Hollande était en visite, le 2 janvier, à Bagdad et à Erbil, capitales de l’Irak et de la région autonome du Kurdistan. Quel est le rôle de la France dans la lutte contre le terrorisme dans la région ? En quoi cette visite était-elle stratégique pour Paris ?

La France est l’un des premiers pays à avoir pris conscience du danger que représentait Daech dans la région. François Hollande a rapidement réagi et répondu positivement à l’appel à l’aide du gouvernement irakien, après l’offensive de Mossoul par les djihadistes, en juillet 2014. Dès septembre, l’opération Chammal est lancée. Les raids aériens doivent alors à tout prix empêcher Daech d’avancer vers Badgad et Erbil.

Deux ans et demi après l’apparition de Daech en Irak, force est de constater que la France a vu juste. A partir de 2015, l’organisation terroriste est devenue une menace globale. Elle a la capacité de commettre des attentats partout dans le monde. Son influence s’est étendue en Afrique, au Maghreb, en Asie centrale, notamment en Afghanistan. L’onde djihadiste s’est propagée en Asie du Sud-Est jusqu’aux Philippines.

La visite de François Hollande en Irak et dans la région autonome du Kurdistan irakien est stratégique. En effet, la France est la deuxième puissance militaire présente dans la région. L’armée française mène des raids aériens, forme les forces d’élites irakiennes et les peshmergas kurdes tout en leur fournissant de l’artillerie lourde. Contrairement à la Syrie, dont le destin semble aujourd’hui entre les mains de la Turquie, de la Russie et de l’Iran, la France est en mesure de faire valoir ses arguments quant au devenir de l’Irak.

Alors que l’Etat islamique est devenu une menace concrète pour la France en la frappant sur son sol, son objectif est rapidement devenu celui de la destruction de Daech. En ce sens et contrairement à d’autres puissances, elle a rapidement pris conscience que la victoire militaire contre Daech ne rimera pas avec la fin de l’organisation terroriste. C’est pourquoi François Hollande, lors de sa visite à Bagdad, a évoqué la « reconstruction » de l’Irak. Elle sera aussi bien civile, politique qu’économique. Il faudra notamment rapatrier des centaines de milliers de réfugiés qui ont fui les villes où se sont déroulés les combats comme Falloujah, Ramadi et aujourd’hui Mossoul. Sur le plan politique, une entente devra être trouvée entre les communautés chiites et sunnites. Sur le plan matériel, de nombreuses villes devront être reconstruites et l’Irak n’a pas les moyens d’agir seule.

En marge de la visite de François Hollande, un attentat perpétré par l’Etat islamique a tué 32 personnes. Où en est la lutte contre le terrorisme en Irak ? Daech y perd-il du terrain ?

Depuis 2014, une part importante de territoire a été reprise à Daech. Aux premières conquêtes des djihadistes, l’Irak se dote d’un nouveau gouvernement. Le Premier ministre de l’époque, Nouri al-Maliki, est très critiqué par la communauté sunnite d’Irak, une partie de la communauté chiite ainsi que par la communauté internationale pour sa mauvaise gestion du pays. Il est remplacé par Haïder al-Abadi. Celui-ci met d’emblée d’importants moyens à disposition pour reconstruire l’armée irakienne, reconstruction à laquelle la France prend part. Dès la fin 2014, la contre-offensive est lancée, Daech est chassée de Tikrit. En 2015, Ramadi est libérée. Quelques mois avant la bataille de Mossoul les kurdes et l’armée irakienne reprennent Falloujah aux djihadistes.

En deux ans, la contre-offensive a permis à l’armée irakienne de repousser Daech jusqu’à Mossoul. La reprise de cette ville de deux millions d’habitants sera longue et difficile. D’une part, à cause d’une forte densité de civils présents dans la ville, d’autre part, parce que Mossoul est la capitale de Daech en Irak. Les djihadistes ont préparé leur défense, ils tiendront leurs positions jusqu’à la mort.

Malgré les difficultés, Mossoul sera reprise et Daech vaincue sur le plan militaire. L’enjeu sera alors d’éliminer l’organisation terroriste sur le plan politique. La tâche sera ardue car les djihadistes tenteront de s’implanter parmi les tribus arabes sunnites d’Irak. Malgré une future défaite, Daech ne disparaitra pas totalement et continuera à perpétrer des attentats. Le gouvernement irakien et ses alliés devront mener une lutte implacable contre Daech sur le plan idéologique. L’Arabie saoudite et les pays qui ont, un temps, soutenu Daech devront également prendre part à la lutte.

Comment se dessine l’Irak de demain une fois l’Etat islamique vaincu ? Des tensions entre communautés chiites, sunnites et kurdes risquent-elles à nouveau de diviser le pays ? Le gouvernement irakien acquiert-il la légitimité suffisante pour s’imposer et régir l’ensemble du territoire ?

La reconstruction économique, politique et sociale de l’Irak sera compliquée et dépendra également de facteurs extérieurs. Depuis plusieurs années, l’Irak est le théâtre d’une bataille d’influence entre l’Iran et l’Arabie saoudite. La naissance de Daech n’est pas indifférente à la rivalité entre les deux puissances chiites et sunnites. En effet, l’Arabie saoudite n’a jamais accepté l’influence iranienne en Irak après la chute de Saddam Hussein. La communauté internationale, notamment les pays qui ont une influence, tels que la France et les Etats-Unis, doit convaincre également les Saoudiens de changer leur politique.

Le gouvernement actuel, issu des élections, est composé, pour l’essentiel, de membres de la communauté chiite considérés proches de l’Iran, même si des Arabes sunnites et des Kurdes participent également au pouvoir. Le premier ministre chiite al-Abadi, est conscient de la nécessité d’intégrer d’avantage les sunnites au pouvoir irakien. Le gouvernement irakien doit trouver le moyen de proposer une participation politique aux communautés sunnites et de les convaincre de rejeter Daech.

