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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 6 days ago

Soudan du Sud : un État mort-né ?

Fri, 19/06/2015 - 10:56

Le Soudan du Sud, jeune nation indépendante depuis l’année 2011, est ravagé par une guerre civile qui a débuté en décembre 2013 le menant aujourd’hui au bord de l’implosion. Quelles en sont les raisons ?
Il faut bien sûr se souvenir de l’histoire de ce pays. Le Soudan du Sud a été victime de guerres conduisant à l’indépendance qui ont duré plusieurs décennies et ont fait deux millions de morts, sans compter les déplacés, les réfugiés et les drames humains liés à ces conflits. Suite au référendum de 2011, l’indépendance du Soudan du Sud fut proclamée la même année, contre la règle de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) reprise par l’Union africaine, imposant l’intangibilité des frontières. C’est l’armée, dirigée par Salva Kiir, qui a lutté pour l’indépendance du pays et qui a ensuite pris le pouvoir. Malgré cet état de fait, beaucoup de problèmes n’ont pas été réglés lors de l’indépendance, ce qui explique la conflictualité actuelle dans laquelle se trouve ce jeune État. Un facteur d’instabilité majeur tient au fait que le Soudan du Sud est un des pays les plus sous-développés au monde avec un niveau extrêmement faible d’infrastructures, de formations, de système de santé, et de possibilités de nourrir la population. La seule ressource – qui a d’ailleurs été un des enjeux de l’indépendance – est le pétrole qui, pour 80% du territoire soudanais, était localisé au Sud. Par ailleurs, la difficulté à construire une nouvelle nation est dûe au fait que les milices et les mouvements armés agissant pour l’indépendance ont eu beaucoup de mal à se reconvertir en partis politiques structurés. Il faut savoir que les déterminants ethniques sont très importants au Soudan du Sud et que les rivalités entre ces groupes ethno-régionaux sont grandes. Il existe des conflits ancestraux entre les Dinka que représente Salva Kiir, l’actuel président du pays, et les Nuer que représente Riek Machar, principal opposant au pouvoir. De plus, le Soudan n’a pas réglé tous ses contentieux avec le Soudan du Sud et interagit également sur ces mouvances. Le Soudan est encore présent dans certains conflits au Soudan du Sud, et réciproquement.
Il existe donc une conjonction de facteurs qui font que, malgré les accords d’Addis-Abeba de 2014, et malgré les derniers accords d’Addis-Abeba de février 2015, la montée en puissance de la conflictualité au Soudan du Sud ne diminue pas, avec un nombre de morts qui continue de croître et des drames humanitaires qui se multiplient en termes de réfugiés, de déplacés et d’insécurité alimentaire.

Selon vous, la non-résolution de ce conflit est-elle en partie imputable aux jeux des acteurs régionaux ? Quid de la position de l’Union africaine ?
Dès le départ, de très fortes oppositions entre les États africains sont apparues quant à la légitimité de l’indépendance du Soudan du Sud, dans la mesure où elle n’avait pas de raisons historiques de s’opérer, si ce n’est en raison des conflits existant entre les groupes « négro-africains » et « chrétiens » du Sud et les groupes arabes et musulmans du Nord. Les pays comme l’Égypte ou les membres de la Ligue arabe étaient contre l’indépendance du pays, alors qu’au contraire, les États-Unis et Israël, en accord avec l’Ouganda, le Rwanda, ou encore l’Éthiopie, y étaient favorables.
Par ailleurs, les enjeux pétroliers sont considérables dans ce conflit qui est aujourd’hui devenu un jeu de géopolitique pétrolière et une source de rivalités entre les pays de la région. Le pétrole produit par le Soudan – désormais seulement 20% environ des réserves – est évacué par Port-Soudan, afin d’être ensuite exporté vers la Chine notamment. Le Soudan du Sud, quant à lui, est pour l’instant obligé d’utiliser les oléoducs du Soudan pour acheminer son pétrole, faute d’infrastructures nationales. Il a donc pour projet, en relation avec le Kenya et l’Éthiopie, de construire un nouvel oléoduc qui permettrait d’évacuer son pétrole vers la Mer rouge, sans passer par le Soudan. Ceci dit, les enjeux pétroliers ne sont pour le moment que moyennement touchés par les conflits, puisque les puits de pétrole continuent malgré tout de fonctionner. Un autre point de crispation entre les pays de la région concerne les problèmes non réglés liés à la citoyenneté. Il y a en effet un grand nombre d’apatrides qui ne sont ni Soudanais, ni Soudanais du Sud, vivant actuellement dans un certain nombre de pays voisins. Cette situation engendre des problèmes de migrations et de réfugiés que les pays voisins doivent gérer par eux-mêmes. Il y a donc tout un ensemble de problèmes qui rétroagissent d’une manière évidente sur la région.
L’Union africaine cherche effectivement à faire avancer le dossier. Elle a à cet effet nommé et envoyé sur place l’ancien président malien Alpha Oumar Konaré en tant que représentant de l’Union africaine chargé d’assurer la paix. En outre, les accords d’Addis-Abeba ont été réalisés sous l’égide de l’Autorité intergouvernementale sur le développement (IGAD), groupement régional associant huit pays Est-africains. Par conséquent, l’Union africaine n’est pas totalement absente mais elle est d’une certaine manière impuissante en raison notamment des positions différentes adoptées par ses États membres sur le dossier. La communauté internationale, quant à elle, se désintéresse du conflit. Les États-Unis, qui ont œuvré pour l’indépendance du Soudan du Sud, sont très peu impliqués dans la résolution de cette crise. Le Conseil de sécurité des Nations unies a certes envoyé sur place la force de la MINUSS (Mission des Nations unies au Soudan du Sud) composée d’environ 14 000 hommes, mais ces derniers ne sont pas une force d’interposition, ils font juste en sorte qu’un minimum d’aide alimentaire puisse être acheminée dans le pays.

Toutes les tentatives de médiation menées par les instances régionales depuis le début de cette guerre ont échoué. Face à l’afflux de réfugiés et à la situation humanitaire catastrophique que connaît le pays, faudrait-il envisager une médiation internationale sur ce dossier ? Comment expliquer le manque d’intérêt de la communauté internationale ?
C’est un conflit de plus qui ne mobilise que très peu les médias et auxquelles les opinions publiques ne sont pas très sensibles. Ces dernières ont été beaucoup plus impactées par le génocide perpétré par le Soudan au Darfour, qui a fait 300 000 morts. A l’époque, de grandes mobilisations avaient vu le jour. Il me semble qu’à l’inverse, le conflit actuel au Soudan du Sud est un des drames du monde qui laisse les opinions publiques relativement indifférentes parce qu’elles n’en sont pas informées, ni sensibilisées.
A mon sens, ce sont les Etats-Unis qui sont concernés au premier chef. L’opinion publique américaine a été favorable à l’indépendance mais, aujourd’hui, aucune réaction ni de la presse, ni des partis politiques américains n’est observable.
Côté français, on peut peut-être expliquer ce manque d’intérêt par le fait que le Soudan du Sud n’est pas un pays francophone et n’a jamais fait partie de la zone d’influence de la France. Cette dernière est par ailleurs déjà engagée au Mali, en Centrafrique, et se préoccupe également de la situation des pays sahéliens. La France ne peut pas être sur tous les fronts en même temps et par conséquent, n’est pas particulièrement responsable de cette situation. L’Union européenne a selon moi sa part de responsabilités en ne mobilisant pas suffisamment les opinions publiques sur ce drame. C’est un conflit occulté, comme beaucoup de drames de l’humanité qui ne sont pas sur le devant de la scène. Paradoxalement, un attentat suicide mobilise beaucoup plus les opinions publiques qu’un génocide provoquant la mort de 300 000 êtres humains.

Quelle stratégie face à Daech ?

Thu, 18/06/2015 - 17:23

Retour 70 ans en arrière. En 1945, les démocraties occidentales venaient à bout du péril nazi au bout de six ans de guerre et d’une succession d’erreurs qui avaient laissé Hitler étendre son emprise sur l’Europe depuis son arrivée au pouvoir en 1933 et les scandaleux accords de Munich qui lui avaient abandonné la Tchécoslovaquie en lui ouvrant la voie de toute l’Europe orientale. Et, comme chacun sait, ces mêmes démocraties occidentales n’auraient certainement pas gagné la guerre sans une alliance conclue avec l’Union soviétique de Staline après la rupture du pacte germano-soviétique, autre erreur dont celui-ci n’avait pas perçu la menace lorsqu’il l’avait conclu. Cette alliance de raison et de convergence d’intérêts s’est donc imposée avec Staline malgré ce précédent et nonobstant le fait que son régime ait eu à son passif un nombre de morts et de déportés largement susceptible de rivaliser avec les nazis. Toutefois, une différence de taille pouvait distinguer les régimes nazi et stalinien aux yeux des occidentaux : contrairement au premier, le second ne menaçait pas directement la sécurité de l’Occident au-delà de sa zone d’influence. Justement, l’obtention de cette zone d’influence en cas de victoire fut la condition posée par Staline pour prêter main forte aux alliés. Et, comme chacun sait, ceux-ci y ont souscrit lors du partage du monde acté à Yalta.

Face à la capacité d’extension de l’organisation de l’État islamique (Daech), peut-on ignorer les rapports de force sur le terrain ?

Aujourd’hui, en 2015, la situation dans le monde arabo-musulman avec l’émergence de Daech et l’extension inquiétante de la zone tombée sous sa domination en Irak et en Syrie, d’une part, et en Libye, d’autre part, ainsi que sa capacité à susciter des ralliements ailleurs comme avec Boko Haram au Nigéria, pose aux puissances occidentales et aux États arabes ou musulmans hostiles à Daech une question quasi-similaire : une victoire est-elle possible sans une large alliance et sans la fin des guerres fratricides entre arabes et musulmans sunnites et chiites hostiles au groupe djihadiste, nonobstant les nombreuses erreurs commises par les uns et les autres et le prix à payer pour acter les ralliements à une telle alliance ? Alors que Daech gagne du terrain partout, la réponse est sans doute négative.

D’ailleurs, l’existence simultanée de plusieurs zones de conflit dominées par Daech vient rappeler que, contrairement à l’Allemagne hitlérienne, l’organisation de l’État islamique tire une part de sa force du fait que son idéologie ne prenne pas ses racines dans un territoire identifié à une nation appelée à dominer le monde, mais bien dans une idéologie transnationale susceptible de susciter des ralliements de partout, où le djihadisme sunnite peut avoir prise. En face, les composantes d’une éventuelle coalition anti-Daech ne peuvent être que ceux qui le combattent déjà dans les zones disputées ou qui auraient la capacité et l’intention de le faire. Autrement dit, au Proche-Orient, l’Iran et ses alliés essentiellement chiites, parmi lesquels figurent, outre l’Irak, le régime de Bachar el-Assad en Syrie, le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien, bien qu’inscrit dans la mouvance islamiste sunnite des Frères musulmans, et les nouveaux maîtres du Yémen, les Houtis chiites alliés à l’ancien dictateur sunnite déchu Ali Abdallah Saleh, que l’Arabie saoudite et ses alliés sunnites essaient de déloger du pouvoir. En Libye, Daech a face à lui une multitude de factions obéissant le plus souvent à des regroupements tribaux, comprenant à la fois des nostalgiques du régime de Kadhafi et d’autres l’ayant fait tomber, parmi lesquels figurent des groupes islamistes de diverses obédiences allant de factions proches des Tunisiens d’Ennahdha à des salafistes a priori non-djihadistes, avec deux gouvernements rivaux incapables de s’entendre. Dans les deux cas, l’impossible unification des forces anti-Daech est aussi urgente qu’indispensable.

Au Proche-Orient, l’Iran chiite allié incontournable faute de puissance sunnite ?

Pour ce qui est du conflit en Irak et en Syrie d’abord, la question posée est donc bien celle de l’inclusion dans une telle alliance de la seule vraie puissance militaire du Proche-Orient, en dehors d’Israël, à savoir l’Iran chiite et ses alliés, malgré ce qu’est le régime des Mollah et les crimes imputables à celui d’Assad, quitte à envisager d’en juger ses responsables ultérieurement. Force est de constater que le recul d’Assad sur le terrain n’a quasiment bénéficié qu’à l’organisation de l’État islamique ou à des factions comme le Front al-Nosra, lié à Al-Qaïda, qui ne sera donc jamais un allié fiable, malgré le soutien qui lui serait apporté par l’Arabie saoudite ou le Qatar qui, une fois encore, joueraient avec le feu sans être rappelés à l’ordre par leurs soutiens occidentaux. Des Occidentaux qui continuent de jouer la carte saoudienne dans le conflit yéménite contre les Houtis soutenus par l’Iran, en tentant peut-être un nouveau pari hasardeux consistant à introniser l’Arabie saoudite comme chef de file du camp sunnite, notamment grâce à l’aval du nouvel homme fort de l’Égypte, le Général Sissi, parvenu au pouvoir en évinçant les Frères musulmans avec l’appui des Saoudiens et de leur parti-relai salafiste Al-Nour. Mais un tel pari pourrait être rapidement voué à l’échec en raison de l’incapacité prévisible de l’armée saoudienne et de ses alliés d’engager une intervention au sol face aux Houtis au-delà des bombardements aériens actuels, une réticence trahissant peut être un réel aveu de faiblesse de cette coalition et, a fortiori, son incapacité à mener une guerre plus large face à Daech ?

Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas aujourd’hui de puissance militaire sunnite de taille au Proche-Orient depuis la chute du régime de Saddam Hussein, en dehors peut-être de la Turquie, mais dont le jeu trouble du gouvernement envers Daech ne permet pas d’envisager d’y voir un allié sûr, d’autant plus que les islamistes y ont gagné les récentes élections et pourrait gouverner avec l’extrême-droite ? En effet, il n’y a guère de doutes sur ce dernier point, vu la suspicion manifestée par le gouvernement turc à l’égard du soutien des Occidentaux aux Kurdes combattant l’organisation djihadiste et sa volonté de favoriser la chute du régime d’Assad à n’importe quel prix. Quant aux Saoudiens, ils n’ont pas été en mesure de rallier à leur cause les deux puissances militaires sunnites que sont le Pakistan, dont le Parlement a refusé d’engager son armée au sein de la coalition anti-Houtis, et l’Égypte qui, malgré la puissance militaire qui lui est reconnue et la proximité du Général Sissi avec l’Arabie saoudite, n’apparaît aucunement prête à s’engager dans une guerre dans la péninsule arabique ou au Proche-Orient, dans le cas où elle aurait à se prémunir d’une éventuelle extension du conflit libyen à son territoire.

Enfin, ce constat en appelle un autre : l’Iran chiite est aujourd’hui la seule puissance militaire digne de ce nom du Proche-Orient susceptible de tenir tête, avec ses alliés, à Daech. Ceci d’autant plus que, quel que soit le dessein de l’Iran, les chiites apparaissent aujourd’hui comme des alliés sûrs face aux djihadistes, même si la marginalisation des sunnites en Irak après la chute de Saddam Hussein et en Syrie par la dynastie Assad, représente l’erreur majeure des régimes alliés de l’Iran que celui-ci n’a pas cherché à stopper, et dont Daech a su tirer bénéfice en ralliant à lui nombre d’anciens officiers bâasistes sunnites victimes de l’épuration et autant de stratèges militaires, ainsi que des tribus ou des citoyens sunnites s’estimant lésés par le nouveau pouvoir chiite. A ce jour, le gouvernement irakien tente de rattraper l’erreur continue de ses prédécesseurs et de rallier les tribus sunnites dans sa lutte contre Daech, indépendamment de l’hypothèse d’une inclusion ou non de l’Iran dans une éventuelle coalition.

Un Yalta proche-oriental en contrepartie du soutien de l’Iran ?

La première erreur à réparer par l’Iran et ses alliés chiites serait donc évidemment de faire cesser la marginalisation des sunnites, et de leur donner des gages solides pour l’avenir à ce propos, afin que ce conflit ne continue pas de dégénérer en une guerre entre chiites et sunnites au lieu d’opposer Daech à ses adversaires, aussi divers soient-ils.
Mais dans l’hypothèse où la mise à l’écart de l’Iran cesserait en vue de son inclusion dans une large alliance anti-Daech, comme pourrait peut-être le laisser supposer le récent assouplissement de l’attitude des États-Unis sur le dossier du nucléaire iranien, quelles seraient les conditions de l’Iran à ce ralliement ? Sans doute la reconnaissance d’une zone d’influence sur la sphère chiite incluant l’Irak, vu comme l’extension arabe de la sphère iranienne, la Syrie, en fonction de ce que les alaouites et leurs alliés parviendraient à garder, un partage du pouvoir favorable au Hezbollah au Liban et aux Houtis au Yémen, avec le Hamas palestinien qui, tout en étant d’obédience islamiste sunnite, reste pour l’Iran un moyen de pression sur Israël et combat à Gaza les groupes liés à Al-Qaïda ou à Daech.

Mais l’hypothèse d’une inclusion de l’Iran dans une coalition contre le groupe djihadiste, même si elle venait à s’imposer en raison de son caractère incontournable, serait évidemment très mal vue par l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et Israël, notamment. A charge pour les Occidentaux d’obtenir des gages de l’allié potentiel iranien en faveur de ces États opposés à une telle alliance, afin de faire taire leurs réticences face à l’objectif majeur de combattre Daech. Une sorte de Yalta proche-oriental pourrait alors s’imposer en assurant à chacun de trouver la garantie de sa propre sécurité et de sa zone d’influence strictement limitée par rapport à celles de ses voisins. L’Iran ne pourrait donc obtenir à la fois sa zone d’influence sur la sphère chiite, tout en continuant d’être vu comme une menace par les États sunnites voisins ou par Israël. Cela supposerait donc d’abord un accord global sauvegardant les intérêts mutuels des chiites et des sunnites à travers une règle de partage du pouvoir empêchant la marginalisation des uns ou des autres, ainsi que des minorités. Concernant Israël, des solutions seraient à trouver sur le nucléaire iranien et la question palestinienne, pour lesquelles une double influence américaine et iranienne pourrait être susceptible de faire évoluer les positions d’Israël et du Hamas, tout en confortant celle du Fatah, affaibli par l’enlisement des négociations avec Israël.

En Libye, première urgence : éviter l’extension du conflit et contenir l’influence de Daech ?

L’évolution de la situation de la Syrie et de l’Irak pourrait laisser craindre le pire pour la Libye, qui est peut-être déjà atteint, mais aussi pour le reste de l’Afrique du Nord si le conflit venait à s’étendre aux États voisins, même si la Libye reste entourée des trois puissances militaires régionales majeures que sont l’Algérie à l’ouest, l’Égypte à l’est et le Tchad au sud. Les voisins les plus vulnérables seraient alors certainement la nouvelle démocratie qu’est la Tunisie à l’ouest, dont les faibles moyens militaires posent la question de sa capacité à se défendre en cas de pénétration massive du groupe djihadiste sur son territoire, ainsi que le Niger au sud, qui fait face au même problème. Dans ces conditions, l’Algérie, l’Égypte et le Tchad ont un rôle majeur à jouer en vue d’éviter toute extension du conflit, sachant que leur propre sécurité serait directement menacée dans le cas où Daech déciderait de se constituer des bases-arrières sur les territoires des maillons-faibles que sont, militairement parlant, la Tunisie et le Niger. Des tentatives en ce sens ont déjà été observées à travers les attentats perpétrés dans certaines zones de ces pays, qui pourraient être destinés à ouvrir la voie à des opérations de plus grande envergure, à terme, profitant de l’extrême difficulté de contrôler un territoire désertique.

Il est toutefois vrai qu’à ce jour l’organisation de l’État islamique a déjà fort à faire pour défendre ses positions en Libye avant de penser à s’attaquer à d’autres territoires, à moins de pouvoir compter sur le ralliement de groupes locaux comme Boko Haram. Mais, si Daech venait à prendre le dessus en Libye, rien ne l’empêcherait plus de ne pas passer à l’étape suivante, en donnant le signal du réveil de cellules dormantes sur d’autres territoires et en envisageant d’attaquer ceux-ci s’ils sont trop faiblement défendus. Dans ces conditions, face à une éventuelle attaque de Daech contre les deux États frontaliers de la Libye les plus vulnérables que sont la Tunisie et le Niger, un ferme engagement des trois puissances régionales à ne pas rester inertes serait indispensable, sachant que leur propre sécurité serait en jeu à court terme. L’organisation djihadiste pourrait ainsi d’autant plus difficilement envisager de passer à l’action contre les États voisins face à la perspective de se trouver pris en tenaille entre les armées algérienne à l’ouest, égyptienne à l’est et tchadienne au sud et accuser ainsi de lourdes pertes sans pouvoir progresser sur le terrain. Evidemment, cette stratégie d’encerclement géographique de Daech en vue d’éviter tout débordement du conflit au-delà de la Libye, devrait aussi impliquer, dans la mesure du possible, son isolement en termes de ravitaillement supplémentaire en armes, en pétrole et en vivres, par terre, mer et air, tout en sachant qu’il dispose déjà de réserves considérables sur le territoire libyen lui-même.

Quant aux puissances occidentales, si leur soutien aux États de la région et aux factions armées combattants les djihadistes peut être déterminant, peu d’entre eux envisagent sérieusement une intervention directe, autant en raison du risque d’enlisement sur le terrain que face à celui de voir une telle action perçue par certains comme une ingérence étrangère et une tentative d’invasion, en favorisant le ralliement de certaines tribus et factions armées à Daech, aux antipodes de l’objectif poursuivi.

L’hypothétique alliance libyenne anti-Daech, même assortie de garanties de partage du pouvoir ?

Evoquer une solution politique et une alliance anti-Daech en Libye suppose de tenir compte, à la fois, des rivalités tribales et politiques qui traversent ce pays et qui l’ont mené au chaos depuis la chute de Kadhafi. La difficulté de constituer une telle alliance a encore été confirmée avec le récent échec des négociations sous l’égide de l’ONU, s’il venait à perdurer, en vue du rapprochement des deux gouvernements que connaît actuellement la Libye : celui de Tobrouk, ville située à l’extrême est du pays, le seul reconnu par la communauté internationale et composé de non-islamistes et d’ancien soutiens du régime déchu de Kadhafi, et celui de Tripoli, la capitale à proximité de la frontière tunisienne, composé d’une coalition de milices se réclamant de la Révolution de 2011 combattant aujourd’hui Daech, mais dominé par les factions islamistes, dont celles proches des Frères musulmans et des Tunisiens d’Ennahdha, mais aussi des salafistes.

Or, aujourd’hui, dans le contexte libyen, tout rapprochement de ce genre sera conditionné par des garanties à apporter aux différentes factions armées et groupes tribaux en vue d’éviter la marginalisation des uns ou des autres en cas de reconquête du pouvoir, sur l’ensemble du territoire ou une partie de celui-ci, voire dans l’hypothèse d’une partition en différentes entités correspondant aux territoires tribaux qu’on ne peut écarter. Mais concernant les interlocuteurs actuels que sont les gouvernements de Tobrouk et de Tripoli, la question de la représentativité réelle des différents groupes les composant se pose également, afin de pouvoir évaluer leur véritable poids dans une négociation de ce type et leur capacité d’influence sur les groupes tribaux qu’ils sont censés représenter. Des garanties de non-marginalisation à l’égard de l’ensemble des factions en présence impliqueraient ainsi, non seulement le partage du pouvoir politique, mais sans doute aussi un accès équitable entre les territoires au produit de la rente pétrolière inégalement répartie sur l’ensemble du pays. Une solution de ce type apparaît en tout cas comme l’autre urgence majeure de la situation.

« Le blé fait grandir la taille de la France sur un planisphère »

Thu, 18/06/2015 - 10:58

Le pays compte parmi les grands greniers à grains du monde depuis les années 1970. Son blé peut être un instrument de choc pour sa diplomatie économique, estime l’auteur de « Géopolitique du blé », à paraître le 1er juillet chez Armand Colin.

Avec le blé, quel pouvoir a la France, premier producteur européen et troisième exportateur mondial ?

Le blé, c’est le pétrole doré de la France ! Elle exporte un produit vital et elle est présente structurellement sur le marché mondial. Jusque dans les années 1950, elle importait du blé. Aujourd’hui, non seulement elle satisfait à ses propres besoins, mais elle exporte. Il faut prendre conscience que le « club » des pays producteurs et exportateurs de blé est particulièrement restreint : ils sont bien moins de vingt, alors que les pays dépendants des marchés internationaux sont très nombreux. Le blé fait grandir la taille de la France sur un planisphère, il est un excellent ambassadeur. Cela peut lui permettre de rester influente, dans un secteur où elle est attendue. Or ce produit consommé quotidiennement est parfois oublié de l’analyse stratégique dans le pays et dans la diplomatie économique.

Comment expliquez-vous cet oubli ?

La France a des tabous que les autres grands producteurs n’ont pas. On ne parle pas suffisamment de la France agricole qui marche, qui exporte, alors que depuis trente à quarante ans, le blé français réalise des performances commerciales. Il faut revaloriser ce secteur, le décloisonner. Cela signifie aussi sortir des cercles habituels. Actuellement, dans la diplomatie économique, l’agriculture et ses filières n’a pas une place suffisante. Il y a une aberration à vendre le kit made in France en mettant en avant le Rafale, le TGV, et pas un grain de blé. Puisqu’on fait appel aux forces vives de la nation, il y a un reclassement stratégique à faire des questions agricoles, par le Quai d’Orsay aussi !

