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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 2 weeks 5 days ago

Conflit israélo-palestinien : existe-t-il un camp de la paix en Israël ?

Fri, 20/01/2017 - 15:24

Samy Cohen est directeur de recherche émérite au CERI-Sciences Po. Il répond à nos questions à propos de son ouvrage “Israël et ses colombes : Enquête sur le camp de la paix” :
– Vous évoquez dans votre ouvrage l’âge d’or et le déclin des « colombes », ces Israéliens partisans de la paix. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– L’assassinat d’Isaac Rabin constitue-t-il un tournant pour la paix ?
– Vous êtes pessimiste quant aux chances des « colombes » de mobiliser l’opinion. Pourquoi ?
– Qui défend la paix aujourd’hui en Israël ? Vers quel leader se tournent les partisans d’une solution à deux Etats ?

Theresa May : la meilleure défense, c’est l’attaque

Fri, 20/01/2017 - 11:32

Après de longs mois de flou Theresa May apporte une certaine clarté sur son plan de sortie de l’Union européenne (UE). La Grande-Bretagne annonce sa sortie complète des institutions européennes, tant économique que politique et judiciaire. Le ton de l’annonce se voulait offensif pour satisfaire les attentes de sa population.

Depuis quelques mois l’évolution au sein de l’opinion publique britannique a montré que la préoccupation principale n’était plus la liberté de commercer mais la liberté de mouvement des travailleurs au sein de l’UE. Tendance soulignée par Philip Hammond1 lors de son interview du 15 janvier et des récents sondages d’opinion2. Le discours de la première ministre répond à cette préoccupation en annonçant la sortie du Royaume-Uni du marché unique et la récupération de l’exercice de souveraineté sur ses propres frontières.

S’adressant ensuite à ses futurs partenaires de négociation, la cheffe du gouvernement britannique se montre offensive, elle déclare préférer ne pas signer d’accord plutôt qu’un mauvais accord avec l’UE. Insistant sur le formidable potentiel du marché mondial pour l’Angleterre, elle rappelle la ligne politique définie par Churchill en son temps : « Chaque fois que nous devrons choisir entre l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large ». D’autant que les récentes déclarations de Donald Trump vont dans son sens. Dans son discours Mme May rappelle que pour le président-élu, le Royaume-Uni est bien prioritaire dans son agenda commercial.

Une telle stratégie signifie d’important bouleversement dans les débouchés commerciaux britanniques étant donné que l’UE est de loin le premier partenaire du Royaume-Uni, pour les exportations comme pour les importations (au moins 36,5% des exportations et 44% des importations3). La Grande-Bretagne devrait se tourner naturellement vers ses autres principaux partenaires commerciaux : la Chine, les Etats-Unis mais aussi l’Inde puisque Theresa May évoque un réveil du Commonwealth. La part de ces derniers dans les échanges commerciaux britanniques reste toutefois moins importante : 15% des exportations et 9,2% des importations pour les Etats-Unis, 6% des exportations et 10% des importations pour la Chine. En revanche le Royaume-Uni reste un partenaire secondaire pour ces deux pays. L’Inde est aujourd’hui un petit partenaire commercial avec moins de 2% des exportations et des importations. Quelles voies peuvent prendre les relations commerciales entre Royaume-Uni et ces trois pays ?

La mise en place d’accords de libre-échange entre le Royaume-Uni et ces trois pays semble réalisable, mais encore faut-il que les parties soient mutuellement intéressées par les produits qu’ils ont à offrir et dont ils ont besoin. Cela ne semble pas être le cas. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne exportent sensiblement les mêmes produits. De plus, la Grande-Bretagne bénéficie d’un excédent commercial avec les Etats-Unis. Malgré la future bonne relation annoncée, Donald Trump pourrait se révéler un adversaire redoutable s’il repend sa logique de rééquilibrage du commerce américain. La Chine sera un partenaire tout autant redoutable vu la position qu’elle sera amenée à jouer à moyen-long terme dans le monde. A court terme, son industrie d’assemblage continue de demander principalement des composants électroniques et de l’énergie, produits qui ne font pas partie des facilités d’exportations britanniques. L’Inde est le cas le plus intéressant et pourrait offrir des débouchés permettant de prendre le relais d’un ralentissement du commerce avec l’UE. Cependant, il faut garder à l’esprit que l’Inde reste encore aujourd’hui un pays relativement fermé au commerce. Un accord commercial entre ces deux pays n’est envisageable qu’à long terme.

La partie s’annonce donc compliquée pour la Grande-Bretagne. Il apparaît très délicat de trouver un remplaçant à l’UE. Surtout que le commerce représente 56,8% de son PIB. Theresa May affirme qu’une absence d’accord serait préférable à son pays qu’un mauvais accord avec l’UE. Une question s’impose : qu’est-ce que Theresa May considère comme un mauvais accord ?

1 Hammond threatens EU with aggressive tax changes after BrexitThe Guardian (15/01/17)
UK increasingly likely to prefer control over immigration than access to free trade, Orb International (09/01/17)
3 Chiffres cumulés de sept pays principaux : Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Irlande, Pays-Bas. Société Générale : données import/export (sources OMC, Banque Mondiale). HM Revenue and Customs

Brexit : Les intentions de Theresa May

Thu, 19/01/2017 - 10:57

Theresa May a affirmé son souhait que le Royaume-Uni quitte le marché unique pour qu’il puisse librement négocier ses propres accords commerciaux. Quels pourraient être les principaux partenaires des Britanniques par le futur ? Les Etats-Unis de Donald Trump qui lui tendent les bras ?

Lors de son discours, Theresa May a clairement exprimé sa volonté de mener à bien la sortie du Royaume-Uni dans une logique de « reprise en main du destin du pays », ce qui signifie en termes clairs, la volonté de retrouver une plus grande autonomie et souveraineté nationale. Deux aspects sont directement cités dans son discours : la dimension économique et le contrôle des flux migratoire.

Pour ce qui concerne la question du marché unique ou de l’Union douanière, quels objectifs sont visés par les propos de Theresa May ? Très certainement, celui de disposer de plus importantes marges de manœuvre pour négocier des accords commerciaux avec d’autres partenaires. Ce que ne lui permet pas l’Union douanière puisque celle-ci fixe une politique commerciale commune et donc un tarif douanier commun aux Etats affiliés. Pour autant, le gouvernement de Madame May reste divisé sur ces questions. Est-ce que la liberté présente un intérêt plus grand que l’accès au marché européen pour les entreprises britanniques ? C’est une vraie question. Il est probable que cette partie du discours sur la possibilité de refuser même l’Union douanière et de réclamer un accord spécifique ait été influencé par les propositions de Monsieur Trump, ce week-end, de négocier un traité de libre-échange entre les 2 pays. Le Royaume-Uni ayant toujours privilégié ses relations avec les Etats-Unis, cette annonce a probablement rappelé de bons souvenirs…

Néanmoins, le potentiel intérêt, pour le Royame-Uni, d’un accord de libre-échange fait débat. D’un point de vue statistique, c’est sans aucun doute l’accord commercial le plus intéressant pour le pays. En effet, le marché américain constitue la première destination des exportations britanniques, soit près de 15% des exportations totales. La balance commerciale avec les Etats-Unis est excédentaire…

Sur un plan politique et historique, une proximité avec les Etats-Unis donne au Royaume-Uni une impression de puissance. Rappelons que le choix de l’Europe était un second choix pour les Britanniques après la guerre, Winston Churchill ayant préféré négocier une relation spéciale avec les Etats-Unis plutôt qu’une adhésion de son pays à une Europe en reconstruction… Madame May l’a d’ailleurs rappelé récemment dans un échange avec Monsieur Trump.

Pour autant, le Royaume-Uni possède un certain nombre de faiblesses dans une éventuelle négociation : le rapport de force, tout d’abord, est terriblement déséquilibré et le sera probablement encore plus une fois le divorce avec l’UE acté. Deuxièmement, nul doute que si Domald Trump souhaite négocier, c’est probablement avec une idée précise et dans le cadre d’une stratégie politique plus large englobant l’Europe. Son ambition risque de ne pas correspondre aux attentes des Britanniques. Cela risque d’aboutir sur des négociations asymétriques entre une petite et une grande puissance économique et sur la signature d’un accord déséquilibré.

Par ailleurs, Theresa May avait également souligné, juste après sa nomination, l’importance d’entamer des nouveaux partenariats, en particulier avec les pays émergents qui sont certes de « petits » partenaires économiques pour le moment comparés aux pays européens ou aux Etats-Unis, mais dont les opportunités du fait de leur potentiel de développement est important. Pour le Royaume-Uni, la négociation serait probablement plus équilibrée. Il pourrait négocier d’égal à égal avec des pays à fort potentiel.

Theresa May veut un nouvel accord douanier avec l’Union européenne. Pourquoi? A quoi pourrait ressembler ce nouvel accord ?

Sur ce point Theresa May est restée floue. Plusieurs scénarios étaient envisagés. Ils correspondent aux types de relations que l’Union européenne a nouées avec ses voisins. Le plus engageant concerne l’accord avec la Norvège qui participe au marché unique – elle a accepté la triple libre circulation (biens et services, capitaux, hommes)-, mais n’intervient pas dans les décisions. Un accord imposant la libre circulation des personnes tout en privant le Royaume-Uni de droit de regard sur les règles du marché n’intéresse pas Madame May. Elle a donc annoncé vouloir négocier un statut et un accord sur mesure avec l’Union européenne, à l’image de la Suisse dont la relation avec L’UE est régie par un certain nombre d’accords bilatéraux négociés au cas par cas en fonction des intérêts des deux parties. Pour autant, la négociation de ces accords a été longue et difficile… Deux ans n’y suffiront certainement pas, ce qui repose la question du repositionnement de ce pays hors de l’UE, sans alternative européenne à moyen terme. Derrière cette position se cache aussi la volonté de profiter de tous les avantages d’une relation ouverte avec les pays de l’Union européenne, tout en ne contribuant plus à son financement et en étant libre de négocier indépendamment les conditions d’accords commerciaux avec le reste du monde. Cette volonté reste utopique quoi qu’on en dise et constitue certainement le principal point de friction entre le Royaume-Uni et les pays de l’Union européenne.

Pour calmer le jeu, Theresa May s’est montrée apaisante en appelant à des négociations intelligentes, dépourvues de volonté de punir le Royaume-Uni pour avoir décidé de quitter l’Union.

« Pas d’accord serait mieux qu’un mauvais accord pour la Grande-Bretagne ». Que risquent les Britanniques en cas d’absence d’accords commerciaux avec l’Union européenne ? Theresa May brandit la menace de faire du Royaume-Uni post-Brexit un paradis fiscal. La menace est-elle à prendre au sérieux ? Ce scénario pénaliserait-il l’UE ?

Par ces propos, Theresa May a affiché la volonté de fermeté du Royaume-Uni qui ne souhaite pas une confrontation avec l’Union européenne, mais qui ne se laissera pas faire. Cette fermeté visait aussi à rassurer les marchés. Ils ont réagi de manière positive à son discours puisque la Livre s’est appréciée. Pour les citoyens britanniques pro-brexit, la maîtrise du flux migratoire et la fin des « cotisations » européennes sont les principaux enjeux. Dans les négociations, leurs dirigeants privilégieront l’intérêt économique du pays et celui des entreprises. Les acteurs de la finance font d’ores et déjà du lobbying pour obtenir des délais, préserver leur passeport etc. Theresa May ne va pas tout accepter, il en va de l’avenir du pays car le Brexit constitue d’abord un risque pour le Royaume-Uni, même si, bien négocié, il pourrait ouvrir des opportunités nouvelles. Dans ce contexte et pour garder sa liberté d’aller chercher ces opportunités, elle est prête à renoncer à un accord douanier qui l’empêcherait de négocier avec d’autres pays.

Pour autant, en l’absence d’accord, les Britanniques risquent d’être traités comme n’importe quel partenaire commercial de l’Union européenne. Leurs entreprises en seraient pénalisées. Face à ce risque et pour faire pression sur les Européens, Theresa May, menace de faire de la Grande-Bretagne un paradis fiscal, c’est osé ! Il est clair que ces propos visent à rassurer sur la volonté politique de Madame May à défendre les intérêts britanniques par tous les moyens, y compris ceux les plus discutables. A l’issue de ce discours, beaucoup d’analyste ont, à juste titre, comparé Madame May à Margaret Thatcher.

L’objet de son discours était aussi de rassurer les entreprises britanniques. Elle n’hésitera pas à offrir une compensation, par des allègements fiscaux, en contrepartie d’un accès plus difficile au marché européen. Par ces propos, elle fait d’ailleurs écho à Donald Trump qui a affiché sa volonté d’alléger les impôts aux Etats-Unis. Nous dirigeons-nous vers un monde sans impôts ?

