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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 6 days ago

Les quatorze mois de Jean-Marc Ayrault

Tue, 16/02/2016 - 17:34

Jean-Marc Ayrault vient de succéder à Laurent Fabius à la tête de la diplomatie française. Ancien Premier ministre, c’est un poids lourd de la vie politique qui sera en contact direct avec le président de la République. Ses conceptions de la politique internationale sont un mélange de gaullo-mitterandisme et de sensibilité de la gauche chrétienne, très forte dans l’ouest de la France, attachée aux droits de l’Homme et à la coopération Nord/Sud.

La question est de savoir quelle pourra être sa marge de manœuvre, à quatorze mois de l’échéance présidentielle? Quelles sont les actions d’envergure qu’il aura le temps de mettre en œuvre et de réussir ?

Il faudra donc que Jean-Marc Ayrault dégage des priorités sur ce qu’il est raisonnablement possible de réaliser dans un temps court.

Sa connaissance de la langue allemande – si rare en France – et de l’Allemagne fait naturellement de la restauration d’une forte relation franco-allemande une priorité. Les liens se sont relativement distendus du fait de l’existence objective des différences d’intérêts et d’une certaine usure ou dilution de la relation. Jean-Marc Ayrault est bien placé pour redynamiser la relation à un moment où les deux pays constatent que leur éloignement relatif les dessert tous les deux. Même dans une Union européenne élargie à 28, le couple franco-allemand reste le meilleur pour parvenir à un résultat, comme le montrent les accords de Minsk de février 2015 parrainant un cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie.

On dit également que la France est moins présente qu’auparavant à Bruxelles dans une Europe qui fait face à la perspective d’un Brexit (sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne), de la crise que suscitent les réfugiés, d’une nouvelle coupure Est-Ouest et d’une crise potentielle de l’euro. La sensibilité européenne d’Ayrault l’incitera à faire du bon règlement de ces dossiers une priorité.

Sur deux sujets majeurs, la Syrie et le conflit israélo-palestinien, les marges de manœuvre sont faibles. Sur la Syrie, le nombre de paramètres, les divergences fondamentales de perception et d’intérêts des multiples protagonistes éloignent malheureusement pour le moment toute perspective de règlement politique. Jean-Marc Ayrault a pour seul avantage de pouvoir reprendre le dossier de zéro.

Sur le conflit israélo-palestinien, la France est moins volontaire, et ce depuis 2005. La situation paraît inextricable face un gouvernement israélien fermé à toute solution politique, un futur occupant de la Maison-Blanche qui sera forcément plus favorable encore à Israël qu’Obama et une impuissance généralisée des autres États. Quand bien même Jean-Marc Ayrault voudrait agir, il n’est pas sûr que l’Élysée n’y fasse pas obstacle.

Lorsqu’il était Premier ministre, Jean-Marc Ayrault avait effectué un nombre de déplacements conséquents en Asie. Il aura certainement à cœur de poursuivre ce rééquilibrage de la diplomatie française dans cette région et d’y développer la présence de la France. En Afrique, les opérations militaires en cours donnent un plus grand poids au ministère de la Défense vis-à-vis du quai d’Orsay. Il n’est pas certain que cette tendance puisse être inversée d’ici 2017.

Mais en liaison avec l’Allemagne, il est un sujet sur lequel Jean-Marc Ayrault pourrait obtenir un progrès significatif : la restauration d’un certain niveau de relations avec la Russie qui pourrait mener à la levée des sanctions établies en conséquence de l’affaire ukrainienne. Il y a deux ans, les Occidentaux considéraient Moscou comme entièrement coupable du conflit avec l’Ukraine et les dirigeants ukrainiens comme uniquement victimes. Aujourd’hui, il est de plus en plus évident qu’il y a des faucons à Kiev et que le problème principal de ce pays est la corruption de ses dirigeants plus encore que les interférences, certes réelles, de la Russie. Les sanctions décrétées par les Occidentaux à l’égard de ce pays pèsent sur les économies française et allemande. C’est un piège dont elles ont besoin de sortir. Et c’est un bon levier pour que Berlin et Paris agissent en commun avec une chance de succès.

Vingt sixième Sommet de l’Union africaine : entre ambitions stratégiques et inertie manifeste des Etats

Fri, 05/02/2016 - 14:55

Le vingt sixième Sommet de l’Union africaine s’est tenu à Addis-Abeba du 30 au 31 janvier 2016. Initialement prévu pour promouvoir les droits humains et pousser les Etats membres à mettre en œuvre la protection des droits de l’Homme et spécifiquement ceux de la femme dans leurs axes gouvernementaux prioritaires pour le compte de l’année 2016, le sommet a finalement été une occasion de plus pour révéler les étonnantes divergences entre la volonté toujours prononcée de l’Union africaine de protéger les intérêts plurinationaux du Continent et les considérations exagérément souverainistes de ses Etats membres. Entre l’intérêt accordé au discours de la présidente de la Commission de l’Union africaine sur la nécessité de mobiliser les ressources du continent à la réalisation des objectifs de l’Agenda 2063, les déclarations propagandistes de Robert Mugabe contre les Occidentaux et la rupture idéologique voulue par le président tchadien Idriss Deby, les contradictions observées au Sommet de l’Union africaine, bien que connues, semblent de plus en plus préoccupantes au regard des conditions inhumaines imposées aux populations africaines par un environnement géopolitique entretenu par les chefs d’Etat et de gouvernement.

Les droits de l’Homme remplacés par l’urgence sécuritaire pour quelle finalité ?

Si la thématique centrale retenue pour le vingt sixième Sommet de l’UA a été celle des droits de l’Homme et spécifiquement les droits de la femme, la situation politique et sécuritaire au Burundi, en Libye, au Soudan du Sud, en RCA et la montée du terrorisme transnational sur le continent ont incontestablement contribué à modifier l’agenda du Sommet. Ces questions inscrites à l’ordre du jour du Sommet, sans une préparation structurellement concertée à l’avance, avaient, malgré tout, toute leur place dans les débats, si l’on s’en tient aux conséquences multiples de ces différentes crises sur la stabilité des pays concernés et les projections au niveau régional. Le fait de les inscrire à l’ordre du jour, en soi, ne pose aucun problème. Mais le traitement et les orientations réservés à ces situations d’urgence, au regard de la profondeur de leurs impacts et de ce que Bertrand Badie appelle « la diplomatie de relégation » au niveau global, sont de nature à conforter le positionnement des acteurs qui structurent et entretiennent le chaos observé dans ces pays.

Burundi : une occasion manquée pour confirmer l’influence de l’Union africaine sur les Etats.

Le 18 décembre 2015, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine (CPS) a annoncé l’envoi d’une mission de prévention et de protection composée de 5000 soldats pour mettre fin aux atrocités commises en toute impunité par Pierre Nkurunziza et son gouvernement. Face à l’ignorance de l’ultimatum et de la demande d’intervention donnés par le CPS au gouvernement burundais, l’Union africaine, tout en respectant le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays membres, a maintenu sa pression sur Bujumbura dans l’espoir de voir entériner cette volonté d’intervention par les chefs d’Etat et de gouvernement lors du dernier Sommet. Ces derniers réunis à Addis-Abeba, le 30 et 31 janvier 2016, n’ont visiblement pas suivi les choix et orientations de l’Union africaine. Mais pouvait-on réellement attendre l’effectivité de cette annonce ? Le réalisme impose de répondre par la négative et ce pour deux raisons principalement.

Premièrement, au regard des difficultés structurelles et des défis capacitaires que connaît l’Union africaine dans la mobilisation des troupes devant assurer le maintien de la paix dans les pays en conflit, il est clair que relever le défi dans l’urgence d’envoyer 5000 soldats demeure si ce n’est une pure vue de l’esprit, ce serait une fatale erreur d’appréciation des capacités opérationnelles effectives de l’organisation continentale. Les troupes à envoyer au Burundi devaient provenir prioritairement des pays de la sous-région, à savoir l’Ethiopie, l’Ouganda, le Rwanda, le Kenya, la Somalie, le Soudan et probablement des pays de la Commission de l’Océan indien : les Comores, les Seychelles notamment. Compte tenu du nombre des crises actuelles sur le continent et de la situation politique et sécuritaire des pays de la sous-région, la mobilisation de ces troupes sur la base des contributions de ces pays était incontestablement inenvisageable à très court terme.

Deuxièmement, le scénario malien qui a vu l’entrée en guerre du Tchad au Nord du pays n’est pas envisageable sans un soutien opérationnel et financier extérieur compte tenu des défis sécuritaires et du poids de la menace terroriste dans les principaux pays contributeurs de troupes, le Nigéria, l’Ethiopie, le Tchad, l’Algérie notamment. Par ailleurs, en plus de la dépendance financière de l’Union vis-à-vis de ses partenaires, notamment l’Union européenne, elle-même prise en otage par les crises financière et des réfugiés, la majorité des chefs d’Etat des pays membres de l’UA ne souhaitent pas voir s’appliquer les mêmes principes d’intervention dans leurs pays si ces derniers sont confrontés aux mêmes critiques internationales. Il faut rappeler que pour le budget 2016, 92,5% du budget des programmes sont supportés par les partenaires et seulement 7,5% par les Etats membres. La marge de manœuvre de l’Union demeure donc réduite face au refus de certains dirigeants de lancer une opération militaire au Burundi. Le président Deby, nouveau président en exercice de l’Union africaine, a affirmé que l’UA a donné une chance au président Nkurunziza pour résoudre cette crise et qu’en l’absence d’une solution à cette dernière, l’UA interviendra militairement. Venant de celui qui enregistre un succès diplomatique et militaire qui confère à son pays le statut de puissance régionale, l’on peut accorder du crédit à une possible intervention de l’UA sous la houlette du Tchad. Mais il va falloir un soutien financier extérieur, faire preuve de courage et briser les codes « sacrés » de ses homologues. C’est peut-être un tel leadership qui manque à l’Union africaine pour confirmer son influence en matière de protection des populations sur les Etats.

La solution retenue à l’issue de ce Sommet a été de mettre en place une délégation de très haut niveau composée de plusieurs chefs d’État. Une entreprise diplomatique qui n’est nouvelle que par le nombre de dirigeants qui pourraient composer la mission. Des échecs successifs ont été enregistrés au cours des derniers mois : les médiations respectives du président ougandais Yoweri Museveni, celle du président béninois Boni Yayi qui n’a finalement pas vu le jour en raison du refus des autorités burundaises, sans énumérer les tentatives de médiations internationales depuis avril-mai 2015.

En ce qui concerne la Libye, La solution proposée par l’Union africaine d’envoyer un collège de chefs d’Etat pour accélérer le processus de dialogue politique dans le pays est certes non négligeable mais demeure peu efficace si un appui opérationnel n’est pas apporté aux choix et décisions politiques qui visent à stabiliser la Libye et les pays de la région.

A 6 mois des Jeux olympiques de Rio, quel état des lieux ?

Fri, 05/02/2016 - 14:42

A 6 mois des Jeux olympiques, où en sont les préparatifs et dans quel contexte économique et social se déroulent-ils ? Quels sont les principaux défis à relever pour Rio ?
Concernant les préparatifs, le contexte est sensiblement différent de celui de la Coupe du monde de football en 2014 où il y avait eu beaucoup de retard et une grande inquiétude de la part des organisateurs pour voir les travaux terminés à temps, qui avaient finalement été achevés in extremis. Il a pu y avoir une inquiétude pour les Jeux olympiques, les travaux sont aujourd’hui quasiment terminés. 34 sites de compétitions sont répartis dans quatre quartiers différents : Deodoro, Barra, Copacabana et Maracaña. Dans la zone de Barra, le Parc olympique est terminé à 97%. Pour les autres installations olympiques, l’avancement est estimé entre 70% et 80%.
Concernant le contexte économique et social, la désignation des Jeux de Rio est intervenue en 2009, au moment où le Brésil était considéré comme une économie émergente, pour ne pas dire émergée. C’était l’âge d’or des BRICS, qui enregistraient des taux de croissance conséquents. Il y avait une dynamique importante et l’on entendait souvent parler du mythe du miracle brésilien. Force est de constater que ce n’est plus du tout la même chose aujourd’hui. On assiste à la fin de ce mythe du miracle brésilien puisque, alors que l’économie brésilienne était à en 7ème position en 2013, elle est entrée en récession fin 2014, et le déficit commercial s’élevait à 13,9 milliards de dollars. Le taux de croissance en 2010 était évalué par le FMI aux alentours de 7.10%, contre 0,1% en 2014. Très concrètement, cette situation économique critique s’est ressentie directement sur l’organisation des Jeux. Ainsi, estimés à 12 milliards d’euros, les coûts d’organisation des Jeux sont bien inférieurs à ceux de Pékin (coût estimé à 33 milliards d’euros), et surtout ceux de Sotchi (selon une estimation officielle, les Jeux auraient coûté 45 milliards d’euros, vraisemblablement très en deçà de leur coût réel). Ces derniers mois, les organisateurs ont consenti à des baisses de 20% dans le budget opérationnel, qui se traduit par une réduction du nombre de volontaires, ou la suppression de structures ou de tribunes, comme cela a été annoncé au début du mois pour les épreuves d’aviron.
Quant au contexte social et politique, deux aspects sont notables. Premièrement, on n’assiste pas aux mêmes manifestions populaires comme cela avait pu être le cas lors de la coupe des confédérations en 2013, en dépit du climat d’austérité présent. S’il y a eu des manifestations, notamment à l’été dernier, elles étaient moindres qu’il y a 2 ans et ont davantage un objectif politique avec la volonté de démission de la présidente Dilma Rousseff. Une procédure d’impeachment a d’ailleurs été lancée contre la Présidente le 3 décembre 2015. La dénonciation de la corruption est l’un des griefs reprochés à la Présidente et à des membres de son gouvernement, plusieurs de ses ministres ayant été limogés pour corruption. D’autre part, l’affaire Petrobras empoisonne la présidente brésilienne depuis mars 2014. A titre d’exemple, le dernier index de Transparency International classait le Brésil 76ème cette année, alors qu’il avait été 42ème en 2013).
Concernant les défis à relever pour Rio, ils sont de trois ordres.
D’une part, il s’agit pour Rio d’arriver à transformer l’essai de ces Jeux olympiques, et laisser un héritage social, éducatif et économique. Social, car les Jeux doivent servir la population brésilienne et de Rio, notamment à travers les transports, qui étaient très imparfaits. Rio s’est doté d’un service de transport important. Educatif, car de nouvelles infrastructures sportives ont été mises en place et pourront ensuite bénéficier aux brésiliens et aux Cariocas. Economique enfin car quatre quartiers de Rio ont été rénovés et aménagés notamment le port de Copacabana, ce qui permet de mettre en avant la ville à des fins touristiques et économiques.
Le deuxième défi à relever est sécuritaire, compte tenu de la géopolitique actuelle et de l’état de la menace. Les Jeux olympiques constituent une cible potentielle, comme tout grand évènement sportif. A ce titre, la sécurité avait notamment été une priorité des JO de Londres en 2012, avec la mobilisation d’environ 40 000 policiers et militaires. A Rio, 85 000 militaires seront mobilisés. Cette sécurité interviendra à tous les niveaux afin d’en faire des Jeux sûrs.
Le dernier défi à relever est sanitaire. Premièrement, il s’agit de la question de la pollution de l’air et de la baie de Rio, facteur de risque pour les athlètes. D’autre part, et de façon plus inquiétante, la propagation du virus Zika fait actuellement l’objet d’une préoccupation et pose la question de la protection et de la gestion de cette crise à la fois par les autorités brésiliennes mais aussi par la communauté internationale.