En plus d’une entente politique, reste à reconstruire le pays et reloger les centaines de milliers de réfugiés irakiens. Selon les estimations, le coût des reconstructions s’élèveraient entre 200 et 300 milliards d’euros. Malgré une augmentation des revenus du pays suite à la hausse des prix du baril de pétrole, l’Irak ne dispose pas des moyens nécessaires pour assumer seul sa renaissance, elle aura besoin de l’aide de la communauté internationale. En ce sens, la visite de François Hollande était hautement importante.

Vladimir Poutine : le vainqueur de l’année 2016 ?

Wed, 04/01/2017 - 18:28

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

Hommage à Jean-Christophe Victor

Wed, 04/01/2017 - 10:05

Jean-Christophe Victor est né en 1947 et il aurait pu être écrasé par le poids de son ascendance. Pas facile d’être à la fois le fils de l’explorateur mondialement connu Paul-Émile Victor, et d’Éliane Victor, l’une des premières femmes productrices de la télévision à une époque où le statut des femmes dans la société française était plus que mineur. Elle a lancé plusieurs émissions dont « Les femmes aussi » qui, dès les années 60, promouvait la place des femmes dans une société française qui leur refusait l’accès à la contraception, à l’avortement, au simple droit de signer des chèques et où le divorce par consentement mutuel n’existait pas. Paul-Émile, le père, a ouvert, après la guerre, les terres polaires arctique et antarctique à la France, en y faisant installer des bases scientifiques permanentes, et en fondant l’Institut Polaire Français, qui porte aujourd’hui son nom.

Jean-Christophe Victor est parvenu à se distinguer d’eux en leur demeurant fidèle par une philosophie commune : les médias sont utiles à condition d’avoir des choses intéressantes à dire et si possible à apporter, en se mettant au service du plus grand nombre, et en se méfiant de tout ce qui ressemble à de la notoriété. Il avoue que lorsqu’il était jeune, ses interlocuteurs changeaient d’attitude lorsqu’ils apprenaient qui était son père. Il en a gardé une aversion profonde pour tout comportement vaniteux, une distance vis-à-vis de ce qui relève de l’ostentation, privilégiant une attitude réservée, voire discrète. Selon lui, son père aurait légué à ses enfants quatre ou cinq principes fondamentaux. « Demeurer libre, notamment vis-à-vis des pouvoirs qu’ils soient politiques ou financiers, ouvrir de nouveaux chemins et inventer, respecter l’autre en s’intéressant à tout ce qui peut être différent ».

Mauvais élève, il rate son bac. Son père l’embarque alors pour l’Antarctique où il restera cinq mois – la saison d’été – comme manœuvre bénévole à la base française de Dumont–d’Urville. C’est au cours de ce séjour qu’il dit avoir réellement fait connaissance avec ce père si absent et si présent à la fois !

Après le voyage en Antarctique, le mauvais élève devient bon étudiant. Il passe trois ans aux Langues Orientales, décroche un diplôme de chinois, puis part à Taiwan à l’université Da Shui. Il s’inscrit ensuite en ethnologie, entame un doctorat sur les réfugiés tibétains du Nord Népal et part un an s’installer dans un village himalayen de 1200 habitants à douze heures de marche de la frontière tibéto-chinoise. Espérant être nommé en Chine, il devient contractuel du Quai d’Orsay à 26 ans mais il est envoyé à Kaboul. Il apprend le persan, parcourt le pays, y découvre l’islam, la diversité ethnique, la difficulté de vivre en zones arides, et à son retour en 1980, il est contacté par le Centre d’Analyse et de Prévision du ministère des Affaires étrangères. Le CAP est alors au faîte de sa gloire et de son efficacité, c’est la boîte à idées du ministère. Du fait de l’invasion par l’Union soviétique, l’Afghanistan devient un pays central sur le plan stratégique. Pour le CAP, Jean-Christophe Victor y retourne donc fréquemment, contribue à la création de l’association Action internationale contre la faim, participe à des missions au Pakistan pour l’aide aux réfugiés afghans.

Puis le CAP lui demande de se pencher sur le Pacifique où une fois encore le hasard de l’histoire le rattrape. La persistance des essais nucléaires français dans la zone, la révolte kanak et la violence déclenchée par la France lors de la prise d’otages dans la grotte d’Ouvéa le conduisent à faire de nombreuses missions dans la zone, auprès des États-Îles du Pacifique, Fidji, Vanuatu, en Nouvelle Calédonie, en Nouvelle Zélande, en Australie.

Au tournant de la fin de la guerre froide, il crée avec quelques amis un bureau d’étude privé, le Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques, spécialisé dans l’analyse des relations internationales, l’enseignement de la géopolitique pour étudiants ou dirigeants d’entreprises. Il va bientôt imaginer, en s’appuyant sur les recherches du LÉPAC, un magazine de géopolitique qu’il nomme Le Dessous des cartes. Référence en matière de géographie appliquée, le succès est immédiat, durable, et l’émission devient emblématique de la chaîne Arte. Il publiera dans la foulée de ses émissions des Atlas du Dessous des cartes[1], qui sont des best-sellers.

Outre ce projet télévisuel, le LEPAC a une action de formation à l’international auprès d’entreprises, de collectivités locales et de l’Union européenne. Jean-Christophe Victor multiplie les conférences dans les universités et les instituts culturels à l’étranger. Lorsqu’il intervient, il s’efforce de présenter les faits, les logiques adverses, les thèses en présence et les différentes interprétations que l’on peut en faire. Il se méfie de la « fabrication des ennemis », qu’il s’agisse de la Chine, de l’islam, des migrants, ne croit pas que le monde occidental continuera à dominer le monde et estime que ce dernier a trop souvent une attitude arrogante « qui est non seulement stupide, mais désormais tout à fait obsolète ».

