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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 4 weeks 1 day ago

Libye : quelles solutions pour éviter le basculement dans une troisième guerre civile ?

Fri, 24/03/2017 - 11:36

Près de six années après la chute du colonel Kadhafi, la Libye se trouve toujours dans un état de chaos et la multitude d’acteurs sur le terrain peinent à trouver un accord. Le point de vue de Kader Adberrahim, chercheur à l’IRIS.

Quelle est la situation actuelle des différentes forces en présence en Libye ?

Aujourd’hui, la situation est extrêmement mouvante et volatile mais on peut observer que deux grandes forces se dégagent. D’un côté, l’armée du général Khalifa Belqasim Haftar, originaire de Tobrouk, représente officiellement l’armée nationale, légaliste et loyaliste. Cette dernière constitue la force la plus disciplinée, la plus organisée et la mieux équipée. Cependant, il est paradoxal que le maréchal Haftar n’ait pas reconnu le gouvernement de monsieur Fayez al-Sarraj qui siège près de Tripoli, lui-même pourtant reconnu par la communauté internationale.
D’autre part, la deuxième grande force est celle des islamistes, très composite et divisée. Ces derniers sont présents à la fois à Tripoli mais également à Benghazi et à Syrte. Il faut également ajouter l’organisation terroriste de Daech qui reste présente sur l’ensemble de la Libye tripolitaine et cyrénaïque. Même si l’organisation a connu un certain nombre de revers militaires ces derniers mois, elle reste une force avec laquelle il faut compter et probablement avec laquelle il faudra composer dans une perspective de règlement général de ce conflit.

Après avoir démis Kadhafi en 2011, quelle posture adoptent aujourd’hui les puissances occidentales ? La Russie peut-elle bousculer les règles du jeu diplomatique ?

Ce sont la France et la Grande-Bretagne qui avaient déclenché la guerre en avril 2011. À l’époque, les raisons évoquées par ces deux pays étaient dites purement humanitaires, alors que la ville de Benghazi s’était soulevée contre le régime du colonel Kadhafi. Londres et Paris ont cependant totalement dévoyé la résolution 1973 des Nations unies, qui stipulait seulement une no-fly zone. Cette dernière consistait à bombarder les colonnes de l’armée libyenne, qui s’apprêtait à réprimer la population de Benghazi. En réalité, la France, la Grande-Bretagne et l’OTAN sont allées bien au-delà de ce mandat. Tout d’abord parce qu’elles ont effectué un déploiement des troupes au sol. Deuxièmement parce qu’elles ont éliminé le colonel Kadhafi et fait tomber son régime, sans avoir au préalable préparé une solution alternative. Or, c’est bien ce qui a conduit la Libye au chaos dans lequel elle est plongée aujourd’hui. Il semble aussi très probable et imminent que le pays bascule dans une troisième guerre civile. L’Occident porte donc une énorme responsabilité, à la fois politique mais également morale, dans la situation libyenne.
Par ailleurs, lors du débat aux Nations unies en 2011, les Russes et les Chinois n’avaient pas opposé leur véto à cette expédition militaire. Ils avaient plutôt accepté de se laisser faire et s’étaient donc abstenus. Aujourd’hui, les deux pays sont extrêmement méfiants, voire pour la Russie très en colère contre l’Occident de voir qu’elle a été trompée. C’est ce qui explique aujourd’hui que Pékin et Moscou soient, non pas des ennemis, mais plutôt des adversaires des intérêts occidentaux, à la fois sur le terrain syrien, irakien et libyen. Concernant la Libye, il est indéniable qu’il faille aujourd’hui compter avec la Russie sur l’ensemble de la Méditerranée orientale, allant de la Syrie jusqu’au Maroc. Moscou est en effet devenue un acteur très important en Libye puisque la Russie vient de déployer des forces spéciales pour soutenir le maréchal Haftar, dont elle est l’alliée. Le maréchal a d’ailleurs effectué plusieurs séjours dans la capitale russe et le gouvernement de Poutine lui apporte aussi un soutien important en termes de conseillers militaires, qui sont aujourd’hui présents sur le terrain libyen.

Les pays voisins de la Libye semblent de plus en plus se mobiliser en faveur d’une solution politique en Libye. Quel rôle jouent ces puissances régionales concernées ? Peuvent-elles réussir là où les Nations unies ont échoué ?

Les pays du Maghreb présentent des atouts que l’ONU n’a pas : ils n’ont pas participé à cette guerre en Libye et ils y étaient même très largement défavorables, bien qu’évidemment on ne leur ait pas demandé leur avis. L’Égypte est très proche du maréchal Haftar qu’elle soutient militairement, logistiquement et même diplomatiquement. La frontière entre l’Algérie, la Libye et la Tunisie, qui s’étale sur plus de 1 500 kilomètres, inquiète également du fait de sa porosité mais les alliances n’y sont pas très claires. L’Algérie représente tout de même un acteur ancien et important, qui sait exactement ce qui se passe sur le terrain et qui peut agir sur certains acteurs, notamment sur les islamistes dits modérés (c’est-à-dire qui ont une vision très intra-libyenne et non pas internationaliste de ce conflit).
Au-delà du Maghreb, le maréchal Haftar jouit également du soutien des Émirats arabes unis. Le président tchadien, Idriss Déby, a quant à lui très clairement déclaré à plusieurs reprises qu’il était très en colère de l’attitude de la France, pourtant un pays ami. Le Tchad est aussi extrêmement inquiet concernant sa frontière à l’Est avec la Libye, de peur que ne dégénèrent sur son territoire les conflits ethniques ancestraux qui n’ont jamais été réglés entre Touaregs et Toubous. La Turquie et l’Arabie saoudite jouent également un rôle important. Quant au Qatar, il fournit beaucoup d’argent à la coalition Fajr Libya (« Aube de la Libye »), qui contrôle la capitale Tripoli et différents bâtiments administratifs.
Il est donc nécessaire de tenter de coaliser toutes les énergies pour parvenir à une solution politique négociée entre les différentes factions libyennes. Que ce soit l’Algérie, le Maroc, le Tchad, la Tunisie, l’Egypte, tous ont des atouts à faire valoir. Toute la complexité et la difficulté aujourd’hui en Libye consiste à trouver des interlocuteurs fiables, qui soient capables de tenir leurs engagements. Or, les intérêts des factions libyennes sont extrêmement mouvants parce que ces dernières ne reposent pas sur cette idée d’intérêt général, qui est très couramment partagée en Europe et même au Maghreb. Il n’existe donc pas de conscience collective en Libye et c’est ce qui rend extrêmement difficile aujourd’hui d’avoir des interlocuteurs fiables. En réalité, on observe dans le pays davantage une démarche de type tribale ou culturelle, plutôt que la projection de la Constitution et de la construction d’un futur État libyen. L’opération est donc très difficile et cela risque « d’ensabler » la situation dans le pays, qui menace aussi aujourd’hui de déborder chez ses voisins algériens, égyptiens ou tunisiens.
Face à cette multitude d’acteurs régionaux ou lointains, il est donc absolument nécessaire de parvenir à trouver des points de convergence entre ces acteurs secondaires, afin qu’ils pèsent en faveur d’une solution inter-libyenne.

Syrie, « l’offensive à Rakka ne se fera pas dans l’immédiat »

Fri, 24/03/2017 - 09:37

Que représente Rakka pour Daech ?

Rakka est un peu la capitale de Daech sur la zone qu’elle contrôle en Syrie. C’était le noyau dur de la planification de certains attentats qui ont eu lieu en Europe. D’autres attaques ont sans doute été planifiées depuis Mossoul, en Irak, l’autre fief de Daech.

Comment va s’organiser la reprise de la ville ?

L’offensive à Rakka ne se fera pas dans l’immédiat, contrairement à ce qu’on a pu entendre. La coalition menée par les États-Unis veut d’abord couper les voies de communication menant à la ville, afin d’éviter que des combattants ne partent de Mossoul pour s’y replier. L’encerclement est réalisé avec le soutien de frappes aériennes quasi quotidiennes, qui sont réalisées dans 90 % des cas par les Américains.

L’offensive finale sera beaucoup plus complexe que celle qui est en train de s’opérer à Mossoul. En effet, on est dans une configuration militaire et politique différente. À Mossoul, les forces irakiennes sont soutenues par les milices et bénéficient d’un soutien aérien essentiellement américain. En Syrie il y a plusieurs protagonistes contre Daech : l’armée de Bachar Al Assad ; les milices iraniennes ; les forces kurdes avec principalement celles du PYD ; l’armée turque ; la coalition.

Si on peut considérer que l’armée de Bachar et les milices iraniennes « marchent ensemble », la situation est tout autre entre les Kurdes du PYD et l’armée turque, qui sont des ennemis historiques et qui se « disputent » la prise de la ville de Rakka. Au milieu, la coalition internationale essaye d’arbitrer ces conflits politiques. L’armée russe s’est ainsi déployée à quelques kilomètres des forces kurdes pour empêcher une attaque turque.

En quoi la conquête de Rakka est-elle importante dans la guerre contre Daech ?

D’un point de vue stratégique, la perte de la ville porterait un coup dur aux capacités opérationnelles de Daech. Pour autant, l’organisation ne sera pas détruite. La perte de sa base territoriale peut déboucher dans les mois qui suivent sur une multiplication d’attentats réalisés par des cellules terroristes dormantes. On rentrerait dans une nouvelle séquence du combat mené contre Daech, dans lequel les services de renseignements joueraient un rôle accru.

Recueilli par Guillemette Mahieux

L’Union européenne a soixante ans : comment continuer à avancer ?

Thu, 23/03/2017 - 15:07

Alors que l’Union européenne (UE) s’apprête à fêter les 60 ans du traité de Rome, le 6 mars dernier l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie s’étaient réunies à Versailles pour préparer cette échéance, ainsi que pour plaider l’idée d’une « Europe à plusieurs vitesses ». Le point de vue d’Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS

Dans quel contexte se préparent les soixante ans du traité de Rome ?

Si l’on se place du point de vue d’un Européen qui observe la marche du monde, l’UE ne semble pas traverser sa meilleure passe, c’est le moins que l’on puisse dire. D’une part, pour la première fois depuis que le projet d’intégration a été lancé, un pays souhaite en sortir. D’autre part, d’un point de vue économique, l’UE n’est pas encore tout à fait sortie du marasme. L’impression qui ressort est donc que d’un côté les choses vont moins bien, et que de l’autre, il ne se dégage guère de perspective de mieux-aller.

Outre-Atlantique, les Américains ont élu un président imprévisible qui tient des propos contradictoires et qui au mieux ne comprend rien à l’UE, au pire, lui semble ouvertement hostile. Les chocs se succèdent, de la crise de la dette souveraine à celle de la zone euro et de la crise grecque à celle des réfugiés : cette actualité néfaste paraît inextinguible à un Européen moyen et face aux deux ruptures stratégiques de 2016 que représentent le Brexit et l’élection de Trump, un citoyen se dit que l’UE ne peut que réagir.

Or, jusqu’à présent, les dirigeants européens s’en étaient sortis par la voie du consensus. Ils utilisaient ce qu’on appelle « l’ambiguïté constructive » pour résorber les divisions à moyen-terme, en comptant sur une dynamique européenne de fond. Cette méthode prend du temps mais elle a au moins permis à l’UE de survivre et d’avancer. A court-terme, toutefois, les médias donnent toujours l’impression que l’UE est divisée, morcelée et qu’elle recule. Tout le monde déplore alors le manque de cohésion mais chacun en appelle à une unité qui réponde d’abord à ses propres préoccupations.

La situation actuelle est un peu différente car pour la première fois, le statu quo à court terme fait surgir un risque de « détricotage » de l’UE. Les responsables politiques nationaux et européens ont commencé à prendre conscience de ce danger existentiel. On a pu observer avec la crise des réfugiés et la question de l’espace Schengen que certains principes fondamentaux européens sont reniés : le statu quo à court terme ne fonctionne donc plus car le contexte est trop défavorable et cela amène en réalité la communauté européenne à reculer progressivement.

Comment, alors, aller de l’avant ? Deux manières sont possibles : soit avancer à 28, soit le faire par groupes de pays qui sont plus motivés que d’autres sur certains dossiers. Le problème de l’Europe à 28 est que dans un climat de défiance vis-à-vis de Bruxelles, ce système ne fonctionne que sur un nombre de plus en plus restreint de dossiers. Dans la plupart des cas, il se produit une forme de consensus mou qui préserve tout juste le statu quo mais qui ne permet pas d’avancer : cette posture est en train de tuer à feu doux l’UE aujourd’hui.

Le projet d’une « Europe à plusieurs vitesses » plaidé par les quatre pays du sommet de Versailles est-il la bonne solution ? Concrètement, en quoi consisterait-il ?

Les quatre pays de Versailles ont raison de se résoudre à cette approche pour une raison très simple : les citoyens ne comprendraient pas que l’UE n’arrive pas à réagir à des évènements aussi importants que le Brexit et l’élection de Donald Trump. Ne rien faire laisserait une impression presque définitive aux citoyens que, peu importe comment le monde change, l’UE est incapable d’évoluer. Le 60e anniversaire du traité de Rome est justement l’occasion d’envoyer un message fort aux citoyens pour leur montrer que l’Europe peut avancer.

La proposition d’une Europe à plusieurs vitesses formulée par ces quatre pays est en fait la conclusion logique du diagnostic précédent. Elle consiste à dire que sur un certain nombre de dossiers, on peut avancer par petits groupes de pays, de manière à ce que ceux qui le souhaitent puissent progresser sans être entravés par les pays les plus réticents.