Les différents scandales récents de corruption dans le sport ont-ils selon vous un impact sur les Jeux olympiques ?
On pourrait croire que cela ne touche pas directement les Jeux olympiques puisque cela ne concerne pas directement le CIO. Les cas sont très différents (dopage, corruption, trucage de matchs, trucages) et les instances touchées sont des fédérations internationales. En revanche, cela va, de façon indirecte, avoir un impact sur les JO puisqu’avec l’agenda très rapproché des révélations de ces scandales, ainsi que le nombre de fédérations touchées, cela met clairement à mal la crédibilité du sport et des sportifs. Cette atmosphère de méfiance ternit considérablement l’image du sport et des valeurs qu’il entend véhiculer. De façon plus pragmatique, la présence des athlètes russes à Rio est plus qu’incertaine. Après la révélation de la commission d’enquête indépendante de l’agence mondiale anti-dopage (AMA), la fédération internationale d’athlétisme (IAAF) avait décidé de suspendre les athlètes russes pour les compétitions internationales. Une nouvelle décision doit intervenir en mars 2016, concernant la possible levée ou non de ces sanctions et qui donnera le ton pour ces Jeux olympiques. Ce qui est sûr, c’est que compte tenu de la pression de l’opinion, de la nécessité de ne pas venir un peu plus décrédibiliser le sport, il est clair que la lutte contre le dopage, contre les matches truqués et tout trucage au cours de ces JO sera extrêmement surveillée. On ne peut que s’en féliciter car il en va de la crédibilité du sport international.

Quel héritage ces Jeux olympiques sont-ils susceptibles de laisser sur le plan sportif, économique et de la gouvernance de l’institution olympique ?
D’un point de vue économique, il y avait eu des interrogations sur les perspectives de reprise économique du Brésil dans le contexte de ces Jeux olympiques. Compte tenu de la fragilité de l’économie brésilienne, peu d’élément permettent d’être optimiste et d’imaginer une reprise spectaculaire de l’économie brésilienne.
Au niveau sportif, un effort a donc été fait de la part du Brésil pour ne pas multiplier les infrastructures. Le budget opérationnel des JO a d’ailleurs été amputé de 20%. Il y a de la part du Brésil une volonté de trancher avec ce qu’avaient été les Jeux de Sotchi en 2014, où il y avait eu une croissance exponentielle, voire incontrôlée, des frais et des coûts d’organisation. Rio souhaitait en effet revenir à des dépenses davantage modestes, d’une part parce que le contexte de rigueur l’impose, et d’autre part parce que l’agenda publié par le CIO invite les villes hôtes et les pays candidats à faire preuve de modestie dans leur projet, et à ne pas multiplier les « éléphants blancs ». Autre élément qui mérite d’être pris en compte, la montée en puissance des sociétés civiles est un élément important, et dont on avait déjà percevoir la portée lors de la Coupe des confédérations de 2013, pour dénoncer les dépenses qui privent le pays d’infrastructures essentielles.

Le sommet de l’Union africaine de janvier 2016 : Parlons peu mais parlons bien !

Thu, 04/02/2016 - 18:08

Dans la capitale éthiopienne où se déroulait le sommet de l’Union africaine (UA), personne ne s’attendait à ce que de grandes décisions soient prises. Pourtant les défis restent nombreux. Il suffit d’évoquer Boko Haram, les Shebab, le Burundi, les nombreuses élections à venir sous tension sur le continent, etc. L’Union africaine est soumise à la bonne volonté des chefs d’Etat et de gouvernement et n’avance que par petits pas.

Au niveau institutionnel, le Tchad prend la présidence tournante de l’UA pour un an. Même si le rôle du président reste modeste, Idriss Deby Itno est le chef d’Etat le plus engagé dans les problématiques de paix et de sécurité, qui restent les dossiers les plus lourds au sein de cette organisation. En effet, les troupes tchadiennes, intervenues en RCA et aux côtés de la France au Mali, sont en première ligne contre Boko Haram [1]. De plus, le Tchad accueille le poste de commandement de l’opération Barkhane. Capacité de déploiement, compétence opérationnelle, volonté politique sont des atouts que peu d’Etats africains possèdent. Idriss Deby Itno l’a d’ailleurs annoncé : « Que l’Afrique assure elle-même sa sécurité face au terrorisme ».

La nouvelle composition du Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA (un mini-Conseil de sécurité) entérine le fait que les puissances majeures du continent veulent être présentes pour peser dans les décisions et résolutions. Le Nigéria, l’Egypte, l’Afrique du sud, l’Algérie et à moindre échelle le Kenya, le Tchad et le Rwanda siègeront pour deux ou trois ans [2]. A titre d’anecdote, le Burundi a été reconduit au CPS pour deux ans. L’Ethiopie qui vise une place au Conseil de sécurité des Nations Unies est une absente de marque [3].

Mais c’est au sommet de juillet 2016 à Kigali que les choix vont être importants. Y seront élus le président, son adjoint et les huit commissaires de la Commission de l’UA, organe permanent qui assure le fonctionnement de l’institution au quotidien. La présidente actuelle, Dr Nkosazana Dlamini-Zuma, sud-africaine, ne devrait pas se représenter. Le ministre algérien des Affaires étrangères et ancien Commissaire Paix et Sécurité de l’UA, Ramtane Lamamra semble bien placer pour lui succéder. Une réunion avec ses homologues sud-africain et nigérian s’est déroulée pendant le sommet, avec sûrement en filigrane l’attribution du poste de Commissaire Paix et Sécurité à l’un de ces deux Etats s’il était élu. A ce jour, la paix et la sécurité restent l’affaire des grandes nations africaines, notamment celles qui contribuent le plus au budget de l’organisation continentale.

L’élection d’Idriss Deby Itno est un atout non négligeable pour une politique africaine de la France qui peine à dépasser le cadre de l’Afrique de l’Ouest et centrale. L’élection de Ramtane Lamamra irait dans le même sens. Le Tchad et l’Algérie font partie de notre histoire africaine. Ils sont, de plus, deux acteurs incontournables dans notre lutte contre le terrorisme dans la bande sahélo-sahélienne. Notre diplomatie devrait saisir cette opportunité pour prendre de la hauteur et cesser de s’empêtrer dans des relations bilatérales parfois équivoques.

Sur un plan opérationnel, le CPS (570ème Réunion du 21 janvier 2016) s’est félicité que la Force africaine en attente (FAA) ait atteint sa pleine capacité opérationnelle, suite au bon déroulement de l’exercice Amani Africa II de novembre 2015. Il a « salué les progrès accomplis par la Force en attente de l’Afrique de l’Est (EASF), ainsi que ceux de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) dans l’opérationnalisation de leurs brigades en attente respectives, et a reconnu les efforts déployés par la Capacité régionale d’Afrique du Nord (NARC) pour l’opérationnalisation de la sienne ». En conséquence, la Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC) créée en 2013 en attendant l’opérationnalisation des brigades régionales, devrait être dissoute [4]. Mais le Burundi est venu freiner les ambitions de l’Architecture de paix et de sécurité (AAPS) de l’UA. La résolution du CPS du 17 décembre 2015, forte des avancées opérationnelles citées, mentionnait le déploiement d’une force d’un effectif initial pouvant aller jusqu’à 5 000 hommes dans le cadre de l’EASF. C’était oublier les relations entre le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda (médiateur dans la crise), trois Etats membres de l’EASF qui ne devraient pas participer à ce déploiement ! Nous voyons donc ici les limites de l’AAPS et de ses brigades régionales en attente, comme d’ailleurs la Force multinationale de lutte contre Boko Haram [5] nous le montre. Celle-ci est une coalition d’Etats réunis pour cette mission spécifique de lutte contre le terrorisme qui déborde sur deux régions africaines. Espérons que le retour d’expérience sur la FAA prévu en mars 2016 et le poids de l’Union européenne dans le financement de cette force en attente (feuille de route 2016-2020) permettront une évolution significative et pragmatique de cette africanisation des problèmes de paix et de sécurité.

Idriss Deby Itno succède au très controversé Robert Mugabe dont on peine à mesurer l’apport pendant sa présidence. Comme le Tchadien le précisait, quelques heures après son élection : « Nous nous réunissons souvent. Nous parlons trop. Nous écrivons beaucoup. Mais nous n’agissons pas assez et parfois pas du tout ». C’est en janvier 2017 que nous analyserons l’impact qui aura été le sien dans l’évolution de l’Union africaine.

[1] Le poste de commandement de la Force multinationale est basé à N’Djamena au Tchad.
[2] Quinze Etats composeront le CPS : le Nigéria, l’Egypte, la République du Congo, le Kenya et la Zambie pour trois ans et Le Niger, la Sierra Leone, le Togo, l’Algérie, le Burundi, le Tchad, le Rwanda, l’Ouganda, l’Afrique du Sud et le Botswana pour deux ans.
[3] Le Conseil exécutif de l’Union africaine (UA) a approuvé la candidature de l’Ethiopie au poste de membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies.
[4] Si le CPS a annoncé la dissolution de la CARIC, elle a été mentionnée dans le discours du nouveau président de l’UA….De plus, l’Afrique du sud semble favorable à son maintien !
[5] Multinational Joint Task force (MNJTF).

Les enjeux du projet de révision constitutionnelle en Algérie

Thu, 04/02/2016 - 15:20

Le Parlement algérien s’apprête à examiner le projet de révision de la Constitution. Que prévoit-il ? Comment est-il perçu auprès des Algériens ?
Il s’agit de faire une nouvelle constitution qui puisse garantir au régime algérien de continuer à contrôler la majorité des leviers du pouvoir et pérenniser le système tel qu’il existe depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962.
Il est difficile de savoir ce que pensent les Algériens puisque sur ce sujet – bien qu’il soit important -, comme sur la plupart des sujets politiques, les Algériens se sont totalement détournés de la vie institutionnelle de leur pays. Toutefois, la confiance qui a pu exister il y a fort longtemps n’existe plus. Il semble qu’ils soient majoritairement peu favorables à cette réforme de la constitution.

S’il est adopté, peut-il réellement se traduire en actions politiques concrètes ? Le président Bouteflika est-il susceptible de proposer un amendement afin de se maintenir au pouvoir ?
Cela peut en effet déboucher sur des actions politiques concrètes, d’ailleurs préoccupantes. Ce qui se passe en Algérie a une résonnance avec les débats que nous pouvons avoir en France, notamment sur la question des binationaux. Ce projet de constitution interdit dans son article 51 aux Algériens ayant une autre nationalité de briguer un mandat électif ou de prétendre à de hautes fonctions dans les institutions de l’Etat. Cette disposition, au moment même où l’on débat en France de la déchéance de nationalité, a été très mal perçue par les jeunes issus de l’immigration ou les binationaux qui vivent en France, qui se sont sentis stigmatisés. Il y a ainsi une défiance à leur égard à la fois en France et dans le pays d’origine de leurs parents, ceci alors qu’il y a des députés de l’immigration. C’est un paradoxe depuis qu’il y a une assemblée populaire nationale en Algérie. Cette disposition qui instaure une citoyenneté à deux vitesses a été très mal perçue et a notamment fait l’objet d’une pétition en ligne largement relayée, même si elle n’a pour le moment pas beaucoup été signée. Il est intéressant de souligner à quel point la France et l’Algérie sont enchâssés aujourd’hui, comme ils ont pu l’être hier dans l’histoire récente.
Concernant le président Bouteflika, le projet de révision constitutionnelle prévoit une limitation des mandats. Cela ne sera sans doute pas efficace. En effet, la précédente constitution prévoyait également une limitation des mandats et n’a pourtant pas empêché le président de la république de briguer un quatrième mandat. Le régime, autiste et autoritaire, ne supportant pas la contradiction, sait manier les institutions et les textes fondamentaux en sa faveur. Si Bouteflika – totalement absent et dont on ne peut plus dire qu’il dirige l’Etat – prévoit de se maintenir pour un cinquième mandat, il faut envisager le pire pour le pays pour les années à venir.

Quelle la situation économique et sociale en Algérie ? Quel est l’impact de la baisse du prix du pétrole pour l’économie algérienne ?
L’impact de la baisse du prix du pétrole a été immédiat. C’est d’abord un impact à la pompe, même si le prix de l’essence reste très bas par rapport à ce que nous connaissons en Europe. Ce sont surtout 50% de recettes en moins dans les caisses de l’Etat. Des mesures drastiques ont été prises avec la fin des subventions de l’Etat sur les produits de base comme le pain, la farine, la semoule etc. Cela a des conséquences sociales immédiates. On va voir se multiplier, comme on l’observe depuis quelques mois, des manifestations et des affrontements avec les forces de l’ordre. Sur le plan politique, cela peut avoir des conséquences. En octobre 1988, des émeutes avaient éclaté un peu partout à travers le pays pour des raisons similaires. L’Algérie connaissait en effet une grave crise économique en raison de la chute du prix du pétrole, avec un baril en dessous de 15$. Cela a eu un effet immédiat parce que l’Algérie est le pays au monde dont l’économie est la moins diversifiée. A chaque fois qu’il y a des crises autour de la question du baril, cela impacte de manière très directe et immédiate un pays comme l’Algérie qui ne dispose pas d’autres ressources et qui ne produit rien. Cela est dramatique car la situation est très instable et volatile, avec un chef de l’Etat absent. Des dérapages liés aux questions sociales sont tout à fait possible dans ce pays.

