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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

« L’emprise » – 3 questions à Achraf Ben Brahim

Thu, 13/04/2017 - 17:21

Achraf Ben Brahim, chef de projet multimédia et consultant, est l’auteur « d’Encarté », une enquête remarquée sur la crise des partis politiques français. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son second livre, « L’emprise : enquête au cœur de la djihadosphère », aux éditions Lemieux.

Comment les médias occidentaux sont-ils tombés dans le piège tendu par l’État islamique ?

Le traitement médiatique de l’État islamique (EI) reste à mon sens lacunaire, principalement par peur de « faire le lit du djihadisme ». Nous sommes incapables d’avoir un traitement dépassionné de la question, si bien qu’en dehors des images d’exactions ou d’attentats, peu de choses sont retenues. Chaque fois que les bureaux médiatiques de l’EI mettent en scène des exécutions qui se concurrencent par le degré de cruauté, les rédactions se jettent dessus et commentent en boucle. Le problème de ces images est de ne représenter qu’une infime partie de la communication djihadiste. Le gros de la propagande est composé de scènes de combats et, surtout, de thématiques religieuses, économiques, sociétales et politiques. C’est avant tout cet aspect-là qui explique l’attraction de l’EI. Mais il est peu traité ou déconstruit par les différents médias.

La ruse a fonctionné car ces images ont servi de leurres. Pendant que les commentateurs s’en horrifiaient, l’EI a pu tranquillement déployer son véritable arsenal médiatique sur la toile, à savoir des productions très bien montées sur le dinar-or, l’obligation du califat ou encore la charia et vanter la solidité de ses politiques publiques à Raqqa et Mossoul. Ce qui fut d’une redoutable attractivité.

Plus grave encore, c’est qu’ironiquement, certains médias n’ont fait qu’augmenter la crédibilité de l’EI auprès des aspirants djihadistes. C’est en effet ces premiers qui ont permis au second de se forger une réputation afin d’opérer par la suite une véritable « OPA du djihad », au détriment des autres groupes djihadistes, ignorés par les médias. L’EI s’est ainsi payé à peu de frais une campagne de publicité pour cibler les « radicalisés » occidentaux. Ce qui a manifestement porté ses fruits puisque pendant plusieurs mois, le groupe a absorbé des arrivées massives de toutes sortes et de toutes nationalités.

Pourquoi, alors que beaucoup accuse les Frères musulmans et organisations dérivées de faire le lit des djihadistes, écrivez-vous qu’ils sont leurs ennemis ?

Les mouvements djihadistes, à commencer par l’EI, sont hostiles aux Frères musulmans. À titre d’exemple, l’EI n’a pas hésité à déclarer apostat le président égyptien déchu, Mohamed Morsi, dans un numéro de Dar-Al-Islam, leur magazine.

Il y a également beaucoup de divergences entre ces derniers sur les volets religieux, politique et sociétal. En effet, l’EI a une vision bien plus rigoriste de l’islam. Cela se traduit par l’application d’une charia sans compromis quel que soit le contexte, le bannissement de la femme du champ politique et une rupture totale avec le monde extérieur. Il prône un califat islamique, modèle politique en contradiction avec les régimes politiques que nos sociétés connaissent et considère la démocratie et le vote comme une innovation et une mécréance. Les Frères musulmans, quant à eux, s’inscrivent dans ce processus pour arriver au pouvoir. Mais les divergences ne s’arrêtent pas là.

L’EI prône le djihad armé, les Frères musulmans le condamne et veulent convaincre par des campagnes de bienfaisance et des politiques sociales envers les populations. Ainsi, en Égypte, il n’est pas rare de voir des villes entières être dépendantes des aides de la confrérie.  De ce fait, les Frères musulmans sont perçus par les djihadistes comme au mieux laxistes, au pire – et le plus souvent – apostats. À l’inverse, les Frères musulmans perçoivent l’EI comme des fanatiques aux pratiques éloignées de l’islam.

CFCM, UOIF, EMF, conférence des imams et même Tariq Ramadan sont jugés apostats par l’État islamique. Pourquoi ?

A partir du moment où une figure religieuse diverge sur l’obligation de la charia, du djihad, du califat ou de la Hijra (émigration vers un pays musulman), aux yeux de l’EI, elle apostasie. C’est le cas des personnalités comme Tariq Ramadan, qui appelle au vote, reconnait la démocratie et encourage l’ascension sociale pour former un « micro-lobbying musulman ». Ce qui suggère donc le maintien du musulman dans un pays jugé mécréant. De la même manière, le désormais célèbre imam de Brest, Rachid Abou Houdeyfa, présenté comme le fer de lance de l’islamisme en France, est considéré apostat et menacé de mort en permanence par l’EI, en raison de sa condamnation des attentats et de son appel à s’inscrire dans le processus civique français.

Concernant l’UOIF et ses mosquées, le djihadiste Rachid Kassim, instigateur de plusieurs attentats et tentatives d’attentats, affirmait – lors des entretiens effectués pour l’ouvrage – regretter de ne pas pouvoir revenir dans sa ville natale pour y mettre le feu, considérant les mosquées françaises comme des « temples républicains ».

C’est pourquoi l’EI est avant tout aux prises avec sa propre communauté́ religieuse et demeure en conflit permanent avec ces personnalités que les djihadistes excommunient et affublent du titre de « serpillères de la République ». Il faut donc sortir de ce carcan qui consiste à apposer le label « islamiste » à tort et à travers. N’est pas islamiste ou djihadiste qui veut. Cette appellation, jetée à tour de bras au hasard des discours, a des conséquences très négatives.

On ne débat plus, on ne compare pas les discours. On fait peur en faisant appel aux bas-instincts de l’individu, consistant à le dissuader de toute pensée critique puisqu’il suffit de dire « c’est un islamiste fondamentaliste ». La formulation ainsi jetée, avec ce qu’elle suggère, à savoir attentats et assassinats, entrave la réflexion. Surtout quand ceux présentés comme islamistes sont pour l’EI de vulgaires apostats à éliminer.

En réalité, ces confusions arrangent un large pan de la sphère politico-médiatique. D’un côté, il y a une paresse médiatique qui ne formule pas de raisonnement critique par ignorance du sujet. Et de l’autre, des politiques qui, faute de pouvoir se saisir véritablement du problème (preuve avec le fiasco de la déradicalisation), se rabattent sur ces entités pour donner l’impression de combattre le phénomène.

L’adage veut que faute de grives, on mange des merles. C’en est ici l’illustration.

Relations Etats-Unis/Russie : Donald Trump « a changé du tout au tout »

Thu, 13/04/2017 - 16:08

Le président russe Vladimir Poutine a reçu mercredi 12 avril au Kremlin le secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, dans un climat tendu. Les relations entre Washington et Moscou se sont détériorées, après la frappe américaine sur une base aérienne syrienne, en réponse à une attaque chimique présumée dans une zone rebelle de Syrie attribuée au régime de Bachar al-Assad. Sur franceinfo, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), estime que le président américain Donald Trump « a changé du tout au tout » et qu’il y a « une reprise en main des structures militaires sur Donald Trump ».

A-t-on mal compris Donald Trump ou bien est-ce lui qui a changé du tout au tout ?

Pascal Boniface : C’est lui qui a changé du tout au tout, sur l’intervention des États-Unis dans le monde, sur l’Otan et la Syrie. Il y a une reprise en main des structures militaires sur Donald Trump. C’était prévisible mais c’est plus rapide que prévu.
Ce sont des généraux dans son entourage qui pèsent le plus. Les idéologues comme Steve Bannon ont été écartés. Les généraux sont à la fois un élément pour tempérer le caractère intempestif de Donald Trump, mais en même temps les anciens logiciels américains classiques reviennent.

C’est l’armée américaine qui pèse sur Donald Trump, alors qu’elle fait partie de l’establishment qu’il avait dénoncé pendant sa campagne ?

Exactement. Il avait également sur le plan financier dénoncé dans la campagne le secteur bancaire, qui revient en force dans son entourage. Il avait pris ses distances sur l’establishment militaire et l’industrie de défense et là il augmente le budget de la défense de 10%. Il fait tout à l’envers de ce qu’il avait dit comme candidat.

Les Russes sont-ils aussi désarçonnés par ce Donald Trump qu’ils n’attendaient pas vraiment ?

Les Russes aiment bien ce qui est prévisible. Ce qui est imprévisible leur déplaît fortement. Ils avaient misé beaucoup sur un rapprochement, un axe Moscou-Washington. Ce rapprochement n’existe pas, n’a pas eu lieu et il s’éloigne encore un peu plus. La rencontre entre le secrétaire d’État américain Rex Tillerson et le président russe Vladimir Poutine n’a débouché sur aucun résultat tangible.

« Le sport condamné à vivre sous protection »

Thu, 13/04/2017 - 15:45

En quoi le sport peut-il être pris pour cible par les terroristes ?

Historiquement, le sport est une cible prisée des terroristes comme en attestent la prise d’otage de Munich en 1972 ou l’attentat mené contre le marathon de Boston en 2013. Dans la mesure où les évènements sportifs attirent les caméras, ils amènent également les terroristes qui veulent frapper les opinions. De fait, ces manifestations très médiatisées deviennent des cibles de choix. Et ce quelque soit le positionnement géopolitique des pays où ils se déroulent. Par exemple, le budget sécurité des derniers Jeux Olympiques de Rio était le plus important de l’organisation. Le déploiement militaire et policier y était très fort. Pourtant, le Brésil n’est pas impliqué dans les affaires du Proche-Orient. Ce qui intéresse les terroristes, c’est la combinaison d’une foule compacte et la médiatisation. Ce phénomène n’est donc pas spécifique au sport comme en témoigne l’exemple des attentats contre la salle de concert du Bataclan, qui rassemblait des conditions similaires.

La notoriété du football en fait-elle une cible privilégiée ?

Oui, on se rappelle des attentats du 13-novembre visant le Stade de France et des mesures de sécurité prises pour l’organisation de l’Euro-2016. Ce championnat d’Europe de football qui s’est déroulé sans incident, y compris dans les fans zone, montre que l’on peut sécuriser ces évènements. De même qu’il n’y a pas eu d’attentat à Rio, malgré les craintes initiales. Les rencontres sportives sont visées à la hauteur de leur notoriété, mais on peut néanmoins les protéger, sachant qu’ici comme ailleurs il ne peut y avoir de sécurité absolue.

La France a-t-elle développé une expertise particulière avec l’Euro ?

Oui, bien sûr. Il n’y a eu aucun incident alors que cette compétition qui braquait tous les regards. Mais on peut également ajouter le Mondial de hand qui s’est déroulé dans de bonnes conditions peu après. Mais, même avant l’Euro-2016, Jacques Lambert, président de la société organisatrice, avait annoncé que la sécurité serait le défi essentiel. Les attentats qui sont survenus ensuite n’ont fait que renforcer cette préoccupation.

Le sport est-il condamné à vivre sous protection ?

Malheureusement oui. C’est à craindre dans la mesure où c’est l’une des choses les plus médiatisées au monde.

Recueillis par Benoît Rouzaud

Quelle réponse à la crise d’accueil des réfugiés en Europe ?

Thu, 13/04/2017 - 11:46

Jean-François Corty est directeur des opérations internationales de Médecins du monde. Il répond à nos questions à l’occasion de sa participation aux Internationales de Dijon organisées le 1er avril 2017 par l’IRIS et la ville de Dijon, en partenariat avec RFI et France 24.
– En quoi les politiques migratoires françaises et européennes sont-elles un échec ?
– Quelles évolutions observe-t-on concernant les profils des réfugiés ?
– Quel rôle jouent les ONG ? Ne risquent-elles pas de se substituer aux responsabilités de l’État ?

« Mahmoud Ahmadinejad souhaite montrer qu’il peut encore exister politiquement »

Thu, 13/04/2017 - 11:23

Le 5 avril, l’ancien président de la République islamique donnait une conférence de presse et affirmait qu’il « n’avait pas l’intention de participer à l’élection ». Une semaine plus tard, il décide de se présenter. Comment expliquez-vous ce revirement ?