La place de la France dans le marché mondial du blé est-elle menacée ?

Dans les pays arabes – l’Algérie et le Maroc sont nos premiers clients -, on s’inquiète que la France puisse un jour arrêter d’exporter. En outre, la concurrence continue à s’aiguiser : les pays de la mer Noire et les Etats-Unis vendent de plus en plus au bassin méditerranéen. Mais les exigences changent chez les acheteurs, leur cahier des charges évolue et il faut adapter la production française. Il ne faut surtout pas s’endormir. Je suis frappé de voir qu’il reste si difficile en France de parler de l’agriculture, hormis sous le prisme de l’environnement. Or, ce n’est pas l’unique pilier de la politique agricole. Le développement durable doit s’appuyer sur les piliers social et économique.

Géopolitique du blé : un produit vital pour la sécurité mondiale

Wed, 17/06/2015 - 11:14

Sébastien Abis est administrateur au Secrétariat général du CIHEAM, chercheur associé à l’IRIS. Il répond à nos questions alors qu’il présentera son ouvrage “ Géopolitique du blé, un produit vital pour la sécurité mondiale” dans le cadre du colloque “Le blé, enjeux géopolitiques et diplomatie économique” organisé par l’IRIS et l’AGPB le jeudi 18 juin 2015 :
– Le colloque organisé par l’IRIS le jeudi 18 juin sera l’occasion de discuter des enjeux géopolitiques du blé. Quels sont-ils ? Dans quelle mesure cette céréale est-elle déterminante pour la sécurité mondiale ?
– Vous consacrez une partie de votre ouvrage à la « géohistoire d’un grain au cœur du pouvoir ». En quoi le blé a-t-il contribué à l’histoire du monde ?
– Dans quelle mesure les matières premières agricoles, et notamment le blé, sont-elles révélatrices des tensions et des compétitions entre les États ?

Participation de Omar el-Béchir au Sommet de l’UA en Afrique du Sud : le dilemme entre le droit et la realpolitik

Tue, 16/06/2015 - 15:20

Le président du Soudan, Omar el-Béchir, a quitté lundi 15 juin l’Afrique du Sud vers le Soudan, ignorant une décision de la Haute Cour de Pretoria ordonnant son arrestation à la demande de la Cour pénale internationale (CPI). La demande d’arrestation formulée par la CPI à l’encontre du président du Soudan avait également été présentée aux autorités sud-africaines le 26 mai 2015. Celles-ci avaient néanmoins choisi d’inviter Omar el-Béchir et avaient publié un décret garantissant l’immunité des chefs d’État présents au vingt-cinquième sommet de l’Union africaine (UA).

Rappelons que le président du Soudan est poursuivi par la CPI pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité en 2009 et génocide en 2010 au Darfour ayant conduit à plus de 300 000 morts. Jusqu’à présent, il ne s’était déplacé que dans les pays africains non membres de la CPI ou ne respectant pas ses décisions. Lors de la Coupe du monde de football de 2010 en Afrique du Sud, il ne s’était pas déplacé, craignant d’être arrêté. Ce déplacement et cette invitation cherchent à narguer la CPI et à montrer la solidarité des chefs d’État africains entre eux. L’invitation d’Omar el-Béchir en Afrique du Sud, à l’occasion de la réunion de l’Union africaine définie souvent comme un syndicat de chefs d’État africains, a été émise par le gouvernement sud-africain pour signifier notamment son attachement à l’UA, sa défiance vis-à-vis de la CPI et affirmer sa position d’une Afrique aux Africains.

Cet imbroglio juridique, diplomatique et géopolitique est révélateur du dilemme entre le droit et la realpolitik, tant sur le plan interne à l’Afrique du Sud que sur les relations entre la justice internationale et les autorités politiques africaines.

Sur le plan juridique, la condamnation pour crimes de guerre, contre l’humanité ou génocide suppose de la part des États membres une coopération. La CPI, créée en 1998 et opérationnelle depuis 2002, comprend 123 États (sur 193 membres des Nations unies) et 33 États africains sur 54. Elle n’a pas les moyens d’arrêter ceux qui ont été condamnés et son action suppose une coopération de la part des États membres. Le décret pris par le gouvernement sud-africain d’accorder une immunité au président du Soudan n’est pas juridiquement valable. Aux yeux de la CPI, ce déplacement nargue la justice internationale. Les crimes contre l’humanité et les génocides sont imprescriptibles et la CPI est une instance juridictionnelle internationale dont les décisions l’emportent sur les droits nationaux. L’Afrique du Sud est un État de droit caractérisé par l’indépendance de la justice, le respect de la Constitution et le respect de ses engagements auprès de la justice internationale – en tant que signataire du Traité de Rome ayant institué la CPI -, l’importance de la société civile, malgré certaines dérives depuis l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma.

Sur le plan politique, le Congrès national africain (ANC) – parti dominant au pouvoir – ainsi que les autorités politiques, à commencer par le président Jacob Zuma, veulent montrer leur indépendance vis-à-vis de la CPI, affirmer leur appartenance à l’Union africaine et leur solidarité avec les autres responsables africains. De nombreux chefs d’État ne reconnaissent pas en effet la légitimité de la CPI considérant qu’elle condamne prioritairement des Africains. Le président en exercice de l’UA, Robert Mugabe, a sur ce point une position très ferme. Jusqu’à présent, la CPI n’a pas condamné de présidents en exercice. C’est l’Afrique du Sud et l’Union africaine qui avaient invité Omar el-Béchir et c’est le gouvernement sud-africain qui voulait assurer l’immunité des chefs d’État.

Les enjeux géopolitiques sont également importants. Bien que les puissances occidentales soient hostiles à Omar el-Béchir et que les États-Unis (qui n’ont pas adhéré à la CPI) aient appuyé fortement l’indépendance du Soudan du Sud – jeune pays aujourd’hui en guerre – Omar el-Béchir, âgé de 71 ans, vient d’être réélu chef d’État avec plus de 94% des voix. Il est, malgré les dérives et le maintien du conflit au Darfour, plutôt un élément de stabilisation dans une région touchée par le maintien du conflit au Darfour, les affrontements avec le Soudan du Sud et les risques de montée de mouvements djihadistes. Certaines puissances voient en lui, aujourd’hui, un moindre mal.

Omar el-Béchir a quitté l’Afrique du Sud, allant à l’encontre du droit national et international. La realpolitik l’emporte donc sur le droit. Ce déni de justice a un double impact : il détériore l’image de la nation arc-en-ciel mais aussi celle de la CPI.

Sommet UE-Celac : un multilatéralisme mis à mal au profit de relations bilatérales

Tue, 16/06/2015 - 09:52

Le deuxième sommet Union européenne (UE) – Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (Celac) a eu lieu les 10 et 11 juin 2015. Les avis sont divergents quant au succès de ce sommet et aux engagements pris par les deux entités. Qu’en est-il ?
On peut difficilement être déçu par ce genre de sommet puisqu’en règle générale, il ne s’y passe pas grand-chose. Il y a effectivement eu un certain nombre de thèmes qui ont été évoqués et qui sont plutôt consensuels, à l’instar des déclarations non contraignantes sur la nécessité de lutter contre le changement climatique. L’Union européenne s’est également engagée à aider les pays latino-américains à combattre la rouille du café et les sous-équipements sanitaires dans les zones péri-urbaines. Sur les dossiers politiques, un soutien européen aux négociations entre la Colombie et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et la normalisation des relations entre les États-Unis et Cuba ont été évoqués. Néanmoins, ce type de grands rendez-vous internationaux comme le G7, le G8 ou encore le G20 débouche rarement sur de grandes avancées concrètes. De plus, on remarque que tous les chefs d’État européens ont assisté à ce sommet, alors que du côté latino-américain, quatorze chefs d’États s’étaient fait représenter par des ministres, voire des ambassadeurs, et une délégation n’a même pas envoyé de représentant. Par exemple, n’étaient pas présents les présidents de Cuba, de la République dominicaine, du Salvador, du Guatemala, du Nicaragua, de l’Uruguay, du Venezuela, ainsi que la présidente de l’Argentine.
Cela est assez révélateur des rapports nouveaux qui existent depuis quelques années entre les Européens et les Latino-américains. Au mois de décembre 2014, l’Espagne en avait déjà fait l’expérience puisqu’à l’occasion d’une conférence ibéro-américaine, de très nombreux chefs d’État latino-américains n’avaient pas fait le déplacement.

En tant que premier partenaire commercial de l’Amérique latine, l’UE a-t-elle les moyens de faire face à la concurrence des pays asiatiques et notamment celle de la Chine ? Selon vous, a-t-elle l’ambition de rester un partenaire de premier ordre ?
Tout cela est très relatif. La Chine représente un État, un gouvernement, alors que l’Union européenne désigne un ensemble de vingt-huit États qui sont plutôt en situation de concurrence en matière commerciale ou d’investissements, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce sommet a donné l’occasion à plusieurs chefs d’État latino-américains de visiter un certain nombre de pays européens et de négocier des accords bilatéraux très concrets. A titre d’exemple, le président mexicain Enrique Peña Nieto, pays latino-américain membre du G20, a profité du sommet de Bruxelles pour faire un détour par Berlin. A cette occasion, il a mis en place avec l’Allemagne une grande commission bilatérale qui traitera, au sein de groupes de travail particuliers, de questions aussi importantes que le commerce, l’économie, les investissements, la culture, la formation notamment professionnelle, ou encore la défense de l’environnement. Il s’est également rendu en Italie. La présidente du Chili, quant à elle, a fait un détour par Paris pour signer des accords bilatéraux avec la France, tout comme le président du Costa Rica. Le président du Paraguay en a fait de même avec le gouvernement espagnol. Par conséquent, on se rend compte que pour les pays latino-américains, ces sommets européens sont finalement l’occasion de nouer des liens commerciaux en bilatéral avec leurs homologues du vieux continent. Mais la situation la plus paradoxale est celle de la présidente de l’Argentine, Cristina Fernández de Kirchner, qui était en Europe lors du sommet sans toutefois y participer. Elle s’est arrêtée à Rome pour signer des accords et pour rendre visite au Pape.
Le constat que l’on peut dresser est que ces rencontres entre l’Union européenne et l’Amérique latine sont en quelque sorte traités par les Latino-américains comme les prises de fonction présidentielle en Amérique latine. C’est pour eux une occasion de rencontrer leurs homologues et à cet égard, l’UE fait plutôt office d’espace d’accueil permettant à divers contacts bilatéraux de se concrétiser. Malgré tout, il y a eu pour la Colombie et pour le Pérou une évolution intéressante au cours de ce sommet. Ces deux pays ont négocié de leur côté, indépendamment de leurs homologues latino-américains, la possibilité de faire entrer leurs ressortissants sur le territoire des pays membres des accords de Schengen sans visa.

L’UE souhaite moderniser ses relations avec Cuba et les deux parties souhaitent trouver un accord sur ce point avant la fin de l’année 2015. Sur quoi portent les négociations ? Ont-elles une chance d’aboutir ?
Les Européens auraient souhaité parler du Venezuela pour émettre un communiqué signalant la nécessité pour ce pays d’être plus respectueux des libertés et de la démocratie. Sur ce point, les Latino-américains ont fait bloc. Ils se sont opposés à ce souhait européen de montrer du doigt le Venezuela. Le communiqué final du sommet va même en sens inverse de ce que souhaitait l’UE. Il prend note de la position des dirigeants latino-américains telle qu’elle a été exprimée dans une série de communiqués depuis le début de l’année, condamnant systématiquement les ingérences extérieures dans les affaires du Venezuela.
Par ailleurs, les Européens, comme le souhaitaient les pays latino-américains, se sont félicités du rapprochement entre les États-Unis et Cuba depuis le 17 décembre dernier. Ils ont à cette occasion rappelé le souhait pour l’UE de revenir sur le conditionnement de la coopération entre l’UE et La Havane, liée depuis 1996 à une évolution de Cuba en matière de droits et de libertés. Des négociations sont actuellement en cours sur ce sujet avec les autorités cubaines.
Pour le reste, la position des Européens reste inchangée. La quasi-totalité des pays européens ont déjà des relations bilatérales tout à fait normales avec Cuba depuis plusieurs années, y compris l’Espagne qui avait été en 1996 à l’origine de ce conditionnement de la coopération européenne avec l’île. Malgré cette initiative, Madrid avait continué à être le premier investisseur européen à Cuba et à entretenir des relations normales avec la Havane. Ces règles de conditionnement de la coopération européenne sont actuellement en cours de réactualisation afin d’adopter, en tant qu’entité, la même démarche et position que les États-Unis. Il faut donc bien distinguer ce qui est bilatéral de ce qui est du ressort de la coopération européenne, cette dernière étant relativement secondaire dans cet ensemble.