La corruption malgré la révolution

Thu, 04/02/2016 - 11:22

Selon le classement 2015 de l’ONG anti-corruption Transparency International, avec 38 points, la Tunisie se positionne à la 76ème place (sur 168 pays) en matière de perception de la corruption. Le pays perd ainsi trois places et deux points par rapport à l’année précédente. Non seulement la situation ne s’est pas améliorée, mais elle tend à se dégrader. Il s’agit là de l’une des causes profondes du désenchantement démocratique du peuple tunisien.

La dénonciation de la corruption a été l’une des sources/forces motrices des soulèvements populaires qui ont traversé le monde arabe contre des régimes discrédités par la captation, l’appropriation ou la patrimonialisation du pouvoir politique et économique, par des clans d’essence familiale… Une corruption structurelle synonyme déjà de mauvaise gouvernance sur les plans politique et administratif et de frein au développement économique et social de sociétés arabes. Ce système décadent mêlant corruption et prédation pesait sur la croissance économique, en jouant notamment un rôle de repoussoir vis-à-vis des investisseurs endogènes et étrangers et faisait obstacle à toute répartition efficace des richesses. Partant, les inégalités sociales et territoriales n’ont cessé de se creuser en Tunisie, en Egypte, au Maroc, en Algérie, en Syrie, au Liban… La corruption ne fonctionne pas seulement comme un mode économique d’accumulation des richesses, mais elle offre la possibilité au régime qui l’organise de constituer et d’entretenir le réseau de clientèle qui assure sa pérennité.

Démocratie et vertu sont intimement mêlées. Les Pères fondateurs de ce modèle de gouvernement nous l’enseigne. Selon Montesquieu, « [1]l ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un Etat populaire, il faut un ressort de plus, qui est la VERTU ». Dans cet extrait célèbre de L’Esprit des lois, la vertu est définie comme l’amour des lois et de la patrie, qui exige une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre. C’est ce principe qui fait tenir l’Etat populaire, c’est-à-dire le gouvernement où le peuple en corps a la souveraine puissance, à savoir la démocratie. Montesquieu l’avait donc établie dès 1748 : la démocratie comme « espèce de gouvernement » ne peut tenir que si ceux qui en ont la charge mettent l’intérêt public au-dessus des intérêts particuliers. Rappel saisissant, parce que Montesquieu indique en substance qu’un régime politique (la démocratie) ne peut exister que si son gouvernement respecte au fond une obligation morale : la vertu.

Sans cette exigence morale, la corruption continue de gangréner l’appareil d’Etat, la classe politique et la société elle-même. Si la question de l’éthique concerne tant les responsables publics et économiques, que les simples citoyens, l’adage dit bien que « l’exemple vient d’en haut ». Or les élites nationales ont envoyé au moins deux signaux négatifs en la matière : le projet de loi sur la réconciliation économique et financière, ainsi que le retour aux affaires de personnages impliqués dans nombre de malversations de l’époque Ben Ali. Il est encore temps de retirer le texte et de juger ces hommes. C’est l’esprit de la révolution et le respect de ses martyrs qui le commandent.

[1] Souligné par l’auteur, Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Gallimard, 2012, pp. 115-116.

Horoscope 2016, année du singe en Chine, tout peut arriver ! (2) : La Chine, responsable de la dé-mondialisation ?

Thu, 04/02/2016 - 10:52

Les chiffres de la croissance chinoise viennent de tomber : 6,9 % pour l’année 2015 ! La croissance trimestrielle a été la plus faible depuis 2009 et la croissance annuelle depuis près de 25 ans ! Malgré les mauvaises nouvelles quotidiennes sur l’état de l’économie chinoise (effondrement boursier, ralentissement de l’activité manufacturière, des ventes au détail et de l’investissement en construction…), la Chine affiche toujours une dynamique impressionnante parmi les BRICS. En effet, seule l’Inde avec ses 7,3 % de croissance affiche un dynamisme supérieur. Le Brésil (-3,1 %), mais surtout la Russie (-4 %) s’enfoncent dans la récession et les récents développements observés sur les marchés pétroliers n’invitent pas à l’optimisme. Dans ce dernier pays, l’urgence budgétaire a même été décrétée ! Enfin l’Afrique du Sud, avec une hausse du PIB d’environ 1,4 %, peine à stimuler de manière durable son économie.

Plus que le ralentissement de la croissance (un processus engagé depuis 2009) ou l’effondrement des marchés boursiers, dont les effets de contagion devraient plutôt rester modérés étant donné leur faible part dans le financement de l’économie, certains chiffres incitent à s’interroger sur les transformations structurelles de l’économie chinoise et sur leurs conséquences pour l’économie mondiale. Le rééquilibrage de la Chine est, en effet, engagé, ce que les chiffres démontrent années après années. La part du secteur des services représente désormais la majorité du PIB chinois (50,5 %), contre environ 48 % en 2014 ; celle de la consommation privée est en forte progression et le commerce extérieur chinois, pivot de la croissance économique depuis près de 15 ans, voit son poids reculer. Sur l’année 2015, on estime que les exportations ont chuté d’environ 3 % et les importations d’environ 14 %. La Chine, atelier du monde, est en train de progressivement muter ; il est légitime de s’interroger sur les conséquences de ces transformations sur le processus de globalisation, et ce d’autant plus que les exportations mondiales reculaient fin 2015 de plus de 10 % en glissement annuel.

Depuis les années 1960, avec le décollage économique du Japon, puis dans son sillage celui des « Dragons » (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour et Taiwan) dans les années 1970 et des « Tigres » (Indonésie, Malaisie, Philippines et Thaïlande) dans les années 1980, s’est posée la question d’un modèle de développement asiatique. Les effets d’entrainement régionaux, notamment commerciaux, ont attiré l’attention des économistes. L’un d’entre eux, Kaname Akamatsu, qui avait mis en lumière les interactions entre pays développés et pays en développement sur le développement industriel dans les années 1930, a popularisé, en 1962, ces différentes chaines de causalité avec l’image du célèbre « vol des oies sauvages ». Cette théorie illustre l’impulsion donnée par le décollage économique du Japon à l’ensemble des économies de la région, par vagues successives : l’oie de tête, le Japon, a entrainé les « Dragons » qui, eux-mêmes, ont fini par tirer « les Tigres ». Dans les années 2000, la question était de savoir si la Chine se positionnait dans la continuité du modèle asiatique ou si elle en constituait une rupture.

Dans son livre « Quand la Chine change le monde », paru en 2005, Erik Izraelewicz écrivait : « Le gigantisme de l’avion (le pays le plus peuplé de la planète), l’originalité de son moteur (l’hyper-capitalisme), et le moment de son envol (une heure de pointe de la mondialisation) », voilà ce qui différencie le cas chinois des décollages économiques précédents. Dans son développement économique, la Chine a, certes, très rapidement adopté une stratégie d’ouverture inspirée par celle des « Dragons » asiatiques, avec la création de capacités d’exportation dans les industries légères. Très tôt, elle a entrepris de tirer parti de son avantage comparatif dans les industries intensives en main-d’œuvre. Son adhésion à l’OMC en décembre 2001 et la politique du Go Global ou Go Abroad décrétée par le gouvernement chinois pour que les entreprises aillent conquérir les marchés étrangers ont constitué les étapes supplémentaires de cette stratégie d’ouverture menée depuis la fin des années 1970. Bénéficiant d’un essor de la mondialisation comparable à celui observé à la fin du 19ème siècle, la Chine a ainsi profité de la dynamique du commerce international dont elle a, par la suite, permis l’accélération.

Pourtant, l’immensité de son territoire et sa très forte hétérogénéité de développement, la relative faiblesse des hausses de salaires au début des années 2000 en raison de l’importante réserve de travailleurs (une population active de 810 millions d’habitants et 8 à 10 millions d’habitants qui arrivaient chaque année sur le marché du travail), la lente montée en gamme de ses productions ont ralenti la progression du revenu par tête comparativement à d’autres pays asiatiques. Ainsi, alors que la Corée du Sud enregistrait une multiplication par 6 de son PIB par tête entre 1970 et 1980 (puis par près de 4 la décennie suivante), la Chine n’a enregistré qu’une hausse d’un facteur 3 entre 2000 et 2010. Cette lecture décennale masque cependant une profonde accélération observée à partir de 2005, cette dernière se conjuguant à une très forte hausse des salaires (une hausse du salaire minimum de 15 % par an entre 2012 et 2016), rendant de nombreux secteurs industriels chinois moins compétitifs. Ce mouvement a ainsi permis une nouvelle extension du modèle asiatique, la Chine et les autres pays asiatiques délocalisant massivement dans les pays qualifiés actuellement de « nouveaux émergents », à l’image de la Birmanie, du Cambodge, du Laos ou du Vietnam.

Au final, si une certaine inertie du modèle asiatique était observable dans les années 2000, l’image des oies sauvages semble encore d’actualité. La Chine connait un ralentissement de sa croissance depuis 2008, le même que celui qui a été observé dans de nombreux pays asiatiques (Japon, Corée du Sud, Singapour…) lorsque leur revenu par tête s’établissait autour de 9 000 dollars (Figure 1). Hausse des salaires, rééquilibrage et ralentissement de la croissance : là encore la Chine ne fait pas exception.

Reste que, à la différence des transitions économiques passées des économies asiatiques (Japon, « Tigres », « Dragons »), l’actuelle transformation de l’économie chinoise interroge. Elle questionne par l’ampleur de la volatilité induite sur les marchés de matières premières ou sur les marchés financiers. Elle interroge également au regard de son impact sur le commerce mondial. L’indice Baltic Dry Index cotait début janvier à 373 point, soit son taux le plus bas depuis près de 30 ans. Sur certains segments du transport maritime, il faut actuellement payer moins de 10 % du prix affiché en 2008 lors de l’envolée des prix du transport de matières premières. La question d’une dé-mondialisation, dont le rééquilibrage chinois serait le catalyseur, se pose donc.

Figure 1 : Profils de croissance dans plusieurs pays d’Asie de l’Est

Le rapport de l’Organisation mondiale du Commerce sur les Statistiques du commerce international 2015 expliquait dans ses faits marquants que « Le commerce mondial et le PIB mondial ont tendance à évoluer parallèlement, mais le commerce connaît de plus fortes fluctuations, surtout à la baisse ». Il met également en évidence la faiblesse de la croissance du commerce mondial depuis 2011. Le taux d’ouverture mondial a connu un point haut juste avant la crise financière de 2008 et, malgré la forte reprise de 2009-2010, la tendance observée depuis lors est en rupture avec la tendance des années 2000 [1].

Au final, derrière le rééquilibrage chinois se cache peut-être un mouvement plus structurel de transformation des chaines de production mondiale : leur fractionnement, accélérateur de la croissance des pays asiatiques – et du commerce mondial – depuis les années 1980, ne serait-il pas arrivé à un point de retournement ?

Souvenons-nous toujours de ces propos anonymes chinois : « Si le 19ème siècle a été pour nous celui de l’humiliation, le 20ème celui de la restauration, le 21ème siècle sera celui de la domination »… Et si au final la domination de la Chine s’illustrait parfaitement dans ce contexte ? A savoir sa capacité à alimenter puis à transformer une dynamique internationale entreprise dans les années 1990 : la mondialisation !

Si, comme l’écrit Thomas Friedman [3], le monde est devenu plat durant la dernière décennie, le rééquilibrage chinois risque de redonner quelques courbures au monde. Dé-mondialisation ? Nouvelle étape dans la mondialisation ? L’économie mondiale sera sûrement plus volatile ; un mouvement renforcé par les récentes évolutions du yuan et par une possible guerre des monnaies.

[1] Parmi les facteurs explicatifs avancés, retenons : le ralentissement chinois, mais également la crise et l’atonie de la croissance européenne ou encore la révolution des hydrocarbures non conventionnels aux Etats-Unis. Ce dernier facteur a, en effet, permis une relocalisation de certaines activités sectorielles aux Etats-Unis aussi bien qu’elle réduisait les volumes énergétiques importés sur le sol américain.
[2] Thomas Friedman a écrit en 2005 un best-seller international sur le processus de globalisation : The World is Flat (Le monde est plat : une brève histoire du 21e siècle).

Visite de Raul Castro à Paris : quelle est la stratégie de Cuba ?

Tue, 02/02/2016 - 18:36

Raul Castro a entamé ce lundi la première visite officielle d’un chef d’Etat cubain en France depuis 21 ans. Quels sont les enjeux de cette visite ? Cette visite peut-elle permettre à la France de s’affirmer comme le premier partenaire politique et économique européen de l’île des Caraïbes, voire relancer sa relation avec l’Amérique latine ?
Cet échange franco-cubain, qui constitue le retour diplomatique de la visite du président français à Cuba l’année dernière, est extrêmement important pour le gouvernement cubain dans le cadre de sa politique de normalisation des relations avec les Etats-Unis afin d’ouvrir d’autres portes, en particulier en Europe. La France a toujours eu des relations particulières avec Cuba dans la mesure où elle a toujours condamné la politique d’embargo unilatérale imposée par le gouvernement américain. L’enjeu de cet échange n’est pas essentiellement économique ; il est surtout symbolique, compte tenu du fait que Cuba, pendant et après la guerre froide, en particulier en Amérique latine mais aussi en Afrique et en Asie, a été perçu comme un pays ayant une dimension de petite nation en prise avec un gros pays. Il était considéré comme un symbole international qu’il fallait défendre. Dans ce contexte, la France, en appuyant la réinsertion de Cuba dans le jeu international par la démarche entreprise de rapprochement avec les Etats-Unis, en attend des retombées diplomatiques sur l’ensemble de l’Amérique latine et éventuellement au-delà, en Afrique et en Asie.