Avec cette annonce, Mahmoud Ahmadinejad s’aligne sur les personnages politiques imprévisibles qu’on a pu observer ces derniers temps. Sa candidature, en contradiction avec la promesse qu’il avait faite au guide suprême, est un défi aux autorités. Si, dans son discours, il annonce vouloir soutenir son ancien vice-président Hamid Baghaie et respecter ainsi son engagement auprès de Khamenei, la réalité est tout autre. Il a franchi la ligne rouge, et cette offensive obéit à un calcul profondément individuel. Mahmoud Ahmadinejad souhaite en fait s’emparer d’un espace politique laissé vacant. Muni de sa casquette de populiste, il se positionne encore une fois contre la corruption, contre l’establishment. Il souhaite montrer que la candidature de son ancien vice-président Hamid Baghaie n’était qu’une substitution à la sienne et qu’il peut encore exister politiquement.

Quelles seront les conséquences de cette candidature sur la scène politique iranienne ?

La candidature de Mahmoud Ahmadinejad doit encore être validée par le Conseil des gardiens de la Constitution, le conseil veillant à la fidélité des candidats aux idéaux révolutionnaires. Le guide suprême peut d’ailleurs jouer de son influence et veiller à ce que la candidature de l’ancien président ne soit pas validée. Les relations entre les deux hommes s’étaient déjà dégradées à la fin du mandat de l’ancien dirigeant qui avait tenu un discours de plus en plus nationaliste. Si Ahmadinejad obéit à sa stratégie officielle, il peut penser que, même si sa candidature est invalidée, les autorités ne pourront pas invalider celle de Hamid Baghaie. Mais cette hypothèse reste bancale compte tenu du passé de l’autre candidat, emprisonné sept mois en 2015.

Quel est l’avenir politique de Mahmoud Ahmadinejad ?

Mahmoud Ahmadinejad compte jouer sur la base sociale iranienne la plus défavorisée, celle qui l’avait fait élire en 2005. En prenant le contre-pied des politiques de libéralisation économique amorcées par son successeur, il se fait promoteur de la justice sociale et du revenu universel. Une partie de la population adhère à cette rhétorique et se reconnaît dans la personnalité d’Ahmadinejad, « l’homme du peuple ».
Mais il ne faut pas oublier que cette couche sociale ne représente pas l’ensemble de la population. Aujourd’hui, l’ultraconservateur est détesté par les jeunes et la classe urbaine moyenne. Les jeunes le détestent du fait de son insensibilité aux questions de démocratie et de défense des libertés individuelles. La classe moyenne exècre son nationalisme exacerbé. C’est d’ailleurs pour ces mêmes raisons que le guide suprême l’avait empêché de mener campagne. D’un autre côté, Ahmadinejad n’est pas du tout populaire au sein de son clan. Durant son second mandat, les conservateurs avaient vivement critiqué sa politique économique. Aujourd’hui, ils ont leur propre candidat, Ebrahim Raissi, à la tête du « Front populaire des forces de la révolution islamique », nouveau groupe créé en décembre dernier. Face à ces difficultés, difficile d’envisager un avenir politique pour ce personnage controversé.

Le Mali toujours en quête de réconciliation nationale

Tue, 28/03/2017 - 17:06

Lundi 27 mars s’est ouverte la Conférence d’entente nationale à Bamako, au nom de la paix et de l’unité de la nation malienne, alors que le conflit dans le pays dure déjà depuis cinq années. Décryptage de Philippe Hugon, directeur de recherche à l’IRIS.

Après cinq ans de conflit, quelle est la situation au Mali ? L’accord de paix d’Alger signé en 2015 a-t-il été suivi d’effets concrets ?

On peut effectivement considérer qu’il y a eu certaines avancées puisqu’après l’intervention de l’opération Serval française, soutenue par les Nations unies et par un certain nombre d’armées africaines, les djihadistes qui menaçaient Bamako ont été repoussés. Cela a ainsi rendu possible d’organiser des élections, notamment celle du président IBK, qui se sont déroulées correctement. De ce point de vue-là, il y a donc eu une avancée politique.
Ceci étant, ni la réconciliation nationale, ni la pacification du territoire n’ont été réalisées. Sur ce plan, l’accord d’Alger ne s’est donc pas traduit par des résultats très concrets. Pourquoi ? D’une part parce qu’il n’existe pas de pouvoir fort, capable de véritablement prendre en main les grands enjeux d’une réconciliation nationale. On observe donc une faillite de la classe politique malienne. D’autre part, se pose le problème de la sécurisation du territoire. Il faut cependant noter que l’insécurité ne se résume pas simplement aux djihadistes au nord, ni à la possibilité d’attentats à Bamako ou ailleurs. En réalité, le problème d’insécurité est fondamentalement dû au fait de la persistance des conflits entre communautés, entre les éleveurs peuls et les agriculteurs, entre les autochtones ayant des droits – ou ceux qui se définissent comme tels – et les étrangers halogènes, etc. Ces oppositions sont à la base des conflits. Or, comme l’État malien n’est pas capable ni d’assurer ses fonctions régaliennes, ni de contrôler le territoire pour garantir la sécurité des biens et des personnes, on assiste à une montée de l’insécurité dans le pays.
Enfin, demeure le problème de l’Azawad, avec évidemment la question de sa désignation. Cette région est également en proie avec des conflits entre différentes communautés. L’Azawad est en effet non seulement très différente du monde bambara au sud du Mali, mais elle est également composée de très nombreuses communautés : peuls, songhaïs, arabes, etc. Il n’existe donc aucune unité socioculturelle au sein même de l’Azawad.

Que peut-on attendre de la Conférence d’entente nationale ? Comment interpréter le boycott de l’opposition et des ex-rebelles ?

La réconciliation nationale du Mali est une nécessité. Cette Conférence d’entente nationale, qui regroupe environ 300 personnes, représente un élément de dialogue entre les différentes forces existantes, qu’il s’agisse des forces politiques, des représentants de la société civile ou des différents acteurs qui essayent d’intervenir dans la crise malienne. Il faut toutefois noter que cette conférence n’a pas de pouvoir de décision, elle représente seulement une possibilité de dialogue, de rencontre et de consultation. Ceci étant, cette réunion ne peut réussir qu’à condition que toutes les parties présentes puissent dialoguer. De ce point de vue, on observe l’existence de divisions extrêmement importantes au sein des mouvements, notamment touareg. Un homme comme Iyad Ag Ghali, qui est lui-même un Touareg soutenu en partie par l’Algérie, joue un rôle très important. Et cela d’autant plus que le conflit a aussi pris une dimension djihadiste à travers l’opposition entre les groupes rattachés à AQMI et ceux qui envisagent éventuellement des liens avec Daech. Ainsi, ces différents groupes, opposés soit pour des raisons socioculturelles et ethno régionales, soit pour des questions de stratégie djihadiste, ne veulent absolument pas d’une conférence de réconciliation.
Il faut donc espérer qu’un consensus et qu’une réconciliation nationale suffisante naissent, et qu’une solution d’autonomie relative pour l’Azawad soit trouvée, afin de permettre aux forces voulant assurer la paix, la sécurité et la réconciliation de l’emporter.

Concernant l’armée française et la communauté internationale, les opérations Barkhane et Minusma sont-elles enlisées sur le terrain ?

Grâce à ces opérations, les forces djihadistes ont pu être endiguées et le territoire malien a pu être sécurisé a minima. Ceci étant, si des batailles ont certes été remportées, la guerre, elle, est loin d’être gagnée. Tout le monde est conscient que la force Barkhane risque ainsi de s’embourber. Il existe en effet toujours des risques d’enlisement dans le temps parce qu’hélas, aucun substitut rapide ne se dégage, notamment de la part des forces de l’ordre nationales.
Demeure également le risque que les forces d’intervention étrangères commettent quelques bavures. À ce moment-là, ces armées peuvent apparaître auprès des populations locales comme des forces d’occupation, même si elles sont évidemment intervenues à la demande des autorités nationales et avec l’aval du Conseil de sécurité. Il est donc prioritaire et urgent que les forces maliennes et régionales africaines prennent le relai par rapport à la force Barkhane. La force française peut certes intervenir en appui logistique et en appui de renseignements mais il est évident qu’il faudrait trouver une meilleure réponse. Or, pour l’instant, cette réponse n’existe pas. Certes, quelques armées européennes, notamment allemandes, sont maintenant également présentes sur le territoire malien mais il n’existe aucune intervention qui soit adaptée à l’enjeu de la situation.

Donald Trump mis à l’épreuve par le Congrès : le président peut-il rebondir après des échecs symboliques ?

Mon, 27/03/2017 - 18:04

Alors que réformer « l’Obamacare » était une promesse phare de la campagne de Donald Trump, ce dernier a finalement dû renoncer à ce projet de loi faute de voix nécessaires au sein de son propre parti. L’analyse de Marie-Cécile Naves, chercheuse associée à l’IRIS.

Comment expliquer que Donald Trump n’ait pas réussi à mener à bien cette réforme alors que depuis sa création, l’Obamacare était farouchement critiqué par les républicains ?

Depuis l’entrée en vigueur de l’Affordable Care Act (« Obamacare ») en 2010, les Républicains n’ont cessé de réaffirmer leur volonté de remplacer cette loi. Leurs critiques s’étaient atténuées au fil des années mais elles ont connu un regain depuis l’élection de Trump. Mais comment être sûr d’avoir un système moins coûteux (pour les entreprises comme les particuliers), sans fragiliser la protection-santé des classes moyennes ? Comment éviter que des millions d’individus et de ménages ne se retrouvent sans assurance ? En réalité, le projet de Trump – décidé à la va-vite, sans concertation et avec pour principal moteur la baisse des dépenses publiques et des taxes -, aurait fait perdre leur assurance-santé à 25 millions d’Américains.

La veille du vote, un sondage de la Quinnipiac University estimait que seuls 17 % des personnes interrogées soutenaient le projet de loi, 56 % étant contre. Le projet a du reste été retiré, faute de majorité à la Chambre des représentants. Cela signifie que les élus républicains sont fortement divisés sur ce sujet et que l’opposition ne se limite pas aux ultras versus les modérés. Ainsi, une partie de l’aile droite des Républicains, regroupée au sein du « Freedom Caucus », trouvait que le texte ne rompait pas assez avec l’Obamacare. À l’opposé, des groupes de pression comme l’Americans for Tax Reform, autrefois proche du Tea Party, poussaient pour l’adoption de la nouvelle loi. Quant aux élus modérés, ils étaient contre le projet.
D’une manière générale, remplacer l’Obamacare est compliqué pour les membres du Congrès. Et cela à la fois du côté des représentants – qui ont des comptes à rendre à leurs électeurs à court terme puisqu’ils remettent leur mandat en jeu tous les deux ans – et des sénateurs, qui ont sous leur responsabilité des circonscriptions plus vastes et donc des administrés à la sociologie plus diverse et complexe en matière de santé.

Après l’échec des deux décrets présidentiels sur l’immigration, ainsi que les gages donnés par Trump aux ultra-conservateurs sur la dérégulation environnementale et sur la remise en cause de l’accès à l’avortement, ce projet de loi était un test relatif à l’unité du camp républicain. Autant dire que c’est un double échec. D’une part, de la stratégie de Trump de faire fi du fonctionnement institutionnel et de tout traiter par le « deal », comme en affaires. D’autre part, des élus conservateurs qui, dans la continuité des huit années de présidence Obama – comme je l’explique dans mes deux derniers livres* -, pâtissent d’oppositions très fortes, que l’élection de Trump n’a certainement pas levées.
Cet échec fragilise donc le président (de même que le vice-président Pence, politicien aguerri, qui doit aussi prendre sa part de responsabilité) et affaiblit sa crédibilité auprès des parlementaires et des mouvements ultraconservateurs. De nombreux médias et une partie croissante de l’opinion le voient de plus en plus comme incompétent, alors qu’il s’est fait élire sur une image d’autorité et de détermination face aux institutions. En réalité, Trump paie son populisme, ainsi que son mépris du fonctionnement de la démocratie. « Oubliez les petits détails à la con », aurait-il dit la semaine dernière à des élus de la Chambre, selon CNN. Il a beau jeu d’accuser les Démocrates d’avoir refusé tout compromis. N’a-t-il pas reconnu publiquement, en février dernier, que la réforme de la santé « c’est plus compliqué » qu’il ne « l’aurait cru » ? Ces propos sont pour le moins stupéfiants.

