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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 6 days ago

L’Arabie Saoudite et ses ennemis chiites

Thu, 07/01/2016 - 16:13

Figure de l’islam chiite saoudien, l’ayatollah Nimr Baqer Al-Nimr a été exécuté sur décision du pouvoir à Riyad. Cette exécution a provoqué une montée de la tension (déjà forte) avec le régime iranien qui s’est conclue par une rupture des relations diplomatiques et économiques entre l’ Arabie Saoudite et l’Iran.
La guerre froide entre les deux régimes théocratiques prend une nouvelle tournure dont les conséquences devraient se vérifier sur les conflits de la région (Syrie, Yémen) où l’ Arabie Saoudite et l’Iran continuent de mener leur guerre par procuration. C’est donc à nouveau le Moyen-Orient dans son ensemble qui devrait pâtir de l’escalade de la violence- rhétorique et militaire, même indirecte- entre les deux principales puissances de la région, lancées toutes deux dans une quête de leadership à la fois politique et confessionnelle.

L’instrumentalisation des paramètres confessionnels et religieux par les deux puissances s’inscrit certes dans un contexte régional de confrontation entre deux blocs de coalitions (voir notre chronique à ce sujet), mais elle doit aussi être mise en relation avec des données de politique interne. L’accession au pouvoir en Arabie Saoudite, il y a un an, du roi Salman s’est traduite, d’une part, par la réaffirmation de l’ Arabie Saoudite sur la scène régionale, en vue d’incarner le leadership arabe et sunnite ; d’autre part, par un raidissement du régime wahhabite contre toute contestation intérieure. Considérés comme « hérétiques », les chiites forment une minorité (près de 10% de la population) perçue comme une menace pour le régime. Ainsi, en 1979, la Grande Mosquée de La Mecque avait été assiégée pendant deux semaines, en signe de protestation contre la corruption du régime, alors qu’au même moment le pouvoir faisait face à un soulèvement chiite dans la province du Hassa. Dans le contexte du « réveil des peuples arabes » de 2011, la communauté chiite s’est également mobilisée et a notamment manifesté à Qatif (à l’ouest du pays).

Au-delà de la menace interne incarnée par la minorité chiite (concentrée dans le sud-ouest du pays), l’ Arabie saoudite est obsédée par l’influence et la menace régionale que représente l’Iran depuis la Révolution islamique en 1979. Le spectre d’un « arc chiite »- allant du Liban jusqu’au nord-ouest de l’Afghanistan en passant par le sud de la Syrie et de l’Irak et remontant par l’Iran- est conforté par la montée en puissance des chiites irakiens après la chute de Saddam Hussein et du Hezbollah libanais qui incarne la résistance à Israël. C’est à cette aune qu’il convient d’interpréter l’interventionnisme de Riyad dans les crises qui ont secoué ces voisins directs : au Yémen, où il est militairement intervenu dès 2009 et 2015 contre des rébellions chiites ; à Bahreïn, où les manifestations de la majorité chiite ont été réprimées en 2011 par les forces saoudiennes alliées aux Emirats Arabes Unis; en Syrie, à travers un soutien diplomatique et financier aux insurgés contre le régime Al-Assad, émanation de la communauté chiite alaouite et allié de l’Iran.

Dans la continuité de son histoire impériale, l’Iran contemporain continue de développer une politique d’hégémonie régionale qui est perçue comme une menace directe pour l’ Arabie saoudite et les micro-monarchies sunnites de la région du Golfe : Bahreïn, le Koweït, le Qatar et les Emirats Arabes Unis. Relativement admise par les Occidentaux à l’époque du Shah, lorsque l’Iran était promu par les Etats-Unis « gendarme du Moyen-Orient » en vue de préserver l’exploitation des gisements pétrolifères de la région, toute velléité expansionniste est devenue inconcevable depuis la Révolution islamique (en 1979) et l’instauration d’une République théocratique chiite. Le régime des mollahs a opté pour une politique d’influence ou d’hégémonie politique, plutôt que l’invasion des territoires (terrestres et maritimes) convoités. Une alliance stratégique a ainsi été scellée en 1982 avec le régime syrien tenu par les chiites alaouites et les chiites libanais du Hezbollah.

En réaction, les Etats-Unis, soutenus par les monarchies sunnites du Golfe et par l’ Arabie saoudite en particulier, fragilisés par la présence de fortes minorités chiites en leur sein (communauté majoritaire à Bahreïn), ont déployé une stratégie d’encerclement et d’isolement de l’Iran. Outre l’installation et le renforcement progressif de bases militaires de l’ Arabie saoudite à l’Afghanistan, en passant par le Qatar et les Emirats Arabes Unis, ces pays arabes se sont regroupés au sein du Conseil de coopération du Golfe.

Afin de briser le « bloc sunnite », l’Iran a tenté de se faire le nouveau porte-drapeau de la « cause palestinienne », en l’« islamisant » et en la « désarabisant », tentative qui a causé des tensions diplomatiques avec Israël et s’est traduite par un soutien matériel et financier aux islamistes sunnites du Hamas (au pouvoir à Gaza). Surtout, la chute du régime de Saddam Hussein a permis à la majorité chiite de s’imposer au sein du nouvel appareil d’Etat irakien. Par une ruse de l’histoire, l’intervention américaine en 2003 a renforcé l’avènement d’un « arc chiite » (allant des Hazaras d’Afghanistan à la minorité chiite présente en Arabie Saoudite), si redouté par les régimes sunnites de la région. L’enjeu est à la fois stratégique et symbolique : entre chiites et sunnites, Arabes et Perses, c’est le « leadership islamique » qui est en jeu.

– See more at: http://www.leconomistemaghrebin.com/2016/01/07/arabie-saoudite-ennemis-chiites/#sthash.pmjJNxEz.dpuf

« 48 2/3 » – 3 questions à Christian Jeanpierre

Thu, 07/01/2016 - 15:15

Christian Jeanpierre est journaliste et commentateur sportif, et suit depuis 1988 toutes les coupes du monde de football et de rugby pour TF1. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « 48 2/3 », paru aux éditions Les Arènes.

Vous rassemblez, dans votre livre, des personnes aux parcours de vie extrêmement différents. Quel est, par exemple, le rapport entre Arsène Wenger et le comte de Bouderbala ?
En écrivant le livre, j’ai souhaité rassembler des personnalités d’horizons différents – des artistes, des sportifs, des aventuriers – mais qui ont en commun d’avoir su faire de grandes choses tout en ayant traversé des épreuves.
Le Comte de Bouderbala et Arsène Wenger, comme par ailleurs Christian Califano, Kad Mérad ou encore Jean-Claude Olivier, sont tous des « artistes de la vie », de grands bosseurs qui ont su saisir leur chance et tracer leur propre destin. Ils ont des trajectoires de vie fascinantes et ont su s’imposer comme des références dans leur domaine respectif mais derrière chaque quête, chaque victoire, il y a des fêlures et de l’humain. C’est cela que j’ai voulu présenter.
Arsène Wenger a commencé sa carrière d’entraineur au Japon, à Nagoya, par huit défaites. Lorsqu’il a débarqué à Arsenal, il a dû affronter le scepticisme de la presse qui titrait alors « Arsène who ?». Il est désormais le manager d’Arsenal depuis vingt ans, avec de nombreux titres à son palmarès.
Sami Ameziane, alias le comte de Bouderbala, est né à Saint-Denis dans « la rue de la mort ». Malgré une taille d’1m78, qui lui a valu d’essuyer bien des critiques, il s’est imposé dans le championnat de basket universitaire aux Etats-Unis et a joué contre Tony Parker. C’est outre atlantique qu’il a démarré le stand-up, en anglais, lui l’enfant de Saint-Denis, avant de revenir en France et de réunir plus d’un million de spectateurs avec son spectacle.
Christian Califano a grandi avec un père en prison et a su canaliser sa rage pour devenir un des meilleurs piliers de l’histoire du rugby. Kad Mérad a claqué la porte à une carrière dans le rugby qui lui tendait les bras, pour « faire clown », au grand désarroi de son père.
Les douze personnalités que je présente ont connu des trajectoires cabossées, mais se sont tous appuyées sur le travail, une force mentale incroyable, et de profondes valeurs pour forcer leur destin.

Essayez-vous de réhabiliter les sportifs de haut niveau dans ces portraits ? La presse parle-t-elle plus des dérives de certains que de l’exemplarité de beaucoup ?
Je ne pense pas que les sportifs de haut niveau aient besoin d’être réhabilités. Je pense au contraire que, dans l’ensemble, ils jouissent d’une très bonne image auprès du grand public. Il y en a bien quelques-uns qui concentrent les critiques mais c’est propre à tous les milieux, et va souvent de pair avec la notoriété.
Les sportifs devraient avoir un comportement exemplaire sur et en dehors des terrains et on ne fait pas preuve à leur égard de la même mansuétude qu’envers des personnalités d’autres domaines. Tout ça prend parfois des proportions démesurées dans notre « siècle de l’image » et le moindre petit dérapage, qui serait passé inaperçu il y a vingt ans, tourne aujourd’hui en boucle sur internet et les chaines télévisuelles.
Malek Boukerchi, coureur de l’extrême et conteur, un type fabuleux que je vous invite vraiment à découvrir dans le livre, reprend souvent, lors de ses nombreuses conférences, une citation de Gandhi qui disait : « le problème de nos sociétés actuelles, ce ne sont pas les mauvaises actions mais le silence des bonnes actions. »

Existe-t-il une recette pour rester les pieds sur terre lorsqu’on est devenu un personnage public ?
Il faudrait la demander à Arsène Wenger, à Kad Mérad ou encore à Lionel Messi. Je n’ai pas la prétention de penser être en mesure de donner des leçons mais eux auraient sans doute beaucoup à vous dire sur le sujet, comme on peut s’en rendre compte dans les chapitres qui leur sont consacrés dans le livre. Lorsque j’ai reçu Lionel Messi à Téléfoot pour lui remettre son premier Ballon d’Or, en 2009, j’ai eu l’impression de passer la journée avec un jeune cadet, tant il avait su rester simple et humble.
Je pense qu’ils ont su s’appuyer sur de profondes valeurs transmises par le giron familial au cours de leur éducation, comme sur des principes de vie fondamentaux.
J’ai plaisir à constater que, comme le dit le dicton, « qui se ressemble s’assemble ». Par exemple, lorsque je rassemble les personnes de cet ouvrage dans la vie réelle et que je les laisse entre elles quelques temps, je m’aperçois qu’elles s’entendent très bien.

La mer : quels enjeux stratégiques ?

Tue, 22/12/2015 - 16:08

Cyrille P. Coutansais est directeur du Centre de recherches du Centre d’études stratégiques de la Marine. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage “La terre est bleue – Atlas de la mer au XXIe siècle” (Les arènes), qu’il a dirigé :
– Vous dites dans votre ouvrage que l’aventure du XXIe siècle sera maritime. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– En quoi l’ouverture sur la mer est-elle une condition de la puissance économique ?
– En quoi la mer est-elle une condition de la puissance militaire ?

Les Tigres dans le collimateur de l’État chinois

Tue, 22/12/2015 - 10:52

La mort dans des conditions obscures en prison de Xu Ming, qui fut l’un des hommes les plus riches de Chine et un proche de Bo Xilai, relance les interrogations sur les conditions dans lesquelles ce dernier fut jugé en 2013, et plus globalement sur la lutte contre la corruption menée par l’Etat-parti depuis trois ans. De fait, à peine arrivé au pouvoir, Xi Jinping s’est emparé du problème de la corruption, notamment à l’occasion de son discours prononcé à Pékin le 16 novembre 2012 dans lequel il note qu’il y a « de nombreux problèmes urgents qui doivent être résolus, notamment la corruption, la distance marquée avec le peuple, le formalisme et le bureaucratisme chez certains responsables du Parti ». En se plaçant au cœur de la lutte contre la corruption, l’État-parti répond aux attentes de l’opinion publique, mais s’assure dans le même temps le contrôle des informations pouvant filtrer sur les cas de corruption décelés, ce qui lui donne ainsi l’opportunité d’être au cœur du système tout en dénonçant dans le même temps ses dérives. Il prend aussi le risque, en créant des clivages en son sein, d’un effet boule de neige aux conséquences incertaines. Car si les méthodes sont empruntées aux vieilles générations de dirigeants, les conditions ne sont plus les mêmes.

