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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 6 days ago

Sommet humanitaire mondial : quels enjeux en période de crise ?

Fri, 20/05/2016 - 15:08

Michel Maietta, directeur de recherche à l’IRIS et directeur Analyse et stratégie d’ACF international, répond à nos questions à l’occasion de sa participation au Sommet humanitaire mondial qui se tient à Istanbul les 23 et 24 mai 2016 :
– En quoi consiste l’Inter Agency Analyst Network, l’initiative que vous présenterez au Sommet humanitaire mondial ?
– Quels sont les enjeux de ce Sommet ?
– Pourquoi l’ONG Médecins sans frontières a-t-elle décidé de boycotter le Sommet humanitaire mondial ?

Quel état des lieux diplomatique en Iran ?

Fri, 20/05/2016 - 12:26

Vous revenez d’un séjour de plusieurs jours en Iran. À travers vos rencontres et vos conférences, quel climat social et politique avez-vous ressenti ? Les frictions entre les tendances réformatrices et conservatrices au sommet du pouvoir sont-elles aussi vives au sein de la société iranienne ?
J’ai effectivement séjourné en Iran, sur invitation de l’Iran-Eurica (Iranian Institute for European & American Studies), pour donner trois conférences au siège de l’Eurica, à l’Université de Téhéran et au Centre d’études stratégique de la présidence de la République à Téhéran. Les thématiques abordées portaient sur les conflits régionaux, la Syrie notamment, et sur les relations entre la France et l’Iran dans le conflit syrien. Mon dernier voyage en Iran remontant à plus de 10 ans, j’ai été particulièrement frappé par les changements visibles aussi bien à Téhéran que dans les villes que j’ai visitées. La capitale iranienne n’a cessé de grandir : les grattes ciels, les parcs, les jardins et la nouvelle autoroute ont fait de Téhéran une véritable mégapole, un développement d’autant plus impressionnant qu’il s’est produit sous embargo.
Mais ce qui m’a certainement le plus frappé, c’est de trouver une société plus ouverte, libérée même car, selon un haut dirigeant iranien, « la société s’est imposée au pouvoir politique ». Les jeunes, nombreux dans les restaurants et les coffee shops du Nord de la ville, ressemblent aux jeunes des quartiers branchés européens, le voile islamique étant seulement là pour respecter symboliquement l’ordre légal.
Je pense que l’Iran traverse une période de grande importance avec beaucoup d’espoirs et d’inquiétudes mélangés. Les dernières élections législatives et l’élection du Conseil des experts, qui a compétence pour choisir un nouveau Guide en cas de décès ou d’incapacité de l’actuelle autorité suprême, ont redistribué les cartes. Si le réformateur Mohammad Khatami a su promouvoir des notions telles que la démocratie, la société civile et le dialogue entre les civilisations, il n’avait pas l’habilité politique du président Hassan Rohani, un conservateur modéré longtemps proche du Guide, qui a réussi à façonner une grande alliance entre les réformateurs, les centristes et les conservateurs modérés. La défaite cuisante des proches du Guide à Téhéran et l’élimination des figures les plus dures du régime ont affaibli le Guide qui, de plus en plus, sort de son rôle d’arbitre suprême et prend position sur des sujets mineurs.
La rivalité entre les réformateurs et les conservateurs n’a pas pour autant disparu. L’élection du nouveau président du Parlement sera un enjeu important en la matière. M. Aref, chef de file des réformateurs, ancien vice-président de M. Khatami, mais aussi leader de la coalition « Espoir » qui a gagné la totalité des sièges de Téhéran, est bien placé pour être élu au poste de président du Parlement. Cependant, certains de mes interlocuteurs pensent que le président Rohani pourrait pencher en faveur de l’ancien président du Parlement Ali Laridjani, rallié au camp présideniel. La prochaine élection présidentielle ayant lieu dans un an, la cohésion de l’actuelle coalition sera déterminante pour la réélection du président Rohani, populaire à l’heure actuelle.

Alors que la France défend des positions « presque totalement alignées » sur l’Arabie saoudite, pour reprendre les termes du ministre des Affaires étrangères saoudien, les désaccords diplomatiques entre l’Iran et la France, notamment à propos de la Syrie, sont-ils insurmontables ? Y a-t-il des discussions sur un éventuel rapprochement des lignes politiques ?
L’agitation actuelle de l’Arabie saoudite est considérée en Iran comme une tentative de maintenir la région dans l’instabilité afin de modifier la position désormais stratégique des Etats-Unis. Il s’agit en effet de se tourner davantage vers l’Asie et l’Océanie plutôt que de se concentrer sur le Moyen-Orient où plus aucun pays ne peut menacer la sécurité d’Israël et où les besoins en pétrole provenant d’Arabie saoudite ne sont plus aussi importants qu’auparavant. Curieusement, les officiels iraniens, rencontrés à l’occasion de ma visite, cultivent l’espoir que la France joue un rôle de modérateur de la politique de l’Arabie saoudite, longtemps favorable à divers mouvements djihadistes.
Les Iraniens pensent que la France a plus de points communs avec l’Iran qu’avec l’Arabie saoudite en Syrie. Désormais, l’Iran et la France ont un ennemi commun : le terrorisme alimenté par l’Etat islamique et Al-Nosra (affilié à Al-Qaïda) et, au-delà, le djihadisme soutenu par différents milieux en Arabie saoudite. Si les Iraniens ne sont pas prêts à lâcher Bachar al-Assad – et se félicitent de ne pas l’avoir fait, sans quoi la Syrie et la Libye seraient aujourd’hui gouvernées par Daesh m’a affirmé un haut responsable iranien -, ils ne rejettent pas une élection libre sous la surveillance de l’ONU dans les zones tenues aussi bien par le régime que par l’opposition et dans les camps de réfugiés des pays voisins. C’est une position importante et je ne vois pas comment ceux qui sont pour une solution politique la refuseraient. Mais les Iraniens n’accepteraient pas que Bachar al-Assad soit exclu d’avance de se représenter, comme d’autres, à cette élection libre.

Quels sont les freins qui empêchent encore le décollage économique de l’Iran ? Comment les autorités iraniennes comptent-elles faire coïncider développement militaire, sanctions américaines et développement économique ?
Les Iraniens, l’homme de la rue aussi bien que les responsables politiques, ne sont pas satisfaits des lenteurs de la mise en œuvre du Barjam (l’accord global sur le programme nucléaire iranien). Les conservateurs, le Guide en tête, critiquent notamment « la duplicité » de l’administration américaine et la frilosité des milieux économiques européens. La réunion entre John Kerry et les dirigeants des principales banques européennes pour les assurer que leurs activités en Iran ne seraient plus sanctionnées par Washington, a été considérée par les Iranien comme un manque d’indépendance des milieux économiques européens vis-à-vis des Etats-Unis. Ils ne comprennent pas cette apparente frilosité car l’accord sur le nucléaire a été l’objet d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui, en même temps, a rendu caduque les anciennes résolutions qui instauraient des sanctions à l’encontre de l’Iran.
Au contraire, le camp présidentiel défend les acquis du Barjam et souligne le chemin parcouru. Plusieurs milliards d’avoirs iraniens ont déjà été débloqués et les sociétés étrangères rivalisent pour avoir une part de l’immense marché iranien. Des dirigeants européens et surtout asiatiques se succèdent en Iran et désormais, il n’est pas aisé de trouver une chambre d’hôtel à Téhéran. Des groupes de touristes européens, français en particulier, sont visibles aussi bien à Téhéran que dans les villes touristiques iraniennes d’une richesse inestimable.
Si les conservateurs américains ont trouvé un autre cheval de bataille contre l’Iran, à savoir son programme de développement de missiles balistiques, ce dernier n’est pas contraire à l’accord sur le nucléaire selon John Kerry lui-même. Il est donc hors de question que l’Iran cède sur ce point. Finalement, mis à part les Etats-Unis qui n’ont pas encore levé leurs sanctions unilatérales, rien n’empêche l’Iran de diversifier leurs achats d’armements pour ne plus dépendre de la Russie sur ce point.

Germany vs. the ECB: an Inconvenient Debate?

Thu, 28/04/2016 - 10:30

The campaign that a number of German officials have mounted against the European Central Bank’s expansionary policy reflects the overwhelming political difficulties facing the eurozone. Meanwhile, many political leaders, particularly in France, desperately hope that the central bank could make up for their declining ability to handle the economy. In the eyes of struggling governments, the institution embodies a much-needed symbol of activism and mastery, amid growing fears that the European Union as a whole is progressively disintegrating. Most European politicians thus defend the ECB’s independence in the face of Germany’s criticism for reasons that actually have little to do with the monetarist creed that underpins the institution.

Their vocal support illustrates not only their commitment to the eurozone’s only stimulus tool but also their reluctance to engage in a direct debate with their German counterparts about the political management of the euro. The ECB has prevented the currency union from falling apart. Meanwhile it has allowed national governments to hide their deep-rooted inability to find a mutually-acceptable solution to the ills of the eurozone, of which mass unemployment and an ailing banking sector are the most urgent symptoms. The ongoing row is weakening this economic status quo even further.

The political impasse notably stems from the opposing kinds of populism that pressure national governments. Even anti-immigration right-wing populism varies greatly from one country to another when it comes to economic issues. Although the Alternative for Germany (AfD) and France’s National Front (FN) share a common hostility towards the single currency, their different economic leanings illustrate the ongoing divergence. The AfD displays a fiscally conservative and relatively pro-market stance while the FN advocates a statist approach, which rests on a French version of Keynesianism. The FN, quite paradoxically, expressed more support for Alexis Tsipras when he became Greece’s prime minister in January 2015 than for the AfD after its recent electoral gains. More generally, while German politicians face a backlash from their ageing population against low interest rates, bailout programmes, and the euro’s debasement, the French public, on the contrary, tends to ask for additional stimulus measures to tackle mass unemployment. In a striking illustration of this dynamic, Germany’s finance minister Wolfgang Schäuble did not hesitate to blame the AfD’s rise on Mario Draghi.