De manière plus prosaïque, l’absence d’accord ne pénaliserait toutefois pas uniquement le Royaume-Uni. Les pays européens sont des partenaires commerciaux importants du Royaume-Uni et les entreprises y perdraient inévitablement des marchés. La France par exemple dégage un excédent commercial avec ce pays. Qui plus est, la mise en place d’une fiscalité faible contribuerait à empirer la situation, tout comme la signature d’un accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis qui marginaliserait les pays européens comme partenaires commerciaux du Royaume-Uni.

L’anticipation du discours de Theresa May avait fait chuter la livre sterling à son plus bas niveau en octobre. La devise est pourtant repartie à la hausse après l’intervention de la Première ministre. Pourquoi ?

Depuis le référendum, les marchés étaient inquiets en raison de l’incertitude qui planait autour des modalités du Brexit. En annonçant une sortie dans deux ans, Theresa May a permis de lever ces incertitudes. D’autres doutes existaient également sur la position du Royaume-Uni. On observait une certaine cacophonie parmi les ministres britanniques quant à l’attitude à adopter pour sortir de l’Union européenne. L’indécision de Madame May qui n’avait encore donné aucune information sur les modalités du Brexit, hormis la date du mois de mars, était également source d’inquiétudes pour les marchés. De plus, lors du référendum, sans réellement faire campagne, elle s’était plutôt positionnée pour le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Serait-elle donc capable de mener le pays vers la sortie ? Son discours a donc permis d’apaiser en affichant de la détermination tout en exprimer une volonté d’éviter les conflits : il préservera, en priorité, les intérêts nationaux durant les négociations. Sa fermeté constitue un élément rassurant pour le monde de la finance. Les marchés savent à quoi s’en tenir.

Quelle géopolitique des bourses de matières premières ?

Wed, 18/01/2017 - 15:54

Vendredi 30 décembre 2016 a marqué la fin d’une époque : le New-York Mercantile Exchange –NYMEX[1]-, principale bourse pétrolière mondiale, a définitivement basculé vers le tout électronique en fermant la criée (Trading Floor) pour ses transactions pétrolières (contrats financiers et options). Cette dernière rassemblait, depuis sa création en 1872, les différents acteurs du marché -les traders et les brokers- en un même lieu sur l’une des places financières pétrolières les plus actives après celle de l’Intercontinental Exchange[2] située à Londres. Pour mémoire, les principales transactions s’effectuaient à la criée sur la Bourse de Paris jusqu’à l’informatisation du système en 1987 et la mise en place du système CAC (cotation assistée en continu). La fin de la corbeille parisienne avait annoncé la révolution de l’informatisation des systèmes de cotations boursières et le développement massif des transactions financières. Les marchés financiers du pétrole ont ainsi tourné la page des transactions en face-à-face, (ou à la main dans le jargon des traders), un mouvement qui, selon le Wall Street Journal, ne fait que confirmer une dynamique de baisse ininterrompue des échanges entre acteurs à la criée depuis le milieu des années 2000. Le dernier compartiment négocié à la criée -les options- disparait donc, après celui des contrats futures sur le pétrole en juillet 2015. En réalité ces décisions ne font que refléter une réalité. Début 2015, les contrats futures à la criée ne représentaient qu’environ 1 % du volume global des contrats[3] et en décembre 2016, les transactions à la criée sur les marchés d’options pétrolières ne représentaient plus que 0,3 % des transactions globales contre plus de 95 % en 2008[4] !

 

Figure 1 : Transactions non électroniques au NYMEX (options pétrolières) en % du total des transactions

Le marché à la criée : à l’origine des bourses de matières premières

Durant le 19ème et le 20ème siècle, la volatilité des prix n’était pas absente des marchés de matières premières et sur les marchés de matières premières agricoles, elle était même plutôt commune. Ainsi, il n’y a rien d’étonnant à ce que la première Bourse créée aux Etats-Unis, en 1848, le Chicago Board of Trade (CBOT), se soit spécialisée sur les marchés agricoles et alimentaires (blé, maïs, etc.) largement dépendants de la variable climatique, morcelés en matière de production et donc soumis in fine à une grande variabilité de l’offre. Fruit de la volonté de quelques hommes de rassembler les différents acteurs (producteurs, consommateurs et traders) au sein d’un même lieu d’échanges, les Bourses de matières premières se sont développées. L’histoire du Chicago Mercantile Exchange (CME) est à cet égard passionnante, la Bourse ayant été créée par quelques hommes passant une annonce dans un journal local pour attirer des personnes intéressées par l’organisation d’une bourse de commerce !

Dans de nombreux cas, les Bourses de commerce recèlent dans leur nom d’origine leur proximité avec le monde agricole : le Chicago Mercantile Exchange (CME), fondé en 1898 sous le nom de Chicago Butter and Egg Board ; le NYMEX créé par des laitiers de Manhattan s’appelait à l’époque de sa création le Butter and Cheese Exchange of New-York avant de se spécialiser dans la pomme de terre de Boston dans les années 1960 et l’énergie à la fin des années 1970, ou encore le New-York Board of Trade (NYBOT) composé du New-York Cotton Exchange (NYCE, 1870) et du Coffee Sugar and Cocoa Exchange (CSCE, 1882). Si les Etats-Unis revendiquent la naissance des Bourses de matières premières sur leur territoire durant la première moitié du 19ème siècle (CBOT, 1848), un récit relayé par la majorité des livres de trading, l’histoire nous apprend que la naissance du CBOT avait été précédée, dès 1697, par celle de la place boursière de Dojima au Japon, sur l’île d’Osaka durant la période Edo. Dès le 17ème siècle, cette Bourse de commerce organise la collecte des informations (prix, qualité) et innove dans la mise en place d’instruments modernes de gestion du risque (invention du contrat financier standardisé) pour le commerce et le stockage du riz. Cette denrée alimentaire est essentielle dans le Japon du 17ème siècle à la fois pour la sécurité alimentaire mais également pour le pouvoir des Shoguns qui le collectent sous la forme d’impôt. Pour lutter contre la très forte cyclicité du prix du riz, récolté à cette époque une seule fois l’an, la place de Dojima inventa les outils et la logistique de gestion du risque de prix sur les marchés de matières premières. Un lieu d’échange, une criée, a ainsi été créé pour permettre aux acteurs de réaliser leurs transactions d’achats ou de ventes de riz. Pour pallier aux difficultés d’écoute et au brouhaha des transactions, on y inventa le langage des signes du trading (Hand-signals) qui fit la gloire de la filmographie américaine sur le sujet. Enfin, Dojima innova dans des métiers secondaires comme ceux de Water-Men, individus dont la fonction se résumait à arroser les acteurs qui continuaient à négocier après la fin de la séance journalière ! Ce système imaginatif ne fut malheureusement pas conservé, Dojima et les autres Bourses de matières premières lui préférant l’utilisation de pétards, de Gongs chinois ou d’une cloche comme à Wall Street pour signifier le début et la fin de chaque séance.

A l’heure actuelle, les criées ont quasiment disparu ou ne traitent qu’une infime partie des transactions journalières. Ne subsistent dès lors au sein des Bourses que des contrats financiers ayant pour sous-jacents des matières premières. Cette dynamique avait fait dire à Schiller, Prix Nobel d’économie en 2013 que « le seul café disponible au CBOT était celui de la machine à café ».

Le pétrole : un marché financier en expansion depuis le milieu des années 1970

Paradoxalement, alors que le pétrole est l’une des matières premières les plus échangées (en volume et en valeur), l’intérêt pour les contrats énergétiques est venu tardivement sur les bourses de matières premières. Les rapports commerciaux observés jusqu’au premier choc pétrolier de 1973 expliquent largement ce paradoxe. En effet, dominée par des compagnies internationales intégrées (les 7 sœurs) jusqu’à la fin des années 1960 et régie par des contrats pluriannuels, la filière n’offrait pas le facteur attractif pour les acteurs des bourses de matières premières, à savoir une forte volatilité des prix. Les chocs pétroliers successifs de 1973 et de 1979 vont ainsi marquer une nouvelle ère pour les différents acteurs de l’économie mondiale avec l’introduction et la généralisation de l’instabilité et de la volatilité sur les marchés énergétiques.

En 1971, le New-York Cotton Exchange a été la première Bourse de commerce à s’intéresser aux contrats à terme pour les matières premières énergétiques, avec le lancement d’un contrat sur le propane liquide. Cette tentative a été un échec en raison d’un volume de transactions limité, tout comme celle du New-York Mercantile Exchange (NYMEX), en octobre 1974, avec des contrats sur le fuel domestique et sur le fuel industriel. Peu développés avec un nombre trop faible d’acheteurs et de vendeurs, les marchés financiers n’offraient pas de garanties d’une gestion optimale du risque de prix à cette époque. La dynamique a toutefois été reprise par le NYMEX en 1978 avec le lancement simultané d’un contrat sur le fuel domestique et sur le fuel industriel et, au début des années 1980, avec le lancement d’un contrat sur l’essence (1981) et d’un contrat sur le pétrole brut (1983). Faute de transactions suffisantes (liquidité), le contrat sur le fuel industriel disparut rapidement, les autres connurent un essor à partir de 1981 suite à la dérèglementation des prix de l’énergie mis en place par l’administration Reagan et grâce à la libéralisation progressive des marchés financiers au début des années 1980.

 

Figure 2 : Volume de transactions mensuel moyen du principal contrat pétrolier au NYMEX

La place de Londres créa de son côté l’International Petroleum Exchange (IPE) en 1980 et lança son premier contrat sur le fuel en 1981. Les succès parallèles du NYMEX et de l’IPE au début des années 1980 engendrèrent la demande de nouvelles autorisations d’ouverture de marchés auprès de la Commodities Futures Trading Commission (CFTC). Le Chicago Board of Trade (CBOT), en 1981, puis le Chicago Mercantile Exchange (CME), en 1982, lancèrent leurs propres contrats pétroliers.

Dans un contexte généralisé de dérèglementation, le Big Bang financier des années 1980 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni a également révolutionné le fonctionnement des marchés. Les Bourses de matières premières vont importer tous les outils de la finance moderne (options, swap, produits dérivés…) pour permettre aux acteurs de gérer au mieux leur risque prix. Et comparativement aux décennies précédentes, les marchés de matières premières vont enregistrer une hausse marquée de leur volatilité dans le contexte de financiarisation des marchés, un mouvement qui s’accentuera sur la période 2000-2010 (Tableau 1).

 

Tableau 1 : Evolution de la volatilité supra-annuelle des prix des matières premières (en %)

Source : FMI, Calculs de la Banque de France
Note : La volatilité supra-annuelle est calculée comme l’écart-type des taux de croissance annuels des prix calculé par sous-périodes de 5 ans.

Dérèglementation, fusion et ère de l’électronique révolutionnent les marchés dans les années 2000

Les Bourses de matières premières ont connu de nouvelles dynamiques durant les années 2000, ces dernières transformant progressivement leur fonctionnement. D’une part, elles ont enregistré un mouvement marqué de consolidation. Ainsi, le Chicago Mercantile Exchange (CME) a racheté le CBOT en 2007, le NYMEX en 2008 et le Kansas City Board of Trade (KCBT) en 2012 ; l’ICE de son côté a consolidé ses activités en rachetant le NYBOT et le Winnipeg Commodity Exchange en 2007 et l’European Climate Exchange (ECX) en 2010 et le NYSE Euronext en 2013. Face à ces deux géants, la résistance s’organise et les contrepoids sont essentiellement asiatiques ! Les transactions sur les marchés de matières premières ont ainsi explosé sur les années récentes en Chine, en Inde, en Corée et à Singapour, mais également en Russie. D’autre part, les Bourses de matières premières ont enregistré un large mouvement de diversification. Les Bourses les plus importantes comme le CME ou l’ICE interviennent désormais sur l’ensemble des compartiments de marchés de matières premières, mais également sur les marchés d’actions et de dérivés climatiques. En l’espace de quelques années, elles sont devenues de véritables marchés financiers intégrés portés comme toutes les autres entreprises par une concurrence exacerbée.

En parallèle, ces marchés ont enregistré un large mouvement de dérèglementation que la crise de 2007-2008 n’a pas inversé. Aux Etats-Unis, le Président Clinton a signé le 21 décembre 2001, soit quelques jours avant son départ de la présidence américaine, le Commodity Futures Modernisation Act (CFMA) qui a profondément transformé le paysage des marchés dérivés de matières premières aux États-Unis. Le CFMA a permis d’introduire une plus grande flexibilité pour que de nouveaux acteurs financiers puissent opérer sur les marchés financiers du pétrole et des matières premières et un allègement des contraintes, notamment sur les limites de positions détenues par les acteurs.