Jean-Christophe Victor prépare avec le Département du Jura dont son père était originaire, la région Franche-Comté et l’Union Européenne, l’ouverture pour 2014 d’un Espace des mondes polaires[2]. Ce sera en France le premier centre d’interprétation des mondes glacés consacré aux nombreux enseignements qu’ils dispensent.

[1] Avec Virginie Raisson, Frank Tétart et Robert Chaouad.

[2] Avec Stéphane Niveau et la communauté de communes des Rousses, maître d’ouvrage.

Le baroud d’honneur de Barack Obama

Tue, 03/01/2017 - 17:58

Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, revient sur les décisions prises par Barack Obama dans ses derniers jours de mandat.

Amérique latine 2016-2017 : sur les voies de Jésus et de ses interprètes

Tue, 03/01/2017 - 16:11

L’Amérique latine en crise globale s’en remet de plus en plus au Dieu des chrétiens. Pour trouver une issue à ses problèmes, qu’ils soient politiques et sociaux, identitaires, familiaux ou de simple survie personnelle. Il y a bien quelques foyers musulmans épars du Chiapas mexicain, à Cuba, qui va bientôt inaugurer sa première grande mosquée. Mais pour l’essentiel, le reflux idéologique des forces progressistes, après le fiasco tragique des dictatures militaires, fait les beaux jours du christianisme dans ses différentes options.

A gauche, le moral est au fond des urnes. Argentine, Brésil, Pérou, Venezuela ont brutalement viré leur cuti à droite. Le plus souvent en respectant les formes démocratiques, parfois comme au Brésil, en les manipulant. Beaucoup, à gauche, regardent dans le rétroviseur pour chercher et trouver explications et responsables. Les puissances économiques et médiatiques locales sont montrées du doigt et critiquées. Mais aussi « le Grand Satan » nord-américain, qui serait, comme hier et avant-hier, derrière les changements politiques en cours. A droite, quelques nostalgiques de l’époque où le sabre était la Loi, du type Jair Bolsonaro au Brésil, sont opportunément sortis des oubliettes de l’histoire. Ils font le délice des adeptes de la politique spectacle, et des croyants aux complots, nombreux sur les réseaux sociaux.

Mais le gros de l’échec, les progressistes le doivent à eux-mêmes. Pour l’essentiel. Même si ces échecs produisent un effet d’aubaine, non négligé à Washington. Le retournement de la conjoncture mondiale a cassé la machine à dollars qui valorisait de façon exceptionnelle cuivre chilien, pétrole équatorien, mexicain et vénézuélien, fer brésilien, soja argentin et brésilien, etc. Les gouvernements de ces pays avaient relativement bien réparti socialement les retombées de cette manne, dans les années 2000. Mais ils n’avaient pas préparé d’éventuels lendemains qui déchantent. En créant des fonds spéciaux pour les générations futures, en développant une économie de valeur ajoutée, assurant la pérennité de la croissance. La bise venue, les cigales, progressistes aujourd’hui, se retrouvent à nu. Le désenchantement électoral et idéologique a suivi la courbe d’économies ayant piqué du nez.

Pourtant, la droite d’hier peine à capitaliser la panne progressiste. Au Venezuela, elle se perd en querelles de clochers, divisée par des ambitions parallèles et des références idéologiques incompatibles. Le pouvoir en joue et en abuse. En Argentine et au Pérou, elle est gênée par le ralliement de formations historiques de centre gauche, APRA au Pérou, radicalisme en Argentine, ayant rallié le camp des droites pour préserver leur espace de pouvoir. Au Brésil, la droite a mis en marche une machine judiciaire infernale qu’elle peine à enrayer. Destinée à éliminer le Parti des travailleurs, elle menace de broyer PMDB, PSDB et autres alliés de la curée anti-Rousseff et Lula.

Dans les coulisses des urnes, un lapin inattendu a émergé du Brésil à la Colombie, en passant par le Mexique et le Pérou. Une droite, certes libérale pur sucre, mais qui affiche de façon autonome et sans complexe, la prééminence des valeurs morales. Elle impose progressivement sa place dans les parlements. Elle bouscule les priorités au nom d’une éthique chrétienne minimale. Les batailles menées et gagnées par ces chrétiens sans complexes l’ont été au nom de la dénonciation du mariage entre personnes de même sexe, de la théorie dite du genre, et de la libéralisation de l’interruption de grossesse. Tout cela grâce à un accord minimal entre catholiques encore majoritaires et pentecôtistes évangélistes en phase ascendante.[i]

