Amis Anglais et Gallois, merci, du fond du cœur. Vous avez su résister à tous les arguments, des plus rationnels aux plus apocalyptiques, de ceux qui militaient pour le remain. Vous avez choisi d’ignorer les risques d’explosion de votre glorieux pays, les Écossais et les Irlandais du nord, deux des quatre nations de ce qui reste de votre Empire, ayant massivement -et honteusement- voté en faveur de l’Union. Vous avez pris le risque de diviser pour longtemps votre société entre, d’une part, jeunes, diplômés et urbains, massivement «remain», et, d’autre part, vieux, peu diplômés et ruraux, massivement «leave», une fracture sociale pour longtemps béante. Un vote d’un courage inouï puisqu’il a politiquement dévasté et va économiquement affaiblir votre pays, ce dont l’Europe ne peut que vous être reconnaissante.
Car il manifeste votre sens du sacrifice dont le continent a bénéficié à plusieurs reprises, lorsque vous l’avez sauvé des griffes de Napoléon, puis de l’hégémonisme allemand (à deux reprises). Vous avez enfin compris que la place de votre île n’était pas au sein de l’Union. Bien que vous ayez un grand pied en dehors (budget, euro, Schengen, politique de sécurité et d’immigration, union bancaire, etc.), votre seule présence suffit à bloquer toute tentative d’intégration supplémentaire, non seulement par peur de vous déplaire, mais parce qu’il fallait à chaque fois imaginer une usine à gaz supplémentaire pour que vous conserviez votre « statut spécial ». Résultat : les réformes de l’Union ont toujours abouti, à cause de vous, à la rendre de plus en plus illisible aux yeux des citoyens et donc à les en éloigner. En dépit de tous nos efforts, vous continuiez à trouver cette Europe ultra-réglementaire et dirigiste, alors que la majorité des Européens la trouvent bien trop libérale : nous n’avons pas eu la chance de connaître Margaret Thatcher et nous sommes restés, globalement, attachés à l’État providence, à l’interventionnisme étatique, au marché régulé, toutes choses qui vous font horreur. Aussi, nous avons du accepter d’affadir le projet des pères fondateurs et pratiquer une politique du moyen terme qui, au final, déplait à tout le monde: l’Europe a réussi l’exploit d’inventer l’ultralibéralisme réglementaire !
Vous avez assisté aux chocs qui ont secoué l’Union depuis 2008 et vous avez compris que l’Union risquait de mourir sous le poids de ses contradictions, de ses paralysies, de ses compromis et de la médiocrité de ses dirigeants nationaux qui alimentent un scepticisme de plus en plus fort à l’égard d’un projet européen rendu responsable de toutes les difficultés nationales. Vous avez donc décidé de nous donner un grand coup de pied au derrière : si le choc du départ de l’un des quatre grands pays de l’Union ne nous réveille pas, si nous ne mobilisons pas pour relancer une construction qui a assuré la paix sur le continent depuis 70 ans, c’est que vraiment nous méritons de disparaître. Votre sursaut churchillien restera dans l’histoire ! Car vous savez ce qui vous attend : après la Seconde Guerre mondiale, vous vous êtes enfoncé dans la dépression économique au point que le FMI a dû voler à votre secours, comme une vulgaire Grèce. Votre PIB, lors de votre adhésion en 1973, était l’un des plus bas de la CEE, et c’est pour cela que vous avez rejoint un projet qui vous répugnait. Si Churchill était pour les États-Unis d’Europe, c’était évidemment avec un Royaume-Uni qui en serait la puissance tutélaire et non un simple membre, pas plus important que la France !
Je suis impressionné, comme toujours, par votre sens du sacrifice et de l’intérêt collectif. Quand je pense à ce qui vous attend, tant pour couper les liens entre vous et nous (200 accords commerciaux signés en votre nom par l’Union que vous allez devoir renégocier, 80000 pages de lois communautaires qu’il va falloir trier pour éviter les vides juridiques, les opérations en euros qui vont partir pour le vieux continent) que pour essayer de conserver un accès au marché unique, notamment pour vos banques et vos services financiers, je ne peux que saluer votre courage ! Ce sont des années d’incertitudes, de tourmentes, de déchirements qui vous attendent. Chapeau bas, messieurs les Anglais ! Espérons que nous saurons nous montrer dignes de votre sacrifice. En tous les cas, good luck pour votre aventure solitaire.