Ces changements législatifs ou de supervision ont entrainé trois évolutions majeures dans la physionomie des marchés : une hausse marquée des volumes de transactions sur les marchés dérivés du pétrole[5], une concentration de la liquidité sur les échéances les plus courtes des contrats pétroliers et enfin l’augmentation de la part des acteurs non-commerciaux et de la spéculation dans les transactions globales[6].

Les Bourses de matières premières ont également enregistré une double évolution liée à l’informatisation des systèmes. Si la dynamique des transactions électroniques a débuté en 1971 avec le début de l’informatisation du NASDAQ, la période actuelle est clairement celle de la fin d’une époque avec la fermeture des dernières criées et seuls certains pans d’activités (Soja, Maïs, etc.) ou de marchés financiers (S&P 500) voient encore s’affronter tous les jours acheteurs et vendeurs, traders et brokers sur les parquets des places boursières. En outre, ce mouvement s’accompagne d’une accélération du trading haute fréquence (High Frequency Trading-HFT) à base d’algorithme traitant des milliers de transactions en quelques microsecondes. Sur le seul CAC 40, l’Autorité des marchés financiers (AMF) estime que près de 50 % des ordres sont réalisés par le HFT et aux Etats-Unis, ce chiffre atteindrait près de 70 %[7] ! L’impact de cette nouvelle forme de trading a déjà fait disparaitre un certain nombre d’acteurs des salles de marchés après les différents flashcrash observés depuis 2008, la réglementation du NYMEX a terminé le travail de virtualisation des marchés.

Difficile d’anticiper les conséquences de cette dynamique sur la transparence de l’information entre tous les acteurs, la manipulation des cours ou la spéculation. La criée et le parquet étaient des lieux d’échanges d’informations dans un milieu certes restreint d’acteurs, mais ils illustraient parfaitement le concept de marché. Avec la combinaison de l’informatisation des systèmes et la généralisation du HFT, les traders ne risquent-ils pas de devenir de plus en plus spectateurs des évolutions de marchés ?

Il était déjà difficile d’expliquer à des étudiants qu’une transaction physique de vente de riz entre l’Inde et le Nigéria nécessite de passer par un département de trading d’une entreprise basée à Genève, les évolutions actuelles risquent de ne pas faciliter la tâche. En paraphrasant Schiller, on pourra dire désormais que dans les Bourses de matières premières, il n’y a presque plus de matières premières mais il n’y a presque plus de traders non plus !

[1] http://www.cmegroup.com/company/nymex.html
[2] https://www.theice.com/energy
[3] http://investor.cmegroup.com/investor-relations/releasedetail.cfm?ReleaseID=894826
[4] http://www.wsj.com/articles/nymex-trading-pits-shut-down-marking-end-of-an-era-1483030301
[5] Selon Medlock et Jaffe (2009), durant les années 1990, on pouvait observer un volume de contrats actifs au NYMEX équivalent à 150 millions de barils jour, soit plus de deux fois la demande mondiale de pétrole à cette période. Sur les années récentes, ce chiffre a atteint un facteur 7, avec un volume de contrats (1 contrat = 1 000 barils) représentant 600 millions de barils jour
[6] E.Hache, F. Lantz, Analyse économique et modélisation de la spéculation sur les marchés pétroliers, http://www.wec-france.org/DocumentsPDF/RECHERCHE/66_Rapportfinal.pdf
[7] http://www.amf-france.org / Risques et Tendances N°16 : Cartographie 2015 des risques et tendances sur les marchés financiers et pour l’épargne

Turquie, réforme constitutionnelle : vers un régime autoritaire et personnalisé ?

Wed, 18/01/2017 - 12:02

Le Parlement turc doit se prononcer à partir de mercredi 18 janvier, en seconde lecture sur une nouvelle Constitution qui supprime notamment le poste de Premier ministre. Quelles étapes manquent à l’adoption de la réforme ? Vers quel type de régime s’oriente la Turquie ?

L’enjeu du vote du 15 janvier était d’atteindre la majorité des trois cinquièmes pour les partisans de cette réforme. C’est chose, faite. En cas de nouvelle approbation du texte par les trois cinquièmes du Parlement en seconde lecture ce mercredi, une procédure référendaire sera lancée afin de valider le projet de réforme constitutionnelle et ses dix-huit nouveaux articles.

Cela fait plusieurs années que Recep Tayyip Erdoğan souhaite cette réforme. Il arrive aujourd’hui à ses fins. Cette perspective de constitution présidentialiste a pourtant été l’objet d’une vive contestation par le passé. Les partis d’opposition craignaient, à juste titre, que la nouvelle constitution ne soit faite sur mesure pour servir les intérêts de Recep Tayyip Erdoğan et qu’elle aggrave la nature autoritaire et personnalisée de l’exercice du pouvoir en Turquie.

Si le Parti de la justice et du développement (AKP) a obtenu la majorité des trois cinquièmes hier, c’est en faveur d’une alliance avec le parti de la droite radicale, le Parti d’action nationaliste (MHP). On peut supposer que le MHP a obtenu, en échange de ses voix, des concessions sur la question kurde de la part de M. Erdoğan. Le MHP est en effet violemment anti-kurde et opposé à toute perspective d’élargissement de leurs droits politiques et culturels. Le MHP s’oppose également à toute solution politique à ce défi central que doit affronter la Turquie.

En cas d’adoption du projet de réforme constitutionnelle, le président verra ses pouvoirs augmenter de manière considérable. Le poste de Premier ministre serait notamment supprimé. Décision historique, ce système de primature existant depuis la création de la République de Turquie en 1923.

En outre, un ou plusieurs postes de vice-présidents seraient créés. Ils seraient évidemment subordonnés au président Erdoğan qui les nommerait en dehors de tout contrôle parlementaire. Le président aurait également la prérogative de nommer et révoquer les ministres. Avec ce projet, on peut également craindre que l’exécutif exerce une influence de plus en plus significative sur la justice. Le président – et le Parlement, il est vrai – choisiront ensemble quatre membres du Haut conseil des juges et procureurs chargés de nommer et de destituer le personnel du système judiciaire. Le Parlement en nommant pour sa part sept autres.

Enfin, le projet de constitution prévoit des élections législatives et présidentielles simultanées tous les cinq ans. Considérant que les prochaines élections doivent se tenir en 2019, la nouvelle constitution offrirait à Recep Tayyip Erdoğan la possibilité de se présenter encore deux fois. En cas de succès électoral, il exercerait le pouvoir jusqu’en 2029. Si l’on se tient à ce schéma, la page Erdoğan est loin d’être tournée…

Comment expliquer l’impuissance de l’opposition? Selon-vous, Recep Tayyip Erdoğan bénéficie-t-il également du soutien de la population qui devra approuver la réforme par référendum ?

L’alliance MHP-AKP rend mathématiquement minoritaires les deux partis d’opposition, le kurdiste Parti démocratique des peuples (HDP) et le kémaliste du Parti républicain du peuple (CHP) au sein du Parlement. Ils ne peuvent par conséquent empêcher l’approbation du projet de constitution en deuxième lecture. De plus, la purge en cours a contribué à affaiblir le poids du HDP au Parlement puisque dix de ses parlementaires sont actuellement incarcérés.

Si la procédure parvient à son terme, c’est-à-dire au référendum, ce seront aux citoyens de se prononcer sur le projet de constitution et il est aujourd’hui impossible de prédire l’issue du scrutin.

Un regard superficiel sur la vie politique en Turquie laisserait à penser que le référendum sera une formalité pour Recep Tayyip Erdoğan. Il domine en effet la scène politique et la répression des voix discordantes s’est accrue, notamment au prix des purges massives opérées au moins depuis le 15 juillet dernier. D’ailleurs, je pense que le choix d’organiser le vote du projet de réforme le 15 janvier n’est pas anodin (6 mois jour pour jour après la tentative de coup d’Etat). Mais derrière cette « toute puissance » d’Erdoğan, mon regard est nuancé. Selon moi, M. Erdoğan est une sorte de colosse aux pieds d’argile et son électorat pourrait, à l’avenir, s’effriter au gré des difficultés économiques qui traversent la Turquie ces dernières années et qui s’amplifient ces dernières semaines.

Depuis 2002, Recep Tayyip Erdoğan a été en mesure de remporter tous les scrutins en s’appuyant sur de très bons résultats sur le plan économique. Aujourd’hui, la conjoncture est différente et on peut imaginer que, mécaniquement, une partie de cet électorat se détourne de l’AKP. Ce recours référendaire n’est donc pas gagné d’avance. Il se pourrait que la toute-puissance d’Erdoğan ne soit qu’une puissance de façade et que la conjoncture économique actuelle l’empêche d’obtenir les 51% nécessaires à l’adoption de son projet.

Ce qui est sûr c’est que d’importants moyens seront mis en œuvre par la machine électorale que représente l’AKP. Ses militants feront du porte-à-porte, se mobiliseront intensivement tandis qu’Erdoğan multipliera ses interventions pour influencer les électeurs. En face, l’opposition est affaiblie. Notamment les kémalistes et les kurdistes trop affaiblis aujourd’hui pour mobiliser et s’imposer dans le débat. Dans tous les cas, les jeux ne sont pas faits. Une marge d’incertitude subsiste.

La Turquie est de plus en plus sujette aux attaques terroristes, alors que l’auteur de l’attentat du Nouvel an de la discothèque Reina n’a été arrêté que le 16 janvier, soit deux semaines après. Est-ce un aveu de faiblesse de la part des services de sécurité turcs ?

Nous nous devons tout d’abord d’apporter notre solidarité envers les Turcs qui font face à une vague d’attentats de plus en plus fréquents ces derniers mois. Ces attaques sont revendiquées soit par des groupes affiliés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) soit par l’Etat islamique. Néanmoins, la politique de polarisation et de radicalisation de M. Erdoğan n’est pas étrangère à la multiplication des attentats.

Face à la répétition des attaques, les autorités turques sont en mesure d’en déjouer un certain nombre, ce qui a été le cas, mais elles ne peuvent empêcher toutes les tentatives d’aboutir. Face à des groupes qui disposent de moyens logistiques conséquents, il n’existe pas de parade infaillible, la France en sait quelque chose…

Mais au moment où la Turquie a besoin d’un appareil d’Etat efficient, celui-ci s’est considérablement affaibli. C’est une conséquence des purges massives qui ont touché la police, les services de renseignement, l’institution militaire et la magistrature. Dans une situation de chaos régional et de tensions internes en Turquie, notamment à cause des affrontements entre l’armée et les séparatistes kurdes, le pays a plus que jamais besoin d’un appareil d’Etat fonctionnel. A l’heure actuelle, il n’est pas en mesure de mener efficacement sa lutte anti-terroriste. Cette situation est de nature à inquiéter.

Donald Trump : bienfaiteur de l’Europe malgré lui ?

Wed, 18/01/2017 - 11:57

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

« Les revenants » – 3 questions à David Thomson

Wed, 18/01/2017 - 10:48

David Thomson, journaliste (RFI), a rencontré de nombreux Français revenus de Syrie, où ils étaient partis faire le jihad. À travers des portraits et entretiens passionnants, brutaux et effrayants, effectués par un véritable spécialiste, il nous permet de mieux comprendre leurs motivations.

Peut-on dresser un « profil type » des Français partis combattre en Syrie ?

Il est souvent dit qu’il n’existe pas de profil type du jihadiste français, laissant penser que n’importe qui peut potentiellement basculer. Dans mon livre, je nuance nettement cette affirmation, en tentant d’établir les variables susceptibles de favoriser l’adhésion à cette pensée mortifère.

D’abord, il existe une origine sociologique majoritaire. Ce phénomène touche en effet très largement des acteurs jeunes, peu diplômés et originaires des quartiers populaires et « sensibles » de France. Les trois-quarts des personnes interrogées sont issues de culture musulmane et de l’immigration maghrébine ou subsaharienne. On peut considérer que les convertis représentent environ 30% de cette population, mais, en leur sein, les minorités sont également surreprésentées, à commencer par les Antilles françaises ou des individus issus d’une immigration subsaharienne ou asiatique de confession chrétienne. Chez ces acteurs sociaux, le jihadisme, et en particulier le projet de l’État islamique (EI), c’est la promesse d’une revanche sociale et d’une inversion des rapports de domination, pour passer de dominés en France à dominants en Syrie. Cette revanche l’est également sur l’Histoire pour des jeunes descendants de peuples autrefois colonisés et qui, à leur tour, deviennent colons par la force des armes et de la terreur en Syrie. Pour beaucoup, c’est aussi tout simplement la certitude de tromper une vie d’ennui sans perspectives en France, afin de participer à la création exaltante de l’utopie d’une cité idéale pour tous les musulmans, cause au nom de laquelle toutes les exactions sont légitimées religieusement. Cette utopie est ensuite intelligemment diffusée de Syrie par la propagande, avec l’émergence dès 2012 d’un jihadisme viral sur les réseaux sociaux générant derrière les écrans en France ce qu’un revenant a appelé une « transe collective ». Il y a une dimension proprement individualiste et hédoniste dans ce projet, que j’ai appelée « LOL jihad ». Un jihadiste français me disait ainsi que la Syrie était pour lui « un Disneyland pour moudjahidin ».