François Hollande a pris l’exemple de l’Europe de la défense pour plaider pour une Europe à plusieurs vitesses car il s’agit, effectivement, de l’un des dossiers où il est le plus difficile d’avancer avec l’ensemble des pays membres. Il faudrait que des États motivés se dotent d’une feuille de route avec des critères à respecter et des exigences de transparence accrues en matière de planification et de dépenses de défense. Par exemple, la création de la CARD, une revue annuelle de défense coordonnée, a pour but d’accroître la transparence en matière de planification de défense. Les pays motivés pourraient utiliser un mécanisme du traité de Lisbonne (l’article 42.6) sur la coopération structurelle permanente, afin d’avancer en utilisant les outils que Bruxelles a mis sur la table fin 2016. La France et l’Allemagne pourraient également proposer la création d’un conseil européen de sécurité qui serait sanctuarisé dans l’agenda du Conseil européen : les chefs d’États seraient obligés de débattre de sécurité et de défense chaque année. Paris et Berlin pourraient d’ailleurs préparer ce débat par un conseil franco-allemand de défense en amont du Conseil européen, comme nous le suggérions dans la contribution « French and German Defence: The Opportunities of Transformation », et comme le propose d’ailleurs Emmanuel Macron dans son projet européen.

Ce conseil de sécurité opèrerait avec l’ensemble des pays de l’Union européenne car il est important que chacun puisse dialoguer autour des questions de sécurité et de défense. Mais les projets avanceraient en comité restreint afin de pouvoir progresser sur des sujets concrets. Ce groupe restreint n’évoluerait cependant pas en vase clos : il devrait tenir informés le reste des pays européens, de manière à ce qu’ils puissent rejoindre le comité s’ils le souhaitent.

Quels sont les risques liés à cette vision d’une Europe à géométrie variable ?

Trois contre-arguments s’opposent à cette vision d’Europe à plusieurs vitesses. Le premier consiste à dire que le Brexit renforce la nécessité que les 27 pays européens fassent preuve de cohésion car si l’on crée de nouveaux motifs de division, la machine européenne risque de se briser.
Le deuxième contre-argument rejoint le premier : il se fonde sur le risque de créer des Etats européens de « seconde zone » sur certains dossiers. La perception pour ces pays de se sentir au deuxième, voire au troisième rang européen peut miner encore davantage l’unité de l’UE.
Le troisième contre-argument pointe les dangers de l’émergence d’une « Europe à la carte ». Cette vision tuerait aussi à petit feu l’UE car elle ouvrirait la possibilité que certains Etats coopèrent là où ils voient des bénéfices mais ne collaborent pas lorsqu’ils n’en voient aucun. Cela remettrait en cause le principe même de l’UE, qui est de peser davantage à 27 que tout seul.

L’Union risque de définitivement se couper de ses peuples si elle ne fait pas preuve d’une capacité tangible à réagir aux chocs qui la secouent. C’est pourquoi il est plus dangereux aujourd’hui de ne rien faire que d’avancer en petits groupes.

Un dernier aspect politique doit également être pris en compte : rien ne bougera véritablement avant l’automne, pour la simple et bonne raison que la France est obnubilée par l’élection présidentielle et que l’Allemagne le sera bientôt également. Or, toutes ces propositions doivent être poussées par la dynamique du couple franco-allemand.

Le cercle vicieux de la course aux armements

Thu, 23/03/2017 - 11:54

Donald Trump vient d’annoncer l’augmentation des dépenses militaires, actuellement de 600 milliards de dollars, de 9%, soit 54 milliards de dollars supplémentaires.

Dans son dernier discours sur l’état de l’Union en janvier 1961, le président et ex-général Eisenhower dénonçait l’importance du complexe militaro-industriel sur la détermination de la politique étrangère des États-Unis. Le débat de la campagne électorale entre Nixon et Kennedy portait en effet sur le fameux missil gap, fossé qui, selon Kennedy, donnait une avance à l’URSS en termes de nombre de missiles. C’est donc sur la base d’informations erronées que les États-Unis se sont lancés dans une course aux armements que les Soviétiques ont bien sûr suivie.

On ne voit pas l’utilité de l’augmentation annoncée par le président actuel, Donald Trump, si elle n’est pas assortie d’une stratégie claire. De plus, elle a lieu parallèlement à une coupe de 37% des crédits destinés aux départements d’État. Les programmes d’aides dans le domaine civil vont être sabrés, alors qu’ils peuvent jouer un rôle important pour la sécurité sur le moyen et long-terme. Trump donne ainsi raison au complexe militaro-industriel, qui est certainement le lobby le plus puissant aux États-Unis : l’industrie de défense et les casernes de l’armées sont réparties sur la totalité du territoire américain. Personne ne veut s’y opposer – Démocrates comme Républicains – au nom de la sécurité du pays. Mais il n’est pas certain que l’augmentation sans fin des dépenses militaires américaines ait une réelle incidence sur la sécurité. Le budget militaire américain était de 280 milliards de dollars en 2001 lorsque les États-Unis ont été frappés par les attentats du 11 septembre.

Même Barack Obama ne s’est pas opposé au complexe militaro-industriel, afin de ne pas être accusé de faiblesse. Malgré son désir d’appuyer sur le bouton reset dans les relations avec la Russie, il n’a pas remis en cause le principal programme qui envenime les relations Moscou/Washington : celui du système de défense anti-missile, qu’Obama avait pourtant qualifié de « système basé sur des technologies non prouvées, avec un financement inexistant pour une menace inconnue ».

Aujourd’hui, on assiste au niveau mondial à une nouvelle course aux armements, en dehors de toute rationalité. Le niveau des dépenses militaires est supérieur à ce qu’il était du temps de la guerre froide. Or, en 1990, lors du démantèlement du monde bipolaire et de l’implosion de l’URSS, on annonçait pouvoir enfin toucher les dividendes de la paix. Ils n’ont en fait été touchés que très provisoirement et les dépenses sont reparties de plus belle. La « menace du désarmement », comme le disait un jour un général, a été durablement écartée.

La course aux armements a également lieu en Asie qui connait une augmentation continue des dépenses militaires chinoises, suscitant par réaction une hausse de celles du Japon et des autres pays régionaux. Pendant très longtemps, le Japon a limité ses dépenses militaires à 1% du PIB, limitation aujourd’hui remise en cause.

Les rentrées d’argent dues à l’augmentation des ressources pétrolières ont notamment permis d’augmenter les dépenses militaires des pays du Golfe. L’Arabie saoudite a un budget militaire de 80 milliards de dollars, soit 20 milliards de plus que la Russie, qui bénéficie pourtant d’une place stratégique plus importante. L’Iran va certainement également accroître ses propres dépenses.

Donald Trump avait déclaré que l’OTAN était obsolète et avait menacé du retrait américain de l’organisation. Il n’en est finalement rien mais, de peur que les États-Unis s’en aillent, les pays européens risquent d’augmenter leurs dépenses militaires à hauteur de 2% du PIB, comme réclamé par Washington. Les Américains insistent en effet sur le burden sharing, le partage du fardeau des dépenses militaires. Par contre, ils restent muets sur le power sharing, alors que l’OTAN reste avant tout entre leurs mains.

Conscients qu’une course incontrôlée aux armements pouvait entraîner les grandes puissances dans un gouffre financier et que son caractère imprévisible créait un climat de méfiance internationale, Nixon et Brejnev avait mis en place un système d’Arms Control. Durant la guerre froide, ce dernier avait contenu l’augmentation infinie des dépenses militaires. La course aux armements constituait un cercle vicieux où chacun augmentait ses propres dépenses, de peur que l’autre ne le fasse également. Finalement, ce phénomène stimulait les uns et les autres mais amenait de l’insécurité, de par l’imprévisibilité qu’il provoque. Or, la stabilité nécessite de la prévisibilité. Mais le système d’Arms Control n’est plus.

Si du temps de la guerre froide, il suffisait que Moscou ou Washington s’entendent pour limiter leurs dépenses, dans un monde émietté, il n’y a ni centre de pouvoir ni organe collectif de sécurité : chacun se lance dans une course, justifiant l’augmentation de ses propres dépenses par l’augmentation des autres pays, qui eux-mêmes y participent. Malheureusement, on peut penser que cette course lancée ne sera pas rapidement stoppée et que les besoins civils importants, y compris en termes de sécurité, ne seront pas couverts. L’aspect militaire est bien sûr important mais la sécurité ne dépend pas que des facteurs militaires. Or, sous des prétextes divers et fallacieux, les pays donnent désormais la priorité à l’aspect militaire de la sécurité, ce qui va se traduire dans les faits par une plus grande insécurité.

« La stigmatisation de l’islam a donné à la France une image d’intolérance »

Thu, 23/03/2017 - 09:48

Dans son livre « Je t’aimais bien tu sais ! Le monde et la France : le désamour ? » (éd. Max Milo), Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), explique « comment la France, le pays le plus populaire au sein du monde musulman, est devenu malaimé. » Ou comment l’Hexagone a perdu de sa superbe depuis 2004.

Le titre de votre livre sonne un peu comme une déception amoureuse…

Pascal Boniface : Oui, c’est tout à fait ça, la France était extrêmement populaire auparavant, elle l’est toujours, mais moins. Mon livre, ce n’est pas « Je ne t’aime plus » mais « Je t’aime moins qu’avant. » Il y a effectivement une perte de popularité de la France qui n’est pas totale, mais qui est réelle. Ce livre, c’est plutôt un cri d’alerte pour appeler le prochain président à se ressaisir et à prendre des décisions qui puissent faire que la France retrouve sa popularité à l’étranger. Une popularité qui s’éteint et qui s’efface progressivement.

Vous espérez un président qui reprenne la France en mains ? A première vue, cela semble mal parti…

Il faut voir effectivement, parce que, pour l’instant, il n’y a pas de débat sur l’international, ou trop peu. On a l’impression que les débats entre les candidats à la présidentielle se sont résumés au terrorisme et pas du tout de façon globale sur l’euro ou la place de la France dans le monde. Effectivement, on peut dire que les débats, pour l’instant, n’ont pas vraiment pris un tournant sur les questions régaliennes. Il nous faut un président qui ranime le vouloir vivre-ensemble à l’intérieur et qu’il ait une politique étrangère plus indépendante et plus emblématique à l’extérieur.

« L’image de la France s’est dégradée »

L’obsession des politiques pour l’Islam peut-elle porter préjudice à la France ?

Je constate que l’image de la France s’est dégradée, d’une part car la diplomatie française est moins flamboyante qu’auparavant, mais aussi car les débats internes sur l’Islam — qui sont des débats de stigmatisation — ont donné à ce pays une image d’intolérance, alors qu’une grande partie de son prestige était dûe à son image d’ouverture et de tolérance. Nous vivons dans un monde globalisé et les débats internes ont des répercutions internationales. Et dans la mesure où le débat sur l’Islam est caricatural et excessif, on donne un peu cette image de pays fermé sur lui-même, de pays intolérant. Nous sommes en train de perdre une partie de cet avantage d’ouverture et de tolérance.

L’Islam risque pourtant d’être, pour encore longtemps, au cœur de la campagne présidentielle…

C’était pire pendant les primaires, certains candidats ont fait de l’Islam une question majeure et on peut constater que ceux qui l’ont fait — Nicolas Sarkozy, Jean-François Copé, Manuel Valls — ont perdu les primaires. Pour la présidentielle, on voit quand même que les débats sont un peu plus politiques, moins centrés sur l’Islam de façon négative. Plus que les politiques, ce sont aussi les médias qui ont cette obsession. J’ai fait dans mon livre une recension de toutes les couvertures de magazines stigmatisant les musulmans. Le climat actuel n’est pas une surprise quand on fait la somme de toutes ces Unes et également de tous les débats télévisés qui sont, parfois, menés de façon caricaturale.

« Beaucoup de politiques ont pensé qu’un discours antimusulmans viendrait accroître leur popularité »

Politiques ou médias, qui est le plus responsable ?

La part de responsabilité est partagée, parce qu’il y a beaucoup de politiques qui ont embrayé sur ce thème en pensant qu’un discours antimusulmans viendrait accroître leur popularité. Mais une fois encore, ceux qui ont joué ce jeu pendant les primaires ne les ont pas gagnées.

La France a récemment voulu jouer un rôle de médiateur en faveur de la paix au Proche-Orient. Etait-ce un sommet voué à l’échec ?

Le but de cette conférence était d’essayer une dernière fois de régler le conflit de façon diplomatique. En cas d’échec, Laurent Fabius avait affirmé qu’il y aurait une reconnaissance automatique de la Palestine. Mais François Hollande, qui s’y est engagé fin 2012, ne l’a pas fait. La conférence a eu lieu et Israël n’a pas voulu y participer. François Hollande a réitéré le fait qu’il n’y aurait pas reconnaissance. Là encore, la France a perdu de sa popularité, car parmi les pays occidentaux, c’était l’un des seuls à défendre les droits du peuple palestinien. Le fait qu’on y renonce par manque de courage politique contribue, à sa façon, à l’effacement de notre popularité.

La France est-elle encore le pays des droits de l’Homme ?

Elle les défend moins qu’avant à l’étranger et la prolongation de l’état d’urgence peut poser problème à l’intérieur.

Des solutions existent-elle pour regagner ce prestige ?

D’une part, en luttant réellement et pas seulement verbalement contre les discriminations à l’égard des musulmans sur le plan de la politique intérieure. D’autre part, en redonnant un peu de flamboyance avec une politique étrangère plus forte.

On parle beaucoup du conflit palestinien mais la situation, par exemple, des Rohingya est sous-médiatisée. Pourquoi cette géométrie variable dans nos indignations ?