Le limogeage de Bo Xilai et son procès fortement médiatisé a rappelé qu’aucune voix dissonante – au niveau décisionnel – ne saurait être tolérée. La raison de cette fermeté est simple : l’élite communiste chinoise est obsédée par l’idée de décadence. Un Etat fort, une police et une armée fortes permettront, croit-on en haut lieu, d’échapper au déclin. Ni Xi Jinping, ni Liu Yuan (fils de Liu Shaoqi), tous deux très nationalistes et engagés contre la corruption ne sont insensibles au spectre du déclin. Si la population semble plutôt indifférente à ce projet, elle ne manifeste pas moins son adhésion, de manière passive ou parfois exacerbée comme les thèses nationalistes que défendent, depuis plusieurs années, un certain nombre d’idéologues, comme Wang Xiaodong ou Zhang Wenmu.

Faut-il cependant voir dans la lutte contre la corruption initiée par Xi Jinping simplement un moyen de re-crédibiliser l’Etat-parti, ou une opportunité de régler des comptes avec des rivaux encombrants ? Sans doute les deux à la fois. La lutte contre la corruption permet, pour Xi Jinping, de maintenir un pouvoir légitimé, et par voie de conséquence plus fort. L’impératif est donc de rétablir la confiance.

Derrière cette lutte contre la corruption, qui pourrait n’être qu’un alibi à la manière du mouvement des « Cent fleurs » et la « révolution culturelle de Mao », se cache la question de savoir si le pouvoir ne cherche pas surtout à éliminer des personnalités encombrantes. Si Xi Jinping a insisté sur le fait qu’il n’épargnerait « ni les tigres, ni les mouches », force est de constater que ce sont surtout les « Tigres », à savoir les personnalités les plus en vue – et potentiellement les plus encombrantes – qui semblent le plus faire les frais du renforcement des dispositifs de lutte contre la corruption. Bo Xilai, nous l’avons vu, mais aussi les proches – on parle de plus de 300 personnes tout de même – de Zhou Yongkang, en sont les exemples les plus significatifs. Cette campagne anticorruption touche également les responsables de l’Armée populaire de libération – devenue à la faveur de ses augmentations capacitaires une rente de situation pour certains de ses membres – comme les généraux Guo Boxiong et Xu Caihou, et dans leur sillage plusieurs dizaines d’officiers supérieurs. Sans doute les accusations de corruption sont-elles justifiées, mais en éliminant ces cadres, ce sont aussi et peut-être surtout des rivaux réels ou potentiels que Xi Jinping met à genoux, avec la complicité supposée de ses prédécesseurs Jiang Zemin et Hu Jintao, et de l’ancien Premier ministre Wen Jiabao, dont la fortune est avérée mais qui ne semblent pas inquiétés. Difficile pour ces raisons de ne pas voir dans le ciblage de certains « Tigres » une opportunité de faire le vide au sein de l’appareil politique.

Ces purges s’accompagnent aussi de restrictions visant à une reprise en main idéologique contre ceux qui contestent la prévalence du Parti. Dès le printemps 2013, le Parti définissait les qige bu yao jiang ou « sept sujets » dont l’évocation publique est strictement interdite. Il s’agit des droits de l’homme, des erreurs historiques du Parti, des tensions dans la société civile, du droit des citoyens, de l’indépendance de la justice, des privilèges de la nomenklatura et de la liberté de la presse. La corruption revêt ici une autre acception : c’est celle des idées, empruntées à l’Occident notamment, et qui pourraient déstabiliser la légitimité du Parti. Sont particulièrement visées les universités ainsi que l’Académie des Sciences Sociales mais aussi la presse et les réseaux sociaux, la littérature, les Tibétains, les Ouïghours, les dissidents, les ONG, les livres.

De la même manière, et qu’elle que soit sa motivation, la lutte contre les « Tigres » accentue clivages et divergences au sein des élites politiques dont il est difficile d’évaluer les conséquences dans la durée. Une chose est certaine : cette chasse s’est non seulement intensifiée en Chine mais aussi à l’extérieur de ses frontières. Des arrestations de caciques, comme celles évoquées plus haut, n’ont cessé depuis que Xi Jinping est à la tête de l’Etat. Surtout, le Président chinois a rendu un hommage appuyé à Qiao Shi lors de ses obsèques, le 19 juin 2015. En Chine, les symboles parlent souvent bien plus que les mots. Qiao Shi était l’incarnation même des contradictions auxquelles le régime est confronté, écartelé entre la démocratie, l’État de droit et l’obéissance absolue au Parti. Sa très riche trajectoire politique est un révélateur des tensions qui opposent aujourd’hui encore les hauts dirigeants au sommet du Parti. Proche du réformateur Hu Yaobang – à qui il dut sa promotion à la tête des services secrets en 1985 – rival de Jiang Zemin qui bénéficia à ses propres dépens d’un soutien sans faille de Deng Xiaoping au lendemain de Tiananmen, il n’en fut pas moins de 1993 à 1998 le numéro 3 du régime et le très influent Directeur de l’Ecole Centrale du Parti.

Qiao Shi sut encore faire parler de lui dans le contexte de déchirements que connaissait le Parti, et qui devait coûter la destitution du maire de Chongqing, candidat à la magistrature suprême, Bo Xilai. En 2012, en effet, Qiao Shi publia un livre – « De la démocratie et des lois » (tan minzhu yu fazhi) – où il en appelait à la construction d’un appareil juridique indépendant et d’une démocratie. Et alors que Jiang Zemin plaidait pour la clémence en faveur de Bo Xilai, Qiao Shi était l’un de ceux qui prônaient un châtiment exemplaire. La brutalité des purges mises en œuvre par Xi Jinping, suivent, en cela, les exhortations de son mentor Qiao Shi. Elles ont déclenché une avalanche de rumeurs sur les effets délétères de la campagne anti-corruption. Ainsi, la mort de l’ancien procureur Man Ming-an, numéro 2 de la Conférence Consultative du Peuple Chinois de Hefei (province de l’Anhui) retrouvé pendu à son domicile, le 28 juillet 2015, montre l’extraordinaire complexité d’une campagne qui, bien loin d’être achevée, rencontrerait en réalité ses premières véritables résistances. La disparition tragique de Man Ming-an – principal acteur judiciaire du procès de Gu Kalai, ancienne épouse de Bo Xilai condamnée à mort avec sursis pour le meurtre du consultant anglais Neil Heywood en 2012 – montre, sans doute, que les dégâts causés par ces purges à l’intérieur du système n’en sont qu’à leurs débuts.

Une Russie forte mais isolée

Mon, 21/12/2015 - 17:30

En cette fin d’année 2015, la situation de la Russie sur le plan stratégique n’est pas aussi bonne que le prétendent ses dirigeants, mais est loin d’être aussi mauvaise que le proclament ses adversaires.

En intervenant militairement en Syrie, la Russie s’est remise au centre du jeu stratégique au Proche-Orient. Poutine affiche une image de détermination qui s’oppose à la supposée procrastination d’Obama. Il a réussi à montrer que, dans la région, rien ne pouvait se faire sans la Russie et encore moins contre elle, qu’elle devait faire partie de la solution, sinon le problème resterait entier. Mais les Russes ne sont pas liés structurellement à Bachar Al-Assad, contrairement aux Iraniens. Ils veulent simplement que leurs intérêts soient préservés, éviter que la Syrie devienne un nouvel Irak ou une nouvelle Libye et mettre un coup d’arrêt aux théories du « changement de régime », menées par les Occidentaux.

Pour la Russie, l’Ukraine est bien plus importante que la Syrie. Les Russes ont gagné la Crimée mais ont perdu l’Ukraine, qui est devenue le pays le plus hostile à la Russie pour au moins une génération. La politique ukrainienne s’oriente désormais sur une base antirusse. Moscou se console en voyant l’écroulement du pays, dont le PIB s’est contracté de 12 et de 8 % ces deux dernières années. Et les Russes aiment faire une comparaison entre le patriotisme de leur leadership et le fait que la classe politique ukrainienne est avant tout constituée d’oligarques. Si les Ukrainiens souffrent des déstabilisations russes, ils sont encore plus victimes de l’incurie de leurs propres dirigeants. Les Russes disent vouloir mettre en place les accords de Minsk II, reconnaissent une influence sur les séparatistes mais pas un contrôle total. Selon eux, Kiev fait plus pour les séparatistes à l’Est de l’Ukraine que Moscou en arrêtant de payer les pensions et en coupant les approvisionnements.

La politique de rapprochement avec les Occidentaux a échoué et a pris fin pour Moscou. Cela vient, selon eux, de l’incapacité des États-Unis à reconnaître la Russie comme un partenaire et du fait de la considérer toujours comme le vaincu de la guerre froide. L’élite russe peut être sensible au discours sur les droits de l’homme et la démocratie mais il ne peut pas accepter un leadership américain. Néanmoins, Washington demeure la préoccupation majeure pour Moscou, et, fut-elle négative, la relation russo-américaine est vue comme la relation bilatérale la plus importante. La Russie a également échoué à recréer un nouvel espace russe sur les décombres de l’espace soviétique. La Russie n’est pas au centre d’une nouvelle alliance ; elle est relativement isolée.

La Russie voudrait que soit reconnu un monde polycentrique où elle joue un rôle important. La Chine est un recours, dans la mesure où il est possible de commercer avec elle en échappant aux sanctions, mais les Russes ont conscience que les Chinois ne la placent pas non plus sur un pied d’égalité.

Moscou entretient de bonnes relations avec Israël, étant admirative de sa liberté de manœuvre dans la région. De son côté, Israël ne reproche pas à la Russie ses liens avec l’Iran ou avec le Hezbollah. L’Afrique et l’Amérique latine sont des préoccupations lointaines pour Moscou, les Russes ayant peu de choses à proposer et peu de choses à demander aux pays de ces deux continents.
Les Russes déplorent surtout la distance prise entre la Russie et l’Europe occidentale et notamment que les Européens se soient alignés sur les Américains, concernant les sanctions. Celles-ci leur paraissent être un régime d’un autre temps, bien qu’ils en souffrent moins que de la chute des cours du pétrole. La politique étrangère de Poutine contribue autant à sa popularité en Russie qu’à son impopularité dans le monde occidental.

Les pays européens – dont la France – souffrent également des sanctions qu’elles ont choisies de suivre. Ce système peut-il fonctionner et permettre de dégager une solution ? Les dirigeants ukrainiens n’ont-ils pas une large part de responsabilité ? Sur quelle conception des relations internationales ce système de sanctions repose-t-il ? Pourquoi n’a-t-on pas pris de sanctions à l’encontre des États-Unis après la guerre d’Irak, aux conséquences bien plus tragiques que l’annexion de la Crimée ?

La France a su maintenir une relation avec la Russie, ce qui a permis de parvenir aux accords de Minsk. Il faut aller plus loin, en prenant la tête d’un mouvement conduisant à la fin des sanctions, qui la pénalise également. Nous ne ramènerons pas ainsi Moscou dans le « droit chemin ». Nous risquons à terme de perdre durablement des positions solidement acquises. Nous n’avons rien à perdre à nous opposer plus frontalement sur ce point avec les Américains. Au contraire, ils se préoccuperont plus de nous, ni nous assumions publiquement, plus ouvertement, notre différence d’approche conforme à notre ADN stratégique et à nos intérêts.

Germany’s Energy Shake-Up and Russia-Turkey Tensions

Mon, 21/12/2015 - 09:49

The future of Russia-Turkey relations is being played out in Berlin nearly as much as in Moscow and Ankara. The downing of a Russian military aircraft by Turkey near the Turkish-Syrian border has undoubtedly added a new dimension to the deterioration of relations between Russia and Turkey and further undermined their common projects. Beyond this dramatic event, however, the two nations’ common interests have also been affected, for quite some time now, by major developments in Europe’s energy supply. For a decade, Russia has sought to develop export routes bypassing Ukraine, where 80 percent of Russian gas exports to Europe transited, compared to less than half in recent years. Russia’s European projects, as diverse as they are, have revolved around this key objective. Subsequently, it is of particular importance to make the link between the fate of the southern route, centred on Russo-Turkish pipeline projects, and the plans to develop the northern European route, that of the Nord Stream pipeline.

