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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

Monde arabe : le grand chambardement

Fri, 27/01/2017 - 18:41

Yves Aubin de La Messuzière est diplomate, ancien ambassadeur au Tchad, en Irak, en Tunisie et en Italie. Il répond à nos questions à propos de son ouvrage “Monde arabe, le grand chambardement” (Plon) :

– Quels facteurs expliquent les mouvements de contestation qui secouent les pays arabes depuis 2011 ?
– Seule la révolution tunisienne a abouti sur une transition démocratique… Pourquoi ?
– Vous estimez que le danger au Moyen-Orient ne sera plus incarné par l’Iran mais par l’Arabie Saoudite. Pourquoi ?

« Histoire du petit livre rouge » – 3 questions à Pascale Nivelle

Fri, 27/01/2017 - 11:58

Pascale Nivelle, journaliste, ancienne correspondante de Libération à Pékin (2006-2009), écrit aujourd’hui dans M, le magazine du Monde et Elle. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Histoire du petit livre rouge », aux éditions Tallandier.

Vous expliquez que Le petit livre rouge a pour origine l’angoisse d’une bureaucratie. Pouvez-vous développer ?

Les origines du « petit livre rouge » datent du début des années 1960, lorsque les dirigeants des journaux de Chine ont l’obligation de diffuser à longueur de colonnes la pensée de Mao Zedong, ou Mao Tsé-Toung comme on disait à l’époque. C’est un véritable casse-tête. L’œuvre du Grand Timonier, composée de ses discours, ses entretiens avec différentes personnalités, ses écrits et poèmes depuis une quarantaine d’années, est rassemblée dans quatre tomes épais : « Les Œuvres choisies » du président Mao. En tirer chaque jour des aphorismes ou des extraits compréhensibles pour les masses chinoises, sans s’attirer les foudres du Parti communiste (PCC), est un exploit. C’est pourquoi les gratte-papiers des journaux chinois ont eu l’idée de compiler des formules ou des textes courts, pour en faire des « catalogues ». En 1962, un employé du journal de l’Armée de Libération, en visite chez ses confrères de Tianjin, une ville proche de Pékin, tombe sur un lexique de ce genre. Les « pensées » du président sont classées par thèmes. Elles sont claires et précises. Le visiteur enthousiaste repart avec le « catalogue », qu’il confie à une collègue, avec la mission d’en faire un vrai livre. Elle s’en acquitte vaillamment, et, trois ans plus tard, avec la bénédiction de Mao qui a suivi l’affaire de près, la version quasi définitive du petit livre rouge est prête. Trente-trois chapitres et trois-cents pages : il tient dans la poche et dans la main, et, avec sa couverture en plastique rouge, résiste à toutes les intempéries. Chaque soldat en est équipé et doit l’apprendre par cœur.

On est à la veille de la Grande Révolution culturelle prolétarienne lancée par Mao pour retrouver le pouvoir. Depuis 1959, destitué de son titre de président de la République, il est contesté à l’intérieur du PCC à cause du Grand Bond en avant, sa calamiteuse révolution industrielle soldée par une immense famine. Avec sa femme Jiang Qing, une ancienne actrice de Shanghai, et son ministre des armées Lin Biao, il fomente sa Révolution culturelle, prétexte à des purges massives. Son arme de propagande est l’opuscule rouge, nommé en Chine Les Hautes Instructions ou les Citations du Président Mao Tsé Toung. Il va d’abord fanatiser la jeunesse : les fameux gardes rouges vont en faire leur bible, leur manuel de guerre civile. Mao l’appelait sa « bombe spirituelle ».

Le petit livre rouge a-t-il été le livre le plus vendu au monde ?

Après l’armée et les gardes rouges, chaque Chinois a été équipé du « petit livre », ce qui représente plusieurs centaines de millions d’exemplaires… Puis Mao a voulu exporter sa Révolution culturelle dans le monde entier. Le « petit livre rouge », en différentes éditions, a été traduit en cinquante-deux langues dont l’espéranto, et été exporté dans cent-cinquante pays, sur tous les continents. On peut dire qu’après la Bible des chrétiens, c’est le plus grand best-seller de tous les temps, tiré à deux milliards d’exemplaires selon les chercheurs occidentaux, et cinq milliards selon l’agence officielle Chine Nouvelle !

On peut parler d’un record, surtout au regard de la brièveté de la vie de cet ouvrage : en 1979, trois ans après la mort de Mao, quand son rival du début des années 60, Deng Xiaoping, est arrivé au pouvoir, le « petit livre rouge » fut interdit par une directive du PCC. Ce « poison » a permis la « distorsion de la pensée de Mao » et a causé un « grand tort », en permettant à la Bande des quatre d’exercer « une influence pernicieuse » … Cent millions d’exemplaires ont été détruits. Mais on continue d’en voir beaucoup aujourd’hui en Chine. Entre les exemplaires historiques, dont le prix atteint plusieurs milliers d’euros chez les antiquaires, et les innombrables copies destinées aux touristes, le « petit livre » de Mao est omniprésent. Tout comme son auteur, embaumé dans son mausolée place Tian’anmen et emblème des billets de banque chinois.

Comment expliquer l’engouement, proche de l’hystérie, de tout un groupe d’intellectuels français, en faveur de Mao Tsé-Toung ?

Cela reste un mystère, que les intéressés ont désormais eux-mêmes du mal à expliquer. L’édition française du « petit livre rouge » est arrivée en décembre 1966, par le canal de l’ambassade de Chine à Paris, et a fait un tabac. Dans La Chinoise, Jean-Luc Godard a très bien filmé le fanatisme des étudiants français, pour beaucoup issus de la bourgeoisie, autour cet ouvrage. Pendant quelques années, les maos hexagonaux en ont fait leur bréviaire, leur pensée unique, leur manuel de vie, comme en Chine. Dans tout le quartier latin, à commencer par l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm d’où est parti le mouvement maoïste, on s’est mis à brandir et réciter le « petit livre rouge ». Quand on sait qu’il a été conçu pour des militaires chinois illettrés, cela ne manque pas de sel…

En France, et dans beaucoup d’autres pays, certains ont imité « la campagne des jeunes instruits envoyés à la campagne » en Chine. Si les jeunes Chinois n’avaient d’autre choix, les étudiants maoïstes français, eux, étaient des embrigadés volontaires. Ils se sont enrôlés dans les fermes et les usines, pour exporter la révolution de Mao. Quarante ou cinquante ans après, on peine à comprendre cet aveuglement, compte tenu des atrocités de la Révolution culturelle en Chine. Il faut préciser qu’elles n’étaient pas connues par les intellectuels maoïstes. Beauvoir, Althusser, Barthes, Sollers, Glucksmann, et bien d’autres, ont été fascinés par Mao, qui les invitait généreusement à visiter son paradis de la Révolution. Et tous sont tombés dans le panneau de la propagande. Tous, sauf un : Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, qui a dénoncé la Révolution culturelle dans un livre paru en 1971 : Les Habits neufs du Président Mao. Mis au ban de l’intelligentsia européenne, il dû attendre plus de dix ans avant d’être écouté et reconnu.

Cet engouement aveugle, qui a des racines dans la déception provoquée à gauche par le rapport Khrouchtchev en 1956, reste cependant un grand mystère. Contrairement à la Chine, où il est une relique respectée, plus personne ou presque ne défend le « petit livre rouge » en France. Repentis, silencieux ou carrément passés sur l’autre rive de leurs convictions de jeunesse, les anciens maos ont rangé les Citations du Président Mao Tsé-Toung tout au fond de leurs bibliothèques, quand ils ne l’ont pas jeté.

Syrie : La Turquie, acteur clé des négociations

Fri, 27/01/2017 - 10:58

Quels enseignements tirer de la conférence d’Astana entre la délégation syrienne et celle de l’opposition ?

Indépendamment des faibles résultats obtenus, le fait qu’une réunion entre le régime syrien et une partie des groupes rebelles ait pu se tenir constitue tout d’abord une première victoire. La reprise des quartiers orientaux d’Alep, à la fin du mois de décembre, marquant l’avancée du régime syrien et de ses alliés, a indéniablement créé un électrochoc, notamment dans les rangs des rebelles. Elle a, de ce fait, rendu nécessaire et possible la réunion au sein de la capitale du Kazakhstan.

Les trois parrains des négociations étaient bien sûr présents à Astana : la Russie, la Turquie et dans une apparente moindre mesure, l’Iran, même si sa délégation a été politiquement très active. En ce qui concerne l’opposition, une délégation représentant les principales factions rebelles était présente avec la participation de 13 chefs militaires à l’exception, bien sûr, des groupes qualifiés de terroristes. Ces derniers n’étaient pas conviés à ce début de processus de négociations, auxquelles ils s’opposent en outre par principe.

Cela étant posé, on peut constater que certains groupes rebelles présents à la table des négociations étaient qualifiés de terroristes par Moscou il y a quelques semaines encore. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ce qui indique la volonté de la Russie de parvenir assez rapidement à des avancées.

Si les résultats de ces pourparlers restent ténus, ils ne constituent qu’une première étape avant un deuxième rendez-vous qui se tiendra à Genève le 8 février prochain, dans le cadre de l’ONU cette fois. A Astana, les accords trouvés concernent avant tout la confirmation de la volonté que le cessez-le-feu initié le 30 décembre soit appliqué. Cette décision ne signifie certes pas que tous les combats seront stoppés, mais un processus s’engage. Une deuxième décision importante concerne l’aide humanitaire. Des efforts seront mis en œuvre pour la faire parvenir dans les zones et villes encore assiégées par les forces du régime, la majorité, ou par des groupes rebelles.

Si la mise en place de ces décisions sera compliquée, elle traduit la volonté d’aller de l’avant malgré les nombreux obstacles, d’autant que le cadre de la déclaration commune fait explicitement référence à la résolution 2254 adoptée à l’unanimité du Conseil de sécurité de l’ONU, le 18 décembre 2015.

Certes, elle ne constitue qu’une première étape, et l’une des difficultés réside dans l’interprétation de ce compromis. Pour mémoire, outre la mise en œuvre d’un cessez-le-feu, la résolution prévoit qu’au terme de six mois de pourparlers, le processus doit établir « une gouvernance crédible, inclusive et non-confessionnelle » veillant à la préservation des institutions étatiques et qui aura la tâche de rédiger une nouvelle Constitution. Des élections libres devront ensuite être organisées dans les dix-huit mois sous la supervision de l’ONU.

La Turquie fait partie, avec la Russie et l’Iran, des « parrains » de la négociation. Quel est son rôle dans les pourparlers ? Quels intérêts défend-t-elle ?

La Turquie se trouve dans un partenariat quelque peu asymétrique avec la Russie et l’Iran. Ces deux derniers ont en effet toujours maintenu des positions en faveur du régime syrien. La Turquie, en revanche, a soutenu la rébellion mais a opéré un changement considérable en ne faisant plus du départ de Bachar al-Assad un préalable aux négociations. Ce changement de position lui a permis de se remettre au centre du jeu diplomatique.

Si la Russie, au vu de son long engagement militaire aux côtés de Bachar al-Assad, dispose de meilleurs atouts dans la négociation, pour en initier, contrôler et animer le contenu et l’agenda, la Turquie est néanmoins un acteur indispensable. Les Turcs ont, en effet, d’étroits contacts avec de multiples groupes rebelles présents. Plusieurs d’entre eux se sont réunis, quelques jours avant la conférence d’Astana, à Ankara, avec les services de renseignements turcs. La réunion visait, en quelque sorte, à préparer ce rendez-vous décisif. Désormais, la Turquie raisonne politiquement. Si elle s’est un temps bercée de l’illusion d’une solution militaire à la crise syrienne, ce n’est plus la ligne qu’elle développe depuis le début de l’été 2016.

Les parrains partagent au moins l’idée qu’une solution politique doit être trouvée. Sur ce point, la Turquie est un acteur incontournable : sans son accord, aucune avancée significative ne peut être réalisée sur ce dossier.

La Russie et la Turquie ont longtemps eu des positions antagoniques sur le conflit syrien, l’un soutenant Bachar al-Assad, l’autre la rébellion. Quelles stratégies se cachent derrière ce rapprochement qui a surpris plus d’un observateur ?

La position obstinément défendue par la Turquie durant cinq ans à propos du conflit syrien, a contribué à l’isoler sur la scène internationale. Sa persistance à exiger le départ de Bachar al-Assad comme préalable à toute hypothétique solution politique, lui a fait perdre en crédibilité. Et ce, alors que de nombreux pays qui avaient une position similaire, comme la France, ont progressivement modifié leur approche du dossier. Pour sortir de l’isolement diplomatique, la Turquie a été contrainte de réévaluer ses positions en cessant d’exiger un départ immédiat du président syrien.

En outre, à la frontière turco-syrienne, le groupe séparatiste kurde de Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD), a opéré une avancée significative au cours des derniers mois. Le PYD est une franchise du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et, à l’instar de ce dernier, il est considéré comme une organisation terroriste par Ankara. Or, nous savons que la question kurde reste un paramètre essentiel, voire existentiel, pour la Turquie. Elle considère qu’un accord politique sur le dossier syrien lui permettrait de contrôler la zone kurde de Syrie, et d’éviter son expansion. Les Kurdes de Syrie gèrent en effet, de facto, deux importantes portions du territoire syrien, néanmoins séparées par une zone qui leur échappe encore. Ils aspirent à conquérir cette dernière pour réaliser une jonction entre les deux territoires. Les autorités turques veulent à tout prix les en empêcher car cela signifierait alors qu’une très large partie de sa frontière avec la Syrie passerait sous contrôle d’une entité qu’elle considère comme terroriste.

Enfin, si la Turquie a longtemps manifesté une certaine forme de complaisance à l’égard des djihadistes, on peut considérer qu’elle est désormais engagée dans une lutte implacable contre les groupes affiliés à Daech, levant ainsi toute ambiguïté sur le sujet. Cette évolution lui a permis d’acquérir un rôle important dans les pourparlers.

Pourquoi les Balkans comptent (partie 2)

Thu, 26/01/2017 - 17:54

Après une première partie consacrée aux tensions grandissantes dans la région balkanique sur fond d’activisme russe, cette seconde partie entend prendre de la hauteur en démontrant que l’étude de la région n’est pas seulement importante en elle-même et pour elle-même, mais constitue une grille de lecture académique, politique et historique essentielle pour décrypter les grandes tendances à l’œuvre dans le monde occidental, entre repli identitaire, populisme et tentation autoritaire.