Quelle est la stratégie de coopération globale de Cuba ? Tisse-t-il de nouveaux partenariats analogues avec d’autres pays ou la France constitue-t-elle une spécificité ?
En Europe, l’Espagne représente un partenaire économique fort pour Cuba. Néanmoins, la relation diplomatique avec l’Espagne n’est pas de même niveau qu’avec la France, en raison des contentieux accumulés à partir de l’époque du gouvernement du président Aznar, qui avait pris des distances avec Cuba en alignant l’Espagne sur la politique non pas d’embargo mais d’isolement diplomatique qui était souhaitée par les gouvernements républicains, en particulier celui du président George W. Bush. Pour les Cubains, la France, comme déjà évoquée, est déterminante dans le jeu que mènent les autorités cubaines actuellement avec les Etats-Unis. Les relations diplomatiques entre Cuba et les Etats-Unis ont été officiellement rétablies au mois de juillet 2015. Les mesures d’embargo ont été allégées bien que maintenues. L’objectif des autorités cubaines, par le biais de l’Europe, est donc de faire passer des messages aux Etats-Unis, et cela semble dans une certaine mesure atteint.

Alors que le pays semble s’ouvrir à l’économie de marché et opère un processus de normalisation de ses relations sur le plan international, qu’en est-il de la situation générale à Cuba ?
Cela fait relativement longtemps que Cuba a normalisé ses relations avec son environnement immédiat, c’est-à-dire avec l’ensemble des pays d’Amérique latine, où il est considéré comme un pays en mesure d’apporter des solutions à des questions compliquées. Il faut rappeler que les négociations de paix entre les FARC et le gouvernement colombien se déroulent actuellement avec les bons offices du gouvernement cubain à La Havane. Au-delà de cette bonne relation de Cuba avec les pays de son environnement latino-américain, ce dernier en attend des investissements et des retombées économiques. Un investissement conséquent est actuellement effectué par le Brésil à quelques kilomètres de La Havane pour créer une plateforme portuaire dans la perspective d’une levée de l’embargo et de l’élargissement du canal de Panama (le port de Mariel). Il y a également des approches en direction du Mexique, qui traditionnellement a été le grand pays voisin n’ayant jamais isolé Cuba. Il a en effet été l’un des rares soutiens latino-américains pendant les années difficiles, même s’il s’était éloigné à la fin des années 1990. Aujourd’hui, il semblerait que cette page ait été tournée et que les relations diplomatiques s’améliorant, l’économie devrait suivre.
Avec l’amélioration des relations avec l’Amérique latine, l’ouverture sur l’Europe et également sur l’Asie, en particulier sur la Chine, Cuba attend un renforcement de son économie à travers des investissements étrangers dans le tourisme, la prospection pétrolière, l’exploitation du nickel, etc. Tout cela dépend de la mise en œuvre d’une sorte d’aggiornamento de la politique économique à la chinoise, ce vers quoi se dirige Cuba. Il faudra pour cela attendre les résultats du prochain congrès du parti communiste annoncé pour le mois d’avril. Cet ajustement déboucherait sur un système dans lequel le parti communiste resterait le parti unique mais où il y aurait une économie de marché dont l’espace serait de plus en plus large. Si les autorités cubaines ne veulent pas lâcher grand-chose en matière de démocratisation pluraliste, la contrepartie serait pour les Cubains d’avoir un mieux-vivre, un développement économique, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

Vers un début de solution politique en Syrie ?

Tue, 02/02/2016 - 18:10

Sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU), viennent de s’ouvrir à Genève, en ce début février, des pourparlers de paix entre plusieurs composantes de la guerre qui fait rage en Syrie depuis maintenant presque cinq ans. Au vu des conditions actuelles et des rapports de forces qui prévalent, les chances de succès de ces pourparlers sont ténues. La situation en Syrie est terrible : 250 000 morts, 4 millions de personnes sur les routes de l’exil, la moitié de la population déplacée. La difficulté à trouver une solution provient de l’imbrication des niveaux politiques et militaires et, bien sûr, de l’implication contradictoire des puissances régionales et internationales qui se livrent en Syrie à une guerre par procuration.

Au niveau militaire tout d’abord, force est d’admettre que les rapports de forces sont en train de s’inverser. Alors qu’au printemps dernier les troupes restées fidèles au régime de Bachar Al-Assad semblaient en difficulté sous les coups de boutoirs des groupes djihadistes et des différentes coalitions d’opposants armés, la situation s’est inversée, notamment depuis le début de l’intervention aérienne russe à la fin du mois de septembre 2015 et la présence accrue de combattants organisés par l’Iran en soutien aux partisans du régime de Damas. Ainsi, les djihadistes de l’Etat islamique (Daech) sont visiblement sur la défensive. Non seulement ils ne parviennent plus à élargir le territoire qu’ils contrôlent, mais ils ont en outre perdu au cours des derniers mois quelques villes importantes, reprises par les milices kurdes, et semblent, par ailleurs, commencer à connaître quelques difficultés financières. Cela ne signifie néanmoins pas que cette entité terroriste est éradiquée et il ne faut pas sous-estimer ses capacités de rebond et de nuisance, en Syrie comme au niveau international. L’Armée de la conquête, principalement composée du Front Al-Nosra, filiale syrienne d’Al-Qaïda, des salafistes de Ahrar Al-Sham et de quelques autres groupes, soutenue par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, n’apparaît pas en meilleure situation et a vu ses capacités offensives diminuer. En ce qui concerne les autres composantes de la rébellion armée, dites modérées, force est de constater qu’aussi bien au Nord du pays (djebel Akrad et djebel Tourkman) qu’au Sud (carrefour stratégique de Cheikh Miskine), leurs défaites se succèdent et entraînent la perte de positions qu’elles contrôlaient parfois depuis de nombreux mois. Probablement la précision des frappes aériennes de l’aviation russe et le manque d’armes susceptibles de résister à ces bombardements expliquent-elles cette situation, mais les profondes divisions qui existent en leur sein est un autre paramètre non moins important. Ainsi, l’Armée syrienne libre ne fait plus illusion et s’avère aujourd’hui être plus un sigle qu’une entité combattante hiérarchisée et dotée d’une véritable chaîne de commandement.

Au niveau politique ensuite, la situation ne semble guère meilleure pour les opposants à Bachar Al-Assad. Même si ce dernier est considérablement affaibli, il continue néanmoins à contrôler le territoire de ce que l’on appelle la « Syrie utile » et son régime a finalement connu peu de défections. Bénéficiant d’un meilleur rapport de forces militaire et du soutien, à ce stade indéfectible, de la Russie et de l’Iran, ses représentants se présentent plutôt en position de force dans la négociation. Les opposants regroupés dans le Haut comité de négociations (HCN), créé au début du mois de décembre 2015, composé d’une centaine de membres, dit groupe de Riyad, parce que soutenu et sponsorisé par l’Arabie saoudite, arrive, a contrario, en position de faiblesse, puisqu’après avoir refusé de participer aux pourparlers de Genève, il a accepté d’y venir in extremis, ce qui est révélateur de ses divisions et de sa faiblesse politique. Une des principales difficultés réside dans l’interprétation du texte de compromis, pourtant adopté à l’unanimité par le Conseil de sécurité, le 18 décembre 2015. Outre la mise en œuvre d’un cessez-le-feu, cette résolution 2254 prévoit qu’au terme de six mois de pourparlers le processus doit établir « une gouvernance crédible, inclusive et non confessionnelle », veillant à la préservation des institutions étatiques et qui aura la tâche d’écrire une nouvelle Constitution. Des élections libres doivent ensuite être organisées dans les dix-huit mois, sous la supervision de l’ONU. Les tergiversations du HCN quant à sa participation à Genève sont justifiées par son exigence de voir la mise en œuvre de « mesures de confiance » humanitaires immédiates comme préalable au réel lancement des négociations : arrêt des bombardements aériens et levée du siège de certaines villes soumises à un blocus complet par les forces du régime syrien. Cette opposition risque, en effet, de perdre une partie de sa légitimité auprès de sa base en acceptant de négocier avec ceux qui continuent de bombarder et d’affamer les zones tenues par les rebelles. Mais, en réalité, c’est plus fondamentalement la question du sort du président syrien qui reste la question la plus délicate. La résolution 2254 n’en fait aucune mention, la Russie et l’Iran ayant bloqué toute référence explicite à ce propos. Au regard du HCN, Bachar Al-Assad devra quitter le pouvoir d’ici six mois au profit d’un organe de gouvernement transitoire ayant les pleins pouvoirs exécutifs (comme le prévoyait déjà la résolution dite de « Genève 1 » de juin 2012). Les partisans du régime considèrent, pour leur part, qu’un gouvernement d’union nationale devra être formé au bout de six mois et que le sort du président Assad serait tranché lors des élections prévues dans dix-huit mois. Les approches sont donc radicalement contradictoires.

Au niveau international enfin, la situation n’est guère plus simple. Chacun comprend que la Syrie est devenue un enjeu qui dépasse largement le seul sort de ses habitants. L’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, considérant toujours que la priorité est de faire tomber le régime de Bachar Al-Assad, continuent à soutenir les insurgés, notamment ceux regroupés dans le HCN, mais n’hésitent pas à l’apporter aussi à l’Armée de la conquête, à forte composante djihadiste. En outre, la Turquie inclut un autre paramètre, en exigeant que les Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), considéré comme la projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ne soient pas invités à Genève, n’hésitant pas à menacer de ne pas participer aux pourparlers s’ils étaient présents. Chantage d’autant plus regrettable que les combattants de la branche armée du PYD sont les seuls, à ce jour, à avoir infligé sur le terrain, avec l’aide des Etats-Unis, des défaites à Daech. La Russie et l’Iran considèrent a contrario que la priorité absolue est d’empêcher que les différentes composantes de la rébellion ne puissent parvenir au pouvoir, des positions connues de longue date. Ce qui semble plus significatif semble être les évolutions des Etats-Unis et, dans une moindre mesure, de la France. Le moins que l’on puisse dire est que, désormais, le soutien apporté à l’insurrection non djihadiste est beaucoup plus mesuré. Comprenant que le danger principal se concentre désormais dans l’affirmation des groupes djihadistes, Washington considère que son seul objectif est l’annihilation de Daech. C’est pourquoi les pressions états-uniennes sur le HCN ont été très fortes pour qu’il se rende à Genève, même dans le contexte d’un rapport de forces défavorable.

Au total, pour ces multiples raisons, il y a peu de probabilités qu’une solution de compromis soit rapidement trouvée à Genève. Un signe fort serait néanmoins de parvenir à des « mesures de confiance » permettant quelques succès tangibles, visibles sur le terrain, et qui constitueraient autant d’appuis concrets pour, dans un second temps, aller plus loin dans les négociations et aborder le fond des questions politiques, c’est-à-dire la mise en œuvre d’un processus de transition négocié. Parmi ces mesures de confiance, celle qui apparaît prioritaire serait la mise en place d’un cessez-le-feu. Il serait illusoire de penser qu’il puisse être imposé en même temps sur la totalité du territoire syrien, parce que des groupes, principalement djihadistes, s’y opposeront. Mais il faudrait que trois ou quatre villes puissent être concernées, elles pourraient alors avoir valeur d’exemple pour d’autres.

Tant que le fil des pourparlers n’est pas rompu, l’espoir subsiste pour qu’enfin le martyr du peuple syrien cesse. Seul un compromis pourra y parvenir. Pour ce faire, il faut que chacune des parties représentées acceptent de faire un pas vers l’autre. Ce sera douloureux, mais il n’y a pas d’autre solution.

Les inégalités extrêmes : quelle réalité ?

Tue, 02/02/2016 - 16:08

Manon Aubry, responsable plaidoyer justice fiscale à Oxfam France, répond à nos question à propos du rapport d’Oxfam “Une économie au service des 1%”, dévoilé le 18 janvier :
– Selon votre rapport, 62 personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale. Comment en êtes-vous arrivés à cette conclusion ? Si le constat n’est pas nouveau, comment expliquez-vous que le fossé causé par ces inégalités soit aujourd’hui si important ?
– Quelles sont les mesures préconisées par Oxfam pour faire face à la crise des inégalités extrêmes ? La politique peut-elle encore quelque chose face à ce phénomène ?
– Quel bilan dressez-vous du forum économique mondial de Davos ? Le rapport d’Oxfam a-t-il été entendu et pensez-vous que l’appel à la mobilisation internationale débouchera sur des mesures contribuant à diminuer les inégalités dans le monde ?

La crise au Burundi peut-elle dériver vers un génocide ?

Tue, 12/01/2016 - 17:21

Après le signalement de nouveaux crimes ce weekend à Bujumbura, la situation sécuritaire reste préoccupante au Burundi, certains craignant même une dérive génocidaire. Quels sont les éléments de tension ?
Un rapport confidentiel présenté au Conseil de sécurité des Nations unies indique qu’il y a différents scénarios possibles, dont celui, tout à fait envisageable, d’un génocide. Nous sommes dans une situation qui s’est profondément aggravée au fil du temps. Cela remonte à la décision d’avril 2015 du président burundais Pierre Nkurunziza de se présenter aux élections présidentielles et de faire, si ce n’est un coup d’Etat constitutionnel, une manipulation constitutionnelle dans le but de briguer un troisième mandat. Il y a depuis eu une extension des mouvements d’opposition, des répressions extrêmement violentes, une tentative ratée de coup d’Etat et des attaques de bastions militaires à Bujumbura au mois de décembre, fortement réprimées. Nous sommes donc dans un engrenage.
Jusqu’à présent, le conflit n’était pas réellement ethnicisé, même s’il y avait en mémoire ce qui s’est passé entre 1993 et 2005 où il y a eu environ 300.000 morts. On était dans une situation où le jeu paraissait essentiellement politique. Or, aujourd’hui, entre cinq et sept factions armées sont à la fois présentes au Burundi et dans les deux pays voisins, la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda, et sont toujours capables de mobiliser des jeunes désœuvrés. De très nombreuses armes circulent et sont disponibles. Il existe un risque réel de dérive pouvant conduire à une augmentation des assassinats et des déplacés que l’on estime déjà à plus de 200.000 personnes. Les risques que cette grave crise dérive vers un génocide sont réels.