De quelle marge de manœuvre Trump dispose-t-il pour gouverner face à cette division des républicains ? Dans ce contexte, comment se profile son projet de réforme fiscale, autre dossier majeur de son agenda ?

Donald Trump est contraint de s’entendre avec le speaker de la Chambre. S’il entrait, comme le lui suggèrent ses partisans, dans une opposition frontale avec Paul Ryan, ce serait vraiment très risqué pour la suite des réformes qu’il veut mener à bien.
Le président semble du reste désireux de passer à autre chose (un nouveau projet de loi santé verra-t-il le jour ? Quand ? Nul ne le sait pas) pour se concentrer sur la réforme fiscale, qui fait aussi partie de son projet. Le style de communication ne change pas, Trump restant dans le registre performatif : « Nous allons probablement commencer à y aller très, très fort avec les grosses coupes d’impôts », a-t-il déclaré. Pendant la campagne, il a en effet promis une diminution de l’impôt sur les sociétés de 35 à 15%, mais qui devait notamment être financée par… les économies liées à la réforme de la santé. Le déficit fédéral pourrait alors être la solution de repli, ce qui ne plaira pas à l’aile droite conservatrice.
La santé n’est donc pas le seul sujet de discorde : outre la fiscalité, la réforme des lois sur l’immigration et la gestion de la dette fédérale occasionneront sans nul doute de très vifs débats.

Le FBI vient de confirmer l’existence d’une enquête sur les liens entretenus durant la campagne présidentielle par l’équipe Trump avec la Russie. Quelles pourraient-être les répercussions d’une telle enquête sur le président ?

Le FBI mène en effet une enquête pour déterminer quel rôle l’équipe présidentielle en place a joué dans l’ingérence probable de la Russie dans la campagne présidentielle de 2016. Parallèlement, l’Intelligence Committee du Sénat prévoit d’auditionner Jared Kushner, gendre du président, à propos notamment de rencontres qu’il aurait eues avec l’ambassadeur russe, Sergey Kislyak, pendant la période de transition à la Maison-Blanche – aux côtés de Michael Flynn, conseiller ayant depuis démissionné -, ainsi qu’avec une banque nationale russe de développement. Ces rencontres ont-elles eu lieu pour le compte de Donald Trump, pour l’intérêt des entreprises Kushner, ou pour les deux à la fois ? Quant au ministre de la Justice, Jeff Sessions, il a reconnu avoir menti lors de ses déclarations sous serment au cours de son audition au Sénat préalable à sa confirmation, à propos de rencontres en juillet et septembre 2016 avec le même Kislyak.
Du côté de Trump, on tente de minimiser et de détourner l’attention en dénonçant une « chasse aux sorcières » de la part de ceux qui n’acceptent toujours pas son succès du 8 novembre dernier. En réalité, le risque est grand pour le président, ainsi que pour son entourage professionnel et familial – la frontière entre les deux n’existant pas –, de perdre encore en crédibilité.
S’il est avéré que Trump ou ses proches ont participé à un trucage de l’élection avec la complicité de la Russie, ce serait extrêmement grave. Si rien n’est prouvé, le soupçon demeurera néanmoins, renforçant encore un peu plus une opposition qui, notamment dans la société civile (mouvements de défense des immigrés, de protection de l’environnement, des droits des femmes, etc.), considère le président élu comme un imposteur incompétent et dangereux pour la démocratie. Mais sa crédibilité est aussi mise à mal dans son propre camp. Trump est aujourd’hui dans une dynamique négative et il va être intéressant de voir si, et comment, il pourra rebondir.

*Marie-Cécile Naves est notamment auteure de « Le nouveau visage des droites américaines. Les obsessions morales, raciales et fiscales des Etats-Unis » (FYP, 2015) et de « Trump, l’onde de choc populiste » (FYP, 2016).

Réchauffement climatique : une course contre la montre entravée par Donald Trump

Fri, 24/03/2017 - 17:11

Selon le dernier rapport publié par l’Organisation météorologique mondiale (OMM), l’année 2016 a battu tous les records en étant l’année la plus chaude jamais enregistrée. Le point avec Bastien Alex, chercheur à l’IRIS, près de deux ans après les engagements pris lors de la COP 21.

Au vu de ce rapport alarmant, a-t-on atteint un point de non-retour en termes de réchauffement climatique ? Deux ans après sa signature historique, les décisions prises lors de la COP 21 pourront-elles infléchir cette tendance ou est-on encore loin du compte ?

Difficile de dire si le point de non-retour est franchi. Ce qui est certain par contre, c’est que les records se succèdent car jusqu’alors, 2014 puis 2015 étaient aussi les années les plus chaudes. Il n’est donc plus possible de balayer d’un revers de la main la thèse selon laquelle l’augmentation de la température moyenne augmente. Surtout que des épisodes climatiques extrêmes sont là pour nous rappeler que les impacts sont aussi de cet ordre. Il n’y a qu’à voir les intempéries que connait actuellement le Pérou en lien avec le phénomène El Niño : ce dernier a provoqué des précipitations diluviennes et les inondations les plus importantes depuis 1998, causant la mort de 75 personnes au bilan actuel.
Concernant le processus onusien initié par la signature de l’Accord de Paris, il faut rappeler que le texte propose un cadre avec des objectifs, notamment celui de limiter à 2, voire 1,5°C, l’augmentation de la température moyenne à la surface du globe. Les États ont pour cela proposé des contributions nationales (INDC) encore insuffisantes et qui n’ont surtout pour la plupart que peu de traduction concrète. Il faut maintenant élaborer les politiques publiques qui permettront d’atteindre les objectifs d’atténuation. Mais il faut également déterminer, au niveau international, les règles de répartition des financements, par exemple de comptage des émissions, de publications et de suivi des résultats. Tout ce travail débuté à Marrakech doit être approfondi pour que l’Accord de Paris vive et ne soit pas une simple feuille de papier signé par 196 parties.

Donald Trump a annoncé des coupes drastiques des budgets touchant à l’environnement. Quelles peuvent être les conséquences d’une telle politique climato-sceptique pour les États-Unis et la planète en général ?

Pour les États-Unis, ces orientations vont clairement à rebours de tous les engagements pris par l’administration précédente. Les réductions sont historiques, tout comme l’augmentation du budget de la Défense, même si elle reste en deçà de ce qui avait été annoncé précédemment. Pour l’Agence de protection de l’environnement (EPA ; -31%), la NASA ou le département de l’Énergie (-5%), les coupes sont sèches et sont clairement destinées à mettre à mal les recherches sur le changement climatique et les programmes de préservation développés. La crainte principale est de voir disparaître une partie de l’expertise américaine, et donc mondiale, sur le climat. Certaines données ne sont en effet détenues que par la seule NASA ; la décision serait donc lourde de sens car elle conduirait à une réduction de nos capacités à comprendre le phénomène du changement climatique et par conséquent à y apporter des réponses pertinentes. Toutefois, et nombre d’acteurs l’ont souligné, il est loin d’être certain que ce budget soit adopté car il est abondamment critiqué par une partie des élus républicains, notamment sur les coupes concernant le département d’État. Ce dernier se voit pour l’instant amputé d’une partie de montants censés abonder le Fonds vert pour le climat (l’enveloppe de 3 milliards serait réduite à 2). De même, les normes de consommation imposées aux constructeurs automobiles pourraient être remises en cause car Scott Pruitt, directeur de l’EPA, et Elaine Chao, la ministre des Transports, en ont fait un objectif de leur mandat. Toutefois, la résistance s’organise : les maires de 30 villes du pays ont déclaré vouloir mettre 10 milliards de dollars sur la table pour faire l’acquisition de véhicules électriques que pourraient utiliser les services municipaux (polices, pompiers, etc.).
Bien que non voté, ce budget 2018 n’est donc pas une bonne nouvelle pour la lutte contre le changement climatique car cela pourrait être utilisé par d’autres États réticents à faire des efforts d’atténuation. Rappelons que l’Accord de Paris tire en grande partie sa légitimité et sa portée des choix que feront les deux principaux émetteurs que sont les États-Unis et la Chine. Toute défection de leur part ne manquerait pas d’être exploitée par d’autres pays. Toutefois, la Chine semble déterminée à poursuivre le développement des énergies renouvelables sur son territoire et à accroître son savoir-faire dans ce secteur.

Le 21 mars, quelques 120 personnalités économiques et académiques françaises ont signé un « Manifeste pour décarboner l’Europe », appelant le prochain président de la République à prendre des mesures concrètes contre le réchauffement climatique. Quel rôle peuvent jouer les entreprises dans la lutte pour une Europe décarbonée ? Comment interpréter cet appel ?

Les acteurs non-gouvernementaux sont désormais des moteurs en la matière. Ce sont eux qui portent à la fois les sujets sur le devant de la scène via les ONG mais aussi les volontés de transformations ; en attestent les positions souvent plus ouvertes de certaines collectivités territoriales par rapport au gouvernement central avec l’exemple californien. La COP21 a achevé de le démontrer, avec les résultats importants des campagnes Divest-Invest où des ONG ont obtenu de certaines entreprises ou structures qu’elles retirent leurs soutiens ou subventions aux énergies fossiles. Nombre de firmes ont des intérêts grandissants à développer les technologies et solutions qui permettront d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de GES. À cet égard, elles ont besoin, pour investir, de l’incitation et de la visibilité que peuvent leur procurer les orientations politiques et les cadres réglementaires élaborés par les États. Ces derniers ont fixé un cap, l’Accord de Paris, qui contient des objectifs. Il faut maintenant qu’ils se donnent les moyens de les atteindre en produisant les incitations nécessaires à la réorientation d’une partie des investissements économiques. Un des signaux importants reste le prix du carbone, qui, pour prendre l’exemple du marché européen, augmentera lorsque la quantité de quotas distribuée par la Commission européenne sera réduite. S’il atteint un prix significatif, autour de 25 ou 30 € la tonne, la réorientation des investissements suivra. Pour cela, la pression des acteurs de la société civile est nécessaire, tout comme la résistance des décideurs à certains lobbys industriels. C’est bien le politique qui doit donner le signal et la décision dépend donc du comportement des acteurs économiques mais également civils. Le « Manifeste pour décarboner l’Europe » va dans ce sens et cela finira par donner des résultats à moyen terme, même si le temps nous est compté.

Libye : quelles solutions pour éviter le basculement dans une troisième guerre civile ?

Fri, 24/03/2017 - 11:36

Près de six années après la chute du colonel Kadhafi, la Libye se trouve toujours dans un état de chaos et la multitude d’acteurs sur le terrain peinent à trouver un accord. Le point de vue de Kader Adberrahim, chercheur à l’IRIS.

Quelle est la situation actuelle des différentes forces en présence en Libye ?

Aujourd’hui, la situation est extrêmement mouvante et volatile mais on peut observer que deux grandes forces se dégagent. D’un côté, l’armée du général Khalifa Belqasim Haftar, originaire de Tobrouk, représente officiellement l’armée nationale, légaliste et loyaliste. Cette dernière constitue la force la plus disciplinée, la plus organisée et la mieux équipée. Cependant, il est paradoxal que le maréchal Haftar n’ait pas reconnu le gouvernement de monsieur Fayez al-Sarraj qui siège près de Tripoli, lui-même pourtant reconnu par la communauté internationale.
D’autre part, la deuxième grande force est celle des islamistes, très composite et divisée. Ces derniers sont présents à la fois à Tripoli mais également à Benghazi et à Syrte. Il faut également ajouter l’organisation terroriste de Daech qui reste présente sur l’ensemble de la Libye tripolitaine et cyrénaïque. Même si l’organisation a connu un certain nombre de revers militaires ces derniers mois, elle reste une force avec laquelle il faut compter et probablement avec laquelle il faudra composer dans une perspective de règlement général de ce conflit.

Après avoir démis Kadhafi en 2011, quelle posture adoptent aujourd’hui les puissances occidentales ? La Russie peut-elle bousculer les règles du jeu diplomatique ?