Le grand malentendu des guerres balkaniques réside dans la façon dont elles ont été perçues par le monde politique occidental et l’opinion publique, c’est-à-dire comme un conflit entre peuples barbares arriérés tout droit sortis des aventures de Tintin en Syldavie, qui n’avaient cessé de se massacrer entre eux depuis la nuit des temps. La thèse essentialiste des « haines ancestrales » s’est inscrite dans l’esprit des observateurs et décideurs comme un postulat tellement évident que tous les plans de paix proposés à partir de 1992 consistaient en une séparation territoriale et ethnique des peuples, acceptant ainsi comme allant de soi la rhétorique des leaders nationalistes locaux. Le succès de cette thèse doit beaucoup à la fois au livre de Robert Kaplan « Balkan Ghosts » sorti au début du conflit alors que très peu d’intelligence avait encore été produite, mais aussi aux analyses de Samuel Huntington sur le caractère religieux des guerres yougoslaves. L’un comme l’autre occupent encore aujourd’hui une place centrale dans la façon dont les décideurs comprennent les relations internationales puisque le premier est toujours aussi publié et lu tandis que le second a façonné l’imaginaire intellectuel de très nombreux décideurs actuels, ce qui transpire dans les propos du nouveau président Américain Donald Trump.

C’est ainsi que les conflits en ex-Yougoslavie sont largement représentés dans l’imaginaire occidental, accolés à l’expression éculée de « baril de poudre » pour désigner la région, quand le terme balkanisation revêt lui aussi sa charge péjorative dans le sens d’un émiettement sans fin. Sans doute cette représentation incite-t-elle l’observateur occidental à penser que ce qui s’est produit en Yougoslavie ne peut pas se reproduire ailleurs dans le monde civilisé qu’est l’Occident. Or, cette absence d’altérité ressentie est précisément la raison pour laquelle tout ce que les chercheurs, politistes, historiens, juristes, sociologues, ont pu produire sur l’ex-Yougoslavie depuis une vingtaine d’années est dramatiquement négligé alors que les problématiques traitées sont d’une brûlante actualité.

Cette cécité sur la Yougoslavie, miroir de la cécité de l’écrasante majorité des analystes tant sur le Brexit que sur la victoire de Donald Trump, relève de la même incapacité à saisir les enjeux profonds des bouleversements d’une époque, que ce soit en 1989 ou aujourd’hui. Ces enjeux portent principalement sur la remise en cause de la légitimité du système politique dominant, hier le communisme en Yougoslavie, aujourd’hui la démocratie libérale en Occident qui, sur fond de mondialisation non-régulée et de crise économique et morale, a ouvert la voie à une nouvelle génération de partis populistes et nationalistes.

Souvenons-nous des causes de l’effondrement de la Yougoslavie. D’abord la perte de légitimité d’un système idéologique et politique qui s’effondrait partout à l’Est de l’Europe. Ensuite, une grave crise économique au cours des années 1980 qui a fait tourner des centaines d’usines à vide et absorbé l’épargne de la classe moyenne. Enfin, en réaction, la montée de discours nationalistes et populistes dans chaque république yougoslave de la part d’entrepreneurs politiques. Et ce, en vue de conquérir puis conserver le pouvoir en substituant la logique schmittienne de l’ennemi et la propagande à la démocratie et l’information. Conquérir le pouvoir par le nationalisme et le conserver par la guerre était la stratégie de légitimation des pouvoirs serbe de Milosevic et croate de Tudjman. De fait, les leaders populistes qui conquièrent le pouvoir en faisant appel aux émotions telles que la peur et la haine sont contraints de gouverner en utilisant les mêmes méthodes, ce qui implique de réduire au silence et désigner à la vindicte populaire parfois violente les opposants (élites politiques, intellectuelles et culturelles, société civile) accusés de trahison envers le « vrai peuple ». De ce point de vue, il n’y a vraiment rien de nouveau entre les discours d’un Franjo Tudjman et ceux d’un Nigel Farage, aujourd’hui repris par une partie du parti conservateur. Seul le contexte change.

Souvenons-nous ensuite de ce qu’était la Yougoslavie avant son effondrement. C’était le pays le plus avancé de l’espace communiste en termes économiques et politiques. Sa diplomatie non-alignée en avait fait un acteur majeur de la guerre froide. Le passeport yougoslave était le seul qui permettait de voyager facilement aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. Les Yougoslaves étaient au contact direct de l’Occident, notamment à la frontière avec l’Italie où les marchandises circulaient plus ou moins facilement. Ils consommaient les mêmes produits, écoutaient la même musique, avaient lu aussi bien Hugo que Tolstoï à l’école, et les Occidentaux y allaient déjà en vacances. Sarajevo a même organisé les Jeux Olympiques d’hiver en 1984 ! Les peuples yougoslaves ne sont donc pas des barbares arriérés qui ont passé des siècles à se haïr et se massacrer.

Certes, l’Histoire n’est pas une science exacte où l’on pourrait dupliquer à l’identique une configuration dans un autre espace-temps afin d’observer si les conséquences convergent. Pour autant, la crise économique de 2008 et ses suites en Europe (crise grecque, austérité massive, émigration de jeunes diplômés, sentiment de déclassement des classes moyennes), la crise des migrants depuis 2014, la menace terroriste aigue au sein même de l’Europe, la montée en puissance consécutive des partis populistes, nationalistes et xénophobes dans toute l’Europe et aux Etats-Unis, l’épuisement du projet politique européen, de même que le malaise autour d’un modèle de démocratie représentative et parlementaire qui fabrique son propre rejet par son endogamie et son impuissance, sont autant de facteurs qui expliquent cette sensation de craquement général et de basculement vers un horizon inconnu à mesure que les consultations électorales se traduisent par des victoires d’options et de personnages « hors-système » (Brexit, Trump). Or, ces victoires, quand bien même aucune autre ne viendrait s’ajouter en 2017 après les élections en France, en Allemagne et aux Pays-Bas, ne manqueront pas de redessiner l’Europe et le monde des prochaines années et décennies. Dans cette optique, nous pouvons peut-être regarder l’espace post-yougoslave non plus comme une zone périphérique attardée, mais plutôt comme un modèle possible, parmi d’autres, d’anticipation de ce à quoi aboutirait une crise profonde de la démocratie, ajoutée à une montée des nationalismes en Europe. Il ne s’agit pas de comparer l’ex-Yougoslavie à l’Union européenne en tant que telle, mais de prendre garde contre le risque de dissonance cognitive qui empêcherait d’analyser correctement les faits et les tendances. Vu sous cet angle, la désagrégation guerrière yougoslave ne serait pas une guerre archaïque d’un monde ancien et révolu mais une guerre moderne d’un monde qui vient. La guerre en Yougoslavie n’avait peut-être pas 50 ans de retard, elle avait peut-être juste 30 ans d’avance, d’où l’intérêt de se plonger dans les « Balkan studies ». Au regard de l’Histoire, ni la paix, ni la démocratie ne sont nulle part immortelles.

 

La fin du TPP : un non-événement aux conséquences majeures

Wed, 25/01/2017 - 18:24

Donald Trump l’avait promis pendant sa campagne électorale, il a tenu parole dès son entrée à la Maison-Blanche : il a signé le 23 janvier un document qui met fin à la participation des Etats-Unis au Traité de libre-échange Transpacifique (TPP).
Cette décision met de facto fin au traité, qui avait été mis en place à l’initiative de l’administration Obama et rassemblait douze Etats soit, aux côtés des Etats-Unis, le Canada, le Mexique, le Pérou, le Chili, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, Singapour, la Malaisie, le Vietnam et Brunei. Si le choix de Donald Trump de mettre un terme à un accord dont il a dénoncé le contenu n’est pas en soi un évènement majeur, il donne un avant-goût de ce que sera la politique américaine en Asie-Pacifique, et ouvre une nouvelle ère dans le rapport de force avec la Chine, contre laquelle le TPP avait été pensé. En ce sens, ses conséquences seront majeures, et pas uniquement limitées aux échanges économiques et commerciaux.

Le TPP, un traité limité

Lors de sa signature, qui concluait un long cycle de négociations, le TPP fut présenté comme un accord de libre-échange rassemblant plus de 800 millions de personnes, et pesant autour de 40 % du PIB mondial. Mais derrière ces chiffres à première vue impressionnants se cache la réalité d’un traité à la portée limitée, en particulier sur son volet asiatique. Seuls cinq pays du continent l’ont signé, et le Japon est parmi eux le seul membre du G20. La Corée du Sud, qui a déjà un accord de libre-échange avec les Etats-Unis, n’en fait pas partie, l’Indonésie non plus, et la Chine en fut délibérément exclue, l’objectif du TPP étant précisément de constituer un front face à la montée en puissance de la Chine dans ses aspects économiques et commerciaux à échelle de son continent (et accessoirement du monde). En clair, le TPP était beaucoup plus modeste dans ses leviers que dans ses ambitions, et pouvait même sembler dérisoire en comparaison avec l’intensification des échanges entre la Chine et ses voisins qu’il avait vocation, mais pas les moyens, de contrer.

Côté américain, ce traité était présenté comme un moyen de relancer l’économie. Selon la commission américaine du commerce international (USITC), le TPP aurait permis aux Etats-Unis d’accroître le PIB de 0,15 % d’ici 2032, et de gonfler ses exportations de 1 %. Au-delà du fait que cela reste relativement modeste (si nous parlons bien ici de 40 % du PIB mondial), ces estimations restent discutables, et n’apportent pas nécessairement de plus-value par rapport à la multiplication d’accords bilatéraux, à la manière de celui qui existe avec la Corée du Sud.

Dans son contenu ensuite, l’accord contient 30 chapitres qui portent sur la réduction des droits de douanes, mais aussi la propriété intellectuelle, l’environnement, le droit du travail, l’accès aux marchés publics, ou encore un accord de protection des investissements. Sur ces différents points, on relève de multiples zones d’ombres aux effets incertains sur l’économie et l’emploi aux Etats-Unis justifiant la posture de Donald Trump, mais aussi un grand flou sur la capacité de certains pays signataires de « se mettre au niveau », compte-tenu des immenses déséquilibres économiques et sociaux entre les 12 membres, auxquels s’ajoutent des disparités politiques majeures. Bref, le TPP avait été, avant même sa signature, dénoncé par ses détracteurs comme un accord mal conçu, et difficilement applicable.

Rappelons enfin que ce traité, signé à Auckland fin février 2016, n’est pas encore entré en vigueur, et son annulation confirme un statut de mort-né plutôt qu’un retour en arrière. Pour ces différentes raisons, la décision de Donald Trump n’est pas spectaculaire, car annoncée, et elle ne concerne pas non plus un traité dont il est possible de mesurer la portée.

La Chine en embuscade

La Chine n’a pas tardé à prendre les devants dans cet après-TPP qui se profile, anticipant même le retrait annoncé des Etats-Unis. Ainsi, à l’occasion d’un sommet de l’APEC les 21 et 22 janvier, et quelques jours après ses propos lors du forum de Davos, le président chinois Xi Jinping a invité son pays et ses voisins à mettre en place un partenariat économique régional intégral. Le projet est ambitieux, puisqu’il doit inclure en plus de la Chine, les pays de l’ASEAN, l’Inde et l’Australie. Et il rejette dans le même temps toute participation des Etats-Unis (que l’on imagine difficilement Donald Trump cautionner de toute façon). Cette position de Pékin n’est pas surprenante, d’abord parce que la Chine a toujours perçu, à raison, le TPP comme directement dirigé contre elle, mais aussi parce que les dirigeants ont multiplié les initiatives de leur côté, afin justement de le contrer.

L’annonce de l’administration Trump est donc une victoire pour Pékin, qui voit le terrain se dégager, et on peut aisément imaginer que de nombreux membres du TPP vont se rapprocher de la Chine, avec laquelle ils entretiennent déjà des relations économiques et commerciales très importantes. Des pays comme Singapour, la Malaisie, l’Australie, et même le Vietnam ont ainsi déjà manifesté leur intérêt pour l’initiative de Pékin, tournant ainsi très rapidement le dos au TPP. Et les autres membres de l’ASEAN suivront. Au final, à l’exception du Japon qui se retrouve orphelin du TPP, en dépit des efforts de Shinzo Abe, premier dirigeant étranger étant venu féliciter à New York Donald Trump après son élection, les pays asiatiques ont déjà remplacé les Etats-Unis par la Chine comme partenaire économique et commercial vers lequel ils vont se tourner.

Il convient d’ajouter à ces intentions chinoises les multiples initiatives entreprises depuis quelques années, dont la création de la Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (AIIB) est la plus significative. Là aussi, les pays asiatiques y sont quasiment tous membres (à l’exception du Japon), et les Etats-Unis n’en font pas partie (à l’inverse des principales économies européennes). Si le TPP disparait, l’AIIB va de son côté poursuivre ses activités et même se renforcer, ce qui illustre encore le poids grandissant de la Chine dans son environnement régional, que le TPP n’est jamais parvenu à remettre en question. L’accord mis sur pied par le tandem Obama-Clinton faisait sens en ce qu’il cherchait à contrer l’expansion chinoise, sa disparition laisse la porte grande ouverte à Pékin.
La fin du pivot vers l’Asie

Reste la portée politique de la décision de Donald Trump, qui signe ni plus ni moins l’arrêt de mort de la stratégie du pivot, initiée dès l’arrivée au pouvoir de Barack Obama en 2009 et la tournée d’Hillary Clinton (sa première en tant que Secrétaire d’Etat) en Asie (Japon, Corée du Sud, Chine et Indonésie), et officialisée en 2011. Le TPP fut présenté comme l’une des principales concrétisations de cette stratégie de repositionnement en Asie, aux côtés d’accords stratégiques avec différents pays de la région. Alors en campagne, Donald Trump a violemment condamné la présence militaire au Japon et en Corée du Sud, en accord avec les partenariats stratégiques en vigueur avec ces deux pays, ainsi que le parapluie nucléaire américain dont bénéficient Tokyo et Séoul (dans le cas d’une éventuelle agression nord-coréenne). Trump a même suggéré que ces deux pays prennent en main leur destinée sécuritaire, quitte à se doter de l’arme nucléaire pour faire face aux gesticulations de Pyongyang.

En Asie du Sud-est, la stratégie du pivot a démontré ses limites fin 2016, avec le revirement des Philippines, lorsque Rodrigo Duterte a fait savoir, lors de sa visite officielle à Pékin (20 octobre 2016), qu’il tournerait le dos aux États-Unis, l’allié traditionnel, et qu’il se rapprocherait de la Chine. Certes, la Chine est un voisin encombrant, mais Manille ne peut l’ignorer, d’autant que sa capacité d’investissement (ainsi que l’aide au développement), jamais défaillante, est difficile à refuser. Il a été suivi de quelques jours par le Premier ministre malaisien, Najib Razak, qui a annoncé depuis Pékin, où il était lui-aussi en visite officielle, l’établissement de liens militaires plus étroits avec la Chine. Ces revirements traduisent le peu de crédit que les alliés de Washington placent dans la nouvelle administration Trump et sa politique asiatique. Et c’est la Chine qui en est le principal bénéficiaire.