Le blé, un produit stratégique pour la France et son influence dans le monde

Mon, 15/06/2015 - 17:22

Le texte qui suit n’est que pure-fiction… Gardons toutefois en tête les réalités suivantes pour que sa lecture prenne une tonalité géopolitiquement plus profonde : la France est le 5e pays producteur et le 3e exportateur en blé de la planète. Près de 10% de la superficie métropolitaine française est couverte en blé. Environ 500 000 emplois directs et indirects sont générés en France par la filière céréalière. En 2014, l’exportation de céréales s’est élevée à 9,5 milliards d’euros, le blé étant la céréale phare de cette France agricole performante dans la mondialisation. Un hectare de blé sur cinq cultivé en France se retrouve consommé par les populations du Sud de la Méditerranée, qui captent deux-tiers des exportations françaises de blé en dehors de l’UE. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la France avait besoin de l’étranger pour couvrir ses besoins en blé. Depuis le dernier tiers du XXe siècle, la France n’a pas de pétrole mais elle a du blé. Dans un contexte alimentaire en évolution rapide depuis le début du XXIe siècle, le blé constitue un atout majeur pour la compétitivité économique et l’influence stratégique de la France dans le monde.

18 juin 2020. A Paris, les Champs-Elysées sont recouverts de blé. Le temps d’une journée, le produit phare de l’agriculture française est célébré. La date est symbolique. Cela fait cinq ans qu’un « appel du blé » a été lancé pour positionner cette céréale au cœur de la diplomatie économique de la France. C’est aussi le trentième anniversaire de la même manifestation tenue le 24 juin 1990, date d’une « Grande Moisson » qui avait pris possession de l’une des avenues les plus célèbres du monde. De l’Arc de Triomphe à la Concorde, les épis de blé tapissent les sols sur près de 2 kilomètres et 70 mètres de large. Il s’agit à la fois de valoriser le secteur auprès de l’opinion publique et de promouvoir le rôle essentiel du blé pour l’économie nationale mais également l’influence du pays à travers la planète, notamment en direction des pays francophones.

En 2020, plus que jamais, le blé contribue à rééquilibrer la balance commerciale nationale, encore déficitaire mais dont les corrections restent effectuées grâce aux performances à l’exportation de certains produits où la France reste compétitive. C’est notamment le cas de l’agro-alimentaire et des céréales. Si ce tableau ne fait que confirmer des réalités connues et observées depuis le début du siècle, la vraie différence tient au fait que le discours politique et diplomatique a évolué. Le blé fait partie intégrante des éléments de langage des décideurs français, quand bien même ils ne sont pas affairés aux questions agricoles. Reclassé parmi les atouts majeurs de la Nation, le blé représente cette matière première bien vivante du territoire français, procurant de l’emploi et générant des revenus. Surtout, pour les diplomates et tous ceux qui travaillent à l’expression de la puissance française dans le monde, le blé est devenu l’un des meilleurs arguments pour illustrer ce que le pays peut faire, depuis les terres de l’Hexagone, pour concrètement contribuer à la stabilité et au développement dans le monde. Les grains produits en France partent pour désormais deux-tiers d’entre eux en direction de l’étranger. C’est une évolution forte par rapport à la situation qui prévalait encore au milieu de la décennie 2010, quand une tonne sur deux récoltée se retrouvait mise sur les marchés internationaux. Alors que la production française s’est améliorée quantitativement, avec la barre des 40 Mt franchie pour la première fois en 2019, elle s’est aussi bonifiée en termes qualitatifs. Les producteurs ont continué à améliorer leurs pratiques, inscrivant leurs activités dans les sillons d’un développement durable où la sécurité humaine est essentielle, comme cela a été défini dans le cadre de l’agenda post-2015 et de la feuille de route climatique établie à Paris lors de la COP21 tenue en décembre 2015. Plus responsable encore sur le plan environnemental, le producteur français s’est également attelé à faire progresser la qualité de ses blés. Davantage protéinés, ils correspondent aux attentes des consommateurs des pays acheteurs, qui reconnaissent les efforts menés depuis plusieurs années pour que l’origine française en blé cultive sa compétitivité. Il faut dire que cette montée en gamme sur le plan qualitatif fut rendue nécessaire face aux concurrences renforcées des origines russes et roumaines, de plus en plus présentes sur les marchés des rives Sud et Est du bassin méditerranéen. Et c’est bien là que la géopolitique du blé connaît sa sismicité la plus soutenue.

Les autorités françaises, en étroite association avec les producteurs et les nombreux acteurs de la filière blé dans le pays, ont organisé cette journée du 18 juin 2020 pour une raison stratégique : de fortes secousses alimentaires ont déstabilisé la planète entre le printemps et l’automne 2019. Plusieurs gouvernements sont tombés dans des Etats où la demande en blé n’est couverte intégralement que grâce aux approvisionnements extérieurs. Or la tonne de blé s’est nettement renchérie en 2019, conséquence d’une campagne mondiale très défavorable et d’une combinaison d’événements géopolitiques ayant impacté lourdement le cours des céréales. La sécheresse historique aux Etats-Unis, à l’été 2018, est venue plomber la production de blé chez celui qui reste l’un des principaux greniers traditionnels du globe. Déjà fragilisée par la primauté donnée au maïs, le blé américain chute à 40 Mt pour la récolte de cette campagne 2018-2019. La conséquence pour les marchés mondiaux est immédiate : seuls 20 Mt seront exportées depuis les Etats-Unis, soit 40% de moins que la moyenne enregistrée lors des campagnes précédentes. La nervosité des cours du blé s’accentue à l’été 2018 quand il apparaît que la récolte autour de la mer Noire s’annonce mauvaise. Les problèmes politiques en Ukraine persistent depuis 2014, obérant le développement agricole du pays, dont une partie des terres à céréales est ravagée par des conflits militaires locaux entre les forces d’un régime affaibli à Kiev et des rebelles à l’Est revendiquant le rattachement à la Russie. Celle-ci plonge toutefois dans l’inconnue stratégique la plus totale à l’automne 2018. Son président perd le pouvoir et c’est tout le système politique russe qui tente de se recomposer face à cet événement soudain. La population saisit cette vacance de gouvernance pour muscler ses revendications. Les rues de Moscou sont pleines de manifestants, tandis que les campagnes connaissent une année creuse. Les plaines russes ont en effet subi une période de chaleur excessivement longue lors de l’été 2018. Quelques mois plus tard, il apparaît que la production en blé, comme celle des Etats-Unis, est historiquement basse. Avec 25 Mt, la récolte est à la fois catastrophique pour l’économie russe mais également terrible pour les équilibres du marché mondial. A peine 5 Mt de blé russe sortiront des ports de la mer Noire…La tonne de blé atteint 400 dollars le 16 mars 2019 à la bourse de Chicago. Le prix du blé reste supérieur à 300 euros en « rendu Rouen » pendant plus de cinq mois cette année-là. A l’été 2019, les guerres dans la péninsule arabique sont telles que le passage des navires par le canal de Suez est impossible. Sa fermeture pour plusieurs semaines perturbe le commerce mondial et certains flux céréaliers dans la région. Le hub céréalier de Damiette, au nord de l’Egypte, à peine inauguré en 2018, est presque vide. Le coût du fret maritime part à la hausse, sans oublier un baril de pétrole situé à 200 dollars quand l’Arabie saoudite perd le contrôle de la moitié de son territoire en septembre 2019. Le Royaume, pour sauver la face et tenter d’endiguer les menaces, achète 10 Mt de blé sur les marchés, malgré le prix. Puisant dans leurs immenses réserves financières, les autorités saoudiennes redistribuent du blé aux populations moyen-orientales qui lui sont fidèles (ou qu’il faut conquérir) à bas coût, mais surtout sous la forme d’une aide alimentaire déguisée.

A l’instar de l’épisode de 2007-2008, la crise alimentaire mondiale de 2019 est la conséquence d’une combinaison de facteurs. L’inflation du prix de plusieurs matières premières agricoles n’est pas uniquement le résultat de récoltes moins bonnes. Elle est aussi liée à de mauvaises nouvelles géopolitiques. L’inconnue russe, le chaos moyen-oriental, sans oublier les désordres socio-politiques en Afrique de l’Ouest, inquiètent les marchés et les contaminent. Les signaux pour l’économie mondiale sont mauvais. Les échanges de blé se tendent : malgré une production record de 765 Mt en 2018-2019, la demande dépasse l’offre. Comme au cours des deux précédentes campagnes. Les événements de 2018 et 2019 viennent pressuriser des marchés déjà particulièrement vulnérables. La facture à l’importation pour les Etats dépendants en blé explose. Certains n’ont pas les moyens de la régler. En Afrique du Nord, cela fait dix ans que les systèmes politiques sont bousculés par des aspirations sociales de plus en plus fortes. Le pain fait défaut dans de nombreux foyers en 2019. Il est si cher que son accès est difficile pour les populations vulnérables. Les subventions alimentaires en Egypte ont été réduites, tout comme au Maroc et en Tunisie, ce qui fait beaucoup hésiter l’Algérie à faire de même. Le renchérissement du pétrole lui offre un ballon d’oxygène sociopolitique à la différence de ses voisins. Mais l’Algérie achète en 2019 beaucoup de blé pour tenter d’éteindre les étincelles qui se multiplient dans une bande sahélo-saharienne en pleine ébullition. La pauvreté, les guerres et les insécurités s’y multiplient depuis des années. Cela nuit à la stabilité nord-africaine et pèse fortement sur le développement de toute l’Afrique de l’Ouest.

Dans ce contexte, la France a pris des décisions courageuses en 2019. Elle a mis en place un système inédit de diplomatie alimentaire, en synergie complète avec les producteurs de blé et les opérateurs de la filière, y compris de la logistique et du négoce. Le blé d’origine France sera patriotique et stratégique. Il est vendu 220 euros la tonne lors de la campagne 2019-2020, quel que soit le cours sur les marchés et la volatilité des prix. Ce tarif unique et stable est pratiqué en direction des pays partenaires traditionnels de la France qui sont les premiers débouchés du blé français à l’export. Les Etats de l’Afrique du Nord et de l’Afrique de l’Ouest sont ainsi concernés, mais Paris n’oublie pas certaines destinations du Proche-Orient. La contrepartie diplomatique est simple : que ces pays achètent du blé français dans des quantités bien déterminées au cours des cinq prochaines campagnes et dans une fourchette de prix qui sera obligatoirement entre 200 et 240 euros la tonne, tarifs jugés suffisamment rémunérateurs pour l’agriculteur et relativement accessibles pour les acheteurs. Cette contractualisation quinquennal rassure tout le monde, producteurs de blé en France comme consommateurs dans les pays importateurs. Les opérateurs des marchés sont mobilisés pour se situer dans cet exercice. La puissance publique s’appuie sur les forces vives de la Nation. A travers une telle démarche de diplomatie économique avec le blé, les autorités françaises contribuent à atténuer les risques d’instabilités géopolitiques dans les régions voisines africaines. Si l’acte n’est pas compatible avec les règles commerciales de l’OMC et de l’UE, il est tout de même autorisé à titre expérimental pour répondre à une situation de crise. Le processus séduira Bruxelles qui décide de mener une réflexion approfondie pour qu’un tel dispositif soit appliqué à l’échelle européenne à partir de 2025, dans le cadre de la nouvelle PAC qui sera davantage géostratégique et articulée avec les politiques de coopération renforcée établies avec les pays du voisinage de l’UE.

Le 18 juin 2020, le Président de la République française termine son discours à la Concorde en rappelant que le blé fait non seulement partie de l’histoire profonde du pays mais qu’il est surtout un produit vital pour la sécurité mondiale. Il appelle les concitoyens à être fiers que la France soit dotée d’un tel atout, contribuant à l’alimentation de base de la population nationale et à l’équilibre des marchés internationaux où la croissance des besoins alimentaires s’affiche comme l’un des principaux moteurs. Le Président français conclut en regardant l’horizon de ces Champs Élysées recouverts de blé : il y voit au loin la défense des intérêts de la France et, au milieu, le triomphe de son modèle diplomatique. Rayonner avec ses atouts dans la mondialisation et savoir être une puissance juste dans son action : tel est le cap fixé pour le développement économique et la politique extérieure de la France.

 

Sébastien Abis présentera son ouvrage “ Géopolitique du blé, un produit vital pour la sécurité mondiale” dans le cadre du colloque “Le blé, enjeux géopolitiques et diplomatie économique” organisé par l’IRIS et l’AGPB le jeudi 18 juin 2015.

Un militant propalestinien arrêté par le Raid après un canular : ce procédé est effrayant

Mon, 15/06/2015 - 11:45

Un responsable d’une association juive chez lequel les forces de sécurité débarquent en nombre et de façon violente, défoncent sa porte, le molestent et l’embarquent de force, cela rappelle de mauvais souvenirs.