L’incroyable vie d’Ármin Vámbéry commence en 1832 dans une petite bourgade de Haute-Hongrie : Szentgyörgy, à quelques kilomètres de Pozsony (actuelle Bratislava). Son père, un juif talmudiste originaire de Bavière, décède du choléra peu de temps après sa naissance, laissant son épouse, âgée de 22 ans élever seule leur fils dans la pauvreté. La jeune femme quitte rapidement Szentgyörgy pour Dunaszerdahely, petite localité sur la route de Komárom, où elle se remarie. Le jeune Ármin y fréquente l’école publique jusque l’âge de douze ans, puis se met au début de son adolescence aux services d’un tailleur et d’un gargotier de la ville. Apprenti auprès du premier, il donne des cours au fils du second. Repéré par des amis plus aisés de sa famille pour ses capacités scolaires hors du commun, Ármin bénéficie de leur aide pour continuer ses études. Celles-ci le mènent au lycée piariste de Szentgyörgy, au líceum évangélique de Sopron puis à Pozsony et enfin à Pest – qui n’est pas encore Budapest.
Le café Pilvax, haut lieu de la Révolution de 1848, par József Preiszler.Maîtrisant outre l’allemand et le hongrois, le latin, le français, le russe, le serbe, et quelques langues scandinaves, il s’intéresse très vite à la culture et surtout à la langue turques. Fréquentant János Garay et Mihály Vörörsmarty au très couru Café Pilvax, il parvient peu à peu à intégrer le milieu intellectuel pestois. Déjà très cosmopolites, Pest et Buda attirent alors à elles tout ce que la partie hongroise de l’empire d’Autriche compte d’écrivains, poètes et peintres. L’orientalisme littéraire qui commence à influencer la production hongroise rencontre un certain écho chez Ármin Vámbéry. En Europe, la fascination des scientifiques pour cet Orient lointain largement fantasmé suscite de nombreuses vocations de voyages, d’explorations, d’études de terrain… Soutenu par le riche écrivain József Eötvös, le natif de Szentgyörgy décide de prendre le large et de partir pour Constantinople (aujourd’hui Istanbul).
Constantinople en 1857.La vie ottomane d’Ármin Vámbéry commence en 1857 auprès du pacha Hussein Daim, auprès de qui il enseigne des langues. Il fait très vite la connaissance de Mullah Ahmed Effendi, qui l’aide à adopter le mode de vie des Turcs. Son intégration est une telle réussite, que le Hongrois parvient à se faire employer comme secrétaire particulier du futur Grand Vizir Mehmed Fuad Pasha. Avant de regagner Pest en 1861, il publie le premier dictionnaire turc-hongrois, tout en continuant d’apprendre de nombreux dialectes anatoliens. Entre temps, il intègre l’Académie hongroise des Sciences comme membre correspondant et se procure le Tarih-i Üngürüsz, version turque d’une ancienne chronique de l’Histoire hongroise sauvée de l’incendie de la bibliothèque de Székesfehérvár de 1543 par Mahmud Tercüman, traducteur de l’époque du sultan Soliman le Magnifique. Bien qu’il fasse cadeau du document aux académiciens hongrois, ces derniers déconsidèrent la valeur historique de la pièce, notamment sous la pression de József Budenz, qui la réduit à une traduction de texte mineur.
«C’est naturellement de là qu’est venu mon espoir, grâce la linguistique comparée, de trouver en Asie centrale les raies de lumière qui dissiperont le voile sombre qui est posé sur l’Histoire ancienne des Hongrois» (Mes combats, 1905)
L’étude des dialectes turcs convainc Ármin Vámbéry d’une forte parenté entre les actuels Anatoliens et les anciens Hongrois. Acculturé aux travaux des linguistes de son époque, il est persuadé de l’équivalence des concepts de langue, de patrie et de peuple originels. Alors que les sociétés savantes du reste de l’Europe sont obnubilées par l’excavation de la langue primitive indo-européenne et de l’Urheimat qui l’accompagne, les Hongrois éprouvent quelques difficultés à se positionner dans la généalogie des langues et des nations du continent. Si la majorité des membres de l’Académie des sciences est convaincue par la filiation finno-ougrienne, Ármin Vámbéry déclenche avec ses intuitions en faveur d’une origine turcique une véritable guerre de positions. Voulant démontrer ce qu’il avance, il décide la même année de monter une expédition pour les khanats du Turkménistan et du Boukhara.