The ECB’s president finds himself in a particularly difficult situation. Aware that the eurozone’s integrity still rests on his shoulders, he nervously invokes his mandate, which merely centres on a 2 percent target for inflation. He thus tries, in the face of outspoken criticism, to justify his ultra-accommodative policy stance as a means to tackle lasting deflationary trends. His political acumen combined with a personal leaning towards monetary activism (of the new-Keynesian type) leads him to adopt a complex approach. While he has followed the steps that the Federal Reserve took years earlier to avoid a 1930s-style depression, he has to cope with a specifically European context of ideological divide along national lines.

Rather than deliberately orientating the ECB’s monetary tools towards specific economic goals, he constantly has to retreat behind the theatrics of monetarism to justify his action. Germany’s monetarism belongs to the strictly conservative type however. Ordoliberalismus cherishes the central bank’s independence just as any other variant of monetarism does, but it conceives of price stability as a merely anti-inflationary doctrine and rejects any kind of deliberate monetary intervention in the economy. Draghi rightly argues that his price stability mandate includes the fight against deflation as well, but this point falls on deaf ears in Germany, all the more so when negative rates are hurting the country’s network of regional banks, life insurance companies, and retirees alike.

Mario Draghi has demonstrated an impressive ability to circumvent the eurozone’s monetary orthodoxy. His monetary programmes have prevented the currency union from falling apart, at a time when capital markets were testing peripheral government bonds in a debilitating way. His monetary remedy has made it possible to manipulate financial markets in a very efficient manner, which has led to the suppression of peripheral bond yields and to the euro’s depreciation. To a more limited extent, it has helped to relax credit conditions across the eurozone and to stabilise bank lending to a portion of the corporate sector after a prolonged contraction. Yet it does little either to alleviate the economic plight of SMEs—which account for 93 percent of Europe’s corporations and provide two thirds of jobs—or to guarantee the euro’s long-term sustainability.

The ECB’s president himself recognises that monetary policy alone cannot solve the eurozone’s array of economic issues. Meanwhile, he keeps proclaiming the monetarist creed according to which the central bank can (and must) lift inflation by means of an ever larger monetary stimulus, until it reaches the 2 percent target. Most Ordoliberals deem this interpretation highly illegitimate and the central bank’s independence to be a rhetorical trick in this particular case. While the ECB’s policy does little to spur national economies, these critics stress the risk of financial and property bubbles, in Germany and elsewhere. Jens Weidmann, the Bundesbank’s president, has felt the need to back Draghi’s independence in the face of these mounting attacks. He displayed a more moderate stance than in the past, which might facilitate his European career and increase his odds for the ECB’s presidency in 2019. Although most ECB watchers understandably view him as an arch-hawk, he nevertheless began as early as 2014 to signal a shift to a somewhat more amenable approach to non-conventional monetary interventions.

Mario Draghi’s exasperation is all the more understandable since he made every effort to allay German fears in the first few years of his tenure. By publicly rebuffing German complaints, he however further undermines the much-needed political debate about the euro’s management in general. In peace time, few institutions, when faced with fierce criticism, can afford to cite their legal right to do whatever they deem appropriate and to point at their critics’ inconsistencies in place of a more convincing argument. As the eurozone’s architects have precisely shaped the ECB according to the Bundesbank’s core principles, of which independence is a mainstay, the current situation seems quite paradoxical. Irony nevertheless remains a poor substitute for debate and presently impedes the search for a more comprehensive solution to Europe’s lasting woes, both economic and political.

Wolfgang Schäuble is spearheading the ongoing campaign against the ECB’s asset purchases and negative interest rates in an acrimonious fashion. While he strives to limit the AfD’s political gains and to support his country’s financial system, he has done little in recent years to gain approval for his inflexible approach outside the borders of Germany. His harsh negotiating techniques and his disregard for ailing economies have undermined Europe’s political debate since the euro crisis erupted. Schäuble’s own shortcomings do not prove his adversaries necessarily right on all counts however; nor do they deprive him from the right to voice his concern if he judges the central bank’s non-conventional policy to be particularly harmful. Central banks should undoubtedly enjoy a great deal of independence in order to work out a reasonable monetary policy, away from the tremors inherent to the political arena. Yet independence does not mean self-righteousness.

Political debate should be allowed to tackle the most sensitive economic and monetary issues. The debate on the euro’s management, like any debate, requires at least two consistent sides to succeed, however. While German officials miss no opportunity to defend their country’s economic interests, a more worrying political pattern has emerged in the eurozone’s other large economies. In France in particular, as bureaucratic circles took on unprecedented political importance over the past decades, most leaders have regarded the single currency as a means to shirk their economic responsibilities. While the euro crisis threatened this ill-advised approach, Mario Draghi’s activism has unexpectedly provided them with a fresh opportunity to back away from the search of a realistic solution to the eurozone’s ills and to indulge instead in elusive ideals such as the so-called ‘transfer union.’ This status quo has just proved unsustainable.

Allemagne contre BCE : un débat gênant ?

Thu, 28/04/2016 - 10:27

La campagne qu’un certain nombre de responsables allemands ont lancée contre la politique expansionniste de la Banque centrale européenne (BCE) illustre les difficultés politiques qui accablent la zone euro. Dans le même temps, de nombreux dirigeants politiques, notamment en France, en sont réduits à attendre de la Banque centrale que son activisme compense leur perte de maîtrise économique. Aux yeux des gouvernements en difficulté, la BCE incarne désormais un symbole indispensable de volontarisme et d’expertise économique, alors que les craintes d’une désintégration progressive de l’Union européenne vont croissantes. La plupart des responsables politiques européens défendent ainsi l’indépendance de la BCE face aux critiques allemandes pour des raisons qui ont en réalité peu à voir avec le credo monétariste qui sous-tend l’institution.

Leur soutien affirmé illustre non seulement leur souhait de maintenir le seul outil de relance de la zone euro, mais aussi leur réticence à s’engager dans un débat ouvert avec leurs homologues allemands sur la gestion politique de l’euro. La BCE a empêché l’union monétaire d’éclater. Dans le même temps, elle a également permis aux gouvernements nationaux de masquer leur incapacité à trouver une solution mutuellement acceptable aux problèmes de l’euro, dont le chômage de masse et l’instabilité bancaire sont les problèmes les plus urgents. Les conflits en cours indiquent de façon peu surprenante que ce fragile statu quo se fissure irrémédiablement.

L’impasse politique actuelle résulte notamment des types opposés de populisme qui acculent les gouvernements nationaux. Même le populisme de droite anti-immigration varie considérablement d’un pays à l’autre, en particulier sur les questions économiques. Bien que l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et le Front national partagent une hostilité commune envers la monnaie unique, leurs positionnements économiques illustrent en fait la divergence en cours. L’AfD affiche une position économique ouvertement libérale, tandis que le FN préconise une approche bien plus étatiste et keynésienne. De façon certes paradoxale, le FN a montré plus de sympathie pour Alexis Tsipras lors de son élection en Grèce en janvier 2015 que pour l’AfD après ses récents succès électoraux. Plus généralement, tandis que les responsables politiques allemands font face à la révolte de leur population vieillissante contre les faibles taux d’intérêt, les programmes d’aide européens et la dévalorisation de l’euro, la population française tend, au contraire, à réclamer des mesures de relance supplémentaires dans un contexte de chômage de masse. Offrant un exemple frappant de cet imbroglio européen, le ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble n’a pas hésité à imputer la montée de l’AfD à Mario Draghi.

Le président de la BCE se trouve dans une situation particulièrement compliquée. Conscient que l’intégrité de la zone euro repose encore sur ses épaules, il invoque nerveusement son mandat, centré sur une cible d’inflation à 2%. Ce faisant, il tente de justifier sa politique expansionniste au nom de la lutte contre les tendances déflationnistes, face aux critiques de nombreux allemands. Son sens politique couplé à un penchant personnel pour l’activisme monétaire (du type new-Keynesian) l’amène à adopter une approche complexe. Alors qu’il a suivi le chemin tracé par la Réserve fédérale dès 2008 pour éviter une dépression comme celle des années 1930, il doit faire face à un contexte spécifiquement européen de fracture idéologique suivant des lignes nationales.
Plutôt que d’orienter délibérément les outils monétaires de la BCE vers des objectifs économiques spécifiques, il doit constamment s’adonner à une sorte de théâtralité monétariste pour justifier son action. Le monétarisme allemand est du type strictement conservateur cependant. L’ordolibéralisme est attaché à l’indépendance de la Banque centrale tout comme n’importe quelle autre variante du monétarisme, mais il conçoit la stabilité des prix dans le cadre d’une doctrine purement anti-inflationniste et rejette toute forme d’intervention monétaire délibérée dans les affaires économiques. Draghi a beau rappeler que son mandat de stabilité des prix inclut également la lutte contre la déflation, son argument se heurte à un mur en Allemagne, d’autant plus que les taux négatifs mettent à mal le réseau de banques régionales, les compagnies d’assurance et les retraités.

Mario Draghi a démontré une capacité impressionnante à contourner l’orthodoxie monétaire de la zone euro. Ses programmes d’intervention monétaire ont empêché un éclatement désordonné de l’union monétaire alors que les gouvernements étaient tétanisés par l’assaut des marchés contre leurs titres de dette. Sa potion monétaire permet de manipuler les marchés financiers de façon très efficace, notamment d’écraser les taux d’intérêts des pays dits périphériques et de déprécier l’euro. Dans une moindre mesure, elle a permis de détendre les conditions de crédit de la zone euro et de stabiliser une partie des prêts bancaires après une contraction prolongée. Pourtant elle ne permet pas de véritablement soulager les PME, qui représentent 93 % des entreprises et fournissent les deux tiers des emplois européens, ou pour garantir la viabilité de l’euro à long terme.