Ce sont la France et la Grande-Bretagne qui avaient déclenché la guerre en avril 2011. À l’époque, les raisons évoquées par ces deux pays étaient dites purement humanitaires, alors que la ville de Benghazi s’était soulevée contre le régime du colonel Kadhafi. Londres et Paris ont cependant totalement dévoyé la résolution 1973 des Nations unies, qui stipulait seulement une no-fly zone. Cette dernière consistait à bombarder les colonnes de l’armée libyenne, qui s’apprêtait à réprimer la population de Benghazi. En réalité, la France, la Grande-Bretagne et l’OTAN sont allées bien au-delà de ce mandat. Tout d’abord parce qu’elles ont effectué un déploiement des troupes au sol. Deuxièmement parce qu’elles ont éliminé le colonel Kadhafi et fait tomber son régime, sans avoir au préalable préparé une solution alternative. Or, c’est bien ce qui a conduit la Libye au chaos dans lequel elle est plongée aujourd’hui. Il semble aussi très probable et imminent que le pays bascule dans une troisième guerre civile. L’Occident porte donc une énorme responsabilité, à la fois politique mais également morale, dans la situation libyenne.
Par ailleurs, lors du débat aux Nations unies en 2011, les Russes et les Chinois n’avaient pas opposé leur véto à cette expédition militaire. Ils avaient plutôt accepté de se laisser faire et s’étaient donc abstenus. Aujourd’hui, les deux pays sont extrêmement méfiants, voire pour la Russie très en colère contre l’Occident de voir qu’elle a été trompée. C’est ce qui explique aujourd’hui que Pékin et Moscou soient, non pas des ennemis, mais plutôt des adversaires des intérêts occidentaux, à la fois sur le terrain syrien, irakien et libyen. Concernant la Libye, il est indéniable qu’il faille aujourd’hui compter avec la Russie sur l’ensemble de la Méditerranée orientale, allant de la Syrie jusqu’au Maroc. Moscou est en effet devenue un acteur très important en Libye puisque la Russie vient de déployer des forces spéciales pour soutenir le maréchal Haftar, dont elle est l’alliée. Le maréchal a d’ailleurs effectué plusieurs séjours dans la capitale russe et le gouvernement de Poutine lui apporte aussi un soutien important en termes de conseillers militaires, qui sont aujourd’hui présents sur le terrain libyen.

Les pays voisins de la Libye semblent de plus en plus se mobiliser en faveur d’une solution politique en Libye. Quel rôle jouent ces puissances régionales concernées ? Peuvent-elles réussir là où les Nations unies ont échoué ?

Les pays du Maghreb présentent des atouts que l’ONU n’a pas : ils n’ont pas participé à cette guerre en Libye et ils y étaient même très largement défavorables, bien qu’évidemment on ne leur ait pas demandé leur avis. L’Égypte est très proche du maréchal Haftar qu’elle soutient militairement, logistiquement et même diplomatiquement. La frontière entre l’Algérie, la Libye et la Tunisie, qui s’étale sur plus de 1 500 kilomètres, inquiète également du fait de sa porosité mais les alliances n’y sont pas très claires. L’Algérie représente tout de même un acteur ancien et important, qui sait exactement ce qui se passe sur le terrain et qui peut agir sur certains acteurs, notamment sur les islamistes dits modérés (c’est-à-dire qui ont une vision très intra-libyenne et non pas internationaliste de ce conflit).
Au-delà du Maghreb, le maréchal Haftar jouit également du soutien des Émirats arabes unis. Le président tchadien, Idriss Déby, a quant à lui très clairement déclaré à plusieurs reprises qu’il était très en colère de l’attitude de la France, pourtant un pays ami. Le Tchad est aussi extrêmement inquiet concernant sa frontière à l’Est avec la Libye, de peur que ne dégénèrent sur son territoire les conflits ethniques ancestraux qui n’ont jamais été réglés entre Touaregs et Toubous. La Turquie et l’Arabie saoudite jouent également un rôle important. Quant au Qatar, il fournit beaucoup d’argent à la coalition Fajr Libya (« Aube de la Libye »), qui contrôle la capitale Tripoli et différents bâtiments administratifs.
Il est donc nécessaire de tenter de coaliser toutes les énergies pour parvenir à une solution politique négociée entre les différentes factions libyennes. Que ce soit l’Algérie, le Maroc, le Tchad, la Tunisie, l’Egypte, tous ont des atouts à faire valoir. Toute la complexité et la difficulté aujourd’hui en Libye consiste à trouver des interlocuteurs fiables, qui soient capables de tenir leurs engagements. Or, les intérêts des factions libyennes sont extrêmement mouvants parce que ces dernières ne reposent pas sur cette idée d’intérêt général, qui est très couramment partagée en Europe et même au Maghreb. Il n’existe donc pas de conscience collective en Libye et c’est ce qui rend extrêmement difficile aujourd’hui d’avoir des interlocuteurs fiables. En réalité, on observe dans le pays davantage une démarche de type tribale ou culturelle, plutôt que la projection de la Constitution et de la construction d’un futur État libyen. L’opération est donc très difficile et cela risque « d’ensabler » la situation dans le pays, qui menace aussi aujourd’hui de déborder chez ses voisins algériens, égyptiens ou tunisiens.
Face à cette multitude d’acteurs régionaux ou lointains, il est donc absolument nécessaire de parvenir à trouver des points de convergence entre ces acteurs secondaires, afin qu’ils pèsent en faveur d’une solution inter-libyenne.

Syrie, « l’offensive à Rakka ne se fera pas dans l’immédiat »

Fri, 24/03/2017 - 09:37

Que représente Rakka pour Daech ?

Rakka est un peu la capitale de Daech sur la zone qu’elle contrôle en Syrie. C’était le noyau dur de la planification de certains attentats qui ont eu lieu en Europe. D’autres attaques ont sans doute été planifiées depuis Mossoul, en Irak, l’autre fief de Daech.

Comment va s’organiser la reprise de la ville ?

L’offensive à Rakka ne se fera pas dans l’immédiat, contrairement à ce qu’on a pu entendre. La coalition menée par les États-Unis veut d’abord couper les voies de communication menant à la ville, afin d’éviter que des combattants ne partent de Mossoul pour s’y replier. L’encerclement est réalisé avec le soutien de frappes aériennes quasi quotidiennes, qui sont réalisées dans 90 % des cas par les Américains.

L’offensive finale sera beaucoup plus complexe que celle qui est en train de s’opérer à Mossoul. En effet, on est dans une configuration militaire et politique différente. À Mossoul, les forces irakiennes sont soutenues par les milices et bénéficient d’un soutien aérien essentiellement américain. En Syrie il y a plusieurs protagonistes contre Daech : l’armée de Bachar Al Assad ; les milices iraniennes ; les forces kurdes avec principalement celles du PYD ; l’armée turque ; la coalition.

Si on peut considérer que l’armée de Bachar et les milices iraniennes « marchent ensemble », la situation est tout autre entre les Kurdes du PYD et l’armée turque, qui sont des ennemis historiques et qui se « disputent » la prise de la ville de Rakka. Au milieu, la coalition internationale essaye d’arbitrer ces conflits politiques. L’armée russe s’est ainsi déployée à quelques kilomètres des forces kurdes pour empêcher une attaque turque.

En quoi la conquête de Rakka est-elle importante dans la guerre contre Daech ?

D’un point de vue stratégique, la perte de la ville porterait un coup dur aux capacités opérationnelles de Daech. Pour autant, l’organisation ne sera pas détruite. La perte de sa base territoriale peut déboucher dans les mois qui suivent sur une multiplication d’attentats réalisés par des cellules terroristes dormantes. On rentrerait dans une nouvelle séquence du combat mené contre Daech, dans lequel les services de renseignements joueraient un rôle accru.

Recueilli par Guillemette Mahieux

L’Union européenne a soixante ans : comment continuer à avancer ?

Thu, 23/03/2017 - 15:07

Alors que l’Union européenne (UE) s’apprête à fêter les 60 ans du traité de Rome, le 6 mars dernier l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie s’étaient réunies à Versailles pour préparer cette échéance, ainsi que pour plaider l’idée d’une « Europe à plusieurs vitesses ». Le point de vue d’Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS

Dans quel contexte se préparent les soixante ans du traité de Rome ?

Si l’on se place du point de vue d’un Européen qui observe la marche du monde, l’UE ne semble pas traverser sa meilleure passe, c’est le moins que l’on puisse dire. D’une part, pour la première fois depuis que le projet d’intégration a été lancé, un pays souhaite en sortir. D’autre part, d’un point de vue économique, l’UE n’est pas encore tout à fait sortie du marasme. L’impression qui ressort est donc que d’un côté les choses vont moins bien, et que de l’autre, il ne se dégage guère de perspective de mieux-aller.

Outre-Atlantique, les Américains ont élu un président imprévisible qui tient des propos contradictoires et qui au mieux ne comprend rien à l’UE, au pire, lui semble ouvertement hostile. Les chocs se succèdent, de la crise de la dette souveraine à celle de la zone euro et de la crise grecque à celle des réfugiés : cette actualité néfaste paraît inextinguible à un Européen moyen et face aux deux ruptures stratégiques de 2016 que représentent le Brexit et l’élection de Trump, un citoyen se dit que l’UE ne peut que réagir.

Or, jusqu’à présent, les dirigeants européens s’en étaient sortis par la voie du consensus. Ils utilisaient ce qu’on appelle « l’ambiguïté constructive » pour résorber les divisions à moyen-terme, en comptant sur une dynamique européenne de fond. Cette méthode prend du temps mais elle a au moins permis à l’UE de survivre et d’avancer. A court-terme, toutefois, les médias donnent toujours l’impression que l’UE est divisée, morcelée et qu’elle recule. Tout le monde déplore alors le manque de cohésion mais chacun en appelle à une unité qui réponde d’abord à ses propres préoccupations.

La situation actuelle est un peu différente car pour la première fois, le statu quo à court terme fait surgir un risque de « détricotage » de l’UE. Les responsables politiques nationaux et européens ont commencé à prendre conscience de ce danger existentiel. On a pu observer avec la crise des réfugiés et la question de l’espace Schengen que certains principes fondamentaux européens sont reniés : le statu quo à court terme ne fonctionne donc plus car le contexte est trop défavorable et cela amène en réalité la communauté européenne à reculer progressivement.

Comment, alors, aller de l’avant ? Deux manières sont possibles : soit avancer à 28, soit le faire par groupes de pays qui sont plus motivés que d’autres sur certains dossiers. Le problème de l’Europe à 28 est que dans un climat de défiance vis-à-vis de Bruxelles, ce système ne fonctionne que sur un nombre de plus en plus restreint de dossiers. Dans la plupart des cas, il se produit une forme de consensus mou qui préserve tout juste le statu quo mais qui ne permet pas d’avancer : cette posture est en train de tuer à feu doux l’UE aujourd’hui.

Le projet d’une « Europe à plusieurs vitesses » plaidé par les quatre pays du sommet de Versailles est-il la bonne solution ? Concrètement, en quoi consisterait-il ?

Les quatre pays de Versailles ont raison de se résoudre à cette approche pour une raison très simple : les citoyens ne comprendraient pas que l’UE n’arrive pas à réagir à des évènements aussi importants que le Brexit et l’élection de Donald Trump. Ne rien faire laisserait une impression presque définitive aux citoyens que, peu importe comment le monde change, l’UE est incapable d’évoluer. Le 60e anniversaire du traité de Rome est justement l’occasion d’envoyer un message fort aux citoyens pour leur montrer que l’Europe peut avancer.

La proposition d’une Europe à plusieurs vitesses formulée par ces quatre pays est en fait la conclusion logique du diagnostic précédent. Elle consiste à dire que sur un certain nombre de dossiers, on peut avancer par petits groupes de pays, de manière à ce que ceux qui le souhaitent puissent progresser sans être entravés par les pays les plus réticents.