When Nord Stream was put forward by Vladimir Putin and Gerhardt Schröder—who shortly thereafter became Chairman of the operating consortium—it represented a turning point in the intra-European energy balance. Germany, the largest buyer of Russian natural gas, gained access, from 2012 onwards, to a direct flow of 55 billion cubic metres (bcm) of natural gas per year, from Russia through the Baltic Sea, thus bypassing the territories of its central European neighbours (see map in appendix 1). As this route has consolidated Russia’s role in EU gas imports, it has also made Germany all the more immune to disruption risks in Central and Eastern Europe. Although Central European countries are experiencing a high level of economic integration with Germany, Berlin guards against the possible impact of the strained relations between these countries and Russia on its gas imports. Consequently, the project known as Nord Stream 2, which consists in doubling the gas pipeline (therefore reaching a total capacity of 110 bcm while Germany consumed no more than 91 bcm in 2013) has implications far beyond the mere issue of the country’s gas imports.

Like Nord Stream, South Stream and Turkish Stream were intended by Russia to bypass Ukraine. South Stream was planned to run through the Black Sea—notably through Turkish territorial waters— to Bulgaria, while Turkish stream was planned to cross the Black Sea to reach Turkish Thrace (see map in appendix 2). Both options were also designed to compete with the rival European idea of a “Southern Corridor” (from Azerbaijan’s Caspian Sea coast to southern Europe through Turkey), and to secure new export routes to both southern Europe and Turkey. Meanwhile, Turkish Stream’s fate was all the more impacted by the competition from Nord Stream 2, since Germany, which has huge storage capacity, began to contemplate the idea of becoming a major gas hub for the rest of Europe, beyond merely securing its own consumption. The reasons leading to the cancellation or suspension of a major pipeline project are always complex. However, the link between the strengthening of the northern route and the suspension of the southern route cannot be ignored, even more so in a context where Russia tends to lengthily weigh competing options before making any final decision. Italy’s fierce opposition to Nord Stream 2 is yet another indication that the southern route as a whole is endangered by the northern one. Furthermore, as the negotiation of gas deals with China has further shown, Russia not only weighs export options at European level, but also increasingly, on the larger Eurasian scale.

Prior to Turkish Stream’s suspension, Russia’s intermediate step to lower the pipeline’s capacity from 63 bcm to no more than 32 bcm, despite its relative disappointment with China, signalled, as early as October, a genuine lack of interest in the Turkish option. Diplomatic relations between Russia and Turkey began to sour well before the Russian military aircraft was shot down. Meanwhile this trend did not halt the development, until recently, of ambitious projects, even in the nuclear sector. From the very beginning of the Syrian civil war, the two countries took diametrically opposed stances towards the Assad regime. However, cooperation on the Turkish Stream project began in 2014, despite already palpable tension. Their willingness to put the lid on their disagreement over Syria has recently reached a limit, but there is no indication so far that the acute diplomatic tensions that came to the fore during the second half of 2015 are the root cause of Turkish Stream’s suspension. Importantly, the idea of this pipeline had emerged in a context of severe tensions between Russia and the European Union over the Ukraine crisis. Conversely, the warming of relations between Russia and Germany, throughout 2015, seems to have been decisive in Russia’s disengagement from the Turkish route.

While Nord Stream 2 faces fierce opposition from most Central and Eastern European countries, Germany appears just as determined to carry out its plan. Germany’s political leaders strive, without great trouble so far, to neutralise the European Commission, which has agreed to deem Nord Stream 2 a “commercial project”[1] and to dismiss political objections. Hence, a specifically Russo-German partnership is emerging, as Germany partly overlooks the issue of gas supply diversification, a quest the Commission was supposed to spearhead. The Ukraine crisis, by raising awareness of the risks facing energy flows, could thus have, quite paradoxically, accelerated the rapprochement between Germany and Russia, against the background of the latter’s fascination for the former’s economic model. In the case of France, the appeasement with Russia was primarily motivated by the reassessment of the situation in Syria. As is often the case, Germany’s approach centres more on economic and energy issues. Germany currently pursues a bilateral strategy aimed not only at securing its imports of Russian gas, but also at developing its role as an energy hub, despite the collapse in commodity prices. If Nord Stream 2 eventually materialised, despite the significant opposition it is faced with, it would allow Germany to re-export more natural gas and, by charging transit fees to its European neighbours, reduce its national energy burden. This is precisely the strategy Turkey intended to pursue by means of an entente with Russia.

Appendix 1 : Nord Stream

Source : Gazprom

Appendix 2 : Turkish Stream

Source : Gazprom (15/12/15)

[1]« The first thing to say is that Nord Stream 2 remains a commercial project. And of course, it will be for commercial parties to decide which infrastructure is viable for them », Commissioner Arias Cañete at the European Parliament Plenary: opening and concluding remarks, Strasbourg, 7 octobre 2015.

Bouleversement énergétique allemand et tensions russo-turques

Mon, 21/12/2015 - 05:03

L’avenir des relations russo-turques se joue presque autant à Berlin qu’à Moscou et Ankara. La dégradation des relations entre la Russie et la Turquie a indubitablement pris une nouvelle ampleur lorsqu’un avion militaire russe a été abattu par la Turquie à la frontière syro-turque. Toutefois, au-delà de cet évènement particulièrement marquant, les intérêts communs, qui avaient conduit les deux pays à élaborer d’importants projets, sont affectés, depuis un certain temps déjà, par les évolutions importantes de l’approvisionnement énergétique européen. Depuis dix ans, la Russie cherche à développer des routes de contournement de l’Ukraine, pays par lequel transitait alors 80% des exportations de gaz russe vers l’Europe, contre moins de la moitié actuellement. Ses principaux projets de gazoducs vers l’Europe, aussi divers soient-ils, se sont articulés autour de cet objectif stratégique. En ce sens, il est important de relier le sort de la route sud, centrée sur les projets russo-turcs, aux projets de développement de la route nord, celle du gazoduc Nord Stream.

La construction de Nord Stream, décidée par Vladimir Poutine et Gerhardt Schröder (qui prendra, peu après, la tête du consortium gestionnaire) avait constitué un tournant majeur dans l’équilibre intra-européen quant à la question de l’approvisionnement en gaz russe. En effet, l’Allemagne, premier importateur de gaz russe, peut, depuis 2012, s’approvisionner à hauteur de 55 milliards de mètre cube (Gm3) de gaz par an, directement depuis la Russie par la mer Baltique, sans que ce gaz ne transite par les territoires de ses voisins d’Europe centrale (voir la carte No 1 en annexe). Si cette option consolide l’importance du gaz russe dans l’approvisionnement européen, elle accroît d’autant l’indépendance de l’Allemagne vis-à-vis de ses voisins. Bien que ceux-ci connaissent un important degré d’intégration économique avec l’Allemagne, Berlin se prémunie ainsi contre les effets des relations souvent tendues de ces pays avec la Russie. Le projet de doublement du gazoduc, sous le nom de Nord Stream 2, (portant donc à 110 Gm3 la capacité totale alors que l’Allemagne a consommé 91 Gm3 de gaz en 2013) dépasse de loin, par ses implications, la seule question de l’approvisionnement allemand.

Tout comme Nord Stream, South Stream puis Turkish Stream devaient offrir une route de contournement de l’Ukraine. South Stream devait traverser la Mer noire (notamment par les eaux territoriales turques) vers la Bulgarie. Quant à Turkish Stream, il devait traverser la Mer noire vers la Thrace turque (voir la carte No 2 en annexe). Ces deux options visaient à concurrencer le projet européen de « Corridor Sud » (de la côte azérie de la Caspienne vers l’Europe du Sud, en passant par la Turquie) et à accroître les flux vers l’Europe du Sud et la Turquie. Toutefois, l’éventualité de Turkish Stream a été d’autant plus affectée par la « concurrence » de Nord Stream 2 que l’Allemagne, qui a une capacité de stockage considérable, commençait à envisager, au-delà de son propre approvisionnement, un rôle de hub gazier pour le reste de l’Europe. Les raisons qui mènent à l’annulation ou à la suspension d’un important projet de pipeline sont toujours complexes. Néanmoins, le lien entre le renforcement de la route nord et le délaissement de la route sud ne peut être ignoré, dans un contexte où la Russie met en concurrence les diverses options d’exportation de gaz. L’opposition résolue de l’Italie à Nord Stream 2 est une indication supplémentaire de la menace que la route nord fait peser sur la route sud. De plus, comme les négociations sino-russes l’ont montré, la Russie ne mesure pas seulement les avantages relatifs de ses options d’exportation à l’échelle européenne, mais désormais et de plus en plus à l’échelle de l’Eurasie.

Avant même la suspension de Turkish Stream, la décision d’abaisser la capacité du gazoduc de 63 à seulement 32 Gm3 par an, malgré les déconvenues relatives de la Russie dans ses négociations avec la Chine, annonçait, dès le début du mois d’octobre, un véritable désintérêt pour l’option turque. Les relations entre la Russie et la Turquie ont certes commencé à se détériorer bien avant que l’avion militaire russe ne soit abattu, mais cela n’avait pas empêché le développement de projets particulièrement ambitieux, jusque dans le domaine nucléaire. Dès le début de la guerre civile syrienne, les deux pays ont affiché des positions diamétralement opposées à l’égard du régime Assad. La coopération sur le projet Turkish Stream est donc née, en 2014, dans un contexte de tensions déjà importantes, et qui ont certes été crescendo. La volonté commune de dépasser le différend sur la question syrienne a atteint ses limites, mais rien n’indique pour autant que les vives tensions russo-turques de l’automne 2015 constituent la cause profonde de la suspension de Turkish Stream. Il convient de noter que l’idée de ce gazoduc avait été mise en avant dans le contexte des tensions entre la Russie et l’Union européenne sur la question ukrainienne. A l’inverse, le réchauffement des relations entre la Russie et l’Allemagne, au cours de l’année 2015, semble avoir été déterminant dans le désengagement russe vis-à-vis de la route énergétique turque.

Alors que Nord Stream 2 rencontre une opposition résolue de la part de la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, l’Allemagne apparait tout aussi résolue à concrétiser ce projet. Le gouvernement allemand neutralise, sans grande peine pour l’instant, la Commission européenne, qui consent à considérer Nord Stream 2 comme un projet avant tout commercial [1] et à ainsi rejeter les arguments politiques de ses détracteurs. Se dessine ainsi une entente spécifiquement russo-allemande, émancipée de la question de la diversification de l’approvisionnement énergétique européen, thème qui devait être le fer de lance de la Commission. La crise ukrainienne, en exacerbant la conscience des risques qui pèsent sur le transit des flux énergétiques, pourrait finalement avoir, de façon certes paradoxale, accéléré le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie, pays où le modèle économique allemand est contemplé avec fascination. Dans le cas de la France, l’apaisement avec la Russie a principalement été motivé par la réévaluation de la question syrienne. Comme souvent, l’approche allemande se déploie davantage sur le plan économique et énergétique. Il s’agit d’une stratégie bilatérale non seulement de sécurisation de son approvisionnement en gaz russe, mais aussi de développement d’un rôle de hub, malgré l’effondrement des prix des matières premières. Si le projet Nord Stream 2 finit par se concrétiser, malgré l’opposition importante à laquelle il fait face, cela permettra ainsi à l’Allemagne de réexporter davantage et ainsi, par la perception de frais de transit auprès de ses voisins européens, de réduire d’autant son fardeau énergétique national. C’est précisément la stratégie que la Turquie avait l’ambition de mettre en œuvre en s’entendant avec la Russie.

Annexe 1 : Nord Stream

Source : Gazprom

Annexe 2 : Turkish Stream

Source : Gazprom (15/12/15

[1]« The first thing to say is that Nord Stream 2 remains a commercial project. And of course, it will be for commercial parties to decide which infrastructure is viable for them », Commissioner Arias Cañete at the European Parliament Plenary: opening and concluding remarks, Strasbourg, 7 octobre 2015.

Le Yémen peut-il sortir de la crise ?