La communauté internationale s’est-elle saisie de l’ampleur de la crise ?
La communauté internationale s’en est saisie, mais le Burundi ne représente pas un réel enjeu stratégique sur le plan international. Il ne concerne pas les problématiques liées au djihadisme, au terrorisme et à l’islamisme radical, qui préoccupent actuellement le monde occidental. C’est un petit pays enclavé qui n’est pas non plus stratégique du point de vue de ses ressources. Toutefois, la communauté internationale a en tête le génocide de 1994 au Rwanda, où sa responsabilité est grande. Elle est consciente que l’histoire ne doit pas se répéter dans le pays jumeau qu’est le Burundi.
La France a, au niveau des Nations unies, fait des propositions d’intervention. Une intervention des Nations unies est bien entendu envisageable si le scénario pré-génocidaire est retenu. Ceci étant, tous les pays membres du Conseil de sécurité n’ont pas la même position du cas burundais puisque Nkurunziza est notamment défendu par la Russie et la Chine, ce qui est susceptible d’entraîner un veto au niveau du Conseil de sécurité.
L’Union européenne se mobilise comme elle le fait d’habitude, c’est-à-dire par des sanctions, en affirmant que l’aide ne doit pas non plus nuire aux populations burundaises. Il faut en effet savoir que l’aide est fondamentale pour assurer l’équilibre budgétaire du Burundi. L’Europe n’est ainsi pas très mobilisée, si ce n’est au nom de la défense des droits de l’homme.
Quant à l’Union africaine (UA), elle a avancé des propositions d’intervention militaire qui ont été récusées par le pouvoir burundais. Il faut savoir que l’UA est un syndicat de chefs d’Etats et qu’elle peut, en vertu de ses accords constitutifs, intervenir malgré la volonté d’un pays. Mais en réalité, la plupart d’entre eux n’en ont pas envie. Pour ce faire, il faudrait une majorité des deux-tiers, ce qui semble peu probable. Beaucoup de pays dont les chefs d’Etats ont eux aussi manipulé la constitution ne souhaitent pas adopter une position forte vis-à-vis du Burundi. C’est notamment le cas de la RDC, de la Tanzanie, de l’Angola ou encore du Zimbabwe. La négociation lancée sous l’égide de l’Ouganda entre les représentants du pouvoir en place et le regroupement des différentes forces de l’opposition, eux-mêmes très divisés, a échoué. Pour l’instant, l’UA est largement défaillante.

Le Burundi accuse notamment le Rwanda d’entraîner des Burundais sur son sol et les renseignements de la RDC s’inquiètent d’infiltrations à l’Est de rebelles burundais. Quels sont les risques d’un embrasement régional ?
Les risques d’un embrasement régional sont très grands. Il s’agit d’une configuration où les différentes factions armées sont localisées en RDC, au Rwanda et en même temps au Burundi. Le recrutement de jeunes ne pouvant s’effectuer sur une base religieuse, se fera naturellement sur une base ethnique (entre hutu et tutsi). Ainsi, le problème va s’ethniciser. Il est facile de mobiliser des jeunes désœuvrés sur cette base, dès lors qu’on leur fournit des armes et qu’on les paye. Il est évident que le conflit du Burundi deviendra un conflit régional. Le président rwandais Paul Kagamé a affirmé qu’il soutiendra jusqu’au bout les tutsis. La RDC soutiendra quant à elle les mouvements hutus. Les affrontements entre milices hutus et tutsis ayant cours dans la province du Kivu depuis 1994 s’accentueront au niveau régional. Cela n’est pas réjouissant et doit être à tout prix évité. Il y a de ce point de vue une responsabilité de la part de la communauté internationale, qui doit impérativement être présente sur le dossier burundais.

Va-t-on vers une restructuration du système politique espagnol ?

Tue, 12/01/2016 - 12:33

Les élections du 20 décembre 2015 ont laissé un Parlement espagnol très fragmenté. Comment analysez-vous la situation politique actuelle ? Est-ce un bouleversement sans précédent du système politique espagnol et quelle issue est envisageable ?
Il y a une apparence de rupture, créée par l’émergence de nouveaux partis politiques, Podemos et Ciudadanos. Mais le système politique reste ce qu’il est, qu’il s’agisse de la Constitution ou du système de partis, avec des formations de droite, de gauche, nationales espagnoles et nationalistes périphériques. Ce qui est nouveau, c’est la situation créée par le résultat de l’élection. Traditionnellement, il y avait à chaque élection un parti très majoritaire, donc il y avait soit l’alternance d’un parti à un autre, soit une continuité. Dans le cas de figure actuel, les électeurs ont dispersé leurs voix et le parlement s’est ainsi retrouvé très fragmenté. Il y a une nécessité pour les uns et pour les autres d’ouvrir un dialogue en vue de voir s’il est possible de constituer une majorité, ce qui s’avère extrêmement difficile compte tenu du résultat d’une part, et de l’absence d’autre part d’une culture de dialogue et de compromis pour composer des majorités entre des forces politiques différentes. Depuis le 20 décembre 2015, le jeu est ouvert. Les propositions sont sur la table, mais on ne voit pas très bien quelle pourrait être l’issue de ces éventuelles négociations avant l’ouverture des travaux parlementaires. Nous verrons le 13 janvier 2016 si, pour la composition du bureau du parlement, les députés arrivent à se mettre d’accord sur l’élection d’un président et ensuite d’un bureau représentatif de la diversité du congrès des députés.

Carles Puigdemont a été élu à la présidence de la Catalogne, qu’il promet de mener vers l’indépendance en 2017. Peut-il accélérer le processus de sécession ? Comment l’exécutif national répond-il à ce défi ?
Carles Puigdemont ne peut manifestement pas accélérer le processus de sécession car la Constitution ne le permet pas. Il paraît difficile d’aller vers une décision de ce type sans qu’il y ait une négociation avec le pouvoir central. À partir du moment où le président du parlement catalan, avec sa majorité, refuse ce type de dialogue, le gouvernement central à Madrid va saisir le tribunal constitutionnel qui va invalider toutes les décisions prises comme hors la loi, même s’il s’agit d’un hors la loi assumé par une partie de la collectivité nationale, celle des partis indépendantistes catalans, majoritaires dans leur assemblée. Ce cas de figure s’est déjà manifesté au Pays basque. Les initiateurs de ces décisions doivent donc savoir qu’ils ne pourront pas aller au bout de leur démarche, ce qui pose un certain nombre d’interrogations et de problèmes, d’autant plus qu’un rapport de force aurait pu être créé si les partisans de l’indépendance de la Catalogne disposaient d’une très large majorité, ce qui n’est pas le cas. Il faut rappeler qu’aux élections du mois de septembre 2015, le parlement catalan ayant été dissous cette dissolution avait été présentée comme étant à caractère plébiscitaire. Une majorité parlementaire, petite mais réelle, en était sortie pour les partis indépendantistes. En revanche, ces partis étaient loin du compte en termes de voix puisqu’ils n’avaient obtenu qu’un petit peu moins de 48% des votes exprimés, ce qui ne leur donne manifestement pas le poids et la légitimité suffisante pour aller au bout de leur démarche.

L’Espagne est l’un des pays les plus impactés par la crise économique en Europe. La situation est-elle en train de s’améliorer ?
La situation est en train de s’améliorer du point de vue macroéconomique. Il y a une reprise effective, avec des créations d’emplois, mais le trou dans lequel était tombée l’économie espagnole était si grand et les effets négatifs sur la population si importants que le redressement de la courbe de ces derniers mois n’est pas encore perçu par la majorité de la population, ce qui explique le vote sanction du 20 décembre 2015. Il s’agit en effet d’un vote de sanction. Le parti populaire est arrivé en tête, mais il a perdu 63 députés. L’interprétation qu’on doit donner au vote exprimé est donc sans équivoque. Les électeurs ont considéré qu’en dépit d’une reprise économique qui peut se lire statistiquement, ils n’en voient pas la couleur dans leur quotidien, y compris dans la création d’emploi. La diminution du chômage est due autant aux créations d’emplois qu’au retour des immigrés dans leur pays d’origine et à la reprise d’une immigration espagnole en direction des pays étrangers, ce qui fait nécessairement chuter le pourcentage des personnes en quête de travail.

« Mohicans » – 3 questions à Denis Robert

Mon, 11/01/2016 - 11:06

Journaliste d’investigation à Libération, écrivain, réalisateur de documentaires et spécialiste de la lutte contre la criminalité financière, Denis Robert est aussi romancier et plasticien. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Mohicans : connaissez-vous Charlie ? », aux éditions Julliard.

Votre livre est un hommage émouvant à Choron et Cavanna, les créateurs du Charlie Hebdo. En quoi ont-ils été novateurs, voire révolutionnaires, pour la presse ?

Ils étaient libres. Et les hommes libres capables d’écrire, de créer et de dessiner, ça ne court pas les rues.

Ils ont inventé un art qu’on dit « bête et méchant », mais qui était en réalité intelligent et gentil. Seuls les cuistres et les sots ne l’ont pas compris. Et ne le comprennent toujours pas. Ces hommes, c’était la bonté même.

Cavanna était l’ange tutélaire et inquiet de ce « bordel créatif » qu’était Hara-Kiri d’abord, Charlie Hebdo ensuite. Et Choron, une sorte de diable bienveillant. Sans Choron, cette aventure de presse n’aurait jamais existé et duré aussi longtemps. C’était lui l’éditeur, le producteur. Il allait chercher de l’argent partout pour que les dessinateurs et les chroniqueurs soient payés. Il avait également prévu le désastre à venir avec l’arrivée de Philippe Val. Il est le seul à avoir refusé le marché qu’on lui proposait. Cavanna le dit d’ailleurs avec beaucoup de désespoir: « Choron avait vu juste, on n’aurait jamais dû y aller ». Sans Cavanna, rien n’aurait été possible éditorialement. L’inventeur de la formule magique c’est lui. Mais Cavanna avait besoin de Choron pour créer et faire émerger tous ces talents.

Ça n’existe nulle part ailleurs un ange et un diable qui s’aiment autant et qui sont capables de générer une telle armée de guerriers : Reiser, Topor, Willem, Fred, Delfeil, Wolin, Fournier et tous les autres. Ces gars-là, toute l’équipe des débuts, de 1960 à 1982, étaient des guerriers magnifiques, libres, indépendants des pouvoirs, ne cherchant ni les honneurs, ni l’argent ou la postérité. On est tous leurs enfants, même ceux qui ne le savent pas encore. Ils ont tellement lutté contre la censure. Ils ont décadenassé la société française sous De Gaulle, Pompidou, Giscard. Finalement Mitterrand les a tués. Il subsiste pourtant une fibre bête et méchante. Ceux qui savent se reconnaîtront.

Et pourtant ils se sont querellés, séparés, tout en conservant une estime réciproque : comment expliquez-vous cela ?

J’ai passé du temps avec les deux. Moins avec Choron qu’avec Cavanna. Mais avoir bu des coups ou dîner avec Choron permet de sentir l’homme. Choron était l’ami de Lefred qui lui-même était mon ami. Il a fini sa vie dans la Meuse, pas très loin de chez moi, et venait souvent à Nancy. Cavanna, j’ai fait ce film avec lui, passé du temps en tête à tête à l’interroger, à l’écouter.
C’étaient des types généreux. Ils avaient conscience du temps qui leur restait sur Terre. Ils étaient revenus de presque tout : le pouvoir, l’argent, l’amour, la mort, le cancer, la politique, la connerie, Parkinson. Et ils étaient conscients de leur liberté, de leur différence, des trains qu’ils avaient manqués. Ils avaient un ego moins développé qu’on ne l’imagine. Ils s’engueulaient. Comme des frères. Mieux que des frères parce qu’ils n’avaient pas de parents en commun.

Leur brouille est directement liée à la reprise en main du titre par Philippe Val en 1992. Choron en tant que directeur de publication l’avait déposé. Mais comme il était interdit de gestion, il avait utilisé un prête-nom. Philippe Val et son avocat Richard Malka ont vite compris l’intérêt qu’il y avait à ressortir un journal sous l’étiquette Charlie Hebdo. Mais Choron résistait. Cavanna ne parvenant pas à le convaincre de rejoindre l’équipe qui se constituait autour de Val et de Cabu, a accepté l’idée de faire un procès à Choron sur la paternité du titre. On entre alors là dans une histoire tumultueuse que je raconte dans le livre. Et qui est en définitive la saga d’une spoliation et d’un détournement.

Choron va perdre ses procès, sur la base de témoignages dont on sait aujourd’hui qu’ils étaient en partie faux. Mais Cavanna va perdre à long terme son journal. Puisque Val, avec l’appui de Malka, va progressivement et habilement l’évincer de son journal. C’est très triste. Cavanna, au soir de sa vie, en était malheureux. Il me le dit face caméra : « Je me suis fait avoir, j’aurais dû écouter Choron. C’est lui qui avait raison contre tout le monde… » Ces procès ont cassé quelque chose entre eux, mais l’affection, l’amour qu’ils se portaient est, je crois, resté intact. Choron ne disait pas de mal de Cavanna. Et Cavanna non plus. Ils se sont fait avoir par des types plus malins qu’eux. Et sans talent.

Val et Malka ont usé et abusé du génie de Cavanna et de Choron et de tous les autres pour faire un journal différent qui a lentement dérivé et est devenu, selon l’aveu même de Cavanna, un mauvais canard politique, avec des petits dessins pas terribles. Ils y sont allés franco. Ils sont à l’image de l’époque. Ce sont des hommes de réseau, de pouvoir, ambitieux. Et ils ont gagné la partie. Ils la gagnent tous les jours. Les suites médiatiques et politiques de l’attentat de janvier ont été – de ce point de vue – une sorte de point d’orgue. On les a vus partout s’approprier la mémoire de Charlie. C’est sûrement ce qui m’a réveillé et décidé à écrire ce livre qui est bien autre chose que la seule narration d’une aventure de presse. Je le vis et je l’ai écrit comme un drame shakespearien. Une histoire française pleine d’amour, de colère, de passion, de fantômes et de trahisons. Je suis arrivé tard dans cette histoire avec un regard extérieur. Mais mon livre et le film existent maintenant, malgré les pressions, les tentatives nombreuses d’étouffement, les menaces de procès. Tout cela sort aux forceps. Ce qui me rend heureux c’est de voir que, loin des medias mainstream, le public, les lecteurs s’en emparent. Et que ce savoir se diffuse largement. Au grand damne des usurpateurs.