François Hollande a pris l’exemple de l’Europe de la défense pour plaider pour une Europe à plusieurs vitesses car il s’agit, effectivement, de l’un des dossiers où il est le plus difficile d’avancer avec l’ensemble des pays membres. Il faudrait que des États motivés se dotent d’une feuille de route avec des critères à respecter et des exigences de transparence accrues en matière de planification et de dépenses de défense. Par exemple, la création de la CARD, une revue annuelle de défense coordonnée, a pour but d’accroître la transparence en matière de planification de défense. Les pays motivés pourraient utiliser un mécanisme du traité de Lisbonne (l’article 42.6) sur la coopération structurelle permanente, afin d’avancer en utilisant les outils que Bruxelles a mis sur la table fin 2016. La France et l’Allemagne pourraient également proposer la création d’un conseil européen de sécurité qui serait sanctuarisé dans l’agenda du Conseil européen : les chefs d’États seraient obligés de débattre de sécurité et de défense chaque année. Paris et Berlin pourraient d’ailleurs préparer ce débat par un conseil franco-allemand de défense en amont du Conseil européen, comme nous le suggérions dans la contribution « French and German Defence: The Opportunities of Transformation », et comme le propose d’ailleurs Emmanuel Macron dans son projet européen.

Ce conseil de sécurité opèrerait avec l’ensemble des pays de l’Union européenne car il est important que chacun puisse dialoguer autour des questions de sécurité et de défense. Mais les projets avanceraient en comité restreint afin de pouvoir progresser sur des sujets concrets. Ce groupe restreint n’évoluerait cependant pas en vase clos : il devrait tenir informés le reste des pays européens, de manière à ce qu’ils puissent rejoindre le comité s’ils le souhaitent.

Quels sont les risques liés à cette vision d’une Europe à géométrie variable ?

Trois contre-arguments s’opposent à cette vision d’Europe à plusieurs vitesses. Le premier consiste à dire que le Brexit renforce la nécessité que les 27 pays européens fassent preuve de cohésion car si l’on crée de nouveaux motifs de division, la machine européenne risque de se briser.
Le deuxième contre-argument rejoint le premier : il se fonde sur le risque de créer des Etats européens de « seconde zone » sur certains dossiers. La perception pour ces pays de se sentir au deuxième, voire au troisième rang européen peut miner encore davantage l’unité de l’UE.
Le troisième contre-argument pointe les dangers de l’émergence d’une « Europe à la carte ». Cette vision tuerait aussi à petit feu l’UE car elle ouvrirait la possibilité que certains Etats coopèrent là où ils voient des bénéfices mais ne collaborent pas lorsqu’ils n’en voient aucun. Cela remettrait en cause le principe même de l’UE, qui est de peser davantage à 27 que tout seul.

L’Union risque de définitivement se couper de ses peuples si elle ne fait pas preuve d’une capacité tangible à réagir aux chocs qui la secouent. C’est pourquoi il est plus dangereux aujourd’hui de ne rien faire que d’avancer en petits groupes.

Un dernier aspect politique doit également être pris en compte : rien ne bougera véritablement avant l’automne, pour la simple et bonne raison que la France est obnubilée par l’élection présidentielle et que l’Allemagne le sera bientôt également. Or, toutes ces propositions doivent être poussées par la dynamique du couple franco-allemand.

Le cercle vicieux de la course aux armements

Thu, 23/03/2017 - 11:54

Donald Trump vient d’annoncer l’augmentation des dépenses militaires, actuellement de 600 milliards de dollars, de 9%, soit 54 milliards de dollars supplémentaires.

Dans son dernier discours sur l’état de l’Union en janvier 1961, le président et ex-général Eisenhower dénonçait l’importance du complexe militaro-industriel sur la détermination de la politique étrangère des États-Unis. Le débat de la campagne électorale entre Nixon et Kennedy portait en effet sur le fameux missil gap, fossé qui, selon Kennedy, donnait une avance à l’URSS en termes de nombre de missiles. C’est donc sur la base d’informations erronées que les États-Unis se sont lancés dans une course aux armements que les Soviétiques ont bien sûr suivie.

On ne voit pas l’utilité de l’augmentation annoncée par le président actuel, Donald Trump, si elle n’est pas assortie d’une stratégie claire. De plus, elle a lieu parallèlement à une coupe de 37% des crédits destinés aux départements d’État. Les programmes d’aides dans le domaine civil vont être sabrés, alors qu’ils peuvent jouer un rôle important pour la sécurité sur le moyen et long-terme. Trump donne ainsi raison au complexe militaro-industriel, qui est certainement le lobby le plus puissant aux États-Unis : l’industrie de défense et les casernes de l’armées sont réparties sur la totalité du territoire américain. Personne ne veut s’y opposer – Démocrates comme Républicains – au nom de la sécurité du pays. Mais il n’est pas certain que l’augmentation sans fin des dépenses militaires américaines ait une réelle incidence sur la sécurité. Le budget militaire américain était de 280 milliards de dollars en 2001 lorsque les États-Unis ont été frappés par les attentats du 11 septembre.

Même Barack Obama ne s’est pas opposé au complexe militaro-industriel, afin de ne pas être accusé de faiblesse. Malgré son désir d’appuyer sur le bouton reset dans les relations avec la Russie, il n’a pas remis en cause le principal programme qui envenime les relations Moscou/Washington : celui du système de défense anti-missile, qu’Obama avait pourtant qualifié de « système basé sur des technologies non prouvées, avec un financement inexistant pour une menace inconnue ».

Aujourd’hui, on assiste au niveau mondial à une nouvelle course aux armements, en dehors de toute rationalité. Le niveau des dépenses militaires est supérieur à ce qu’il était du temps de la guerre froide. Or, en 1990, lors du démantèlement du monde bipolaire et de l’implosion de l’URSS, on annonçait pouvoir enfin toucher les dividendes de la paix. Ils n’ont en fait été touchés que très provisoirement et les dépenses sont reparties de plus belle. La « menace du désarmement », comme le disait un jour un général, a été durablement écartée.

La course aux armements a également lieu en Asie qui connait une augmentation continue des dépenses militaires chinoises, suscitant par réaction une hausse de celles du Japon et des autres pays régionaux. Pendant très longtemps, le Japon a limité ses dépenses militaires à 1% du PIB, limitation aujourd’hui remise en cause.

Les rentrées d’argent dues à l’augmentation des ressources pétrolières ont notamment permis d’augmenter les dépenses militaires des pays du Golfe. L’Arabie saoudite a un budget militaire de 80 milliards de dollars, soit 20 milliards de plus que la Russie, qui bénéficie pourtant d’une place stratégique plus importante. L’Iran va certainement également accroître ses propres dépenses.

Donald Trump avait déclaré que l’OTAN était obsolète et avait menacé du retrait américain de l’organisation. Il n’en est finalement rien mais, de peur que les États-Unis s’en aillent, les pays européens risquent d’augmenter leurs dépenses militaires à hauteur de 2% du PIB, comme réclamé par Washington. Les Américains insistent en effet sur le burden sharing, le partage du fardeau des dépenses militaires. Par contre, ils restent muets sur le power sharing, alors que l’OTAN reste avant tout entre leurs mains.

Conscients qu’une course incontrôlée aux armements pouvait entraîner les grandes puissances dans un gouffre financier et que son caractère imprévisible créait un climat de méfiance internationale, Nixon et Brejnev avait mis en place un système d’Arms Control. Durant la guerre froide, ce dernier avait contenu l’augmentation infinie des dépenses militaires. La course aux armements constituait un cercle vicieux où chacun augmentait ses propres dépenses, de peur que l’autre ne le fasse également. Finalement, ce phénomène stimulait les uns et les autres mais amenait de l’insécurité, de par l’imprévisibilité qu’il provoque. Or, la stabilité nécessite de la prévisibilité. Mais le système d’Arms Control n’est plus.

Si du temps de la guerre froide, il suffisait que Moscou ou Washington s’entendent pour limiter leurs dépenses, dans un monde émietté, il n’y a ni centre de pouvoir ni organe collectif de sécurité : chacun se lance dans une course, justifiant l’augmentation de ses propres dépenses par l’augmentation des autres pays, qui eux-mêmes y participent. Malheureusement, on peut penser que cette course lancée ne sera pas rapidement stoppée et que les besoins civils importants, y compris en termes de sécurité, ne seront pas couverts. L’aspect militaire est bien sûr important mais la sécurité ne dépend pas que des facteurs militaires. Or, sous des prétextes divers et fallacieux, les pays donnent désormais la priorité à l’aspect militaire de la sécurité, ce qui va se traduire dans les faits par une plus grande insécurité.

« La stigmatisation de l’islam a donné à la France une image d’intolérance »

Thu, 23/03/2017 - 09:48

Dans son livre « Je t’aimais bien tu sais ! Le monde et la France : le désamour ? » (éd. Max Milo), Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), explique « comment la France, le pays le plus populaire au sein du monde musulman, est devenu malaimé. » Ou comment l’Hexagone a perdu de sa superbe depuis 2004.

Le titre de votre livre sonne un peu comme une déception amoureuse…

Pascal Boniface : Oui, c’est tout à fait ça, la France était extrêmement populaire auparavant, elle l’est toujours, mais moins. Mon livre, ce n’est pas « Je ne t’aime plus » mais « Je t’aime moins qu’avant. » Il y a effectivement une perte de popularité de la France qui n’est pas totale, mais qui est réelle. Ce livre, c’est plutôt un cri d’alerte pour appeler le prochain président à se ressaisir et à prendre des décisions qui puissent faire que la France retrouve sa popularité à l’étranger. Une popularité qui s’éteint et qui s’efface progressivement.

Vous espérez un président qui reprenne la France en mains ? A première vue, cela semble mal parti…

Il faut voir effectivement, parce que, pour l’instant, il n’y a pas de débat sur l’international, ou trop peu. On a l’impression que les débats entre les candidats à la présidentielle se sont résumés au terrorisme et pas du tout de façon globale sur l’euro ou la place de la France dans le monde. Effectivement, on peut dire que les débats, pour l’instant, n’ont pas vraiment pris un tournant sur les questions régaliennes. Il nous faut un président qui ranime le vouloir vivre-ensemble à l’intérieur et qu’il ait une politique étrangère plus indépendante et plus emblématique à l’extérieur.

« L’image de la France s’est dégradée »

L’obsession des politiques pour l’Islam peut-elle porter préjudice à la France ?

Je constate que l’image de la France s’est dégradée, d’une part car la diplomatie française est moins flamboyante qu’auparavant, mais aussi car les débats internes sur l’Islam — qui sont des débats de stigmatisation — ont donné à ce pays une image d’intolérance, alors qu’une grande partie de son prestige était dûe à son image d’ouverture et de tolérance. Nous vivons dans un monde globalisé et les débats internes ont des répercutions internationales. Et dans la mesure où le débat sur l’Islam est caricatural et excessif, on donne un peu cette image de pays fermé sur lui-même, de pays intolérant. Nous sommes en train de perdre une partie de cet avantage d’ouverture et de tolérance.

L’Islam risque pourtant d’être, pour encore longtemps, au cœur de la campagne présidentielle…

C’était pire pendant les primaires, certains candidats ont fait de l’Islam une question majeure et on peut constater que ceux qui l’ont fait — Nicolas Sarkozy, Jean-François Copé, Manuel Valls — ont perdu les primaires. Pour la présidentielle, on voit quand même que les débats sont un peu plus politiques, moins centrés sur l’Islam de façon négative. Plus que les politiques, ce sont aussi les médias qui ont cette obsession. J’ai fait dans mon livre une recension de toutes les couvertures de magazines stigmatisant les musulmans. Le climat actuel n’est pas une surprise quand on fait la somme de toutes ces Unes et également de tous les débats télévisés qui sont, parfois, menés de façon caricaturale.

« Beaucoup de politiques ont pensé qu’un discours antimusulmans viendrait accroître leur popularité »

Politiques ou médias, qui est le plus responsable ?

La part de responsabilité est partagée, parce qu’il y a beaucoup de politiques qui ont embrayé sur ce thème en pensant qu’un discours antimusulmans viendrait accroître leur popularité. Mais une fois encore, ceux qui ont joué ce jeu pendant les primaires ne les ont pas gagnées.