Car le Proche-Orient est quand même à côté de chez nous, nous avons une histoire avec sa région : il y a en France une importante communauté juive et musulmane, et c’est vrai que les Rohingya, ça nous paraît plus lointain, même si les violations sont importantes. Le fait que cela se déroule à des milliers de kilomètres et que cela a moins à voir avec l’histoire immédiate fait que cela n’agite pas autant les débats en France.

Entretien réalisé par Yunes Bel Hadj

De l’OMS et de sa gouvernance : quels enjeux pour le futur directeur général ?

Wed, 22/03/2017 - 11:26

L’élection présidentielle américaine a occupé notre automne, choqué notre hiver et aujourd’hui encore on parle de campagne électorale : en France, en Allemagne, en Équateur, en Mongolie, aux Pays-Bas, en Iran… Derrière cette agitation se cache depuis quelques mois une autre élection, plus confidentielle mais pour autant aussi importante : celle de la direction générale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le 25 janvier 2017, après un « grand oral » où cinq candidats ont pu présenter leurs visions et priorités pour l’OMS de demain, le conseil exécutif de l’organisation a sélectionné par vote les trois derniers finalistes : le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, le Dr David Nabarro et le Dr Sania Nishtar. Et c’est le 27 mai prochain que l’assemblée mondiale de la santé nommera le nouveau directeur général de l’OMS pour les cinq prochaines années, voire les dix prochaines.

Des candidats cosmopolites pour un poste à haut profil

Autour du Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, les foudres se déchainent. Seul non-médecin (M. Tedros est docteur en philosophie) en lice, il ne laisse personne indifférent et ne se sied pas de la neutralité. On l’adore ou on le hait. Sur le papier, il est le directeur général idéal. Parcours exemplaire en Éthiopie, son pays d’origine, il enchaîne les postes à responsabilité et occupe le ministère de la Santé de 2005 à 2012. Il entame alors une réforme du système de santé du pays en améliorant l’accès aux soins pour des millions d’Éthiopiens et en travaillant sur le problème de manque de ressources humaines en santé. Sous son mandat, plus d’une dizaine de facultés de médecine ont ouvert en Éthiopie et le pays devient un modèle reconnu dans le renforcement des systèmes de santé. M. Tedros reprend aujourd’hui cette thématique dans son programme pour l’OMS de demain : réformer l’organisation en la tournant vers l’opérationnalité, les résultats et la santé pour tous. Vision à laquelle il ajoute l’assurance de la sécurité sanitaire, un focus sur les femmes, enfants et adolescents, ainsi que sur les conséquences du réchauffement climatique.

Dr Tedros a joué un rôle déterminant dans de nombreux fonds globaux, dont le paludisme, le VIH et la vaccination (Gavi). En 2012, il devient ministre des Affaires étrangères. D’autre part, étant adoubé très tôt par l’Union africaine et étant le seul candidat africain à la succession du Dr Margaret Chan, le Dr Tedros pourrait bénéficier de la règle de l’alternance géographique. Usage qui aurait pu être une voie royale pour le Dr Tedros, l’Afrique n’ayant à ce jour jamais été à la tête de l’OMS, si le comité exécutif n’avait pas décidé cette année de prendre une décision basée sur les compétences et non sur l’origine géographique du candidat. Arrivé en tête lors du vote préliminaire (30 voix) par le conseil exécutif qui désigna les 3 candidats finalistes, le Dr Tedros pourrait être désigné comme « favori ». Cependant, quelques failles entachent le vernis de sa « très chère » candidature. Plusieurs questions font jour, dont l’origine des énormes moyens qui financent sa campagne. Notons également les voix qui s’élèvent depuis l’Éthiopie (et ailleurs), où étonnement et indignation se partagent l’affiche face à la candidature du Dr Tedros. Agacement qui a mené certains Éthiopiens à venir manifester jusque devant le siège de l’organisation à Genève, pendant que leur « champion » présentait son programme au comité de sélection. Quelques ombres planent en effet sur son parcours : corruption, contestation de ses résultats en tant que ministre de la Santé, participation à un gouvernement accusé d’avoir violé les droits de l’Homme… Lorsque certains évoquent l’accès aux soins qu’il a renforcé en Éthiopie en multipliant le nombre de médecins, les autres rétorquent que la qualité ne se suffit pas de la quantité. Entre autres, le manque de professeurs, de livres et de services compétents pour accueillir les nouveaux étudiants ont amené certains observateurs extérieurs à se demander si cette nouvelle génération de médecins mal formés ne risque pas de créer plus de problèmes qu’elle n’est censée en résoudre.

Le Dr Sania Nishtar, première femme cardiologue au Pakistan et ancienne ministre des Sciences et technologie, Education, Information et Télécom, milita pour obtenir le rétablissement du ministère de la Santé dans son pays. Elle est également la fondatrice de l’ONG Heartfile, qui analyse les politiques de santé et promeut les solutions innovantes à l’amélioration du système de santé pakistanais. Elle présente un parcours des plus polyvalents : ministre, fondatrice d’ONG, auteur, clinicienne… Le Dr Nishtar axe aujourd’hui sa campagne sur la nécessité pour l’OMS de promouvoir les partenariats autant avec les autres institutions de l’ONU, qu’avec les ONG et le secteur privé. Ses engagements sont portés sur l’interaction santé-climat, sur un soutien aux pays pour la réalisation des objectifs du développement durable, ainsi que sur une opérationnalité renforcée lors des urgences sanitaires. Pour passer de la théorie à la pratique, le Dr Nishtar souhaite s’appuyer sur de nouveaux modèles de financement, le tout dans une transparence qui se veut exemplaire. Les 28 voix obtenues lors du vote par le comité exécutif la placent en seconde position pour le dernier round. Toutefois, si finalement l’OMS choisissait de laisser parler l’origine géographique des candidats, cela occulterait très rapidement la candidature du Dr Nishtar originaire d’Asie, tout comme le Dr Chan, actuelle DG de l’OMS. Le Dr Nishtar a été candidate en 2015 à la nomination du Haut-commissaire de l’UNHCR, durant laquelle elle s’est retrouvée en sélection finale face à trois candidats occidentaux, évoquant l’expérience de ses parents qui accueillaient des réfugiés afghans chez eux en 1979. Certains pensaient que nommer un commissaire originaire d’un pays d’accueil de réfugiés aurait permis de donner un signal fort sur l’importance de réunir toutes les parties prenantes pour résoudre cette problématique. Moins de six mois après la nomination de Mr Filippo Grandi à la tête de l’UNHCR, Dr Nishtar était déjà en pleine campagne pour la présidence de l’OMS. Opportunisme ou défaut de ciblage en 2015 ?

Le Britannique Dr David Nabarro a, quant à lui, récolté 18 voix mais il faut également noter la présence lors de ce vote de deux autres candidats européens : le Français, Pr Philippe Douste-Blazy, ainsi que l’Italienne, Dr Flavia Bustreo, qui ont chacun récolté 14 voix. La redistribution de ces 28 voix « européennes » sera à coup sûr déterminante dans la nomination fin mai prochain du prochain DG de l’OMS. La loyauté régionale n’est pour autant pas évidente. Le Dr Nabarro, soutenu de façon moins franche par son gouvernement, ainsi que la perspective du Brexit, ne prédisposent pas les pays européens au soutien inconditionnel du candidat britannique. Le Dr Nabarro cumule 30 ans d’expérience dans les domaines de la santé publique, de la nutrition et du développement. Ayant rejoint les rangs de l’OMS en 1999, il jouit d’une grande connaissance du fonctionnement intrinsèque de l’organisation. Il a enchaîné depuis lors une dizaine de nominations par les secrétaires généraux successifs de l’ONU pour gérer les grandes thématiques de notre temps, la malnutrition et la promotion de la sécurité alimentaire. Il occupait jusqu’à récemment le poste de conseiller spécial du Secrétaire général des Nations unies pour le Programme de développement durable à l’horizon 2030. Dans son programme, le Dr Nabarro expose sa vision d’une organisation débarrassée de sa lourdeur administrative et bureaucratique, qui fonctionnerait davantage sur un mode horizontal. Programme dans lequel on retrouve les grandes lignes de ce qui a fait son parcours jusqu’à aujourd’hui : l’alignement sur les Objectifs du développement durable (ODD), en faisant évoluer l’organisation vers une structure plus horizontale, interdisciplinaire et intersectorielle ; le rétablissement de la confiance des pays pour faire de l’OMS un partenaire fiable, afin de travailler à l’aboutissement des ODD ; la promotion des politiques sanitaires centrées sur l’individu ; et bien sûr la transformation de l’OMS pour répondre aux flambées épidémiques.

Le Dr Nabarro fut celui à qui on demanda de lutter contre Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014. Sa mission était de « définir l’orientation stratégique pour la riposte face à la flambée de maladie à virus Ebola en Afrique de l’Ouest ». Mission décidée pour août 2014, alors que le virus comptait déjà à son actif 1711 cas, 932 décès et que 9 nouveaux cas suspects venaient de se déclarer au Nigeria. (Rappelons que le virus s’était retrouvé à Lagos, mégapole du Nigéria de plus de 13 millions d’habitants, par le biais d’un vol commercial). Le 8 août 2014, après le cri d’alarme de Médecins sans frontières (quasiment le seul acteur sur le terrain pendant que l’OMS annonçait qu’il n’y avait pas lieu de fermer les frontières), l’OMS déclare enfin une urgence de niveau 3. La crise Ebola est l’un des chocs qui a ébranlé la crédibilité de l’OMS ces dernières années auprès de l’opinion publique et des différents acteurs de la société civile. Une crise qui en deux ans a fait plus de 11 000 victimes et pour laquelle le Dr Nabarro déclare lui-même en décembre 2015 à la fin de sa mission : « En l’espace de quelques mois, nous avons vu le nombre de cas commencer à diminuer, essentiellement parce que les gens eux-mêmes ont pris leur destin en main et se sont approprié la riposte. » C’est à peu près le ressentiment des gens sur le terrain (population, société civile, ONG, staffs médicaux) après avoir été livrés à eux-mêmes avec un manque de moyens, de connaissance, de formation, de matériel, de ressources humaines, etc. Cette mission était probablement aussi nécessaire que trop tardive, avec une réponse mal coordonnée et un personnel sur le terrain à peine formé. À voir s’il faut encenser le Dr Nabarro pour avoir accepté cette mission kamikaze ou s’il faut se poser d’autres questions.

Début 2014, lors du Global health cluster (GHC au siège de l’OMS) réunissant les différents acteurs santé travaillant en partenariat avec l’OMS, s’est posée la question : « Comment faire pour éviter la propagation du virus Ebola ? Comment faire pour protéger nos équipes terrains ? ». Les représentants de l’organisation ont répondu : « Allez voir MSF (Médecins sans frontières) ». Notons que les rôles princeps de l’OMS sont : prendre la tête de file concernant les questions essentielles de santé ; Fixer des normes et des critères ; Fournir un appui technique. Trois des six tâches phares de l’organisation balayées en trois petits mots…. Aussi, ce jour-là pour de nombreux acteurs, l’OMS a perdu le peu de confiance qu’on lui attribuait encore.

Et pourtant, on veut encore croire en l’organisation. Il devient urgent pour l’OMS de se réinventer pour ne pas mourir dans l’indifférence générale. La société civile s’organise et commence déjà à marcher dans les pas de ce que devrait être aujourd’hui l’organisation, notamment par le biais de MSF – dont le rôle primordial dans la crise Ebola n’est plus à démontrer (notons la première place de MSF au classement 2015 par NGO Advisor, ainsi promu « meilleure ONG mondiale ») – et de la création de la Coalition for epidemic preparedness innovations (CEPI) en janvier 2017. Cette dernière ambitionne de mettre en place un nouveau système afin de contrer les obstacles au développement des vaccins contre les épidémies risquant de devenir pandémie. Le CEPI est une initiative des gouvernements norvégiens, indiens (rappelons ici la place centrale de l’Inde comme centre de développement de vaccins et de médicaments à faible coût), du Forum économique mondial et de la Bill & Melinda Gate Foundation. Cette coalition a été créée suite aux évaluations « de haut niveau de la réaction à Ebola réalisées par des experts qui ont conclu que le système actuel était défectueux »[1].

Comment redonner à l’OMS une place légitime au sein de la santé globale ?

La deuxième moitié du siècle dernier a été la plus importante jamais vécue en termes d’amélioration de santé au niveau global. Les ATB, l’hygiène et quelques autres innovations au final « assez peu » coûteuses (sur le terrain) ont permis des progrès indéniables. Nous sommes actuellement arrivés aux limites de ce système fonctionnant au « quick win ». Après avoir mis sous perfusion la santé dans les pays en développement, il faut dorénavant favoriser la construction de véritables systèmes de santé. Soutenir la construction d’une vingtaine de facultés de médecine sans matériels, ni professeurs, n’est ni adaptée, ni souhaitable. Il faut dorénavant penser des politiques sur le long terme qui soient structurées, cohérentes et de fait… coûteuses. Le défaut de financement actuel de l’OMS représente assez bien l’intérêt que représentait hier – et parfois encore aujourd’hui -, la santé dans les considérations internationales. En 2017, l’OMS fonctionne avec un quart du budget de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP). Quand on connaît les difficultés de l’APHP pour assurer sa mission (délai d’attente, manque de personnel, condition de travail pour le personnel, etc.), il est aisé de se rendre compte de l’impossibilité pour l’OMS de remplir ses objectifs sans réajustement substantiel de son budget.