Fri, 18/12/2015 - 15:59

Quel est l’état des lieux de la situation générale au Yémen ? Où en est la situation militaire et quelles sont les forces en présence ?
C’est le chaos qui prévaut. Tout d’abord, d’un point de vue militaire, aucune des forces en présence n’a pu s’imposer à l’autre. Les forces houthistes ont, à partir de 2014, commencé à conquérir une large partie du territoire yéménite, notamment par la prise de la capitale Sanaa au mois de septembre, puis ont continué leur avancée en direction du sud et notamment de la deuxième ville du Yémen, Aden. On se rappelle également que le 26 mars 2015, les Saoudiens, à la tête d’une soi-disant coalition de neuf pays, ont décidé d’une intervention militaire pour stopper cette expansion des houthistes. Les rapports de force militaires se sont légèrement modifiés puisque les houthistes ont été obligés de quitter la ville d’Aden et d’une partie du sud du Yémen. Néanmoins, l’opération militaire menée par les Saoudiens – principalement sous forme aérienne et en faible partie avec des forces terrestres- n’a pas été couronnée de succès. Depuis la fin de l’été 2015, les fronts sont à peu près équilibrés. La coalition militaire dirigée par les Saoudiens n’a pas réussi à reconquérir la totalité du territoire conquis par les houthistes et le gouvernement dirigé par le président yéménite en titre, Abd Rabbo Mansour Hadi, n’a pas réussi à revenir s’installer à Aden.
Par ailleurs, trop rarement dénoncée, la situation humanitaire dans ce pays, le plus pauvre du monde arabe, est désastreuse. Le travail des ONG y est très difficile – le 26 octobre, un hôpital géré par Médecins sans frontières a notamment été frappé par un raid de la coalition à Saada -, et on estime à 60% la part de la population qui aurait besoin de l’aide humanitaire.
Cette intervention militaire saoudienne, qui a permis de repousser les houthistes de la partie la plus méridionale du pays, a en contrepartie permis l’expansion d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et l’apparition de Daech. Il est difficile de cerner la réalité des rapports de force qui prévaut entre ces deux organisations. AQPA dispose d’une base tribale et territoriale, et nous savons qu’une partie d’Aden se trouve sous son contrôle. La ville d’Al-Mukalla, contrôlée depuis longtemps par AQPA n’a été touchée à aucun moment par les bombardements saoudiens. La volonté des Saoudiens de concentrer toutes leurs opérations militaires contre les houthistes a ainsi préservé de facto les forces djihadistes qui, profitant du vide politique et militaire, se sont étendues. C’est aussi l’un des aspects du bilan désastreux de cette intervention militaire saoudienne.

Où en sont les pourparlers interyéménites organisés par l’ONU en Suisse ? Que peut-on en attendre ?
Il est pour l’instant trop tôt pour le dire. Le fait qu’il puisse y avoir un début de négociations sous l’égide de l’ONU est positif. Il y a actuellement très peu d’informations ce qui est, dans ce genre de situation, plutôt bon signe : moins on dispose d’informations, plus les délégations peuvent travailler sereinement, sans pression des médias et des forces extérieures.
La situation est infiniment compliquée. Comme souligné précédemment, aucune des parties en présence n’a réussi à s’imposer militairement. La possibilité de parvenir à un compromis est difficile. Il y a eu déjà plusieurs tentatives de mise en œuvre de négociations, qui se sont toutes soldées par des échecs. Il faut souhaiter que ce ne sera pas le cas pour celle qui est en cours depuis maintenant plusieurs jours.
La résolution 2116 du Conseil de sécurité constitue la base des discussions entre les différentes parties. Chacun a une interprétation singulière de cette résolution, qui intime l’ordre aux houthistes de se retirer des zones qu’ils avaient conquises. Cela a été partiellement fait. Si on leur demande par ailleurs de remettre l’armement lourd qu’ils ont acquis, cela me semble être un leurre car il s’agit pour eux d’une garantie de survie. Les houthistes avancent le fait que s’ils accédaient pleinement à ces deux exigences, cela permettrait un appel d’air pour l’expansion des djihadistes, ce à quoi ils se refusent.
A ce stade, il est donc impossible de savoir si ces pourparlers accéderont à un quelconque résultat. Il faudrait premièrement parvenir à un cessez-le-feu digne de ce nom, ce qui n’est pas le cas, même si l’intensité des combats est moindre en comparaison avec la situation d’il y a quelques mois. Il faudrait ensuite parvenir à ce que le blocus sur le terrain à l’égard des organisations humanitaires soit levé pour qu’enfin ces dernières puissent se déployer dans le pays. Cela ne résoudra pas les problèmes politiques et militaires mais cela permettrait de secourir des dizaines de milliers de personnes qui en ont un besoin vital.

En quoi cette crise est-elle révélatrice des rapports de force régionaux ?
Cette tragique guerre du Yémen exprime la volonté des Saoudiens de s’imposer comme le principal leader dans le monde arabe et notamment dans la péninsule. Constatant le chaos politique en Syrie et la difficulté du président Sissi à redresser l’Egypte, le stabiliser et le réintégrer dans le jeu régional – Le Caire et Damas ayant été pendant longtemps deux forces stabilisatrices régionales -, les Saoudiens considèrent que c’est à eux que revient la responsabilité de stabiliser la région.. Cette guerre du Yémen, à travers la coalition montée par les Saoudiens – bien que les forces composées par Bahreïn, le Koweït ou le Qatar ne soient pas très opérationnelle sur le terrain yéménite – est l’une des expressions de cette volonté d’instaurer un leadership dans le monde arabe au vu du vide politique qui est issu du mouvement de contestation, de l’onde de choc politique qui traverse la région depuis maintenant près de cinq ans.
Le deuxième aspect concerne le bras de fer avec les Iraniens. Depuis l’accord signé au mois de juillet dernier sur le nucléaire, les Iraniens n’ont de cesse de se réinsérer dans le jeu régional et international. On comprend que les Saoudiens voyaient depuis longtemps, avec inquiétude, la perspective de cet accord et donc de réinsertion de l’Iran, non pas d’ailleurs pour des raisons religieuses mais pour des raisons de rapports de force politiques et économiques. Le Yémen en est une des expressions de ce bras de fer entre Ryad et Téhéran Cela ne signifie pas pour autant que les houthistes soient inféodés à l’Iran, argument pourtant répété en boucle comme une vérité indiscutable. Bien sûr, des liens existent entre l’Iran et les houthistes, mais croire que ces derniers sont soumis à Téhéran est une erreur de perspective. Il n’empêche que, même si le conflit confessionnel n’est pas structurant, il s’agit d’un paramètre non négligeable pour comprendre les évolutions des rapports de force dans la région. Les houthistes sont chiites, ce qui est incontestablement un aspect du problème. L’Arabie saoudite ferme-t-elle les yeux sur l’expansion des troupes djihadistes sunnites pour tenter de ramener les houthistes dans leur réduit du Nord-Ouest du Yémen ? Ce serait un jeu très dangereux.
Ce conflit yéménite est ainsi l’expression des rapports de forces en train de se refonder et il est impossible, pour l’heure, de savoir quel en sera le dénouement. Cela va prendre plusieurs années et le Yémen en est malheureusement un laboratoire dont le peuple yéménite paye le prix fort.

Venezuela, l’incertitude

Fri, 18/12/2015 - 14:10

Les élections législatives vénézuéliennes ont vu la nette victoire de la coalition de droite. Le pays entre en cohabitation. Que peut-il se passer ? Entretien avec Christophe Ventura, chercheur-associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Selon vous, quelles sont les raisons de ce revers sévère du parti chaviste ?
La chute vertigineuse du cours du baril de brut a eu une grande incidence sur la détérioration de l’économie du pays et la vie quotidienne des Vénézuéliens. Le pétrole, c’est la moitié des ressources de l’État. Quand son cours baisse de 60 % depuis 2010, comme c’est le cas, les ressources de l’État diminuent dans la même proportion. De plus, le contrôle du change a créé un marché noir hyperspéculatif sur la monnaie qui nourrit une forte inflation et une importante corruption, par exemple la contrebande organisée sur nombre de produits dont le pétrole. Le gouvernement a dénoncé cette forme de « guerre économique » et considère qu’elle est organisée à dessein pour le fragiliser et le déstabiliser. Le gouvernement essuie donc un vote sanction dans un climat de mécontentement général. Cependant, il faut observer que la droite, qui gagne avec plus de 56 % des voix, progresse peu en nombre de voix par rapport à la présidentielle de 2013. Ce qui la fait gagner, c’est la forte abstention de l’électorat chaviste dont les voix ne sont pas allées aux candidats du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV). Parmi les autres raisons, il faut souligner l’insécurité non enrayée. Son développement est entre autres lié à celui du trafic de stupéfiants qui s’est en partie détourné de la Colombie pour passer par le Venezuela afin de trouver des débouchés caribéens, vers l’Europe notamment.

Est-ce que cette victoire de la droite, qui va contraindre le président Nicolás Maduro Moros à une cohabitation, représente un risque de crise politique grave ?
La coalition de droite a gagné 112 sièges sur 167. Elle dispose de la majorité qualifiée des deux tiers qui lui permet d’engager des réformes constitutionnelles. La chambre peut mener une guérilla très efficace dans un régime de type présidentialiste. Le gouvernement ne dépend pas de l’Assemblée mais celle-ci vote le budget et les lois fiscales et contrôle les dépenses de l’État. Ses pouvoirs sont très étendus, et on peut facilement se trouver dans une situation d’ingouvernabilité. Reste à savoir si la droite qui arrive sera agressive et revancharde. C’est une coalition qui va des socio-libéraux à la droite dure. Elle a construit son unité sur l’antichavisme. Quelles solutions proposent-elles à la pénurie de biens de nécessité dans tout le pays ? Maintiendrat-elle les programmes sociaux ? Et que vont faire les chavistes ? Le gouvernement et le président Maduro ont déclaré que, dans le cadre des pouvoirs que leur confère la Constitution, ils défendraient bec et ongles les lois sociales. On est donc a priori dans un schéma de confrontation, dans un pays très polarisé. Pour autant, le chavisme est une réalité sociologique forte, très bien implantée, qui rassemble un socle de 35 à 40 % de la population et qui est très organisée dans un maillage territorial et communautaire. L’évolution du rapport des forces est incertain.

Est-ce qu’on assiste à un reflux de la gauche en Amérique latine ? Il y a d’abord eu l’Argentine ; maintenant, le Venezuela ; au Brésil, la situation de Dilma Rousseff est fragile.
Il y a incontestablement un reflux de l’hégémonie des forces de gauche en Amérique latine ; mais, d’une part, chaque pays est dans une situation différente et d’autre part, on ne peut pas parler d’effondrement. La droite n’est pas plébiscitée. Au Brésil, par exemple, on est plutôt face à un pourrissement du système politique qui n’épargne personne. L’Argentine, elle, est en situation de cohabitation (mais inverse par rapport au Venezuela ; le président est de droite, le parlement kirchnériste). Ce qui est remarquable, c’est la vivacité démocratique de ces pays. Les élections se tiennent d’une façon exemplaire. Au Venezuela, la participation est de 75 %. On est loin du temps des dictatures. Dans cette partie du monde, même si la vie politique est très polarisée, il y a une stabilité démocratique effective.

 

Propos recueillis par Christine Pedotti

Des législatives espagnoles entre anciens et modernes

Fri, 18/12/2015 - 13:55

35.510.952 électeurs espagnols renouvellent leur parlement dimanche 20 décembre 2015. Cette votation opposerait « anciens » et « modernes », jeunes et vieux, de façon inédite selon les gazettes. Partis historiques et formations inexistantes en 211, date de la dernière consultation, se disputeraient en effet les premières places.

Que s’est-il donc passé depuis les législatives passées ? L’enjeu est-il bien celui-là? Celui d’une querelle générationnelle? Une querelle qui valoriserait les derniers arrivés sur le marché électoral ?

Plus d’une dizaine de listes disputent les 350 sièges de députés, et 208 de sénateurs. Jusque-là rien de bien nouveau. Six partis d’ambition nationale, à droite le Parti Populaire, au centre UPyD et Ciudadanos, plus à gauche le PSOE et IU, (la Gauche unie), ailleurs Podemos, sont en concurrence sur tout le territoire. Dans la plupart des régions, appelées en Espagne « Communautés autonomes », Aragon, Baléares, Canaries, Galice, Navarre, Pays basque, Valence, diverses formations, plus ou moins nationalistes et régionalistes, sollicitent le vote local. Comme d’habitude semble-t-il. Avec pourtant une différence cette fois-ci. Les sondages de semaines en semaines annoncent la fin d’une époque, celle du bipartisme, de la domination alternée des socialistes du PSOE et de la droite populaire du PP.