L’idéologie jihadiste tient également lieu de structurant psychologique pour des sujets parfois instables ou ressentant un besoin de purification ou de rédemption. C’est par exemple le cas de certains individus, difficiles à quantifier, qui espèrent « laver leur homosexualité » en devenant jihadistes ou se purifier de violences sexuelles subies antérieurement, notamment pour certaines femmes. La dimension sexuelle ne peut être exclue non plus dans ce choix. Pour les femmes, la quête d’un partenaire idéal à l’opposé des codes de genre esthétiques occidentaux est à prendre en compte ; pour les hommes celle d’une hypersexualité en Syrie. Mais c’est aussi un structurant identitaire en prétendant faire table rase des nationalités et des inégalités sociales pour fondre tous ses adeptes dans une même communauté utopique perçue comme protectrice et violemment vengeresse envers toute forme d’altérité. Lors d’un entretien réalisé à Paris en 2013, peu avant son départ en Syrie, un jihadiste français me disait ainsi : « L’islam nous a rendu notre dignité parce que la France nous a humiliés ». Ce sentiment d’humiliation partagé par tous ces égos froissés est pulvérisé dans le jihadisme pour se voir transformer en un sentiment libérateur de supériorité et de toute-puissance.

Mais ce mal-être n’est pas toujours économique ou social. Il résulte parfois de cellules familiales dysfonctionnelles. Le jihadisme n’est pas uniquement une idéologie de pauvres et de sous-diplômés. Il touche de façon minoritaire les classes moyennes et même, à la marge, supérieures de la société. Pour mon livre, j’ai rencontré une famille de médecins partis chercher leur fils en Syrie au sein de l’EI. Il est diplômé d’un BAC S avec mention et n’avait jamais manqué de rien matériellement. Sa frustration ne se situait pas sur le terrain matériel mais plutôt au niveau familial, doublé d’un sentiment d’échec scolaire dans le supérieur.

Enfin, il est impossible d’évacuer la dimension religieuse et politique qui reste centrale dans l’engagement jihadiste. L’EI ne peut se réduire à une simple secte. Le jihadisme est un courant ultra-minoritaire de l’islam avec des sympathisants présents à des degrés divers dans de nombreux pays, ses idéologues, ses référents, en application d’une lecture littéraliste de textes de la tradition musulmane sunnite qui existent. Pour l’ensemble des acteurs interrogés, partir pour mourir en tuant en Syrie, ou en revenant en France, assure un accès direct au paradis pour soi et soixante-dix personnes de son choix. C’est aussi la conviction de choisir le seul islam authentique. Un autre jihadiste français me disait ainsi que « quand on a compris cela, on serait fou de ne pas partir en Syrie ». La quasi-totalité des jihadistes interrogés ont ainsi connu une bascule très rapide – en quelques semaines/mois – après une révélation, en rompant avec une vie contradictoire à la totalité des préceptes de la religion. Cette bascule a souvent été précédée d’une réislamisation au contact de mouvements de rupture très prosélytes, ultra-conservateurs mais non violents, comme le mouvement tabligh ou les salafistes dits « quiétistes ». Avant de choisir cette voie, beaucoup cultivaient aussi une hostilité envers les institutions républicaines françaises perçues comme injustes. Ils avaient perdu toute confiance dans les médias traditionnels, préférant s’informer « par eux-mêmes » sur des sites conspirationnistes.

À mon sens, le succès inédit de cette pensée ultra-violente profite davantage du vide idéologique de la modernité capitaliste contemporaine dans le contexte d’une terre de jihad aux portes de l’Europe et du Maghreb, que de facteurs nationaux tels que l’islamophobie ou la discrimination des minorités. En nombre absolu, comme en proportion de leurs populations, les pays les plus touchés au monde par le jihadisme sont en effet la Tunisie, l’Arabie Saoudite, la France, la Grande-Bretagne ou la Belgique, soit des modèles de sociétés fondamentalement différents.

On remarque que beaucoup, une fois sur place, se heurtent à la désillusion. Pouvez-vous développer ?

Nombreux sont revenus en France sans pour autant être repentis de l’idéologie jihadiste, en avançant parfois des raisons matérielles qui ne correspondaient pas avec le mirage que la propagande leur avait vendu. Une des femmes interrogées explique ainsi avoir quitté l’EI enceinte pour pouvoir bénéficier en France d’un accouchement sous péridurale. Un autre fut déçu de constater que les émirs profitaient d’un confort matériel dont les simples soldats étaient exclus. Une autre femme raconte être partie de l’EI après avoir subi des vexations et des violences physiques dans les maisons de femmes où sont séquestrées les veuves, les divorcées et les célibataires, et dont elles ne peuvent sortir que par le mariage avec un combattant après un speed-dating de quinze minutes. Après avoir quitté l’EI et accepté de me rencontrer plusieurs fois pendant un an pour témoigner dans mon livre, cette jeune femme qui m’expliquait que l’attentat de Charlie Hebdo était « le plus beau jour de sa vie » vient de repartir en Syrie mais, cette fois, chez Al-Qaida. Certains fuient aussi « la fitna », c’est-à-dire des combats entre musulmans sunnites, ou la paranoïa du groupe EI qui n’hésite pas à jeter en prison ses membres au moindre soupçon d’espionnage ou de sorcellerie, chefs d’accusation passibles de la peine de mort. D’autres enfin sentent le vent tourner. La phase d’euphorie est largement entamée pour l’EI comme pour Al-Qaida et certains jihadistes français fuient le combat. Un d’eux m’expliquait ainsi s’être volontairement foulé la cheville dans ses escaliers pour éviter d’être envoyé au front. Enfin, il y a ceux qui rentrent pour commettre un attentat. Ils parlent aussi dans mon livre tout comme les rares qui reviennent repentis. Ils existent mais sont très minoritaires.

Faut-il utiliser ces « revenants » dans le travail de déradicalisation ou craindre qu’ils veuillent à nouveau commettre des attentats ?

L’un des compliments qui m’a le plus touché est celui d’une rescapée du Bataclan qui m’a contacté pour me dire que la lecture de mon livre lui avait été plus utile qu’une année de séances chez son psy. Je crois que ce livre permet surtout d’aider à comprendre comment on devient jihadiste. C’est uniquement dans cet objectif que j’ai mené ces centaines d’heures d’entretiens avec des jihadistes français, tunisiens ou belges depuis cinq ans. Comprendre n’est pas excuser mais maitriser. Cela permet d’atténuer la peur. Je crois que la déradicalisation peut exister mais uniquement dans le cadre de parcours personnels. Il n’existe à ce jour aucune méthode de déradicalisation d’État.

THOMSON (David), Les revenants : ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France, Seuil/ Lesjours.fr, 2016.

Pourquoi Theresa May choisit le Brexit net et clair

Tue, 17/01/2017 - 16:05

Quelle est votre analyse générale du discours de Theresa May ?

Très critiquée ces derniers mois sur le fait qu’elle ne choisissait pas vraiment entre un Brexit « dur » et un Brexit « soft », la Première ministre s’est montrée plus ferme et plus précise sur ses objectifs. Elle a affirmé sa volonté de boucler la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne dans les deux ans, comme prévu par les textes. Soucieuse de respecter le souhait principal des électeurs qui ont voté pour le Brexit, Theresa May leur donne raison en faisant du contrôle de l’immigration et de la maîtrise des frontières une ligne rouge infranchissable dans ses futures négociations avec l’Union Européenne. Pour elle, la Grande-Bretagne doit retrouver sa souveraineté pleine et entière sur ces questions. D’où son choix d’une sortie claire et nette de l’Union Européenne.

Qu’entend-elle par « Brexit clair et net » ?

Comme il n’est pas question pour elle de céder un pouce de terrain sur le contrôle total de l’immigration, Theresa May fait le choix de renoncer au Marché Unique et à l’Union douanière. Se placer dans ce cadre l’aurait mis, pense-t-elle, dans une position de faiblesse lors des négociations. Car elle aurait été obligée de passer un compromis avec les Européens sur l’immigration pour conserver l’accès au marché européen. Opter pour cette solution présente en outre un double avantage. D’abord elle montre sa volonté de mettre fin à la contribution britannique au budget européen, un autre souhait fort des pro-Brexit. Et le fait de renoncer à l’Union douanière la dégage de toute contrainte et lui permet de poser les termes de la négociation en proposant un accord de libre-échange équilibré avec l’Union Européenne. En réalité, elle rêve du marché unique sans ses inconvénients institutionnels et politiques! Tandis que face aux Européens qui souhaiteraient punir la Grande-Bretagne, elle lance une mise en garde contre une stratégie qui serait nuisible à leurs intérêts, étant donné le poids de leurs échanges avec le Royaume-Uni.

Theresa May déclare vouloir multiplier les accords de libre-échange. Qu’en pensez-vous ?

Sortir de l’Union douanière permet à la Grande-Bretagne de retrouver une souveraineté totale dans ses relations commerciales. Du coup, la Première Ministre britannique compte bien en profiter pour signer des accords avec des pays comme l’Inde, l’Australie, la Nouvelle Zélande et bien d’autres encore. Petit coup de pied de l’âne au passage, Theresa May n’a pas manqué de rappeler que Donald Trump avait placé la Grande-Bretagne en tête de liste pour un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Alors que Barack Obama avait déclaré, avant le référendum, que le Royaume-Uni se retrouverait en fin de liste! Mais Theresa May a une vision radicalement opposée des relations commerciales internationales. A la tête d’un grand pays, Donald Trump pense qu’il sera plus fort grâce à des mesures protectionnistes. A l’inverse, Theresa May, défavorable à l’édification de barrières douanières, fait le pari que le Royaume-Uni sera plus fort grâce au développement d’accords de libre-échange.

Propos recueillis par Jean-Pierre de la Rocque pour Challenges

Amériques en alternances. Les valeurs de la guerre froide prises à contrepied

Tue, 17/01/2017 - 11:28

Les va-et-vient du pouvoir, aux Etats-Unis, avec l’arrivée du « républicain » Donald Trump, en Amérique latine, avec les libéraux triomphants, Macri, l’Argentin, ou Temer, le Brésilien, suscitent bien des commentaires et beaucoup d’interrogations. Les uns et les autres opèrent des tris sélectifs. Pour les uns ces alternances signent l’agonie des gouvernements progressistes. Alors que d’autres vantent les lendemains heureux des droites libérales. Les premiers valorisent la sortie, de Cristina Kirchner en Argentine, Dilma Rousseff au Brésil, Fernando Lugo au Paraguay. Les seconds accordent des bons points à la présidence de libéraux pur sucre, Mauricio Macri à Buenos Aires ou Michel Temer à Brasilia.[1]

Ce récit, curieusement, est validé à gauche comme à droite. Les tenants du libéralisme se félicitent de cette évolution. Ils en décrivent les tenants et spéculent sur ses aboutissants positifs. Un cycle selon ces observateurs celui de la gauche au pouvoir serait désormais terminé. Sur un constat d’échec, qui rendait l’alternance inéluctable. De façon plus inattendue le diagnostic est globalement accepté par les analystes de l’autre bord. Ils admettent la défaite de la gauche. Ils incriminent pour certains l’impérialisme américain. Les plus sereins en état de choc idéologique essaient de comprendre le reflux[2].

La réalité est-elle aussi simple, soluble dans les récits hérités de la guerre froide ? La chronique des évènements courants cadre mal avec cette grille de lecture. Les alternances signalées supra sont indiscutables. Mais elles méritent un examen détaillé et exhaustif. D’abord pour bien être conscient qu’il n’y a pas eu alternance partout. Bolivie, Colombie, Equateur, Salvador, Uruguay ont réélu des hommes ou des équipes sortantes. Les unes à gauche, celles de Bolivie, Equateur, Salvador, Uruguay. Et en Colombie à droite. Ensuite là où il y a eu alternance il convient de distinguer les alternances respectueuses des règles démocratiques et celles qui ont mordu la ligne du droit. Au Brésil, au Honduras, au Paraguay, des formes nouvelles de manipulations institutionnelles ont écarté du pouvoir des chefs d’Etat élus. Les libéraux ont engrangé des gains qui n’ont rien ou peu à voir avec la démocratie représentative. Au Nicaragua et au Venezuela des présidents soi-disant progressistes se perpétuent au pouvoir. Ici aussi en jouant des leviers d’autorité à leur discrétion.