Reste donc à savoir à quoi ressemblera la relation entre les Etats-Unis et la Chine, étant donné que la « politique asiatique » de Washington est avant tout une politique chinoise.

Pour l’heure, la Chine est plus à la recherche d’un compromis que d’une confrontation, mais un compromis qui se ferait assez nettement à son avantage, traduisant ainsi la position de force dans laquelle l’empire du milieu se trouve en Asie-Pacifique. L’Armée Populaire de Libération (APL) verrait même d’un bon œil une sorte de « Yalta du Pacifique » dans lequel le Pacifique Est serait sous tutelle américaine, et le Pacifique Ouest sous tutelle chinoise, ce qui marquerait le leadership chinois sur la rive asiatique, mais dans le même temps impliquerait de plus grandes rivalités entre les deux pays dans le Pacifique. La stratégie du pivot semblait être une réponse par la négative à ce partage du Pacifique, et était dès lors être perçue à Pékin comme une volonté manifeste de renforcer la rivalité. Et pourtant, la question d’un grand bargain est souvent évoquée dans les cercles stratégiques et académiques américains défendant les thèses réalistes. En mettant fin au TPP, Trump ne fait que relancer l’idée selon laquelle ce grand bargain pourrait rapidement devenir le fondement de la politique étrangère américaine en Asie.

Crise gambienne, fin de partie : vers une transition démocratique sous haute tension

Wed, 25/01/2017 - 12:07

Durant six longues semaines, l’avenir de la Gambie a été suspendu à la décision d’un seul homme : Yayah Jammeh. Après avoir reconnu sa défaite à l’élection présidentielle du 1er décembre 2016 et félicité son adversaire Adama Barrow, cet homme coutumier des volte-face a contesté, moins d’une semaine plus tard, la validité des résultats et demandé l’annulation de l’élection, aux motifs d’irrégularités dans la comptabilisation des votes et l’organisation du scrutin. Durant six semaines, il a successivement mis en échec deux missions de la Cédéao visant à organiser les conditions de son départ, saisi la Cour Suprême de son pays, décrété l’Etat d’urgence tandis que son mandat était officiellement terminé, laissant craindre l’imminence d’une riposte armée mandatée par l’UA et l’ONU. Puis, face aux défections dans son camp et parmi les membres de son armée, il a finalement consenti au départ dans la nuit du 20 au 21 janvier 2017. Direction Conakry puis la Guinée équatoriale.

Mission de la CEDEAO : sauver le soldat Jammeh ?

Volontiers présenté sous les traits d’un excentrique, toujours affublé d’un chapelet et d’un large boubou blanc qui masque un gilet pare-balles, Yayah Jammeh est en réalité un dictateur sanguinaire. Ayant régné sans partage sur la Gambie pendant 22 ans, arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat en 1994, Jammeh a multiplié les infractions aux droits de l’Homme et à la liberté d’expression. Il a muselé la presse d’opposition, procédant à des vagues d’arrestation. La plus notable reste, sans doute, celle de juin 2009 où il fit emprisonner pas moins de neuf journalistes suite à la publication d’un communiqué du Syndicat de la presse gambienne, l’appelant à reconnaître la responsabilité de son gouvernement dans l’assassinat de leur confrère Deyda Hydara en 2004. Il ne s’est guère révélé plus amène à l’égard de ses opposants politiques. Après des manifestations organisées par l’opposition en 2016, il a procédé à des rafles et l’un des leaders de l’UDP (United Democratic Party), Solo Sandeng a été tué en prison dans des conditions qui, à ce jour, restent opaques. Des signaux alertant sur la dérive de son régime ont été nombreux : son isolement, d’une part, sur la scène internationale depuis 2013 tandis qu’il sortait unilatéralement du Commonwealth, et d’autre part, la dénonciation de la répression, de la torture et des exactions commises par son régime à l’endroit de ses concitoyens, dans un rapport intitulé l’Etat de peur publié en 2015 par Human Rights Watch. Bien que peu peuplée (moins de deux millions d’habitants, selon le dernier recensement de 2013), la Gambie est, aujourd’hui, devenue en pourcentage, et au regard de sa superficie, l’un des principaux foyers d’immigration en Afrique.

Malgré son isolement sur le plan international, ses méfaits et sa tentative de nier le verdict des urnes qu’il n’avait vraisemblablement pas anticipé au regard du régime qu’il avait imposé à ses concitoyens, il a réussi à négocier sa feuille de route et imposer son agenda à la Cédéao. Jusqu’au dernier moment, l’incertitude a plané. Il s’est payé le luxe avant de monter dans l’avion présidentiel affrété par Alpha Condé, le président de la République de Guinée, d’être acclamé par quelques-uns de ses partisans. Il s’est encore fendu de la lecture d’un communiqué diffusé sur la chaîne d’information gambienne (la GRTS) dans lequel il se félicitait du respect de la démocratie et que pas une goutte de sang n’ait été versée. S’il y a tout lieu de céder au soulagement suite à ce départ qui ouvre une nouvelle ère pour la Gambie, on peut s’interroger sur la manière de créer les conditions d’une réconciliation, sur la longue durée, tandis que le sang a déjà été versé. Sur ce dossier il n’y aura vraisemblablement aucune poursuite pénale.

La crise gambienne a révélé les difficultés et les hésitations de la Cédéao. La communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest a joué la carte de la prudence, un conflit ouvert étant toujours susceptible de dégénérer, trahissant toutefois en sous-main des enjeux géopolitiques. Les pays anglophones ont certes mené sans succès les deux missions de négociation mais l’envoi d’un contingent nigérian de 200 hommes, d’un navire de guerre et d’un hélicoptère de reconnaissance donnent le ton. Ils feront partie de la reconstruction de la Gambie post-Jammeh. Il n’est pas tout à fait inopportun de constater que la médiation organisée par la Mauritanie (ex membre de la Cédéao) et la Guinée Conakry, deux voisins avec lesquels le Sénégal entretient des relations de voisinage difficiles, a emporté la décision de Jammeh de quitter son pays. Il semble, au vu de ces différents éléments, qu’il y ait eu une volonté de préserver l’intégrité et la souveraineté gambienne, de sorte à ne pas la laisser dans une situation de dépendance vis-à-vis du Sénégal. En effet, les appétences sénégalaises en faveur d’une Sénégambie des peuples sont largement connues.

Malgré des satisfecit au regard de la résolution d’une crise africaine par la communauté interafricaine de nombreux écueils demeurent. Signe que la situation reste fragile, les troupes de la Cédéao (ECOMIG), sous commandement sénégalais, vont quadriller le territoire pour une durée indéterminée. Si les Nigérians, Togolais, Maliens participent à cette opération multilatérale et interafricaine, le gros des contingents reste sénégalais au point que l’on peut lire ici ou là des raccourcis mettant en avant une intervention des troupes sénégalaises. Et il faut dire que l’enjeu pour Dakar est d’importance. Depuis 1989, date de l’échec de la confédération sénégambienne, les autorités dakaroises attendent une opportunité pour créer les conditions d’une intégration entre le Sénégal et la Gambie. La prudence devra toutefois être de mise au risque d’ensemencer un nationalisme gambien anti-sénégalais. Les Gambiens, dans leur ensemble, restent, en effet, marqués par l’épisode confédéral (1981-1989) au cours duquel les militaires sénégalais sont accusés d’avoir commis, en toute impunité, larcins et exactions à l’encontre de leurs concitoyens.

Après six semaines de tensions insoutenables qui ont laissé craindre une escalade de la violence, Jammeh est parti laissant pour tout legs une critique à l’égard de l’ingérence sénégalaise dans les affaires gambiennes, sapant la légitimité de son successeur.

Vers un new deal Sénégalais ?

Au Sénégal, la Gambie est perçue comme « une verrue », un obstacle géographique, économique et militaire qui empêche, au quotidien, toute gestion rationnelle de son territoire Le Sénégal est entravé en son sein. Le lien terrestre le plus court pour rejoindre le Nord ou le Sud du pays suppose la traversée de la Gambie par la route transgambienne. Dans cet écartèlement territorial, le centre politique dakarois se retrouve de facto coupé de la Casamance, au Sud, ce qui a pu y favoriser l’imagination d’une trajectoire dissociée du reste du Sénégal. Enfin, les politiques économiques poursuivies par les autorités des deux pays divergent et opposent assez schématiquement un libéralisme gambien au protectionnisme sénégalais. Cette distorsion fiscale nourrit le jeu de la contrebande privant le Sénégal de ressources légitimes. Dans ces conditions, on comprend que la gestion de la transition démocratique en Gambie est cruciale pour le Sénégal, surtout si elle s’oriente vers une politique de négociation.

Suite au sommet Afrique-France (13-14 janvier 2017) où il a pu s’assurer de l’onction de ses pairs, le nouveau président gambien, Adama Barrow a trouvé refuge au Sénégal, le 15 janvier, où il a été officiellement investi, ce 19 janvier, à l’ambassade de Gambie. Il est raisonnable d’imaginer, vu la configuration, que des pourparlers sur l’après Jammeh aient été engagés avec les autorités sénégalaises. En effet, malgré la proximité entre les deux Etats et leur interdépendance consubstantielle au regard de la répartition de leur territoire, ils entretiennent depuis 50 ans des relations de voisinage difficiles. Le gouvernement sénégalais ne cesse d’y être confronté à la limite de son action : impossibilité de juguler la contrebande en provenance de la Gambie ou de rejoindre le Nord et le Sud. Tandis que pour la Gambie les frontières héritées constituent le point de départ de leur souveraineté. Cette lecture dissymétrique a été le creuset de toutes les tensions et incompréhensions entre les deux pays, et ce bien avant l’arrivée de Yayah Jammeh au pouvoir.

Dès l’époque coloniale, les administrateurs coloniaux français avaient critiqué la création de cette colonie dans la colonie du Sénégal. Entre 1914 et 1918, confrontée à l’hémorragie de jeunes hommes qui avaient rejoint la Gambie pour se soustraire à la brutalité du contingentement français, des propositions d’échanges de territoires avaient sérieusement été envisagées. Depuis les années 60, les autorités dakaroises n’ont eu de cesse de plaider en faveur d’une intégration entre les deux pays au motif d’une ressemblance entre les populations situées de part et d’autre de la frontière Sénégal/Gambie. Peu enclin à souscrire à cette lecture le Premier ministre Dawda Jawara, rejoint dans cette démarche par Senghor sollicitèrent en 1963 l’intervention d’une mission onusienne à titre consultatif. Reconnaissant la continuité socio-culturelle entre les deux pays, elle conclut que la reconnaissance de l’intégrité et de la souveraineté de la Gambie était la condition sine qua none de toute discussion sur une formule juridique de type fédéral ou confédéral (1964, envoi d’une mission onusienne à titre consultatif). Plaidant en vain pour une solution fédérale, les Sénégalais ont dû se satisfaire d’une association sur des secteurs peu régaliens. Depuis, l’histoire entre les deux pays a été jalonnée de crises, et plus particulièrement pendant la période 1969-1974. En 1969, tandis que le président Senghor arrive en visite officielle à Bathurst (ancien nom de Banjul) en vue de négocier une union économique et douanière, des milliers de jeunes craignant que le Sénégal ne leur impose un diktat s’emparèrent de la rue et s’en prirent avec violence aux symboles de la République sénégalaise. En 1971, puis en 1974, des incidents de frontière faillirent virer à l’affrontement. Ils obligèrent les deux pays à trouver des sorties de crise pacifique. La construction d’un pont transgambien apparut comme un symbole de ce réchauffement diplomatique sinon que le président Jawara finit par remettre en question sa faisabilité en 1977, décidant le gouvernement sénégalais à construire la rocade routière permettant de contourner sur son territoire la Gambie. La mesure ne s’est jamais révélée probante dans la mesure où elle augmente le temps de trajet dans des zones, qui plus est, non sécurisées. Ces différents rapports montrent la structuration des rapports de force entre le Sénégal et la Gambie depuis plus de 50 ans.

Si le nouveau président élu, Adama Barrow est un inconnu, son porte-parole Halifah Sallah est engagé sur la scène politique depuis 1985. A l’époque, il le fit pour dénoncer la confédération sénégambienne jugée sous domination sénégalaise au regard de l’attribution des postes dans les instances dirigeantes ; le Sénégal ayant, par exemple, refusé toute rotation dans l’exercice de la présidence. En 1987, Sallah fut l’un des co-fondateurs du journal Foroyya (liberté en mandingue). Une des revendications de ce journal, courroie de relai du Parti de gauche PDOIS, était l’indépendance de la Gambie sous-entendant sa sujétion, sa vassalisation au pouvoir sénégalais, d’où un recours permanent à un vocabulaire historiquement connoté faisant référence au champ lexical de la colonisation de la Gambie par le Sénégal. Aujourd’hui encore, celui qui se présente comme un panafricaniste convaincu plaide en faveur d’une intégration régionale excluant d’avoir pour seul interlocuteur le Sénégal. Le renouveau des relations entre le Sénégal et la Gambie risque donc d’être complexe malgré le fait que la Gambie soit redevable vis-à-vis du Sénégal au regard de son investissement dans la gestion de la crise. Un manque de coopération, pourrait par ailleurs, être assez mal perçu côté dakarois.

Pour finir, le déploiement des troupes sénégalaises en Casamance pourrait se révéler une opportunité pour Dakar de mettre un terme à la rébellion casamançaise qui dure depuis près de 35 ans, et ce d’autant plus que leur allié Yayah Jammeh a été sorti du jeu politique. Des confrontations sont, sans doute, à attendre dans cette zone, au risque de réanimer le conflit casamançais… Par le passé, on a toujours observé une concomitance entre les troubles en Gambie et en Casamance et ce bien que les objectifs poursuivis aient pu différer. La signature du pacte de Kaur entérinant la confédération sénégambienne à la fin de l’année 1981, fut suivie en Casamance par l’organisation, courant 1982, d’une marche populaire conduite par le MFDC, considérée comme l’acte fondateur de la revendication indépendantiste. En 1989, parallèlement à la dissolution des instances de la confédération et du gel des relations entre le Sénégal et la Gambie, le conflit casamançais se radicalisait. Ces différents éléments permettent de conclure que la trajectoire casamançaise doit être analysée en interaction avec la trajectoire gambienne, et ce d’autant plus que Jammeh a largement soutenu la rébellion durant son règne. Nul ne sait combien d’hommes sont encore dans le maquis tandis qu’une stratégie militaire sénégalaise semble clairement se dessiner.

Quels scénarios Sénégal/Gambie ?