Pourquoi êtes-vous si dur avec Philippe Val et Richard Malka, qui se présentent pourtant comme les héritiers de Choron et Cavanna et les représentants de Charlie Hebdo ?

Le Charlie Hebdo de 1992 était une copie quasi conforme – quasiment la même équipe et les mêmes dessins – de La Grosse Bertha, un hebdomadaire satirique qui vendait alors environ 15 000 exemplaires par semaine. Val a changé l’étiquette, a appelé ça Charlie Hebdo et le journal s’est vendu à 150 000. Là commence l’arnaque. S’ils avaient respecté l’esprit des créateurs, cela ne poserait pas de problème. Ils ont dilapidé cet héritage, se sont enrichis sur cet héritage. Et ont détourné son sens profond. Charlie Hebdo était un journal boussole pour la gauche et l’écologie. Ils ont gardé la boussole mais ont truqué le mécanisme. Le public et les lecteurs se sont fait avoir sans rien savoir de ce qui se passait en coulisse. C’est un peu comme dans ces familles où après avoir piqué sa pension, sa maison et ses chaussettes, on cache le vieux père à l’hospice en attendant qu’il crève. Mais que surtout ça se fasse dans le silence, maintenant que tout est réglé et qu’on est en haut de l’affiche. Ben voilà, je brise ce silence. Et je ne suis pas dur. Je me trouve très gentil.

A nouveau 13 à table au 1er janvier 2016 ! Pourquoi l’Indonésie (re)-rejoint l’OPEP ?

Fri, 08/01/2016 - 14:19

Le 4 décembre 2015, dans le cadre de la 168ème réunion de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP), les différents pays membres ont discuté des derniers développements observés sur les marchés pétroliers. Ils ont également étudié -et accepté- la demande de réintégration de l’Indonésie, pays membre de l’Organisation de 1962 à 2008 et désormais importateur de pétrole. Depuis le 1er janvier 2016, l’OPEP compte, à nouveau, un 13ème partenaire [1].

Membre de l’OPEP dès 1962, l’Indonésie a quitté l’Organisation en 2009, soit cinq ans après être devenue importatrice nette sur le marché. En 2014, elle a produit environ 0,85 million de barils de pétrole par jour (mbj) pour une consommation d’environ 1,6 mbj (BP Statistical Review, 2015). Dans ce contexte, quel peut être l’objectif de l’Indonésie à réintégrer un cartel dont le principal but est de favoriser les exportations de pétrole à un meilleur prix en exerçant, si possible, un pouvoir de marché ? A contrario, quelles peuvent être les motivations de l’OPEP à accepter le retour d’un pays désormais importateur, dont le principal objectif sera d’obtenir du pétrole à moindre coût ?

Quelles motivations pour le géant énergétique indonésien ?

Géant énergétique, le pays est le premier exportateur mondial sur le marché du charbon vapeur (il exporte près de 75 % de sa production). l’Asie représente ses principaux débouchés : Chine et Inde pour 50 % de sa production ; Japon, Corée du Sud et Taiwan pour environ 30 %. La production de charbon en Indonésie a quadruplé entre 2002 et 2012, un mouvement notamment porté par la politique du gouvernement indonésien qui en encourage la consommation, en raison notamment de son abondance et de son faible coût dans la production électrique relativement à celui des produits pétroliers utilisés (diesel, fuel).

L’Indonésie est également le 10ème producteur et le 8ème exportateur mondial sur le marché du gaz et le pays détient les deuxièmes réserves de gaz en Asie (après la Chine) et les 13ème au niveau mondial. Comme sur le marché du charbon, l’Indonésie trouve en Asie, avec le Japon et la Corée du Sud (70 % de ses exportations), ses principaux clients pour le GNL, dont elle est devenue le 4ème exportateur mondial en 2013. Toutefois, comme sur le marché du pétrole, sans investissements majeurs dans la production gazière, l’Indonésie devrait devenir importatrice nette de GNL avant 2020.

Le pays cherche, à l’heure actuelle, à substituer par les biocarburants ses importations de produits pétroliers (elle est le plus grand producteur de biodiesel en Asie) pour réduire sa dépendance énergétique.

En 2014, l’Indonésie est devenue le 24ème producteur mondial de pétrole, avec 1 % de la production mondiale. Depuis son pic enregistré en 1991, à environ 1,65 mbj, la production a été divisée par deux en raison notamment de la maturité des principaux champs pétrolifères et d’un manque d’investissement en exploration-production. Les principaux réservoirs de production (Minas et Duri), mis en exploitation respectivement en 1952 et 1955, connaissent une déplétion accélérée. De leur côté, les consommations de pétrole brut et de produits pétroliers ont enregistré une accélération marquée depuis le tournant des années 2000 (+ 40 % depuis 2000 pour le pétrole brut notamment), conduisant le pays à devenir importateur net de pétrole dès la fin de l’année 2003. Les importations de produits pétroliers ont connu une hausse de près de 6 % par an depuis 2009, contribuant également à alourdir la facture pétrolière du pays.

Dès lors, comment comprendre cette volonté de l’Indonésie de réintégrer l’OPEP ?

Entrée en 1962 dans l’OPEP, l’Indonésie a enregistré une progression marquée de son poids entre 1965 et 1981, sa part dans la production globale du cartel passant de 3,5 % à près de 7,3 %. Aujourd’hui, avec 0,85 mbj, l’Indonésie se retrouve dans le peloton de queue de la hiérarchie des producteurs du cartel, au même rang que l’Equateur (0,55 mbj), le Qatar (0,67 mbj) et la Lybie (0,4 mbj), loin derrière les poids lourds de l’Organisation, Arabie Saoudite en tête. Avec 0,2 % des réserves de pétrole mondiales et à peine 0,3 % des réserves totales de l’OPEP en 2014, et une production en baisse de 3,5 % entre 2014 et 2013, l’Indonésie ne peut espérer peser sur la politique des autres pays membres. En 20 ans, le poids de ses seules réserves dans l’organisation a été divisé par deux !

Pour l’Indonésie, le retour dans l’OPEP est synonyme d’un accès direct aux plus grands pays exportateurs mondiaux, parmi lesquels l’Arabie Saoudite qui répond à près de 26 % de ses besoins. Le Nigeria (15 %), les Emirats arabes unis (5 %), le Qatar (4 %), l’Angola (4%) complètent le paysage des principaux fournisseurs du pays en 2014. L’Indonésie pourrait ainsi assurer, au meilleur prix, une part importante de la composante pétrolière de sa sécurité énergétique. L’objectif de l’Indonésie est également d’attirer de potentiels investisseurs sur son territoire. Sa compagnie nationale, Pertamina, n’a pas encore les capacités technologiques, financières et humaines pour réinventer le modèle pétrolier indonésien. Certains pays membres de l’OPEP, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite, pourraient ainsi faciliter la renaissance du secteur. Début novembre 2015, les deux pays annonçaient un investissement dans une unité de raffinage d’environ 300 000 barils par jour. Ce premier contrat pourrait en préfigurer d’autres, notamment dans le secteur de l’amont pétrolier que le gouvernement indonésien cherche à redynamiser depuis l’application de la loi sur les hydrocarbures particulièrement désincitative votée en 2001. Le retour de l’Indonésie au sein de l’OPEP peut ainsi constituer une nouvelle ouverture aux investissements des pays membres du cartel dans l’amont ou l’aval pétrolier en Indonésie.

Quels objectifs pour les pays membres de l’OPEP ?

La réintégration de l’Indonésie redonnerait à l’OPEP une production globale de 37,7 mbj, soit environ 42 % de la production mondiale de pétrole, contre 41 % aujourd’hui. N’étant plus un pays exportateur, l’Indonésie ne pourra concurrencer les autres pays membres sur leurs marchés traditionnels, un facteur qui permet de comprendre la faible opposition au retour de ce pays dans le cartel. Pourtant, à y regarder de près, quel peut être l’intérêt de pays comme l’Iran, le Nigeria ou le Venezuela à accepter la réintégration d’un pays souhaitant profiter du réseau OPEP pour assurer sa sécurité énergétique à moindre coût ? La réponse se trouve sûrement dans les perspectives énergétiques qu’offrent à la fois l’Indonésie et les autres pays de l’ASEAN [2] dans les années à venir.

En effet, selon l’AIE (Southeast Asia Energy Outlook, 2015), la demande d’énergie primaire des pays de l’ASEAN a enregistré une croissance de près de 50 % entre 2000 et 2013 et progresserait de près de 80 % entre 2013 et 2040. L’Indonésie, poids lourds de la zone, devrait pour sa part connaitre une croissance économique annuelle d’environ 4,9 % d’ici 2040 (FMI, 2015), une croissance de sa population d’environ 0,8 % par an (ONU, 2013) portant sa population à 311 millions d’habitants en 2040, et une hausse de son PIB par tête d’environ 4 % (contre 3,7 % pour les pays de l’ASEAN et 1,6 % pour les pays de l’OCDE). Avec un taux d’urbanisation de 67 % en 2040, contre 53 % en 2013, l’Indonésie subirait ainsi un bouleversement économique majeur qui toucherait tous les secteurs économiques et plus particulièrement son secteur énergétique. En hausse de 43 % entre 2003 et 2013, la consommation d’énergie primaire augmenterait d’environ 2,5 % l’an jusqu’en 2035, avec notamment une croissance annuelle de sa consommation de pétrole de plus de 1,1 %, à plus de 2,1 mbj en 2035.

Plus grand consommateur d’énergie de l’Asie du Sud-Est (près de 36 % de la consommation d’énergie primaire de la région), l’Indonésie pourrait également être une véritable tête de pont pour les nouveaux marchés des pays membres de l’OPEP. En effet, pour les seuls chiffres de croissance de la consommation pétrolière, la Thaïlande, avec une croissance de + 1,9 % par an jusqu’en 2035, les Philippines (+3,4%) ou la Malaisie (+1,6 %) constituent de futurs marchés potentiels pour l’ensemble des pays membres. L’ASEAN dans sa globalité devrait enregistrer une hausse marquée de sa dépendance pétrolière ! Estimée à environ 57 % en 2013, elle pourrait atteindre près de 79 % en 2040, soit un volume net d’importations de plus de 6,7 mbj de pétrole. Une véritable aubaine pour les pays de l’OPEP : réintégrer l’Indonésie, c’est peut-être aussi s’offrir une porte d’entrée vers de nouveaux marchés porteurs ! Le poids de l’Indonésie dans l’ASEAN et son besoin de leadership institutionnel sont autant d’ingrédients qui ouvrent de belles perspectives pour des relations OPEP-ASEAN.

Enfin, un dernier facteur doit être pris en compte : le rôle géostratégique de l’Indonésie dans les flux pétroliers. En effet, réinstitutionaliser sa relation avec l’Indonésie peut aussi apparaitre pour l’OPEP comme l’occasion de sécuriser l’ensemble des flux pétroliers vers l’Asie à travers le détroit de Malacca. Ce dernier, géré par l’Indonésie, la Malaisie et Singapour, relie l’Océan Indien, la mer de Chine du Sud et l’Océan Pacifique. Véritable carrefour stratégique entre le Golfe Persique et les principaux pays consommateurs d’Asie (Chine, Japon, Corée du Sud), il voit transiter environ 15,2 mbj, soit près de 30 % des flux pétroliers mondiaux.

Une nouvelle OPEP ?

Au final, le retour de l’Indonésie dans l’OPEP n’est pas un simple signal économique ou politique : c’est, pour l’Indonésie, l’assurance de l’accès à un réseau de pays exportateurs de pétrole et, pour les pays membres de l’Organisation, un pari économique sur l’avenir énergétique d’une région. Les facteurs sont diverses : économiques, géopolitiques, géostratégiques… Derrière ce retour se cache peut-être également un changement beaucoup plus structurel du cartel des pays producteurs : à terme, plus qu’une organisation de pays exportateurs, l’OPEP risque de ressembler de plus en plus à un grand forum international du pétrole, une Agence internationale de l’énergie des pays du sud en quelque sorte !

[1] L’OPEP a été créée, en septembre 1960, à Baghdâd, par l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela. Au 1er janvier 2016, l’Organisation comptera 13 membres : les 5 membres fondateurs auxquels se sont ajoutés le Qatar (1961), l’Indonésie (1962-2005, 2016- ), la Lybie (1962), les Emirats arabes unis (1967), l’Algérie (1969), le Nigeria (1971), l’Equateur (1973-1992, 2007- ) et l’Angola (2007). Le Gabon, qui avait rejoint l’OPEP en 1975, a quitté l’Organisation en 1995.
[2] L’ASEAN (Association of South East Asian Nations), ou en français, ANASE (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) a été créée en 1967. Elle comprend désormais 10 pays (par ordre chronologique d’adhésion) : Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Brunei, Vietnam, Laos, Birmanie, Cambodge.