C’est ce qui est arrivé, le 9 juin, à Pierre Stambul, vice-président de l’Union juive française pour la paix (UJFP). Mais apparemment, cela a peu ému les médias et le milieu politique. Silence radio.

Le 9 juin au matin, à 1h30, le Raid a en effet débarqué à son domicile et a utilisé le protocole pour neutralisation de terroriste retranché et armé. Du très lourd pour un paisible citoyen.

Pierre Stambul serait-il la nouvelle victime du dénommé Ulcan ? C’est une hypothèse envisagée. Cette intervention faisait suite à un appel téléphonique reçu par la police, informant que la femme de Pierre Stambul venait d’être tuée. Ulcan a utilisé ce procédé de nombreuses fois. Pierre Haski en a été victime. Plus grave encore, à force d’harcèlements de ce type, le père du journaliste Benoit Le Corre est mort de crise cardiaque.

Israël et la France entretiennent d’excellentes relations, malgré la présence massive de l’extrême-droite au sein du gouvernement israélien et le désaccord majeur sur le conflit israélo-palestinien. On pourrait ainsi penser que la justice française pourrait facilement obtenir des autorités israéliennes l’extradition de ce criminel, ou du moins qu’il cesse ses actions. Que nenni !

Cette intervention pose plusieurs questions : même en cas d’assassinat, l’intervention du Raid se justifie-t-elle ? Pourquoi avoir emmené Pierre Stambul, alors que sa femme était à ses côtés et manifestement vivante ? Pourquoi, par la suite, avoir mené une garde à vue de plus de sept heures? Comment se fait-il que les policiers ne connaissaient pas l’identité de ce militant pacifiste ?

Ceci est en fait un acte clairement antisémite, car c’est bien parce que Pierre Stambul est juif qu’on s’est attaque à lui. Ou plutôt, c’est parce que Stambul est juif et qu’il est critique de la politique du gouvernement israélien, ce qui pour des gens est inadmissible, et nourrit sa haine dévastatrice.

Si un autre responsable communautaire avait subi un tel désagrément (le mot est faible) de la police, sans doute aurait-il été reçu au plus haut niveau, et les médias auraient fait leur une de cet événement. Là, peu d’échos, juste les réseaux sociaux qui en ont rendu compte. Un juif qui est critique à l’égard de Netanyahou serait-il moins défendable ? L’accusation d’antisémitisme serait-elle recevable que pour les juifs qui défendent le gouvernement Netanyahou et serait-elle irrecevable pour ceux qui le critiquent ?

Pourquoi, alors que responsables et médias se plaignent, à juste titre, de l’assimilation entre juifs français et israéliens, n’évoque-t-on jamais l’action de l’UJFP (Union juive française pour la paix), qui justement montre la diversité de la communauté juive française et casse, par ses actions, cet amalgame dangereux ?

Le lendemain, c’est toujours en pleine nuit au domicile de Jean-Claude Lefort, député honoraire et ancien président de l’Association France Palestine Solidarité, que les forces de l’ordre débarquent pour des motifs identiques. Lui n’a eu droit qu’à la BAC mais, heureusement, il n’était pas chez lui. Ce sont les voisins qui ont été dérangés.

Le climat est de plus en plus pestilentiel. On ne peut pas admettre que ceux qui, en raison de convictions universalistes, et quelles que soient leurs origines, puissent être soumis à de telles attaques.

Football, un espace médiatique et géopolitique

Mon, 15/06/2015 - 11:02

Pendant une semaine, l’actualité mondiale n’a tourné qu’autour du « Fifagate ». Le reste est passé au second plan, ce qui en dit long sur l’importance que le football occupe désormais sur la scène mondiale. Un scandale comparable, concernant une autre fédération sportive ou lié au football il y a vingt ou trente ans, n’aurait jamais occupé un tel espace médiatique. L’enquête n’en est qu’à son début et de futures révélations sont à venir. Si Sepp Blatter a décidé de démissionner de lui-même, après avoir été réélu confortablement, c’est bel et bien qu’il avait compris que sa position ne serait pas tenable pour les quatre ans qui viennent.

D’ores et déjà, on parle de la remise en cause de l’attribution des Coupes du monde 2018 et 2022 à la Russie et au Qatar. Pour le moment, il n’y a pas de preuves que ces décisions soient liées à la corruption massive. Il faut donc attendre que les rumeurs se transforment en preuves. On a appris que l’attribution des Coupes du monde 2006 et 2010 avait été entachée de fraude en faveur de l’Allemagne et de l’Afrique du Sud. En fait, cette décision d’attribuer la Coupe du monde à la Russie et au Qatar a été critiquée dès le départ dans certains cercles. Par les perdants de la compétition (l’Angleterre contre la Russie et les États-Unis contre le Qatar), mais aussi par une partie des responsables occidentaux, qui estimaient que ce choix n’était pas valide pour des raisons politiques. Ces adversaires mettaient en avant la nature des régimes politiques russe et qatari pour s’opposer à ce qu’ils organisent la Coupe du monde. Problème : ces événements ne peuvent-ils avoir lieu que dans des démocraties occidentales ? Le but de la Fifa est d’étendre le football au niveau mondial. Il y a chez certains la nostalgie d’une période où l’Occident dominait la planète comme le monde du sport. Mais, aujourd’hui, les jeux Olympiques peuvent ne pas être organisés uniquement en Europe et aux États-Unis, et la Coupe du monde en Europe et en Amérique du Sud. Il est donc logique que, dans un monde où les pays émergents se font de plus en plus entendre, l’organisation de compétitions sportives se mondialise également. Dès le départ, Poutine a critiqué une justice américaine qui a pour habitude de chercher à étendre sa juridiction au-delà de ses frontières. Après les jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, la Coupe du monde de 2018 est un objectif stratégique important pour Poutine en termes d’image.

Le retrait de cette compétition, suite à une enquête déclenchée aux États-Unis, constituerait un nouvel épisode dans la crispation des relations entre Washington et Moscou, sur fond de différends ukrainien et syrien. Par ailleurs, il faudra probablement attendre l’élection du prochain président de la Fifa pour rouvrir le dossier. Le temps paraît court vis-à-vis de l’objectif 2018, tant le calendrier que l’importance de la Russie sur la scène mondiale semblent protéger le maintien de la compétition dans ce pays. Le Qatar s’est également placé sur un plan géopolitique. Il met en avant que certains n’avaient pas digéré le fait qu’un pays arabe puisse organiser un événement sportif mondialisé, tout en niant toute mauvaise conduite. La position du Qatar est plus fragile parce que l’objectif est plus lointain dans le temps et que le Qatar n’a pas le poids stratégique de la Russie. Le retrait de la compétition de ce pays nourrirait très certainement le sentiment d’un complot américain et/ou occidental pour humilier les nations arabes. On peut toujours contester l’attribution de la compétition à tel ou tel pays. La lui retirer après la lui avoir attribuée aurait un impact tout à fait différent et, au-delà de l’aspect sportif, un impact stratégique réel.

Ukraine, Moyen-Orient : quel est le point de vue du Royaume-Uni sur ces dossiers ?

Thu, 11/06/2015 - 11:09

Entretien avec Sir Peter Ricketts, Ambassadeur du Royaume-Uni en France :
– Quelle est la position du Royaume-Uni vis-à-vis de la Russie sur le dossier ukrainien ? Comment le Royaume-Uni envisage-t-il l’évolution des sanctions à l’encontre de Moscou ?
– Nombreux sont ceux qui parlent de la disparition du Royaume-Uni de la scène diplomatique européenne. Cela vous semble-t-il justifié par certains aspects ? Le Royaume-Uni peut-il être influent, tout en étant en retrait de la scène européenne, sur le dossier ukrainien ?
– Comment les partenaires européens peuvent-ils œuvrer ensemble pour résoudre la crise au Moyen Orient?

La Tripartite Free Trade Area : un projet d’intégration régionale pour mettre fin à la fragmentation commerciale en Afrique

Thu, 11/06/2015 - 10:57

Vingt-six pays africains ont signé le 10 juin 2015, un accord de libre-échange qui intéresse 620 millions d’habitants du Caire au Cap. Quelle est la portée de cet accord « Tripartite » ?
La Tripartite Free Trade Area (TFTA) englobera les pays membres de trois organisations régionales déjà existantes : le Marché commun d’Afrique orientale et australe (Comesa), la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) et la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC). L’objectif est de supprimer les barrières douanières et non tarifaires. L’approche régionale est donc privilégiée comme partout dans le monde, confirmant ainsi l’échec de la démarche globale préconisée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis quinze ans.
L’accord intéresse un ensemble qui regroupe plus de 600 millions d’habitants et plus de 1 000 milliards de dollars de PIB, associant près de la moitié des pays africains. On y retrouve des économies qui par leur taille et leur potentiel peuvent jouer un rôle dynamique dans l’intégration économique, avec au Nord, l’Égypte, à l’Est, le Kenya, et au Sud, l’Afrique du Sud. Sans oublier des économies qui affichent des taux de croissance très élevés comme l’Angola, l’Éthiopie et le Mozambique, et qui attirent d’importants investissements étrangers. Seul manque au tableau le Nigeria, premier PIB d’Afrique mais qui appartient à l’espace occidental.

Les membres de la Tripartite

Qu’attendre de cet accord ?
L’objectif est de mettre fin à la fragmentation commerciale. L’idée de base qui sous-tend ce type de projet d’intégration est qu’un marché régional où la circulation des marchandises est ouverte et protégée vis-à-vis de l’extérieur par un tarif unifié est bénéfique pour tous. Sous réserve cependant qu’il y ait, au sein de l’espace concerné, concurrence, économies d’échelle et création de trafic.
L’idée n’est pas neuve en Afrique. L’intégration commerciale est inscrite à l’agenda des pays africains depuis les indépendances des années 1960. Avec jusqu’à présent des résultats modestes. Seulement 12 % environ des échanges commerciaux en Afrique ont lieu entre pays du continent, contre 55 % en Asie et 70 % en Europe. Les instruments de l’intégration ne manquent pourtant pas et l’on peut penser que si les textes étaient effectivement appliqués, certaines sous-régions constitueraient déjà de vraies zones de libre-échange. La Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) constitue le seul exemple véritablement significatif de renforcement des échanges. Au cours de la période 2005-2015, la baisse des droits de douane en son sein a dynamisé le commerce régional et a permis aux cinq pays membres d’accélérer leur croissance. Les exportations entre le Burundi, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie ont triplé pour représenter 23% de leurs échanges. L’union monétaire est promise pour 2017. De son côté, du fait de sa souplesse, la SADC devrait être la plus performante des organisations régionales, avec ses douze membres ayant aboli des droits internes et s’étant engagés vers une Union douanière.
Les obstacles non tarifaires internes aux échanges restent partout nombreux : contingents, permis divers, règles d’origine, normes sanitaires et phytosanitaires, refus des conditions préférentielles. L’équivalent tarifaire de ces obstacles s’établit en moyenne à 40 %, soit un taux qui, pour la plupart des produits, est beaucoup plus élevé que les tarifs appliqués par la plupart des pays du monde. Si la Tripartite a l’ambition de réduire ces pratiques, l’accord ne permettra pas de supprimer ipso facto toutes ces entraves, et pas davantage ce que les économistes appellent pudiquement les « pratiques anormales ». Elle se mesure par exemple par les délais de transport et les coûts de franchissement des frontières.

Quelles seront les prochaines étapes ?
Il faudra attendre plusieurs mois avant que ne se concrétise véritablement la Tripartite. Le calendrier de démantèlement des barrières douanières n’a pas encore été établi et il faudra de longs délais de négociation entre experts. Pour entrer en vigueur, le traité devra être ratifié dans les deux ans par les Parlements des vingt-six pays.
Au-delà, pour engager en profondeur un processus d’intégration régionale rêvé par les pères des Indépendances, la création d’un vaste marché ne suffira pas. Il devra être accompagné par le développement de projets d’infrastructures (transport, énergie notamment) à vocation régionale et par l’adoption et l’application de règles communes allant jusqu’au transfert de souveraineté avec des structures institutionnelles de type fédéral. On en est encore loin.

Libye : les négociations en cours ont-elles une chance d’aboutir ?