L’examen des évènements courants, en lumière avant est éclairant. L’ordre alphabétique des pays, pas plus arbitraire qu’un autre sera par commodité ici privilégié. Donc pour commencer, « B » comme Brésil. Le 30 octobre 2016, les Brésiliens ont voté pour renouveler leurs autorités locales. Cette consultation au cœur d’une crise économique et politique a révélé un état des lieux inattendu. La gauche a été sanctionnée. Mais la droite institutionnelle n’a pas ramassé la totalité de la donne. 105 municipalités ont été gagnées par le PR, le parti républicain, émanation de l’Eglise universelle du Royaume de Dieu. Rio aura été la cerise sur le gâteau pentecôtiste. Le nouveau maire, Marcelo Crivella était il y a peu encore, évêque de cette confession émergente. Il a mené et gagné sa croisade politique, en centrant sa campagne électorale non pas sur la crise et ses effets sur le budget municipal, mais sur l’avortement, le genre, le mariage entre personnes de même sexe. L’archevêque catholique de Rio de Janeiro, la confession concurrente, rompant avec rivalités et polémiques a adressé une lettre d’encouragement pendant la campagne à Marcelo Crivella. « C » comme Colombie. Mettant fin à cinquante ans de conflit, FARC et gouvernement ont signé un accord de paix le 26 septembre 2016. Quelques jours plus tard le 2 octobre, ce compromis soumis à referendum était rejeté par les électeurs. Les églises pentecôtistes avaient appelé leurs fidèles à voter non. Pourquoi ? Parce que, selon elles, cet accord validait la théorie du genre. Inscrit dans la Constitution, il allait donc, selon ces églises, ainsi donner force de Loi à une remise en question « de la famille traditionnelle ». Ici encore en dépit d’un soutien apporté par le Pape à ces accords, la conférence épiscopale catholique a discrètement soutenu le point de vue défendu publiquement par la maison concurrente évangéliste. « G » comme Guatemala. Dans ce pays dramatiquement marqué par des accidents naturels, séquelles d’une longue guerre intérieure, délinquances liées au trafic de stupéfiants, la dernière élection présidentielle, le 25 octobre 2015, a été gagnée par un candidat de droite, au profil évangéliste, Jimmy Morales.

« M », « N » et « P », comme Mexique, Nicaragua et Pérou. Dans ces pays, l’Eglise catholique reste la puissance spirituelle dominante. C’est donc elle qui est à la manœuvre pour mobiliser le peuple chrétien sur une éthique minimale commune, rejetant tout aggiornamento sociétal. Les gouvernements ont pris en compte les attentes critiques de l’Eglise. Au Mexique, le Pan, Parti d’action nationale a été requinqué par la puissante intervention de l’Eglise contre le mariage homosexuel. La majorité, le PRI, -Parti de la révolution institutionnelle-, a reçu le message « cinq sur cinq », et a obtempéré. « N » comme Nicaragua. Daniel Ortega, président sandiniste, a passé un accord de gentilhomme avec son ennemi d’hier, le cardinal Miguel Obando y Bravo. En échange de son soutien, il a fait abolir une loi de libéralisation de l’avortement adoptée… en 1893. Au Pérou, après avoir défrayé la chronique en stigmatisant la mode féminine qui inciterait au viol, le cardinal Juan Luis Cipriani a imposé, en décembre 2016, sa médiation au président et à son opposition, en cohabitation conflictuelle.

La leçon de cette rupture électorale en dominos chrétiens, a été tirée de la façon suivante par Marcelo Crivella, maire pentecôtiste de Rio de Janeiro. Elle s’applique à la diversité brésilienne, mais elle a une incontestable portée latino-américaine : « Je vois une convergence dans les succès remportés par João Doria (PSDB) à São Paulo, Alexandre Kalil (PHS) à Belo Horizonte et moi-même à Rio. (…) Les valeurs traditionnelles de la civilisation chrétienne occidentale, (..) démocratie, refus de légaliser l’avortement, refus de la libéralisation des drogues ou de l’enseignement dans les écoles de l’idéologie du genre”[ii]. Ainsi soit-il ?

[i] Tendance signalée par Véronique Lecaros in « Conversion à l’évangélisme. Le cas du Pérou », Paris, L’Harmattan, 2013

[ii] In O Globo, 2 novembre 2016

« La mondialisation malheureuse » – 3 questions à Thomas Guénolé

Tue, 03/01/2017 - 14:51

Thomas Guénolé, politologue, enseigne la science politique à Sciences Po Paris et la démographie à Paris II. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage : La mondialisation malheureuse : inégalités, pillage, oligarchie, aux Éditions First.

Pour vous, la mondialisation à laquelle nous assistons est avant tout une entreprise de prédation des ressources humaines et matérielles de la planète. Pouvez-vous développer ?

Ce que j’ai appelé « mondialisation malheureuse » est l’entreprise politique actuelle de pillage des ressources matérielles et humaines de la planète, au profit d’une infime minorité de l’humanité. Les prétextes affichés pour accomplir ce pillage varient d’un pays à l’autre. Lorsque le pays-cible est un pays pauvre, par exemple d’Afrique subsaharienne, c’est prétendument pour sortir les populations locales de la pauvreté. L’argument est alors néocolonialiste : c’est le même qu’à l’époque des colonies, lorsqu’on justifiait l’esclavage et le pillage des richesses par la « mission civilisatrice ». Lorsque le pays-cible est un pays émergent, c’est au nom de la modernisation de l’économie. Mais, concrètement, cela donne, sous l’égide du Fonds monétaire international (FMI), notamment dans l’Amérique du sud des années 1990, la vente à la découpe des biens collectifs et des entreprises publiques, la compression des salaires, et le recul des protections socio-économiques de la population active. Lorsque le pays-cible est un pays riche, c’est au nom de la « compétitivité », c’est-à-dire l’autodestruction du modèle de protection sociale au nom de la compétition globale par le coût du travail.

Toujours est-il qu’au bout du compte, ces politiques ne profitent qu’aux oligarques : les 0,1% les plus riches de la planète, caste hors-sol qui aspire les richesses collectives. On aboutit ainsi à ce que les soixante-deux personnes les plus riches du monde détiennent autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité, soit 3,5 milliards d’êtres humains ; pendant ce temps, l’économie-monde compte près de 36 millions d’esclaves – autant que la moitié de la population de la France – et un être humain sur neuf souffre de la faim.
J’insiste sur l’escroquerie intellectuelle qui accompagne ce programme : contrairement à ce qu’affirment ses partisans, ce n’est pas du libéralisme économique. Je montre en effet dans mon livre, citations à l’appui, que les pères fondateurs de cette pensée, en particulier Adam Smith et Léon Walras, n’ont jamais été des partisans du marché-roi et des privatisations tous azimuts. Les partisans de la « mondialisation malheureuse » ne sont donc pas des libéraux. Ce sont des oligarchistes – des partisans de l’oligarchie – qui usurpent le vrai libéralisme.