Le président de la BCE reconnaît lui-même que la politique monétaire ne peut à elle seule sauver l’économie de la zone euro. Dans le même temps, il continue à proclamer le credo monétariste selon lequel la Banque centrale peut (et doit) s’engager dans une relance monétaire aux dimensions sans cesse croissantes, jusqu’à ce que l’inflation atteigne sa cible de 2%. La plupart des ordolibéraux jugent cette interprétation du mandat de la BCE hautement illégitime et estime que l’indépendance de la Banque centrale relève de la pure astuce rhétorique dans ce cas particulier. Alors que la politique de la BCE ne permet guère de véritablement stimuler les économies nationales, ses détracteurs soulignent les risques de bulles financières et immobilières qu’elle induit, en Allemagne et ailleurs. Dans ce contexte tendu, Jens Weidmann, président de la Bundesbank, a ressenti le besoin de soutenir l’indépendance de Mario Draghi face aux attaques de ses compatriotes. Il a ainsi affiché une position plus modérée que dans le passé ; ce qui pourrait faciliter sa carrière dans les sphères européennes et accroître ses chances d’accéder à la présidence de la BCE en 2019. Bien que la plupart des observateurs de la BCE le voient naturellement comme un faucon conservateur, il a néanmoins envoyé dès 2014 des signaux indiquant sa transition vers une approche relativement plus favorable aux politiques monétaires non conventionnelles.

L’exaspération de Mario Draghi est d’autant plus compréhensible qu’il a fait tout son possible pour apaiser les craintes allemandes au cours des premières années de son mandat. En rabrouant publiquement ses détracteurs allemands, il a toutefois écarté la possibilité d’un débat politique sur la gestion de l’euro, pourtant indispensable. En temps de paix, peu d’institutions peuvent se permettre, face à des critiques emportées, d’invoquer le droit de faire tout ce qu’elles jugent approprié et de se défausser en dénonçant les incohérences de leurs adversaires. Comme les architectes de la zone euro ont précisément façonné la BCE selon les principes fondamentaux de la Bundesbank, dont l’indépendance est un pilier, la situation actuelle semble tout à fait paradoxale. Néanmoins, l’ironie reste un piètre substitut au débat et fait actuellement obstacle à la recherche d’une solution durable aux problèmes européens, tant économiques que politiques.
Wolfgang Schäuble mène sans réserve la campagne en cours contre les achats d’actifs et les taux d’intérêt négatifs de la BCE. Alors qu’il s’efforce de limiter les avancées électorales de l’AfD et de soutenir le système financier de son pays, il s’est peu soucié ces dernières années de vendre son approche inflexible au-delà des frontières allemandes. Ses méthodes de négociation brutales et son mépris contreproductif pour les économies en difficulté ont sapé le débat politique européen depuis le début de la crise de l’euro. Les défaillances de W. Schäuble ne donnent pas raison à ses adversaires sur tous les points cependant. Elles ne le privent pas non plus du droit d’exprimer son inquiétude s’il estime que la politique non conventionnelle de la BCE est particulièrement néfaste. Les banques centrales devraient jouir, à n’en pas douter, d’une très grande indépendance afin d’élaborer une politique monétaire raisonnable, loin des soubresauts inhérents à l’arène politique. Pour autant indépendance ne signifie pas impunité.

Le débat politique doit pouvoir se pencher sur les questions économiques et monétaires les plus sensibles. Le débat sur la gestion de l’euro, comme n’importe quel débat, nécessite néanmoins la participation d’au moins deux parties responsables. Alors que les responsables allemands ne manquent pas une occasion de défendre les intérêts économiques de leur pays, une tendance politique plus inquiétante est apparue dans d’autres grands pays de la zone euro. En France en particulier, alors que les cercles bureaucratiques prenaient une importance politique sans précédent au cours des dernières décennies, la plupart des dirigeants ont considéré la monnaie unique comme un moyen de se dérober à leurs responsabilités économiques. Alors que la crise de l’euro menaçait cette approche peu judicieuse, l’activisme de Mario Draghi leur a inopinément permis de se défausser de nouveau et de se complaire dans l’invocation d’une chimérique « union de transferts ». Ce statu quo s’est avéré intenable.

Les négociations sur le TTIP peuvent-elles échouer ?

Wed, 27/04/2016 - 15:36

En quoi la visite de Barack Obama à Hanovre, en Allemagne, est-elle stratégique ? Quels sont les enjeux de la rencontre entre le président américain, la chancelière allemande Angela Merkel, et les dirigeants italiens, britanniques et français ?

C’est d’abord la visite de Barack Obama à Londres qui était stratégique, car le Brexit affaiblirait très sensiblement la Grande Bretagne et l’Union européenne. La visite à Hanovre, et notamment la rencontre avec les dirigeants de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et de la Grande Bretagne, était stratégique pour deux autres raisons.

Le président américain veut que l’Europe se consolide et reste, ou du moins devienne, unie et forte sur des questions essentielles telles que l’Ukraine, la Russie, la Méditerranée, la crise des réfugiés, y compris vis-à-vis de la Turquie. Une Europe faible et désintégrée est une source de grande préoccupation pour les Etats-Unis. L’Amérique du Nord n’a pas de meilleur allié que les pays européens. Il est intéressant de constater qu’il n’y avait aucun représentant de l’Union européenne à Hanovre. Cela suggère que Barack Obama considère que le pouvoir de décision et de mise en œuvre politique reste très largement dans les mains des Etats Nations.

Au-delà de la question du Brexit et de la solidarité européenne, l’importance géostratégique de la visite de Barack Obama à Hanovre était aussi dans la démonstration que la diplomatie et l’engagement doivent prévaloir sur le militarisme – qui pourrait être défendu par Hillary Clinton – ou le désengagement – soit l’isolationnisme et le protectionnisme célébrés par Donald Trump.

Alors qu’un nouveau cycle de négociation sur le marché transatlantique (TTIP) s’ouvrait lundi, les divergences entre les parties au traité se sont accentuées. Les négociations peuvent-elles échouer comme l’a averti le ministre de l’Economie allemand ? Pour quelles raisons ?

Nous sommes face à plusieurs problématiques différentes.
Du côté américain, les Démocrates sont ordinairement partisans du TTIP car ce traité permettrait d’imposer les normes européennes, réputées plus prudentes, aux Etats-Unis. Quant au Parti républicain, il est généralement plus favorable à l’ouverture du commerce international, bien que Donald Trump ne représente pas ce type de républicains. Le TTIP, qu’il faudrait d’ailleurs dénommer marché commun transatlantique, est à 90 % une harmonisation des normes et non pas seulement la baisse des barrières et des tarifs douaniers.

Comprenant cela, l’échec des négociations, souligné par le ministre de l’Economie allemand Sigmar Gabriel, reste une possibilité notamment car les systèmes européens et américains sont très différents. La société américaine est particulièrement litigieuse, concurrentielle plutôt que consensuelle, fondée sur une organisation politique qui laisse beaucoup de pouvoirs aux Etats. Par exemple, le dumping fiscal, décrié en Europe, est une pratique journalière aux Etats-Unis : le Maryland et la Pennsylvanie peuvent se concurrencer pour donner le meilleur bagage fiscal aux investisseurs. L’échec pourrait donc venir de l’incapacité des négociateurs à se mettre d’accord. Cette problématique s’exprime particulièrement dans les processus de ratification de l’accord transatlantique. Le TTIP, une fois négocié, devra être ratifié par tous les membres de l’Union européennes, et donc par 28 institutions différentes contre seulement une, le Sénat, côté Etats-Unis. Pourtant, ce ne sont absolument pas des négociations entre l’Allemagne et les Etats-Unis ou entre la France et les Etats-Unis. On peut se demander ainsi d’où vient la frilosité française et pourquoi François Hollande a-t-il demandé à ce que le TTIP ne soit pas sur la table des négociations à Hanovre ? La prudence française vient d’une part d’une forte suspicion à l’égard des marchés financiers, et plus généralement à l’égard de tout ce qui n’est pas encadré par l’Etat, et d’autre part du calendrier politique.

Deux autres données doivent entrer en considération : la peur de la domination américaine et la peur d’un système trop libéral. La peur d’une domination du système américain s’illustre notamment dans la possibilité, discutée dans le cadre des négociations, pour des entreprises multinationales de porter plainte contre un Etat. Quant à la domination d’un système libéral, elle est d’autant plus forte que l’Europe préserve une certaine forme de protection. Un sondage récent montrait qu’environ deux tiers des Américains estimaient qu’il fallait poursuivre ses objectifs personnels dans la vie plutôt que de s’occuper des gens dans le besoin, des résultats que l’on retrouvait dans des proportions inverses lorsqu’on interrogeait plusieurs pays européens. C’est un point très important, car dans la relation transatlantique, l’une des responsabilités fondamentales et continues est de reconnaître les différences entre les Européens et les Américains. C’est cette donnée qui a été problématique lors de l’invasion de l’Irak. Les Américains, plus que les Européens peut-être, ont tendance à exalter nos valeurs communes, en évoquant par exemple les soldats ayant combattu côte à côte. Mais il faut aussi reconnaître les valeurs que nous ne partageons pas, parce que c’est de là que peuvent venir les difficultés.

À propos de la gauche européenne, qui se cherche un peu partout excepté peut-être en Angleterre, elle devient quelque peu hystérique à ce sujet et dénonce un accord négocié dans le secret. Or, la complexité du TTIP impose de le négocier dans le secret car les concessions que chacun est amené à faire ne peuvent être débattues publiquement. En réalité, le Parlement européen publie sur son site internet des mises à jour sur la progression des négociations. Il faudrait donc attendre l’accord final. L’Europe représente 500 millions de consommateurs et de citoyens, et les Etats Unis 330 millions. Les Européens qui protestent contre le TTIP devraient se rendre compte que l’Europe pèse très lourd dans les négociations. Puisque ce sont les Américains qui veulent que le TTIP réussisse, les Européens ont beaucoup de forces de leur côté.