Wed, 10/06/2015 - 16:02

Les représentants des deux Parlements libyens rivaux sont réunis depuis lundi 8 juin à Skhirat au Maroc pour tenter de trouver un accord politique sur la crise libyenne. Quels sont les enjeux de cet accord pour la stabilité de la Libye ? Quels sont les défis auxquels fait face le pays actuellement ?
L’enjeu de cette négociation à Skhirat au Maroc est de parvenir à un accord intérimaire qui permettrait de constituer un gouvernement d’union nationale dont la durée de vie serait d’un an, afin de stabiliser la situation, faire cesser les combats et désarmer les milices. C’est l’objectif absolu et prioritaire de l’émissaire des Nations unies pour la Libye, M. Bernardino Leon. Mardi 9 juin, ce dernier est apparu très optimiste en annonçant que sa proposition avait été bien accueillie par les deux parties, mais dans l’après-midi, des réactions à la fois des dirigeants qui gouvernent à Tripoli et de ceux qui sont à Benghazi, ont affirmé qu’un accord n’était pas encore en vue. Les négociations sont donc toujours en cours avec à l’esprit de tous les belligérants, l’urgence de la situation qui continue à se dégrader sur le terrain avec la poursuite des combats. Par ailleurs, l’implication de la communauté internationale est évidemment due à la crainte de voir l’organisation de l’État islamique (Daech) devenir le principal acteur politique de la Libye, puisque le groupe islamiste ne cesse d’étendre son influence sur le pays. C’est cette urgence absolue qu’il faut parvenir à endiguer.
Les divergences entre les deux gouvernements et les deux parlements sont aujourd’hui particulièrement exacerbées, et les contacts entre les deux camps ont été rompus depuis plusieurs mois déjà. Par conséquent, la négociation qui se déroule à Skhirat a ce double objectif à la fois de permettre la reprise d’un contact entre les différents acteurs mais surtout de parvenir à stopper les combats fratricides sur le terrain pour redonner un peu de stabilité à la Libye. Cela permettrait, par voie de conséquence, de tenter à nouveau de stabiliser la situation sécuritaire sur le flanc sud de la Méditerranée puisque c’est évidemment une des grandes inquiétudes des Européens.

Les représentants des deux parlements vous semblent-ils partager la même optique de résolution du conflit ? Quelles sont les chances d’arriver à un accord ferme et définitif ?
Bien sûr, toutes les parties prétendent être d’accord sur la nécessité de trouver un compromis. Le problème est qu’elles sont toutes deux pour le moment dans un rapport de force qui les empêchent d’aboutir à un accord. Ceux qui, dans les deux camps, ont des positions à préserver ou à défendre veulent les maintenir en l’état. Si l’on veut parvenir à un accord, il faudra pourtant que chaque camp fasse des concessions. Selon moi, cela va être assez compliqué mais possible, à condition que la communauté internationale maintienne la pression sur les différents acteurs de cette crise. Ajoutons qu’une pression régionale est également à l’œuvre aujourd’hui puisque l’Algérie, l’Egypte et l’Italie ont signé dimanche au Caire une déclaration commune pour qu’un compromis politique voit le jour et que les combats cessent. Cela étant, on est pour le moment loin du compte. Les discussions ont été engagées depuis plusieurs mois maintenant, ce qui est déjà très important. Il faut donc poursuivre les efforts qui ont été entamés en 2014 sous les auspices du Maroc, qui joue un rôle central dans ce dossier.

Alors que M. Bernardino Leon, émissaire des Nations unies pour la Libye, tente de faire pression sur les deux camps via les dispositifs onusiens, la communauté internationale semble divisée quant à la manière de gérer ce conflit. Quid du jeu de la communauté internationale sur celui-ci ?
La situation est un peu compliquée car beaucoup de partenaires de l’Union européenne (UE) considèrent que la France est en grande partie responsable de cette crise dans la mesure où elle a participé en 2011 à l’intervention en Libye avec la Grande-Bretagne, provoquant la chute de Mouammar Kadhafi et par voie de conséquence, l’instabilité chronique dans laquelle vit le pays depuis presque quatre ans. Un certain nombre de pays de l’UE ou de pays arabes – parfois même les deux – considèrent que c’est à la France de travailler à une stabilisation de la situation. Aujourd’hui, des débats ont lieu entre la nécessité de mettre l’accent sur la diplomatie ou bien d’envisager une nouvelle intervention militaire. Pour le moment, l’option militaire semble écartée, mais il n’est pas à exclure qu’elle puisse être un recours à un moment ou à un autre. Ce serait selon moi une aberration puisqu’à l’heure actuelle, on ne sait même pas contre qui il faudrait se battre. Par ailleurs, cela supposerait évidemment l’envoi de troupes au sol, ce qui a des conséquences sur le plan politique, et notamment sur les opinions publiques françaises. Parallèlement, le développement de Daech sur le territoire libyen fait régner une grande inquiétude sur les vieilles démocraties européennes. L’arrivée massive de dizaines de milliers de migrants venant d’Afghanistan, de la Corne de l’Afrique, du Soudan, d’Egypte, du Mali ou du Sahel risque de provoquer des tensions dans ces démocraties européennes qui pourraient également connaitre une sorte d’instabilité.
La situation est donc compliquée, à la fois sur le plan diplomatique, mais aussi sur le plan politique et sur le plan sécuritaire. Nous sommes aujourd’hui dans une situation où il s’agit de ne gérer que des urgences. La question est aujourd’hui de savoir si l’on parviendra à un accord diplomatique entre les différents acteurs de la crise pour tenter de résoudre plus facilement et plus durablement les deux autres aspects de ce conflit qui sont politique et sécuritaire, c’est-à-dire respectivement l’instabilité institutionnelle et la lutte contre Daech. Il faut absolument qu’avant de rejoindre Berlin pour la tenue d’une réunion internationale, M. Bernardino Leon parvienne à arracher un accord, au moins a minima.

La France et les musulmans, défi majeur de 2017 : le combat pour l’égalité n’est pas vain

Wed, 10/06/2015 - 11:00

Le rapport de la France avec ses citoyens musulmans est certainement l’un des défis les plus importants qui se dresse devant nous. Il risque, pour le meilleur ou pour le pire, d’être un enjeu majeur des élections de 2017. Il est essentiel et déterminant, tant pour les équilibres internes de la société française que pour la place de notre pays sur l’échiquier mondial.

Deux options sont sur la table. Soit on considère qu’ils sont des Français à part entière, qu’ils jouissent des mêmes droits que les autres, ce qui ne signifie pas, bien entendu, le droit d’imposer leur vision du monde à leurs concitoyens. Il ne s’agit pas d’accéder à toutes leurs demandes, il s’agit de penser qu’ils ont le droit de les exprimer librement. Ils sont enfants de la République, avec les mêmes droits et les mêmes obligations que les autres.

Soit on considère qu’ils constituent un élément externe et étranger à la République française, qu’ils sont tolérés à la seule condition de ne pas faire de vagues et de n’émettre aucunes revendications, forcément jugées antirépublicaines et dangereuses pour la société française.

Il y a des tentatives de leur assigner dans les médias des représentants désignés de l’extérieur de leur communauté, dans lesquels ils ne se reconnaissent pas et même qu’ils rejettent et on met trop souvent en avant des musulmans à même d’alimenter un discours stigmatisant sur l’islam, ce que l’on ne fait pour aucune autre communauté.

En réalité, certains leur refusent de s’organiser de façon autonome. Pourquoi leur nier le droit de décider eux-mêmes les figures dans lesquelles ils se reconnaissent ?

La radicalisation de quelques éléments est un défi à relever. C’est un problème qu’il ne faut pas occulter, mais dont les Français musulmans ne sont, collectivement, ni responsables, ni coupables.

Certains considèrent qu’il est consubstantiel à l’islam, d’autres, qu’il est le produit d’un moment historique, un processus qui peut être combattu efficacement par un dosage de réponses sécuritaires et politiques. Que l’islamophobie et la radicalisation se nourrissent mutuellement et qu’il faut les combattre simultanément.

Peut-on penser que les musulmans ont leur place en France, à la seule condition de ne pas s’exprimer par eux-mêmes, de rester à leur place, celle qui était la leur il y a quarante ans, en bas, très loin en bas, sans aucuns droits, comme des dhimmis d’une nouvelle sorte ?

C’est trop tard. Ceux qui rêvent de cela, pour des raisons diverses ne réalisent pas le changement fondamental qui s’est opéré.

Nous pouvons choisir entre une société ouverte et dynamique, attractive et apaisée ou des affrontements sans fin, un cercle vicieux où les extrémistes se nourrissent mutuellement.

Les musulmans français ni ne partiront, ni ne se courberont. Ils veulent prendre place à la table de la République. Ils ont déjà formé une classe moyenne supérieure qui accède aux responsabilités. Vouloir les exclure n’est ni possible, ni souhaitable. Et cela donne, à l’extérieur, une image dégradée de la France, aux antipodes de sa tradition d’ouverture et d’universalisme.

Les musulmans français ne sont plus majoritairement des ouvriers non qualifiés dont le principal objectif est de regagner, sans être victimes de ratonnades, leur foyer Sonacotra, comme dans les années 70. Nombre d’entre eux sont ingénieurs, professeurs, avocats, médecins, etc.

Si le plafond de verre existe encore pour les responsables politiques, préfets, généraux, chefs d’entreprise, il y a une classe moyenne supérieure dont on parle peu, ou pas, qui s’est développée. Cela doit d’ailleurs être un motif d’espoir et de mobilisation pour nos compatriotes musulmans.

Ils ont raison de dire qu’ils sont plus discriminés que le reste de leurs compatriotes français – Roms exceptés – mais ils doivent réaliser que des progrès, fort heureusement, ont eu lieu, et que le combat pour l’égalité n’est pas vain, qu’il faut au contraire le poursuivre parce qu’il paye.

L’affaiblissement de l’AKP est-il synonyme d’instabilité politique en Turquie ?

Tue, 09/06/2015 - 10:09

Le résultat du Parti de la justice et du développement (AKP) aux élections législatives du 7 juin constitue un sérieux revers pour le parti de M. Erdogan. Perdant sa majorité absolue au Parlement pour la première fois depuis 2002, il est aujourd’hui difficile d’imaginer la composition du futur exécutif. A quoi pourrait-il ressembler selon vous ?
Tout d’abord, comprenons que nous sommes désormais dans une nouvelle séquence politique en Turquie. En effet, depuis treize ans, le parti au pouvoir n’avait pas connu une seule défaite électorale. Le résultat atteint hier n’est pas à la hauteur des espoirs que le Parti de la justice et du développement (AKP) avait fondé et des objectifs que le président de la République s’était fixé, puisque son principal objectif était d’atteindre la majorité qualifiée des trois cinquièmes, pour pouvoir modifier la Constitution. M. Erdogan est loin du compte, puisqu’en plus de ne pas obtenir la majorité qualifiée, il n’a même plus la majorité absolue au sein du Parlement, ce qui constitue une nouveauté depuis qu’il a accédé au pouvoir la première fois.
Désormais se pose le problème de la composition du gouvernement. Jusqu’à présent – et c’était d’ailleurs un des arguments que M. Erdogan mettait en avant -, la majorité absolue détenue par l’AKP depuis 2002 lui avait permis de composer des exécutifs homogènes et lui avait évité de recourir à des coalitions. Il avait en ce sens beaucoup insisté ces dernières semaines, durant la campagne électorale, sur le fait qu’il avait amené la stabilité politique en Turquie, et que si, par malheur, le pays retombait dans le jeu des coalitions gouvernementales, un profond désordre s’instaurerait. Pourtant, les résultats sont là et M. Erdogan va être obligé de recourir à un système de coalition. La difficulté principale est qu’évidemment, aucun des partis politiques représentés au sein du Parlement pour cette nouvelle législature n’est spontanément disposé à entrer en coalition avec l’AKP. Ce dernier, ainsi que son principal dirigeant M. Erdogan, ont cristallisé de tels ressentiments, voire même parfois une telle colère, qu’un accord de compromis politique sera difficile à atteindre.
Une option éventuellement envisageable serait que l’AKP bénéficie d’abstentions au moment de l’investiture parlementaire du nouveau gouvernement mais que les députés qui soutiendraient, de facto, la constitution de ce gouvernement ne participent pas eux-mêmes directement à l’exercice du pouvoir gouvernemental aux côtés de l’AKP. Un soutien critique sans participation en quelque sorte. Ce serait une solution hybride, mais cette option sera en réalité bien difficile à mettre en œuvre. Une autre possibilité serait que le Parti démocratique des peuples (HDP) – parti d’extraction kurde qui n’en est plus exclusivement un puisqu’il a mordu sur d’autres pans de la société et a développé de nombreux thèmes de revendications durant la campagne électorale – accepte de participer au gouvernement sur un programme et sur un mandat extrêmement précis ne concernant que la résolution de la question kurde, bien que le HDP n’ait cessé de répéter au cours des dernières semaines que cette option n’était pas concevable. On pourrait alors peut-être imaginer qu’une telle coalition temporaire se forme, mais cela est pour l’instant tout à fait théorique et de complexes tractations vont commencer. Hypothétiquement, ce gouvernement n’aurait mandat que sur un seul point, celui de la question kurde, alors que les défis de la société turque sont évidemment multiples, tant au niveau politique qu’économique.
On est donc dans une situation politique tout à fait nouvelle et, encore une fois, les ressentiments qu’a cristallisés M. Erdogan par ses positions très polarisantes et systématiquement clivantes depuis des années, vont rendre difficile la constitution d’une coalition au sens classique du terme.