Depuis le rétablissement de la démocratie en effet, en 1978, d’une consultation à l’autre les électeurs ont envoyé des majorités claires, à défaut d’être parfois bien assises, au Congrès des députés et au Sénat. Tout se jouait initialement à deux, entre l’UCD, parti de centre-droit et le PSOE, dans les tous débuts. Assez rapidement, à partir de 1982, ont alterné aux sommets de l’Etat les socialistes et le Parti Populaire. Cette époque-là, serait, à supposer que les enquêtes se vérifient dimanche 20 décembre 2015, entrée en phase terminale. Les deux grands partis nationaux, le PP, au centre-droit et au centre gauche, le PSOE disparaitraient des périphéries basque et catalane, leurs électeurs absorbés par les nationalistes basques de Bildu et du PNV et leurs homologues catalans d’ERC (Gauche républicaine catalane) et de DL (démocratie et liberté). Ailleurs PP et PSOE seraient bousculés par deux formations qualifiées d’émergentes, par défaut. Podemos et Ciudadanos, en effet sont des ludions électoraux. A peine créés, ils seraient crédités chacun, de 17 à 19% des intentions de vote.

Tout nouveau, tout beau ? Peut-être. Les têtes de liste de Podemos et Ciudadanos, de fait sont plus jeunes que celles des historiques. L’explication est malgré tout un peu courte. Après tout les socialistes ont relevé le défi en désignant en 2014 pour mener ce combat un jeune homme, Pedro Sanchez, qui a aussi peu de cheveux blancs que ses rivaux de Podemos, Pablo Iglesias, et de Ciudadanos, Albert Rivera. Alors s’agirait-il d’autre chose.

Y aurait-il des listes et des candidats en prise avec la modernité des temps qui courent et d’autres en retard d’une guerre électorale? Côté style, le jugement n’est pas évident. Tous les candidats ont laissé la cravate au vestiaire, y compris celui du PP. Cet effacement n’est pas systématique. Seul Pablo Iglesias et ses collègues cultivent les clichés vestimentaires de la jeunesse d’aujourd’hui, quel que soit le lieu. Ses principaux rivaux, émergents ou non, adaptent leur tenue en revanche aux circonstances sociales.

Le recours aux touits, à internet, à la mise en scène du combat politique est universel. Le PSOE y avait eu recours le premier en 2004 avec José Luis Rodriguez Zapatero. Tous communiquent selon les normes de la société du spectacle, politique ou commercial d’aujourd’hui. Tous se sont fabriqué des mots d’ordre mémorisables, à défaut de donner du sens.

De toute évidence l’émergence n’est pas ou n’est pas seulement une affaire de génération, de cravate, ou d’emballage « marketing ». Il reste alors à comprendre le moteur du changement qui s’annonce. Sans doute faut-il alors rappeler les tremblements qui ébranlent la maison Espagne depuis quelques années. Le coup de poing asséné par un jeune homme au président sortant du gouvernement, tête de liste du PP, le 16 décembre, a quelque part rétabli la dure réalité des temps actuels. Depuis 2008 les Espagnols ont été contraints d’affronter une série de revers économiques et sociaux. En dépit d’une légère reprise ces derniers mois, le chômage est au plus haut, 22%. Et ce malgré le retour au pays de dizaines de milliers d’immigrés, et du départ de milliers de jeunes diplômés à l’étranger. La jeunesse, la jeunesse formée quitte l’Espagne. Ils auraient été plus de 50.000 de janvier à octobre 2015.

Bill Clinton en 1992 avait signalé à ses collaborateurs la vérité première des dynamiques politiques. On se rappelle sa boutade marxisante, « c’est l’économie, imbécile! ». La montée en charge des nouvelles forces politiques espagnoles doit peut-être un peu à l’âge et au style de leurs candidats. Mais elle doit sans doute beaucoup plus « à l’économie », au désir de changement qui travaille au corps, les chômeurs, les endettés de l’immobilier, les victimes de la flexibilisation et de la précarisation du travail. En Catalogne la droite locale leur a montré du doigt un bouc-émissaire, Madrid. L’indépendance serait la solution au malheur social catalan. Ailleurs les électeurs reclassent leurs options alternatives, en fonction de leurs idées. Les rupturistes de droite votent Ciudadanos. Les déçus du PSOE penchent pour Podemos.

Ce vote sanction devrait ouvrir une nouvelle étape de la vie démocratique espagnole. Non pas que les programmes des uns et des autres soient véritablement novateurs et alternatifs. Dans une tribune libre, publiée dans le quotidien madrilène, « El Pais », un sociologue, Ignacio Urquizu, signalait les paradoxes de la consultation du 20 décembre présentée comme un combat entre le vieux et le neuf. Certes écrit-il la « nouvelle politique » a sans doute quelque chose à voir avec la communication, la jeunesse et le style compacté. Mais elle devrait aussi ne pas oublier de rénover les « contenus et les projets politiques ». Et là, de toute évidence le changement est en déficit créatif. Or le 21 décembre, faute de majorité claire, l’Espagne des partis politiques va se trouver dans l’obligation d’inventer une culture de pactes à périmètre variable. Sur quelle base ? Et avec quel dénominateur ?

Vers une évolution de la géopolitique du pétrole ?

Fri, 18/12/2015 - 11:45

Le cours du baril a chuté à son plus bas niveau depuis onze ans. Comment expliquer cet état de fait et quelles sont les conséquences qui en découlent pour les pays producteurs ?
Le prix du baril (37 dollars pour le Brent, 34 pour le WTI au 17 décembre 2015) a chuté de 65% depuis juin 2014, un effondrement lié au choc d’offre sur le marché qu’aucun analyste n’avait véritablement pronostiqué. Plusieurs raisons expliquent cela. Tout d’abord, la crise économique et ses conséquences produisent un ralentissement de la croissance de la consommation pétrolière voire sa diminution dans certaines régions comme l’Union européenne, voire la zone OCDE. Ensuite, la croissance de la production pétrolière américaine, aussi impressionnante qu’imprévue (+70% entre 2008 et 2014 selon les chiffres de BP), même si des doutes subsistent sur sa durée. Enfin, la nouvelle position de l’Arabie Saoudite au sein de l’OPEP affichée depuis l’été 2014 et formalisée lors de la réunion du 28 novembre 2014. Le cartel défend désormais des parts de marchés et non plus un niveau de prix, qui était pourtant sa raison d’être. Pour les pays producteurs, cela signifie une brutale chute des revenus. Personne ne voulant céder ses parts de marchés en baissant sa production pour faire remonter les prix, ces derniers continuent de chuter. Nombre de pays ont ainsi dû revoir leur budget national 2015, élaboré avec des prévisions de revenus plus importantes car indexés sur un prix plus haut. C’est, entre autres, le cas de la Russie, du Nigéria, de l’Algérie et du Venezuela, qui ne disposent pas tous des confortables réserves de l’Arabie Saoudite (environ 700 milliards de dollars début 2015). Toutefois, selon un rapport du FMI [1], ces réserves financières pourraient s’épuiser d’ici six ans si les prix se maintenaient à des niveaux aussi bas. Cela opère un transfert de revenus vers les consommateurs qui voient leur facture énergétique se réduire mais pose donc de sérieux problèmes à des pays parfois, déjà, dans des situations complexes (le Nigéria face à Boko Haram ou encore le Venezuela en pleine crise politique).

Un accord de principe entre leaders du Congrès rend désormais possible la reprise des exportations américaines de pétrole. Comme certains l’affirment, la levée de l’interdiction place-t-elle les Etats-Unis à la direction de la politique énergétique mondiale ?
Les Etats-Unis sont en effet devenus, avec 11,6 millions de barils par jour (mbj) produits en 2014 selon les chiffres de la BP Strategic Review of World Energy (publiée en juin 2015), les premiers producteurs mondiaux devant l’Arabie Saoudite (11,5) et la Russie (10,8), principalement à cause de l’explosion de la production des hydrocarbures non conventionnels. Conjugués à d’autres facteurs notamment internes, cela a ravivé le souhait d’exporter du pétrole, procédé interdit depuis les chocs pétroliers des années 1970. Cette volonté d’exporter est également liée au fait que les raffineries américaines sont calibrées en grande partie pour raffiner un pétrole lourd en provenance du Golfe ou du Venezuela. Ainsi, l’exportation de l’excédent de production de brut lié au pétrole non-conventionnel, plus léger et ne pouvant être raffiné, devient intéressante. Toutefois, il faut rappeler que les Etats-Unis restent le premier consommateur (19 mbj) et le deuxième importateur mondial de pétrole avec 7,2 mbj, juste devant la Chine – passé première en mai 2015 – qui en importe pour sa part 7,37 mbj. Si exportation il y a, ce ne devrait donc pas concerner des volumes trop importants. Les Etats-Unis, par leur statut de grand producteur et de grand consommateur, comme la Chine, ont certes une place à part sur la scène pétrolière mondiale mais si l’influence de l’OPEP semble se réduire (sa production, autour de 30 mbj, a baissé en part relative), son rôle n’en devient pas négligeable pour autant. N’oublions pas que l’Arabie Saoudite reste le seul pays à disposer de capacités de production excédentaires quand les autres produisent à plein régime. Le fait que le pétrole soit un marché mondial et donc exposé à différents types de chocs, dans différentes régions vient aussi nuancer l’hypothèse d’une hégémonie américaine. Enfin, l’autre paramètre crucial concerne les doutes qui subsistent sur la durée du « boom » du non-conventionnel aux Etats-Unis. A court terme en raison des problématiques de hedging qui ralentissent la chute de la production, à moyen terme en raison de la faible durée de vie des gisements (en comparaison des champs conventionnels). L’Energy Information Administration (EIA) annonce ainsi déjà la baisse de la production de brut américain qui devrait retomber à 9,3 mbj en 2015 puis 8,8 mbj en 2016 [2].

Bien que des réserves de pétrole soient suffisantes pour encore plusieurs décennies, les entreprises se tournent petit à petit vers des solutions alternatives afin de limiter l’utilisation d’hydrocarbures. Peut-on envisager un futur sans pétrole ?
Cela semble compliqué et assez peu réaliste. Les ressources fossiles en général (pétrole, gaz, charbon) ont de multiples utilisations (transport, génération d’électricité, pétrochimie, etc.). Le pétrole reste l’énergie dominante pour le transport (qu’il soit terrestre, naval ou aérien) et connait une faible concurrence dans ce domaine. Des substituts aux ressources fossiles existent pour la génération d’électricité à partir des solutions renouvelables comme l’éolien ou le solaire – mais il persiste une tendance à leur idéalisation, vantant les mérites de leur empreinte carbone et de leur compétitivité (qui a, il est vrai, progressé rapidement ces dernières années). Toutefois, ces filières ne sont pas sans impacts. Les éoliennes utilisent par exemple des alternateurs à aimants permanents contenant du néodyme ou du dyprosium, des métaux stratégiques appartenant à la catégorie des terres rares dont la production mondiale, ultra polluante, est assurée à 95% par la Chine. Beijing s’est constitué ce monopole en cassant les prix ces dernières décennies, grâce à des salaires faibles et des normes environnementales et de sécurité peu contraignantes (la production implique de séparer les métaux des autres éléments dont certains sont radioactifs). De même, se pose la question du recyclage des panneaux photovoltaïques. Il faut donc rester raisonnable lorsque l’on évoque de telles transformations, et surtout leur durée. L’idée est plutôt que les énergies renouvelables s’installent d’abord comme solide complément de nos mix énergétiques pour ensuite en devenir l’élément principal, mais il n’existe pas de solutions uniques. A chaque pays son mix énergétique, selon ses caractéristiques physiques, minières, financières, techniques, etc. L’idée est de trouver un équilibre global tout en réduisant significativement notre consommation de ressources fossiles. Selon le scénario le plus « vert » de l’Agence internationale de l’énergie [3], les énergies fossiles représenteront encore 59% de la demande mondiale en énergie primaire en 2040 (79% pour le scénario business as usual). La transition sera donc lente, en témoigne les oppositions franches que nous avons observées lors de la COP21 à Paris.

 

[1] Regional Economic Outlook, Middle East and Central Asia, octobre 2015, p. 25,
[2] EIA, Short Term Energy Outlook, 8 décembre 2015.
[3] World Energy Outlook 2014, Agence internationale de l’énergie, novembre 2014.

COP21 : dernière ligne droite

Fri, 11/12/2015 - 12:33

La COP21 en est aujourd’hui à son dernier jour officiel, délai qui sera repoussé à samedi midi, a annoncé Laurent Fabius ce matin. Le ministre des Affaires étrangères et président de la conférence a renoncé à tenir son pari et à présenter un texte dès vendredi pour adoption à 18h. Les négociations ont avancé, le texte s’est réduit, il compte désormais 27 pages mais contient encore suffisamment d’options (une cinquantaine qui selon les choix, pourrait conduire à un résultat relativement différent) en raison des blocages maintenus sur les principales dimensions de l’accord : la différentiation, les financements et l’ambition.