Depuis le début de cette campagne, chacun soutient son candidat. L’Afrique derrière le Dr Tedros, l’Inde derrière le Dr Nishtar – sous prétexte qu’elle aurait la meilleure compréhension des challenges auxquels le sous-continent sud-asiatique est confronté – et les Occidentaux derrière le Dr Nabarro. Les réseaux sociaux pullulent de messages de félicitations « au Dr Tedros qui a devancé tous les candidats occidentaux au premier round de l’élection du nouveau DG de l’OMS », ou encore « c’est une femme, elle saura mieux répondre aux challenges auxquels font face les femmes en termes de santé ». Au niveau gouvernemental, même combat : il faut à tout prix placer son candidat aux plus hauts postes de l’ONU pour gagner en influence et leadership. L’humanité n’a toujours pas compris qu’elle était faite pour vivre ensemble.

Un directeur général pour l’Organisation mondiale de la santé. Il faut parfois savoir développer l’acronyme pour se rendre compte que nous sommes tous concernés. Aujourd’hui, nous sommes tous différents c’est vrai, mais surtout tous semblables. Le système human leucocyte antigen (HLA) se fiche de votre origine, de votre religion ou de votre statut social, tout comme le human Immuno deficiency virus (HIV) et l’anophèle porteuse du paludisme d’ailleurs. Pareillement, peu importe si le prochain DG est pakistanais, éthiopien ou anglais : nous souhaiterions juste un/e DG qui, en sortant de son bureau au 7e étage à droite en sortant de l’ascenseur, redonne à l’OMS son essence et sa crédibilité.

Un/e DG qui trouverait un moyen d’augmenter de façon pérenne son financement et de ne plus dépendre des contributions « ciblées » des pays qui l’entravent dans la réalisation des objectifs à long terme. Peut-être même arriver à convaincre ses contemporains de l’importance d’investir enfin dans la santé et de travailler avec les gouvernements pour se servir de leurs grandes entreprises « pathogènes » afin de financer et de promouvoir la santé. (Disons dans le désordre : l’industrie des sodas, des barres chocolatées, les constructeurs automobiles, l’industrie du pétrole, du charbon, des transports, du tabac, des jeux-vidéos, l’industrie de l’armement, etc.) Il s’agit de repenser l’organisation, de sortir de sa bureaucratie handicapante, d’accélérer les processus, mais surtout d’en finir avec cette réforme si chronophage. Il faudrait reconnecter l’organisation à la réalité du terrain, gagner en opérationnel et soyons fou : avoir son propre « MSF » ! Il est aussi temps de travailler la communication et le leadership entre les bureaux régionaux et le siège, d’évaluer et (in)valider les facultés de médecine/sages-femmes/infirmiers, pour qu’à travers le monde on cesse de se retrouver avec des médecins dont le cursus ne dépasse pas 18 mois (!).  L’OMS doit sortir de cette vision verticale, autant en termes de politique de santé, qu’en termes de prise en charge du patient. Aussi, on ne devrait pas avoir à trancher entre les attentes de certains acteurs, qui souhaitent voir l’OMS endosser le rôle de « pompiers » en cas d’épidémie, et d’autres qui attendent une aide à la construction des systèmes de santé ; mais il s’agit plutôt d’assumer les deux fonctions (cf. « Art 2- FONCTIONS » C et D de la constitution de l’OMS.

En relisant la constitution de l’OMS pensée, écrite et entrée en vigueur en 1948, on retrouve la quasi-totalité des programmes des candidats : les partenariats, l’assistance technique en cas d’urgence, l’aide aux gouvernements à renforcer leurs services de santé, l’établissement et l’entretien des services d’épidémiologie et de statistique… Que devons-nous en penser bientôt 70 ans plus tard ? Je ne veux pas croire que la seule nouveauté de ce XXIe soit l’impact du changement climatique sur notre santé…

[1] WHO Ebola Interim Assessment Panel, Harvard-LSHTM Independent Panel, US National Academy of Medecine and the UN Secretary General’s High level Panel.

Rompre le globish sécuritaire, Noirs de France et du Brésil

Tue, 14/03/2017 - 18:47

Des jeunes noirs manifestent depuis plusieurs années au Brésil pour dénoncer ce qui pour eux est un « génocide ». Le mot est fort, excessif et inadéquat. Le surcroit de décès de jeunes noirs victimes de méthodes policières brutales est cela dit bien réel. En France, plusieurs jeunes banlieusards noirs sont décédés à l’occasion d’interpellations policières. Le périmètre des bavures au Brésil et en France est différent. Mais les excès n’ont-ils pas un sens parallèle ? Comment le savoir, quand le Brésil dans les médias français est réduit au football et au carnaval ?

Les médias, et plus particulièrement ceux qui informent en continu, ignorent la situation brésilienne. Le rapprochement qui est fait l’est toujours avec les décès d’adolescents noirs aux Etats-Unis. La référence systématique et unique, quelle que soit la situation, à une réalité étalon puisée dans le puissant vivier des médias, des canaux d’influence et du cinéma rayonnant à partir des Etats-Unis est réductrice. D’autant plus que le vocabulaire, américanisé, canalise l’analyse vers le seul référent nord-américain. Un Noir n’est-il pas désormais en France un « Black » ? Un quartier en difficulté, le « Bronx » ? La contestation de l’ordre paradoxalement ne passe-t-elle pas aussi par la copie de modèles musicaux (le rap) qui ont la même origine ?

Comportement de la police, racisme et législation sur le port d’armes sont différents en France et aux Etats-Unis. Comme ils le sont entre Brésil et France. Il y a autant de situations que de pays. Avant de se risquer à chercher un mètre applicable à toutes les réalités discriminatoires, il conviendrait de prendre conscience de leur diversité. Il y a des Noirs mêlés à des réalités sociétales et policières conflictuelles en Afrique, au Brésil, aux Etats-Unis, en France, voire en Belgique, en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. Les Noirs d’Afrique sont-ils victimes de traitements policiers discriminatoires ? La question est aujourd’hui sans objet avec la disparition de la discrimination raciale en Afrique du Sud. Les problèmes posés par le maintien de l’ordre et ses bavures, il y en a, du Burundi à la Somalie, en passant par le Mali, relèvent d’autres dynamiques.

La discrimination concerne des pays à population mêlée. La France et l’Europe sont effectivement de plus en plus concernées. L’héritage colonial et l’appel d’air des Trente Glorieuses ont déplacé des centaines de milliers de Noirs vers la Belgique, la France et le Royaume-Uni pour l’essentiel. La coloration de la population peut donc, d’un point de vue qualitatif, voire de plus en plus quantitatif, justifier un comparatif avec les Etats-Unis. D’autant plus que les niveaux de développement et de vie sont assez voisins. Mais la comparaison, si comparaison il y a, ne peut pas se limiter aux seuls Etats-Unis.

Plus de 11 millions d’Africains ont été déportés sur le continent américain. Seule une minorité a été débarquée en Nouvelle-Angleterre et aux Etats-Unis. Les estimations faites par les historiens la chiffrent à 400 000 personnes. Où sont donc allés, contraints et forcés, les autres ? A plus de 4 millions au Brésil, colonial et indépendant. Et le gros du reliquat dans les différentes îles de l’arc antillais, dans la colonie française de Saint-Domingue en particulier.

Le regard porté par les sociétés démocratiques d’aujourd’hui en Amérique et en Europe sur les personnes originaires d’Afrique n’est pourtant pas le même. Les uns ont souffert la colonisation. Les autres ont été réduits en esclavage. Les hiérarchies sociales, non dites, reflètent ces réalités différentes. Le passé colonial a fabriqué un racisme paternaliste, le Noir Banania. Le passé esclavagiste a créé des barrières et des préjugés bien plus insurmontables. La comparaison la plus pertinente ici serait celle qui rapproche les situations du Brésil et des Etats-Unis. A condition malgré tout de prendre en compte la législation sur le port d’armes, autorisé aux Etats-Unis mais interdit au Brésil. Ainsi que les niveaux de développement encore très éloignés.

Le regard porté par la société et donc par ses institutions, dont la police, est cela dit hiérarchisé ici en France et là, au Brésil et aux Etats-Unis. La cohabitation citoyenne peine à accepter pleinement l’égalité. Elle est difficile pour les anciennes puissances coloniales. Elle l’est bien davantage dans les pays qui ont été esclavagistes jusqu’en 1865 aux Etats-Unis et 1888 au Brésil. La cohabitation est rendue d’autant plus conflictuelle que pour beaucoup d’évangélistes, actifs et organisés au Brésil, les religions afro-brésiliennes (candomble, macumba), sont considérées démoniaques. La statistique globale surprend, d’autant plus qu’elle est tue par les grands médias internationaux. Mais elle est cohérente avec cet environnement culturel et historique. Bon an mal an, 50 000 personnes meurent de façon violente au Brésil : 58 400 en 2015, soit un taux de 28,6 pour cent mille habitants, trois fois plus qu’aux Etats-Unis. Bien sûr, beaucoup meurent du fait d’actes délinquants ou de violences familiales. Mais plusieurs milliers sont victimes de la police : 3 345 en 2015. Chaque jour, selon le quotidien Folha de São Paulo, 9 personnes tombent sous les balles de la police brésilienne[1]. De façon générale selon un sondage réalisé par l’association « Fôrum Brasileiro de Segurança Publica » (Forum brésilien de sécurité publique), 53% des Brésiliens ont peur de la police, chiffre s’élevant à 59% quand il s’agit de la police militaire. Ce chiffre fait un bond de 60% et 67% chez les 16-24 ans[2]. Les jeunes noirs sont statiquement les premiers visés.

L’écart entre décès par homicide des Blancs et des Noirs représente du simple à plus du double : 10,7 pour 100 000 habitants pour les Blancs et 27,4 pour les Noirs en 2016, selon une étude que vient de publier la Flacso (faculté latino-américaine de sciences sociales). Cet écart moyen peut être beaucoup plus élevé dans certains Etat comme l’Alagoas dans le Nord-Est du pays. 70% des personnes décédées par homicide sont noires et jeunes. Le cinéma brésilien, depuis Pixote, et c’est à son honneur, a rapporté le sort détestable réservé aux jeunes envoyés en centres de rééducation. Le film a été réalisé en 1981. Il y a quelques mois, un fonctionnaire de justice de l’Etat de Pernambouc dénonçait les tortures et morts violentes d’enfants en « rééducation » dans les établissements de cette partie du Brésil[3]. La conclusion tirée de ces statistiques et de ces comportements par la journaliste Maria Carolina Trevisan est rude : « les premiers à mourir sont jeunes et noirs (..) ce n’est pas pour rien que le Brésil a été le premier pays importateur d’esclaves africains et celui où l’esclavage a été maintenu le plus tardivement ».

[1] Folha de São Paulo, 28 octobre 2016

[2] In O Clobo, 2 novembre 2016

[3] In Brasileiros, 25 novembre 2016

Turquie : comment l’Europe doit-elle réagir aux provocations de Erdogan ?

Tue, 14/03/2017 - 18:43

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

Jeux olympiques 2024 : Paris en ballotage favorable

Tue, 14/03/2017 - 16:03

Depuis le retrait de Budapest, il ne reste plus que deux villes candidates, Los Angeles et Paris, pour recevoir les Jeux olympiques (JO) en 2024. La décision sera prise par le Comité international olympique (CIO) le 13 septembre 2017, lors de sa prochaine réunion à Lima.

Quels critères orienteront plus particulièrement le choix du CIO ? Ses membres ont des motivations différentes : un président de fédération est soucieux de développer son sport quand un président de comité national observe les retombées pour son pays. Une personnalité, quant à elle, aura ses motivations propres. La décision ne sera donc pas prise en fonction des intérêts de Paris et de Los Angeles mais bel et bien en fonction de ceux du CIO et de ses membres. Alors que le CIO, très attaché à son image, a été attaqué récemment sur ses valeurs, Paris présente des avantages sur ce terrain.

Le dossier technique est excellent. Tous les grands monuments de Paris, y compris le château de Versailles, seront utilisés pour en faire le théâtre de Jeux qui s’annoncent spectaculaires. À Rio, l’un des problèmes majeurs était lié à l’extrême lenteur des transports. Ces derniers étaient parfois responsables de tribunes vides, faute de spectateurs – voire même de membres du CIO – ayant pu arriver à temps à la compétition. À Paris, le fait que toutes les infrastructures soient accessibles rapidement par les transports en commun entre le village olympique et le centre-ville représente un argument essentiel, contrairement à Los Angeles. Avec l’agenda 2020, afficher des Jeux respectueux de l’environnement est effectivement important pour le CIO. Mais le dossier technique ne fait pas tout.

A Paris, les coûts seront également maîtrisés, dans la mesure où la plupart des grands équipements existent déjà, hormis la piscine olympique et le village. Mais ce dernier resservira ensuite aux logements dont le département 93 a énormément besoin. Ainsi, alors que le CIO se plaint des dépassements de devis observés à Londres, à Rio et actuellement à Tokyo, un budget de 6 milliards d’euros dans une enveloppe contenue est un argument de poids pour la capitale française.

Paris peut également compter sur le monde économique qui s’affiche uni pour soutenir sa candidature, de même que le monde politique, ce qui est plutôt rare à l’approche des élections présidentielles. Tous les principaux candidats ont en effet exprimé leur soutien aux JO. Ainsi, malgré leur différence de couleur politique, la maire de Paris, Mme Hidalgo, et la présidente de Paris, Mme Pécresse, travaillent main dans la main pour le succès de cette candidature. Le tandem Lapasset/Estanguet est également très efficace et reconnu par le monde olympique. De manière générale, la totalité du monde sportif français s’est mobilisé pour Paris 2024. Il est effectivement nécessaire d’afficher les sportifs au premier rang et d’avoir les acteurs politiques en soutien.