Vous écrivez qu’instaurer le revenu de base pour chacun est pertinent économiquement et socialement. Pourquoi les mentalités résistent-elles à sa mise en œuvre ?

Le revenu de base, ou revenu universel, est inconditionnellement garanti à tous, sans exception, de la naissance à la mort. Il repose sur l’idée que chaque être humain a droit, du simple fait qu’il est homme, à une part minimale incompressible de la richesse collective. Il a déjà été expérimenté : notamment au Canada, en Alaska, et dans des communautés rurales de l’Inde par le sociologue Guy Standing. Cela fonctionne. Contrairement aux préjugés, cela ne provoque pas un boom du chômage volontaire. Sa mise en place fait reculer la criminalité et améliore la santé publique. Il contribue en outre beaucoup mieux à la prospérité collective que des baisses d’impôts sur les très riches, car ces derniers épargnent leur surcroît de revenu alors que les plus pauvres, eux, le dépensent pour leurs besoins de base – et plus encore pour ceux de leurs enfants. Accessoirement, adopter le revenu de base, passer du besoin de travailler à l’envie de travailler, sont des évolutions rendues inéluctables par la robotisation massive que nous promet l’impression 3D.

Si les résistances sont néanmoins encore très fortes contre sa mise en place, c’est simplement une affaire de pouvoir, de domination. Partout où le revenu de base inconditionnel sera instauré, les couches dominantes ne pourront plus utiliser le chantage permanent au déclassement social et à la précarisation pour faire stagner les salaires et reculer les droits socioéconomiques des populations. A partir du moment où un revenu inconditionnel est assuré à chacun, ces mêmes couches dominantes devront mieux traiter les précaires pour pouvoir bénéficier de leur capacité de travail. Derrière les blocages anti-revenu de base, il y a donc simplement le refus des couches dominantes d’avoir à mieux payer ceux qui continueront à travailler.

Comment, selon vous, la Chine va devenir la première puissance économique de la planète, tout en faisant le contraire de ce que les adeptes de la mondialisation attendent d’un État ?

La doctrine pro-« mondialisation malheureuse » exige des États qu’ils laissent le marché des changes fixer la valeur de leur monnaie : au contraire, la monnaie chinoise est arrimée au dollar, d’une façon qui empêche le marché des changes de spéculer sur elle en Bourse. Cette doctrine attend des États qu’ils ouvrent grand leur économie aux va-et-vient des capitaux financiers globalisés et qu’ils laissent les grandes firmes mondialisées y prendre pied librement : au contraire, la Chine pratique le contrôle des afflux et reflux de capitaux ; elle impose à toute firme étrangère de s’associer à des firmes chinoises pour s’implanter chez elle ; et, plus largement, l’économie chinoise est mixte entre un secteur public très puissant et le secteur privé. Cette doctrine demande aux États de comprimer leurs protections sociales et d’amoindrir le rôle du gouvernement dans l’économie : au contraire, la Chine accroît ces protections et pratique très régulièrement des relances keynésiennes, via la consommation des ménages et les grands travaux.

La Chine sera donc devenue la nouvelle première puissance économique de la planète en faisant exactement le contraire des préconisations du FMI, des économistes de la pensée dominante, et plus largement des avocats de la « mondialisation malheureuse », en matière de rôle économique de l’État. Ce devrait être une leçon à méditer pour toutes les puissances européennes qui s’obstinent à faire ce que leur dit le FMI.

Attaque à Istanbul : « Ça devient compliqué pour Erdogan »

Mon, 02/01/2017 - 18:09

Les autorités turques recherchent toujours ce lundi l’auteur de l’attaque contre une boîte de nuit d’Istanbul qui a fait au moins 39 morts dans la nuit du réveillon. Quelques heures avant la revendication de l’attentat par Daech, Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, soulignait que l’organisation terroriste avait multiplié les attaques sur le sol turc depuis juillet 2015.

Le PKK kurde a nié toute implication dans cet attentat. C’est donc Daech ?

Le mode opératoire tout comme la cible semblent en effet désigner Daech. Les séparatistes kurdes s’en prennent généralement aux policiers et aux militaires, même si leurs actions tueDidier Billion, directeur adjoint de l’Iris, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient.nt aussi des civils. Attaquer une boîte de nuit rappelle évidemment les attaques du 13 Novembre à Paris. Daech frappe les imaginaires, aveuglément. Une boîte de nuit est à leurs yeux un endroit de perdition, symbole de la décadence occidentale. Et facteur aggravant : en terre d’islam.

Pourquoi l’organisation cible autant la Turquie, qui l’a pourtant longtemps ménagée ?

Dans son obsession de vouloir renverser Assad en Syrie, le pouvoir turc a fait preuve de complaisance avec les djihadistes. Mais il y a deux ans, le président Erdogan, constatant qu’il était de plus en plus isolé, a révisé sa stratégie, allant même jusqu’à accepter depuis cet été qu’Assad participe au processus de transition ! Ankara s’est alors mis à cibler Daech qui se venge depuis juillet 2015 en multipliant les attentats sur le sol turc. C’est d’autant plus facile pour les djihadistes que la Turquie, qui abrite 3 millions de réfugiés syriens, a 900 km de frontière commune avec la Syrie.

Cette volte-face sur la Syrie est-elle liée à la question kurde ?