Le président Barrow va sans doute bénéficier d’un état de grâce mais le cadre programmatique de son action reste pour l’instant mal connu. Sans doute a-t-il été lui-même surpris de sa victoire, à la mesure du désarçonnement dans les rangs de Jammeh. Il aura pour tâche de retisser les liens avec les organisations internationales détricotés par son prédécesseur. Des aides pour la reconstruction du pays lui seront sans doute allouées. La question principale reste, toutefois, la renégociation des liens avec le Sénégal voisin. Espérons que dans une situation asymétrique et ce tandis que le gouvernement Barow n’a pas été proclamé, il n’y aura pas la tentation de faire resurgir d’emblée des formules juridiques comme la confédération ou la fédération au risque d’ensemencer les germes d’un nationalisme défensif anti-sénégalais, comme cela a pu être le cas par le passé. Des sources de première main confirment que les Gambiens seront opposés à ces différentes propositions.

Une intégration sectorielle sur certains projets-phares pourrait, dans un système gagnant-gagnant, favoriser un premier rapprochement entre les deux pays. La mise en route du chantier du pont transgambien permettrait le désenclavement de la Casamance mais surtout mettrait un terme définitif aux problèmes rencontrés par les populations qui souhaitent gagner selon le Nord ou le Sud du Sénégal et qui, dans les conditions actuelles, pâtissent de longues heures d’attente au niveau des bacs tandis que nombre de ces bacs se révèlent de surcroît défectueux. Ce serait également l’opportunité de mettre un terme à la déforestation de la Casamance et du trafic de bois organisé par la Chine et évacué via la Gambie. La résolution du problème de la contrebande, qui reste la principale source de revenus de la Gambie, risque d’être un dossier éminemment complexe à régler. Il va falloir à chacun d’entre eux beaucoup de patience et d’abnégation avant de ne lever les verrous qui ont empêché jusqu’ici de créer les conditions d’une communauté de destins.

La Gambie, petit pays d’une bande de 10 kilomètres de part et d’autre des deux rives du fleuve sur une longueur de 300 kilomètres, reste un enjeu régional et stratégique. Dans ce contexte, la prudence reste la meilleure des conseillères.

« L’intérêt du parlement britannique est de peser sur les conditions de sortie de l’UE »

Tue, 24/01/2017 - 18:44

Au Royaume-Uni, la cour suprême a rendu sa décision mardi 24 janvier : le gouvernement de Theresa May devra obtenir l’approbation du parlement avant de lancer les négociations de sortie de l’Union européenne. Cette décision était-elle attendue ?

Du point de vue juridique, la décision de la cour suprême n’est pas inattendue. La cour suprême ne fait que confirmer la décision prise en novembre par la Haute Cour de Londres. En revanche, le climat politique, lui, s’est transformé. Nous étions alors dans un moment politique où on avait l’impression que le « hard Brexit » restait évitable, et qu’il subsistait une marge de manœuvre pour négocier un Brexit plus « doux ». Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Theresa May a compris en décembre que les Européens ne transigeraient pas sur les libertés fondamentales de l’UE. En retour, elle a clarifié son approche la semaine passée et opté pour une rupture nette, en arguant du soutien de l’opinion publique. On a aujourd’hui l’impression que le hard Brexit sera difficile à éviter.

Cela vous surprend-il compte tenu des résultats du référendum en faveur du Brexit ?

C’est la façon dont le débat a été posé qui est surprenante. Depuis le référendum, « la voix du peuple » semble être devenue un argument massue pour ne plus accepter le fonctionnement classique des institutions. Le Royaume-Uni est une vieille démocratie parlementaire, au sein de laquelle le législatif, le judiciaire et l’exécutif font leur travail en fonction de leurs prérogatives respectives. Par un processus juridique tout à fait ordinaire, la cour de Londres a décidé que le gouvernement n’avait pas l’autorité de déclencher l’article 50 sans l’aval du parlement. Mais on a l’impression aujourd’hui que la souveraineté populaire se définit exclusivement par la voix du peuple, qui peut tout emporter avec lui. Les journaux britanniques ont ainsi interprété cette décision comme si l’organe juridique du Royaume-Uni s’opposait à la voix du peuple, et on a vu en une des tabloïds les titres suivants : « les juges, ces ennemis du peuple. »

Compte tenu de son pouvoir, le parlement pourrait-il prendre le risque de bloquer le déclenchement de l’article 50 ?

Je ne pense pas que ce soit le problème principal aujourd’hui. L’enjeu majeur, c’est à mon avis le poids que pourra peser le parlement sur les termes de la sortie de l’Union européenne en 2019. À mon avis, il y aura un échange de bons procédés entre le Parlement et le gouvernement. D’un côté, Theresa May a besoin d’un processus rapide au Parlement pour pouvoir respecter son calendrier et activer l’article 50 d’ici à la fin mars, et pour que les négociations au parlement ne s’embourbent pas ; de l’autre, l’intérêt du parlement est de peser sur la négociation des conditions de sortie du Royaume-Uni de l’UE. Et donc, toujours pour le Parlement, d’être consulté sur un maximum de sujets lorsque l’accord de sortie aura été négocié avec l’UE, et ce à échéance 2019. Nous sommes dans une situation politique où il n’est pas dans l’intérêt d’un parti travailliste affaibli et divisé de s’opposer à la « volonté populaire » en bloquant l’activation de l’article 50. Le voudrait-il qu’il n’en aurait de surcroît pas les moyens.

Sur quel sujet, par exemple, le Parlement veut avoir son mot à dire ?

La question fondamentale sera le marché unique. Theresa May ne peut pas demander l’accès au marché unique – elle a compris qu’il était incompatible avec son souhait de contrôler les flux migratoires. Reste qu’une partie des travaillistes et des députés écossais souhaite cet accès. Theresa May a confirmé que le parlement serait consulté sur la sortie. Ainsi il est envisageable qu’il demande un droit de regard sur les conditions de l’accès au marché unique. Ce n’est pas le seul domaine, mais c’est le point le plus sensible.

D’un côté, si Theresa May souhaite comme elle l’a dit dans son discours, mardi 17 janvier, un hard Brexit, elle ne peut pas faire de compromis. Mais d’un autre côté, une partie du parlement, et notamment les Écossais, veut un accès au marché unique. Dans ce rapport de force, on verra qui prendra le dessus car en arrière-plan se joue la question écossaise. L’Écosse a voté à 62 % pour le maintien dans l’UE et elle souhaite avoir accès au marché unique, position incompatible avec celle de Theresa May.

Cela va donc entraver la marge de la première ministre britannique ?

Il est étonnant de voir le temps qu’il a fallu à Theresa May pour se rendre compte que l’UE ne transigerait pas sur ses libertés fondamentales, et qu’en réalité l’accès au marché unique n’était pas compatible avec le contrôle qu’elle souhaitait exercer sur les migrations. Elle s’est heurtée à l’unité des 27 autres pays membres, qui n’ont guère le choix aujourd’hui car l’avènement d’une Europe à la carte signerait l’arrêt de mort de l’UE. Elle pensait pouvoir négocier, enfoncer une brèche pour diviser l’Europe, mais s’est retrouvée isolée au conseil européen de décembre. C’est alors seulement qu’elle s’est résolue au « Hard Brexit ».

Recueilli par Agnès Rotivel

La patrie entre Espagne et Pays basque

Tue, 24/01/2017 - 18:31

Patria, La patrie. 100.000 exemplaires vendus de septembre à décembre 2016. Une adaptation cinématographique en route. La patrie basque, basque d’Espagne, a fait rebondir les ventes en librairie. Elles en avaient bien besoin, plusieurs dizaines de points de vente ayant disparu outre Pyrénées ces dernières années. Paradoxe en ces temps de divorce entre Madrid et sa périphérie catalane, le roman, c’est d’un roman en effet qu’il s’agit, fait un tabac à Barcelone, aussi bien qu’à Madrid et à Bilbao.

« Patria » enfonce le lecteur dans les va et vient d’individus flottants, perdus dans les figures imposées par les donneurs d’ordre politiques. L’épaisseur de vécus en clairs obscurs, la grisaille du quotidien, brouillent le regard que d’un côté et de l’autre on porte sur « les évènements » du Pays-basque, le terrorisme, (ETA), le contre-terrorisme, (les GAL), l’indépendantisme basque, l’Espagne et son unité. « Patria », de façon inattendue, révèle un divorce entre lecteurs-citoyens-électeurs et « responsables » partisans de tous bords.

Depuis la guerre civile, -au moins-, l’Espagne n’en finit pas de coudre, tailler et redécouper, la carte et la charte de son agrégat national. Le Pays-basque pendant des années a joué le rôle de mouton noir, rebelle, violent, inassimilable, en apparence, à toute tentative de compromis avec l’Espagne et Madrid. Les Catalans, abandonnant leur talent négociateur, ont pris le relais depuis un lustre. Le succès inattendu de « Patria », écrit par un auteur basque à cent pour cent, natif de Saint-Sébastien (Donostia), Fernando Aramburu, met le doigt sur une attente restée jusqu’ici cachée. Celle de trouver enfin, après tant de haines, et de peines, un terrain d’entente.

Le poids d’un passé qui a divisé les cœurs et les esprits, le poids des crimes commis au nom de la patrie basque et de l’Espagne une et indivisible, le choc des trains partisans depuis les débuts de la transition démocratique ont fatigué sans doute les volontés les plus radicalisées. La dernière aventure indépendantiste du Parti nationaliste basque, tentative avortée d’organiser un référendum d’autodétermination en 2006, les ultimes attentats d’ETA, soldés par la mort absurde de deux immigrés équatoriens, « la fin de territoires » nationaux en perte de compétences érodées par la mondialisation et l’européisation, ont assoupli les discours souverainistes antagonistes.

Prenant le contrepied de la voie catalane, après avoir observé le cours du monde et celui de l’Europe communautaire, PNV et PSE, – Parti nationaliste basque et Parti socialiste d’Euskadi, noyau historique des forces politiques basques ont posé la question basque en termes institutionnellement solubles dans la Constitution espagnole. Les deux partis, ont décidé de gouverner ensemble, au lendemain du dernier renouvellement du parlement basque, le 24 novembre 2016[1]. Pour élargir l’autonomie reconnue à la Communauté autonome basque par la Loi fondamentale espagnole.

L’échec du Plan Ibarretxe, plan devant conduire le Pays Basque à l’indépendance, porté par le PNV, a forcé le changement stratégique. Exit Ibarretxe et son équipe. Le successeur, Iñigo Urkullu, a détricoté la méthode. Adaptant l’objectif d’autogouvernement qui reste le cap Nord de la boussole nationaliste aux conditions du monde. La revendication indépendantiste, a-t-il expliqué de façon répétée, est une vieillerie héritée du XIXème siècle. L’ETA l’a défendue, mais « ETA, c’était hier »[2]. « Demander (l’indépendance) dans une union européenne de 28 Etats, avec d’autres en attente (..) me parait problématique. La UE est fondée sur l’interdépendance, les souverainetés partagées, je crois que le défi est celui d’imaginer l’insertion d’un Etat construit comme l’espagnol [3]» »Dans un monde globalisé l’indépendance est pratiquement impossible. (..) C’est un concept du XIXème siècle. Notre nationalisme est du XXIème siècle, (..) de souveraineté partagée »[4]. Les temps modernes sont européens et globaux. Les Etats sont déconstruits par le cours des choses. Nul besoin de perdre temps, énergie à défier un château de carte qui s’affaisse sous les coups de butoir de vagues globales et bruxelloises. Le PNV, écartant toute option majoritaire avec Sortu, formation nationaliste radicale, a choisi de gouverner avec les socialistes. Cette alliance, a commenté Inigo Urkullu, en réponse à une question sur l’option indépendantiste, « permet d’avancer vers l’autogouvernement, (..) en accord avec d’autres partis, en respectant les majorités ».[5]

Il suffit a-t-il poursuivi de surfer sur la vague. De saisir les moments de difficulté du pouvoir en place à Madrid, ou des grands partis politiques pour négocier un peu plus de compétences pour Euskadi (le Pays Basque), et ainsi sans recours aux extrêmes, qu’il s’agisse d’un conflit constitutionnel autour de l’autodétermination, ou de la violence, d’arriver progressivement à une sorte de responsabilité partagée. Iñigo Urkullu très logiquement ne manque jamais une occasion de préciser que « le droit à décider » des Basques, tel qu’il l’entend, n’a rien à voir avec celui des partis nationalistes et indépendantistes catalans[6]. Fort de cette allégeance à la Constitution espagnole il en demande le respect par le gouvernement central comme par les autres présidents de régions autonomes. Il a ainsi dans son discours de fin d’année 2016 rappelé à Mariano Rajoy, président du gouvernement espagnol, qu’il est ouvert au dialogue. Et donc qu’il demande au gouvernement de ne plus recourir aux tribunaux pour contester les lois votées par le parlement basque. A l’intention de ses homologues, chefs de régions autonomes, qui exigent une égalité de traitement entre toutes les collectivités territoriales, il rappelle que la Loi fondamentale reconnait dans une disposition additionnelle des droits historiques, au Pays basque[7].

Une enquête[8] publiée en décembre 2016 complète la perception intuitive de l’écrivain Fernando Aramburu. Les Basques sont divisés en multiples sensibilités. 31% voteraient en faveur de l’indépendance. 39% y seraient opposés. Mais les nationalistes représenteraient 46% de l’électorat. Et les non nationalistes 50%. 47% considèrent qu’il existe une nation basque. Et 67% souhaitent la perpétuation avec ou sans changement du système autonome. Conclusion, beaucoup de romans »Patria » achetés, et une cote de popularité exceptionnelle pour le président du gouvernement, le lehendakari Urkullu. Qui « travaille pour plus d’autogouvernement, sans mélanger cela avec l’indépendance, (parce que) dans l’UE l’unilatéralité n’a pas d’avenir [9]».

[1] Date du débat d’investiture. Les élections se sont tenues le 25 septembre 2016
[2] In « El Pais », 5 juin 2011
[3] In « El Pais », 25 janvier 2016
[4] In « El pais », 4 décembre 2016, réponse à Luis R. Aizpeolea
[5] In « El Pais, 4 décembre 2016
[6] Voir, entretien accordé au quotidien « El Pais », 3 octobre 2014
[7] In « El Pais », 2 janvier 2017
[8] Euskobarómetro, sondage sur le sentiment indépendantiste
[9] Déclaration faite le 19 décembre 2016

Succès des Marches des femmes: « Trump risque d’être pris à son propre piège »

Mon, 23/01/2017 - 18:52

Ces manifestations vous ont-elles surprise?