De plus, en raison des défections nombreuses (Rome, Budapest, Boston, Hambourg…), le CIO tient à avoir des candidats fiables. Or, Paris est candidate pour 2024 mais pas pour 2028, tout simplement parce que les espaces actuellement libres pour construire la piscine et le village olympique ne le seront plus en 2028. On ne peut donc pas répartir les Jeux 2024 à Los Angeles et ceux de 2028 à Paris. Écarter Paris une nouvelle fois risquerait en réalité de dissuader des futurs candidats.

Enfin, au vu de la crise des vocations pour organiser cet évènement sportif en Europe, il est temps que les Jeux reviennent sur le continent. La candidature de Paris n’est plus seulement une candidature française mais bien une candidature européenne. Or, si la capitale française était de nouveau éliminée, on pourrait craindre que d’autres villes européennes ne se portent plus candidates avant longtemps. Le CIO est conscient que l’enjeu est bel et bien européen.

Il faudra donc attendre jusqu’au 13 septembre pour connaître le choix du CIO mais Paris a des chances respectables d’être optimiste. Recevoir les Jeux ferait beaucoup de bien à une France actuellement pessimiste et en manque de confiance.

Pascal Boniface vient de publier « Je t’aimais bien tu sais : le monde et la France, le désamour ? », aux éditions Max Milo, « La géopolitique » aux éditions Eyrolles et « 50 idées reçues sur l’état du monde »‘, aux éditions Armand Colin. 

« Les juifs, les musulmans et la République » – 4 questions à Michel Wieviorka et Farhad Khosrokhavar

Tue, 14/03/2017 - 10:18

Farhad Khosrokhavar est spécialiste de la question de l’islam et de la radicalisation, Michel Wieviorka de la violence et de l’antisémitisme. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Les juifs, les musulmans et la République », aux éditions Robert Laffont.

Parmi les Juifs de France, vous distinguez d’un côté un monde communautaire aligné au gouvernement israélien qui peut donner de la voix et, de l’autre, ceux qui pensent autrement mais manquent d’espace pour s’exprimer. Pouvez-vous développer ?

Il existe une grande diversité parmi les Juifs de France, et il est vrai qu’en première approximation, on peut distinguer ceux qui relèvent d’un fonctionnement communautaire et ceux qui n’en relèvent pas. Le positionnement par rapport à Israël est lui aussi diversifié. Communautaires ou non, une grande majorité de Juifs est attachée à cet État. Enfin, les voix juives qui lui sont critiques ne sont pas si nombreuses et/ou audibles et vite soupçonnées d’antisionisme. Il est même arrivé, le grand penseur Edgar Morin en a fait la triste et injuste expérience, que certains y décèlent un antisémitisme étonnant, une sorte de haine de soi.

Les Juifs qui s’affirment visiblement dans l’espace public, sur un mode communautaire ou à titre institutionnel, s’expriment sans difficulté particulière, qu’il s’agisse d’afficher leur soutien à Israël ou de tout autre problème les concernant directement, à commencer par l’antisémitisme.

Les autres se répartissent en deux sous-groupes principaux. Le premier est strictement conforme au modèle républicain classique, celui qu’une formule célèbre du comte de Clermont-Tonnerre pendant la Révolution a ébauché quand il a énoncé qu’il fallait tout donner aux Juifs comme citoyens, et rien comme nation (entendre : comme communauté). Cette conformité pourrait être quelque peu paralysante, puisqu’elle attend des mêmes Juifs qu’ils ne s’expriment pas en tant que tels dans l’espace public mais en citoyens. En fait, elle ne réduit pas pour autant au silence cette partie des Juifs de France. Un deuxième sous-groupe est constitué de Juifs qui entendent s’exprimer comme tels, sans pour autant se réclamer d’une « communauté ». Ceux-là sont souvent critiques vis-à-vis des institutions juives, à commencer par le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), à qui ils reprochent souvent de coller inconditionnellement à la politique du gouvernement israélien.

Ainsi, dans l‘ensemble, le monde juif de France s’exprime de façon très paradoxale. Tous ou presque se réclament de la République et certains affichent un particularisme qui peut parfois être communautaire.

Vous estimez (p.94) que l’État met les musulmans et les juifs en situation d’injonction paradoxale. Qu’entendez-vous par là ?

Il y a de la part de l’État, mais aussi de bien des acteurs politiques et d’intellectuels, une injonction paradoxale vis-à-vis des musulmans fonctionnant par excès, et à l’inverse une absence de tout recul, du défaut s’il s’agit des Juifs.

Il y a excès quand il est demandé aux musulmans une chose et son contraire : « dans l’espace public, vous devez être des citoyens comme les autres, des individus, et ne pas apparaître comme musulmans, d’une part, et d’autre part : dites bien publiquement qu’en tant que musulmans, vous dénoncez l’islamisme radical et le terrorisme ! ». Ce qui est contradictoire et insupportable, en tous cas très désagréable, et lourd d’une certaine disqualification, d’un soupçon.

Pour les Juifs, c’est plutôt l’inverse : la mémoire de la Shoah rend difficile toute critique, et il leur est possible aussi bien d’être très visibles dans l’espace public, que de se réclamer avec force de la République la plus classique. D’où le sentiment, que nous rencontrons fréquemment chez des musulmans, d’avoir affaire par rapport aux Juifs à « deux poids deux mesures ».

En quoi le débat organisé après les tueries de Charlie hebdo et de l’Hypercacher n’a-t-il pas été correctement mis en place au sein des établissements scolaires ?

Après ces deux attentats, le gouvernement a demandé une minute de silence au sein des établissements scolaires, ce que certains élèves ont refusé. Nous savons quelles étaient leurs pensées : ils ne voulaient pas dire « je suis Charlie », car ils détestaient ce journal satirique qui avait publié des caricatures du prophète et donc, pour eux, blasphémé. Et ils étaient suffisamment jaloux ou haineux des Juifs pour refuser de s’associer à la minute de silence. Parmi eux, tous n’étaient pas d’accords avec les tueries, mais certains pouvaient l’être.

Dans cette situation, le débat a rarement été ouvert par les équipes enseignantes. On est passé à autre chose le plus vite possible. Nous pensons qu’il aurait fallu au contraire organiser un échange de vues, écouter les élèves récalcitrants, leur montrer, à eux et aux autres, la faiblesse et le danger de leur position, dénoncer l’idée du « deux poids deux mesures » que souvent ils mettaient en avant : on a le droit, pensaient-ils, de blasphémer s’il s’agit du prophète, mais dès que Dieudonné s’amuse des Juifs, il est durement sanctionné ! Il aurait fallu discuter et promouvoir les valeurs du droit, de la raison et de l’humanisme, ce qui ne fut guère fait.

Êtes-vous confiant ou inquiet pour le vouloir-vivre ensemble en France ?

Tout notre livre est bâti sur une idée force : la République est en crise, il faut la ré-enchanter, et les deux minorités, juive et musulmane, parce qu’elles entretiennent une relation complexe avec elle, pourraient y contribuer en discutant ensemble, sans avoir peur de mettre sur la table leurs oppositions.

Notre pays connait une profonde crise politique et institutionnelle si bien qu’il est difficile d’être optimiste à court terme, mais à moyen ou plus long terme, on peut espérer que les voix qui prônent le dialogue, même sous tension, le débat, l’échange, même conflictuel, pourront contribuer à redonner sens au projet de vivre ensemble. Etre optimiste, ce n’est pas seulement en appeler à la « belle âme », aux bons sentiments, à l’œcuménisme. C’est mettre en place des débats et des conflits non violents qui nous sortent de la haine, des logiques de rupture et de la crise politique et institutionnelle. C’est en ce sens que nous demeurons confiants malgré tout !

Tirs balistiques en Iran : montée des tensions avec les Etats-Unis ?

Mon, 13/03/2017 - 15:49

L’Iran vient de procéder à un essai de tir balistique en mer d’Oman, dans un contexte de tension croissante avec les Etats-Unis depuis l’élection de Donald Trump.

Au vu de ces tirs, comment interprétez-vous les intentions du régime iranien ? Doit-on les considérer comme un acte de défiance vis-à-vis de la communauté internationale ?

Il ne faut pas sur-interpréter ces essais de missiles iraniens comme étant toujours des marques de provocation envers la communauté internationale. Non pas que la provocation n’existe pas en certaines périodes mais, dans ce cas précis, il s’agit plutôt de regarder le budget militaire iranien rapporté au PIB du pays : l’Iran, un pays grand comme trois fois la France, ne fait absolument pas partie des Etats qui dépensent le plus dans leur armée. Des pays comme Israël ou l’Arabie saoudite affichent des dépenses militaires beaucoup plus importantes. En revanche, Téhéran a axé sa politique de défense sur une stratégie de dissuasion depuis le milieu des années 1980. Elle est ainsi basée sur des essais réguliers de missiles et il est compréhensible que, dans une région pour le moins instable, l’Iran entretienne sa politique de défense. Alors que les récentes déclarations du gouvernement américain annoncent une augmentation de budget militaire, il est difficile de critiquer l’Iran d’effectuer des essais de missiles pour maintenir sa politique de dissuasion à visée défensive, sans forcément de volonté de provoquer les Etats-Unis.
En revanche, ces essais mettent-ils l’Iran en situation d’illégalité par rapport au droit international ? L’accord sur le nucléaire de 2015 impliquait que l’Iran ne teste pas de missiles qui puissent porter des charges nucléaires. Or, Téhéran affirme que les missiles testés ne sont pas destinés à porter des charges nucléaires. De ce point de vue-là, on ne peut donc pas affirmer, comme le fait le gouvernement américain, que l’Iran ne respecte pas l’accord de juillet 2015.

Depuis l’élection de Donald Trump, comment ont évolué les relations entre Téhéran et Washington ?

Dès sa campagne électorale, la tonalité de la rhétorique de Donald Trump était très agressive contre l’Iran. Depuis qu’il est au pouvoir, il a prononcé plusieurs déclarations qui dépeignent Téhéran comme l’un des ennemis des Etats-Unis. L’interdiction de visas concerne notamment les Iraniens, qui sont décrits comme des terroristes potentiels. La tonalité prise par Trump est donc violemment anti-iranienne et illustre un réel changement par rapport à la politique de Barack Obama. Alors que l’accord sur le nucléaire avait résulté de longues négociations entre ces deux pays, les déclarations de Trump introduisent une rupture dans cette « normalisation » de la relation irano-américaine.
La position du gouvernement Trump vis-à-vis de l’Iran semble liée à un populisme qui présente l’Islam comme un « danger ». République islamique, l’Iran est donc en prise aux amalgames, consistant à présenter les membres du gouvernement iranien comme des représentants de l’islam radical et à les mettre quasiment au même niveau que Daech. Cela étant, des conseillers au sein même du gouvernement américain essaient de modérer la position étatsunienne, tâchant d’expliquer que l’Iran n’est pas forcément le danger suprême dans la région pour les Etats-Unis et reconnaissant le pays comme un acteur central avec qui il est nécessaire de s’entendre : en Syrie, Téhéran soutient les forces de Bachar al-Assad ; en Irak, l’Iran se bat contre Daech.
Côté iranien, les radicaux, dont le guide Ali Khamenei, sont assez « contents » de l’arrivée de Trump car il représente tout ce qu’ils critiquent chez les Etats-Unis, à savoir un pays anti-iranien et corrompu. Les radicaux sont donc assez satisfaits d’une telle posture car ils peuvent ainsi reprocher à Hassan Rohani d’avoir été trop modéré vis-à-vis de Washington, et ainsi l’affaiblir. Rohani se retrouve donc en difficulté car d’un côté, il doit défendre des acquis dont il a besoin et qui sont importants pour l’Iran comme l’accord sur le nucléaire, afin d’éviter que ces tensions n’accroissent l’instabilité dans la région. De l’autre côté, compte-tenu des attaques de Trump et des accusations des radicaux, Rohani est aussi obligé de répondre en adoptant un discours plus dur envers les Etats-Unis.

Dans trois mois, en mai 2017, auront lieu les élections présidentielles iraniennes. Avec le bilan de Hassan Rohani, qui des radicaux ou des modérés semblent favoris ? Quelles pourraient être les répercussions internationales de ce scrutin ?

Il est toujours compliqué de faire des prévisions d’élections présidentielles mais Rohani est toujours considéré comme favori, malgré un mécontentement du pays par rapport à la situation économique qui ne s’est pas améliorée aussi rapidement que prévu. La force de Rohani réside en fait dans l’absence d’alternative à sa candidature. Si les adversaires radicaux sont opposés à l’accord sur le nucléaire, les Iraniens n’ont pour autant pas oublié la situation économique catastrophique dans laquelle se trouvait le pays avant l’accord lorsqu’il subissait de plein fouet les sanctions. Ainsi, même si Rohani est critiqué pour la situation économique ou aussi parce qu’il n’est pas allé assez loin concernant la question des droits de l’Homme, provoquant le mécontentement des jeunes en particulier, les gens ont conscience qu’il n’existe pas d’autre voie ni d’autre politique possible.
De plus, les radicaux n’arrivent pas à trouver un candidat qui soit suffisamment populaire et qui puisse menacer Rohani. Le seul candidat qui avait une certaine base populaire était Mahmoud Ahmadinejad qui, s’il s’était représenté, aurait pu être une certaine menace pour Rohani. Seulement, le guide lui a déconseillé de le faire.