A l’inverse, avec un score dépassant les 13% des voix, le parti pro-kurde (HDP) entre pour la première fois au Parlement et obtiendrait au moins 80 sièges. Selon vous, quelles vont être les conséquences de cette victoire ? Le « processus de résolution » avec les Kurdes sera-t-il remis en question ou au contraire renforcé ?
Tout d’abord, il ne me semble plus juste de qualifier ce parti de « pro-kurde » car, en réalité, ce Parti démocratique des peuples (HDP) a changé de tactique et a effectué sa mue politique. Même s’il a évidemment une base électorale très forte dans les zones de peuplement kurde en Turquie, notamment à l’Est et au Sud-Est du pays, il a su grâce à un changement de stratégie politique, mordre sur d’autres catégories de la population. Il a, par exemple, au cours de la campagne, beaucoup insisté sur la défense de toutes les minorités, qu’elles soient religieuses, sexuelles, etc. Le HDP a aussi beaucoup insisté sur les questions environnementales, ce qui est assez nouveau dans les problématiques politiques en Turquie. Enfin, le thème de l’égalité hommes-femmes a été un des thèmes récurrents qui s’est notamment traduit par l’investiture de 268 candidates, proportion qui le place loin devant tous les autres partis. Par conséquent, on peut considérer qu’une bonne partie de ceux et celles qui contestaient le pouvoir, à l’image de ce qui s’était cristallisé lors de la crise de Gezi à Istanbul il y a deux ans, ont voté pour ce parti qui cherche à embrasser des causes beaucoup plus diverses et multiples que la seule question kurde. On peut ainsi constater qu’une partie de la gauche radicale et/ou libérale a voté pour lui.
Evidemment, le HDP est un des grands vainqueurs de cette consultation électorale car c’est la première fois qu’en tant que parti, il dépasse le seuil des 10%. Il a conquis une représentation parlementaire jamais atteinte avec 80 députés. Il va donc être un parti charnière dans les jeux politiques et parlementaires dans les jours et les mois à venir. Ainsi, un des aspects essentiels – même si non exclusif – sera probablement la relance du « processus de résolution » de la question kurde, c’est-à-dire la tentative de parvenir à un compromis politique avec l’État, de façon à ce que les revendications politiques et culturelles des Turcs d’origine kurde puissent aboutir. On sait que ce projet était un des axes importants du HDP, et au vu des résultats très positifs qu’il a atteint en ce dimanche électoral, je pense que ce sera un de ses principaux axes de bataille. On peut donc considérer que ce très bon score du HDP constitue potentiellement un renforcement du processus de résolution, dont on a bien compris que pendant la période électorale, il avait été mis sous la table et n’était plus très actif. C’est le moment de relancer la négociation car je ne pense pas que la Turquie puisse achever son processus démocratique jusqu’au bout si cette question kurde, récurrente, n’est pas réglée.

Y a-t-il un risque de voir une instabilité politique s’installer durablement en Turquie ? Certains évoquent déjà au sein de l’AKP une possible élection anticipée…
Il y a d’ores et déjà une forme d’instabilité politique qui existe en Turquie, à mon sens, et c’est ce qu’on a pu constater lors de la crise de Gezi. Même si cette crise n’avait touché qu’une petite partie de la population turque, il n’empêche que cette mobilisation, il y a quasiment deux ans jour pour jour, avait un sens politique de première importance. Depuis lors, il y a eu une série de crises qui ont entâché la vie politique turque, notamment ce combat acharné qui a été engagée par le parti de M. Erdogan contre ce qu’il appelle la « structure parallèle », soit en réalité la lutte contre les partisans de Fethullah Gülen, ancien soutien de l’AKP. Cette bataille politique, qui s’est soldée par la mise en examen ou la mutation de centaines de magistrats et de policiers, indique que ce pays connaissait une phase d’instabilité politique, non pas au niveau gouvernemental puisque l’AKP dirigeait seul, mais d’une manière plus globale. Cette forte propension du président de la République à cliver et à polariser la vie politique n’était évidemment pas saine. Dans ce contexte, M. Erdogan aura certainement beaucoup de difficultés à entamer cette nouvelle séquence de la vie politique. Nous savons qu’il a une conception singulière de la démocratie où il considère que quand un parti est majoritaire, il n’a guère besoin de trop écouter le point de vue des partis minoritaires. Depuis maintenant quatre ou cinq ans, on observe également un glissement autoritaire préoccupant de sa part, voire un début de culte de la personne, si ce n’est de la personnalité. Tout cela est structurant de sa façon de gouverner. Il va néanmoins falloir qu’il change totalement de façon de procéder, même si cela sera infiniment compliqué, à la fois pour des raisons politiques et des raisons personnelles.
Effectivement, des dirigeants de l’AKP ont évoqué dès hier soir la possibilité d‘élections anticipées qui, pour des raisons constitutionnelles, ne pourrait cependant pas avoir lieu avant plusieurs mois. Par ailleurs, organiser de nouvelles élections serait une mauvaise manière de procéder, revenant à nier la qualité de l’expression démocratique de la volonté des citoyens turcs telle qu’elle s’est exprimée, d’autant que le résultat pourrait être le même, voire encore plus faible pour l’AKP.
Ceci étant, il ne faut pas oublier que ce parti a encore près de 41% des suffrages exprimés. Si le projet de M. Erdogan, et notamment celui portant sur une modification constitutionnelle, ne paraît plus envisageable, l’AKP reste encore d’assez loin la première force politique en Turquie.

Pots-de-vin, corruption et démission de Blatter : les leçons à tirer du scandale à la Fifa

Fri, 05/06/2015 - 09:58

Depuis l’arrestation, avant l’ouverture du congrès mondial de la FIFA, de plusieurs de ses responsables, dans un coup de filet spectaculaire, et les révélations sur la corruption qui régnait, les événements se sont précipités et ont abouti à la démission de Sepp Blatter.

Cette histoire a tenu en haleine, pendant près d’une semaine, le monde entier, et a suscité un flot de réactions rarement vues. Avec un peu de recul, quelles premières leçons peut-on en tirer ?

La première est tout simplement de réaliser l’importance que le football a prise au niveau mondial.

On a eu l’impression que, pendant une semaine, le monde s’était arrêté et que tous les autres événements étaient passés au second plan. Le « Fifagate » a fait l’objet d’une attention médiatique mondiale, équivalente à celle du déclenchement d’une guerre majeure. S’il y avait eu des révélations de corruption à la fédération internationale des sports de glace, ou de tout autre sport, cela n’aurait pas suscité un tel tsunami médiatique.

D’ailleurs, les mêmes événements concernant la FIFA, il y a 20 ou 30 ans, auraient été traités rapidement dans les journaux généralistes en pages intérieures.

Le football, et donc la FIFA qui le gère au niveau mondial, est plus visible. Cela donne à cette organisation plus de responsabilités. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que cet accroissement énorme de visibilité ne s’est pas accompagné d’efforts de bonne gouvernance ou de transparence.

Les citoyens sont de plus en plus informés et supportent de moins en moins la corruption, la triche. Ce n’est pas qu’il y a plus de corruption qu’auparavant, c’est qu’elle est moins admise, d’une part, et qu’elle a plus de chance d’être connue, de l’autre. Il paraît difficile désormais qu’une fraude importante concernant une organisation sous le feu des projecteurs reste cachée très longtemps. Tant mieux.

Beaucoup se sont demandés : pourquoi maintenant, alors que les rumeurs circulaient depuis longtemps ? Il y eut ici, comme ailleurs, un moment M, où on passe d’une époque à une autre. Ce qui était auparavant admis devient tout d’un coup insupportable, sans que l’on sache trop pourquoi. On est passé de ce stade à un autre.

Dans beaucoup de pays d’Europe occidentale, la corruption des responsables politiques était vue comme une sorte de calamité naturelle, contre laquelle on ne faisait pas grand-chose. Elle est aujourd’hui jugée inacceptable.

Il y eut également un moment clé où les enquêteurs américains ont eu assez d’éléments pour mettre en cause les responsables de la FIFA et ont su le rendre public de façon spectaculaire.

Y a-t-il un complot américain ? Ceux-ci se vengent-t-ils de n’avoir pas obtenu la coupe du monde de 2022 ? La théorie du complot est régulièrement évoquée. Souvent lorsqu’elle concerne les États-Unis, et encore plus les relations Etats-Unis – pays arabes.

Certes, on peut penser que les enquêteurs américains ont été plus diligents que dans d’autres cas, que jeter une pierre supplémentaire dans le jardin de Poutine, en suscitant des interrogations sur la tenue de la coupe du monde en 2018 chez lui, n’est pas pour déplaire aux autorités américaines.

Elles aimeraient également récupérer chez eux la coupe du monde de 2022, attribuée au Qatar. Si le FBI agit sur instructions des autorités étatiques, ce n’est pas le cas du procureur. Mais, celui-ci, outre qu’il fait son métier, peut également être animé d’une fibre patriotique. Cependant, les faits n’ont pas été inventés. Ce ne sont pas les États-Unis qui ont conduit certains dirigeants de la Concaf à accepter d’être corrompus.

Ces événements sont un effet d’aubaine qui a été intelligemment instrumentalisé, mais qui n’a pas été créé par les Américains. Il faut également avoir conscience que le rejet du mensonge et de la triche est très ancré aux États-Unis. Lance Armstrong ou Marion Jones, pourtant des icônes sportives et des héros nationaux américains ont été confondus et sévèrement sanctionnés pour avoir menti.

Il y eut beaucoup d’excès et ceux qui n’aiment pas le sport ou le football se sont régalés. L’amalgame « tous pourris » a été lancé sans beaucoup de réflexion.

On a vu en France la joie mauvaise des élites, qui reprochent au sport de permettre un autre type de réussite que celle des réseaux. Il y eut la corruption dans le football, mais le football en tant que tel n’est pas corrompu. Il y a plus d’argent qu’auparavant mais il y avait certainement beaucoup plus de tricheries, d’arrangements, avant. Les faits de corruption avérée ont concerné l’attribution de marchés ou éventuellement de compétitions, mais pas le résultat des compétitions.

La FIFA est-elle en danger de mort ? Non, pas si elle sait se régénérer, ce qui est tout à fait envisageable.

Il y a une dizaine d’années, le Comité International Olympique (CIO) était atteint par un scandale aussi grand. Après qu’il eut été prouvé que les Jeux olympiques de Salt Lake city avaient été obtenus suite à une corruption généralisée, le CIO s’est réformé, a modifié ses méthodes et a su regagner la confiance de l’opinion. La FIFA peut tout à fait en faire de même. C’est d’ailleurs son intérêt, comme ce fut celui du CIO. Si le public et les sponsors mettent en doute l’intégrité de ces sports, ils s’en détourneront. Le football, n’en déplaisent à ses détracteurs, n’est pas en danger.

Les désignations des pays hôtes des coupes du monde 2018 et 2022 vont-elles être remises en cause ? Nul n’en sait rien aujourd’hui. Il faudrait prouver que la corruption pour les obtenir a été déterminante.

La défense européenne : « le statu quo met en danger nos intérêts nationaux »

Fri, 05/06/2015 - 09:52

Les questions de défense seront abordées lors du Conseil européen qui se tiendra les 25 et 26 juin prochains. Depuis le traité de Lisbonne, seule une rencontre avait eu lieu en décembre 2013 sur ces questions. Comment expliquer ce manque de dynamisme ?
Il est vrai que la dernière rencontre des chefs d’État et de gouvernement consacrée principalement à ce sujet avant décembre 2013 s’était tenue en 2008. Cela est à la fois parfaitement dommageable et parfaitement légitime. Dommageable, car il est difficile de faire avancer les questions de défense sans une impulsion au plus haut niveau politique européen. La défense, domaine régalien par excellence, est marquée par les inerties, les intérêts constitués et les chasses gardées de toute nature. C’est aussi tout un tissu économique et des industries nationales. Ce sont là des choses que les ministres de la Défense eux-mêmes peuvent difficilement faire avancer au niveau européen. D’ailleurs, à la différence des ministres des Affaires étrangères, ils ne disposent pas même d’un format propre à Bruxelles. Ce ne sont pas non plus des états-majors nationaux que viendront les ruptures nécessaires. Et lorsque, comme avec la fusion BAE/EADS en 2012, c’est l’industrie qui veut créer la rupture nécessaire à la survie de l’industrie de défense européenne dans un marché de plus en plus concurrentiel, le politique l’en empêche. Il y a un paradoxe structurel à l’œuvre ici : les seuls qui puissent véritablement faire bouger les lignes sont aussi ceux qui ne sont pas disponibles pour ce faire ou n’y sont pas particulièrement enclins.
Parfaitement légitime aussi, car c’est le propre d’une démocratie qui fonctionne que de répondre aux attentes à court-terme de ses citoyens. Les chefs d’État sont comptables de ces attentes, qui sont d’ordre économique et social avant tout, a fortiori en période de crise. C’est sur la question du chômage et de la croissance qu’ils sont attendus au tournant, et qu’ils seront jugés par les urnes. On peut le regretter, comme ont tendance à le faire la plupart des commentateurs des questions de défense, qui déplorent que le sujet soit devenu périphérique, mais il y a là quelque chose de parfaitement naturel. L’ennui, c’est lorsque la gestion de ces attentes à court-terme met à mal les outils dont nous disposons pour influer sur les choses à long terme. Continuer à faire vingt-huit fois la même chose en Europe en matière de défense, c’est en fait mettre en danger nos intérêts nationaux car cela nous empêche d’investir dans les capacités modernes nécessaires. Le statu quo deviendra un problème à court terme lorsque nous n’aurons plus les moyens de maintenir des armées cohérentes au niveau national. Plus cette prise de conscience tardera, plus le prix à payer sera élevé au niveau des viviers de compétences nationaux, des sous-traitants de l’industrie de défense, du maintien en condition des armées et de la cohérence de nos outils de défense.