Non, elles ne sont pas surprenantes compte tenu des propos extrêmement choquants tenus par Donald Trump à propos des femmes pendant toute sa campagne, mais aussi du programme très rétrograde et ultra conservateur de son vice-président et de son gouvernement concernant leurs droits, comme la remise en cause de l’avortement ou l’arrêt des subventions au planning familial.
En revanche, l’ampleur de cette mobilisation est surprenante, notamment aux Etats-Unis avec deux millions de manifestants à travers le pays et à l’étranger: 100 000 manifestants à Londres, des milliers à Paris.

Ces mouvements pourraient-ils converger?

Non, je ne pense pas. En réalité, le 21 janvier se situe à la veille de la journée des manifestations anti-avortement qui ont lieu chaque année pour protester contre l’arrêt de 1973 de la Cour suprême sur l’avortement aux Etats-Unis. Et s’il est vrai que dans tous ces pays il y a une tentation de revenir en arrière, comme en France avec François Fillon et sa politique familiale ultra-conservatrice, sa proximité avec Sens commun et la Manif pour tous, ou en Angleterre avec le Brexit, il reste très compliqué de se fédérer au niveau international.
Mais, ce qui est intéressant est que les réseaux sociaux alimentent l’existence d’une communauté qui lutte pour les droits des femmes. Ainsi, ces manifestations construisent une dynamique et envoient un message à tous les gouvernements occidentaux qui dit: « Nous restons vigilants ».

L’élection de Donald Trump peut-elle favoriser une convergence des mouvements féministes américains?

Cette élection bouleverse tout le militantisme aux Etats-Unis. Pour le mouvement féministe, elle est en particulier l’occasion de lever certaines contradictions. Car outre-Atlantique, surtout avec la campagne d’Hillary Clinton, ce mouvement est souvent associé aux femmes blanches issues des classes aisées. Du coup, pour certains, il ne prendrait pas suffisamment en compte les inégalités raciales et sociales.
Une partie du mouvement féministe américain est également vu comme très démodé par la jeunesse: il ne se préoccuperait pas des questions environnementales, internationales et des jeunes justement. Les mobilisations de samedi sont donc l’occasion pour le parti démocrate de se mettre à jour et pour tous les mouvements féministes de se fédérer.

Ces mouvements féministes pourraient-ils se rapprocher d’autres combats aux Etats-Unis?

Oui tout à fait, comme avec Black Lives Matter, ce mouvement de la jeunesse afro-américaine qui combat le racisme envers les Noirs. Cette jeune génération de militants pourrait trouver un terrain d’entente avec les militants féministes.
Ce qui est certain, c’est que les manifestations de samedi ont réuni des citoyens de tous âges, des militants des années 1960 comme des jeunes, de toutes les communautés, blanche, afro-américaine, asio-américaine ou hispanique, et de toutes les classes sociales. Les manifestants ont trouvé un ennemi commun: Donald Trump.
Donc cela peut être une force, notamment pour le parti démocrate s’il réussit à renouveler son logiciel sur les combats féministes. Pour Donald Trump, le risque est qu’il soit pris à son propre piège. Lui qui promet de rompre avec la démocratie indirecte et de donner le pouvoir au peuple pourrait être déstabilisé s’il méprise trop ces mouvements populaires.

Conflit israélo-palestinien : existe-t-il un camp de la paix en Israël ?

Fri, 20/01/2017 - 15:24

Samy Cohen est directeur de recherche émérite au CERI-Sciences Po. Il répond à nos questions à propos de son ouvrage “Israël et ses colombes : Enquête sur le camp de la paix” :
– Vous évoquez dans votre ouvrage l’âge d’or et le déclin des « colombes », ces Israéliens partisans de la paix. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– L’assassinat d’Isaac Rabin constitue-t-il un tournant pour la paix ?
– Vous êtes pessimiste quant aux chances des « colombes » de mobiliser l’opinion. Pourquoi ?
– Qui défend la paix aujourd’hui en Israël ? Vers quel leader se tournent les partisans d’une solution à deux Etats ?

Theresa May : la meilleure défense, c’est l’attaque

Fri, 20/01/2017 - 11:32

Après de longs mois de flou Theresa May apporte une certaine clarté sur son plan de sortie de l’Union européenne (UE). La Grande-Bretagne annonce sa sortie complète des institutions européennes, tant économique que politique et judiciaire. Le ton de l’annonce se voulait offensif pour satisfaire les attentes de sa population.

Depuis quelques mois l’évolution au sein de l’opinion publique britannique a montré que la préoccupation principale n’était plus la liberté de commercer mais la liberté de mouvement des travailleurs au sein de l’UE. Tendance soulignée par Philip Hammond1 lors de son interview du 15 janvier et des récents sondages d’opinion2. Le discours de la première ministre répond à cette préoccupation en annonçant la sortie du Royaume-Uni du marché unique et la récupération de l’exercice de souveraineté sur ses propres frontières.

S’adressant ensuite à ses futurs partenaires de négociation, la cheffe du gouvernement britannique se montre offensive, elle déclare préférer ne pas signer d’accord plutôt qu’un mauvais accord avec l’UE. Insistant sur le formidable potentiel du marché mondial pour l’Angleterre, elle rappelle la ligne politique définie par Churchill en son temps : « Chaque fois que nous devrons choisir entre l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large ». D’autant que les récentes déclarations de Donald Trump vont dans son sens. Dans son discours Mme May rappelle que pour le président-élu, le Royaume-Uni est bien prioritaire dans son agenda commercial.

Une telle stratégie signifie d’important bouleversement dans les débouchés commerciaux britanniques étant donné que l’UE est de loin le premier partenaire du Royaume-Uni, pour les exportations comme pour les importations (au moins 36,5% des exportations et 44% des importations3). La Grande-Bretagne devrait se tourner naturellement vers ses autres principaux partenaires commerciaux : la Chine, les Etats-Unis mais aussi l’Inde puisque Theresa May évoque un réveil du Commonwealth. La part de ces derniers dans les échanges commerciaux britanniques reste toutefois moins importante : 15% des exportations et 9,2% des importations pour les Etats-Unis, 6% des exportations et 10% des importations pour la Chine. En revanche le Royaume-Uni reste un partenaire secondaire pour ces deux pays. L’Inde est aujourd’hui un petit partenaire commercial avec moins de 2% des exportations et des importations. Quelles voies peuvent prendre les relations commerciales entre Royaume-Uni et ces trois pays ?

La mise en place d’accords de libre-échange entre le Royaume-Uni et ces trois pays semble réalisable, mais encore faut-il que les parties soient mutuellement intéressées par les produits qu’ils ont à offrir et dont ils ont besoin. Cela ne semble pas être le cas. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne exportent sensiblement les mêmes produits. De plus, la Grande-Bretagne bénéficie d’un excédent commercial avec les Etats-Unis. Malgré la future bonne relation annoncée, Donald Trump pourrait se révéler un adversaire redoutable s’il repend sa logique de rééquilibrage du commerce américain. La Chine sera un partenaire tout autant redoutable vu la position qu’elle sera amenée à jouer à moyen-long terme dans le monde. A court terme, son industrie d’assemblage continue de demander principalement des composants électroniques et de l’énergie, produits qui ne font pas partie des facilités d’exportations britanniques. L’Inde est le cas le plus intéressant et pourrait offrir des débouchés permettant de prendre le relais d’un ralentissement du commerce avec l’UE. Cependant, il faut garder à l’esprit que l’Inde reste encore aujourd’hui un pays relativement fermé au commerce. Un accord commercial entre ces deux pays n’est envisageable qu’à long terme.

La partie s’annonce donc compliquée pour la Grande-Bretagne. Il apparaît très délicat de trouver un remplaçant à l’UE. Surtout que le commerce représente 56,8% de son PIB. Theresa May affirme qu’une absence d’accord serait préférable à son pays qu’un mauvais accord avec l’UE. Une question s’impose : qu’est-ce que Theresa May considère comme un mauvais accord ?

1 Hammond threatens EU with aggressive tax changes after BrexitThe Guardian (15/01/17)
UK increasingly likely to prefer control over immigration than access to free trade, Orb International (09/01/17)
3 Chiffres cumulés de sept pays principaux : Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Irlande, Pays-Bas. Société Générale : données import/export (sources OMC, Banque Mondiale). HM Revenue and Customs

Brexit : Les intentions de Theresa May

Thu, 19/01/2017 - 10:57

Theresa May a affirmé son souhait que le Royaume-Uni quitte le marché unique pour qu’il puisse librement négocier ses propres accords commerciaux. Quels pourraient être les principaux partenaires des Britanniques par le futur ? Les Etats-Unis de Donald Trump qui lui tendent les bras ?

Lors de son discours, Theresa May a clairement exprimé sa volonté de mener à bien la sortie du Royaume-Uni dans une logique de « reprise en main du destin du pays », ce qui signifie en termes clairs, la volonté de retrouver une plus grande autonomie et souveraineté nationale. Deux aspects sont directement cités dans son discours : la dimension économique et le contrôle des flux migratoire.

Pour ce qui concerne la question du marché unique ou de l’Union douanière, quels objectifs sont visés par les propos de Theresa May ? Très certainement, celui de disposer de plus importantes marges de manœuvre pour négocier des accords commerciaux avec d’autres partenaires. Ce que ne lui permet pas l’Union douanière puisque celle-ci fixe une politique commerciale commune et donc un tarif douanier commun aux Etats affiliés. Pour autant, le gouvernement de Madame May reste divisé sur ces questions. Est-ce que la liberté présente un intérêt plus grand que l’accès au marché européen pour les entreprises britanniques ? C’est une vraie question. Il est probable que cette partie du discours sur la possibilité de refuser même l’Union douanière et de réclamer un accord spécifique ait été influencé par les propositions de Monsieur Trump, ce week-end, de négocier un traité de libre-échange entre les 2 pays. Le Royaume-Uni ayant toujours privilégié ses relations avec les Etats-Unis, cette annonce a probablement rappelé de bons souvenirs…

Néanmoins, le potentiel intérêt, pour le Royame-Uni, d’un accord de libre-échange fait débat. D’un point de vue statistique, c’est sans aucun doute l’accord commercial le plus intéressant pour le pays. En effet, le marché américain constitue la première destination des exportations britanniques, soit près de 15% des exportations totales. La balance commerciale avec les Etats-Unis est excédentaire…

Sur un plan politique et historique, une proximité avec les Etats-Unis donne au Royaume-Uni une impression de puissance. Rappelons que le choix de l’Europe était un second choix pour les Britanniques après la guerre, Winston Churchill ayant préféré négocier une relation spéciale avec les Etats-Unis plutôt qu’une adhésion de son pays à une Europe en reconstruction… Madame May l’a d’ailleurs rappelé récemment dans un échange avec Monsieur Trump.

Pour autant, le Royaume-Uni possède un certain nombre de faiblesses dans une éventuelle négociation : le rapport de force, tout d’abord, est terriblement déséquilibré et le sera probablement encore plus une fois le divorce avec l’UE acté. Deuxièmement, nul doute que si Domald Trump souhaite négocier, c’est probablement avec une idée précise et dans le cadre d’une stratégie politique plus large englobant l’Europe. Son ambition risque de ne pas correspondre aux attentes des Britanniques. Cela risque d’aboutir sur des négociations asymétriques entre une petite et une grande puissance économique et sur la signature d’un accord déséquilibré.

Par ailleurs, Theresa May avait également souligné, juste après sa nomination, l’importance d’entamer des nouveaux partenariats, en particulier avec les pays émergents qui sont certes de « petits » partenaires économiques pour le moment comparés aux pays européens ou aux Etats-Unis, mais dont les opportunités du fait de leur potentiel de développement est important. Pour le Royaume-Uni, la négociation serait probablement plus équilibrée. Il pourrait négocier d’égal à égal avec des pays à fort potentiel.

Theresa May veut un nouvel accord douanier avec l’Union européenne. Pourquoi? A quoi pourrait ressembler ce nouvel accord ?

Sur ce point Theresa May est restée floue. Plusieurs scénarios étaient envisagés. Ils correspondent aux types de relations que l’Union européenne a nouées avec ses voisins. Le plus engageant concerne l’accord avec la Norvège qui participe au marché unique – elle a accepté la triple libre circulation (biens et services, capitaux, hommes)-, mais n’intervient pas dans les décisions. Un accord imposant la libre circulation des personnes tout en privant le Royaume-Uni de droit de regard sur les règles du marché n’intéresse pas Madame May. Elle a donc annoncé vouloir négocier un statut et un accord sur mesure avec l’Union européenne, à l’image de la Suisse dont la relation avec L’UE est régie par un certain nombre d’accords bilatéraux négociés au cas par cas en fonction des intérêts des deux parties. Pour autant, la négociation de ces accords a été longue et difficile… Deux ans n’y suffiront certainement pas, ce qui repose la question du repositionnement de ce pays hors de l’UE, sans alternative européenne à moyen terme. Derrière cette position se cache aussi la volonté de profiter de tous les avantages d’une relation ouverte avec les pays de l’Union européenne, tout en ne contribuant plus à son financement et en étant libre de négocier indépendamment les conditions d’accords commerciaux avec le reste du monde. Cette volonté reste utopique quoi qu’on en dise et constitue certainement le principal point de friction entre le Royaume-Uni et les pays de l’Union européenne.

Pour calmer le jeu, Theresa May s’est montrée apaisante en appelant à des négociations intelligentes, dépourvues de volonté de punir le Royaume-Uni pour avoir décidé de quitter l’Union.

« Pas d’accord serait mieux qu’un mauvais accord pour la Grande-Bretagne ». Que risquent les Britanniques en cas d’absence d’accords commerciaux avec l’Union européenne ? Theresa May brandit la menace de faire du Royaume-Uni post-Brexit un paradis fiscal. La menace est-elle à prendre au sérieux ? Ce scénario pénaliserait-il l’UE ?

Par ces propos, Theresa May a affiché la volonté de fermeté du Royaume-Uni qui ne souhaite pas une confrontation avec l’Union européenne, mais qui ne se laissera pas faire. Cette fermeté visait aussi à rassurer les marchés. Ils ont réagi de manière positive à son discours puisque la Livre s’est appréciée. Pour les citoyens britanniques pro-brexit, la maîtrise du flux migratoire et la fin des « cotisations » européennes sont les principaux enjeux. Dans les négociations, leurs dirigeants privilégieront l’intérêt économique du pays et celui des entreprises. Les acteurs de la finance font d’ores et déjà du lobbying pour obtenir des délais, préserver leur passeport etc. Theresa May ne va pas tout accepter, il en va de l’avenir du pays car le Brexit constitue d’abord un risque pour le Royaume-Uni, même si, bien négocié, il pourrait ouvrir des opportunités nouvelles. Dans ce contexte et pour garder sa liberté d’aller chercher ces opportunités, elle est prête à renoncer à un accord douanier qui l’empêcherait de négocier avec d’autres pays.