Même si le président iranien n’a pas tous les pouvoirs, puisqu’il les partage avec le guide, cette élection est importante sur le plan international et sur le plan économique. Beaucoup d’entreprises, notamment européennes et françaises, veulent travailler avec l’Iran. La réélection de Rohani les conforterait dans la vision d’un Iran stable politiquement. Malgré les tensions avec les Etats-Unis, Rohani représente un gouvernement qui croit en la diplomatie, notamment par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif. Si Rohani était réélu, le gouvernement iranien serait capable de passer des accords avec les pays occidentaux, comme celui sur le nucléaire. Cela représenterait donc une bonne nouvelle pour les pays souhaitant parvenir à des résultats qui puissent permettre la stabilité dans la région, notamment en Syrie, en Irak, voire en Afghanistan.

Le cercle vicieux de la course aux armements

Mon, 13/03/2017 - 12:43

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS

L’Ukraine dans l’impasse : une crise qui s’enlise

Fri, 10/03/2017 - 18:21

Dans le cadre d’un accord préliminaire, le Fonds monétaire international (FMI) a annoncé samedi 4 mars le versement d’une aide d’un milliard de dollars à l’Ukraine. Parallèlement, Kiev attaque la Russie devant la Cour internationale de justice.

Dans quel contexte et pour quels motifs le FMI verse-t-il cette somme à l’Ukraine ? Quelle est la situation économique générale du pays ?

En 2015, le Fonds monétaire international a adopté un programme d’aide à l’Ukraine d’un montant de 17,5 milliards de dollars. Il s’agissait, à l’époque, d’éviter la faillite à ce pays confronté à un choc majeur suite à la perte de la Crimée et au conflit dans le Donbass. Parmi les contreparties figuraient notamment la maîtrise du déficit public, des réformes dans le secteur énergétique ou bien encore la lutte contre la corruption. A ce jour, seuls 7,3 milliards de dollars ont été débloqués, le programme ayant été suspendu en 2016 faute d’avancées significatives côté ukrainien et en raison des incertitudes liées au départ de plusieurs ministres réformateurs.

Les perspectives économiques pour 2017 sont relativement bonnes : la Banque mondiale, par exemple, table sur une croissance de 2%. Mais cela ne saurait occulter la trajectoire – très inquiétante – de l’Ukraine sur le plus long terme. En 2014, elle était l’un des rares pays de l’ex-URSS à ne pas avoir retrouvé son niveau de 1991, date de la disparition de l’Union soviétique. Le PIB ukrainien a chuté de près de 17% en 2014 et 2015, à la suite de la perte de la Crimée et du conflit dans les régions de Donetsk et de Lougansk, qui assuraient jusqu’alors 25% de la production industrielle du pays. L’écart en termes de PIB/habitant avec la Russie et la Pologne est désormais supérieur à 1 pour 3. Le gâchis est donc immense pour l’Ukraine. Pour ne rien arranger, des éléments radicaux ont décidé d’instaurer un blocus total avec les territoires séparatistes du Donbass, ce qui pourrait coûter plusieurs milliards de dollars au pays, des dizaines de milliers d’emplois dans la métallurgie et compromettre sa reprise économique.

Où en est la situation du conflit avec les séparatistes pro-russes à l’Est du pays ? Comment évolue le regard porté par la communauté internationale sur le sujet ?

Le processus de Minsk est dans l’impasse depuis de longs mois. Les belligérants se renvoient la responsabilité des combats qui reprennent périodiquement et de l’échec du volet politique des accords conclus à la mi-février 2015, sous l’égide de la France et de l’Allemagne. Militairement, aucune des deux parties ne paraît en mesure de faire évoluer de façon significative le rapport de forces sur le terrain. L’armée ukrainienne a cependant cherché à grignoter des portions de territoires situés dans la « zone grise », ce qui a conduit aux récents affrontements à Avdiivka en janvier. Les séparatistes continuent, quant à eux, à être soutenus sur les plans financier et sécuritaire par la Russie.

Fondamentalement, nous assistons à un jeu à fronts renversés. Kiev, qui dit vouloir restaurer son intégrité territoriale, a de fait tiré un trait sur les territoires séparatistes et ses habitants ; le choix fait implicitement est celui de la « petite Ukraine ». Moscou, contrairement à une idée reçue, n’a pas intérêt au gel du conflit mais plutôt à une réintégration des territoires séparatistes dans l’ensemble ukrainien, ce qui lui redonnerait des leviers d’influence. Berlin et Paris sont de plus en plus exaspérés par l’absence de bonne volonté de part et d’autre et sont impuissants pour débloquer le processus. Les Occidentaux soutiennent désormais Kiev sans illusions, par inertie, et parce que tout autre choix reviendrait à s’interroger sur les décisions prises ces dernières années – en particulier en ce qui concerne le Partenariat oriental – et à conforter, de fait, Vladimir Poutine.

Pour quels chefs d’accusation Kiev attaque-t-elle Moscou devant la Cour internationale de justice ? Peut-on espérer que la CIJ mène à une résolution du conflit russo-ukrainien ?

L’action intentée par Kiev contre Moscou pour terrorisme devant la Cour internationale de justice ne représente que l’un des nombreux volets de la guerre judiciaire à laquelle se livrent l’Ukraine et la Russie. Les autres concernent notamment la Crimée, le sort du crédit de 3 milliards de dollars octroyé par le Kremlin à Kiev en décembre 2013 – juste avant le renversement de Viktor Ianoukovitch par les activistes de Maïdan -, et divers contentieux entre Gazprom et son homologue Naftogaz Ukraïny à propos des livraisons et du transit du gaz russe.

Pour les autorités ukrainiennes, il s’agit surtout, semblerait-il, de garder l’attention des médias et des responsables occidentaux, qui éprouvent progressivement une certaine « fatigue » du dossier ukrainien. Il est évidemment illusoire de considérer que le conflit dans le Donbass et, plus généralement les tensions russo-ukrainiennes, puissent être résolues par voie judiciaire.

Kim Jong-un : des gesticulations inutiles ?

Fri, 10/03/2017 - 17:40

La série d’essais balistiques à laquelle la Corée du Nord vient de procéder, associée au début du déploiement d’un système de défense anti-missile en Corée du Sud, commencent à susciter de nombreuses inquiétudes. La possibilité d’une guerre dans la région est de nouveau soulevée.

En réalité, les inquiétudes et angoisses à propos de la Corée du Nord constituent un marronnier stratégique. Très régulièrement, un essai de missile – voire un essai nucléaire – est effectué, suscitant des bruits de bottes, des inquiétudes et des menaces de la part du leader nord-coréen. Depuis 1993, date à laquelle la Corée du Nord s’est dotée de l’arme nucléaire, on observe très régulièrement ce schéma. Mais au final, la situation revient toujours à la normale. Pour autant, la crainte qu’un réel dérapage ne se produise ne disparaît pas.

Il est vrai que Kim Jong-un est particulièrement inquiétant. L’assassinat de son demi-frère a montré, s’il en était besoin, qu’il pouvait passer aux actes. Cependant, il n’est pas de son intérêt de se lancer dans un conflit, contre la Corée du Sud et/ou le Japon. Certes, il pourrait occasionner des destructions extrêmement importantes aussi bien à Séoul, qui n’est qu’à 60 kilomètres de la frontière intercoréenne, qu’au Japon, dont le territoire est à la portée des missiles nord-coréens. Mais en même temps, il sait qu’il n’aurait aucune chance de sortir militairement vainqueur de tels agissements : l’armée sud-coréenne à elle seule peut facilement vaincre sa rivale nord-coréenne, sans parler du soutien américain. Or, Kim Jong-un, s’il est peu sympathique, n’est pas irrationnel, comme on peut l’entendre souvent. Son maintien au pouvoir prouve même le contraire. En réalité, le but de toutes ses gesticulations est de rester à la tête du régime le plus longtemps possible, alors qu’il a complètement échoué à développer son pays et à nourrir sa population. La Corée du Nord est en effet restée dans l’état politique et économique des années 1960. Il s’agit bel et bien du dernier régime stalinien et totalitaire à la surface de la planète. Kim Jong-un est certes effrayant mais il ne se lancera pas dans une guerre. Les dirigeants nord-coréens estiment que Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi seraient encore à la tête de leur pays s’ils avaient possédé l’arme nucléaire. L’arme nucléaire nord-coréenne a donc pour but principal et ultime le maintien du régime, et non pas la reconquête de la Corée du Sud, la réunification par la force des deux pays ou l’invasion et la destruction du Japon.

Mais cette situation ennuie particulièrement la Chine qui souhaite apparaître comme un pays responsable, participant à la sécurité collective. Pour Pékin, Pyongyang pose un double problème. Le premier est issu du fait qu’elle ne la maîtrise pas. Bien que la Corée du Nord soit un pays client, qui dépend très largement de l’aide et des contacts chinois, Pékin est bien incapable de faire entendre raison à Kim Jong-un. Ce dernier estime n’avoir rien à perdre et que la Chine est bien obligée de le soutenir, afin d’éviter que le régime ne s’effondre ou que des militaires américains se déploient à la frontière chinoise. Le second vient du fait que les gesticulations nord-coréennes ont donné une justification au déploiement d’un système anti-missile américain en Corée du Sud. Si les États-Unis voulaient déployer ce bouclier depuis longtemps, ils ont maintenant un motif pour le faire. Ceci est vu comme extrêmement inquiétant, voire menaçant pour les dirigeants chinois. Du fait des gesticulations de leur allié nord-coréen, Pékin doit donc subir une montée en puissance des forces américaines et leur renforcement stratégique en Asie, ce que les dirigeants chinois ne souhaitent à aucun prix.

Finalement, rien de nouveau dans la situation nord-coréenne : toujours des gesticulations mais pas de réunification en vue, ni par la négociation ni par la force. Pas non plus de guerre qui signerait la fin du régime nord-coréen. Mais il est vrai que Kim Jong-un a réussi « l’exploit » d’être encore plus inquiétant que ses prédécesseurs…

Jeux olympiques 2024 : Paris en ballottage favorable

Fri, 10/03/2017 - 17:25

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS

De la crise politique en Macédoine et ses répercussions

Fri, 10/03/2017 - 15:55

Les élections parlementaires de décembre dernier, organisées sous la pression de l’Union européenne (UE), avaient pour objectif de sortir la Macédoine de la crise politique dans laquelle elle s’est enfoncée depuis maintenant deux ans. Cette crise avait éclaté à la suite de la publication d’écoutes téléphoniques dans lesquelles toutes les malversations, turpitudes et crimes du parti au pouvoir nationaliste VMRO-DPMNE furent révélés.

Si ces élections n’ont pas permis de dégager une majorité immédiate, elles ont toutefois marqué un tournant puisque le principal parti des Albanais de Macédoine, le DUI, a fortement régressé. Il a en effet été sanctionné pour son alliance gouvernementale avec le VMRO, tandis que pour la première fois, des Albanais ont voté pour le parti social démocrate SDSM, c’est-à-dire pour un autre parti que les partis albanais classiques. Cette tendance à la « désethnification » est un processus conforme aux deux années de protestations contre le gouvernement et le Premier ministre Nikola Gruevski, qui ont réuni des citoyens des deux communautés d’abord préoccupés par la « capture de l’Etat » (l’expression figure dans le rapport 2016 de la Commission européenne) opérée par Gruevski et son clan.

Ainsi, la situation politique troublée a connu un nouveau développement ces derniers jours puisque trois partis albanais qui ont obtenu des sièges au Parlement (DUI, Besa et l’Alliance pour les Albanais) ont accepté de former une coalition avec le SDSM. Ils laissent ainsi dans l’opposition le VMRO, qui était pourtant arrivé en tête lors du scrutin de décembre. Ces trois partis s’étaient mis d’accord il y a quelques semaines à Tirana, sous le patronage du Premier ministre albanais Edi Rama, sur une plateforme commune sans laquelle aucune coalition ne serait possible. Celle-ci exige principalement la reconnaissance de la langue albanaise à égalité avec le macédonien partout dans le pays ; un système de meilleure représentation dans l’administration ; la poursuite du travail du Bureau du procureur spécial, mis en place pour enquêter sur toutes les affaires révélées par les écoutes ; la poursuite du processus d’intégration euro-atlantique ; et enfin la résolution de la question du nom avec la Grèce, qui bloque la Macédoine dans ce processus d’intégration depuis 2006.

Or, malgré l’accord trouvé, le président de la république Gjorge Ivanov, issu du VMRO-DPMNE, a refusé de donner mandat au SDSM pour former un gouvernement, au motif que la plateforme albanaise serait une menace pour l’unité de la Macédoine et que les partis albanais recherchent avant tout l’éclatement du pays en prenant leurs ordres à l’étranger. Cette position, notifiée à l’UE, aux Etats-Unis et à la Turquie par lettre officielle, a provoqué de vives réactions de la part de l’opposition mais aussi de l’Union européenne. Cette dernière, par la voix de la Haute Représentante Federica Mogherini et du commissaire à l’élargissement, Johannes Hahn, a explicitement appelé le président Ivanov à revenir sur sa décision.

Ce qui se joue dans cette crise peut donc se lire à plusieurs échelles. D’abord, l’enjeu pour la Macédoine elle-même est crucial puisque l’on se dirige vers la continuation de la crise politique par d’autres moyens. Là où les oppositions au VMRO ont protesté dans la rue pendant des mois pour exiger des changements, ce sont aujourd’hui les militants du VMRO qui occupent la rue pour s’opposer à la possibilité de ce nouveau gouvernement dont le VMRO serait exclu, et pour réclamer des élections anticipées en mai prochain, en même temps que les élections municipales. En réalité, il fait peu de doute que Nikola Gruevski fera tout ce qui est possible afin de ne pas perdre le pouvoir, puisque cela signifierait devoir rendre des comptes au Bureau du procureur spécial sur les très nombreuses affaires dans lequel lui et ses amis sont impliqués. La stratégie du VMRO consiste donc à exacerber le débat et à le ramener sur le terrain ethnique, c’est pourquoi on ne peut pas exclure une fuite en avant violente. En tout état de cause, quand bien même un mandat serait donné dans les prochains jours à Zoran Zaev, cela ne signifie pas que la crise politique sera terminée.