Barack Obama s’est engagé à faire progresser les négociations sur le TTIP. Pourquoi une telle implication de la partie américaine ? Quelles sont les motivations géostratégiques des Etats-Unis dans la signature du TTIP ?

Il y a tout d’abord la question des calendriers politique. Le président américain quittera ses fonctions le 20 janvier 2017, et il estime, à mon sens, qu’il y a probablement moins de chances de conclure ce traité après son départ. D’une part, Donald Trump est prêt à utiliser l’arme tarifaire et des barrières douanières, ou du moins l’a-t-il dit, même si c’est le Congrès qui devrait mettre en œuvre de telles réglementations. Mais un responsable de la Maison Blanche qui veut promouvoir une telle politique, et qui a un soutien populaire, peut tout de même influer sur le cours des événements. D’autre part, Hillary Clinton, en partie sous pression de Bernie Sanders, a expliqué qu’elle n’était plus favorable au traité transpacifique (TPP). Nous avons donc deux candidats à la présidence des Etats-Unis qui défendent une position critique à l’égard d’un traité de libre-échange. Il est clair que le Sénat, et d’ailleurs Barack Obama l’a confirmé, ne pourra ratifier le TTIP d’ici le 20 janvier faute de temps même si les négociations sont terminées. Mais il faut aussi comprendre que le United State Trade Representative (USTR), une cellule située en face de la Maison Blanche, rapporte directement au président et est désigné par lui. L’USTR et son équipe pourraient donc changer à partir du 20 janvier, et normalement, ces nominations aux Etats-Unis prennent jusqu’à un an. Ainsi, si les négociations n’aboutissent pas avant le départ d’Obama, il peut y avoir une très longue trêve.

Deuxième grande raison : le calendrier électoral en Europe. François Hollande est d’ores et déjà dans une mentalité de campagne. Plus on approche des élections française et allemande, moins il sera possible de faire avancer les négociations. Dans cette configuration, la trêve viendrait du côté européen dans la mesure où rien – ou très peu – ne sera décidé dans les 6 mois précédent ou suivant les élections présidentielles.

L’intérêt du TTIP pour les Etats-Unis tient notamment au fait que l’Organisation mondiale du commerce ne fonctionne plus depuis la mort du Cycle de Doha. Historiquement, les Etats-Unis ont toujours considéré que l’ouverture au commerce international était bénéfique pour tout le monde, et cette mentalité perdure. Dès le début de la République américaine, les Etats-Unis ont tenté de conclure des traités de libre-échange. Monsieur Albert Gallatin, ancien secrétaire au Trésor qui est devenu ambassadeur des Etats-Unis en France après avoir négocié la fin de la guerre de 1812, dont j’ai écrit la biographie, avait parmi ses missions la négociation d’un traité de libre-échange avec les Pays-Bas, et aussi plus tard avec la Grande Bretagne.

Quant à la motivation géostratégique américaine, il s’agit de créer le plus rapidement possible des normes internationales fixées par l’Europe et les Etats-Unis, pour que ces normes ne soient pas déterminées par la Chine. Les Chinois ont un commerce international très important côté Pacifique, mais pour autant, le traité transpacifique n’inclut pas la Chine. De même que les Russes peuvent déclarer que l’OTAN est un exercice d’encerclement militaire et stratégique de la Russie, la Chine pourrait concevoir le TTP, voire le TTIP, comme un containment du marché chinois.

L’avion furtif X-2, future arme high-tech japonaise de dissuasion ?

Wed, 27/04/2016 - 11:18

Le démonstrateur technologique X-2 japonais « Shinshin » – précédemment nommé ADT-X (Advanced technology demonstrator) – a effectué son premier vol le 22 avril. Ce biréacteur expérimental de 13 tonnes mesure 14,2 m de long et a une envergure de 9,1 m, soit des dimensions légèrement inférieures à celles du F-35, souligne Air & Cosmos. Il est majoritairement construit en fibre de carbone. L’X-2 est motorisé par deux XF5-1 d’IHI Corporation. « Le premier vol d’essai est un succès », a indiqué le groupe Mitsubishi Heavy Industries (MHI), qui conçoit l’appareil et qui le codéveloppe avec les services de l’Etat. Ube Industries a fourni les matériaux absorbant les ondes radar, NEC et Toshiba, le système de communication. Le développement a débuté en 2009 et quelques 220 entreprises japonaises sont impliquées dans ce programme mené par l’Agence d’acquisition, de technologies et de logistique du ministère de la Défense. Le budget cumulé avoisine désormais les 40 milliards de yens (320 millions d’euros au cours actuel).

Cet appareil, le premier engin furtif made in Japan est encore à l’état de prototype, mais il est destiné ultérieurement à équiper les « forces d’autodéfense aériennes » (FAD aérienne, l’armée de l’air japonaise). Il vise à venir compléter une flotte de 42 F-35 A d’origine américaine, commandée par la FAD aérienne japonaise à l’horizon 2025-2030, en remplaçant les actuels F-2, développés en partenariat avec les Etats-Unis. Seuls les Etats-Unis, la Russie et la Chine ont été communément reconnus pour avoir mis au point et testé avec succès des avions furtifs. Selon Popular Science, il est prévu que vers 2017-2018, la force aérienne chinoise aura son premier escadron de chasseur furtif opérationnel J-20, actuellement à l’essai.

À la lumière du pacifisme constitutionnel du Japon, la décision de Tokyo de créer un prototype furtif peut sembler étonnante. Pourtant, la création du X-2 peut être le signe que le Japon sait de quel côté le vent souffle, souligne à juste titre le Christian Science Monitor. En 2015, la FAD aérienne du Japon avait dû effectuer 571 décollages en urgence pour répondre aux incursions chinoises dans son espace aérien, une augmentation de 23 % sur l’année précédente (464 incursions). Le Japon est également préoccupé par l’augmentation de l’activité chinoise dans le Sud de la mer de Chine et en mer de Chine orientale. Le Japon, les États-Unis et d’autres pays asiatiques riverains sont préoccupés par la construction d’îles artificielles chinoises et l’activisme militaire de Pékin, y compris le déploiement de missiles en mer de Chine méridionale. Et le Japon doit aussi administrer son propre conflit territorial avec la Chine, sur les îles Senkaku / Diaoyu en mer de Chine orientale, qui fait monter de façon similaire les tensions entre les deux pays.

Au regard de ces multiples facteurs de tensions, la création japonaise du prototype X-2 pourrait correspondre à un processus de dissuasion vis-à-vis de la Chine, car ce prototype d’appareil de combat a été construit pour aider le Japon à tester comment créer un futur modèle de combat furtif. Tokyo avait essayé d’acheter des F-22 Raptors américains aux capacités furtives les plus avancées mais le Congrès américain a interdit l’exportation de la technologie du F-22. Or, la flotte actuelle de la force aérienne d’auto-défense du Japon comprend 190 avions de combat vieillissants F-15J. Dans ce contexte, le Japon estime qu’il doit impérativement moderniser sa force aérienne pour pouvoir être capable de contrer, à l’avenir, les menaces chinoises.
Le gouvernement japonais décidera au cours de l’année fiscale 2018 s’il développera son avion, en faisant uniquement appel aux industries locales ou avec l’aide de partenaires étrangers. Il pourrait être question de ventes à l’exportation, car le marché japonais est trop étroit pour absorber les coûts de production devenus prohibitifs.

L’échec tout récent du Japon concernant l’appel d’offres du renouvellement des sous-marins australiens, un marché colossal de 34 milliards de dollars, qui a été attribué mardi 26 avril à l’entreprise française DCNS, et sur lequel Tokyo avait fondé de grands espoirs à l’export, pourrait néanmoins stimuler les ambitions nippones et les reporter sur d’autres projets d’avenir comme le X-2.

« Pourquoi perd-on la guerre ? » – Trois questions à Gérard Chaliand

Tue, 26/04/2016 - 10:59

Stratégiste, géopoliticien, Gérard Chaliand est un observateur engagé des conflits irréguliers sur quatre continents. Il répond à mes question à l’occasion de la parution de « Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental », aux éditions Odile Jacob.

En forte infériorité numérique, les Occidentaux ont néanmoins gagné la guerre durant la colonisation et, en supériorité technologique et numérique, ils les ont toutes perdues dans la période récente. Comment expliquer ce paradoxe ?

Ce paradoxe apparent s’explique historiquement. Au XIXe siècle, la Révolution industrielle permet un bond en avant des Européens, qui est incompréhensible pour les sociétés afro-asiatiques, d’autant plus que celle-ci est préparée par le mouvement des idées depuis le XVIIIe siècle. Les sociétés asiatiques, bien que plus avancées, sont subjuguées par l’irruption brutale de l’Europe, origine du véritable choc de civilisations de l’époque contemporaine. Celles-ci tendent à se réfugier comme recours dans le religieux (comme les musulmans) ou la morale (comme les confucéens), mais elles sont divisées, sans cohésion nationale (cette idée nouvelle étant inconnue) et, du point de vue militaire, sans sanctuaire et sans soutien extérieur, deux facteurs indispensables dans le cadre des guérillas.

Par la suite, les élites urbaines qui parlent peu ou prou la langue du colonisateur ou de l’adversaire, cherchent à imiter les institutions de celui-ci (parti, parlement, constitution, république, révolution jeune turque 1908, république chinoise 1910). En vain. Il faudra s’emparer de l’idée nationale et la retourner contre les Européens. Ce processus a lieu entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, notamment « grâce » aux défaites infligées par les Japonais en 1942-43 en Asie aux Européens et à l’idéologie marxiste-léniniste très mobilisatrice. Ce processus avait été entamé en Chine par Mao qui transforme la guérilla en véritable guerre révolutionnaire dont le but est de s’emparer du pouvoir à travers la mobilisation des populations par les cadres, via la persuasion et/ou la coercition. Cet exemple est suivi par les Vietnamiens et l’aide extérieure est souvent fournie par l’Union soviétique.