Pour autant, en l’absence d’accord, les Britanniques risquent d’être traités comme n’importe quel partenaire commercial de l’Union européenne. Leurs entreprises en seraient pénalisées. Face à ce risque et pour faire pression sur les Européens, Theresa May, menace de faire de la Grande-Bretagne un paradis fiscal, c’est osé ! Il est clair que ces propos visent à rassurer sur la volonté politique de Madame May à défendre les intérêts britanniques par tous les moyens, y compris ceux les plus discutables. A l’issue de ce discours, beaucoup d’analyste ont, à juste titre, comparé Madame May à Margaret Thatcher.

L’objet de son discours était aussi de rassurer les entreprises britanniques. Elle n’hésitera pas à offrir une compensation, par des allègements fiscaux, en contrepartie d’un accès plus difficile au marché européen. Par ces propos, elle fait d’ailleurs écho à Donald Trump qui a affiché sa volonté d’alléger les impôts aux Etats-Unis. Nous dirigeons-nous vers un monde sans impôts ?

De manière plus prosaïque, l’absence d’accord ne pénaliserait toutefois pas uniquement le Royaume-Uni. Les pays européens sont des partenaires commerciaux importants du Royaume-Uni et les entreprises y perdraient inévitablement des marchés. La France par exemple dégage un excédent commercial avec ce pays. Qui plus est, la mise en place d’une fiscalité faible contribuerait à empirer la situation, tout comme la signature d’un accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis qui marginaliserait les pays européens comme partenaires commerciaux du Royaume-Uni.

L’anticipation du discours de Theresa May avait fait chuter la livre sterling à son plus bas niveau en octobre. La devise est pourtant repartie à la hausse après l’intervention de la Première ministre. Pourquoi ?

Depuis le référendum, les marchés étaient inquiets en raison de l’incertitude qui planait autour des modalités du Brexit. En annonçant une sortie dans deux ans, Theresa May a permis de lever ces incertitudes. D’autres doutes existaient également sur la position du Royaume-Uni. On observait une certaine cacophonie parmi les ministres britanniques quant à l’attitude à adopter pour sortir de l’Union européenne. L’indécision de Madame May qui n’avait encore donné aucune information sur les modalités du Brexit, hormis la date du mois de mars, était également source d’inquiétudes pour les marchés. De plus, lors du référendum, sans réellement faire campagne, elle s’était plutôt positionnée pour le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Serait-elle donc capable de mener le pays vers la sortie ? Son discours a donc permis d’apaiser en affichant de la détermination tout en exprimer une volonté d’éviter les conflits : il préservera, en priorité, les intérêts nationaux durant les négociations. Sa fermeté constitue un élément rassurant pour le monde de la finance. Les marchés savent à quoi s’en tenir.

Quelle géopolitique des bourses de matières premières ?

Wed, 18/01/2017 - 15:54

Vendredi 30 décembre 2016 a marqué la fin d’une époque : le New-York Mercantile Exchange –NYMEX[1]-, principale bourse pétrolière mondiale, a définitivement basculé vers le tout électronique en fermant la criée (Trading Floor) pour ses transactions pétrolières (contrats financiers et options). Cette dernière rassemblait, depuis sa création en 1872, les différents acteurs du marché -les traders et les brokers- en un même lieu sur l’une des places financières pétrolières les plus actives après celle de l’Intercontinental Exchange[2] située à Londres. Pour mémoire, les principales transactions s’effectuaient à la criée sur la Bourse de Paris jusqu’à l’informatisation du système en 1987 et la mise en place du système CAC (cotation assistée en continu). La fin de la corbeille parisienne avait annoncé la révolution de l’informatisation des systèmes de cotations boursières et le développement massif des transactions financières. Les marchés financiers du pétrole ont ainsi tourné la page des transactions en face-à-face, (ou à la main dans le jargon des traders), un mouvement qui, selon le Wall Street Journal, ne fait que confirmer une dynamique de baisse ininterrompue des échanges entre acteurs à la criée depuis le milieu des années 2000. Le dernier compartiment négocié à la criée -les options- disparait donc, après celui des contrats futures sur le pétrole en juillet 2015. En réalité ces décisions ne font que refléter une réalité. Début 2015, les contrats futures à la criée ne représentaient qu’environ 1 % du volume global des contrats[3] et en décembre 2016, les transactions à la criée sur les marchés d’options pétrolières ne représentaient plus que 0,3 % des transactions globales contre plus de 95 % en 2008[4] !

 

Figure 1 : Transactions non électroniques au NYMEX (options pétrolières) en % du total des transactions

Le marché à la criée : à l’origine des bourses de matières premières

Durant le 19ème et le 20ème siècle, la volatilité des prix n’était pas absente des marchés de matières premières et sur les marchés de matières premières agricoles, elle était même plutôt commune. Ainsi, il n’y a rien d’étonnant à ce que la première Bourse créée aux Etats-Unis, en 1848, le Chicago Board of Trade (CBOT), se soit spécialisée sur les marchés agricoles et alimentaires (blé, maïs, etc.) largement dépendants de la variable climatique, morcelés en matière de production et donc soumis in fine à une grande variabilité de l’offre. Fruit de la volonté de quelques hommes de rassembler les différents acteurs (producteurs, consommateurs et traders) au sein d’un même lieu d’échanges, les Bourses de matières premières se sont développées. L’histoire du Chicago Mercantile Exchange (CME) est à cet égard passionnante, la Bourse ayant été créée par quelques hommes passant une annonce dans un journal local pour attirer des personnes intéressées par l’organisation d’une bourse de commerce !

Dans de nombreux cas, les Bourses de commerce recèlent dans leur nom d’origine leur proximité avec le monde agricole : le Chicago Mercantile Exchange (CME), fondé en 1898 sous le nom de Chicago Butter and Egg Board ; le NYMEX créé par des laitiers de Manhattan s’appelait à l’époque de sa création le Butter and Cheese Exchange of New-York avant de se spécialiser dans la pomme de terre de Boston dans les années 1960 et l’énergie à la fin des années 1970, ou encore le New-York Board of Trade (NYBOT) composé du New-York Cotton Exchange (NYCE, 1870) et du Coffee Sugar and Cocoa Exchange (CSCE, 1882). Si les Etats-Unis revendiquent la naissance des Bourses de matières premières sur leur territoire durant la première moitié du 19ème siècle (CBOT, 1848), un récit relayé par la majorité des livres de trading, l’histoire nous apprend que la naissance du CBOT avait été précédée, dès 1697, par celle de la place boursière de Dojima au Japon, sur l’île d’Osaka durant la période Edo. Dès le 17ème siècle, cette Bourse de commerce organise la collecte des informations (prix, qualité) et innove dans la mise en place d’instruments modernes de gestion du risque (invention du contrat financier standardisé) pour le commerce et le stockage du riz. Cette denrée alimentaire est essentielle dans le Japon du 17ème siècle à la fois pour la sécurité alimentaire mais également pour le pouvoir des Shoguns qui le collectent sous la forme d’impôt. Pour lutter contre la très forte cyclicité du prix du riz, récolté à cette époque une seule fois l’an, la place de Dojima inventa les outils et la logistique de gestion du risque de prix sur les marchés de matières premières. Un lieu d’échange, une criée, a ainsi été créé pour permettre aux acteurs de réaliser leurs transactions d’achats ou de ventes de riz. Pour pallier aux difficultés d’écoute et au brouhaha des transactions, on y inventa le langage des signes du trading (Hand-signals) qui fit la gloire de la filmographie américaine sur le sujet. Enfin, Dojima innova dans des métiers secondaires comme ceux de Water-Men, individus dont la fonction se résumait à arroser les acteurs qui continuaient à négocier après la fin de la séance journalière ! Ce système imaginatif ne fut malheureusement pas conservé, Dojima et les autres Bourses de matières premières lui préférant l’utilisation de pétards, de Gongs chinois ou d’une cloche comme à Wall Street pour signifier le début et la fin de chaque séance.

A l’heure actuelle, les criées ont quasiment disparu ou ne traitent qu’une infime partie des transactions journalières. Ne subsistent dès lors au sein des Bourses que des contrats financiers ayant pour sous-jacents des matières premières. Cette dynamique avait fait dire à Schiller, Prix Nobel d’économie en 2013 que « le seul café disponible au CBOT était celui de la machine à café ».

Le pétrole : un marché financier en expansion depuis le milieu des années 1970

Paradoxalement, alors que le pétrole est l’une des matières premières les plus échangées (en volume et en valeur), l’intérêt pour les contrats énergétiques est venu tardivement sur les bourses de matières premières. Les rapports commerciaux observés jusqu’au premier choc pétrolier de 1973 expliquent largement ce paradoxe. En effet, dominée par des compagnies internationales intégrées (les 7 sœurs) jusqu’à la fin des années 1960 et régie par des contrats pluriannuels, la filière n’offrait pas le facteur attractif pour les acteurs des bourses de matières premières, à savoir une forte volatilité des prix. Les chocs pétroliers successifs de 1973 et de 1979 vont ainsi marquer une nouvelle ère pour les différents acteurs de l’économie mondiale avec l’introduction et la généralisation de l’instabilité et de la volatilité sur les marchés énergétiques.

En 1971, le New-York Cotton Exchange a été la première Bourse de commerce à s’intéresser aux contrats à terme pour les matières premières énergétiques, avec le lancement d’un contrat sur le propane liquide. Cette tentative a été un échec en raison d’un volume de transactions limité, tout comme celle du New-York Mercantile Exchange (NYMEX), en octobre 1974, avec des contrats sur le fuel domestique et sur le fuel industriel. Peu développés avec un nombre trop faible d’acheteurs et de vendeurs, les marchés financiers n’offraient pas de garanties d’une gestion optimale du risque de prix à cette époque. La dynamique a toutefois été reprise par le NYMEX en 1978 avec le lancement simultané d’un contrat sur le fuel domestique et sur le fuel industriel et, au début des années 1980, avec le lancement d’un contrat sur l’essence (1981) et d’un contrat sur le pétrole brut (1983). Faute de transactions suffisantes (liquidité), le contrat sur le fuel industriel disparut rapidement, les autres connurent un essor à partir de 1981 suite à la dérèglementation des prix de l’énergie mis en place par l’administration Reagan et grâce à la libéralisation progressive des marchés financiers au début des années 1980.

 

Figure 2 : Volume de transactions mensuel moyen du principal contrat pétrolier au NYMEX

La place de Londres créa de son côté l’International Petroleum Exchange (IPE) en 1980 et lança son premier contrat sur le fuel en 1981. Les succès parallèles du NYMEX et de l’IPE au début des années 1980 engendrèrent la demande de nouvelles autorisations d’ouverture de marchés auprès de la Commodities Futures Trading Commission (CFTC). Le Chicago Board of Trade (CBOT), en 1981, puis le Chicago Mercantile Exchange (CME), en 1982, lancèrent leurs propres contrats pétroliers.

Dans un contexte généralisé de dérèglementation, le Big Bang financier des années 1980 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni a également révolutionné le fonctionnement des marchés. Les Bourses de matières premières vont importer tous les outils de la finance moderne (options, swap, produits dérivés…) pour permettre aux acteurs de gérer au mieux leur risque prix. Et comparativement aux décennies précédentes, les marchés de matières premières vont enregistrer une hausse marquée de leur volatilité dans le contexte de financiarisation des marchés, un mouvement qui s’accentuera sur la période 2000-2010 (Tableau 1).

 

Tableau 1 : Evolution de la volatilité supra-annuelle des prix des matières premières (en %)

Source : FMI, Calculs de la Banque de France
Note : La volatilité supra-annuelle est calculée comme l’écart-type des taux de croissance annuels des prix calculé par sous-périodes de 5 ans.

Dérèglementation, fusion et ère de l’électronique révolutionnent les marchés dans les années 2000

Les Bourses de matières premières ont connu de nouvelles dynamiques durant les années 2000, ces dernières transformant progressivement leur fonctionnement. D’une part, elles ont enregistré un mouvement marqué de consolidation. Ainsi, le Chicago Mercantile Exchange (CME) a racheté le CBOT en 2007, le NYMEX en 2008 et le Kansas City Board of Trade (KCBT) en 2012 ; l’ICE de son côté a consolidé ses activités en rachetant le NYBOT et le Winnipeg Commodity Exchange en 2007 et l’European Climate Exchange (ECX) en 2010 et le NYSE Euronext en 2013. Face à ces deux géants, la résistance s’organise et les contrepoids sont essentiellement asiatiques ! Les transactions sur les marchés de matières premières ont ainsi explosé sur les années récentes en Chine, en Inde, en Corée et à Singapour, mais également en Russie. D’autre part, les Bourses de matières premières ont enregistré un large mouvement de diversification. Les Bourses les plus importantes comme le CME ou l’ICE interviennent désormais sur l’ensemble des compartiments de marchés de matières premières, mais également sur les marchés d’actions et de dérivés climatiques. En l’espace de quelques années, elles sont devenues de véritables marchés financiers intégrés portés comme toutes les autres entreprises par une concurrence exacerbée.

En parallèle, ces marchés ont enregistré un large mouvement de dérèglementation que la crise de 2007-2008 n’a pas inversé. Aux Etats-Unis, le Président Clinton a signé le 21 décembre 2001, soit quelques jours avant son départ de la présidence américaine, le Commodity Futures Modernisation Act (CFMA) qui a profondément transformé le paysage des marchés dérivés de matières premières aux États-Unis. Le CFMA a permis d’introduire une plus grande flexibilité pour que de nouveaux acteurs financiers puissent opérer sur les marchés financiers du pétrole et des matières premières et un allègement des contraintes, notamment sur les limites de positions détenues par les acteurs.

Ces changements législatifs ou de supervision ont entrainé trois évolutions majeures dans la physionomie des marchés : une hausse marquée des volumes de transactions sur les marchés dérivés du pétrole[5], une concentration de la liquidité sur les échéances les plus courtes des contrats pétroliers et enfin l’augmentation de la part des acteurs non-commerciaux et de la spéculation dans les transactions globales[6].

Les Bourses de matières premières ont également enregistré une double évolution liée à l’informatisation des systèmes. Si la dynamique des transactions électroniques a débuté en 1971 avec le début de l’informatisation du NASDAQ, la période actuelle est clairement celle de la fin d’une époque avec la fermeture des dernières criées et seuls certains pans d’activités (Soja, Maïs, etc.) ou de marchés financiers (S&P 500) voient encore s’affronter tous les jours acheteurs et vendeurs, traders et brokers sur les parquets des places boursières. En outre, ce mouvement s’accompagne d’une accélération du trading haute fréquence (High Frequency Trading-HFT) à base d’algorithme traitant des milliers de transactions en quelques microsecondes. Sur le seul CAC 40, l’Autorité des marchés financiers (AMF) estime que près de 50 % des ordres sont réalisés par le HFT et aux Etats-Unis, ce chiffre atteindrait près de 70 %[7] ! L’impact de cette nouvelle forme de trading a déjà fait disparaitre un certain nombre d’acteurs des salles de marchés après les différents flashcrash observés depuis 2008, la réglementation du NYMEX a terminé le travail de virtualisation des marchés.