La France a récemment voulu jouer un rôle de médiateur en faveur de la paix au Proche-Orient. Etait-ce un sommet voué à l’échec ?

Le but de cette conférence était d’essayer une dernière fois de régler le conflit de façon diplomatique. En cas d’échec, Laurent Fabius avait affirmé qu’il y aurait une reconnaissance automatique de la Palestine. Mais François Hollande, qui s’y est engagé fin 2012, ne l’a pas fait. La conférence a eu lieu et Israël n’a pas voulu y participer. François Hollande a réitéré le fait qu’il n’y aurait pas reconnaissance. Là encore, la France a perdu de sa popularité, car parmi les pays occidentaux, c’était l’un des seuls à défendre les droits du peuple palestinien. Le fait qu’on y renonce par manque de courage politique contribue, à sa façon, à l’effacement de notre popularité.

La France est-elle encore le pays des droits de l’Homme ?

Elle les défend moins qu’avant à l’étranger et la prolongation de l’état d’urgence peut poser problème à l’intérieur.

Des solutions existent-elle pour regagner ce prestige ?

D’une part, en luttant réellement et pas seulement verbalement contre les discriminations à l’égard des musulmans sur le plan de la politique intérieure. D’autre part, en redonnant un peu de flamboyance avec une politique étrangère plus forte.

On parle beaucoup du conflit palestinien mais la situation, par exemple, des Rohingya est sous-médiatisée. Pourquoi cette géométrie variable dans nos indignations ?

Car le Proche-Orient est quand même à côté de chez nous, nous avons une histoire avec sa région : il y a en France une importante communauté juive et musulmane, et c’est vrai que les Rohingya, ça nous paraît plus lointain, même si les violations sont importantes. Le fait que cela se déroule à des milliers de kilomètres et que cela a moins à voir avec l’histoire immédiate fait que cela n’agite pas autant les débats en France.

Entretien réalisé par Yunes Bel Hadj

De l’OMS et de sa gouvernance : quels enjeux pour le futur directeur général ?

Wed, 22/03/2017 - 11:26

L’élection présidentielle américaine a occupé notre automne, choqué notre hiver et aujourd’hui encore on parle de campagne électorale : en France, en Allemagne, en Équateur, en Mongolie, aux Pays-Bas, en Iran… Derrière cette agitation se cache depuis quelques mois une autre élection, plus confidentielle mais pour autant aussi importante : celle de la direction générale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le 25 janvier 2017, après un « grand oral » où cinq candidats ont pu présenter leurs visions et priorités pour l’OMS de demain, le conseil exécutif de l’organisation a sélectionné par vote les trois derniers finalistes : le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, le Dr David Nabarro et le Dr Sania Nishtar. Et c’est le 27 mai prochain que l’assemblée mondiale de la santé nommera le nouveau directeur général de l’OMS pour les cinq prochaines années, voire les dix prochaines.

Des candidats cosmopolites pour un poste à haut profil

Autour du Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, les foudres se déchainent. Seul non-médecin (M. Tedros est docteur en philosophie) en lice, il ne laisse personne indifférent et ne se sied pas de la neutralité. On l’adore ou on le hait. Sur le papier, il est le directeur général idéal. Parcours exemplaire en Éthiopie, son pays d’origine, il enchaîne les postes à responsabilité et occupe le ministère de la Santé de 2005 à 2012. Il entame alors une réforme du système de santé du pays en améliorant l’accès aux soins pour des millions d’Éthiopiens et en travaillant sur le problème de manque de ressources humaines en santé. Sous son mandat, plus d’une dizaine de facultés de médecine ont ouvert en Éthiopie et le pays devient un modèle reconnu dans le renforcement des systèmes de santé. M. Tedros reprend aujourd’hui cette thématique dans son programme pour l’OMS de demain : réformer l’organisation en la tournant vers l’opérationnalité, les résultats et la santé pour tous. Vision à laquelle il ajoute l’assurance de la sécurité sanitaire, un focus sur les femmes, enfants et adolescents, ainsi que sur les conséquences du réchauffement climatique.

Dr Tedros a joué un rôle déterminant dans de nombreux fonds globaux, dont le paludisme, le VIH et la vaccination (Gavi). En 2012, il devient ministre des Affaires étrangères. D’autre part, étant adoubé très tôt par l’Union africaine et étant le seul candidat africain à la succession du Dr Margaret Chan, le Dr Tedros pourrait bénéficier de la règle de l’alternance géographique. Usage qui aurait pu être une voie royale pour le Dr Tedros, l’Afrique n’ayant à ce jour jamais été à la tête de l’OMS, si le comité exécutif n’avait pas décidé cette année de prendre une décision basée sur les compétences et non sur l’origine géographique du candidat. Arrivé en tête lors du vote préliminaire (30 voix) par le conseil exécutif qui désigna les 3 candidats finalistes, le Dr Tedros pourrait être désigné comme « favori ». Cependant, quelques failles entachent le vernis de sa « très chère » candidature. Plusieurs questions font jour, dont l’origine des énormes moyens qui financent sa campagne. Notons également les voix qui s’élèvent depuis l’Éthiopie (et ailleurs), où étonnement et indignation se partagent l’affiche face à la candidature du Dr Tedros. Agacement qui a mené certains Éthiopiens à venir manifester jusque devant le siège de l’organisation à Genève, pendant que leur « champion » présentait son programme au comité de sélection. Quelques ombres planent en effet sur son parcours : corruption, contestation de ses résultats en tant que ministre de la Santé, participation à un gouvernement accusé d’avoir violé les droits de l’Homme… Lorsque certains évoquent l’accès aux soins qu’il a renforcé en Éthiopie en multipliant le nombre de médecins, les autres rétorquent que la qualité ne se suffit pas de la quantité. Entre autres, le manque de professeurs, de livres et de services compétents pour accueillir les nouveaux étudiants ont amené certains observateurs extérieurs à se demander si cette nouvelle génération de médecins mal formés ne risque pas de créer plus de problèmes qu’elle n’est censée en résoudre.

Le Dr Sania Nishtar, première femme cardiologue au Pakistan et ancienne ministre des Sciences et technologie, Education, Information et Télécom, milita pour obtenir le rétablissement du ministère de la Santé dans son pays. Elle est également la fondatrice de l’ONG Heartfile, qui analyse les politiques de santé et promeut les solutions innovantes à l’amélioration du système de santé pakistanais. Elle présente un parcours des plus polyvalents : ministre, fondatrice d’ONG, auteur, clinicienne… Le Dr Nishtar axe aujourd’hui sa campagne sur la nécessité pour l’OMS de promouvoir les partenariats autant avec les autres institutions de l’ONU, qu’avec les ONG et le secteur privé. Ses engagements sont portés sur l’interaction santé-climat, sur un soutien aux pays pour la réalisation des objectifs du développement durable, ainsi que sur une opérationnalité renforcée lors des urgences sanitaires. Pour passer de la théorie à la pratique, le Dr Nishtar souhaite s’appuyer sur de nouveaux modèles de financement, le tout dans une transparence qui se veut exemplaire. Les 28 voix obtenues lors du vote par le comité exécutif la placent en seconde position pour le dernier round. Toutefois, si finalement l’OMS choisissait de laisser parler l’origine géographique des candidats, cela occulterait très rapidement la candidature du Dr Nishtar originaire d’Asie, tout comme le Dr Chan, actuelle DG de l’OMS. Le Dr Nishtar a été candidate en 2015 à la nomination du Haut-commissaire de l’UNHCR, durant laquelle elle s’est retrouvée en sélection finale face à trois candidats occidentaux, évoquant l’expérience de ses parents qui accueillaient des réfugiés afghans chez eux en 1979. Certains pensaient que nommer un commissaire originaire d’un pays d’accueil de réfugiés aurait permis de donner un signal fort sur l’importance de réunir toutes les parties prenantes pour résoudre cette problématique. Moins de six mois après la nomination de Mr Filippo Grandi à la tête de l’UNHCR, Dr Nishtar était déjà en pleine campagne pour la présidence de l’OMS. Opportunisme ou défaut de ciblage en 2015 ?

Le Britannique Dr David Nabarro a, quant à lui, récolté 18 voix mais il faut également noter la présence lors de ce vote de deux autres candidats européens : le Français, Pr Philippe Douste-Blazy, ainsi que l’Italienne, Dr Flavia Bustreo, qui ont chacun récolté 14 voix. La redistribution de ces 28 voix « européennes » sera à coup sûr déterminante dans la nomination fin mai prochain du prochain DG de l’OMS. La loyauté régionale n’est pour autant pas évidente. Le Dr Nabarro, soutenu de façon moins franche par son gouvernement, ainsi que la perspective du Brexit, ne prédisposent pas les pays européens au soutien inconditionnel du candidat britannique. Le Dr Nabarro cumule 30 ans d’expérience dans les domaines de la santé publique, de la nutrition et du développement. Ayant rejoint les rangs de l’OMS en 1999, il jouit d’une grande connaissance du fonctionnement intrinsèque de l’organisation. Il a enchaîné depuis lors une dizaine de nominations par les secrétaires généraux successifs de l’ONU pour gérer les grandes thématiques de notre temps, la malnutrition et la promotion de la sécurité alimentaire. Il occupait jusqu’à récemment le poste de conseiller spécial du Secrétaire général des Nations unies pour le Programme de développement durable à l’horizon 2030. Dans son programme, le Dr Nabarro expose sa vision d’une organisation débarrassée de sa lourdeur administrative et bureaucratique, qui fonctionnerait davantage sur un mode horizontal. Programme dans lequel on retrouve les grandes lignes de ce qui a fait son parcours jusqu’à aujourd’hui : l’alignement sur les Objectifs du développement durable (ODD), en faisant évoluer l’organisation vers une structure plus horizontale, interdisciplinaire et intersectorielle ; le rétablissement de la confiance des pays pour faire de l’OMS un partenaire fiable, afin de travailler à l’aboutissement des ODD ; la promotion des politiques sanitaires centrées sur l’individu ; et bien sûr la transformation de l’OMS pour répondre aux flambées épidémiques.

Le Dr Nabarro fut celui à qui on demanda de lutter contre Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014. Sa mission était de « définir l’orientation stratégique pour la riposte face à la flambée de maladie à virus Ebola en Afrique de l’Ouest ». Mission décidée pour août 2014, alors que le virus comptait déjà à son actif 1711 cas, 932 décès et que 9 nouveaux cas suspects venaient de se déclarer au Nigeria. (Rappelons que le virus s’était retrouvé à Lagos, mégapole du Nigéria de plus de 13 millions d’habitants, par le biais d’un vol commercial). Le 8 août 2014, après le cri d’alarme de Médecins sans frontières (quasiment le seul acteur sur le terrain pendant que l’OMS annonçait qu’il n’y avait pas lieu de fermer les frontières), l’OMS déclare enfin une urgence de niveau 3. La crise Ebola est l’un des chocs qui a ébranlé la crédibilité de l’OMS ces dernières années auprès de l’opinion publique et des différents acteurs de la société civile. Une crise qui en deux ans a fait plus de 11 000 victimes et pour laquelle le Dr Nabarro déclare lui-même en décembre 2015 à la fin de sa mission : « En l’espace de quelques mois, nous avons vu le nombre de cas commencer à diminuer, essentiellement parce que les gens eux-mêmes ont pris leur destin en main et se sont approprié la riposte. » C’est à peu près le ressentiment des gens sur le terrain (population, société civile, ONG, staffs médicaux) après avoir été livrés à eux-mêmes avec un manque de moyens, de connaissance, de formation, de matériel, de ressources humaines, etc. Cette mission était probablement aussi nécessaire que trop tardive, avec une réponse mal coordonnée et un personnel sur le terrain à peine formé. À voir s’il faut encenser le Dr Nabarro pour avoir accepté cette mission kamikaze ou s’il faut se poser d’autres questions.