En réalité, le prestige des Européens est perdu lors des occupations japonaises et l’esprit du temps se modifie de façon décisive. Le racisme ne peut plus être défendu (défaite de l’Allemagne hitlérienne), le droit à l’auto-détermination est accordé (1948), le colonialisme des Européens est condamné (les Américains y sont hostiles) et les luttes de libérations se multiplient. La France, pour sa part, livre en Indochine et en Algérie des combats retardateurs.

Les troupes coloniales étaient immergées dans la population locale. Les troupes actuelles sont « bunkerisées ». Est-ce la raison de ce changement ?

Bien sûr, les troupes coloniales étaient immergées dans les pays dominés. Les officiers – comme les troupes – restaient présents des années et connaissaient le terrain et les coutumes locales, sinon les cultures.
Aujourd’hui, la rotation des troupes est « au mieux » d’une année depuis la guerre du Vietnam, souvent moins pour les forces spéciales ,avec pour souci premier de ne pas avoir de pertes, ce qui tend à créer une mentalité de « bunker ». En dehors des opérations « coup de poing » on est plus gibier que chasseur. Et il faut noter que l’asymétrie la plus importante est non pas dans les armes ou la technologie mais dans l’idéologie. C’est l’Autre qui est intensément motivé.

Faut-il, dès lors, éviter toute intervention militaire occidentale sur des théâtres extérieurs ?

Les modifications dans les rapports démographiques dont nous n’avons pas encore pleinement pris conscience ; jouent leur rôle dans le paradoxal « zéro mort ». Il ne faut pas intervenir à tort et à travers sans connaissance du milieu concerné et sans une perspective politique destinée à créer une solution favorable justifiant l’investissement militaire.

À cet égard, la guerre d’Irak (2003), qui était une guerre de choix destinée à remodeler le « Grand Moyen-Orient », s’est révélée un fiasco, dû aux erreurs des néo-conservateurs qui s’imaginaient être omnipotents. « L’État islamique » est en grande partie le résultat de cette guerre de choix à laquelle étaient opposés bien des secteurs de l’establishment, notamment au Département d’État.

Que dire du désastre du conflit libyen dont les dégâts collatéraux dans la zone sahélo-saharienne sont essentiellement à la charge de la France ? Un engagement militaire est en principe destiné à déboucher sur une paix favorable.

Le marché des sous-marins en Australie : une victoire technologique et diplomatique pour DCNS et pour la France

Tue, 26/04/2016 - 10:43

Le moins que l’on puisse dire est que le marché des sous-marins en Australie a été gagné de haute lutte par l’entreprise française DCNS face aux Japonais de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries et à l’entreprise allemande ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS). Les Français ne partaient pourtant pas favori.

Sur le plan diplomatique, les Japonais avaient une longueur d’avance. Ce sont des riverains du Pacifique et le gain du marché par le Japon aurait permis de renforcer l’alliance trilatérale entre l’Australie, le Japon et les Etats-Unis pour faire face à la Chine. C’était la solution privilégiée du précédent gouvernement australien présidé par Tony Abbott et les Japonais ont espéré jusqu’à la fin de l’année 2014 que l’Australie opte pour des sous-marins japonais sans même qu’un appel d’offre ne soit lancé. Si ce pays a en effet libéralisé sa politique d’exportation le 1er avril 2014, il aurait éprouvé les plus grandes difficultés à transférer les technologies nécessaires à la fabrication des bateaux dans les chantiers d’Adélaïde. De plus, l’Australie a sans doute craint qu’un choix pour le Japon n’indispose trop fortement la Chine qui devient le partenaire commercial incontournable de la région, y compris en Australie.

Les Allemands pouvaient compter pour leur part sur un atout majeur : TKMS est le plus grand fabricant mondial de sous-marins conventionnels. Mais les Australiens avaient besoin d’un sous-marin qui ait une allonge plus grande que ceux fabriqués jusqu’alors par TKMS afin de pouvoir croiser jusqu’en Asie du Nord-Est. Sur le plan diplomatique, le choix allemand n’était certes pas susceptible d’effrayer la Chine, mais l’Australie avait besoin de plus qu’un fabricant de bateau, il voulait un partenaire stratégique qui ait des intérêts dans la région ce qui est le cas de la France avec notre présence en Nouvelle Calédonie et dans les Iles du Pacifique. La France conserve en effet de ce fait, même en quantité réduite, des moyens militaires dans la région.

Enfin dans cette équation australienne, il y avait également un quatrième pays qui comptait dans la décision : les Etats-Unis. Rien ne pouvait certainement se faire sans leur aval tant l’équipement en sous-marins de l’Australie joue un rôle dans l’équilibre militaire de la région. Cette implication américaine dans le choix du sous-marin japonais était symbolisée de deux manières. D’une part le système de combat qui devait équiper le sous-marin australien était nécessairement américain pour cause d’interopérabilité avec les forces américaines dans le Pacifique. D’autre part les Australiens avaient été jusqu’à nommer un ancien secrétaire d’Etat à la marine américain à la tête du panel d’experts qui avait été désigné pour évaluer les offres remises par les trois concurrents en novembre 2015. Pour cause d’alliance stratégique, on a d’ailleurs cru longtemps que les Japonais auraient gain de cause avec l’appui des Américains.
De ce fait il faut considérer le choix non seulement comme une victoire technologique et industrielle mais aussi comme une victoire diplomatique.

Sur le plan technologique et industriel, DCNS présentait tout d’abord la garantie de pouvoir développer le type de sous-marins que souhaitaient les Australiens. Celui-ci, plus gros que les sous-marins conventionnels fabriqués habituellement par DCNS, sera dérivé du sous-marin d’attaque fabriqué à l’heure actuelle pour la marine française. La différence majeure viendra du fait que le sous-marin australien aura une propulsion classique diesel/électrique et non une propulsion nucléaire comme le Barracuda français.

En second lieu, DCNS est habitué désormais à gérer des contrats importants de ventes de sous-marins comprenant la fabrication sur place et des transferts de technologie. C’est le cas des ventes de sous-marins Scorpène à l’Inde en 2005 et au Brésil en 2009. Or la question des emplois créés en Australie a pris une importance grandissante avec le temps. Le plan de charge en chute libre du chantier local ASC devait se traduire par des suppressions d’emplois dans la région d’Adélaïde, dans le Sud de l’Australie. Cette question était devenue un enjeu de campagne électorale en Australie avant les élections anticipée au mois de juillet de cette année et il était important pour le Premier ministre Malcolm Turnbull de communiquer rapidement et de manière positive sur ce sujet. C’est ce facteur qui a d’ailleurs desservi les Japonais dans la dernière ligne droite. Ces derniers avaient fait l’objet d’une campagne de presse très négative de la part des élus locaux du Sud de l’Australie et de la presse australienne, les Japonais ayant annoncé à l’origine qu’ils fabriqueraient les sous-marins destinés à l’Australie au Japon. Sur ce plan, DCNS a donc pu donner toute garantie quant à sa capacité à travailler avec les entreprises australiennes qui seront impliquées dans la fabrication du sous-marin.

Enfin, c’est une victoire diplomatique pour la France. Pour ce type de contrat très important il est en effet impossible de l’emporter sans une implication diplomatique forte. Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et la chancelière allemande Angela Merkel l’ont d’ailleurs fait mais sans succès. La France a peut-être su profiter d’une relative discrétion à ce niveau, préférant agir sans grande déclaration médiatique, en s’appuyant sur son bon positionnement diplomatique. La France est un acteur stratégique de la région, contrairement à l’Allemagne, mais elle n’est pas marquée aussi fortement que le Japon dans son opposition à la Chine ce qui pouvait rassurer les Australiens. La France a également sans doute profité de la bonne relation stratégique qui s’est nouée avec les Etats-Unis ces dernières années. Car si la décision ne se prenait pas à Washington, les Américains pouvaient en revanche certainement s’opposer à un choix qui n’aurait pas conduit à un renforcement de l’alliance stratégique dans la région.

Les conséquences de de contrat sont multiples. Tout d’abord, il va se traduire par un nombre important d’emplois en France : 4000 pour les six prochaines années selon DCNS. En second lieu, le phénomène the winner take all pourrait s’imposer. La concurrence est féroce sur le marché de l’exportation des sous-marins et la perte du contrat australien est une mauvaise nouvelle pour l’entreprise allemande TKMS. Ce choix peut donc être aussi l’occasion de relancer un processus de consolidation de l’industrie navale militaire européenne qui s’imposera de toute manière avec le temps.

[GEOTALK] Haïti, instabilité politique et crise humanitaire

Mon, 25/04/2016 - 18:28

Action contre la Faim (ACF) et l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) présentent “GEOTALK, improving our world’s understanding” :
Conférence du 20 avril 2016 avec Eric Sauray, politologue, avocat et enseignant à Paris XIII

Retrait des troupes russes : réelle concession ou stratégie ?