La différentiation est le point central, la colonne vertébrale de la convention signée en 1992 à Rio. Elle souligne la responsabilité historique des pays développés dans l’apparition du réchauffement climatique. La grande difficulté est aujourd’hui de la mettre à jour, pour la faire correspondre aux réalités actuelles. En effet, comment ne pas demander à la Chine, premier émetteur depuis 2007, de prendre des engagements contraignants pour limiter la croissance de ses émissions et inverser la tendance au plus vite, tout en reconnaissant que les émissions des pays développés se sont faites au détriment des pays du Sud qui ne voient en la modification de ce principe qu’une injustice de plus et un outil sanctionnant leur développement ?

Les débats sur les financements constituent l’autre face de cette pièce. Les pays en développement attendent des engagements concrets en matière de financement, de transferts de technologies, qui tardent à se concrétiser. Le rapport de l’OCDE publié début octobre 2015, qui faisait état de 61,8 milliards de dollars de financements a irrité nombre de délégations, Brésil en tête, qui, sans contester radicalement les chiffres, ont pointé du doigt une méthodologie peu orthodoxe (le rapport regroupant prêts et dons, privés, publics, programmes de soutiens de différentes banques de développement). L’absence de visibilité post-2020 sur ces différentes enveloppes reste l’un des principaux arguments des grands émergents, surtout quand les puissances occidentales comme les Etats-Unis, qui n’ont jamais ratifié le protocole de Kyoto, souhaiteraient voir Brésil, Inde et Chine participer à l’effort de financement des mesures d’atténuation et d’adaptation.

Enfin, l’ambition reste le nœud gordien, le point de l’accord qui guidera pour certains, la qualification d’échec ou de succès de la conférence de Paris. Certes, la limitation du réchauffement à 1,5°C a fait son apparition dans le texte (qui évoque l’objectif de « maintenir la température mondiale bien au-dessous de 2°C par rapport au niveau préindustriels et de poursuivre les efforts pour limiter cette hausse à 1,5°C ») mais sans suivi, notification et vérification, comment s’assurer des efforts effectués par chacun, notamment vis-à-vis de leurs engagements ? Pour l’heure, les pays n’appartenant pas à l’Annexe I ne sont pas dans l’obligation de fournir des évaluations de leurs émissions, et les plus émetteurs d’entre eux comme l’Inde ou la Chine exigent de pouvoir continuer à présenter, au nom de la justice et de l’équité, des objectifs ne portant pas sur des réductions absolues de celles-ci, mais concernant l’intensité carbone du PIB par exemple. Le principe de révision quinquennale des engagements – si elle s’avérait nécessaire pour l’atteinte des objectifs – est intégré à l’accord mais l’UE souhaiterait y joindre des discussions intermédiaires plus régulières sur le sujet, afin de ne pas recommencer tous les cinq ans une discussion complexe sur de tels objectifs. L’idée est également de réviser cela avant l’entrée en vigueur de l’accord de Paris, donc avant 2020 et non en 2024, option pour l’instant retenue. Rendre cet exercice de discussions intermédiaires (et ante-2020) obligatoire pourrait constituer une ligne rouge pour les émergents.

Dans ces dernières heures de négociations, la présidence française, avec l’aide de facilitateurs, doit s’enquérir des lignes rouges de l’ensemble des Etats en échangeant avec leurs négociateurs et faire la synthèse, tout en conservant un niveau d’ambitions élevé. Les membres de l’Alliance des petits Etats insulaires avaient annoncés qu’ils ne signeraient qu’un texte mentionnant l’objectif de 1,5°C. Les Etats africains souhaitent pour leur part des engagements concrets sur l’adaptation. Les puissances occidentales, tout en reconnaissant leur rôle historique dans l’apparition du changement climatique, demandent aussi aux grands émergents, Chine, Inde, Brésil en tête, de participer à la mobilisation financière quand ces derniers ne veulent pas de modification significative du principe de différentiation. On touche ici la complexité d’une négociation internationale chargée d’arriver à un compromis, à l’unanimité, rassemblant 195 pays dont les profils, intérêts et stades de développement demeurent radicalement différents. Le risque principal est de voir un texte conserver la mention d’un objectif de 1,5°C tout en affichant des objectifs et des moyens plaçant le monde sur une trajectoire 3°C. Les caractères contraignant et ambitieux ne sont-ils pas sur le point d’être sacrifiés sur l’autel de l’unanimité ? La mobilisation sans précédent des acteurs non gouvernementaux et des collectivités aux entreprises permettra-t-elle de pallier cet écueil ? Réponse dans quelques heures.

La France ne peut-elle avoir que des Occidentaux pour partenaire diplomatique ?

Fri, 11/12/2015 - 12:21

Après les attentats du 13 novembre, et face à l’engagement croissant de la France dans la lutte contre Daech, de nombreuses voix se sont élevées pour demander la remise en cause de nos relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite et le Qatar. Ces deux pays étant accusés de financer Daech, il serait contradictoire de vouloir lutter contre ce dernier, tout en ayant de bonnes relations avec les premiers.

Que penser de cette proposition ? Si réellement l’Arabie Saoudite et le Qatar financent actuellement – directement ou indirectement – Daech, ce n’est pas une remise en question de nos relations avec eux dont il devrait s’agir, mais de déférer François Hollande, une bonne partie de son gouvernement et Nicolas Sarkozy devant la Haute cour de justice, pour haute trahison, dans la mesure où ces différents responsables nient que ces pays financent l’État islamique.

Au-delà du cas particulier du Qatar et de l’Arabie Saoudite, il faut observer que très régulièrement il est demandé à la France de cesser d’avoir des relations avec tel ou tel pays, parce qu’il ne partage pas nos valeurs. Avant un revirement spectaculaire à l’égard de Moscou, après les attentats du 13 novembre, de nombreuses voix, dans les médias ou dans le paysage politique, s’élevaient pour demander de mettre au frigidaire nos relations avec la Russie, du fait du caractère autoritaire et répressif du régime de Poutine. C’est également un grand classique que de déplorer que l’on puisse avoir des relations nourries avec la Chine, sur fond du reproche récurrent de sacrifier nos principes à nos intérêts commerciaux. Plus récemment, la visite de François Hollande à Cuba a été condamnée par certains comme étant une récompense prématurée, alors que le régime n’est toujours pas libéralisé. Il y a également régulièrement des protestations à l’égard des échanges avec l’Iran. Le fait de conserver des relations étroites avec des régimes africains, dont certains dirigeants se maintiennent par des moyens contestables au pouvoir, est également critiqué. On pourrait multiplier les exemples en ce sens. Mais après tout, malgré le caractère catastrophique de la guerre d’Irak en 2003, nous avons conservé des bonnes relations avec les États-Unis et on a même été après 2005 à s’excuser d’avoir eu raison en dénonçant les dangers de cette guerre.

Tout ceci peut s’entendre mais pose un problème de fond : ne faut-il avoir des relations qu’avec les seuls pays qui partagent notre système politique ? Dans ce cas, il faudrait se contenter d’avoir des relations avec les vingt-sept membres de l’Union européenne, auxquels on pourrait éventuellement ajouter la Suisse, la Norvège, les États-Unis, le Canada l’Australie, la Nouvelle-Zélande et éventuellement le Japon. Nous ne pouvons pas avoir des relations avec nos seuls semblables. Dans un monde globalisé, avoir des relations avec un pays ne signifie pas approuver son régime. C’est juste tenir compte des réalités internationales. Finalement, que ce soit consciemment ou inconsciemment, ce qui met en cause la nature de nos relations avec des pays non occidentaux voudraient en fait limiter les marges de manœuvre de la diplomatie française en l’enfermant dans un cadre strictement occidental. Les mêmes d’ailleurs ne reprochent pas aux États-Unis d’avoir eux-mêmes des relations très développées avec l’ensemble des autres pays. Le choix pour la France serait donc de limiter son champ d’action et du coup de se contenter de s’aligner sur les États-Unis, auxquels on ne reproche pas d’avoir une diplomatie tous azimuts. Or la France, si elle est un pays occidental, ne peut être résumée à cette seule définition. Elle est un partenaire potentiel naturel des autres pays, qui lui donne un poids spécifique sur la scène internationale.

Nous pouvons, et nous devons, avoir des relations avec des pays qui ne nous ressemblent pas. Il s‘agit de comprendre quels peuvent être nos intérêts communs, et à quel moment nos intérêts divergent.

Lorsqu’en 1964, le général de Gaulle prend la décision de reconnaître la Chine, il fâche les États-Unis, à un moment où le régime chinois est totalitaire. Mais il pensait que c’était l’intérêt de la France d’avoir plus de marges de manœuvre pour mener une politique indépendante et, finalement, utile au plus grand nombre.
Ce n’est pas en rompant avec les pays qui n’ont pas notre système politique, qu’on fera évoluer le leur. Ce n’est pas non plus en les morigénant en public qu’on les fera bouger. Si on veut être efficace pour faire progresser les droits humains, il ne faut pas se contenter de posture à usage médiatique interne. Et si on veut que la voix de la France soit entendue dans le monde, elle ne peut pas se contenter de parler à ses semblables. Si on veut changer le monde, il faut partir des réalités.

Participation de l’Allemagne à la guerre en Syrie : un tournant stratégique ?

Thu, 10/12/2015 - 16:15

Pour la première fois depuis l’arrivée d’Angela Merkel au pouvoir, l’Allemagne va prendre part à un nouveau conflit armé, en Syrie. En quoi est-ce un tournant stratégique ? Cela correspond-t-il à la volonté d’exercer une nouvelle politique extérieure plus active et davantage en phase avec son poids économique ?
La première chose à souligner est que l’Allemagne a réagi rapidement à ce sujet. Le vote au Bundestag a en effet eu lieu une semaine après l’annonce de l’envoi de renforts militaires ce qui est très rare pour ce pays. Angela Merkel a dit, lorsqu’elle a rencontré François Hollande, que pour vaincre Daech, il faudrait des moyens militaires. Le fait pour les Allemands de mettre l’accent sur la nécessité de l’utilisation de la force armée est en soi une véritable évolution. S’il est vrai que cela s’est fait à la demande de la France, qui avait invoqué la clause d’assistance mutuelle du traité de Lisbonne, il s’agit d’un tournant stratégique dans le sens où on voit l’Allemagne s’impliquer petit à petit dans des opérations extérieures et dans des opérations militaires offensives. Bien entendu, cela se fait au rythme de l’Allemagne : il n’y aura pas de frappes aériennes comme le font les Britanniques aux côtés des Français mais des avions de combat seront envoyés pour faire de la reconnaissance. Malgré l’absence de frappes, c’est un appui à une action offensive. C’est à la fois un effort militaire significatif – envoi d’avions de reconnaissance et d’une frégate qui va renforcer le groupe aéronaval français et d’un avion ravitailleur -, et une réelle évolution stratégique.

Le chef de la diplomatie allemande a déclaré lors d’une visite à Bagdad que l’Allemagne était prête à accorder son soutien à la stabilisation de l’Irak et à la lutte contre Daech. L’Allemagne se profile-t-elle comme une puissance qui a un rôle important à jouer au Proche et Moyen-Orient ?
On ne peut pas véritablement dire que l’Allemagne est une puissance qui cherche à avoir un rôle à jouer au Proche et Moyen-Orient. Certes, l’Allemagne a un dialogue particulier avec la Turquie comme on l’a vu avec la crise des migrants, elle a été aussi très impliquée dans l’accord nucléaire avec l’Iran. Ce qui est sûr, c’est que depuis qu’Angela Merkel a été réélue en 2012, il y a une véritable volonté d’être présent sur tous les sujets de politique internationale et d’étendre son influence au niveau géographique. L’Allemagne a vocation à jouer un rôle sur la scène internationale à la mesure de sa puissance économique. Cela a notamment été rappelé lors de la conférence sur la sécurité de février 2013, juste après les élections allemandes de septembre 2012. L’implication de l’Allemagne dans le règlement de la crise syrienne s’inscrit dans le cadre de cette politique générale de développement de l’influence allemande sur la scène internationale mais ce n’est pas une politique qui vise spécifiquement à jouer un rôle au Proche et Moyen-Orient.