Début 2014, lors du Global health cluster (GHC au siège de l’OMS) réunissant les différents acteurs santé travaillant en partenariat avec l’OMS, s’est posée la question : « Comment faire pour éviter la propagation du virus Ebola ? Comment faire pour protéger nos équipes terrains ? ». Les représentants de l’organisation ont répondu : « Allez voir MSF (Médecins sans frontières) ». Notons que les rôles princeps de l’OMS sont : prendre la tête de file concernant les questions essentielles de santé ; Fixer des normes et des critères ; Fournir un appui technique. Trois des six tâches phares de l’organisation balayées en trois petits mots…. Aussi, ce jour-là pour de nombreux acteurs, l’OMS a perdu le peu de confiance qu’on lui attribuait encore.

Et pourtant, on veut encore croire en l’organisation. Il devient urgent pour l’OMS de se réinventer pour ne pas mourir dans l’indifférence générale. La société civile s’organise et commence déjà à marcher dans les pas de ce que devrait être aujourd’hui l’organisation, notamment par le biais de MSF – dont le rôle primordial dans la crise Ebola n’est plus à démontrer (notons la première place de MSF au classement 2015 par NGO Advisor, ainsi promu « meilleure ONG mondiale ») – et de la création de la Coalition for epidemic preparedness innovations (CEPI) en janvier 2017. Cette dernière ambitionne de mettre en place un nouveau système afin de contrer les obstacles au développement des vaccins contre les épidémies risquant de devenir pandémie. Le CEPI est une initiative des gouvernements norvégiens, indiens (rappelons ici la place centrale de l’Inde comme centre de développement de vaccins et de médicaments à faible coût), du Forum économique mondial et de la Bill & Melinda Gate Foundation. Cette coalition a été créée suite aux évaluations « de haut niveau de la réaction à Ebola réalisées par des experts qui ont conclu que le système actuel était défectueux »[1].

Comment redonner à l’OMS une place légitime au sein de la santé globale ?

La deuxième moitié du siècle dernier a été la plus importante jamais vécue en termes d’amélioration de santé au niveau global. Les ATB, l’hygiène et quelques autres innovations au final « assez peu » coûteuses (sur le terrain) ont permis des progrès indéniables. Nous sommes actuellement arrivés aux limites de ce système fonctionnant au « quick win ». Après avoir mis sous perfusion la santé dans les pays en développement, il faut dorénavant favoriser la construction de véritables systèmes de santé. Soutenir la construction d’une vingtaine de facultés de médecine sans matériels, ni professeurs, n’est ni adaptée, ni souhaitable. Il faut dorénavant penser des politiques sur le long terme qui soient structurées, cohérentes et de fait… coûteuses. Le défaut de financement actuel de l’OMS représente assez bien l’intérêt que représentait hier – et parfois encore aujourd’hui -, la santé dans les considérations internationales. En 2017, l’OMS fonctionne avec un quart du budget de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP). Quand on connaît les difficultés de l’APHP pour assurer sa mission (délai d’attente, manque de personnel, condition de travail pour le personnel, etc.), il est aisé de se rendre compte de l’impossibilité pour l’OMS de remplir ses objectifs sans réajustement substantiel de son budget.

Depuis le début de cette campagne, chacun soutient son candidat. L’Afrique derrière le Dr Tedros, l’Inde derrière le Dr Nishtar – sous prétexte qu’elle aurait la meilleure compréhension des challenges auxquels le sous-continent sud-asiatique est confronté – et les Occidentaux derrière le Dr Nabarro. Les réseaux sociaux pullulent de messages de félicitations « au Dr Tedros qui a devancé tous les candidats occidentaux au premier round de l’élection du nouveau DG de l’OMS », ou encore « c’est une femme, elle saura mieux répondre aux challenges auxquels font face les femmes en termes de santé ». Au niveau gouvernemental, même combat : il faut à tout prix placer son candidat aux plus hauts postes de l’ONU pour gagner en influence et leadership. L’humanité n’a toujours pas compris qu’elle était faite pour vivre ensemble.

Un directeur général pour l’Organisation mondiale de la santé. Il faut parfois savoir développer l’acronyme pour se rendre compte que nous sommes tous concernés. Aujourd’hui, nous sommes tous différents c’est vrai, mais surtout tous semblables. Le système human leucocyte antigen (HLA) se fiche de votre origine, de votre religion ou de votre statut social, tout comme le human Immuno deficiency virus (HIV) et l’anophèle porteuse du paludisme d’ailleurs. Pareillement, peu importe si le prochain DG est pakistanais, éthiopien ou anglais : nous souhaiterions juste un/e DG qui, en sortant de son bureau au 7e étage à droite en sortant de l’ascenseur, redonne à l’OMS son essence et sa crédibilité.

Un/e DG qui trouverait un moyen d’augmenter de façon pérenne son financement et de ne plus dépendre des contributions « ciblées » des pays qui l’entravent dans la réalisation des objectifs à long terme. Peut-être même arriver à convaincre ses contemporains de l’importance d’investir enfin dans la santé et de travailler avec les gouvernements pour se servir de leurs grandes entreprises « pathogènes » afin de financer et de promouvoir la santé. (Disons dans le désordre : l’industrie des sodas, des barres chocolatées, les constructeurs automobiles, l’industrie du pétrole, du charbon, des transports, du tabac, des jeux-vidéos, l’industrie de l’armement, etc.) Il s’agit de repenser l’organisation, de sortir de sa bureaucratie handicapante, d’accélérer les processus, mais surtout d’en finir avec cette réforme si chronophage. Il faudrait reconnecter l’organisation à la réalité du terrain, gagner en opérationnel et soyons fou : avoir son propre « MSF » ! Il est aussi temps de travailler la communication et le leadership entre les bureaux régionaux et le siège, d’évaluer et (in)valider les facultés de médecine/sages-femmes/infirmiers, pour qu’à travers le monde on cesse de se retrouver avec des médecins dont le cursus ne dépasse pas 18 mois (!).  L’OMS doit sortir de cette vision verticale, autant en termes de politique de santé, qu’en termes de prise en charge du patient. Aussi, on ne devrait pas avoir à trancher entre les attentes de certains acteurs, qui souhaitent voir l’OMS endosser le rôle de « pompiers » en cas d’épidémie, et d’autres qui attendent une aide à la construction des systèmes de santé ; mais il s’agit plutôt d’assumer les deux fonctions (cf. « Art 2- FONCTIONS » C et D de la constitution de l’OMS.

En relisant la constitution de l’OMS pensée, écrite et entrée en vigueur en 1948, on retrouve la quasi-totalité des programmes des candidats : les partenariats, l’assistance technique en cas d’urgence, l’aide aux gouvernements à renforcer leurs services de santé, l’établissement et l’entretien des services d’épidémiologie et de statistique… Que devons-nous en penser bientôt 70 ans plus tard ? Je ne veux pas croire que la seule nouveauté de ce XXIe soit l’impact du changement climatique sur notre santé…

[1] WHO Ebola Interim Assessment Panel, Harvard-LSHTM Independent Panel, US National Academy of Medecine and the UN Secretary General’s High level Panel.

Rompre le globish sécuritaire, Noirs de France et du Brésil

Tue, 14/03/2017 - 18:47

Des jeunes noirs manifestent depuis plusieurs années au Brésil pour dénoncer ce qui pour eux est un « génocide ». Le mot est fort, excessif et inadéquat. Le surcroit de décès de jeunes noirs victimes de méthodes policières brutales est cela dit bien réel. En France, plusieurs jeunes banlieusards noirs sont décédés à l’occasion d’interpellations policières. Le périmètre des bavures au Brésil et en France est différent. Mais les excès n’ont-ils pas un sens parallèle ? Comment le savoir, quand le Brésil dans les médias français est réduit au football et au carnaval ?

Les médias, et plus particulièrement ceux qui informent en continu, ignorent la situation brésilienne. Le rapprochement qui est fait l’est toujours avec les décès d’adolescents noirs aux Etats-Unis. La référence systématique et unique, quelle que soit la situation, à une réalité étalon puisée dans le puissant vivier des médias, des canaux d’influence et du cinéma rayonnant à partir des Etats-Unis est réductrice. D’autant plus que le vocabulaire, américanisé, canalise l’analyse vers le seul référent nord-américain. Un Noir n’est-il pas désormais en France un « Black » ? Un quartier en difficulté, le « Bronx » ? La contestation de l’ordre paradoxalement ne passe-t-elle pas aussi par la copie de modèles musicaux (le rap) qui ont la même origine ?

Comportement de la police, racisme et législation sur le port d’armes sont différents en France et aux Etats-Unis. Comme ils le sont entre Brésil et France. Il y a autant de situations que de pays. Avant de se risquer à chercher un mètre applicable à toutes les réalités discriminatoires, il conviendrait de prendre conscience de leur diversité. Il y a des Noirs mêlés à des réalités sociétales et policières conflictuelles en Afrique, au Brésil, aux Etats-Unis, en France, voire en Belgique, en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. Les Noirs d’Afrique sont-ils victimes de traitements policiers discriminatoires ? La question est aujourd’hui sans objet avec la disparition de la discrimination raciale en Afrique du Sud. Les problèmes posés par le maintien de l’ordre et ses bavures, il y en a, du Burundi à la Somalie, en passant par le Mali, relèvent d’autres dynamiques.

La discrimination concerne des pays à population mêlée. La France et l’Europe sont effectivement de plus en plus concernées. L’héritage colonial et l’appel d’air des Trente Glorieuses ont déplacé des centaines de milliers de Noirs vers la Belgique, la France et le Royaume-Uni pour l’essentiel. La coloration de la population peut donc, d’un point de vue qualitatif, voire de plus en plus quantitatif, justifier un comparatif avec les Etats-Unis. D’autant plus que les niveaux de développement et de vie sont assez voisins. Mais la comparaison, si comparaison il y a, ne peut pas se limiter aux seuls Etats-Unis.

Plus de 11 millions d’Africains ont été déportés sur le continent américain. Seule une minorité a été débarquée en Nouvelle-Angleterre et aux Etats-Unis. Les estimations faites par les historiens la chiffrent à 400 000 personnes. Où sont donc allés, contraints et forcés, les autres ? A plus de 4 millions au Brésil, colonial et indépendant. Et le gros du reliquat dans les différentes îles de l’arc antillais, dans la colonie française de Saint-Domingue en particulier.

Le regard porté par les sociétés démocratiques d’aujourd’hui en Amérique et en Europe sur les personnes originaires d’Afrique n’est pourtant pas le même. Les uns ont souffert la colonisation. Les autres ont été réduits en esclavage. Les hiérarchies sociales, non dites, reflètent ces réalités différentes. Le passé colonial a fabriqué un racisme paternaliste, le Noir Banania. Le passé esclavagiste a créé des barrières et des préjugés bien plus insurmontables. La comparaison la plus pertinente ici serait celle qui rapproche les situations du Brésil et des Etats-Unis. A condition malgré tout de prendre en compte la législation sur le port d’armes, autorisé aux Etats-Unis mais interdit au Brésil. Ainsi que les niveaux de développement encore très éloignés.

Le regard porté par la société et donc par ses institutions, dont la police, est cela dit hiérarchisé ici en France et là, au Brésil et aux Etats-Unis. La cohabitation citoyenne peine à accepter pleinement l’égalité. Elle est difficile pour les anciennes puissances coloniales. Elle l’est bien davantage dans les pays qui ont été esclavagistes jusqu’en 1865 aux Etats-Unis et 1888 au Brésil. La cohabitation est rendue d’autant plus conflictuelle que pour beaucoup d’évangélistes, actifs et organisés au Brésil, les religions afro-brésiliennes (candomble, macumba), sont considérées démoniaques. La statistique globale surprend, d’autant plus qu’elle est tue par les grands médias internationaux. Mais elle est cohérente avec cet environnement culturel et historique. Bon an mal an, 50 000 personnes meurent de façon violente au Brésil : 58 400 en 2015, soit un taux de 28,6 pour cent mille habitants, trois fois plus qu’aux Etats-Unis. Bien sûr, beaucoup meurent du fait d’actes délinquants ou de violences familiales. Mais plusieurs milliers sont victimes de la police : 3 345 en 2015. Chaque jour, selon le quotidien Folha de São Paulo, 9 personnes tombent sous les balles de la police brésilienne[1]. De façon générale selon un sondage réalisé par l’association « Fôrum Brasileiro de Segurança Publica » (Forum brésilien de sécurité publique), 53% des Brésiliens ont peur de la police, chiffre s’élevant à 59% quand il s’agit de la police militaire. Ce chiffre fait un bond de 60% et 67% chez les 16-24 ans[2]. Les jeunes noirs sont statiquement les premiers visés.