Difficile d’anticiper les conséquences de cette dynamique sur la transparence de l’information entre tous les acteurs, la manipulation des cours ou la spéculation. La criée et le parquet étaient des lieux d’échanges d’informations dans un milieu certes restreint d’acteurs, mais ils illustraient parfaitement le concept de marché. Avec la combinaison de l’informatisation des systèmes et la généralisation du HFT, les traders ne risquent-ils pas de devenir de plus en plus spectateurs des évolutions de marchés ?

Il était déjà difficile d’expliquer à des étudiants qu’une transaction physique de vente de riz entre l’Inde et le Nigéria nécessite de passer par un département de trading d’une entreprise basée à Genève, les évolutions actuelles risquent de ne pas faciliter la tâche. En paraphrasant Schiller, on pourra dire désormais que dans les Bourses de matières premières, il n’y a presque plus de matières premières mais il n’y a presque plus de traders non plus !

[1] http://www.cmegroup.com/company/nymex.html
[2] https://www.theice.com/energy
[3] http://investor.cmegroup.com/investor-relations/releasedetail.cfm?ReleaseID=894826
[4] http://www.wsj.com/articles/nymex-trading-pits-shut-down-marking-end-of-an-era-1483030301
[5] Selon Medlock et Jaffe (2009), durant les années 1990, on pouvait observer un volume de contrats actifs au NYMEX équivalent à 150 millions de barils jour, soit plus de deux fois la demande mondiale de pétrole à cette période. Sur les années récentes, ce chiffre a atteint un facteur 7, avec un volume de contrats (1 contrat = 1 000 barils) représentant 600 millions de barils jour
[6] E.Hache, F. Lantz, Analyse économique et modélisation de la spéculation sur les marchés pétroliers, http://www.wec-france.org/DocumentsPDF/RECHERCHE/66_Rapportfinal.pdf
[7] http://www.amf-france.org / Risques et Tendances N°16 : Cartographie 2015 des risques et tendances sur les marchés financiers et pour l’épargne

Turquie, réforme constitutionnelle : vers un régime autoritaire et personnalisé ?

Wed, 18/01/2017 - 12:02

Le Parlement turc doit se prononcer à partir de mercredi 18 janvier, en seconde lecture sur une nouvelle Constitution qui supprime notamment le poste de Premier ministre. Quelles étapes manquent à l’adoption de la réforme ? Vers quel type de régime s’oriente la Turquie ?

L’enjeu du vote du 15 janvier était d’atteindre la majorité des trois cinquièmes pour les partisans de cette réforme. C’est chose, faite. En cas de nouvelle approbation du texte par les trois cinquièmes du Parlement en seconde lecture ce mercredi, une procédure référendaire sera lancée afin de valider le projet de réforme constitutionnelle et ses dix-huit nouveaux articles.

Cela fait plusieurs années que Recep Tayyip Erdoğan souhaite cette réforme. Il arrive aujourd’hui à ses fins. Cette perspective de constitution présidentialiste a pourtant été l’objet d’une vive contestation par le passé. Les partis d’opposition craignaient, à juste titre, que la nouvelle constitution ne soit faite sur mesure pour servir les intérêts de Recep Tayyip Erdoğan et qu’elle aggrave la nature autoritaire et personnalisée de l’exercice du pouvoir en Turquie.

Si le Parti de la justice et du développement (AKP) a obtenu la majorité des trois cinquièmes hier, c’est en faveur d’une alliance avec le parti de la droite radicale, le Parti d’action nationaliste (MHP). On peut supposer que le MHP a obtenu, en échange de ses voix, des concessions sur la question kurde de la part de M. Erdoğan. Le MHP est en effet violemment anti-kurde et opposé à toute perspective d’élargissement de leurs droits politiques et culturels. Le MHP s’oppose également à toute solution politique à ce défi central que doit affronter la Turquie.

En cas d’adoption du projet de réforme constitutionnelle, le président verra ses pouvoirs augmenter de manière considérable. Le poste de Premier ministre serait notamment supprimé. Décision historique, ce système de primature existant depuis la création de la République de Turquie en 1923.

En outre, un ou plusieurs postes de vice-présidents seraient créés. Ils seraient évidemment subordonnés au président Erdoğan qui les nommerait en dehors de tout contrôle parlementaire. Le président aurait également la prérogative de nommer et révoquer les ministres. Avec ce projet, on peut également craindre que l’exécutif exerce une influence de plus en plus significative sur la justice. Le président – et le Parlement, il est vrai – choisiront ensemble quatre membres du Haut conseil des juges et procureurs chargés de nommer et de destituer le personnel du système judiciaire. Le Parlement en nommant pour sa part sept autres.

Enfin, le projet de constitution prévoit des élections législatives et présidentielles simultanées tous les cinq ans. Considérant que les prochaines élections doivent se tenir en 2019, la nouvelle constitution offrirait à Recep Tayyip Erdoğan la possibilité de se présenter encore deux fois. En cas de succès électoral, il exercerait le pouvoir jusqu’en 2029. Si l’on se tient à ce schéma, la page Erdoğan est loin d’être tournée…

Comment expliquer l’impuissance de l’opposition? Selon-vous, Recep Tayyip Erdoğan bénéficie-t-il également du soutien de la population qui devra approuver la réforme par référendum ?

L’alliance MHP-AKP rend mathématiquement minoritaires les deux partis d’opposition, le kurdiste Parti démocratique des peuples (HDP) et le kémaliste du Parti républicain du peuple (CHP) au sein du Parlement. Ils ne peuvent par conséquent empêcher l’approbation du projet de constitution en deuxième lecture. De plus, la purge en cours a contribué à affaiblir le poids du HDP au Parlement puisque dix de ses parlementaires sont actuellement incarcérés.

Si la procédure parvient à son terme, c’est-à-dire au référendum, ce seront aux citoyens de se prononcer sur le projet de constitution et il est aujourd’hui impossible de prédire l’issue du scrutin.

Un regard superficiel sur la vie politique en Turquie laisserait à penser que le référendum sera une formalité pour Recep Tayyip Erdoğan. Il domine en effet la scène politique et la répression des voix discordantes s’est accrue, notamment au prix des purges massives opérées au moins depuis le 15 juillet dernier. D’ailleurs, je pense que le choix d’organiser le vote du projet de réforme le 15 janvier n’est pas anodin (6 mois jour pour jour après la tentative de coup d’Etat). Mais derrière cette « toute puissance » d’Erdoğan, mon regard est nuancé. Selon moi, M. Erdoğan est une sorte de colosse aux pieds d’argile et son électorat pourrait, à l’avenir, s’effriter au gré des difficultés économiques qui traversent la Turquie ces dernières années et qui s’amplifient ces dernières semaines.

Depuis 2002, Recep Tayyip Erdoğan a été en mesure de remporter tous les scrutins en s’appuyant sur de très bons résultats sur le plan économique. Aujourd’hui, la conjoncture est différente et on peut imaginer que, mécaniquement, une partie de cet électorat se détourne de l’AKP. Ce recours référendaire n’est donc pas gagné d’avance. Il se pourrait que la toute-puissance d’Erdoğan ne soit qu’une puissance de façade et que la conjoncture économique actuelle l’empêche d’obtenir les 51% nécessaires à l’adoption de son projet.

Ce qui est sûr c’est que d’importants moyens seront mis en œuvre par la machine électorale que représente l’AKP. Ses militants feront du porte-à-porte, se mobiliseront intensivement tandis qu’Erdoğan multipliera ses interventions pour influencer les électeurs. En face, l’opposition est affaiblie. Notamment les kémalistes et les kurdistes trop affaiblis aujourd’hui pour mobiliser et s’imposer dans le débat. Dans tous les cas, les jeux ne sont pas faits. Une marge d’incertitude subsiste.

La Turquie est de plus en plus sujette aux attaques terroristes, alors que l’auteur de l’attentat du Nouvel an de la discothèque Reina n’a été arrêté que le 16 janvier, soit deux semaines après. Est-ce un aveu de faiblesse de la part des services de sécurité turcs ?

Nous nous devons tout d’abord d’apporter notre solidarité envers les Turcs qui font face à une vague d’attentats de plus en plus fréquents ces derniers mois. Ces attaques sont revendiquées soit par des groupes affiliés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) soit par l’Etat islamique. Néanmoins, la politique de polarisation et de radicalisation de M. Erdoğan n’est pas étrangère à la multiplication des attentats.

Face à la répétition des attaques, les autorités turques sont en mesure d’en déjouer un certain nombre, ce qui a été le cas, mais elles ne peuvent empêcher toutes les tentatives d’aboutir. Face à des groupes qui disposent de moyens logistiques conséquents, il n’existe pas de parade infaillible, la France en sait quelque chose…

Mais au moment où la Turquie a besoin d’un appareil d’Etat efficient, celui-ci s’est considérablement affaibli. C’est une conséquence des purges massives qui ont touché la police, les services de renseignement, l’institution militaire et la magistrature. Dans une situation de chaos régional et de tensions internes en Turquie, notamment à cause des affrontements entre l’armée et les séparatistes kurdes, le pays a plus que jamais besoin d’un appareil d’Etat fonctionnel. A l’heure actuelle, il n’est pas en mesure de mener efficacement sa lutte anti-terroriste. Cette situation est de nature à inquiéter.

Donald Trump : bienfaiteur de l’Europe malgré lui ?

Wed, 18/01/2017 - 11:57

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

« Les revenants » – 3 questions à David Thomson

Wed, 18/01/2017 - 10:48

David Thomson, journaliste (RFI), a rencontré de nombreux Français revenus de Syrie, où ils étaient partis faire le jihad. À travers des portraits et entretiens passionnants, brutaux et effrayants, effectués par un véritable spécialiste, il nous permet de mieux comprendre leurs motivations.

Peut-on dresser un « profil type » des Français partis combattre en Syrie ?

Il est souvent dit qu’il n’existe pas de profil type du jihadiste français, laissant penser que n’importe qui peut potentiellement basculer. Dans mon livre, je nuance nettement cette affirmation, en tentant d’établir les variables susceptibles de favoriser l’adhésion à cette pensée mortifère.

D’abord, il existe une origine sociologique majoritaire. Ce phénomène touche en effet très largement des acteurs jeunes, peu diplômés et originaires des quartiers populaires et « sensibles » de France. Les trois-quarts des personnes interrogées sont issues de culture musulmane et de l’immigration maghrébine ou subsaharienne. On peut considérer que les convertis représentent environ 30% de cette population, mais, en leur sein, les minorités sont également surreprésentées, à commencer par les Antilles françaises ou des individus issus d’une immigration subsaharienne ou asiatique de confession chrétienne. Chez ces acteurs sociaux, le jihadisme, et en particulier le projet de l’État islamique (EI), c’est la promesse d’une revanche sociale et d’une inversion des rapports de domination, pour passer de dominés en France à dominants en Syrie. Cette revanche l’est également sur l’Histoire pour des jeunes descendants de peuples autrefois colonisés et qui, à leur tour, deviennent colons par la force des armes et de la terreur en Syrie. Pour beaucoup, c’est aussi tout simplement la certitude de tromper une vie d’ennui sans perspectives en France, afin de participer à la création exaltante de l’utopie d’une cité idéale pour tous les musulmans, cause au nom de laquelle toutes les exactions sont légitimées religieusement. Cette utopie est ensuite intelligemment diffusée de Syrie par la propagande, avec l’émergence dès 2012 d’un jihadisme viral sur les réseaux sociaux générant derrière les écrans en France ce qu’un revenant a appelé une « transe collective ». Il y a une dimension proprement individualiste et hédoniste dans ce projet, que j’ai appelée « LOL jihad ». Un jihadiste français me disait ainsi que la Syrie était pour lui « un Disneyland pour moudjahidin ».

L’idéologie jihadiste tient également lieu de structurant psychologique pour des sujets parfois instables ou ressentant un besoin de purification ou de rédemption. C’est par exemple le cas de certains individus, difficiles à quantifier, qui espèrent « laver leur homosexualité » en devenant jihadistes ou se purifier de violences sexuelles subies antérieurement, notamment pour certaines femmes. La dimension sexuelle ne peut être exclue non plus dans ce choix. Pour les femmes, la quête d’un partenaire idéal à l’opposé des codes de genre esthétiques occidentaux est à prendre en compte ; pour les hommes celle d’une hypersexualité en Syrie. Mais c’est aussi un structurant identitaire en prétendant faire table rase des nationalités et des inégalités sociales pour fondre tous ses adeptes dans une même communauté utopique perçue comme protectrice et violemment vengeresse envers toute forme d’altérité. Lors d’un entretien réalisé à Paris en 2013, peu avant son départ en Syrie, un jihadiste français me disait ainsi : « L’islam nous a rendu notre dignité parce que la France nous a humiliés ». Ce sentiment d’humiliation partagé par tous ces égos froissés est pulvérisé dans le jihadisme pour se voir transformer en un sentiment libérateur de supériorité et de toute-puissance.

Mais ce mal-être n’est pas toujours économique ou social. Il résulte parfois de cellules familiales dysfonctionnelles. Le jihadisme n’est pas uniquement une idéologie de pauvres et de sous-diplômés. Il touche de façon minoritaire les classes moyennes et même, à la marge, supérieures de la société. Pour mon livre, j’ai rencontré une famille de médecins partis chercher leur fils en Syrie au sein de l’EI. Il est diplômé d’un BAC S avec mention et n’avait jamais manqué de rien matériellement. Sa frustration ne se situait pas sur le terrain matériel mais plutôt au niveau familial, doublé d’un sentiment d’échec scolaire dans le supérieur.