Les défis géopolitiques du gouvernement irakien

Fri, 08/01/2016 - 10:57

Quelle est la situation politique actuelle en Irak ? Haïdar Al-Abadi mène-t-il une politique différente de son prédécesseur Nouri Al-Maliki ?
Après la chute de Mossoul en 2014, le premier ministre Nouri Al-Maliki, autoritaire et considéré comme le responsable de la défaite, a été obligé de quitter le pouvoir. La communauté internationale attendait de voir comment Monsieur Al-Abadi, son successeur, pourrait, alors qu’il appartenait au même parti politique que son prédécesseur (le Parti islamique al-Dawa), gouverner l’Irak d’autant qu’il n’avait pas de grande expérience gouvernementale. Or, de par sa personnalité plus modérée, il a obtenu la confiance de l’ensemble de la classe politique irakienne, notamment celle des arabes sunnites, qui faisait défaut à Nouri Al-Maliki. Sur le plan politique, Al-Abadi a en effet réalisé un sans-faute en arrivant à apaiser aujourd’hui les relations entre le gouvernement de Bagdad et sa composante arabe sunnite et même au-delà, avec des tribus arabes sunnites.
Les différentes offensives lancées pour tenter de reprendre des villes occupées par Daech, comme Tikrit, au début de l’année 2015, n’étaient obtenues qu’avec l’aide des milices chiites. Aujourd’hui, la reconquête de la ville de Ramadi, facilitée par le soutien des tribus arabes sunnites, ainsi que par les forces aériennes de la coalition internationale, américaines notamment, est un succès important pour le Premier ministre. Il a démontré la capacité de l’armée irakienne à se passer des milices chiites pour reprendre une ville importante.
Al-Abadi est par ailleurs quelqu’un qui a le soutien de la communauté internationale. Il a réalisé la performance d’avoir aussi bien le soutien de l’Iran que des Etats-Unis et de la France.
Enfin, Al-Abadi dispose de deux avantages non négligeables sur son prédécesseur. Premièrement, il a le soutien de ce que l’on appelle en Irak la Marjaiya, la plus haute autorité religieuse chiite du pays. L’ayatollah Ali al-Sistani donne en effet la latitude politique nécessaire au Premier ministre pour engager un processus de changement. D’autre part, Al-Abadi a su obtenir le soutien manifeste de la rue, y compris chez les arabes sunnites, du fait de sa politique d’apaisement des tensions et de lutte contre Daech.

Les forces militaires irakiennes semblent reprendre du terrain sur Daech. Quelle est la stratégie du régime irakien dans sa lutte contre l’organisation terroriste ?
Lorsqu’Al-Abadi a pris la direction du gouvernement irakien, la mise en place d’une véritable stratégie pour corriger la faiblesse de l’armée irakienne était nécessaire. L’attaque de la ville de Mossoul en juin 2014 par Daech a illustré sa désorganisation, son sous-armement, ainsi que le manque de formation et de motivation de ses forces. La première tâche du Premier ministre a été de remettre en place une armée digne de ce nom.
Aujourd’hui, une stratégie militaire irakienne est clairement affirmée. La contre-offensive pour libérer la ville de Ramadi a été faite sans le soutien des milices chiites, ce qui a prouvé la capacité pour l’armée irakienne d’agir de manière autonome, avec l’aide aérienne de la coalition internationale, et ce même si des poches de résistance de l’Etat islamique autour de la ville sont toujours présentes.
La priorité du gouvernement irakien est désormais la ville de Falloujah, ville arabe sunnite d’environ 1 million et demi d’habitants. Ensuite, d’après les Etats-majors irakiens, l’attention sera portée vers la libération de la grande ville de Mossoul, en passant préalablement par les deux ou trois districts qui sont encore aux mains de Daech. Ainsi, la jonction sera opérée entre les combattants kurdes qui ont libéré la ville de Sanjar et la préparation aussi bien militaire que politique de la reconquête de Mossoul.
La situation militaire en Irak semble être aujourd’hui en faveur du gouvernement irakien. D’après l’Etat-major américain, Daech aurait perdu, depuis le mois de mai 2015, 30% de son territoire.

L’Irak s’est proposé en médiateur dans la crise qui oppose l’Arabie Saoudite et l’Iran. L’Irak a-t-il aujourd’hui le poids politique pour s’imposer dans ce rôle ? Quels sont ses intérêts ?
L’Irak n’a bien sûr pas encore retrouvé son poids politique d’antan où il était l’un des grands pays de la région. Il peut cependant toujours jouer un rôle important en raison de sa particularité qui est sa dominante chiite ainsi que sa proximité avec l’Iran. Il a également une forte minorité arabe sunnite au sein de laquelle l’Arabie Saoudite a une influence.
L’influence de l’Arabie Saoudite auprès des arabes sunnites a favorisé l’émergence d’Al-Qaïda en Irak et par la suite de l’Etat islamique car elle ne supportait pas la présence de l’Iran en Irak. Aujourd’hui, et il s’agit de l’une des conséquences positives de la nomination d’Al-Abadi, le pouvoir irakien mène une politique moins hostile vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, alors que Nouri Al-Maliki accusait souvent son voisin de soutenir financièrement et militairement les djihadistes en Irak. Ce n’est plus le cas depuis que l’Etat islamique a fait de l’Arabie Saoudite un objectif à abattre. Cette situation permet à l’Irak de se présenter comme médiateur. Il va bénéficier de sa relation amicale avec l’Iran chiite.
Dans le même temps, la prise de position du gouvernement irakien tranche avec l’autorité religieuse chiite irakienne. Si l’autorité religieuse a dénoncé l’exécution du dignitaire chiite comme une provocation, le gouvernement irakien a certes regretté cette exécution mais a en même temps condamné le saccage de l’ambassade saoudienne à Téhéran. L’Irak cherche dorénavant, dans la défense de ses propres intérêts, à jouer une politique d’équilibre vis-à-vis de ses deux puissants voisins, l’Iran et l’Arabie Saoudite, afin d’empêcher que le pays devienne le cadre d’une guerre par procuration entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. La France et les Etats-Unis comptent d’ailleurs sur l’Irak pour jouer un rôle actif dans le retour au calme.

Arabie Saoudite – Iran, « les intérêts géopolitiques instrumentalisent le religieux »

Fri, 08/01/2016 - 09:20

Pouvez-vous nous expliquer d’où vient le schisme entre les sunnites et les chiites ?
C’est initialement une querelle de succession à la mort du prophète de l’islam, Mahomet. En 632, les chiites considéraient Ali bin Abi Taleb (cousin et fils spirituel de Mahomet), comme l’héritier légitime du prophète au nom des liens du sang. Les sunnites ont choisi, eux, Abou Bakr al-Siddiq, compagnon de route de Mohamed, au nom des traditions. Il y a aussi des différences théologiques qui portent essentiellement sur la façon de faire la prière et l’organisation du clergé, très structuré chez les chiites. L’imam chiite est un descendant de la famille du Prophète, un guide de la communauté qui tire directement son autorité de Dieu. Alors que dans l’islam sunnite, majoritaire dans le monde musulman, l’imam est nommé parmi d’autres hommes, parfois autoproclamé.

Comment expliquez-vous que ce clivage religieux revienne au premier plan aujourd’hui au niveau régional, entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
Parce que vous avez en Arabie Saoudite, pays à majorité sunnite, une minorité chiite qui est fortement présente dans la région du Sud-Est, où se trouvent les champs pétrolifères les plus importants. Cette population est très souvent traitée en citoyens de seconde zone. Pour les Saoudiens, ce n’est pas seulement un conflit géopolitique avec l’Iran, c’est donc aussi un enjeu de politique intérieure. Ils craignent que l’Iran ne se serve des communautés chiites pour accroître son influence. L’exécution de Nimr Baqer al-Nimr, qui militait uniquement par des discours et des écrits contre la discrimination que subissait la communauté chiite en Arabie Saoudite, c’était un message envoyé en direction de l’opinion publique saoudienne. Mais c’est un conflit qui perdure depuis 2003.

On attribue beaucoup les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran au prisme religieux, comment l’expliquez-vous ?
On a tendance à sur-interpréter ce schisme du VIIe siècle. Si les différences théologiques existent, elles ne permettent pas d’expliquer ni la réalité irano-saoudienne, ni les tensions communautaires au Moyen Orient. Depuis le grand tournant de l’invasion américaine en Irak en 2003, l’Iran s’impose sur la scène régionale, ce qui inquiète l’Arabie Saoudite. Le conflit irano-saoudien se joue sur cinq terrains régionaux, dans une succession de guerres par procuration : l’Irak, la Syrie et le Yémen, et dans une moindre mesure le Liban et Bahreïn. Les intérêts profanes géopolitiques, économiques, stratégiques des deux puissances régionales viennent instrumentaliser le religieux, ce qui conduit à l’émergence de politiques identitaires. Le climat n’a jamais été aussi tendu : l’identitarisme ravage la politique au Moyen Orient.

Quel rôle la guerre en Irak en 2003 a-t-elle joué dans le clivage entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
La guerre de 2003 a permis à l’Iran de monter sur la scène régionale et d’étendre son pouvoir dans plusieurs capitales arabes. L’intervention américaine en 2003 a fait chuter Saddam Hussein, à la tête de l’Irak pendant près de 23 ans, alors même qu’il était issu de la minorité sunnite en Irak. La chute de Saddam Hussein a été suivie par une très rapide montée en puissance de la communauté chiite irakienne et de facto par une montée en puissance de l’Iran chiite. On a vu en 2003 sauter le verrou sunnite qui empêchait l’Iran de s’ouvrir vers la Méditerranée, car le pays s’était débarrassé de ses deux adversaires historiques : les talibans en Afghanistan et Saddam Hussein en Irak. Cela a provoqué des agitations chez les puissances monarchiques sunnites de la région, notamment l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis.

Quel rôle les printemps arabes de 2011 ont-ils pu jouer dans les dissensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
L’Arabie Saoudite s’est très vite retrouvée sur la défensive après les printemps arabes de 2011. Quelques jours à peine après la chute du dictateur tunisien Ben Ali, la monarchie saoudienne a débloqué près de 130 milliards de dollars pour essayer d’acheter la paix sociale, avec des programmes d’infrastructures, de logements et d’emplois pour éviter que la vague révolutionnaire ne s’étende. Les Saoudiens ont soutenu Moubarak jusqu’au bout, et ils ont écrasé la révolution au Bahreïn pour éviter que ce souffle révolutionnaire n’atteigne le Golfe. Le jeu de tous les libéraux et progressistes du monde arabe qui voulaient se servir des printemps arabes pour aller vers une plus grande démocratisation, vers une plus grande tolérance, cela a été quelque peu étouffé par l’affrontement irano-saoudien et par les efforts qu’ont fait ces pays pour tirer la couverture à eux après ce grand bouleversement de 2011.

Est-ce que le pétrole aurait un rôle à jouer dans ces rivalités géopolitiques ?
Oui, le facteur économique est important et lié au rapprochement entre les Etats-Unis et l’Iran. L’Arabie Saoudite a vu l’Amérique accéder à l’indépendance énergétique beaucoup plus rapidement que prévu grâce à la révolution du gaz de schiste et se rapprocher de son vieux rival qu’est l’Iran. Aujourd’hui, les prix du pétrole n’ont jamais été aussi bas depuis 2004 (34,23 dollars le baril) et on peut interpréter ça comme une volonté saoudienne d’éviter que l’Iran ne profite un peu trop rapidement de la manne pétrolière en cas de levée des tensions. En ce moment, les Saoudiens se lancent ainsi dans des politiques contre-productives aussi bien au Yémen qu’ailleurs sur la scène régionale pour essayer de contrer la montée en puissance de l’Iran.

Ces tensions compromettent-elles la lutte contre l’Etat islamique ?
Oui, on a le sentiment parfois que l’Etat islamique est un ennemi pour tout le monde, mais que c’est parfois l’ennemi secondaire plutôt que d’être l’ennemi prioritaire. Certains considèrent ainsi que le principal objectif doit être d’endiguer l’influence iranienne, de faire tomber le régime syrien, de prêter attention à la question kurde, etc. Cet affrontement irano-saoudien qui perdure depuis une dizaine d’années, a permis à Daech de prospérer. Après la chute de Saddam Hussein et sous le règne du très autoritaire Nouri al-Maliki, une partie des sunnites irakiens s’est sentie humiliée et a fini par se jeter dans les bras de Daech afin d’éviter l’hégémonie chiite dans la région liée à la montée en puissance iranienne. Si l’Occident souhaite régler son compte une fois pour toute à Daech, il faut apaiser cette guerre régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.

Comment l’Occident peut-il intervenir apaiser ce conflit ?
L’Occident a une marge de manœuvre assez réduite. Depuis 1945, les Etats-Unis sont les principaux protecteurs de l’Arabie Saoudite, liés par une alliance stratégique scellée par le Quincy Pact. L’Occident a eu tendance à fermer les yeux sur beaucoup de dérapages, notamment en Arabie Saoudite. Si on se montrait un peu moins tolérant envers les alliés sunnites du Golfe, cela pourrait apaiser le conflit. De la même manière, les négociations avec l’Iran ne doivent pas être perçues comme une sorte de carte blanche.

Propos recueillis par Laurine Benjebria pour le leJDD.fr

L’aggravation des inégalités : quelle réalité ?