Vieil opéra de Trabzon.Son périple démarre à Trébizonde (actuelle Trabzon), sur les côtes de la mer Noire. Déguisé en derviche sunnite sous le nom de Rachid Effendi, il traverse avec succès le Kurdistan pour gagner Téhéran en juillet 1862. De là, il effectue un aller-retour vers Shiraz, au sud de l’empire perse, en traversant Qom et Ispahan. De retour à Téhéran au début de l’année 1863, il décide de se diriger vers le Nord-Est et de faire le voyage au sein d’une caravane composée de pèlerins de retour de la Mecque. Il traverse le désert de Karakoum, les villes de Zanjan et Qasvin et arrive en juin de la même année à Khwarezm (aujourd’hui : Khiva), en Ouzbékistan. Il y est reçu en audience sous sa fausse identité par Saïd Mohammed Khan, chef de la dynastie des Koungrates et maître de la ville, qui le laisse continuer son voyage.
Lorsqu’il arrive à Samarcande, après avoir traversé le Boukhara, il est à deux doigts d’être démasqué par l’émir local, qui le soupçonne de ne pas être un vrai musulman. Ármin Vámbéry parvient toutefois à le duper et peut reprendre sa route après avoir été chargé de présents. Il quitte alors ses compagnons de voyage et intègre une caravane se rendant à Hérat, à l’Ouest de l’Afghanistan. De Hérat il passe à Mashhad, où il décide d’abandonner son rôle de derviche, et arrive aux portes de Téhéran le 19 janvier 1864. Il regagne Constantinople en mars 1864, en repassant par Trébizonde et Erzurum.
Shir Dor madrasah, Samarcande (1869-1870).L’explorateur hongrois regagne Pest en compagnie de Mollah Sadik, professeur en religion d’Asie centrale en mai 1864. Accueilli avec les honneurs, il est intégré à l’université de la ville comme professeur de langues orientales. Fort de son expérience et de ses observations, il étaye sa théorie turcique en montrant les similitudes lexicales entre le hongrois et de nombreuses langues altaïques. Selon Ármin Vámbéry, si la langue magyare est effectivement ougrienne, il n’est pas possible de réduire ses ressemblances avec le turc à de simples emprunts de mots, comme le font les finno-ougristes les plus radicaux tels János Hunfalvy ou József Budenz. Pour l’éminent linguiste, celles-ci relèvent également de parentés de structure – notamment la construction des cas grammaticaux par agglutination -, qui plaideraient en faveur d’une même grande famille de langues. Les études postérieures lui donneront d’ailleurs plutôt raison, dans la mesure où la linguistique contemporaine classe désormais les langues finno-ougriennes et les langues altaïques au sein du grand groupe des langues ouralo-altaïques.
Le travail d’Ármin Vámbéry est reconnu y compris en dehors des frontières d’Autriche-Hongrie, comme le montrent les nombreuses distinctions qu’il reçoit, notamment de la part de la Société britannique de Géographie, dont il devient membre d’honneur. La publication de ses Voyages à travers l’Asie centrale (1865) est d’autant plus remarquée, que l’ouvrage est le fait du premier Européen étant parvenu à voyager dans ces conditions dans cette région du monde. Au-delà de sa reconnaissance comme linguiste, sa postérité est grande chez les géographes hongrois, qui lui doivent, avec d’autres, la fondation de la Société hongroise de Géographie en 1872. Sur le plan intellectuel, son tropisme turc est à l’origine d’un renouvellement de l’orientalisme hongrois sous le nom de touranisme, lequel mouvement connait après 1920 une issue malheureuse du côté des milieux nationalistes magyars et… japonais ! Proche des dirigeants ottomans et ayant ses entrées à la Cour du Royaume-Uni, Ármin Vámbéry connaît une fin de carrière faite d’intrigues et d’affaires d’espionnage, au service notamment des Britanniques contre les intérêts russes en Asie centrale. Auteur de nombreux ouvrages sur la magyarité et de récits de voyage, il s’éteint à Budapest en 1913.
Ármin Vámbéry en 1895.