Un certain nombre d’alternances, entrent difficilement dans le canevas droite-gauche. Costa Rica, Guatemala, Mexique ont connu des changements électoraux rompant avec les expériences sortantes. Les hommes nouveaux, issus des urnes, n’ont pas d’attaches partisanes bien identifiées. Ils doivent leur élection au rejet des sortants, pour diverses raisons, -corruption, insécurité, crise économique. Ils ont su mieux que d’autres capter ce désir d’alternance. Et donc un homme seul dissident du parti PLN (parti de libération nationale, centre gauche), Luis Guillermo Solis, l’a emporté au Costa Rica, un religieux pentecôtiste, de notoriété médiatique, Jimmy Morales, s’est imposé au Guatemala. Au Mexique un jeune représentant du PRI, (Parti de la Révolution Institutionnelle), marié à une actrice de série télévisée, Enrique Peña Nieto, a remis en selle le vieux parti écarté du pouvoir depuis l’année 2000. Vainqueurs comme vaincus sont tout aussi à droite, si l’on veut les classer selon les critères du monde d’hier. Mais leur logique est celle de la lutte des places bien plus que celle des batailles idéologiques.

Ce qui conduit à réévaluer les autres alternances, les alternances dites libérales. Du moins celles qui ont respecté les règles démocratiques. Il n’y en a, on l’a vu, qu’une seule, en Argentine. Il est vrai que Mauricio Macri est un authentique libéral, bien à droite. Mais est-on sûr que c’est ce choix, assumé, qui a été à l’origine de sa victoire ? La crise économique argentine, la montée du chômage et le retour de la pauvreté, les scandales de corruption, les affaires de tout ordre, ont décroché beaucoup d’Argentins du péronisme kirchnériste. Au point que plusieurs partis centristes, dont le vieux Parti radical se sont ralliés au parti PRO, formation de Mauricio Macri. La dimension rejet a été ici comme au Costa-Rica, au Guatemala et au Mexique l’un des moteurs du changement.

La guerre froide, le bras de fer entre Etats-Unis et Union soviétique, a imposé pendant un demi-siècle en Amérique latine comme ailleurs dans le monde, une lecture réductrice des affrontements politiques. Géopolitique et idéologie opposaient de façon assez élémentaire et efficace le camp du progrès et du socialisme à celui de l’impérialisme capitaliste. L’URSS a disparu. La Russie pratique une politique d’équilibre et de puissance désidéologisée. La Chine, officiellement communiste, exerce en Amérique latine une diplomatie alimentaire, indifférente aux idéologies. Et les Etats-Unis depuis la disparition de l’Est-Ouest, veillent à la perpétuation de leurs intérêts immédiats, sans considérations d’éthique politique.

La Chine entretient des relations d’intérêts avec la quasi-totalité des pays qu’ils aient un gouvernement communiste comme Cuba ou libéral comme le Pérou. La Russie s’efforce de retrouver les atouts qui étaient ceux de l’URSS, à Cuba et au Nicaragua, tout en développant des rapports avec le Mexique ou le Pérou. Les Etats-Unis de Barak Obama ont normalisé les relations avec Cuba. Ceux de Donald Trump ont ciblé le Mexique, pourtant dirigé par un chef d’Etat libéral comme ennemi principal. Alors que du Venezuela viennent des cris d’orfraie en direction de Washington, ceux d’une opposition appelant à l’aide idéologique, le camp des libertés. Tandis que les cris du pouvoir, ceux de Nicolas Maduro, dénoncent les complots qui seraient ourdis par Washington.

Les mauvaises lunettes des uns et des autres annoncent des lendemains incertains. Loin d’apporter un mieux-vivre, les libéraux, aujourd’hui aux commandes en Argentine et au Brésil, détricotent les budgets sociaux de leurs Etats respectifs, au bénéfice des plus riches. Ces pays en crise, s’y enfoncent un peu plus. Les progressistes ont perdu une opportunité historique. La responsabilité essentielle est leur. Ils ont négligé la création d’un modèle de croissance pérenne, fondé sur la valeur ajoutée. Quand la crise est arrivée les budgets asséchés n’avaient plus le carburant social qui a été leur valeur ajoutée des années de vache grasse[3].

[1] Analyses très présentes dans la presse économique anglo-saxonne, Financial Times ou The Economist. Voir Argentina : Macri’change of rythm, Financial Times, 4 mars 2016 et problèmes économiques, n°3136

[2] Voir par exemple, Guillermo Marin/Rodrigo Muñoz, la encrucijada de la izquierda latinoamericana : tres dimensiones de una crisis, Nueva sociedad, 2016. Isabel Rauber, Gouvernements populaires en Amérique latine, : fin de cycle » ou nouvelle étape politique, Louvain, CETRI, 2016. Amérique du sud, la gauche en panne, Politis, 16 juin 2016

[3] Voir Renaud Lambert, Venezuela, les raisons du chaos, Le Monde Diplomatique, décembre 2016

Conflit israélo-palestinien : conférence de Paris, une conférence pour rien

Tue, 17/01/2017 - 10:56

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

Une conférence pour rien ?

Mon, 16/01/2017 - 15:00

Ce dimanche 15 janvier s’est tenue à Paris une conférence pour la paix au Proche-Orient, réunissant soixante-quinze pays mais sans les deux principaux protagonistes. Quels en furent les enjeux et quels en sont les résultats ?

Sans surprise, elle s’est achevée par un communiqué rappelant le soutien de la communauté internationale à la solution dite des « deux États », sans qu’elle n’ait pu pour autant faire avancer cette cause. En réalité, l’objectif de la conférence était plus modeste. Nul ne se faisait d’illusion sur les possibilités d’un progrès quelconque, notamment du fait du refus du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, de soutenir cette conférence et son objectif, ainsi que de celui des autres pays de le sanctionner.

L’ambition n’est plus de réanimer la solution des deux États mais plutôt de la maintenir dans un coma artificiel. Personne ne voulait prendre la responsabilité de « débrancher » cette grande malade. Tout le monde s’accorde à dire que le statu quo n’est pas tenable. Pourtant, aucune action concrète n’est prise pour en sortir. Pour reprendre la formule d’Yves Aubin de la Messuzière, fin connaisseur du dossier, il ne faut plus parler de processus de paix mais de récessus.

En Israël, le débat n’est plus autour de ceux qui soutiendraient le processus et ceux qui y seraient opposés. Mais entre ceux pour qui il faut toujours officiellement s’y déclarer favorable tout en laminant tout ce qui peut y conduire (B. Netanyahou), et ceux pour lesquels il faut affirmer ouvertement qu’il n’y a plus de place pour deux États et intensifier la colonisation (N. Bennett). Il y a des divergences sur la tactique, pas sur la solution à long terme. Au Congrès américain, le débat est sur le même plan, Républicains et Démocrates confondus. Leur seule interrogation porte sur la manière de soutenir la colonisation et lutter contre le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS). Les États Unis ne feront rien, ou alors un geste aux conséquences catastrophiques en transférant leur ambassade à Jérusalem (ville importante non seulement pour la Palestine mais pour TOUS les États musulmans). La Russie a pour priorité la Syrie et ne veut pas gâcher ses relations avec Israël. À l’ONU, António Guterres souhaite avoir le temps de prendre ses marques et ne peut pas s’attaquer frontalement à Israël et à Donald Trump dès son arrivée. La Chine ne veut pas aller seule dans cette affaire. Le Royaume-Uni a été jusqu’à critiquer le discours de John Kerry. L’Allemagne ne veut et ne peut rien faire. Tous ont déclaré qu’il n’était pas étonnant que la France soit seule à avoir pris cette initiative et qu’elle-seule peut et doit continuer. La France en fait moins qu’avant mais il faut reconnaître que c’est le pays occidental – et certainement le pays tout court – le plus actif sur le sujet. À vingt-huit, la capacité d’action de l’Union européenne est limitée, y compris pour simplement enjoindre à Israël d’arrêter de détruire les infrastructures payées par le contribuable européen. Il est encore moins question de demander une indemnisation lorsque celles-ci sont détruites. Nous sommes face à un véritable recul depuis la position commune de 1979.

Les dirigeants israéliens estiment qu’ils ont tissé des liens avec les pays arabes et de nombreux pays africains et qu’Israël n’est pas isolé. Ce discours est remis en cause par la résolution 2334. La seule chose qui effraie réellement Israël est une campagne de boycott. Car ce que désormais craignent les dirigeants israéliens ne sont pas les pressions internationales (les dernières ont été exercées par Georges Bush père en 1991), mais un mouvement d’opinion qu’ils ne peuvent contrôler et qui, de surcroît, établit un parallèle avec le régime d’apartheid en Afrique du Sud.

Rien ne peut avancer tant que les États-Unis et surtout Israël ne le souhaitent pas. Aucune pression n’est exercée sur ce dernier, ce qui est unique par rapport à tous les autres conflits dont a voulu s’occuper la communauté internationale. Face à l’inaction générale des acteurs, la France doit se demander quelle est la meilleure solution : attendre et faire du surplace avec le plus petit dénominateur commun ou avancer en petit comité de façon plus active, récupérant ainsi le prestige attaché à ses positions traditionnelles.

François Hollande franchira-t-il le pas en reconnaissant la Palestine, comme il s’y était engagé en 2012 ? Car c’est bien un engagement majeur qui n’a pas été respecté jusqu’ici.

Tunisie : le long chemin de la transition démocratique

Mon, 16/01/2017 - 12:29

Six ans après la révolution qui a conduit au départ de Ben Ali, où en est la transition politique tunisienne ? La coalition Nida Tounes – Ennahda gouverne-t-elle de manière efficace ?

Les dernières élections, législatives et présidentielles de 2014 se sont traduites par une double défaite du parti islamiste Ennahda, au profit du parti Nidaa Tounes. Pourtant, la situation politique instille une impression de confusion. D’une part, parce que le parti majoritaire a décidé de gouverner sur la base d’une large coalition qui a brouillé sa ligne politique ; ensuite, l’alliance a priori contre-nature entre Nidaa tounes et Ennahada au nom de l’union nationale semble surtout source d’inaction ; enfin, Nidaa Tounes connaît de fortes dissensions internes, mêlant clivages politiques et lutte de pouvoir en vue de la succession du président Béji Caïd Essebsi.

Ces tensions freinent l’action gouvernementale – dont on a du mal à déceler la stratégie – et nourrissent l’exaspération d’un peuple tunisien frappé par une forme de « désenchantement démocratique ». Celui-ci se traduit notamment par un rejet de la classe politique, et certaines de ses figures de proues comme le leader d’Ennahda Rached Ghannouchi. A noter néanmoins l’émergence de nouvelles figures telles que le nouveau et jeune Premier ministre Youssef Chahed, qui bénéficie d’une réelle côte de confiance et réussit par-là à incarner le « changement » de la transition démocratique.

Au-delà des acteurs politiques, ce changement est désormais ancré dans constitution démocratique adoptée en 2014. L’ordre constitutionnel de la jeune Seconde République tunisienne prend forme autour d’une institution présidentielle et une « Assemblée du peuple » démocratiquement élues.

Le processus de justice transitionnelle prend enfin forme. Confrontée à des critiques lancinantes sur sa légitimité et son mode opératoire, l’« Instance Vérité et Dignité » (IVD) a débuté ses premières auditions publiques, ce qui a permis au peuple tunisien de (re)plonger dans un passé douloureux, avec des témoignages sur l’arbitraire qui a régné sous Ben Ali mais aussi Bourguiba. Ce difficile exercice de travail de mémoire est salutaire pour rendre hommage aux victimes, écrire l’Histoire pour mieux construire un avenir national commun.

Malgré ces progrès, de nombreuses institutions prévues par la constitution attendent d’être mises en place. C’est le cas du Conseil constitutionnel et du Conseil supérieur de la magistrature. Leur absence constitue des « vides institutionnels » qui nuisent à la mise en place d’un Etat de droit démocratique. Les Tunisiens subissent plus directement encore l’absence de « démocratie locale ». Depuis la révolution de 2011, aucune élection municipale n’a été organisée. Cela prive les Tunisiens d’élus locaux et crée des dysfonctionnements dans la gestion publique locale. Ces dysfonctionnements, notamment dans la gestion des déchets, pèsent sur la vie des Tunisiens.

De quels maux souffrent les Tunisiens aujourd’hui ? Quels sont les chantiers prioritaires pour relancer l’économie tunisienne ?

Le pays est pris dans un cercle vicieux et il peine à en sortir. Non seulement les causes socio-économiques de la Révolution demeurent d’actualité, mais aux inégalités sociales et territoriales s’ajoutent désormais une instabilité d’ordre sécuritaire.