Clairement. Erdogan s’inquiète de voir les Kurdes syriens alliés au PKK turc, marquer des points en Syrie. Pas question pour Ankara de laisser se former un territoire autonome kurde à cheval sur les deux pays. Entre eux, c’est une course contre la montre, qui va notamment se jouer dans la prochaine bataille de Raqqa, le fief syrien de Daech.

La Turquie est donc prise dans un étau…

Le pouvoir est aux prises avec trois ennemis, ce qui fait beaucoup : Daech, le PKK kurde et les partisans du prédicateur Fethullah Gülen (accusés d’avoir voulu renverser Erdogan le 15 juillet). Le pouvoir turc a beau se prétendre très fort et museler les médias, il est extrêmement fragilisé par ces trois fronts. D’autant plus que les purges spectaculaires dans l’administration, l’armée et la police qui ont suivi le putsch raté n’arrangent pas la situation. Tout comme l’économie qui se dégrade depuis quelques mois. Pour Erdogan, cela devient très compliqué. Et personne, surtout pas l’Europe, n’a intérêt à ce que la Turquie soit trop affaiblie.

Propos recueillis par Charles De Saint Sauveur

Quel est le poids de la France dans la lutte contre Daech ?

Mon, 02/01/2017 - 17:04

La marge de manœuvre de la France en Irak et surtout en Syrie est très limitée. Après les attentats de Paris, François Hollande a expliqué qu’il allait renforcer les bombardements aériens contre Daech à Rakka. C’est une erreur. La multiplication des frappes touche la population civile et aboutit, au final, à sa radicalisation. L’outil majeur contre Daech reste un travail de renseignement pour infiltrer les réseaux djihadistes.

Ceci posé, il est certain que la visite du président français à Bagdad est une bonne chose. Elle représente un soutien à des autorités irakiennes qui essaient d’inclure toutes les composantes du pays. Ce gouvernement fonctionne bien mieux que le précédent. Mais la société irakienne est fragmentée, affaiblie économiquement, victime quotidienne d’attentats. Le pouvoir irakien doit aussi composer avec les revendications des Kurdes d’Irak, même s’ils n’ont pas de velléité sécessionniste.

La tâche est autrement plus difficile avec Damas. Les autorités françaises ont longtemps expliqué que la solution ne pouvait passer que par un départ de Bachar Al Assad. Aujourd’hui, cette ligne s’est infléchie. La position du président syrien s’est considérablement affaiblie, mais il fait partie de la solution politique qui sera discutée à Astana, sous l’égide de la Russie. À ce stade, aucune puissance occidentale n’est conviée dans la capitale kazakhe. C’est la première fois depuis des décennies que les États-Unis sont absents d’un conflit au Moyen-Orient.

Depuis le début du conflit syrien, Moscou a une position claire. Ses analyses ont été confirmées par les faits. Dans ces conditions, la France n’est pas plus faible que les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. Elle essaie de marquer de son empreinte la situation régionale, en tentant d’être active sur le dossier antiterroriste. En Irak, elle a considéré que la solution contre Daech passait par un règlement politique, par un gouvernement plus inclusif, ce qui est maintenant le cas. En Syrie, la France a eu l’illusion qu’une solution strictement militaire était possible.

Ce qui importe maintenant, c’est que le signal fort d’une relance du processus politique soit envoyé à Astana. Un compromis permettrait alors d’organiser les combats au sol contre Daech. Ils seraient menés conjointement par les forces armées syriennes, les Kurdes, les rebelles modérés. L’opération pourrait débuter dans quelques mois. C’est la seule solution pour en finir avec cette organisation. Les Russes n’ont aucun intérêt à participer à ces combats au sol. Mais il faudra ensuite soigner les fractures de la société syrienne. Elles sont immenses. Astana ne pourra donner qu’un cadre théorique qu’il sera difficile de mettre en œuvre dans un pays ravagé.

Recueilli par Pierre Cochez

The Diverging Economics of European Populism

Wed, 21/12/2016 - 11:54

The relative calm on Europe’s financial markets contrasts with the worsening economic and political stalemate. For the time being, financial markets seem to be driven much more by monetary policy on both sides of the Atlantic and the short-term growth outlook than by the underlying political and economic threats facing the EU. After the episodes of market panic that have characterised the euro crisis, the current phase of complacency might have some advantages. Behind the rather benign assessment of the situation lies the belief that the European establishment has, to some extent, the ability to counter the populist tide sweeping across the continent or, at least, to stick together. Nonetheless, a dynamic of political and ideological divergence along national lines, which predates the electoral rise of populist parties, is gaining traction within the European establishment itself. Populism, far from being a uniform anti-EU movement, thus aggravates a pre-existing logic that leaves the EU unarmed against its own flaws. This situation threatens both the euro zone’s process of rebalancing and the path towards a “soft Brexit.” Populism in a fragmented Europe will have a different kind of economic impact than Donald Trump’s election in the United States.

Long-term sovereign yields have spiked across Europe, notably in core countries, for reasons which, although diverse, do not reflect this underlying situation. European markets mostly seem to be driven less by a fundamental assessment than by the ECB’s signalling of a gradual normalisation (owing to a mixture of economic and political considerations) and rates dynamics in the United States. Donald Trump’s victory has reinforced expectations of a growth-friendly agenda and subsequently enabled the Fed to embark on a more credible path of rate hikes, the anticipation of which has lifted long-term interest rates in the US and abroad. Similarly, European stocks tend to follow Wall Street’s rally (the sustainability of which could be questioned), in a more moderate fashion though. Meanwhile, a series of major events ranging from the Brexit vote to Italy’s referendum amid a severe banking crisis or a new showdown over Greece’s bailout keep fuelling fundamental speculations about the EU’s fate but have fallen short of triggering a full-blown financial crisis so far.