Ensuite, il faut lire cette crise à l’aune de la situation régionale dans les Balkans. Depuis plusieurs mois maintenant, des tensions grandissent entre les différents acteurs, que ce soit la course aux armements entre la Croatie et la Serbie, les provocations serbes à propos du Kosovo, ou encore la confrontation entre Bosniaques et Serbes de Bosnie à propos d’un éventuel appel de la plainte de la de Sarajevo contre Belgrade pour génocide devant la Cour internationale de justice. La presse tabloïd serbe, sous le contrôle du gouvernement, ne cesse de se faire l’écho quotidiennement de supposés complots ourdis tantôt par les Albanais, les Turcs, les Croates, les Américains et l’OTAN contre les Serbes. Dernièrement, cette rhétorique rejoint celle des nationalistes macédoniens selon lesquels l’acceptation de la plateforme albanaise en Macédoine est la première étape vers la construction d’une grande Albanie et le dépeçage de la Macédoine. De fait, bien que chaque dossier soit distinct, chacun participe d’une atmosphère régionale lourde et belliqueuse.

Enfin, l’analyse de la situation en Macédoine doit également s’opérer à un niveau international. Ainsi, bien que la Russie ait été très largement en retrait depuis le début de la crise, on observe des déclarations venant de la diplomatie russe. Celles-ci, reprises par le VMRO, vont dans le sens d’une dénonciation d’une tentative de coup d’Etat mené par les Etats-Unis et l’UE avec l’aide de « sorosoïdes » locaux, du nom du financier et philanthrope George Soros, déclaré ennemi de tous les autocrates d’Europe de l’Est, dans la droite ligne de la dénonciation des « révolutions de couleurs » fomentées par l’Occident contre la Russie. Si la Russie n’a pas vraiment intérêt à investir politiquement dans la crise macédonienne, sa stratégie d’obstruction à moindre frais dans les Balkans peut s’avérer une fois de plus concluante comme en Bosnie, si d’autres acteurs, à commencer par l’Union européenne, ne prennent pas les devants.

Bruxelles avait imposé ces élections comme solution de sortie de crise, assortie de certaines conditions. Celles-ci n’avaient pas vraiment été remplies, et le VMRO avait même reçu le soutien de certains leaders de la droite européenne pour le ministre des Affaires étrangères autrichien, Sebastian Kurz, tout heureux de pouvoir compter sur Skopje pour retenir les migrants. Par conséquent, Nikola Gruevski pensait bien pouvoir remporter ces élections et ainsi obtenir un blanc-seing de l’UE, mise devant le fait accompli. C’est le scénario inverse qui est en train de se reproduire, mettant autant Gruevski que l’UE devant leurs responsabilités car, désormais, les cartes sont rebattues, et aucun scénario ne peut être exclu pour la suite.

Birmanie : violents combats en région Kokang, une nouvelle ‘piqure de rappel’ au pays de La Dame

Wed, 08/03/2017 - 18:39

D’ici quelques semaines, la République de l’Union du Myanmar – la Birmanie pour tout un chacun – célébrera le tout premier anniversaire du gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), de l’emblématique et mondialement appréciée Aung San Suu Kyi. Le 31 mars 2016, cinq long mois après un franc succès électoral enregistré à l’occasion du premier véritable scrutin démocratique organisé en Birmanie depuis des décennies (8 novembre 2015), l’administration menée par l’ancien prix Nobel de la paix entrait solennellement en fonction. Elle succédait au premier gouvernement post-junte militaire du Président Thein Sein (2011-2016) ; un chef de l’Etat, qui, après avoir exercé des fonctions de première importance du temps des militaires (ex-Premier ministre de la junte), endossa un costume plus civil. Une mue relative, dont le dessein était d’accompagner les premières années d’une transition démocratique. Cette dernière était appelée de ses vœux par une population éreintée par un demi-siècle de mainmise de l’institution militaire sur le destin national, et ardemment souhaitée par une communauté internationale – occidentale serait plus juste – aux appétences démocratiques contrariées jusqu’alors en ces terres Sud-Est asiatiques, baignées d’un bouddhisme à l’occasion militant.

Aung San Suu Kyi n’a pu personnellement succéder à Thein Sein, la faute à une disposition pour le moins étonnante de la Constitution de 2008 (‘’inspirée’’ par la plume rigide des militaires). Il en fallait naturellement davantage à cette opposante tenace (astreinte à une quinzaine d’années en résidence surveillée) et passionaria de la cause démocratique pour contrarier ses projets. À défaut de présidence dans le droit, un poste créé sur mesure de conseillère d’Etat additionné à un portefeuille de ministre des Affaires étrangères lui confient a priori l’autorité politique nécessaire[1], tant auprès de ses administrés que d’une communauté internationale ravie de composer, de gouvernement à gouvernement désormais, avec cette dernière.

Pour autant, cette transition en douceur entre ces deux administrations à l’ADN politique pour le moins distinct (militaro-civil pour le gouvernement Thein Sein ; civilo-démocratique pour l’administration au pouvoir aujourd’hui) n’a pas épuré la feuille de route du gouvernement LND d’une kyrielle d’hypothèques et de maux plus délicats à gérer les uns que les autres. Si elle n’est plus directement au pouvoir, la très influente institution militaire est fort loin de la périphérie de l’autorité[2] et ne rend pas exactement compte de sa feuille de route personnelle à Aung San Suu Kyi. Le processus de paix, élevé au rang de priorité nationale par La Dame lors de son intronisation, peine un an plus tard à convaincre l’ensemble des parties prenantes (à commencer par les groupes ethniques armés) de sa viabilité, tant les efforts de dialogue menés ces six dernières années se heurtent à une nette recrudescence des affrontements. Ces derniers mettent aux prises en divers points du territoire (Etats Shan et Kachin notamment) l’armée régulière (la tatmadaw) face à une demi-douzaine de groupes ethniques armés (regroupés au sein d’une Northern Alliance-Burma pour quatre d’entre eux), comme en témoignent les événements des tous derniers jours dans la région Kokang (Etat Shan) et leur lot de victimes (une trentaine de morts).

On pourrait également associer à ces contingences et revers rédhibitoires la situation de crise prévalant depuis – à minima – octobre 2016 dans le fragile Etat occidental de l’Arakan. Dans cet État, une importante opération contre-insurrectionnelle menée par la tatmadaw aurait officiellement pris fin début mars 2017. Un périmètre sensible qui aurait été le théâtre – dans la foulée de l’attaque meurtrière début octobre 2016 de plusieurs poste-frontaliers du Bangladesh par des militants rohingyas radicalisés – de violences et d’excès divers de la part des forces de sécurité. Au point que diverses agences et autorités onusiennes, ainsi que plusieurs gouvernements asiatiques (Malaisie, Pakistan et Bangladesh) demandent retenue et explications au gouvernement birman. Le gouvernement civil LND est par ailleurs mal à l’aise sur le sujet, tant la conduite et le contrôle des affaires de défense et de sécurité lui échappent. Elles relèvent en effet de l’autorité exclusive des généraux, donc du senior-general et chef des armées birmanes Min Aung Hlaing, sur lequel le gouvernement et Aung San Suu Kyi n’ont guère de prise…

Il n’empêche, un an après sa prise de fonction très attendue, les 55 millions de Birmans et la communauté internationale (grandes capitales occidentales ; institutions de défense et de protection des droits de l’homme ; société civile et ONG) ont toujours, et quasi-exclusivement, le regard tourné vers The Lady pour tout et son contraire, du faisable à l’impossible. A tort bien entendu.

Loin de l’omnipotence, l’administration LND et sa charismatique figure de proue composent avec l’institution militaire, en plus de leur inexpérience dans la gestion des affaires nationales (ne parlons pas de l’hypercentralisation du processus de décision autour d’Aung San Suu Kyi) et d’un pool d’expertise parfois sujet à caution. L’appareil militaire est toujours terriblement influent, il campe sur ses prérogatives exorbitantes et déroule sa propre feuille de route. Une roadmap pas nécessairement toujours calée sur celle des autorités civiles, pour dire le moins (cf. implication dans le processus de paix).

Face aux attentes populaires considérables nées de l’accès de la LND aux plus hautes responsabilités civiles, le gouvernement birman déploie bonne volonté, soutien extérieur, appel à la concorde et à la réconciliation nationale, et quémande aussi un brin de patience et de mansuétude. Si le bilan de ses douze premiers mois d’exercice peut donner matière à appréciation critique, le ‘’bénéfice du doute’’ lui profite encore. Rien qui ne menace en l’état la poursuite de son difficile apprentissage des affaires de l’Etat.

En revanche, La Dame et son équipe rapprochée devront très certainement se passer ces prochains mois d’une quelconque bienveillance de l’influente tatmadaw, voire, situation plus problématique encore, se trouver en porte-à-faux avec elle sur certains dossiers sensibles (poursuite des hostilités en zone ethnique ; participation de certains groupes ethniques armés au processus de paix ; validation de grands projets industriels ; sort de la communauté rohingya ; etc.). Des perspectives déplaisantes que l’on ne souhaite guère à La Dame mais auxquelles l’opiniâtre lauréate du prix Nobel de la paix et l’opinion feraient bien de se préparer.

[1] Les responsabilités de chef de l’Etat échoient par ailleurs à un de ses proches – U Htin Kyaw -, lequel se cantonne depuis lors à des activités protocolaires secondaires et ne fait guère d’ombre à La Dame.

[2] Il revient par exemple au commandant en chef des armées birmanes de nommer trois ministres régaliens sans en référer au président ou au Parlement : les ministres de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires frontalières. Par ailleurs, un quart des sièges dans les diverses assemblées sont réservés, hors de tous scrutins, aux militaires.

Syrie : un État failli sans souveraineté

Wed, 08/03/2017 - 17:23

La prise d’Alep par le régime de Bachar Al-Assad, fin décembre 2016, a permis de prouver que les Russes éraient capables d’utiliser avec succès la force militaire à des fins politiques, contrairement aux Américains. Mais, si cette réussite conforte indéniablement le maintien au pouvoir du président syrien, elle ne règle en rien la question fondamentale de l’avenir de la Syrie, pas plus qu’elle ne dégage les moyens de mettre fin au conflit qui l’ensanglante depuis 2011.

Les Russes se trouvent désormais confrontés à une impasse en Syrie. Le pays est en effet complètement détruit : Près de 70 % des Syriens vivent dans une situation d’extrême pauvreté, incapables de satisfaire leurs besoins élémentaires ; le taux de chômage est proche de 60 % ; l’espérance de vie a chuté de vingt ans depuis le début de la révolte et de la guerre civile en 2011 ; la moitié des enfants, génération perdue, ne va plus à l’école ; le système de santé publique, autrefois efficace, est démantelé et certaines maladies qui avaient disparu – comme la tuberculose, la typhoïde, le choléra et même la poliomyélite – sont réapparues ; la moitié de la population a été déplacée et le nombre de victimes a dépassé 300 000 morts, auxquels il faut ajouter entre 1 et 2 millions de blessés. Une grande partie des élites et les classes moyennes ont fui le pays. Celui-ci, autrefois moderne, doté de services publics éducatifs et de santé performant, est quasiment revenu à un âge préindustriel. Bref, la Russie a hérité de la responsabilité d’un État failli.

Si l’opposition n’est pas en mesure de renverser Bachar Al-Assad, celui-ci n’est pas davantage en mesure de reconquérir l’ensemble du pays. Ce « pat »[1] stratégique n’est pas supportable à long terme pour Moscou. Certes, du fait de l’absence d’opérations terrestres massives russes, l’effort militaire est tout à fait endossable. Les pertes humaines sont limitées et le coût des opérations aériennes est maîtrisé. Mais la Russie n’a pas les moyens de reconstruire la coquille vide qu’est devenue la Syrie. Il est donc indispensable aujourd’hui de trouver une porte de sortie qui ne peut être que politique, faute de quoi la Syrie, qui ne produit quasiment plus rien, deviendra un fardeau de plus en plus lourd à supporter pour la Russie.

Bachar Al-Assad se présente comme le garant de la souveraineté syrienne mais ne l’est en rien. Son discours nationaliste et patriotique ne survit pas à l’épreuve des faits. Celui qui est présenté comme le maître de Damas n’est pas maître de grand-chose au sein de son propre pays, qui ne tient que par l’appui militaire de la Russie et de l’Iran. Dépendant de ses protecteurs, la Syrie a été mise sous tutelle de Moscou et, plus encore, de Téhéran. Elle n’est plus un État souverain mais un pays satellite.

L’Iran a très largement avancé ses positions en Syrie. Il participe à la restauration de la capitale et est investi dans le pays. Ce sont les Iraniens, plus précisément les gardiens de la révolution, qui ont le poids politique le plus important à Damas. Le Hezbollah, malgré des pertes si importantes qu’elles l’ont poussé à interdire la plupart des enterrements publics au Liban, demeure impliqué dans la sauvegarde d’un gouvernement allié et fondamental à sa survie.

Poutine ne tirera de bénéfices de la prise d’Alep que si cette victoire militaire débouche sur une solution diplomatique. Peut-il la mettre en œuvre en laissant Bachar Al-Assad au pouvoir ? L’Iran le soutien plus fermement que la Russie, qui souhaite, elle, démontrer que le concept de « changement de régime » par l’extérieur prôné par les Occidentaux ne fonctionne pas.

Se dirige-t-on vers un partage du pouvoir entre des éléments du régime sans Bachar Al-Assad et toute l’opposition sans les djihadistes ? C’est la seule façon d’éviter une somalisation de la Syrie.