Une partie de la population, tout particulièrement la jeunesse, diplômée ou non diplômée, de l’intérieur des territoires et des quartiers populaires des grandes villes, demeure animée par un sentiment de désespoir et d’absence d’avenir. Sauf que ces maux ont pris une dimension nouvelle du fait : de l’instabilité provoquée par la révolution puis les attaques terroristes ; et de la frustration crée par la déception post-révolutionnaire. Celui-ci nourrit le choix de la migration clandestine ou l’engagement dans un processus de radicalisation « religieuse » qui a pu naître avant même la révolution.

L’ensemble des indicateurs macroéconomiques demeurent alarmants : une croissance faible, 1,5% au lieu des 2,5% prévus pour 2016, un chômage toujours aussi élevé, un déficit budgétaire qui ne cesse de se creuser pour atteindre aujourd’hui 5,7% du PIB. Il faut ajouter à cela une nette baisse de la production du phosphate, principale richesse du pays, un retour de l’inflation, une impressionnante dépréciation de la monnaie nationale, le dinar, et une baisse du nombre d’investisseurs qu’ils soient publics ou privés, nationaux ou étrangers.

Cinq ans après la révolution, la Tunisie n’a toujours pas apporté de réponse stratégique et structurelle aux véritables racines de l’instabilité du pays. Notamment les crises sociales chroniques qui rythment le territoire du centre de la Tunisie. Les régions de Kasserine et de Sidi Bouzid, berceaux de la révolution, sont encore régulièrement l’objet de soulèvements populaires. Certains groupuscules djihadistes parviennent à exploiter cette frustration et tentent de s’ancrer sur ces territoires historiquement abandonnés par l’Etat.

La question est aujourd’hui de savoir si l’aide internationale exceptionnelle – actée lors de la récente conférence pour l’investissement « Tunisie 2020 » – sera effective et si le gouvernement tunisien en fera un usage efficace. Optimiste, le rapport sur les « Perspectives de l’économie mondiale » publié ces derniers jours par la Banque mondiale, prévoit pour la Tunisie un taux de croissance de 3% en 2017, 3,7 % en 2018 et 4% en 2019…

Depuis trois ans, l’Union européenne octroie chaque année à la Tunisie une aide de 170 millions d’euros, pour 2017, le montant de cette allocation sera presque doublé. Malgré les sommes importantes mises en jeux, on peut avoir l’impression que rien ne bouge. Concrètement, où finit l’aide internationale en Tunisie ?

La question de la redistribution de l’aide internationale mobilise également la société civile. Pour l’instant, l’Etat utilise ces fonds pour assurer, au mieux, le fonctionnement de ses services. L’aide permet notamment le recrutement et la rémunération de fonctionnaires, mais peu d’investissements d’avenir ont été opérés.

Il ne faut pas oublier que l’un des principaux enjeux de la Tunisie est l’enjeu sécuritaire. Parer la menace djihadiste a un coût élevé. Ses dirigeants le savent et se tournent vers la communauté internationale afin d’obtenir plus d’aide, notamment de la part des pays européens. C’est dans cette optique que s’est tenue la conférence internationale Tunisia 2020 afin de lever des fonds. Union européenne, pays européen, pays arabes, Qatar notamment, se sont engagés à accroître leur aide financière au développement du pays, pour notamment répondre à la menace sécuritaire qui ne concerne pas uniquement la Tunisie, mais toute la région.

Reste à voir comment l’aide va se matérialiser et ce qu’en fera l’Etat tunisien. Cette levée de fond exceptionnelle pourrait constituer une sorte de « Plan Marshall » et marquer un tournant dans la transition en Tunisie. La bonne gouvernance de l’Etat – y compris en matière de lutte contre la corruption – va être mise à l’épreuve. C’est aussi à cette aune que doit se mesurer la transition démocratique.

La Tunisie fait partie des principaux fournisseurs de djihadistes. On compte 5000 ressortissants tunisiens ayant rejoint des organisations terroristes comme Daech. Comment expliquer ce phénomène ? Quelle est la situation sécuritaire du pays ?

L’insécurité est diffuse. Elle s’est d’abord implantée à la frontière tuniso-algérienne, avec l’émergence, entre 2012 et 2013, de groupes salafo-djihadistes comme Ansar al-Charia, auteurs des premières confrontations avec les forces de sécurité tunisiennes.

La menace djihadiste s’est par la suite répandue à la frontière tuniso-libyenne profitant du chaos régnant après la chute de Mouammar Khadafi. Les nombreux djihadistes tunisiens présents en Libye représentent une menace conséquente, tout comme certains micro-foyers installés dans les banlieues populaires de Tunis. Ces cellules témoignent de la diffusion de la menace djihadiste à l’ensemble du territoire. Un nombre important d’entre elles ont récemment été démantelées par les forces de sécurité tunisiennes.

Autre menace d’envergure : l’éventuel retour des ressortissants tunisiens combattant au sein d’organisations djihadistes à l’étranger alors que Daech recule en Irak et en Syrie. Cette éventualité inquiète la population et génère des tensions politiques au sein de la coalition nationale. C’est l’Etat de droit du pays qui est mis à l’épreuve dans des circonstances exceptionnelles

Il y a beaucoup de déception, voire d’impatience chez les Tunisiens et le pays souffre de nombreuses difficultés sur le plan politique et économique. Compte tenu de ses souffrances pensez-vous qu’un retour en arrière soit envisageable voire souhaitable ? Où se dirige aujourd’hui le pays du Jasmin ?

Si certains civils et hommes politiques expriment leur désir de pardonner Ben Ali, son retour en grâce est exclu. Face aux défis sociaux et sécuritaires, l’option d’une Tunisie autoritaire, avec un pouvoir replié sur lui-même et qui contrôlerait la justice et les contre-pouvoirs (presse, ONG), est une option présente dans l’esprit de certains acteurs. Reste que la société civile a déjà fait montre de sa capacité à jouer son rôle démocratique de contre-pouvoir. De plus, la Tunisie dépend de l’aide internationale et celle-ci, l’aide européenne en particulier, est conditionnée à la poursuite de la transition démocratique. Une dérive autoritariste représente donc plus un risque qu’une opportunité pour un pouvoir quel qu’il soit…

L’homme au défi des crises – 3 questions à Didier Le Bret

Mon, 16/01/2017 - 10:37

Diplomate, Didier Le Bret a dirigé en 2012 le centre de crise du ministère des Affaires étrangères, avant d’être nommé, en 2015, coordonnateur national du Renseignement, puis de se lancer dans la bataille des législatives de 2017. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « L’homme au défi des crises : pourquoi le pire n’est jamais certain », aux éditions Robert Laffont.

Selon vous, l’armée est-elle l’unique structure à avoir conservé le sens du temps long ?

C’est en tout cas un des exemples les plus emblématiques de l’inscription d’une institution dans le temps long. Avec trois paramètres très structurants : le consensus politique sur l’analyse des menaces et des priorités autour du « Livre blanc » ; la programmation budgétaire pluriannuelle (loi de programmation) ; le développement de grands programmes qui requièrent également de la durée. Cette constance dans l’effort, indispensable à notre défense, est perçue positivement par les Français, qui plébiscitent notre armée.

De manière générale, les politiques dites « régaliennes » ont tendance à épouser plus facilement le temps long. La diplomatie en est un des exemples les plus évidents. Il peut toujours y avoir des revirements brutaux, des changements de cap. Mais l’Histoire, comme la Géographie, ont tendance à restreindre le champ des possibles. Les pays du Maghreb, comme l’Afrique, auront toujours de fortes attentes vis-à-vis de la France : outre la proximité géographique, nous avons en partage une Langue et une Histoire communes.

Est-ce que la focalisation sur le temps court rend pessimiste ?

Le temps court condamne à l’aveuglement. On ne voit que ce que l’on nous donne à voir. Avec un paradoxe : jamais nous n’avons été à ce point interconnectés les uns aux autres. Nous savons tout de tous partout. Mais ce sont là des données brutes qui, dans le meilleur des cas, peuvent prendre la forme d’informations une fois triées. Elles ne font pas pour autant sens. Elles ne livrent pas une tendance. C’est cela qui peut rendre pessimiste : la perte de boussole. Comme le disait Sénèque, il n’y a pas de vent favorable pour qui ne connaît pas son port.

Vous estimez qu’au défi des crises, le monde va, contrairement aux apparences, s’améliorer. Pouvez-vous développer ?

L’Homme n’est jamais aussi « efficace » que dos au mur. C’est moins une question de sagesse que de survie ! Nous sommes « programmés », voire « condamnés » à surmonter les épreuves. Notre dénuement absolu, l’impossibilité à demeurer à l’état de nature, sauf à disparaître, a fait des Hommes des machines de guerre. Et c’est là sans doute aujourd’hui notre force mais aussi notre principal défi. Il nous faut désormais nous réinventer. Ce sera sans doute l’étape la plus difficile, puisqu’elle consiste à sortir de notre toute puissance, à renoncer au mythe des technosciences qui travaillent à notre salut, pour envisager d’autres voies. Le tout, pour rendre notre empreinte sur terre plus légère, et, retour à la première question, s’inscrire à nouveau dans le temps long.

Les signes de ces changements sont déjà là et dans tous les domaines. L’aspiration à être mieux gouverné, par exemple, peut conduire dans un premier temps à faire triompher les populismes, qui proposent de mauvaises réponses aux vrais problèmes et s’adressent à nos peurs (le déclassement, le remplacement…). Elle peut aussi réinventer le lien entre citoyens et responsables politiques autour d’un nouveau pacte et de nouvelles pratiques : consultations régulières, participation citoyenne directe, ouverture de la classe politique à la société civile (etc.) en vue de son renouvellement, pour plus de légitimité…

Deuxième exemple, la révolution numérique. Impactant l’ensemble des secteurs de la vie des Hommes, elle balaye tout sur son passage. Elle fascine autant qu’elle inquiète. Mais c’est aussi une formidable opportunité. Elle a déjà contribué en moins de vingt ans à désenclaver l’Afrique. Elle lui a permis, tout autant que les politiques d’aide publique, d’être un acteur de plein exercice de son développement dans le contexte de la mondialisation. Pour nos économies, cette révolution, à la condition d’en clarifier les règles du jeu, peut être également un facteur de progrès majeur. La connaissance, via la recherche, mais aussi les échanges, occupe désormais une place centrale. Elle conditionne le succès ou le déclin des Nations. Et pour la France, terre d’ingénieurs et de grandes découvertes, c’est une bonne nouvelle !

Enfin, et ce n’est pas des moindres, l’environnement. Là aussi, le changement de paradigme est en cours. Nous avons toujours le pire : des mégalopoles asphyxiées, des terres arables rongées par l’avancée du désert, des conflits pour accéder à l’eau, la disparition d’espèces vitales à nos écosystèmes, la déforestation massive…Mais nous avons aussi désormais le meilleur : une prise de conscience collective et un foisonnement d’initiatives, qui nous invitent à revisiter nos modes de vie. Cette prise de conscience s’est traduite par deux résultats auxquels on ne croyait plus : un accord historique entre les deux principaux pollueurs de la planète, la Chine et les États-Unis, pour limiter leurs émissions de carbone ; la relance lors de la COP 21 à Paris d’un processus qui vise à enrayer les tendances actuelles en fixant un seuil de réchauffement à ne pas dépasser. Un fait pour illustrer le caractère réversible du chaos des hommes : la mer d’Aral, illustration absolue du désastre écologique, contre toute attente, après avoir perdu 75% de sa surface, est de nouveau en train de se reconstituer. Grâce à la volonté des hommes.

« Ethnographie du Quai d’Orsay » – 3 questions à Christian Lequesne

Fri, 13/01/2017 - 10:25

Christian Lequesne est professeur de science politique à Sciences Po Paris. Directeur du Centre de recherches internationales (CERI) de 2009 à 2014, il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Ethnographie du Quai d’Orsay : les pratiques des diplomates français », aux éditions CNRS.

Est-il facile de s’immerger au sein du Quai d’Orsay ou la maison résiste-t-elle aux « intrusions extérieures » ?