There would be no point, at first glance, in lamenting market complacency. In 2011 and 2012, market trepidation about the euro zone’s debt crisis had debilitating political effects. The bureaucratic imposition of self-defeating austerity measures has infamously delayed any genuine recovery or deleveraging in the hardest-hit countries. The euro zone’s ability to preserve its integrity, thanks to an improvised institutional response centred on the ECB’s rhetoric and, later, on the euro’s devaluation by means of massive asset purchases, has subsequently altered the perception on the trading floor of the way EU politics operates. The euro’s preservation is an existential issue, indeed, not only for EU institutions but also for most national establishments, which have spent the past three decades focusing on monetary unification. This alone underpins the commitment to avoid a break-up in times of crisis. It does not however guarantee agreement among nineteen national governments, with different economic traditions, on the radical kind of mutualisation or macroeconomic coordination that can make a currency union viable long term.

Commentators tend to analyse the rising tide of populism in Europe as a rather homogeneous trend that challenges the EU’s political and economic orthodoxy in a context of economic hardship. The real picture is more complex, since populism follows specific national patterns. Should anti-establishment movements come to power across the EU, this would not translate into a common platform of government, quite the contrary. Looking into specific matters, France’s National Front and the Alternative for Germany, for example, share a common hostility to the euro (in a rather abstract fashion) and to immigration. This should not be considered a far-reaching common platform though. Their broader approaches turn out to be hardly compatible, whether under the single currency or even a looser type of association.

On the economic front, the FN is a statist party that draws on a traditional version of French-style, administrative Keynesianism while the AfD sticks to the economic beliefs (ordoliberal ones, to put it simply) that are entrenched in Germany’s conservative politics, generally speaking, and notably within Angela Merkel’s CDU. The mutualisation of debt and the federalisation of economic policy are even more taboo to German populists than to establishment parties in Berlin. More importantly, contrary to the most common variety, German populism further deters the government from considering a significant investment plan or from encouraging sufficient wage hikes, which would nevertheless be critical to any internal rebalancing of the European economy in terms of competitiveness. The current race to the bottom does the exact contrary.

In the US, Donald Trump’s approach, despite a highly controversial campaign, draws on an economic assessment that can reach beyond anti-establishment rhetoric. His protectionist electoral stance has translated into a more reasonable quest to create manufacturing jobs in the US. This comes at a time when major innovations, notably in the car industry, make this prospect tangible through subtle economic means rather than a self-harming trade war. The dollar’s overvaluation is certainly a threat. This approach — which resonates in the UK with Teresa May’s evocation of an “industrial policy” — nevertheless signals a fundamental shift that eventually redefines political economy from within.

In continental Europe, without even considering precise electoral outcomes, the pressure exercised by populist movements upon national governments aggravates a fundamental situation of divergence and incompatibility. Europe’s various brands of populism share a common anti-establishment stance. In most cases, they also display a wobbly organisation, an entrenched culture of extremism and a lack of institutional credibility. Despite these similarities, they diverge in many respects and unsurprisingly rely on national lines of thought. Reducing anti-establishment politics to a homogeneous trend adds to the current confusion about the EU’s dynamic. Populist movements pose a threat to the EU not so much because of their Eurosceptic stance but because they highlight and deepen the fault lines that separate national political scenes. The single currency in particular makes this situation all the more harmful since no rebalancing can take place in this framework without a complex, perhaps unreachable level of political coordination.

Les divergences économiques des populismes européens

Wed, 21/12/2016 - 11:52

Le calme relatif sur les marchés européens offre un contraste saisissant avec l’aggravation de la situation de fond. Pour l’instant, les marchés semblent être davantage influencés par l’évolution des politiques monétaires des deux côtés de l’Atlantique et les perspectives de croissance à court terme que par les menaces politico-économiques auxquelles l’Union européenne est confrontée. Après les accès de stress financier qui ont caractérisé la crise de l’euro, la phase actuelle de complaisance pourrait présenter certains avantages. L’interprétation implicitement bienveillante de la situation semble motivée par l’idée que l’establishment européen a la capacité, dans une certaine mesure, de contrer la vague populiste qui secoue le continent ou, au moins, d’opposer un front uni.

Pourtant, une dynamique d’éclatement politique et idéologique entre pays, qui est antérieure à la montée électorale des partis populistes, gagne en intensité au sein de l’establishment européen lui-même. Le populisme, loin d’être un mouvement anti-UE uniforme, aggrave donc en fait, particulièrement en Allemagne, une logique préexistante qui laisse l’UE démunie face à ses propres failles. Cette situation empêche aussi bien un rééquilibrage au sein de la zone euro que des négociations pragmatiques sur le Brexit, en raison des pressions populistes au cœur de l’UE et du raidissement simultané du système dans sa périphérie. Le populisme, dans une Europe fragmentée, promet donc d’entraîner des conséquences économiques d’une nature différente de celles de l’élection de Donald Trump aux États-Unis.

Les taux souverains de long terme ont grimpé à peu près partout en Europe, notamment en Allemagne, pour des raisons qui, bien que diverses, ne reflètent pas cette situation sous-jacente. Les marchés européens semblent moins guidés par une évaluation fondamentale que par les signaux de la BCE quant à une normalisation progressive (en raison d’un mélange de considérations économiques et de pressions politiques) et la dynamique des taux aux États-Unis. La victoire de Donald Trump a renforcé les attentes d’un plan d’action propice à la croissance et a permis à la Fed de se lancer dans une voie plus crédible de hausses de taux, dont la perspective a propulsé les taux d’intérêt à long terme des deux côtés de l’Atlantique. De même, les marchés boursiers européens tendent à suivre le rallye de Wall Street (dont la viabilité pourrait être mise en doute), de façon certes plus modérée. Dans le même temps, une série d’événements majeurs, du vote du Brexit au référendum italien en pleine crise bancaire en passant par la nouvelle épreuve de force au sujet du plan de sauvetage grec alimente des spéculations de fond quant au sort de l’Union européenne, sans pour autant déclencher une véritable crise financière jusqu’à présent.