Enfin, il est impossible d’évacuer la dimension religieuse et politique qui reste centrale dans l’engagement jihadiste. L’EI ne peut se réduire à une simple secte. Le jihadisme est un courant ultra-minoritaire de l’islam avec des sympathisants présents à des degrés divers dans de nombreux pays, ses idéologues, ses référents, en application d’une lecture littéraliste de textes de la tradition musulmane sunnite qui existent. Pour l’ensemble des acteurs interrogés, partir pour mourir en tuant en Syrie, ou en revenant en France, assure un accès direct au paradis pour soi et soixante-dix personnes de son choix. C’est aussi la conviction de choisir le seul islam authentique. Un autre jihadiste français me disait ainsi que « quand on a compris cela, on serait fou de ne pas partir en Syrie ». La quasi-totalité des jihadistes interrogés ont ainsi connu une bascule très rapide – en quelques semaines/mois – après une révélation, en rompant avec une vie contradictoire à la totalité des préceptes de la religion. Cette bascule a souvent été précédée d’une réislamisation au contact de mouvements de rupture très prosélytes, ultra-conservateurs mais non violents, comme le mouvement tabligh ou les salafistes dits « quiétistes ». Avant de choisir cette voie, beaucoup cultivaient aussi une hostilité envers les institutions républicaines françaises perçues comme injustes. Ils avaient perdu toute confiance dans les médias traditionnels, préférant s’informer « par eux-mêmes » sur des sites conspirationnistes.

À mon sens, le succès inédit de cette pensée ultra-violente profite davantage du vide idéologique de la modernité capitaliste contemporaine dans le contexte d’une terre de jihad aux portes de l’Europe et du Maghreb, que de facteurs nationaux tels que l’islamophobie ou la discrimination des minorités. En nombre absolu, comme en proportion de leurs populations, les pays les plus touchés au monde par le jihadisme sont en effet la Tunisie, l’Arabie Saoudite, la France, la Grande-Bretagne ou la Belgique, soit des modèles de sociétés fondamentalement différents.

On remarque que beaucoup, une fois sur place, se heurtent à la désillusion. Pouvez-vous développer ?

Nombreux sont revenus en France sans pour autant être repentis de l’idéologie jihadiste, en avançant parfois des raisons matérielles qui ne correspondaient pas avec le mirage que la propagande leur avait vendu. Une des femmes interrogées explique ainsi avoir quitté l’EI enceinte pour pouvoir bénéficier en France d’un accouchement sous péridurale. Un autre fut déçu de constater que les émirs profitaient d’un confort matériel dont les simples soldats étaient exclus. Une autre femme raconte être partie de l’EI après avoir subi des vexations et des violences physiques dans les maisons de femmes où sont séquestrées les veuves, les divorcées et les célibataires, et dont elles ne peuvent sortir que par le mariage avec un combattant après un speed-dating de quinze minutes. Après avoir quitté l’EI et accepté de me rencontrer plusieurs fois pendant un an pour témoigner dans mon livre, cette jeune femme qui m’expliquait que l’attentat de Charlie Hebdo était « le plus beau jour de sa vie » vient de repartir en Syrie mais, cette fois, chez Al-Qaida. Certains fuient aussi « la fitna », c’est-à-dire des combats entre musulmans sunnites, ou la paranoïa du groupe EI qui n’hésite pas à jeter en prison ses membres au moindre soupçon d’espionnage ou de sorcellerie, chefs d’accusation passibles de la peine de mort. D’autres enfin sentent le vent tourner. La phase d’euphorie est largement entamée pour l’EI comme pour Al-Qaida et certains jihadistes français fuient le combat. Un d’eux m’expliquait ainsi s’être volontairement foulé la cheville dans ses escaliers pour éviter d’être envoyé au front. Enfin, il y a ceux qui rentrent pour commettre un attentat. Ils parlent aussi dans mon livre tout comme les rares qui reviennent repentis. Ils existent mais sont très minoritaires.

Faut-il utiliser ces « revenants » dans le travail de déradicalisation ou craindre qu’ils veuillent à nouveau commettre des attentats ?

L’un des compliments qui m’a le plus touché est celui d’une rescapée du Bataclan qui m’a contacté pour me dire que la lecture de mon livre lui avait été plus utile qu’une année de séances chez son psy. Je crois que ce livre permet surtout d’aider à comprendre comment on devient jihadiste. C’est uniquement dans cet objectif que j’ai mené ces centaines d’heures d’entretiens avec des jihadistes français, tunisiens ou belges depuis cinq ans. Comprendre n’est pas excuser mais maitriser. Cela permet d’atténuer la peur. Je crois que la déradicalisation peut exister mais uniquement dans le cadre de parcours personnels. Il n’existe à ce jour aucune méthode de déradicalisation d’État.

THOMSON (David), Les revenants : ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France, Seuil/ Lesjours.fr, 2016.

Pourquoi Theresa May choisit le Brexit net et clair

Tue, 17/01/2017 - 16:05

Quelle est votre analyse générale du discours de Theresa May ?

Très critiquée ces derniers mois sur le fait qu’elle ne choisissait pas vraiment entre un Brexit « dur » et un Brexit « soft », la Première ministre s’est montrée plus ferme et plus précise sur ses objectifs. Elle a affirmé sa volonté de boucler la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne dans les deux ans, comme prévu par les textes. Soucieuse de respecter le souhait principal des électeurs qui ont voté pour le Brexit, Theresa May leur donne raison en faisant du contrôle de l’immigration et de la maîtrise des frontières une ligne rouge infranchissable dans ses futures négociations avec l’Union Européenne. Pour elle, la Grande-Bretagne doit retrouver sa souveraineté pleine et entière sur ces questions. D’où son choix d’une sortie claire et nette de l’Union Européenne.

Qu’entend-elle par « Brexit clair et net » ?

Comme il n’est pas question pour elle de céder un pouce de terrain sur le contrôle total de l’immigration, Theresa May fait le choix de renoncer au Marché Unique et à l’Union douanière. Se placer dans ce cadre l’aurait mis, pense-t-elle, dans une position de faiblesse lors des négociations. Car elle aurait été obligée de passer un compromis avec les Européens sur l’immigration pour conserver l’accès au marché européen. Opter pour cette solution présente en outre un double avantage. D’abord elle montre sa volonté de mettre fin à la contribution britannique au budget européen, un autre souhait fort des pro-Brexit. Et le fait de renoncer à l’Union douanière la dégage de toute contrainte et lui permet de poser les termes de la négociation en proposant un accord de libre-échange équilibré avec l’Union Européenne. En réalité, elle rêve du marché unique sans ses inconvénients institutionnels et politiques! Tandis que face aux Européens qui souhaiteraient punir la Grande-Bretagne, elle lance une mise en garde contre une stratégie qui serait nuisible à leurs intérêts, étant donné le poids de leurs échanges avec le Royaume-Uni.

Theresa May déclare vouloir multiplier les accords de libre-échange. Qu’en pensez-vous ?

Sortir de l’Union douanière permet à la Grande-Bretagne de retrouver une souveraineté totale dans ses relations commerciales. Du coup, la Première Ministre britannique compte bien en profiter pour signer des accords avec des pays comme l’Inde, l’Australie, la Nouvelle Zélande et bien d’autres encore. Petit coup de pied de l’âne au passage, Theresa May n’a pas manqué de rappeler que Donald Trump avait placé la Grande-Bretagne en tête de liste pour un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Alors que Barack Obama avait déclaré, avant le référendum, que le Royaume-Uni se retrouverait en fin de liste! Mais Theresa May a une vision radicalement opposée des relations commerciales internationales. A la tête d’un grand pays, Donald Trump pense qu’il sera plus fort grâce à des mesures protectionnistes. A l’inverse, Theresa May, défavorable à l’édification de barrières douanières, fait le pari que le Royaume-Uni sera plus fort grâce au développement d’accords de libre-échange.

Propos recueillis par Jean-Pierre de la Rocque pour Challenges

Amériques en alternances. Les valeurs de la guerre froide prises à contrepied

Tue, 17/01/2017 - 11:28

Les va-et-vient du pouvoir, aux Etats-Unis, avec l’arrivée du « républicain » Donald Trump, en Amérique latine, avec les libéraux triomphants, Macri, l’Argentin, ou Temer, le Brésilien, suscitent bien des commentaires et beaucoup d’interrogations. Les uns et les autres opèrent des tris sélectifs. Pour les uns ces alternances signent l’agonie des gouvernements progressistes. Alors que d’autres vantent les lendemains heureux des droites libérales. Les premiers valorisent la sortie, de Cristina Kirchner en Argentine, Dilma Rousseff au Brésil, Fernando Lugo au Paraguay. Les seconds accordent des bons points à la présidence de libéraux pur sucre, Mauricio Macri à Buenos Aires ou Michel Temer à Brasilia.[1]

Ce récit, curieusement, est validé à gauche comme à droite. Les tenants du libéralisme se félicitent de cette évolution. Ils en décrivent les tenants et spéculent sur ses aboutissants positifs. Un cycle selon ces observateurs celui de la gauche au pouvoir serait désormais terminé. Sur un constat d’échec, qui rendait l’alternance inéluctable. De façon plus inattendue le diagnostic est globalement accepté par les analystes de l’autre bord. Ils admettent la défaite de la gauche. Ils incriminent pour certains l’impérialisme américain. Les plus sereins en état de choc idéologique essaient de comprendre le reflux[2].

La réalité est-elle aussi simple, soluble dans les récits hérités de la guerre froide ? La chronique des évènements courants cadre mal avec cette grille de lecture. Les alternances signalées supra sont indiscutables. Mais elles méritent un examen détaillé et exhaustif. D’abord pour bien être conscient qu’il n’y a pas eu alternance partout. Bolivie, Colombie, Equateur, Salvador, Uruguay ont réélu des hommes ou des équipes sortantes. Les unes à gauche, celles de Bolivie, Equateur, Salvador, Uruguay. Et en Colombie à droite. Ensuite là où il y a eu alternance il convient de distinguer les alternances respectueuses des règles démocratiques et celles qui ont mordu la ligne du droit. Au Brésil, au Honduras, au Paraguay, des formes nouvelles de manipulations institutionnelles ont écarté du pouvoir des chefs d’Etat élus. Les libéraux ont engrangé des gains qui n’ont rien ou peu à voir avec la démocratie représentative. Au Nicaragua et au Venezuela des présidents soi-disant progressistes se perpétuent au pouvoir. Ici aussi en jouant des leviers d’autorité à leur discrétion.

Un certain nombre d’alternances, entrent difficilement dans le canevas droite-gauche. Costa Rica, Guatemala, Mexique ont connu des changements électoraux rompant avec les expériences sortantes. Les hommes nouveaux, issus des urnes, n’ont pas d’attaches partisanes bien identifiées. Ils doivent leur élection au rejet des sortants, pour diverses raisons, -corruption, insécurité, crise économique. Ils ont su mieux que d’autres capter ce désir d’alternance. Et donc un homme seul dissident du parti PLN (parti de libération nationale, centre gauche), Luis Guillermo Solis, l’a emporté au Costa Rica, un religieux pentecôtiste, de notoriété médiatique, Jimmy Morales, s’est imposé au Guatemala. Au Mexique un jeune représentant du PRI, (Parti de la Révolution Institutionnelle), marié à une actrice de série télévisée, Enrique Peña Nieto, a remis en selle le vieux parti écarté du pouvoir depuis l’année 2000. Vainqueurs comme vaincus sont tout aussi à droite, si l’on veut les classer selon les critères du monde d’hier. Mais leur logique est celle de la lutte des places bien plus que celle des batailles idéologiques.

Ce qui conduit à réévaluer les autres alternances, les alternances dites libérales. Du moins celles qui ont respecté les règles démocratiques. Il n’y en a, on l’a vu, qu’une seule, en Argentine. Il est vrai que Mauricio Macri est un authentique libéral, bien à droite. Mais est-on sûr que c’est ce choix, assumé, qui a été à l’origine de sa victoire ? La crise économique argentine, la montée du chômage et le retour de la pauvreté, les scandales de corruption, les affaires de tout ordre, ont décroché beaucoup d’Argentins du péronisme kirchnériste. Au point que plusieurs partis centristes, dont le vieux Parti radical se sont ralliés au parti PRO, formation de Mauricio Macri. La dimension rejet a été ici comme au Costa-Rica, au Guatemala et au Mexique l’un des moteurs du changement.

La guerre froide, le bras de fer entre Etats-Unis et Union soviétique, a imposé pendant un demi-siècle en Amérique latine comme ailleurs dans le monde, une lecture réductrice des affrontements politiques. Géopolitique et idéologie opposaient de façon assez élémentaire et efficace le camp du progrès et du socialisme à celui de l’impérialisme capitaliste. L’URSS a disparu. La Russie pratique une politique d’équilibre et de puissance désidéologisée. La Chine, officiellement communiste, exerce en Amérique latine une diplomatie alimentaire, indifférente aux idéologies. Et les Etats-Unis depuis la disparition de l’Est-Ouest, veillent à la perpétuation de leurs intérêts immédiats, sans considérations d’éthique politique.

La Chine entretient des relations d’intérêts avec la quasi-totalité des pays qu’ils aient un gouvernement communiste comme Cuba ou libéral comme le Pérou. La Russie s’efforce de retrouver les atouts qui étaient ceux de l’URSS, à Cuba et au Nicaragua, tout en développant des rapports avec le Mexique ou le Pérou. Les Etats-Unis de Barak Obama ont normalisé les relations avec Cuba. Ceux de Donald Trump ont ciblé le Mexique, pourtant dirigé par un chef d’Etat libéral comme ennemi principal. Alors que du Venezuela viennent des cris d’orfraie en direction de Washington, ceux d’une opposition appelant à l’aide idéologique, le camp des libertés. Tandis que les cris du pouvoir, ceux de Nicolas Maduro, dénoncent les complots qui seraient ourdis par Washington.

Les mauvaises lunettes des uns et des autres annoncent des lendemains incertains. Loin d’apporter un mieux-vivre, les libéraux, aujourd’hui aux commandes en Argentine et au Brésil, détricotent les budgets sociaux de leurs Etats respectifs, au bénéfice des plus riches. Ces pays en crise, s’y enfoncent un peu plus. Les progressistes ont perdu une opportunité historique. La responsabilité essentielle est leur. Ils ont négligé la création d’un modèle de croissance pérenne, fondé sur la valeur ajoutée. Quand la crise est arrivée les budgets asséchés n’avaient plus le carburant social qui a été leur valeur ajoutée des années de vache grasse[3].

[1] Analyses très présentes dans la presse économique anglo-saxonne, Financial Times ou The Economist. Voir Argentina : Macri’change of rythm, Financial Times, 4 mars 2016 et problèmes économiques, n°3136

[2] Voir par exemple, Guillermo Marin/Rodrigo Muñoz, la encrucijada de la izquierda latinoamericana : tres dimensiones de una crisis, Nueva sociedad, 2016. Isabel Rauber, Gouvernements populaires en Amérique latine, : fin de cycle » ou nouvelle étape politique, Louvain, CETRI, 2016. Amérique du sud, la gauche en panne, Politis, 16 juin 2016

[3] Voir Renaud Lambert, Venezuela, les raisons du chaos, Le Monde Diplomatique, décembre 2016

Conflit israélo-palestinien : conférence de Paris, une conférence pour rien

Tue, 17/01/2017 - 10:56

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

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