Thu, 07/01/2016 - 17:41

L’aggravation des inégalités que nous connaissons aujourd’hui est-elle inédite dans l’histoire du monde ?
Si la question de l’aggravation des inégalités économiques est d’une actualité brûlante (on ne compte plus les rapports et études qui font état de cette concentration des richesses dans les mains de quelques-uns), c’est effectivement parce que celles-ci ont bondi en trente ans pour atteindre un niveau record dans la plupart des pays du Nord comme dans ceux du Sud (OCDE, 2015 ; Oxfam, 2015). D’une part, lorsqu’on s’intéresse à l’évolution des inégalités entre individus à l’échelle du monde, on observe un accroissement des inégalités globales à partir de 1980 et une stabilisation de celles-ci à un niveau historiquement élevé (Milanovic, 2012). D’autre part, si on observe une stabilisation des inégalités entre pays du Nord et pays du Sud depuis le début des années 1980, et une tendance à la réduction depuis les années 2000 (ibidem), celle-ci est loin d’être uniforme, mais principalement due à la croissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui totalisent plus de 41 % de la population du globe. De plus, au sein de ces pays, la forte croissance n’a pas bénéficié à tous de la même manière. Le cas de l’Inde est particulièrement illustratif de cette contradiction : si l’Inde est l’un des pays où le taux de croissance est le plus élevé au monde, il est aussi celui où le nombre de pauvres est le plus grand, quel que soit l’indicateur retenu (Jaffrelot, 2012). Malgré un taux de croissance qui avoisine les 5 % depuis 2004, l’Afrique subsaharienne reste quant à elle la seule région où le nombre de personnes extrêmement pauvres a augmenté durant les trente dernières années (Giraud, 2012).
Cette aggravation des inégalités prend la forme d’un paradoxe inacceptable à l’heure où l’humanité n’a jamais produit autant de richesses. Ainsi l’exprime parfaitement l’économiste français Jean-Marie Harribey (2013) : « Le monde n’a jamais été aussi riche de marchandises, mais chacune d’elles vaut de moins en moins. Le monde n’a jamais autant disposé de richesses produites, mais s’approche du moment où beaucoup de richesses naturelles seront épuisées ou dégradées. Le monde, enfin, compte de plus en plus de riches et aussi de plus en plus de pauvres, du moins relativement puisque les inégalités s’accroissent. Comme si la richesse accumulée par certains et concentrée en leurs mains trouvait son origine dans la dévalorisation des autres. »

Les inégalités sont-elles intrinsèquement liées au capitalisme néolibéral ? Qui sont les gagnants et les perdants de la globalisation économique ?
Les inégalités de richesses et leur accroissement ne sont nullement une conséquence imprévue ou imprévisible de ce modèle dominant. En effet, la doctrine néolibérale légitime, au moyen de divers arguments, un processus de distribution des richesses à la faveur de quelques-uns, encouragé principalement par la dérégulation, la financiarisation, la privatisation, le retrait de l’État des domaines traditionnels de la protection sociale et le détricotage des systèmes de redistribution fiscale.
De plus, le capitalisme n’a pas « toujours existé », contrairement à l’idée profondément ancrée dans l’imaginaire économiciste. L’avènement, après des siècles de préparation, de ce mode de production lors de la révolution commerciale issue des grandes découvertes des 15e et 16e siècles, son accomplissement par la révolution industrielle (1765-1845) et son développement jusqu’à sa forme actuelle ont nécessité la réunion de trois conditions matérielles majeures : une séparation des producteurs de leurs moyens de production, la constitution d’une classe sociale qui détient la propriété des moyens de production et la transformation de la force de travail en marchandise – qu’une classe distincte n’a d’autre choix que de vendre pour subsister. Au cours de son développement, on assiste à une croissance de plus en plus forte des inégalités de richesses, entrecoupée, tantôt d’une stabilisation à un niveau extrêmement élevé, tantôt d’une forte réduction de celles-ci entre 1914 et 1945 dans les pays riches, suite aux « guerres mondiales et [aux] violents chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés » (Piketty, 20013). En effet, comme le rappelle Michel Beaud (2010), « toute la phase d’industrialisation capitaliste se fait à travers des mouvements cycliques d’une certaine régularité : périodes de prospérité et d’euphorie freinées par une récession ou brisées par une crise ». Ces périodes de prospérité ne profitent cependant pas aux pays du Sud, victimes tour à tour de l’exploitation coloniale et de décennies d’échange inégal avec les pays du Nord et ce, trop souvent avec la complicité des gouvernements nationaux. À la fin des années 1970, le néolibéralisme entre donc en scène avec pour ambition de libérer le capital des entraves imposées par le libéralisme intégré et, ainsi, de restaurer le pouvoir de l’élite économique, ou de la classe dominante. Ce qui conduisit, par la même occasion, à la remontée des inégalités sociales au sein des États néolibéraux (Piketty, 2013), ainsi qu’à leur aggravation entre le Nord et le Sud.
In fine, Branko Milanovic s’est posé la question suivante : durant les vingt années qui séparent la chute du mur de Berlin et la crise financière de 2008, quels ont été les gagnants et les perdants à l’échelle globale d’une mondialisation, avant tout commerciale et financière, en pleine accélération ? En une courbe, cet ancien économiste en chef de la Banque mondiale montre sans fard que ce sont les très riches et la classe moyenne des pays émergents (un tiers de la population mondiale) qui ont le plus bénéficié de l’accroissement mondial des richesses pendant cette période. En revanche, les grands perdants de la mondialisation sont les 5 % les plus pauvres, qui ont vu leurs revenus stagner, ainsi que la classe moyenne des pays industrialisés, dont les revenus ont légèrement baissé.

Est dénoncée dans l’ouvrage la théorie du ruissellement – consistant à dire que la richesse des riches permettrait aux pauvres d’être moins pauvres – qui aurait justifié les inégalités jusqu’ici. En quoi est-elle erronée ?
D’une part, conjuguée à d’autres arguments majeurs de légitimation (la revendication de la liberté, l’égalité des chances…), cette théorie du ruissellement, revenue en force après les « trente glorieuses » pour justifier les inégalités galopantes et permettre l’augmentation de la régressivité fiscale, ne résiste pas aux faits et aux chiffres. Mais comme l’observe John Quiggin (2012), il s’agit peut-être de « l’idée zombie ultime, capable de remonter à la surface, peu importe combien de fois elle est tuée par l’expérience, et toujours au service des riches et puissants sorciers de la finance. En effet, aussi longtemps qu’il y aura des riches et des pauvres, ou des gens puissants et d’autres impuissants, il y aura des avocats pour expliquer qu’il est préférable pour tout le monde que les choses restent ainsi ».
D’autre part, comme Adam Smith le soulignait déjà à l’époque où le libéralisme prit son essor, différentes études viennent appuyer ce qui relève selon nous du bon sens, soit le fait qu’« aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres est pauvre et misérable » (Smith, 1776). Ainsi, les épidémiologistes britanniques Richard et Kate Pickett (2013) ont confirmé les limites de la croissance économique sur l’augmentation des niveaux du bien-être et du bonheur dans les pays riches : au-dessus d’un certain seuil, l’enrichissement n’améliore plus la qualité de la vie sociale. Par ailleurs, plusieurs études réalisées par les économistes du FMI démentent la théorie du ruissellement, que cette institution promeut elle-même depuis les années 1980 : « Si la part des revenus des 20 % les plus riches augmente, la croissance du PIB diminue effectivement à moyen terme, ce qui suggère que les bénéfices ne ruissellent pas vers le bas. En revanche, une augmentation de la part des revenus des 20 % les plus pauvres est associée à une croissance du PIB plus élevée » (Dabla-Norris et al., 2015). Précisons cependant que les remises en question opérées par le FMI quant à ses théories économiques restent largement sans effet et profondément cantonnées dans une optique de croissance.

Quelles sont les pistes politiques qui existent pour renverser la croissance des inégalités ?
S’il « n’existe aucun processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement » (Piketty, 2013), les inégalités extrêmes vécues aujourd’hui ne sont pas une fatalité. Elles résultent de choix politiques et sont un des plus grands échecs de la société capitaliste. L’ampleur des inégalités économiques et sociales nécessite donc de s’attaquer aux fondements mêmes du système qui les produit. Ce qui, pour l’essentiel, n’a jamais été le cas durant les dernières décennies, marquées par la recherche d’une croissance infinie.
Cependant, de nombreuses mesures, complémentaires, permettent de réguler les excès du néolibéralisme en faveur d’une répartition juste des richesses et du pouvoir entre les pays et au sein de ceux-ci : augmenter l’aide publique au développement, développer un commerce plus juste, réformer les institutions financières internationales, taxer la spéculation financière, agir sur les inégalités entre hommes et femmes, annuler les dettes publiques illégitimes, etc. En matière de justice fiscale, les organisations de la société civile présentes au dernier Forum social mondial ont exigé des gouvernements la mise en place d’un organe fiscal intergouvernemental sous les auspices des Nations unies, d’une transparence fiscale concernant les entreprises multinationales, de politiques fiscales progressives pour faire face à l’inégalité au sein des pays et de règles fiscales internationales équitables pour renforcer la redevabilité et la responsabilité des multinationales.[1]

Références
Beaud M. (2010), Histoire du capitalisme : 1500-2010, 6e édition, Paris, Points.
Dabla-Norris E., Kochhar K., Suphaphiphat N., Frantisek Ricka F. et Tsounta E. (2015), Causes and consequences of income inequality : a global perspective, IMF Staff Discussion Note, 15/13, www.imf.org.
Giraud P. (2012), « Inégalités, pauvreté, globalisation : les faits et les débats », CERISCOPE Pauvreté, http://ceriscope.sciences-po.fr/
Harribey J.-M. (2013), La richesse, la valeur et l’inestimable, Les liens qui libèrent, Paris.
Jaffrelot C. (2012), Inde, l’envers de la puissance. Inégalités et révoltes, Paris, CNRS Éditions.
Milanovic B. (2012), « Global income inequality by the numbers : in history and now », Policy research working paper, n° 6259, Groupe de recherche sur le développement, Banque mondiale.
OCDE (2015), In it together : why less inequality benefits all, Paris, OCDE.
Oxfam (2015), Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout, rapport thématique, Oxford, Oxfam GB.
Piketty T. (2013), Le capital au XXe siècle, Paris, Seuil.
Quiggin J. (2012), Zombie economics : how dead ideas still walk among us, Princeton, Princeton University Press.
Smith A. (1776), Recherches sur la nature et les causes de richesse des nations, la traduction française date de 1881.
Wilkinson R. et Pickett K. (2013), Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Paris/Namur, Les petits matins/Institut Veblen/Etopia.

[1] « Mettre fin aux inégalités avec la justice fiscale », déclaration des organisations de la société civile prononcée lors du Forum social mondial qui s’est déroulé à Tunis du 24 au 28 mars 2015.

« Le véritable vainqueur de la crise saoudo-iranienne est Daech »

Thu, 07/01/2016 - 16:35

Pensez-vous que l’Arabie saoudite n’a pas évalué à leur juste mesure les répercussions de la décision d’exécution du chef religieux Nimr Baqer al Nimr et qu’elle serait ainsi une erreur stratégique de sa part ?
On peut penser qu’il s’agit d’un risque calculé de la part des Saoudiens, même si leur calcul risque de s’avérer inexact. Le régime saoudien a choisi, par rapport aux menaces auxquelles il estime devoir faire face, de répondre avant tout par une politique de force. Mais comme très souvent les réponses dites sécuritaires ne permettent pas d’apporter davantage de sécurité.
Riyadh a voulu envoyer un message de force à la fois aux djihadistes, qui commettent des attentats dans le royaume, et à la minorité chiite, même si celle-ci exprime de façon pacifique ses revendications et ne remet pas en cause le régime. Au-delà — et surtout — c’est un message adressé à l’Iran dont les Saoudiens craignent la montée en puissance, surtout après la signature de l’accord nucléaire du 14 juillet 2015.
Il n’est pas certain que ces exécutions tempèrent les ardeurs des djihadistes, de la minorité chiite et rendent l’Iran plus conciliant à l’égard de l’Arabie saoudite. Malheureusement, la crise ouverte a plutôt renforcé le clan des faucons en Iran au détriment des modérés.

La recherche d’une solution politique aux conflits syrien et yéménite va-t-elle pâtir de la tension entre ces deux acteurs majeurs de la région ?
Il est évident que la recherche d’une solution politique au conflit syrien et yéménite va pâtir de cette tension. Au Yémen, chacun va vouloir nuire à l’autre par alliés interposés et probablement renforcer son aide militaire à son allié local.
Pour la Syrie, les espoirs nés de la résolution de décembre et de la conférence de Vienne s’envolent. La vaste coalition internationale contre Daech semble s’éparpiller après que la Turquie eut abattu un avion russe (jamais au cours de la guerre froide un avion soviétique n’avait été abattu par l’armée d’un pays de l’OTAN) et la crise ouverte entre Riyadh et Téhéran. Le véritable vainqueur de cette crise est d’ailleurs Daech qui voit s’éloigner le risque de la mise en place d’une véritable coalition ayant pour priorité le combat contre lui.

La décision de certains pays de rompre leurs relations diplomatiques en soutien à Riyadh n’est-elle pas, selon vous, un fait aggravant de cette crise ?
Les pays qui ont rompu leurs relations, comme le Soudan et Bahreïn, le font pour montrer leur solidarité avec l’Arabie saoudite. Dans le cas de Bahreïn, il ne faut pas oublier que 70% de la population est chiite et qu’en 2011 l’Arabie saoudite avait envoyé des troupes mater une révolte qui avait lieu dans la vague du « Printemps arabe ». Il faut également remarquer que les Émirats arabes unis n’ont pas rompu leurs relations mais les ont seulement diminuées. Une grande partie du commerce de l’Iran passe par Dubai et les Émirats en tirent un grand profit. Ils n’ont aucun intérêt au développement de la crise.

Ce n’est pas la première fois que le torchon brûle entre les deux pays. Sommes-nous de votre avis dans le même contexte géostratégique ?
Les relations entre les deux pays sont toujours compliquées parce qu’il s’agit, surtout depuis la destruction de l’Irak, des deux pays les plus importants de la région que de nombreux facteurs opposent : le clivage sunnites/chiites existe mais n’est pas le seul et il n’est pas la principale explication. Il y a avant tout une rivalité géopolitique traditionnelle entre deux pays majeurs, l’un arabe l’autre perse ; un royaume conservateur et un autre qui se veut une république révolutionnaire ; un qui était jusqu’ici l’un le meilleur allié des États-Unis et un autre le pire ennemi.
La clé réside sans doute dans la crainte de l’Arabie saoudite d’être lâchée par les Américains après la signature de l’accord sur le nucléaire iranien. Il ne faut pas oublier que dans les années 1970, Nixon et les États-Unis, avaient désigné l’Iran comme le gendarme régional de la région. Si le clivage sunnites/chiites n’est pas le facteur de crise le plus important, il y a une sorte de prophétie auto-réalisatrice et ce clivage devient de plus en plus un facteur stratégique.

Pensez-vous enfin que les appels à la désescalade lancés par des pays alliés, tant de Ryadh que de Téhéran, seront écoutés ?
On peut surtout espérer qu’il n’y aura pas d’escalade. Aucun des deux pays n’a intérêt à un affrontement militaire direct qui risquerait d’être mortel et extrêmement handicapant pour chacun d’entre eux. Le tout est de trouver une issue qui permet à chacun de sortir la tête haute de ce bras de fer et de trouver un pays qui puisse servir d’intermédiaire. Il n’est pas certain que les États-Unis puissent le faire, l’Iran n’ayant certainement pas envie de leur faire si rapidement le cadeau d’apparaître comme le parrain d’un accord dans la région. Oman, la Turquie ou la Russie pourrait jouer ce rôle.

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