A l’occasion de ce Conseil européen, les questions de défense ne risquent-elles pas d’être évincées des discussions par d’autres plus immédiates, comme celles du « Grexit » ou du « Brexit » ?
Elles risquent en effet d’être réduites à la portion congrue, bousculées par les questions du
« Grexit », du « Brexit » et des crises en Méditerranée. Là encore, cela est à la fois dommage et parfaitement légitime. Que les chefs d’État et de gouvernement débattent des questions de défense leur permet de s’approprier le sujet et de s’inquiéter des enjeux qu’il pose à long terme. Cela permet de faire le suivi des progrès accomplis depuis décembre 2013, de demander des résultats : l’absence d’avancées véritables leur pose alors un problème de crédibilité.
En même temps, pour les raisons déjà citées, il est difficile d’imaginer qu’un Conseil européen puisse se dérouler sans qu’il ne soit bousculé par les questions d’actualité, et les crises qui préoccupent les citoyens, et par ricochet naturel les chefs d’État. Le sommet de décembre 2013 n’avait pas fait exception à la règle, et avait pourtant accouché d’un agenda relativement ambitieux. Au-delà de la discussion entre chefs d’État elle-même, l’important est qu’ils donnent mandat pour continuer ces travaux. C’est cette impulsion politique au plus haut niveau qui permet de faire travailler tout le monde en aval. Il est douteux cependant que cette impulsion aille au-delà de la gestion des affaires courantes. Il n’y aura pas de rupture.

Il est finalement difficile de concevoir une Europe de la défense sans véritable vision stratégique commune. A défaut de concilier les intérêts des vingt-huit États membres de l’UE, faudrait-il selon vous abandonner l’idée d’une Europe intégrée en matière de défense ?
Il faut discuter, débattre, et échanger le plus possible. Il n’y a que de cette façon que l’on pourra ébaucher une ambition et des priorités communes reposant sur des intérêts communs aux Européens. Si cette approche n’accouche que d’un chapelet d’intérêts nationaux, et ne résout à proposer que leur plus petit dénominateur commun, cela ne présente pas d’intérêt et pas de plus-value. Alors effectivement, il faut envisager une approche à plusieurs vitesses. A la condition que ceux qui ne souhaitent pas avancer ne puissent pas empêcher les autres d’avancer. Le traité de Lisbonne a donné les outils aux États pour ce faire, cela s’appelle la coopération renforcée, l’article 44, ou la coopération structurée permanente. Il suffit de les appliquer. Mais en a-t-on échangé au point de comprendre et d’accepter les ressentis et les perceptions des uns et des autres sur ce sujet, pour essayer d’avancer ensemble ? Je n’en suis pas sûr.

Rohingyas : l’inquiétude des Occidentaux face à l’immobilisme de l’Asie du Sud-Est

Thu, 04/06/2015 - 11:10

Depuis plusieurs semaines, des milliers de Rohingya et d’émigrés du Bangladesh tentent de rejoindre l’Asie du Sud-Est par bateau. Comment expliquer cette situation ? Quel est l’histoire et la situation actuelle de la population Rohingya ?
Le sort ténu de cette minorité Rohingya (musulmane de culture et d’origine bengalie ; environ un million d’individus en Birmanie) considérée comme « apatride » par une majorité de Birmans (bouddhistes) n’est guère nouveau. Ces trois dernières années, la communauté internationale, les médias occidentaux, les institutions et spécialistes [1] de la Birmanie se sont à diverses reprises penchées sur cette thématique humanitaire délicate, sans parvenir à infléchir significativement la perception des autorités birmanes, toute post-junte soient-elles depuis à présent quatre ans.
Au pays de La Dame de Yangon (Aung San Suu Kyi) et des généraux, le sort de ces « Bengali » comme les nomme sans ménagement l’homme de la rue à Yangon, Mandalay ou Sittwe ne soulève généralement pas des montagnes d’empathie, alors même que la résurgence d’un nationalisme bouddhiste militant est parallèlement de plus en plus marquée.
En revanche, les ordres de grandeur impressionnants et la dimension « industrielle » – plusieurs milliers de cas désespérés abandonnés au large des côtes birmanes, thaïlandaises et indonésiennes, sur des embarcations de fortune -, sont quant à eux plus nouveaux dans la région en ce XXIe siècle débutant, interpellant l’opinion ; au passage, bien davantage en Occident qu’en Asie…
Dans le contexte de cette Birmanie nouvelle et de retour dans le concert des nations, se profilent d’ici cinq mois des élections générales aussi cruciales qu’indécises à cette heure, les forces démocratiques (cf. Ligue Nationale pour la Démocratie – LND), l’électorat ethnique (un tiers de la population), le parti de l’ex-junte (USDP) et l’armée jouant des coudes pour conserver, résister ou étendre leurs « parts de marché » auprès des votants. Dans ce cadre particulier, la question des Rohingyas tient une place particulière où chaque parti / partie prenante au scrutin entend plaire à l’électorat. Un électorat très majoritairement birman (au sens ethnique du terme) et bouddhiste qui n’a qu’un intérêt pour le moins minime pour la situation de ces ressortissants déshérités, dont pas plus la Birmanie que le Bangladesh voisin ne se soucie vraiment, si ce n’est parce que la communauté internationale (occidentale) le leur suggère…

Une conférence régionale sur la crise des migrations clandestines en Asie du Sud-Est, réunie en urgence à Bangkok à l’initiative de la Thaïlande le vendredi 29 mai, devait permettre de trouver une solution à cette crise. Cette conférence a-t-elle permis de trouver des solutions satisfaisantes ? Largement pointée du doigt par ses voisins régionaux, quelle position la Birmanie a-t-elle choisi d’adopter ?
Dans ce forum régional « de crise », où une quinzaine de nations tentaient – péniblement… – de parler d’une seule et même voix sur ce dossier sensible et de trouver une issue rapide, calibrée et coordonnée, le doigt accusateur était principalement pointé en direction des régimes birman et bangladais, coupables d’une gestion (fort) sujette à caution, si ce n’est moralement indéfendable. Le ton est notamment monté à diverses reprises lors d’échanges tendus entre la délégation birmane, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) et les représentants américains, aux positions et solutions diamétralement opposées.
N’aimant guère être poussés dans les cordes, à plus forte raison devant un tel parterre régional et sous les feux médiatiques internationaux, les « diplomates » birmans présents à Bangkok ont tonné leur mécontentement, estimant être à tort stigmatisés. Les représentants de Naypyidaw [2] se sont toutefois « engagés » à ce que la Birmanie s’implique désormais davantage dans la recherche d’une solution de crise acceptable pour les populations considérées…
Quant aux participants de ce forum régional élargi, sur un plan collectif, l’idée d’une prise en charge immédiate, plus humaine, concertée et mutualisée entre les pays concernés au premier chef [3] par cette tragédie, scella les débats. Une issue somme toute attendue qui a très court terme, ces prochains jours, devrait (en théorie) ramener le niveau et l’amplitude de ces drames à de moins inhumaines proportions (cf. accueil des boat-people en situation de grande précarité, prise en charge temporaire et ventilation entre les différents États).
Le 3 juin, pour faire bonne mesure et s’acquitter de cette promesse obtenue sous la contrainte (diplomatique et médiatique), les autorités birmanes acceptèrent l’accostage de plus de sept cents individus dérivant depuis des semaines en mer des Andaman et tenus jusqu’alors à bonne distance du littoral birman…
Qu’en sera-t-il dans quelques semaines, d’ici quelques mois, lorsque le regard et l’attention du concert des nations se seront reportés sur une autre scène de détresse ou sur un autre théâtre de crise…

Qu’en est-il de la situation politique de la Birmanie aujourd’hui ? Constate-t-on toujours une libéralisation et une démocratisation du pays engagée depuis 2011 ?
Quoi qu’à l’évidence quelque peu grippé ou à tout le moins ralenti depuis une bonne année et demie, à l’orée de l’été 2015, le tempo de l’ouverture, des réformes et de la transition démocratique engagée au printemps 2011 demeure de mise.
Certes, ayant beaucoup investi depuis 2011 dans l’accompagnement de cette ouverture démocratique inédite – mais mise en musique par une majorité d’anciens hauts responsables militaires [4] -, la communauté internationale (occidentale principalement ; et Washington en particulier) fait la moue, mécontente des chantiers à l’avancée désormais ralentie, des calendriers et échéances plus flous et des divers retards pris. Aux félicitations a succédé une certaine déception.
Le sentiment d’avoir tout donné et trop vite, repris en boucle par les acteurs / observateurs militaro-sceptiques de la scène birmane (cf. ONG, organisations des droits de l’homme), commence à se faire entendre dans les grandes capitales. Promptes à se rendre toute affaire cessante à Naypyidaw et Yangon (entre 2011 et 2014 notamment), les responsables politiques étrangers de premier plan [5] sont dernièrement repris de volée pour leur précipitation supposée, mal récompensée selon leurs détracteurs par ce brutal coup de frein – d’aucuns en Birmanie parlent, un peu excessivement sans doute, de retour en arrière – de l’administration Thein Sein, il y a encore peu portée aux nues.
Un changement de rythme que l’on impute à la phase transitoire menant aux élections générales de novembre, ainsi qu’aux délicates – si ce n’est laborieuses – discussions de paix en cours. Ces dernières rapprochent dans une complexe alchimie de négociations/tractations/intimidations une quinzaine de groupes ethniques armés et le gouvernement, lequel ambitionne désormais d’obtenir de ses interlocuteurs ethniques parties au processus la possible signature, courant juin ou juillet, d’un hier encore très improbable accord national de cessez-le-feu (National Ceasefire Agreement : NCA).
Un événement somme toute alors historique dans ce pays d’Asie du Sud-Est, fragilisé depuis un long demi-siècle par une kyrielle de conflits domestiques violents, mais qui ne signifierait pas encore la matérialisation de la Paix avec un P majuscule ; le NCA ne constituant « que » le stade préliminaire de ce processus alambiqué.
De fait, une fois paraphé, l’accord national de cessez-le-feu autoriserait l’ouverture d’une phase deux, c’est-à-dire d’un « dialogue politique » entre le gouvernement et les minorités ethniques. Une deuxième étape cruciale et délicate, que la majorité des observateurs imaginent étirée sur plusieurs années, ce alors que des accrochages violents, des combats, perdurent encore début juin 2015 en divers points du territoire (cf. Etats Shan, Kachin et Rakhine).
En 2015, dans cet État trait d’union stratégique et jointure unique des mondes indien, sud-est asiatique et chinois, le chemin de la transition démocratique et de la concorde nationale se révèle à l’évidence tout aussi ardu que celui supposé mener à la paix.

[1] Lire notamment http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-strategique-asie/20140325birmanie.pdf ; http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-strategique-asie/2013-04-05-asie-perspectives-stratgiques-n5-deux-ans-aprs-la-fin-de-la-junte-deux-ans-avant-les-lections-gnrales-la-birmanie-au-milieu-du-gu.pdf
[2] La capitale birmane depuis 2005.
[3] Cf. les pays de départ : Bangladesh et Birmanie ; les pays de transit : Thaïlande et Indonésie ; enfin, les pays de destination : Malaisie et Australie.
[4] A l’instar du Président Thein Sein (ancien n°5 de la Junte militaire ; général) ou du Président de l’Assemblée nationale (Speaker) Thura Shwe Mann (ancien n°3 de la junte ; également général). Dans le gouvernement birman actuel, à minima les 4/5e des portefeuilles ministériels et des postes à responsabilité sont confiés à d’anciens officiers supérieurs.
[5] Tel le Président américain Barack Obama, le seul chef d’État occidental à s’être rendu à deux reprises en Birmanie en l’espace de trois ans (2012 et 2014).

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