L’écart entre décès par homicide des Blancs et des Noirs représente du simple à plus du double : 10,7 pour 100 000 habitants pour les Blancs et 27,4 pour les Noirs en 2016, selon une étude que vient de publier la Flacso (faculté latino-américaine de sciences sociales). Cet écart moyen peut être beaucoup plus élevé dans certains Etat comme l’Alagoas dans le Nord-Est du pays. 70% des personnes décédées par homicide sont noires et jeunes. Le cinéma brésilien, depuis Pixote, et c’est à son honneur, a rapporté le sort détestable réservé aux jeunes envoyés en centres de rééducation. Le film a été réalisé en 1981. Il y a quelques mois, un fonctionnaire de justice de l’Etat de Pernambouc dénonçait les tortures et morts violentes d’enfants en « rééducation » dans les établissements de cette partie du Brésil[3]. La conclusion tirée de ces statistiques et de ces comportements par la journaliste Maria Carolina Trevisan est rude : « les premiers à mourir sont jeunes et noirs (..) ce n’est pas pour rien que le Brésil a été le premier pays importateur d’esclaves africains et celui où l’esclavage a été maintenu le plus tardivement ».

[1] Folha de São Paulo, 28 octobre 2016

[2] In O Clobo, 2 novembre 2016

[3] In Brasileiros, 25 novembre 2016

Turquie : comment l’Europe doit-elle réagir aux provocations de Erdogan ?

Tue, 14/03/2017 - 18:43

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

Jeux olympiques 2024 : Paris en ballotage favorable

Tue, 14/03/2017 - 16:03

Depuis le retrait de Budapest, il ne reste plus que deux villes candidates, Los Angeles et Paris, pour recevoir les Jeux olympiques (JO) en 2024. La décision sera prise par le Comité international olympique (CIO) le 13 septembre 2017, lors de sa prochaine réunion à Lima.

Quels critères orienteront plus particulièrement le choix du CIO ? Ses membres ont des motivations différentes : un président de fédération est soucieux de développer son sport quand un président de comité national observe les retombées pour son pays. Une personnalité, quant à elle, aura ses motivations propres. La décision ne sera donc pas prise en fonction des intérêts de Paris et de Los Angeles mais bel et bien en fonction de ceux du CIO et de ses membres. Alors que le CIO, très attaché à son image, a été attaqué récemment sur ses valeurs, Paris présente des avantages sur ce terrain.

Le dossier technique est excellent. Tous les grands monuments de Paris, y compris le château de Versailles, seront utilisés pour en faire le théâtre de Jeux qui s’annoncent spectaculaires. À Rio, l’un des problèmes majeurs était lié à l’extrême lenteur des transports. Ces derniers étaient parfois responsables de tribunes vides, faute de spectateurs – voire même de membres du CIO – ayant pu arriver à temps à la compétition. À Paris, le fait que toutes les infrastructures soient accessibles rapidement par les transports en commun entre le village olympique et le centre-ville représente un argument essentiel, contrairement à Los Angeles. Avec l’agenda 2020, afficher des Jeux respectueux de l’environnement est effectivement important pour le CIO. Mais le dossier technique ne fait pas tout.

A Paris, les coûts seront également maîtrisés, dans la mesure où la plupart des grands équipements existent déjà, hormis la piscine olympique et le village. Mais ce dernier resservira ensuite aux logements dont le département 93 a énormément besoin. Ainsi, alors que le CIO se plaint des dépassements de devis observés à Londres, à Rio et actuellement à Tokyo, un budget de 6 milliards d’euros dans une enveloppe contenue est un argument de poids pour la capitale française.

Paris peut également compter sur le monde économique qui s’affiche uni pour soutenir sa candidature, de même que le monde politique, ce qui est plutôt rare à l’approche des élections présidentielles. Tous les principaux candidats ont en effet exprimé leur soutien aux JO. Ainsi, malgré leur différence de couleur politique, la maire de Paris, Mme Hidalgo, et la présidente de Paris, Mme Pécresse, travaillent main dans la main pour le succès de cette candidature. Le tandem Lapasset/Estanguet est également très efficace et reconnu par le monde olympique. De manière générale, la totalité du monde sportif français s’est mobilisé pour Paris 2024. Il est effectivement nécessaire d’afficher les sportifs au premier rang et d’avoir les acteurs politiques en soutien.

De plus, en raison des défections nombreuses (Rome, Budapest, Boston, Hambourg…), le CIO tient à avoir des candidats fiables. Or, Paris est candidate pour 2024 mais pas pour 2028, tout simplement parce que les espaces actuellement libres pour construire la piscine et le village olympique ne le seront plus en 2028. On ne peut donc pas répartir les Jeux 2024 à Los Angeles et ceux de 2028 à Paris. Écarter Paris une nouvelle fois risquerait en réalité de dissuader des futurs candidats.

Enfin, au vu de la crise des vocations pour organiser cet évènement sportif en Europe, il est temps que les Jeux reviennent sur le continent. La candidature de Paris n’est plus seulement une candidature française mais bien une candidature européenne. Or, si la capitale française était de nouveau éliminée, on pourrait craindre que d’autres villes européennes ne se portent plus candidates avant longtemps. Le CIO est conscient que l’enjeu est bel et bien européen.

Il faudra donc attendre jusqu’au 13 septembre pour connaître le choix du CIO mais Paris a des chances respectables d’être optimiste. Recevoir les Jeux ferait beaucoup de bien à une France actuellement pessimiste et en manque de confiance.

Pascal Boniface vient de publier « Je t’aimais bien tu sais : le monde et la France, le désamour ? », aux éditions Max Milo, « La géopolitique » aux éditions Eyrolles et « 50 idées reçues sur l’état du monde »‘, aux éditions Armand Colin. 

« Les juifs, les musulmans et la République » – 4 questions à Michel Wieviorka et Farhad Khosrokhavar

Tue, 14/03/2017 - 10:18

Farhad Khosrokhavar est spécialiste de la question de l’islam et de la radicalisation, Michel Wieviorka de la violence et de l’antisémitisme. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Les juifs, les musulmans et la République », aux éditions Robert Laffont.

Parmi les Juifs de France, vous distinguez d’un côté un monde communautaire aligné au gouvernement israélien qui peut donner de la voix et, de l’autre, ceux qui pensent autrement mais manquent d’espace pour s’exprimer. Pouvez-vous développer ?

Il existe une grande diversité parmi les Juifs de France, et il est vrai qu’en première approximation, on peut distinguer ceux qui relèvent d’un fonctionnement communautaire et ceux qui n’en relèvent pas. Le positionnement par rapport à Israël est lui aussi diversifié. Communautaires ou non, une grande majorité de Juifs est attachée à cet État. Enfin, les voix juives qui lui sont critiques ne sont pas si nombreuses et/ou audibles et vite soupçonnées d’antisionisme. Il est même arrivé, le grand penseur Edgar Morin en a fait la triste et injuste expérience, que certains y décèlent un antisémitisme étonnant, une sorte de haine de soi.

Les Juifs qui s’affirment visiblement dans l’espace public, sur un mode communautaire ou à titre institutionnel, s’expriment sans difficulté particulière, qu’il s’agisse d’afficher leur soutien à Israël ou de tout autre problème les concernant directement, à commencer par l’antisémitisme.

Les autres se répartissent en deux sous-groupes principaux. Le premier est strictement conforme au modèle républicain classique, celui qu’une formule célèbre du comte de Clermont-Tonnerre pendant la Révolution a ébauché quand il a énoncé qu’il fallait tout donner aux Juifs comme citoyens, et rien comme nation (entendre : comme communauté). Cette conformité pourrait être quelque peu paralysante, puisqu’elle attend des mêmes Juifs qu’ils ne s’expriment pas en tant que tels dans l’espace public mais en citoyens. En fait, elle ne réduit pas pour autant au silence cette partie des Juifs de France. Un deuxième sous-groupe est constitué de Juifs qui entendent s’exprimer comme tels, sans pour autant se réclamer d’une « communauté ». Ceux-là sont souvent critiques vis-à-vis des institutions juives, à commencer par le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), à qui ils reprochent souvent de coller inconditionnellement à la politique du gouvernement israélien.

Ainsi, dans l‘ensemble, le monde juif de France s’exprime de façon très paradoxale. Tous ou presque se réclament de la République et certains affichent un particularisme qui peut parfois être communautaire.

Vous estimez (p.94) que l’État met les musulmans et les juifs en situation d’injonction paradoxale. Qu’entendez-vous par là ?

Il y a de la part de l’État, mais aussi de bien des acteurs politiques et d’intellectuels, une injonction paradoxale vis-à-vis des musulmans fonctionnant par excès, et à l’inverse une absence de tout recul, du défaut s’il s’agit des Juifs.

Il y a excès quand il est demandé aux musulmans une chose et son contraire : « dans l’espace public, vous devez être des citoyens comme les autres, des individus, et ne pas apparaître comme musulmans, d’une part, et d’autre part : dites bien publiquement qu’en tant que musulmans, vous dénoncez l’islamisme radical et le terrorisme ! ». Ce qui est contradictoire et insupportable, en tous cas très désagréable, et lourd d’une certaine disqualification, d’un soupçon.

Pour les Juifs, c’est plutôt l’inverse : la mémoire de la Shoah rend difficile toute critique, et il leur est possible aussi bien d’être très visibles dans l’espace public, que de se réclamer avec force de la République la plus classique. D’où le sentiment, que nous rencontrons fréquemment chez des musulmans, d’avoir affaire par rapport aux Juifs à « deux poids deux mesures ».

En quoi le débat organisé après les tueries de Charlie hebdo et de l’Hypercacher n’a-t-il pas été correctement mis en place au sein des établissements scolaires ?

Après ces deux attentats, le gouvernement a demandé une minute de silence au sein des établissements scolaires, ce que certains élèves ont refusé. Nous savons quelles étaient leurs pensées : ils ne voulaient pas dire « je suis Charlie », car ils détestaient ce journal satirique qui avait publié des caricatures du prophète et donc, pour eux, blasphémé. Et ils étaient suffisamment jaloux ou haineux des Juifs pour refuser de s’associer à la minute de silence. Parmi eux, tous n’étaient pas d’accords avec les tueries, mais certains pouvaient l’être.

Dans cette situation, le débat a rarement été ouvert par les équipes enseignantes. On est passé à autre chose le plus vite possible. Nous pensons qu’il aurait fallu au contraire organiser un échange de vues, écouter les élèves récalcitrants, leur montrer, à eux et aux autres, la faiblesse et le danger de leur position, dénoncer l’idée du « deux poids deux mesures » que souvent ils mettaient en avant : on a le droit, pensaient-ils, de blasphémer s’il s’agit du prophète, mais dès que Dieudonné s’amuse des Juifs, il est durement sanctionné ! Il aurait fallu discuter et promouvoir les valeurs du droit, de la raison et de l’humanisme, ce qui ne fut guère fait.

Êtes-vous confiant ou inquiet pour le vouloir-vivre ensemble en France ?

Tout notre livre est bâti sur une idée force : la République est en crise, il faut la ré-enchanter, et les deux minorités, juive et musulmane, parce qu’elles entretiennent une relation complexe avec elle, pourraient y contribuer en discutant ensemble, sans avoir peur de mettre sur la table leurs oppositions.

Notre pays connait une profonde crise politique et institutionnelle si bien qu’il est difficile d’être optimiste à court terme, mais à moyen ou plus long terme, on peut espérer que les voix qui prônent le dialogue, même sous tension, le débat, l’échange, même conflictuel, pourront contribuer à redonner sens au projet de vivre ensemble. Etre optimiste, ce n’est pas seulement en appeler à la « belle âme », aux bons sentiments, à l’œcuménisme. C’est mettre en place des débats et des conflits non violents qui nous sortent de la haine, des logiques de rupture et de la crise politique et institutionnelle. C’est en ce sens que nous demeurons confiants malgré tout !

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