Fri, 18/03/2016 - 18:06

Le président russe a annoncé à la surprise générale le retrait de la majeure partie des troupes russes présentes en Syrie. Pourquoi une décision si soudaine ? Les objectifs fixés par le ministère de la Défense ont-ils réellement été atteint ?
Plusieurs faits viennent expliquer ce retrait partiel des forces russes en Syrie.
Tout d’abord, cette décision tombe au bon moment d’un point de vue politique. Nous sommes dans un contexte de négociations alors qu’un cessez-le-feu, certes fragile, a été mis en place. La Russie envoie donc un signal fort, en montrant qu’elle est prête à préférer l’option diplomatique à l’option militaire.
Deuxièmement, la Russie a toujours affirmé qu’elle n’avait pas vocation à intervenir sur le long terme en Syrie et elle en apporte la preuve en démontrant qu’elle est capable de se retirer très rapidement du théâtre d’opération. Par ailleurs, la Russie est engagée depuis maintenant 5 mois et demi en Syrie, ce qui est long pour une intervention. Le matériel doit être ménagé, les hommes mobilisés sur le terrain ont besoin de souffler et d’être relevés. C’est un timing particulièrement favorable à un retrait partiel des troupes, avant l’envoi éventuel de nouvelles unités fraîches si la situation venait à l’exiger.
En matière militaire, la Russie et son allié Bachar al-Assad ont repris l’initiative sur le théâtre d’opération syrien. L’offensive djihadiste, qui était proche de couper la Syrie utile à l’été 2015, a été vaincue et refoulée : Alep est désormais encerclée, sur le point de tomber, et les forces syriennes sont aux portes de Palmyre. Le rapport de force s’est inversé grâce à l’intervention de la Russie. On ne peut évoquer une mission accomplie car la paix n’est toujours pas de mise en Syrie. Mais la Russie peut assurément s’accorder une pause dans ses opérations et se permettre de conduire un retrait partiel de ses troupes, sans conséquences immédiatement déterminantes sur le terrain.

Le retrait russe se produit dans un contexte particulièrement tendu en Syrie, avec la menace d’une intervention plus soutenue de la Turquie et de l’Arabie Saoudite. Ce retrait est-il un moyen d’éviter que le conflit syrien ne dégénère ?
Le conflit syrien est déjà en train de dégénérer, dans la mesure où la Turquie intervient dans les affaires intérieures de la Syrie en menant des frappes sur la communauté kurde syrienne. La Turquie se fait ainsi le complice de l’Etat islamique en combattant les ennemis de Daech. La situation est grave de ce point de vue. Si l’Arabie Saoudite en venait à intervenir elle aussi, elle se rendrait coupable d’une intervention illégale dans les affaires intérieures syriennes n’ayant pas faite l’objet d’une sollicitation de la part de Bachar al-Assad.
Pour autant, l’hypothèse d’une dégradation du conflit syrien n’est pas le motif du retrait russe. Les Russes considèrent que c’est le bon moment pour ménager leurs troupes, pour analyser la réaction des acteurs du conflit syrien et l’évolution de la situation. Il faut bien noter que l’armée russe se retire sur une victoire tactique alors que les Occidentaux, les Turcs et les Saoudiens, sont toujours incapables de venir à bout de Daech. Implicitement, les Russes démontrent leur capacité à agir vite et fort alors que les Occidentaux n’en ont visiblement pas l’intention. Plus la situation s’aggravera en Syrie et plus l’aide Russe sera jugée nécessaire et importante.

Cette décision n’est-elle pas guidée par les difficultés économiques russes qui ne permettent plus de soutenir l’effort militaire en Syrie ? Quelles sont les capacités militaires russes actuelles ?
La Russie subie une récession économique difficilement supportable pour la population, du fait de la chute des prix du pétrole et de la baisse du rouble. Pour autant, l’intervention russe n’a pas un coût insoutenable (entre 3 et 8 millions de dollars par jour selon les différentes estimations). La Russie est encore en mesure de mener ce type d’opération, à la fois réduite – quelques centaines d’hommes, une cinquantaine d’appareils et plusieurs navires – et n’engageant pas de troupes au sol. De plus, l’investissement russe est largement à la hauteur des succès politiques engrangés par la Russie, qui est redevenue l’incontournable interlocuteur des Etats-Unis, ce qu’elle souhaitait ardemment depuis l’effondrement de l’empire soviétique.
Les capacités militaires russes sont importantes. Les Russes avaient déjà démontré en Crimée l’efficacité des forces spéciales, des troupes aéroportées, et l’avancée de l’effort de modernisation. Désormais, ils certifient, à travers l’opération syrienne, la précision de leur matériel militaire et l’intelligence de leur tactique de combat qui consistait à frapper la chaine logistique de l’Etat islamique et des troupes d’Al-Nosra. La Russie montre qu’elle a de nouveau une armée de l’air et une flotte sur lesquelles il faut compter, comme l’ont démontré les tirs de missiles de croisière depuis la mer Caspienne et la Méditerranée.
Les forces armées se modernisent donc mais doivent encore poursuivre leur effort, car l’armée russe demeure un ensemble encore trop hétérogène. Incontestablement, la Russie est redevenue une puissance majeure, tant du point de vue militaire que politique.

Donald Trump est-il en train d’enterrer le Parti républicain ?

Thu, 17/03/2016 - 17:35

Peut-on considérer que cette élection présidentielle américaine est exceptionnelle ? Que nous apprend la popularité des candidats anti-système sur le climat social et l’importance du mécontentement politique aux Etats-Unis ?
Nous ne sommes pas encore entrés dans la phase des élections réelles car les primaires sont avant tout des scrutins intra-partis. Ces primaires ont manifesté le mécontentement des Américains, huit ans après la crise financière et trente ans après le début du consensus de Washington qui a stoppé le progrès des classes moyennes aux Etats-Unis. Le pouvoir d’achat du foyer américain moyen n’a pas avancé depuis les années soixante-dix. Bien que les Américains soient peu prompts à se mettre en colère et à remettre en cause leur propre système, de nombreuses frustrations se manifestent actuellement à l’occasion des primaires.

L’establishment américain, des SUPERPACS au parti républicain, semble se mobiliser contre l’éventualité d’une victoire de Donald Trump. Est-ce une réelle inquiétude ou bien seulement une posture ?
Il est clair que Donald Trump a su mobiliser une certaine frange de la population américaine que les Européens méconnaissent en grande majorité. Ce sont des gens éloignés des élites, trahis par les dérives du système politique et financier. Trump exprime la colère des classes moyennes qui ne se sentent pas ou peu représentées. L’establishment, qui prêche depuis au moins trente ans son idéologie sans considérer la vie réelle de la population, n’a pas anticipé la popularité fulgurante de Donald Trump.
La panique de l’establishment est réelle. C’est la fin du Parti républicain, qui propose depuis Ronald Reagan des politiques destructrices, visant notamment à minimiser le rôle de l’Etat. Les Républicains n’ont plus rien à offrir. Ils s’inquiètent davantage de ne plus rien représenter et de leur survie dans l’ombre de Donald Trump, que des réponses qu’ils pourraient apporter à l’exaspération des citoyens. Or, les électeurs impliqués dans les primaires sont généralement les plus politisés, les plus militants et ressentent donc ce vide politique au sein du parti.

Si Trump divise sur la scène intérieure américaine, il est clair que sa stratégie marketing a reçu un écho mondial. N’est-il pas malgré tout en train de remettre le Parti républicain, jusqu’alors en retrait, sur le devant de la scène internationale et de rendre inaudible la campagne d’Hillary Clinton ?
Donald Trump ne met pas le Parti républicain sur le devant de la scène mais bien un certain type d’Amérique et d’Américains, avec lesquels les Européens sont profondément mal à l’aise. Si les Européens ne se reconnaissent pas dans l’électorat de Donald Trump, il n’en est pas moins composé d’authentiques Américains. Trump est réel, 100 % américain et représentatif de l’Amérique jacksonienne, isolationniste, combative, agressive, égoïste, etc. Il prône une politique d’ « America First », qui répond à des attentes effectives au sein de la population américaine. Une partie des mesures controversées de Trump – comme le mur élevé entre le Mexique et les Etats-Unis – devra passer par le Congrès. Mais certaines initiatives de politique étrangère et sécuritaire, comme le rapatriement des troupes de l’OTAN, sont davantage possibles car inclues dans les prérogatives du Président des Etats-Unis.
L’Amérique représentée par Trump, à la fois symboliquement et politiquement, est tout à fait authentique. Il faut considérer sérieusement la capacité de Donald Trump à devenir président des Etats-Unis. Les Européens auraient alors à faire à un autre type d’Américains qui n’ont pas accédé au pouvoir depuis les années 1920.
Quant à Hillary Clinton, le combat entre les représentants des deux principaux partis, qui marquera le début de la véritable campagne présidentielle en septembre, s’annonce sanglant.

« Nous ne sommes plus seuls au monde »– 3 questions à Betrand Badie

Thu, 17/03/2016 - 17:29

Bertrand Badie, expert en relations internationales, est Professeur des universités à Sciences-Po Paris. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Nous ne sommes plus seuls au monde : un autre regard sur l’”ordre international” », aux Éditions La Découverte.

Pensez-vous que l’analyse des relations internationales est encore aujourd’hui trop centrée sur les États et la puissance ?

Évidemment oui, puisqu’elle fait rarement l’effort de regarder non seulement en direction des « acteurs globaux » (firmes multinationales, ONG…), mais aussi des sociétés et des acteurs sociaux. Regardez les conflits contemporains : dans leur grande majorité, ils dérivent de la décomposition des États, des Nations et, pire encore, des sociétés. Les relations internationales – qui se limitaient jadis à une compétition de puissances – se ramènent aujourd’hui à une compétition de faiblesses, face à laquelle les instruments militaires ne peuvent pas grand-chose et, en tout cas, n’emportent pas la décision.

Qu’est-ce qui vous fait écrire que le soft power n’a jamais réussi à être un substitut du hard power ?

Le soft power a été conçu et pensé, notamment aux États-Unis après la défaite essuyée au Vietnam, afin de rattraper, par le jeu de la domination douce, les échecs d’un hard power qui commençait à atteindre les limites de ses capacités. Le succès était bien apparent : la consommation mondiale subissait l’attraction visible du modèle américain. Mais politiquement le phénomène ne produisait pas les effets attendus : boire du coca-cola, parler anglais, fréquenter les universités de la côte Est ou être « cinéphage » des superproductions américaines, ne vous convertissait pas en soutien de la diplomatie américaine ! Deux exemples ne trompent pas : celui de l’Amérique latine et celui du Moyen-Orient, tous deux très sensibles au modèle américain et qui ont développé, dès les années 1980, un anti-américanisme parfois virulent.