Non, ce n’est pas facile, comme pour toutes les administrations diplomatiques du monde. La diplomatie est un monde discret qui entretient la prudence sur la communication de ses activités. Les diplomates craignent la fuite, la gaffe et le scandale. Personnellement, j’ai bénéficié de vraies facilités. Le ministre de l’époque, Laurent Fabius, m’a autorisé à suivre des réunions à l’administration centrale et en ambassade. J’ai donc été témoin de moments au cours desquels la diplomatie française s’effectuait concrètement. Dans mon parcours de chercheur, ce fut évidemment un moment très privilégié car vous voyez les lieux, les attitudes, la nature des échanges et vous pouvez en interpréter le sens social. Si j’ai pu le faire, c’est parce que je n’étais pas un inconnu du ministère. Mes publications, mes expériences passées dans des emplois culturels m’ont assuré une certaine « réputation ». Or, le monde de la diplomatie française y est très sensible. Si celle-ci n’est pas mauvaise (selon ses critères), il est prêt à vous faire confiance. C’est un monde qui fonctionne beaucoup à la confiance. Je l’avais d’ailleurs déjà remarqué lorsque j’occupais des postes culturels. Je pense que si j’avais été un chercheur américain souhaitant effectuer le même travail au sein du Département d’Etat, j’aurais dû me soumettre à davantage de procédures formelles, comme des demandes d’habilitation. Une chose m’a cependant manqué en tant que chercheur : l’accès à certains documents. Mais il y a des limites dans ce que vous pouvez demander et, si voulez travailler convenablement dans un monde régi par la discrétion, vous ne devez pas vous montrer maximaliste. J’ai senti très fortement que, dans la culture du Quai d’Orsay, dire des choses au chercheur ou lui permettre d’entendre est une chose ; lui communiquer de l’écrit en est une autre.

Les diplomates fabriquent-ils la politique étrangère de la France ?

Ils ne sont pas les seuls acteurs à « fabriquer » la politique étrangère. Ils contribuent à un processus à acteurs multiples. Mais les diplomates savent que la décision finale est rarement de leur ressort mais de celui des responsables politiques. De même, ils sont conscients que tous les autres ministères sont engagés dans la fabrication de la politique étrangère, comme les organisations internationales et les acteurs non gouvernementaux tels les ONG. Je pense qu’en 2017, leur réalisme les amène à ne plus prétendre vouloir incarner seuls la fabrication de la politique étrangère. La question qui revient souvent est celle de la valeur ajoutée du diplomate au sein de ce processus complexe. Une des réponses qui est fréquemment donnée est la maîtrise de la négociation qui serait un métier particulier. Il n’est jamais facile de mesurer le rôle que joue tel individu, tel service dans une décision de politique étrangère. Les reconstructions ex post des processus sont souvent trop rationnelles. L’une des difficultés du travail de recherche est que ce que l’on appelle finalement la décision est une addition de micro-décisions difficiles à retracer. Les diplomates ne savent pas toujours s’ils ont été utiles, s’ils ont pesé ou non. Parfois, ils en souffrent même. Il est clair que certains sont mieux placés pour interagir avec le politique que d’autres. Ce sont les diplomates qui travaillent au cabinet du ministre ou, mieux encore, à la cellule diplomatique de l’Élysée. Il y a souvent une prime à la carrière dans ces métiers, que je qualifierai de « politico-administratifs ». En même temps, il faut parfois entrer dans des logiques de fidélité à un camp politique ou à un président. Certains aiment l’idée de faire partie d’une écurie, d’autres pas du tout.

Vous distinguez la carte mentale de l’indépendance et du rang de celle de l’occidentalisme. Que recouvrent ces catégories ? Laquelle pèse le plus aujourd’hui ?

J’avais conscience en écrivant ce livre qu’il s’agirait de la partie qui prêterait le plus à controverse. Si j’ai pris le risque, c’est pour deux raisons.

D’abord, je suis très peu convaincu par les approches de politique étrangère qui ne prennent en compte que les intérêts. Ça ne tient pas la route une minute. Bien sûr qu’il y a chez tout acteur de politique étrangère une logique rationnelle qui vise à résoudre des problèmes. Mais il y a une deuxième dimension, qui se combine toujours à la première, qui est le système de croyance, une certaine représentation normative de ce que doit être une politique étrangère de la France légitime. C’est ce que j’appelle dans ce livre les cartes mentales, que j’assimile (et là c’est un risque scientifique) à des croyances collectives construites à partir de l’éducation et de la perception du débat politique. En menant mes entretiens parallèlement à mon observation directe, j’ai été frappé par une sorte de clivage entre ceux qui continuaient à avoir une carte mentale appelant à une forte indépendance de la France dans le camp occidental, à une démarcation des États-Unis (je les ai nommés les tenants de la carte mentale de l’indépendance et du rang) et ceux qui, au contraire, considéraient que la politique étrangère de la France devait s’inscrire dans la conception d’une puissance occidentale normale. Pour ces derniers, la solidarité transatlantique compte beaucoup, le respect des alliances (en particulier l’OTAN) également. J’y ajouterai la croyance dans un agenda normatif occidental fait de valeurs partagées (en particulier la défense de la démocratie libérale) et l’idée qu’il ne faut pas hésiter parfois à recourir à la force militaire pour le défendre (il y a là une proximité avec la pensée néoconservatrice). Mon sentiment est que les tenants de cette deuxième carte mentale ont gagné en pouvoir au sein du ministère depuis la présidence Sarkozy, confirmé sous Hollande. Très souvent, ils appartiennent à la filière des spécialistes de sécurité et de défense et sont agacés par le vieux paradigme gaulliste (que Mitterrand avait repris à son compte) selon lequel il faut d’abord penser différemment des États-Unis. Il serait faux de dire pour autant que la carte mentale de l’indépendance et du rang a totalement disparu, mais elle est plutôt représentée dans les générations plus anciennes. Le ‘club des vingt’, constitué autour d’anciens ministres comme Dumas et de Charrette, et de l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay Gutmann, incarne la résistance des « anciens », défenseurs de la carte mentale de l’indépendance et du rang, face à la montée en puissance de la carte mentale occidentaliste. La résistance ne vise d’ailleurs pas seulement leurs collègues du Quai d’Orsay mais aussi le monde politique et intellectuel qui a été séduit par la carte mentale occidentaliste depuis la fin de la guerre froide.

Cependant, une carte mentale n’explique pas tout dans la décision de politique étrangère. Je le répète : il y a toujours une autre composante qui est la rationalité liée à la résolution du problème. Jacques Chirac, par exemple, fut certainement le dernier président français à incarner la carte mentale de l’indépendance et du rang. Cela ne l’a jamais empêché de prendre des décisions proches de celles des États Unis quand sa rationalité le lui dictait. Il faut considérer que rationalité et carte mentale sont un processus de transaction. Les deux aspects comptent et on ne doit en ignorer aucun.

Au revoir Obama, bonjour Trump. Que retenir de leur première et dernière conférence ?

Fri, 13/01/2017 - 10:13

Donald Trump a réalisé, le 11 janvier, sa première conférence de presse. Que retenir de son intervention à dix jours de son investiture officielle ?

Cette première conférence de presse ne nous a rien appris sur la manière dont Donald Trump abordera les dossiers.

Il a orchestré une mise en scène intéressante pour les observateurs. Il reçoit chez lui, dans la Trump Tower, ce qui est une manière de dire à ses interlocuteurs que c’est à eux de s’adapter à lui, et non l’inverse. De plus, il prend place derrière le pupitre en compagnie de son avocate qui reste à proximité au cas où une question le mettrait en difficulté. Au premier plan, plusieurs piles de faux dossiers ont été placées sur son bureau, afin de donner l’impression que Donald Trump s’empare des sujets de l’agenda avec sérieux.

Lors de son intervention, Donald Trump semble sur la défensive. Ses propos sont agressifs, parfois à la limite de l’insulte. Bref, il fait du Trump. C’est lui qui mène les discussions, choisit les sujets qu’il souhaite aborder. Il critique les médias, refuse de donner la parole à un journaliste de CNN et qualifie les journalistes de cette chaîne, ainsi que les rédacteurs de Buzzfeed, de menteurs.

Pour ce qui est du contenu de son intervention, Donald Trump a évité les sujets qui fâchent, notamment les questions éthiques. On n’apprendra rien, ou pas grand-chose, des potentiels conflits d’intérêts qui le menacent alors que Donald Trump confie son entreprise à ses fils. Rien sur l’origine de ses futures rémunérations puisqu’il renonce à toucher son salaire de président. Rien non plus sur son gendre, nommé conseiller alors qu’il est encore lié au business Trump.

En ce qui concerne ses promesses de campagne, Donald Trump reste dans l’ellipse et l’incantatoire. Le futur président évoque l’Obamacare, dit vouloir rapidement le remplacer, ce qui est impossible dans les prochains mois, et ce, alors que même les Républicains les plus farouchement opposés à la réforme de santé d’Obama estiment que son démantèlement prendra plusieurs années.

Quant au mur le long de la frontière mexicaine, Donald Trump, reste vague, tout en continuant à dire que les Mexicains le rembourseront. Comment ? En guise de réponse, il se contente d’affirmer qu’ils ne payeront sans doute pas mais qu’ils rembourseront « d’une manière ou d’une autre ».

Les journalistes présents à la conférence de presse ont interrogé Donald Trump sur les soupçons, selon lesquels, la Russie détiendrait des informations compromettantes à son sujet. Donald Trump a répondu en fustigeant les services de renseignements et les médias. Ces affaires risquent-elles de peser sur le début de mandat du futur président des Etats-Unis et d’influencer ses décisions tout comme les relations de la Maison blanche avec les services de renseignements ?

Je pense qu’il faut prendre les informations compromettantes sur Donald Trump avec beaucoup de précautions. Leur véracité est encore loin d’être prouvée. Il se pourrait qu’elles soient fausses et que l’un des nombreux ennemis que compte Donald Trump ait tenté de lui nuire. Mais le problème de ces rumeurs, c’est qu’elles sont crédibles ! Elles collent tout à fait à la réputation du personnage. Quand bien même ces révélations seraient vraies, ont-elles une importance ? Pas sûr. Du moins, pas toutes. Je ne pense pas que des révélations de comportements moralement condamnables ou scabreux comme une sextape puissent venir remettre en question sa place de président. Elle le conforterait plutôt dans son personnage qu’il campe depuis des années. Sur ce sujet, il a déjà une mauvaise réputation. Par le passé, il a été accusé d’agressions sexuelles. Selon moi, les seules révélations qui l’empêcheraient éventuellement d’exercer son mandat seraient des révélations à partir desquelles Donald Trump pourrait-être poursuivi en justice.

Dans tous les cas, les critiques proférées par Donald Trump à l’encontre des services secrets, notamment le fait qu’il estime qu’il ne peut pas leur faire confiance sont de nature à inquiéter et constituent un problème de sécurité pour les Américains et leurs alliés.

La veille de la conférence de presse du futur président, c’était au futur ex-président, de faire son discours d’adieu à Chicago. Quel message Barack Obama a-t-il voulu adresser aux Américains ? Quel est son héritage ?

On s’attendait à un discours fondé sur l’unité, l’optimisme, l’espoir. Cela a été le cas. Mais Barack Obama a également surpris en exprimant des mises en garde à l’égard de Donald Trump. Dans son discours, le futur ex-président américain exhorte ses citoyens à ne pas baisser les bras et à rester mobilisés (notamment en vue des prochaines élections). Il incite les Américains à défendre les valeurs démocratiques et la lutte contre le racisme. Il demande également aux Américains de ne pas céder aux théories du complot et à la mode des fake news. Je pense que Barack Obama a été l’auteur d’un discours plus fort et engagé qu’il ne l’aurait été si son successeur provenait du camp démocrate ou si un autre candidat républicain l’avait emporté. Il craint aussi sans doute de voir son successeur remettre en question son héritage.

Barack Obama laissera l’image d’un président au style élégant constamment à la recherche du compromis. Il aura cultivé une culture de l’entente avec ses adversaires politiques, et rarement essayé d’imposer une décision par la force. Il aura privilégié les décisions bi-partisanes, même si cela n’a pas été, loin s’en faut, toujours facile. C’est avant tout un juriste, ce qui lui a d’ailleurs valu quelques critiques – Sarah Palin le surnommait ainsi le « professeur de droit ».

Sur le fond, le bilan de Barack Obama est mitigé. Bien qu’elle mérite des améliorations (sur la question du montant des primes, par exemple), on peut tout d’abord considérer sa réforme de santé, l’Obamacare, comme une réussite. Sur le plan économique, Barack Obama aura été le président de la reprise, après la crise de 2008. Une reprise marquée par une croissance à 2% et le quasi-plein-emploi (5% de chômeurs). Cette relance s’est cependant réalisée au prix d’une précarisation des emplois et d’une augmentation des inégalités. Sur ce point Barack Obama, faute de majorité notamment, a échoué à augmenter les impôts des plus aisés, abaissés sous l’ère George W. Bush, ce qui aurait éventuellement permis une meilleure redistribution des richesses. Dans son discours, Barack Obama a exprimé ses regrets sur ce sujet.

Son bilan est également mitigé en politique étrangère. Parmi ses réussites, l’accord sur le nucléaire iranien et l’ouverture des relations diplomatiques et commerciales avec Cuba. Le dossier syrien, la dégradation des relations américano-russes, ainsi que la non-résolution du conflit israélo-palestinien resteront ses échecs les plus marquants à l’international.