Les membres du gouvernement se refusent à employer le terme de « guerre ». Quel est l’état de l’opinion publique allemande vis-à-vis d’un engagement militaire de leur pays ? Quelles conséquences politiques pourraient en découler ?
Cette question est symboliquement très importante pour les Allemands. Quand François Hollande a demandé au gouvernement allemand la solidarité dans la lutte contre Daech, celle-ci lui a été donnée sans barguigner mais aussi sans vouloir employer le terme d’« acte de guerre » mis en avant par le président de la République. C’est une question qui, en Allemagne, est encore difficilement acceptée, essentiellement en raison des séquelles de la Seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, l’Allemagne est volontaire pour appuyer une action militaire offensive, mais refuse d’employer le mot « guerre », pour une opération qui se déroulera à des milliers de kilomètres de l’Allemagne et non à ses frontières. L’Allemagne évolue lentement mais régulièrement en direction de la France, mais elle n’est pas prête encore à employer ce terme, qui lui évoque de très mauvais souvenirs, pour qualifier les attentats du 13 à novembre à Paris. Mais l’essentiel encore une fois, c’est l’acte de solidarité.

Corruption, fraude et évasion fiscale : repenser la lutte contre l’impunité

Thu, 10/12/2015 - 10:51

Selon la Commission européenne, les pays de l’Union perdent chaque année 120 milliards d’euros pour des faits de corruption et 1000 milliards en raison de la fraude et de l’évasion fiscale. Pour l’Afrique, les capitaux acquis, transférés ou utilisés illégalement sont évalués à 50 milliards de dollars par an [1]. Pour l’ensemble des pays en développement, ce montant pourrait atteindre 750 milliards d’euros [2].

Ces chiffres sont autant d’indicateurs d’alerte de la perte de souveraineté des Etats en matière fiscale, aux dépens de certains individus et des entreprises transnationales. Au regard de cette situation, les Etats réagissent avec lenteur, cependant que les ONG investissent de nouvelles modalités d’action.

La fraude et l’évasion, un enjeu de souveraineté

En matière fiscale, le transfert de souveraineté est paradoxal car, en ce domaine, les décisions sont généralement prises à l’unanimité. Mais dans un contexte de concurrence déloyale et dommageable, les Etats perdent la réalité de leur pouvoir de décision. Ils lèvent l’impôt sur une assiette érodée par la fraude et l’évasion fiscales.

L’association Tax Justice Network a publié en 2015 son dernier indice d’opacité. La méthodologie permet de cibler les pays « qui promeuvent le plus activement et agressivement l’opacité dans la finance mondiale ». Il désigne la Suisse, Hong-Kong et les Etats-Unis comme les trois pays les plus opaques ; le Luxembourg est à la sixième place et l’Allemagne à la huitième.

Les scandales ont cet avantage de dévoiler à un public large la mesure de l’enjeu. Ainsi, l’Offshore Leaks a été révélée par le consortium des journalistes d’investigation en 2013, au moment où éclatait l’affaire Cahuzac : la fuite dévoilait 10.000 noms de sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux et proposait aussi une application interactive permettant d’identifier les bénéficiaires.

Les Swissleaks, révélées par le même consortium, ont mis en évidence en 2015 le système international de fraude fiscale et de blanchiment de la banque HSBC. Les données révélées par Hervé Falciani ont été mises en ligne, ce qui permettait de retrouver, pays par pays, des évadés fiscaux clients de la banque et le montant de leur fortune.

Enfin, le consortium a révélé en novembre 2014 les Luxleaks, mettant en lumière les pratiques d’évitement fiscal au Luxembourg, à la suite des révélations de lanceurs d’alerte, notamment d’Antoine Deltour.

S’agissant de la souveraineté judiciaire, sans doute peut-on dater de 1996, l’entrée dans le débat public des magistrats : l’Appel de Genève, dénonce « l’Europe des comptes à numéro et des lessiveuses à billets est utilisée pour recycler l’argent de la drogue, du terrorisme, des sectes, de la corruption et des activités mafieuses (…) » [3]. Les Etats sont crispés sur leur souveraineté judiciaire dans un espace économique unifié, incapables de prendre mesure de la fraude ainsi facilitée.

Depuis 1997, l’Union européenne réfléchit à la création d’un parquet européen. Une telle institution pourrait avoir pour compétence la poursuite d’infractions comme celles liées à la spéculation sur le cours de l’euro ou à la mise sur le marché européen de produits financiers dangereux. Et ce serait une institution puissante si sa compétence était élargie aux infractions commises à l’étranger, dès lors que celles-ci auraient des effets sur les intérêts financiers de l’Union [4].

Car la perte de souveraineté judiciaire a un coût. Les Etats-Unis sanctionnent de plus en plus les faits de corruption commis par des entreprises étrangères, notamment françaises. Alstom a ainsi été condamnée à verser 772 millions de dollars, Technip a versé 338 millions et Alcatel Lucent 137 millions. Certes, en droit international, rien n’interdit le cumul des poursuites et la Convention OCDE sur la corruption d’agents publics étrangers prévoit seulement une concertation entre les parties pour décider quelle est la mieux à même d’exercer les poursuites. Mais, dans ce domaine comme dans d’autres, la faiblesse des justices européennes ne place pas les Etats de l’Union en situation de négocier avec les Etats-Unis.

Repenser la responsabilité des entreprises transnationales

Dans ce contexte, une nouvelle souveraineté des entreprises transnationales émerge. La majorité des normes régissant les affaires dans le monde, notamment le droit fiscal et les normes comptables, sont le fruit du lobbysme de ces entreprises. Et la majorité des ces normes tendent à diminuer l’emprise de l’Etat. Le projet de directive sur le secret des affaires est emblématique de cette situation [5].

L’enjeu est de repenser les notions qui conditionnent la responsabilité juridique des entreprises et de renouveler les instruments d’évaluation et de contrôle. Ainsi, Sherpa a formulé 46 propositions pour la régulation des entreprises transnationales [6]. Transparency International a analysé 124 sociétés qui figurent sur la liste Forbes des plus grandes entreprises cotées en bourse et les a classées en fonction des informations qu’elles communiquent sur leur action de prévention de la corruption, sur leurs filiales et leurs intérêts financiers, ainsi que sur leurs opérations financières à l’étranger [7]. De nouveaux acteurs interviennent sur le marché émergeant de la « notation extra-financière », de la veille, du conseil ou de la formation.

La transparence comptable des sociétés multinationales est un enjeu majeur. Pour prévenir la localisation artificielle des profits, il faut connaître notamment leurs chiffres d’affaires, leurs profits, le nombre d’employés et les impôts pays dans chaque pays où elles sont implantées. Les banques y sont soumises dans l’Union européenne depuis 2013, mais les débats se poursuivent sur la possibilité d’y assujettir les autres sociétés transnationales. L’enjeu est mis en évidence par un rapport récent de la Banque de France a-t-il révélé qu’au moins 15% de notre déficit extérieur résulte de l’évasion fiscale par le mécanisme de localisation artificielle des profits [8].

En matière de lutte contre les sociétés écrans, le Parlement européen a approuvé en mars 2014 la mise en place de registres publics sur le plan européen. Mais les discussions se poursuivent au Conseil.

Enfin, l’échange d’information en matière fiscale, sur le modèle imposé par la loi FATCA, est décidé dans son principe. Les banques européennes devraient appliquer des règles similaires sous l’égide de l’OCDE, mais la réciprocité avec les Etats-Unis n’est pas encore acquise.

Des alliances nouvelles

Les ONG entrent dans ce processus par leur action de plaidoyer. L’objectif est alors la reconquête d’une forme de souveraineté démocratique, pour obtenir des institutions dont les mécanismes classiques ne permettent plus de lutter efficacement contre corruption, fraude et évasion fiscales.

Transparency international a aussi reçu des fonds européens pour mettre son expertise au service d’une évaluation qualitative des systèmes d’intégrité dans les 28 pays de l’Union.

Les institutions elles-mêmes s’appuient sur la société civile pour approfondir leur expertise. Le GRECO (groupe d’Etats contre la corruption du Conseil de l’Europe) procède à l’audition des acteurs associatifs lors de ses déplacements. L’ONU a développé une coalition contre la corruption (UNCAC) pour promouvoir dans la société civile la Convention des Nations unies contre la corruption.

Finance Watch a été constituée à l’initiative d’un groupe de députés européens, préoccupés du déséquilibre entre la représentation des intérêts de l’industrie financière et ceux du reste de la société. Ils constataient l’intervention du lobby financier tout au long du processus législatif européen. Finance Watch bénéficie de fonds institutionnels de l’Union européenne et de diverses fondations. L’association de droit belge regroupe une quarantaine d’organisations européennes, en plus de membres individuels.

Des alliances nouvelles se constituent, comme l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE). C’est une coalition tripartite composée d’Etats, d’entreprises et de groupes de la société civile, lancée en 2002. Elle offre aux sociétés et gouvernements un cadre reconnu au plan international destiné à la publication des paiements versés par les entreprises et perçus par chaque entité étatique dans le secteur des mines, du pétrole et du gaz. L’intérêt est de recouper cette double déclaration des flux financiers afin d’identifier les écarts possibles et de les justifier. Si la transparence des revenus reste au cœur des rapports annuels publiés par les pays membres, l’ITIE est devenue un outil de transparence générale du secteur depuis sa révision en 2013 avec la publication de données sur toute la chaîne de valeur allant de l’octroi des licences aux allocations budgétaires en passant par les volumes de production.

De nouvelles formes de lutte contre l’impunité

Si la mondialisation ouvre de nouveaux horizons à la corruption, elle permet aussi de nouveaux liens pour construire une résistance sur le plan international.

Le plaidoyer est une première forme de lutte. Oxfam dénonce ainsi la lenteur de la réforme fiscale internationale, imputée à de Petits arrangements entre amis [9]. Le CCFD publie des rapports sur l’économie déboussolée [10], sur le paradis des impôts perdus [11] ou encore sur 50 nuances d’évasion fiscale [12] au sein de l’Union européenne.

De même, l’Internationale de l’éducation, qui regroupe quatre cent organisations d’enseignants et d’employés de l’éducation à travers le monde, a publié un rapport sur la taxation des sociétés au niveau mondial, mettant en rapport l’importance de l’évasion fiscale et la réduction de moyens imposée à l’enseignement [13].

L’action juridique est une forme d’action plus offensive. Ainsi, Transparency International France et Sherpa ont ouvert des perspectives nouvelles pour lutter contre l’appropriation illicite des biens de l’Etat par leurs dirigeants. L’affaire des biens mal acquis, pour l’instant limitée au Gabon, à la Guinée équatoriale et au Congo, a remis en cause une forme de raison d’Etat diplomatique.

D’autres actions s’attaquent à la réputation des entreprises transnationales. Après l’effondrement du Rana Plazza au Bangladesh, l’association Sherpa et le collectif « Ethique sur l’étiquette » ont déposé plainte contre le groupe Auchan pour pratiques commerciales trompeuses, dénonçant le décalage entre la communication éthique du groupe et la réalité des conditions de travail des sous-traitants étrangers qui travaillent pour ce groupe. Le parquet, n’ayant pas la volonté ni les moyens de mener des enquêtes à l’étranger, a classé l’affaire, qui a depuis été relancée par une constitution de partie civile.

Enfin, des procédures mobilisent un droit moins contraignant. Ainsi l’OCDE a mis en place des Points de contact nationaux, organes tripartites de médiation. Ils peuvent être saisis de questions relatives à la mise en oeuvre des principes directeurs de l’OCDE, dites « circonstances spécifiques ». La structure peut proposer ses bons offices, et publie un communiqué si un accord est atteint ou si une partie refuse de participer à la procédure. En France, cinq ministères y sont représentés, six syndicats et le MEDEF. Depuis sa création en 2001, cette structure a été saisie de 22 questions.

De même, la banque européenne d’investissement a mis en place un mécanisme de traitement des plaintes qui permet en théorie à tout citoyen qui se sent lésé par une décision de la banque de recourir à un dispositif de résolution des litiges. Les faits de corruption, comme la violation des droits de l’homme, relèvent de sa compétence. C’est un élément de la politique de transparence que l’institution entend promouvoir. Pour l’instant, c’est un mécanisme encore confidentiel et d’une efficacité très relative. Cela permet au moins de signifier à la banque une vigilance citoyenne sur des prêts octroyés et leur utilisation concrète.