Il serait peu sensé, à première vue, de se plaindre de la complaisance des marchés. En 2011 et 2012, l’agitation financière sur la question des dettes publiques de la zone euro avait produit des effets politiques déconcertants. L’imposition par les bureaucraties nationales, européennes et internationales de programmes d’austérité contreproductifs a retardé toute reprise véritable et tout désendettement dans les pays touchés. Toutefois, la capacité de l’establishment politique de la zone euro à maintenir la monnaie unique, grâce à une réponse finalement centrée sur la rhétorique de la BCE et, plus tard, sur la dévaluation de l’euro au moyen d’achats d’actifs massifs, a modifié la façon dont les salles de marché perçoivent la politique européenne dans son ensemble.

La préservation de l’euro constitue bien un enjeu existentiel, non seulement pour les institutions de l’UE, mais aussi pour la plupart des élites nationales, qui se sont focalisées, au cours des trois dernières décennies, sur la question de l’unification monétaire. Cet aspect sous-tend à lui seul l’engagement à éviter l’éclatement de la zone en temps de crise. Il est insuffisant, en revanche, s’il s’agit de trouver un véritable terrain d’entente entre dix-neuf gouvernements nationaux, aux traditions économiques diverses, sur le type très ambitieux de mutualisation ou de coordination macroéconomique qui rendrait en théorie l’union monétaire viable.

Les commentateurs ont tendance à analyser la montée du populisme en Europe comme une tendance relativement homogène qui défie l’orthodoxie de l’UE dans un contexte de difficultés économiques et de tensions identitaires. La réalité est plus complexe, étant donné que le populisme suit des tendances nationales spécifiques. Les mouvements anti-establishment, même s’ils parvenaient au pouvoir dans toute l’UE, n’auraient pas une plateforme commune de gouvernement, bien au contraire. Si l’on s’intéresse à des sujets spécifiques, le Front national en France et l’AfD en Allemagne, par exemple, partagent une hostilité commune à l’euro (selon des modalités plus ou moins précises) et à l’immigration. Pour autant, leurs approches se révèlent, dans l’ensemble, difficilement compatibles.

Sur le plan économique, le FN est un parti étatiste dont l’approche repose sur une version française du keynésianisme administratif alors que l’AfD suit un credo économique qui n’est pas très éloigné, dans le fond, du centre de gravité ordolibéral de la politique allemande, sur le plan économique. La mutualisation ou la fédéralisation de la politique économique sont encore plus taboues aux yeux des populistes allemands que pour les partis allemands traditionnels. De façon plus importante encore, contrairement à la variante la plus commune, le populisme allemand tend plutôt à dissuader le gouvernement d’envisager un plan d’investissement significatif ou d’encourager des hausses de salaire importantes. Ces mesures sont pourtant les seules qui permettraient de rééquilibrer l’économie européenne, en ce qui concerne la compétitivité entre les divers pays, et de stimuler la croissance. L’actuelle course à l’abîme a l’effet précisément opposé.

Aux États-Unis, l’approche de Donald Trump s’appuie, malgré une campagne controversée, sur une évaluation économique qui dépasse les limites de la simple contestation antisystème. L’approche protectionniste qu’il a présentée au cours de la campagne se traduit surtout par la volonté de créer des emplois manufacturiers au sens large. Cela arrive à un moment où des innovations importantes, notamment dans l’industrie automobile, rendent cette perspective tangible à l’aide de moyens plus discrets et efficaces qu’une guerre commerciale ouverte, dans un environnement mondial où la manipulation monétaire va bon train. La surévaluation du dollar constitue certainement une menace à cet égard. Cette approche (dont on trouve une variante particulière au Royaume-Uni avec l’évocation par Theresa May d’une stratégie industrielle) indique néanmoins un changement fondamental qui redéfinit finalement la réflexion politico-économique de l’intérieur.

En Europe continentale, sans même spéculer sur la tournure que prendront les diverses élections, la pression exercée par les mouvements populistes sur les gouvernements nationaux aggrave une logique fondamentale de divergence et d’incompatibilité des approches. Les diverses variantes de populisme européen partagent certes un même type de position antisystème. Dans la plupart des cas, elles affichent également une organisation bancale, une culture partisane qui reste enracinée dans l’extrémisme et un manque de crédibilité institutionnelle. Malgré ces similitudes, les mouvements en question diffèrent à bien des égards sur le plan économique et reposent naturellement sur des habitudes de pensée nationales, que l’on retrouve au centre de leurs échiquiers politiques respectifs. En particulier, le populisme allemand tend à rendre encore plus rigide la politique économique allemande et exclut toute coordination macroéconomique. Dans le reste de la zone euro, le populisme tend plutôt à nourrir un rejet des règles fiscales de l’euro et des establishments nationaux qui, en retour, se pétrifient encore davantage.

La réduction du populisme européen à une tendance uniforme, sans voir notamment la spécificité allemande en la matière, ajoute à la confusion qui règne actuellement quant à la dynamique de l’Union européenne. Les mouvements populistes constituent une menace pour l’UE non pas tant en raison de leur positionnement eurosceptique que parce qu’ils soulignent et approfondissent les lignes de fracture qui séparent les scènes politiques nationales et empêchent des stratégies de rééquilibrage réalistes. La monnaie unique rend cette situation d’autant plus nocive qu’aucun rééquilibrage ne peut avoir lieu dans ce cadre sans un niveau particulièrement élevé, sans doute inaccessible, de coordination politique.

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