Vous dénoncez un tournant néoconservateur de la France après 2003. Mais peut-on mettre toutes les interventions militaires dans le même sac ? Le Mali n’est-il pas l’opposé de la Libye ?

Différent oui, mais certainement pas opposé. A la base du néo-conservatisme, on trouve une vision hiérarchique et civilisationnelle des cultures, teintée de messianisme et de la conviction que cette attitude proactive atteint son maximum d’efficacité en faisant usage de la force, non plus face à des « ennemis », familiers des théories réalistes, mais face à des « criminels » avec qui on ne négocie pas. En épousant la thématique de la « famille occidentale », en rappelant la supériorité de nos valeurs, en brandissant l’argument d’une « responsabilité particulière de la France », en décidant à la place de l’autre de manière « intraitable », on s’installe dans un néo-conservatisme « soft », atténué seulement par le fait que la France ne dispose ni des moyens des États-Unis, ni de l’intensité de leur messianisme.

Corruption. Phénomène ancien, problème nouveau ?

Wed, 16/03/2016 - 15:00

Sylvie Matelly, directrice de recherche à l’IRIS, et Carole Gomez, chercheure à l’IRIS, répondent à nos questions à l’occasion de la parution de la Revue internationale et stratégique n°101 dont le dossier qu’elles ont dirigé porte sur le thème “Corruption. Phénomène ancien, problème nouveau ?” :
– Pourquoi la corruption est-elle devenue un sujet central partout dans le monde ?
– Pourquoi avoir choisi de réaliser ce dossier “Corruption. Phénomène ancien, problème nouveau ?” ?
– En quoi la corruption représente-t-elle un risque croissant pour les entreprises ? Celles-ci mettent-elles en oeuvre des stratégies afin de lutter contre ce phénomène ?

Doit-on craindre les tests de missiles réalisés par l’Iran ?

Tue, 15/03/2016 - 16:20

L’Iran a récemment réalisé des tests de missiles à courtes, moyennes et longues portées qui semblent inquiéter une partie de la communauté internationale. Pourquoi réaliser ces tests aujourd’hui ?
L’Iran a toujours axé sa stratégie de défense sur une politique de dissuasion, que l’accord sur le nucléaire ne remet nullement en questions. Ces tests entrent naturellement dans cette logique. Cependant, le timing interroge dans la mesure où ces tirs de missiles arrivent rapidement après l’élection des membres du parlement et de l’assemblée des experts. Couplés aux inscriptions sur les missiles appelant à la disparition d’Israël, ces tests constituent certainement un message politique adressé aux modérés et au gouvernement de Rohani par les Gardiens de la Révolution afin de freiner la normalisation des relations de l’Iran avec les Etats-Unis.

Les craintes américaines de voir l’Iran se doter de missiles intercontinentaux sont-elles justifiées ? Quel serait l’intérêt de l’Iran de se doter d’une telle capacité militaire ?
Le programme de missiles balistiques iranien n’est pas nouveau. Depuis la guerre du Golfe Persique, et l’envahissement du territoire iranien par les forces conventionnelles irakiennes, l’Iran s’est engagé dans la constitution d’une politique de dissuasion. Elle fut supportée par une industrie nationale capable de mettre en place une batterie de missiles, éventuellement nucléaires. C’est toute l’ambiguïté de la situation actuelle : l’Iran continue de développer une force dissuasive tout en affirmant son incapacité à transporter des têtes nucléaires. Il faut rappeler que le Conseil de sécurité a voté une résolution interdisant à l’Iran de tester des missiles pouvant être équipés avec des charges nucléaires.
Cependant, on ne peut pas contester à l’Iran le développement d’une telle politique. La part du PIB iranien consacrée à l’armement reste relativement modérée comparée à d’autres budgets régionaux. Mais tandis que l’Iran affirme que ces tests entrent dans la continuité de sa politique de dissuasion nationale, Israël et les Etats-Unis s’inquiètent de la portée des missiles et interprètent ces nouveaux essais comme un acte agressif.

Dans quelle mesure ces tests risquent-ils de compliquer l’insertion de l’Iran dans la communauté internationale mais aussi d’accroître les tensions régionales dans un contexte de militarisation voire de nucléarisation du Moyen-Orient ?
Contrairement à certaines affirmations, notamment du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu, ces tests ne remettent pas en cause l’accord sur le nucléaire. L’accord suit son cours et il est clair que personne n’a envie de le voir remis en cause. Les sanctions vont être levées et permettront la réintégration économique de l’Iran en 2016. Quant à la réintégration diplomatique, Rohani semble en position de force suite à sa victoire au parlement et à l’élection de figures réformistes à l’assemblée des experts. Cependant, la politique d’apaisement menée par le président de la République d’Iran sera l’objet d’une lutte avec les forces ultras qui rejettent cette politique de « normalisation » et l’influence des Etats-Unis. L’habilité politique de Rohani et l’évolution des rapports de force en termes de politique intérieure semblent pour l’instant jouer en sa faveur.
En ce qui concerne l’aspect régional, Rohani plaide aussi pour de meilleures relations avec l’Arabie Saoudite. Les tests de missiles iraniens ne devraient pas impacter le rapport de force régional. C’est plutôt la résolution de la crise syrienne qui sera une donnée fondamentale pour anticiper l’évolution de la relation entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. A priori, les forces modérées en Iran sont prêtes à faire un pas en direction des Saoudiens pour apaiser les tensions et pour trouver une solution finale au conflit en Syrie.

Pourquoi la Côte d’Ivoire est-elle à son tour touchée par le terrorisme ?

Tue, 15/03/2016 - 16:14

Que nous apprend la cible de l’attentat, une station balnéaire très populaire, sur la stratégie d’AQMI ? Les intérêts occidentaux et français sont-ils particulièrement visés ?
La fusillade du Grand Bassam permet deux observations principales. La première est liée à l’évolution du pouvoir de nuisance et au regain de puissance d’AQMI et de ses alliés. Au cours de ces dernières années, les fractures internes, les divisions et la destruction de la chaîne de commandement d’AQMI, par la neutralisation de plusieurs de ses commandants d’unités et de nombreux de ses lieutenants, ont considérablement contribué à la fragilisation du groupe. La fulgurante avancée de l’Etat islamique et son extension territoriale dans la région montrent bien qu’AQMI, faute de moyens structurels et opérationnels pouvant entraîner une plus grande mobilité dans le temps et dans l’espace, n’avait plus suffisamment d’influence et de connexions dans la région.
Face à cet affaiblissement, le réalisme a dû imposer aux branches les plus structurées d’AQMI soit un ralliement de circonstance, soit un regroupement sur le moyen ou long terme. De nombreux services de renseignement indiquent une normalisation des relations entre Al-Mourabitoune – de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar – et l’émir d’AQMI, Abdelmalek Droukdel. Au-delà du possible renforcement des liens entre les deux hommes, il faut souligner que la stratégie d’AQMI consiste aujourd’hui à frapper des cibles qui seraient moins contrôlées par les forces de sécurité et de défense. La station balnéaire de Grand Bassam, à cet égard, a été une cible plus facile pour les terroristes. Sachant que les autorités ivoiriennes étaient en situation d’alerte maximale et que des mesures de renforcement de la sécurité avaient été prises dans les grands centres urbains, les terroristes qui avaient certainement placé la Côte d’Ivoire dans leur viseur n’avaient d’autres choix que de chercher un site ne bénéficiant pas d’une protection renforcée.
La deuxième observation tient à la mobilité retrouvée d’AQMI. Avec des effectifs moins pléthoriques et une logistique facilement mobilisable, le groupe est capable de perpétrer des attentats spectaculaires dans plusieurs pays. Son organisation actuelle, qui lui permet, à travers une expertise militaire internationale formée par petits groupes, d’administrer des frappes comme celles de Bamako, de Ouagadougou ou de Grand Bassam, et son mode opératoire, conduit par des commandos bien rodés, sont de moins en moins contrôlables et le seront davantage si les services de renseignement, les dispositifs de détection et de surveillance n’agissent pas efficacement en amont de la chaîne de prévention.
En ce qui concerne les intérêts occidentaux et français, je pense qu’il faut rester prudent quant aux généralités et à la dictature de la culture de l’instantanéité qui consistent à trouver des solutions immédiates quand bien même le phénomène analysé est complexe et que la structure de ce dernier a un enracinement historique et sociale considérable. Si les terroristes s’attaquent aux sites de fréquentation occidentale, ce qui est indéniable dans nombre de cas connus, il faut aussi reconnaître que ces lieux sont réservés aux classes africaines les plus aisées qui font l’objet de critiques acerbes de la part de certaines classes populaires. Au sein de ces dernières, aucune distance n’est prise pour séparer les « bons » des « mauvais ». Cette confusion est bien présente dans la stratégie d’endoctrinement et bien alimentée par le triomphe des thèses conspirationnistes. Si l’on doit parler des intérêts occidentaux, l’observation la plus objective porterait sur les multinationales occidentales en Afrique. Sur ce point, je pense que la protection des intérêts est bien largement au-dessus de la moyenne comparativement aux intérêts des Etats africains qui malheureusement ne savent pas, ne peuvent pas et ne veulent pas s’appliquer une certaine rigueur dans la protection de leurs populations.