***

La société civile construit peu à peu une contre-démocratie de vigilance et de surveillance, donnant une vigueur nouvelle aux droits fondamentaux. Mais elle ne peut que suppléer à la marge l’incertaine volonté des Etats et des institutions internationales.

Le temps presse : la crise économique offre un terrain favorable au développement des activités illégales de certains individus. La corruption et la fraude appauvrissent la population et affaiblissent les Etats. Dans Le Retour du Prince [14], le procureur général de Palerme voit ainsi dans l’Italie contemporaine un processus complexe et global de transformation et de restructuration du pouvoir, qui concerne aussi, avec seulement des différences d’intensité, tous les autres Etats de l’Union.

 

[1] Rapport du groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique (UA/CEA), 2014
[2] Global financial Integrity :
Illicit Financial Flows from Developing Countries : 2003-2012, 2014
[3] Natacha Paris-Ficarelli,
Magistrats en réseaux contre « la criminalité organisée »; l’Appel de Genève : genèse et relais politiques en Europe, Presses universitaires de Strasbourg, 2008.
[4] Mireille Delmas-Marty, « L’affaire BNP impose de créer un parquet européen puissant », Le Monde, 1er juillet 2014
[5] Corporate Europe Observatory,
Towards legalised corporate secrecy in the EU, avril 2015.
[6] Sherpa,
Réguler les entreprises transnationales, 2010
[7]
Transparency in corporate reporting, 2014.
[8] Vincent Vicard,
Profit shifting through transfer pricing: evidence from French firm level trade data, mai 2015.
[9] Oxfam International,
Petits arrangements entre amis. Pourquoi a réforme fiscale internationale n’inquiète pas les champions de l’évasion fiscale, mai 2014.
[10] CCFD-Terre solidaire,
L’économie déboussolée, Multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses, décembre 2010.
[11] CCFD-Terre solidaire,
Aux paradis des impôts perdus, enquête sur l’opacité fiscale des 50 premières entreprises européennes, juin 2013.
[12] Oxfam France, Eurodad, CCFD,
50 nuances d’évasion fiscale au sein de l’Union européenne, novembre 2015.
[13] Laura Figazzolo and Bob Harris,
Global taxation and resources for quality public services, Education International Research Institute, 2011
[14] Roberto Scarpinato,
Le retour du Prince, Pouvoir et criminalité, La contre Allée, 2012.

OTAN : élargissements géographiques et fonctionnels, dérives stratégiques

Tue, 08/12/2015 - 18:09

Les pays de l’OTAN viennent d’accepter d’intégrer le Monténégro, malgré les protestations de la Russie. Moscou voit dans les élargissements successifs une remise en cause d’un gentleman agreement, énoncé au moment de la réunification allemande : pas d’élargissement de l’OTAN. Les Russes perçoivent une volonté d’encerclement et le maintien d’un climat de guerre froide. Les pays de l’OTAN répliquent en disant que l’alliance atlantique est une organisation de pays démocratiques qui n’a pas de visées agressives et que les inquiétudes de Moscou sont infondées. Certes, la Russie exagère certainement le danger que représente l’adhésion du Monténégro à l’OTAN pour sa propre sécurité. Certes, il n’y a pas eu d’engagement formel des pays de l’OTAN à ne pas en élargir le périmètre après la réunification allemande. Néanmoins, il y a élargissements successifs qui donne matière à ceux qui, à Moscou, voient dans le monde occidental un ensemble qui cherche à limiter la puissance de la Russie et la maintenir dans un statut de vaincu de la guerre froide et non de partenaire d’un nouvel ordre mondial.

Ce calendrier est de surcroît particulièrement mal choisi au moment où on cherche avec certes des difficultés, du fait du soutien de Moscou à Bachar al-Assad, à impliquer plus la Russie dans la lutte commune contre Daech. On peut penser qu’envoyer un signal qui, à tort ou à raison, sera de toute façon perçu comme étant négatif par Moscou n’est pas très habile.

Certains verront dans cette décision de l’OTAN une volonté d’expansion et de puissance sans limite. On peut aussi y voir un mouvement naturel lié à la structure de l’organisation mais qui n’est pas cadré dans une réflexion stratégique globale. En tant que structure, l’OTAN doit justifier son existence après la disparition de la menace qui avait suscité sa création. Quelle légitimité dans un monde post guerre froide ? Historiquement les alliances militaires ne survivent pas à la disparition de la menace qui était leur acte de naissance. L’OTAN doit, par une logique interne, multiplier les activités, chercher de nouvelles missions, élargir son champ pour continuer à exister. C’est presque une démarche structurelle d’organisation quasi-inconsciente, un peu comme l’avait été celle des dirigeants soviétiques lorsqu’ils ont modernisé les SS-3 et SS-4 pour les renforcer par les plus modernes SS-20, dans les années 70, sans saisir qu’ils avaient suscité une contre réaction ferme des Occidentaux débouchant sur la crise des euromissiles.

Après 1990, l’OTAN était dans la situation d’un industriel dont le produit se trouve en difficulté sur le marché. Il peut choisir de fermer l’usine, de diversifier sa production, ou de gagner des parts de marché sur le concurrent. Le produit « défense territoriale des pays membres » étant moins nécessaire, l’OTAN a opté pour la diversification de sa production (élargissement géographique, missions « hors zone ») et de gagner des parts de marché sur celui de la sécurité (L’UEO a disparu, l’ONU n’a pas confirmé les espoirs de 1990, l’OSCE n’a pas pris son envol).

L’OTAN est poussée par une logique de croissance bureaucratique. Ses responsables, ceux qui y travaillent, doivent sans cesse se trouver de nouvelles missions pour se légitimer. Croissance de ses activités, croissance de son champ géographique. Mais cette politique est sans fin car elle conduit à réaliser ce qu’elle dit vouloir combattre. Face à ces différents élargissements, l’attitude de la Russie ne peut être que de se crisper contre les Occidentaux. On pourrait évoquer également l’initial et dangereux système de défense antimissile. Ceux-ci vont alors en conclure qu’il est nécessaire de mettre en place de sérieuses protections contre les résurgences d’une menace russe. À l’extérieur de l’Europe, l’OTAN est trop souvent perçue comme l’armée occidentale du choc des civilisations. C’est le cercle vicieux parfait. L’OTAN mène pour partie une politique de gribouille sans discernement stratégique et pour partie une politique consciente, inspirée par le souvenir de la guerre froide. Les responsables de l’OTAN doivent en permanence se réinventer un rôle pour survivre.

L’Europe peut-elle faire face à la mondialisation ?

Tue, 08/12/2015 - 16:56

Sylvie Matelly, directrice de recherche à l’IRIS et professeur à l’EMLV, et Bastien Nivet, chercheur associé à l’IRIS et professeur associé à l’EMLV, répondent à nos questions à propos de leur ouvrage « L’Europe peut-elle faire face à la mondialisation ? » (La Documentation française, 2015) :
– Les membres de l’UE peuvent-ils tirer les bénéfices de la mondialisation s’ils sont incapables de déterminer des intérêts économiques communs à Bruxelles ? La solution à l’influence européenne sur les marchés est-elle politique ?
– Qu’apporte l’Union européenne aux Etats dans la mondialisation ? Quels sont les leviers dont dispose l’UE ?
– Certaines franges de la population ont le sentiment que la mondialisation, comme l’Europe, restreint la souveraineté économique de leur gouvernement. Qu’en est-il réellement ?

Vers un blocage de l’extension du gazoduc Nord Stream 2 ?

Tue, 08/12/2015 - 12:41

Plusieurs pays d’Europe centrale souhaitent bloquer l’extension du gazoduc Nord Stream 2. Pour quelles raisons ? Comme l’affirme le commissaire européen chargé de l’Energie, les infrastructures existantes sont-elles supérieures aux probables futurs besoins ?
Il y a deux grandes familles de raisons. La première est d’ordre géopolitique ; des pays craignent beaucoup la Russie et ont une orientation géopolitique à l’opposé d’elle. C’est notamment le cas de la Pologne et des pays baltes qui sont par ailleurs très dépendants de Moscou pour leurs approvisionnements. Il y a par ailleurs des raisons économiques : toute une série de pays d’Europe orientale comme la Hongrie ou la Slovaquie qui se trouvent sur le trajet des gazoducs terrestres russes ont un poids relativement important dans le transit de gaz Russie-Europe occidentale et qui, avec le doublement de la capacité de Nord Stream, se retrouveraient amoindris dans le jeu gazier européen.
A l’heure actuelle, les infrastructures gazières terrestre et maritime dont Nord Stream 1 – sont a priori suffisantes pour les besoins européens. On a vu que quand le gazoduc South Stream a été annulé à la fin de l’année dernière, les pays d’Europe du Sud comme l’Italie qui devaient être les destinataires finaux du gaz n’ont pas été si affectés que cela. Ces pays voient se profiler de plus en plus la baisse de leur demande, qui est consécutive à la crise et une stagnation de leur production électrique. Selon les pays, il y a en outre un modèle de transition énergétique où on veut aller soit vers de plus en plus de renouvelables, soit vers une modification des réseaux pour limiter la production électrique en conservant la même consommation ; en tout cas diminuer la consommation d’hydrocarbures. On se retrouve ainsi avec une projection de demande globale en gaz qui, si elle est à la hausse, le sera de manière très limitée, voire pourrait se retrouver à la baisse.

Le blocage de ce projet fragiliserait-il les approvisionnements énergétiques des pays européens ?
Tout dépend des pays dont on parle. Un certain nombre de pays comme ceux d’Europe orientale sont déjà desservis par les gazoducs terrestres. Il y a une interconnexion poussée dans les systèmes de gazoducs en Europe qui permet de parler de système continental. Si tout fonctionne bien, le réseau gazier russe peut à l’heure actuelle alimenter les pays européens en l’état. De plus, il y a d’autres voies d’approvisionnement comme la voie algérienne qui passe par un triple système : l’Espagne, l’Italie ou, si l’on parle de gaz naturel liquéfié, par la France. Il y a des productions gazières sur le continent européen lui-même, notamment aux Pays-Bas et en Norvège et l’on peut même penser à d’autres sources (Azerbaïdjan, Méditerranée orientale, Golfe persique, etc.). Il est bien évident qu’avec les problématiques qui se posent entre la Russie et l’Ukraine, et notamment le fait que la Russie a annoncé qu’elle allait arrêter ses livraisons de gaz à l’Ukraine tant que qu’ils n’auraient pas payé leurs factures, on peut se retrouver, notamment pour les pays d’Europe orientale, avec un scénario assez comparable avec ce qui s’était passé dans les hivers de 2006 à 2009. Cet épisode que l’on a appelé « les guerres gazières », où la Russie coupait l’approvisionnement de gaz à l’Ukraine, ont eu un impact sur tout le trajet des gazoducs terrestres, à commencer par la Slovaquie qui s’est retrouvée pratiquement privée de cette ressource à l’hiver 2009.

Quelles seraient les conséquences de ce blocage pour la Russie alors que le projet Turkish Stream est également mis à mal en raison des tensions diplomatiques entre la Russie et la Turquie ?
Après l’abandon du South Stream l’année dernière, le projet Turkish Stream qui a du plomb dans l’aile. En outre avec le développement du projet TANAP/TAP vers l’Azerbaïdjan au travers de l’Italie, l’Albanie, la Grèce et la Turquie, contournant la Russie par le sud, le blocage du projet Nord Stream serait un signal politique fort envoyé à la Russie. Cela marquerait la volonté des autorités politiques du continent qu’elle ne développe pas sa part dans les approvisionnements européens. Cela amènerait très probablement la Russie à encore plus se retourner vers les marchés asiatiques – Chine, Corée du Sud et Japon-, ce qu’elle fait déjà. C’était notamment le cas lors de l’annulation du South Stream.
En l’état, le projet Nord Stream 2 ne se fait pas sur le territoire des Etats européens mais dans les zones économiques exclusives – la question étant de savoir si ces zones répondent au droit de l’Union européenne sachant que ce ne sont pas des eaux territoriales – et il se fait majoritairement avec des entreprises plus que des Etats. Or, certaines entreprises appartiennent en totalité ou en partie aux Etats, notamment ENGIE qui appartient en partie non négligeable à l’Etat français et qui est déjà un acteur important dans le Nord Stream 1 et veut aussi se développer dans Nord Stream 2. Il risque donc là aussi d’y avoir une fracture entre les Etats et les entreprises et entre les Etats eux-mêmes selon leurs intérêts géoéconomiques concernés.

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