[1] Aux échecs, se dit d’une position dans laquelle aucun des deux joueurs ne peut remporter la partie, qui est alors déclarée nulle.

« La Turquie en 100 questions » – 3 questions à Dorothée Schmid

Wed, 08/03/2017 - 11:25

Spécialiste des questions méditerranéennes, Dorothée Schmid dirige le programme « Turquie / Moyen-Orient » de l’Ifri (Institut Français des Relations Internationales). Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « La Turquie en 100 questions », aux éditions Tallandier.

Peut-on parler d’alliance entre la Turquie d’Erdogan et la Russie de Poutine ?

Il est plus juste de parler de rapprochement, car aucune alliance formelle n’a été conclue. Ces deux partenaires sont versatiles et leurs intérêts ne convergent pas forcément sur les sujets qui leur sont à chacun essentiels. Historiquement, il ne faut pas oublier que les empires russe et ottoman se sont fait régulièrement la guerre pendant quatre siècles pour le contrôle de territoires à leurs frontières. Encore aujourd’hui, la relation diplomatique entre les États-nations russe et turc est complexe, marquée par le calcul et une forme de défiance. La crise syrienne entretenait un climat de tension implicite depuis 2011, les deux pays se trouvant opposés sur l’attitude à tenir face au régime de Bachar Al-Assad ; entre novembre 2015 et juin 2016, la Russie et la Turquie étaient même à couteaux tirés à la suite d’un grave incident : la défense anti-aérienne turque avait abattu un avion russe brièvement entré dans son espace aérien depuis la Syrie.

Des facteurs structurels expliquent cependant le rapprochement actuel. On parle ici de deux puissances qui cherchent à s’imposer dans leur environnement régional et qui entretiennent un rapport ambivalent avec l’Europe : la Turquie veut intégrer l’Union européenne (UE) et se voit maintenue à la porte de ce qu’elle nomme un « club chrétien » ; la Russie entretient un rapport de plus en plus ouvertement conflictuel avec l’UE, dont elle remet en cause à la fois le concept et les frontières. Une complicité de puissances eurasiatiques s’esquisse ainsi face à l’Europe occidentale. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est un autre paramètre : la Russie veut affaiblir l’organisation, au moment où la Turquie s’estime négligée par ses alliés atlantiques. Du point de vue économique, les deux pays sont complémentaires, à l’avantage de la Russie, qui fournit à la Turquie les deux-tiers du gaz que celle-ci consomme ; mais la Turquie a récupéré des marchés lorsque la Russie a été placée sous sanctions par les Occidentaux. Enfin, affaibli par le coup d’État manqué de juillet 2016, le régime de Tayyip Erdoğan a trouvé dans la Russie une sorte de protecteur.

La Turquie est-elle un partenaire solide de l’OTAN ?

La Turquie entre dans l’OTAN en 1952, en même temps que la Grèce, avec qui elle a pourtant entretenu pendant longtemps des relations très difficiles. Pendant la guerre froide, elle a joué un rôle essentiel de rempart face à l’Union soviétique au sud-est de l’organisation. Les tensions en mer Egée ont persisté et la crise de Chypre (1974) a été une première alerte pour les relations Turquie-OTAN. Le rôle de la Turquie dans l’organisation a évidemment évolué avec la chute du mur de Berlin. Washington a alors assigné à Ankara une mission de passeur entre Occident et Orient. La Turquie est longtemps restée le seul membre musulman de l’OTAN, et se prévalait de cette particularité pour valoriser sa contribution, par exemple dans le cadre de la force de stabilisation en Afghanistan (FIAS).

L’embrasement de la Syrie à partir de 2011 a placé la Turquie en première ligne face aux crises du Moyen-Orient. Possédant plus de 900 km de frontière avec ce pays, elle est exposée de façon très immédiate aux retombées du conflit et a déjà fait appel à la solidarité otanienne pour assurer la protection de son territoire : des missiles Patriot ont ainsi été déployés par l’OTAN sur la frontière en 2013 à la suite d’un attentat majeur perpétré dans la province de Hatay.

L’autonomisation progressive de la diplomatie turque, ses choix peu lisibles en Syrie – opposition à Bachar Al-Assad, soutien probable à des factions islamistes, implication dans des trafics – ont provoqué une crise de confiance avec l’OTAN. L’année 2015, qui a vu Daech commettre des attentats en Europe et aux États-Unis, a marqué un tournant, par le renforcement de la coopération en matière de renseignement et de police pour surveiller les mouvements des djihadistes étrangers. Ankara a refusé jusqu’à l’été 2015 de rejoindre formellement la coalition anti-Daech et marchandé l’usage de sa base d’Incirlik aux avions alliés. De plus, depuis 2016 la Turquie flirte ouvertement avec la Russie, au point que de plus en plus d’analystes, notamment américains, discutent ouvertement de l’hypothèse de sa sortie de l’OTAN. Du point de vue sécuritaire, la Turquie a pourtant tout intérêt à rester dans le giron de l’OTAN car elle a impérativement besoin de son appui pour se protéger dans une région qui s’embrase.

Comment résoudre la question kurde ?

La question kurde empoisonne le climat politique turc depuis plus de 30 ans, c’est-à-dire depuis que le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, guérilla marxiste classée sur la liste des organisations terroristes par l’UE et les États-Unis) a déclaré la guerre à l’État turc. Cette guérilla, qui a fait des dizaines de milliers de morts, trouve ses origines dans l’impossible reconnaissance de l’identité kurde en Turquie, depuis l’établissement de la République : des révoltes ont été matées par la force dès les années 1920, pour hâter l’intégration des Kurdes dans le moule national kémaliste. Les Kurdes représentent à l’heure actuelle entre 15 et 20 % de la population du pays. Leurs particularismes ont été systématiquement niés, pas seulement en Turquie mais dans tous les pays du Moyen-Orient où ils constituent une forte minorité : en Syrie, en Irak jusqu’à la guerre du Golfe qui a permis l’autonomisation d’une région kurde, et en Iran.

L’AKP, parti au pouvoir, a adopté dans un premier temps une approche novatrice sur ce dossier : Tayyip Erdoğan considère les Kurdes comme un réservoir de voix ; il a su capter en partie un électorat kurde déçu par les performances des partis à base ethnique et lassé de la violence du PKK. Des concessions culturelles ont été accordées : autorisation limitée de l’usage et de l’enseignement de la langue, lancement d’une chaine de télévision nationale en kurde… Un processus de paix a même été ouvert avec le PKK en 2013, mais il a buté à la fois sur l’absence de programme politique clair de la part du gouvernement et de motivation du PKK pour la paix. Depuis la reprise des hostilités en juillet 2015, le PKK a déclaré l’insurrection urbaine, portant le combat dans les villes ; les autorités turques lui ont répondu par une guerre totale, menant des opérations militaires de grande envergure à l’Est et arrêtant massivement des membres du parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples).

La partie s’est compliquée avec la consolidation en Syrie d’un parti kurde militarisé, le PYD, émanation du PKK, qui contrôle désormais un territoire important (presque tout le long de la frontière turco-syrienne) : la Turquie le perçoit comme une menace pour son propre territoire, affirmant que des combattants kurdes syriens prêtent désormais main-forte au PKK.

La reprise du processus de paix est en réalité la seule solution possible, préalable à une négociation politique qui en finirait avec les discriminations en Turquie. Il faudrait y redéfinir la citoyenneté en laissant de côté le critère ethnique, poursuivre les concessions culturelles et envisager une forme de décentralisation administrative. Les Turcs doivent comprendre que les Kurdes de Turquie sont dans leur grande majorité légitimistes : ils souhaitent rester dans le giron de la Turquie, sans être niés dans leurs spécificités. Le plus difficile sera évidemment le désarmement du PKK ; il faudra sans doute s’inspirer d’autres processus de paix – la Colombie a récemment montré l’exemple.

Face aux incertitudes de l’administration Trump, l’alliance indo-japonaise vitale

Tue, 07/03/2017 - 18:28

Selon The Japan News, le Japon et l’Inde organisent très prochainementà Tokyo une réunion de leurs vice-ministres chargés des Affaires étrangères et de la Défense, afin de discuter de la situation internationale après l’entrée en service en janvier de l’administration du président américain Donald Trump. Des sources ont indiqué que les responsables japonais et indiens discuteront des mesures qui visent à renforcer davantage la coopération en matière de sécurité, ainsi que des problèmes régionaux des deux pays, dont l’expansion maritime de la Chine. Le Japon et l’Inde, qui ont développé un partenariat stratégique mondial, ont rapidement renforcé leurs relations économiques et sécuritaires ces dernières années. Un approfondissement de cette relation dans le contexte de la nouvelle administration Trump semble nécessaire.

Le Premier ministre Shinzō Abe a tenu son premier sommet officiel avec le président américain Donald Trump les 10 et 11 février. Etant l’allié le plus important du Japon, il était crucial pour Abe de réaffirmer ses liens bilatéraux de sécurité et commerciaux avec les États-Unis, souligne The Japan Times. À bien des égards, le sommet a été considéré comme un grand succès pour Abe. Au cours de leur conférence de presse conjointe, M. Trump a qualifié l’alliance entre les États-Unis et le Japon de « pierre angulaire de la paix et de la stabilité dans la région du Pacifique » et a indiqué l’engagement de son administration à « la sécurité du Japon et de toutes les régions sous son contrôle administratif ».

Bien qu’il y ait peu de doutes quant à la capacité de l’alliance multi-décennale à surmonter quelques tempêtes diplomatiques, les incertitudes demeurent néanmoins concernant l’orientation de l’administration Trump sur la politique étrangère. De telles incertitudes posent un risque de malentendu stratégique pour le Japon, soulignant la nécessité pour Tokyo de rechercher une stabilité stratégique supplémentaire au-delà de l’alliance avec les Etats-Unis. Dans un tel climat géopolitique, le Japon profitera de l’amélioration des liens avec d’autres acteurs régionaux et de liens plus étroits avec l’Inde – un partenaire naturel pour Tokyo.

Le sommet Inde-Japon de 2016 prévoyait un rôle régional plus important pour les deux pays. Partageant une vision commune de la démocratie et n’ayant pas de contentieux historiques comme la Chine ou la Corée, le Japon et l’Inde sont des alliés naturels et sont prêts à étendre la portée de leur coopération économique, stratégique et de défense. Significativement, le Japon est le seul pays que l’Inde a laissé pénétrer dans sa région politiquement sensible du Nord-Est, où Tokyo investit dans des projets de développement socio-économique. Depuis 1981, le gouvernement japonais a fourni à cette région des prêts d’aide publique au développement dans les domaines de l’énergie, de l’approvisionnement en eau, de l’exploitation forestière et du développement urbain. De plus, New Delhi a autorisé pour la première fois les investissements étrangers dans les îles d’Andaman et Nicobar, stratégiquement vitales. En outre, les deux pays ont signé un accord nucléaire civil en 2016, faisant de l’Inde le premier pays non signataire du Traité sur la non-prolifération nucléaire à signer un tel accord avec le Japon.

Les deux pays partagent des inquiétudes quant aux décisions imprévisibles de la politique étrangère de l’administration Trump. Par ses déclarations, ce dernier a mis en question la crédibilité du leadership et de l’engagement des États-Unis envers ses partenaires. Il a présenté le Japon comme un cavalier solitaire (free-rider) qui bénéficie de la garantie de sécurité des États-Unis sans en assumer les coûts. Il a également critiqué les pratiques japonaises en matière automobile et a accusé le Japon de dévaluer sa monnaie.
Or, plusieurs membres de l’ASEAN sont en conflit avec la Chine, conflit portant sur les différends territoriaux en mer de Chine méridionale. Ces tensions, combinées à la possibilité que les États-Unis jouent un rôle réduit dans la région, peuvent rendre certains pays nerveux à la perspective de l’émergence de la Chine en tant que seul acteur dominant sur le plan régional.

Le renforcement des relations sino-indiennes est donc opportun et offre une alternative à la domination sans entrave de la Chine. Le Japon et l’Inde s’engagent déjà auprès d’autres acteurs régionaux : M. Abe a visité les Philippines, l’Australie, l’Indonésie et le Vietnam en janvier afin de promouvoir une coopération étroite, tandis que la politique de «Act East» du Premier ministre indien Modi veut accroître la connectivité avec les pays asiatiques.

Cependant, pour assurer la stabilité régionale, Tokyo et New Delhi devraient également s’engager avec la Chine pour promouvoir des solutions pacifiques aux conflits régionaux. Certains pourraient soutenir que l’Inde n’a pas la volonté politique d’assumer un rôle de leadership plus important dans la région Asie-Pacifique. Cependant, New Delhi s’active déjà à freiner l’emprise de plus en plus grande de la Chine dans les littoraux de l’océan Indien, qui étaient traditionnellement sous la sphère d’influence de l’Inde. Elle peut s’appuyer sur le Japon : à la mi-février, les deux pays ont convenu qu’ils pouvaient jouer un rôle important dans le maintien de la paix et de la stabilité dans la région indo-pacifique. Kiren Rijiju, ministre d’Etat à l’Intérieur, a déclaré que les deux parties ont la responsabilité de maintenir la paix et la stabilité dans la région car elles ne croient pas à la nécessité de la militarisation de cette zone, rapporte The Indian Express. Il a assuré que le Premier ministre Narendra Modi partage une relation chaleureuse avec son homologue Shinzō Abe. Gageons que les deux pays ont intérêt à développer des relations empreintes de chaleur, d’humanité et de coopération stratégique face à la rhétorique parfois glaciale de Washington et Pékin.

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