Quelles conséquences ce premier attentat islamiste de masse en Côte d’Ivoire, revendiqué par AQMI peut-il avoir sur la politique intérieure et extérieure ivoirienne ? Face à cette nouvelle donne sécuritaire, peut-on anticiper un rapprochement des politiques sécuritaires entre les pays touchés par le terrorisme en Afrique ?
La Côte d’Ivoire traverse évidemment un moment charnière : reconstruction politique et sociale du pays après une décennie de guerre civile, modernisation et diversification de l’économie et développement massif des infrastructures. Tout comme en Tunisie, au Mali, au Nigéria et ailleurs, les incidences des attentats terroristes sur la politique intérieure et extérieure sont quasi-évidentes. En Côte d’Ivoire, le risque est encore plus élevé au regard de la fragile stabilité acquise depuis cinq ans.
Sur le plan intérieur, l’économie nationale pourrait se trouver sérieusement impactée notamment le secteur du tourisme et celui des investissements direct étranger. Si les conséquences économiques sont avérées, il est clair que les défis sociaux actuels et à venir seront difficilement relevés. Beaucoup d’observateurs dénoncent déjà à tort ou à raison l’absence d’une croissance économique inclusive. Pour que l’objectif d’une croissance économique inclusive soit atteint, il faut que l’Etat renforce le rôle des collectivités locales en leur donnant les moyens conséquents et en leur apportant le transfert des compétences nécessaires. Or, si l’Etat est amené à renforcer son dispositif de sécurité, ce qui semble s’imposer désormais, il sera difficile d’accélérer dans le même temps la réduction des inégalités sociales dans le pays et de financer les politiques de réconciliation nationale et de consolidation de la paix.
Sur le plan de la politique extérieure, la Côte d’Ivoire peut compter sur la dynamique d’intégration politique et économique dans la région si les Etats qui en font partie, conscients des conséquences économiques et sociales des attentats terroristes, décident de renforcer ce processus. Mais les défis à relever pour y parvenir sont de taille. Par ailleurs, la Côte d’Ivoire, contrairement à de nombreux pays africains, bénéficie de coopérations et de partenariats de défense bien mieux structurés depuis quelques années. La réforme et la modernisation de son armée et de ses forces de sécurité, depuis 2012 et avec l’assistance technique de ses partenaires, sont beaucoup mieux élaborées que dans certains pays africains qui n’ont pas connu de guerre au cours des dernières décennies. A ce titre, le pays peut s’appuyer sur son partenariat notamment avec la France à travers les Forces françaises en Côte d’Ivoire (FFCI) créées en janvier 2015. Cette Base opérationnelle avancée (BOA) apporte déjà au pays la formation des forces de sécurité et de défense ivoiriennes (environ 2500 depuis quelques mois) avec un accent particulier sur les techniques d’intervention opérationnelle rapprochée (TIOR) et les techniques de sauvetage au combat. Mais en ce qui concerne la menace terroriste, ce sont les capacités d’anticipation qui méritent d’être renforcées tant au niveau national que régional.

Après le Mali, le Burkina Faso, et la Côte d’Ivoire, d’autres pays d’Afrique redoutent-ils d’être la cible d’attentats terroristes ? Comment les pays s’organisent-ils ?
Aucun pays aujourd’hui n’est à l’abri d’un attentat terroriste. Tous les pays même les plus lointains de la bande sahélo-saharienne sont en situation d’alerte maximale. Il faut plus que jamais craindre les phases d’accalmie ou de relative stabilité où que l’on se trouve. Les Etats mobilisent leurs efforts avec des niveaux d’expertise nationale très relatifs et, face à cette mobilisation, les groupes terroristes affinent leurs méthodes et leurs techniques imposant par la même occasion aux forces de sécurité et de défense de s’adapter au nouveau format et à la nouvelle nature de la menace. Un exercice difficile à maîtriser au regard des innombrables défis à relever par les Etats.

Multiplication des attentats : la Turquie de plus en plus sous tension ?

Tue, 15/03/2016 - 11:27

Ankara vient d’être le théâtre d’un nouvel attentat, à ce jour non revendiqué, bien que les responsables turcs aient désigné comme coupable le mouvement de guérilla kurde. Quelle est la crédibilité d’une telle accusation ? Doit-on y voir une tentative du PKK de faire entendre sa voix alors que son invitation aux négociations de Genève a été suspendue, le retour de la « sale guerre » entre les forces turques et les kurdes, ou une provocation des Faucons de la Liberté du Kurdistan ?
Pour l’heure, après l’attentat terrible qui a, une nouvelle fois, endeuillé Ankara, et dès lors qu’il n’y a pas eu de revendication, il n’est pas possible de formuler des hypothèses un tant soit peu précises. Si revendication il y a, nul ne peut prédire quand elle aura lieu. Mais il est clair que cette attaque s’inscrit dans une suite d’attentats de plus en plus rapprochés, d’Ankara à Istanbul en passant par des villes à l’est de la Turquie.
Plusieurs aspects de cette situation sont très préoccupants. Tout d’abord, l’état insurrectionnel de plusieurs quartiers et districts dans des villes à l’est de la Turquie, au sein desquels des combats font rage, rappelant singulièrement les scènes de guerres civiles en Syrie. La question kurde est ainsi extrêmement inquiétante car susceptible de s’aggraver considérablement sans que personne ne puisse la contrôler. Toutefois, à ce stade de l’enquête, attribuer les responsabilités de l’attaque d’Ankara au PKK ou aux Faucons de la Liberté du Kurdistan (un groupuscule ayant fait scission du PKK depuis de nombreuses années) relève de l’hypothèse.
La succession d’attentats à un rythme s’accélérant mérite l’expression de notre solidarité envers le peuple et les autorités turques. Il est cependant important de ne pas se précipiter dans la désignation de coupables, à ce stade inconnus. Il faut se garder de rentrer dans une logique de surenchère guerrière, et s’imposer sang-froid et lucidité. L’intensification des bombardements par la chasse turque contre des positions du PKK, situées dans les montagnes de Kandil au nord de l’Irak, est d’autant plus alarmante qu’elle s’est réalisée avant même que l’organisation revendique les attentats. L’opération militaire turque contribue à renforcer les tensions et va logiquement déboucher sur une riposte kurde. Cette situation nous rappelle que la « sale guerre », ayant déchirée le PKK et la Turquie dans les années 90, est redevenue d’actualité. Il est donc essentiel de tout faire pour éviter d’accroitre les affrontements militaires.

Face à l’intensification de l’opération militaire turque en territoire kurde, faut-il abandonner tout espoir de voir les deux parties s’asseoir à la table des négociations ? Ce réflexe guerrier n’est-il pas symptomatique d’une fuite en avant d’Erdogan, de plus en plus isolé sur la scène internationale ?
Il y a un paradoxe remarquable. En 2012, M. Erdogan, en tant que Premier ministre, avait eu le courage et la lucidité politiques d’initier un processus de négociation. Certes, l’initiative n’a pas eu les résultats escomptés mais elle a eu le mérite de faire tomber un tabou en permettant une négociation direct des autorités turques avec le PKK et son chef charismatique Abdullah Öcalan.
Malheureusement, depuis la fin du mois de juillet 2015, le processus de négociation a volé en éclat. Si l’on en croit les déclarations des autorités politiques turques, le PKK est redevenu l’ennemi public numéro un et une organisation terroriste à combattre par tous les moyens. La démarche politique de Recep Tayyip Erdogan, qui montrait que la Turquie excluait l’irréalisable éradication militaire du PKK, entre en contradiction avec la reprise des combats. Il est difficilement envisageable de désigner le parti kurde comme étant l’ennemi à abattre alors même que, pendant plus de deux ans, la Turquie a négocié avec.
Ainsi, il est plus que souhaitable qu’une perspective de solution politique renaisse dans les meilleurs délais, et que les représentants, tant de la partie kurde que turque, s’assoient autour de la même table. C’est la seule façon d’en sortir par le haut, et ce d’autant plus que la question kurde est certainement le principal défi posé à la Turquie. Il n’y aura pas d’achèvement du processus de démocratisation du pays sans règlement politique – et non militaire – de la problématique kurde.

Le regain de tensions entre la Turquie et les Kurdes s’inscrit dans un contexte de cessez-le-feu bien fragile en Syrie. Quels sont les espoirs de voir cette initiative perdurer ? Le statu quo entre les différentes forces présentes sur le terrain est-il tenable ?
C’est une question dont il serait bien présomptueux de donner une réponse totalement affirmative. On peut simplement constater l’atténuation des opérations militaires et des bombardements russes depuis maintenant deux semaines. Il y a bien sûr des entorses au cessez-le-feu mais la situation est nettement moins paroxystique que celle qui prévalait il y a encore un mois.
Deux objectifs sont désormais centraux : permettre aux organisations humanitaires de venir en aide aux populations, notamment dans les villes assiégées depuis parfois plusieurs mois, et soutenir la réactivation du processus de négociation. Il serait bien naïf de considérer que ce processus aboutira à des résultats rapides car il demeure une opposition majeure entre le gouvernement syrien et l’opposition armée. Les rebelles considèrent que toute solution politique doit avoir pour préalable le départ de Bachar Al-Assad, tandis que le gouvernement syrien et ses alliés estiment qu’un compromis politique, fondé sur des élections, est la seule porte de sortie acceptable.
Ces positions sont a priori irréconciliables mais c’est bien le propre du travail diplomatique que de dessiner un compromis malgré les antagonismes. Il est certain que les deux camps devront faire un pas l’un vers l’autre. La situation est extrêmement complexe mais le simple fait que les négociations soient réactivées est une nouvelle positive.
Le cessez-le-feu est globalement respecté et la volonté des différentes parties semble être de mise. Il faut que l’ensemble des forces en présence (la Syrie ainsi que les acteurs régionaux et internationaux) aillent dans le même sens. Le rapprochement entre Moscou et Washington est déjà remarquable, bien que des divergences réelles persistent.
Evidemment, le statu quo tel qu’il est à l’œuvre aujourd’hui n’est pas tenable à long terme. Mais, dans la mesure où il pourrait durer suffisamment longtemps pour permettre aux négociations de prendre de l’ampleur, ce serait un formidable pas en avant en direction d’une résolution du conflit syrien. La décision de Vladimir Poutine de retirer une partie des troupes russes de Syrie va en ce sens.

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