Enfin, la signature de l’accord sur le climat, les progrès effectués en faveur des droits de femmes et des homosexuels sont à mettre à son crédit. De manière générale, la déception de certains s’explique par le fait que les espoirs placés en Barack Obama étaient élevés.

Avec Donald Trump, c’est un style radicalement différent de faire de la politique qui s’impose, et un rapport à la démocratie qui ne manquera pas de susciter des questionnements.

Les adieux du président Hollande au corps diplomatique

Thu, 12/01/2017 - 18:14

Dans une allocution de près d’une heure devant le corps diplomatique, M. Hollande est revenu ce jour sur son action diplomatique. Le point avec Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

Note secrète : « Il serait surprenant que Trump n’aille pas au bout de son mandat »

Thu, 12/01/2017 - 11:40

Est-il possible que le nouveau président ne termine pas son mandat, voire ne soit pas intronisé le 20 janvier prochain ?

En réalité, personne n’en sait rien. C’est la première fois qu’un président américain pâtit d’une telle absence de transparence, tant en termes d’éventuels conflits d’intérêts qu’en raison de son manque d’expérience de la vie politique. En outre, Trump ne peut pas s’empêcher d’être imprévisible, il cultive même cette imprévisibilité ! Ce comportement accroît les incertitudes, les doutes et les inquiétudes. Toutefois, sauf preuves incontestables, il serait fort surprenant que Trump n’aille pas jusqu’au bout de son mandat. Et plus encore qu’il ne soit pas intronisé. Il y a de multiples forces politiques et institutionnelles aux Etats-Unis qui veulent respecter le système électoral. Or, personne ne conteste la conformité et la légitimité du processus électoral qui a débouché sur son élection.

L’existence éventuelle d’une sex-tape ou les soupçons de liens entretenus entre Trump et la Russie ne suffiraient pas à déclencher une procédure de destitution ?

Encore une fois, tout cela n’est pas démontré. Une procédure de destitution ou « d’impeachment » est quelque chose de très sérieux qui, institutionnellement, ne peut être mené à la légère. Et seul le Congrès — la Chambre des représentants pour l’instruction, et le Sénat pour le jugement final — a le pouvoir de destituer un président des Etats-Unis. Et il ne peut le faire que dans trois cas très précis : la trahison, la corruption et des crimes et des délits graves. L’affaire de l’éventuelle sex-tape n’entre pas dans ces catégories. Les conflits d’intérêts qu’il pourrait y avoir entre les entreprises de Trump et, par exemple, des puissances étrangères ne sont pas prouvés. Et toute preuve sera très compliquée à apporter tant le groupe Trump, qui n’est pas coté en Bourse, reste opaque.

Et l’enquête diligentée par Barack Obama sur le rôle éventuel de Moscou dans le piratage des mails du Parti démocrate et son influence sur l’élection ?

Même si la preuve d’un tel piratage était apportée, cela remettrait en cause la fiabilité du processus électoral américain mais pas la légitimité institutionnelle de l’élection elle-même.

Trump est donc presque assuré d’aller au bout de son mandat ?

Il faudrait de très fortes preuves et un mouvement politique très soutenu, au sein du Congrès, dans les médias et dans l’opinion publique pour que ce mandat n’aille pas à son terme. Dans quatre ans, Trump pourrait être encore président mais sans qu’on en sache plus en 2022 qu’aujourd’hui sur la réalité des soupçons qui pèsent sur lui. En revanche, ces quatre années pourraient se révéler très compliquées à traverser, pour les Etats-Unis et pour le monde entier. Si l’on ajoute, pour l’Europe, les incertitudes du processus du Brexit pour la Grande-Bretagne, il ne restera plus que le couple franco-allemand qui puisse agir en tant que garant des valeurs du monde occidental.

Propos recueillis pas Jannick Alimi

Coupe du monde à 48 : quelles motivations ?

Wed, 11/01/2017 - 15:47

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS

Perspectives économiques 2017 : une rupture avec la mondialisation ?

Wed, 11/01/2017 - 14:38

Quelles sont les tendances et les perspectives de l’économie mondiale pour cette année 2017 ?

Les perspectives pour 2017 restent incertaines. La croissance mondiale devrait avoisiner les 3%. Elle devrait se maintenir en Asie, se confirmer en Europe, en Amérique latine ou en Russie. Le ralentissement économique de la Chine se poursuit mais avec une croissance à 6 %, cela reste tout de même élevé. La reprise des prix des matières premières en 2016 et du pétrole à la fin de l’année devrait soutenir une certaine reprise en Afrique et au Moyen-Orient, très dépendants de leurs exportations de commodités.

Pour autant, l’existence d’incertitudes de diverses natures pourraient remettre en cause ces perspectives. Ces incertitudes résultent à la fois de tendances lourdes et de long terme et de chocs plus récents. Pour résumé, les tendances lourdes sont liées aux ruptures en cours dans le système économique : remise en cause de la mondialisation et de la libéralisation économique, transition énergétique, mutation de l’économie en général vers de nouveaux modèles (économie collaborative, uberisation…) et de l’économie chinoise en particulier. Elles obligent à repenser nos modèles et notre manière d’analyser mais aussi de vivre l’économie. Or, cela se révèle difficile et conduit à la cohabitation de l’ancien système et des anciens réflexes avec de nouveaux acteurs et de nouvelles règles. Cela crée non seulement des tensions et des incertitudes mais aussi des conflits internes, nationaux ou internationaux, économiques, politiques ou sociaux.

Parallèlement, l’économie mondiale est également confrontée à un certain nombre de chocs comme le Brexit ou l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. De nouveaux chocs politiques en 2017 ne sont pas à exclure… Cela pèse sur la croissance. L’Europe, par exemple, fait face à de telles incertitudes. Un retour à la croissance est certes envisagé mais le doute plane quant aux modalités par lesquelles s’orchestrera le Brexit en 2017. Le doute plane également quant aux élections qui s’annoncent en France ou en Allemagne. Pour ce qui est du Brexit, les négociations aboutiront-elles sur un divorce facile et efficace, satisfaisant toutes les parties ? Toute complication risque d’être un facteur de crise pour l’Europe et son économie.

D’autres chocs peuvent également advenir. Cela pourrait-être une crise économique en Chine qui, encore récemment, a été frappée par une crise des marchés obligataires. Un choc pourrait venir des politiques économiques de certains Etats qui, au fil du temps, deviennent de plus en plus unilatérales. Nous sommes en effet dans une tendance de repli sur soi qui tend à freiner la croissance économique. Enfin, des facteurs plus géopolitiques pourraient réduire la confiance des investisseurs dans certaines régions du monde et, par conséquent, engendrer des externalités négatives sur l’économie mondiale.

Si la situation semble s’améliorer, l’économie mondiale n’est pas exempte de tout risque et de toute incertitude.

La crise de 2008 a-t-elle engendré une rupture avec la mondialisation telle qu’elle est conçue aujourd’hui ainsi qu’une rupture avec notre modèle économique au niveau mondial ?

Je parlerais plutôt de remise en cause de la mondialisation bien qu’il existe aujourd’hui une réelle rupture avec le modèle économique de consommation de masse, d’ultra-financiarisation et de gaspillage systématique.

Pour autant, la remise en cause du système actuel ne date pas de 2008. En 1971 déjà, dans le rapport « Halte à la croissance », les experts expliquaient pourquoi ce modèle de développement n’était pas tenable. En 1987, c’est le rapport Bruntland qui dresse un constat similaire puis les altermondialistes qui font capoter une conférence de l’OMC à Seattle en 1999 et qui donnent naissance aux forums sociaux mondiaux…

Depuis 40 ans, les critiques se multiplient, le modèle est contesté. La crise de 2008 marque cependant un tournant car elle correspond à une prise de conscience de masse et parce qu’elle pousse au plus loin les excès du système, légitimant sa remise en cause auprès d’un large public. Une majorité de personne se questionne alors sur notre modèle et réalise que même s’il crée beaucoup de richesses, il peut aussi détruire par une prise de risque excessive : des individus sont expulsés de chez eux, d’autres se retrouvent au chômage parce que certains ont joué au poker menteur avec leur argent ou leur force de travail. On se rend également compte que le système, malgré toutes les richesses qu’il crée, n’est pas en mesure de les redistribuer de manière juste, que les inégalités se sont creusées insidieusement, mettant certains individus dans des situations d’une précarité extrême quand d’autres ne savent que faire de leur argent… La crise de 2008 symbolise de ce point de vue tous les excès du capitalisme, la matérialisation de la cupidité de certains, payée au prix fort par les plus fragiles et par ceux qui n’avaient pas forcément pris de risques.

La contestation devient alors politique et parfois extrême et dangereuse. Elle est celle du grand public qui se scandalise, partout dans le monde, des phénomènes qui, par le passé, suscitaient presque l’indifférence. C’est par exemple le cas de la corruption. Dans les années 1970, les pots-de-vin étaient déductibles des impôts et considérés comme banals. C’est impensable aujourd’hui ! Les exemples du Brésil et de la Corée du Sud constituent une rupture puisque des soupçons de corruption ont conduit à la chute de leur présidente respective.

En ce sens, la crise de 2008 a vraiment fait bouger les lignes. Aujourd’hui, l’économie mondiale manque encore de règles communes et d’une gouvernance mondiale afin de réguler et de matérialiser cette prise de conscience. Pour l’instant, chaque pays applique ses propres règles, ce qui amplifie également l’impression de repli sur soi. On assiste à une sorte de fragmentation de la mondialisation. Traduit-elle une rupture, un retour en arrière, ou une évolution logique ? Si l’on ne peut pas y répondre aujourd’hui car nous sommes encore face à des tendances, la question mérite d’être posée.

La Réserve fédérale américaine (FED) a décidé en décembre, une hausse du taux directeur américain. Que signifie cette décision ? Par cette mesure, la FED a-t-elle essayé d’anticiper les politiques économiques du futur président américain Donald Trump ?

Officiellement, les mesures prises par la FED ne sont pas présentées comme une conséquence à l’élection de Donald Trump mais une décision logique par rapport à la confirmation, en cette fin d’année 2016, que les résultats économiques de la croissance ou de l’emploi étaient plutôt bons. Cela faisait plusieurs mois que la FED annonçait, puis reportait, l’augmentation des taux. Le report de septembre a surpris nombre d’observateurs, il a été justifié par le fait que l’économie américaine semblait avoir une croissance moins ferme que ce qu’il avait été supposé début 2016.

En effet, avec 4,6% de chômeurs, on peut considérer que les Etats-Unis sont en situation de plein-emploi. Ce chiffre reste cependant discutable tant la précarité est importante aux Etats-Unis pour les employés les moins qualifiés. Certaines personnes ont, certes, accès au marché du travail mais elles doivent cumuler deux voire trois emplois pour joindre les deux bouts. Pour autant, le chômage est très faible.

L’augmentation des taux, le mois dernier, était donc une décision légitime car, en période de plein-emploi, le risque d’inflation est plus fort. Une croissance à 3%, comme c’est le cas aux Etats-Unis, crée des emplois. Mais puisque le pays est en situation de plein-emploi, la main d’œuvre est plus difficile à trouver, d’autant plus lorsque le pays en question ferme ses frontières à l’immigration. Face à une offre d’emploi abondante, les salariés sont en mesure d’obtenir des meilleurs salaires, ce qui est une bonne chose surtout aux Etats-Unis où les inégalités sont criantes. Pour autant, les rigidités à la hausse dans certains secteurs peuvent créer des pénuries de main-d’œuvre donc une offre réduite et entraîner une augmentation des prix.

La FED a conscience du risque d’inflation. Elle a sans doute également réalisé que ce risque a pris de l’ampleur avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration nourrit le projet d’entreprendre des grands travaux comme des constructions d’autoroutes, qui nécessiteront plus de main d’œuvre et augmenteront ainsi le risque inflationniste. D’autre part, ce plan va accroître les dépenses publiques dans un contexte où l’administration Trump prévoit des baisses d’impôts. Avec une baisse des recettes de l’Etat, celui-ci ne sera pas en mesure de financer lui-même le projet. Pour financer les travaux, l’Etat sera, par conséquent, contraint de souscrire à l’emprunt et à s’endetter, alors que les Etats-Unis accusent déjà d’un déficit extérieur lourd.

Par ailleurs, la question est aussi politique. Madame Yellen, l’actuelle présidente de la FED, termine son mandat en 2018 et a peu de chances d’être reconduite. Or, il est probable qu’elle estime que le programme économique de Monsieur Trump est risqué de par l’endettement qu’il va créer, les risques d’inflation qui y sont liés et surtout la dérégulation de la finance qui est annoncée… Soit une situation qui ne va pas sans rappeler, si elle se matérialisait, la situation financière ayant précédé la crise financière aux Etats-Unis. Le resserrement de la politique monétaire pourrait être une tentative pour réduire les marges de manœuvre du nouveau président !

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