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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 6 days ago

L’ONU, un mécanisme imparfait mais indispensable

Mon, 14/03/2016 - 15:35

L’ONU a fêté l’année dernière son 70e anniversaire. Au terme de 70 ans d’existence de l’ONU, quel bilan tirer de cette institution dont beaucoup critiquent l’inaction ou l’impuissance et que le général de Gaulle surnommait avec mépris « le machin » ?

Certes, un tour d’horizon des enjeux actuels et passés peut donner l’impression que l’ONU a incontestablement échoué : elle a échoué à assurer la paix dans le monde. La guerre civile en Syrie aujourd’hui, qui dure depuis cinq ans et a causé un quart de millions de morts, mais aussi la guerre des Etats-Unis en Irak à partir de 2003, que l’ONU a dû avaliser pour ne pas perdre la face, ou encore le génocide du Rwanda en 1994-95 et le massacre de Srebrenica en ex-Yougoslavie en 1995, que l’ONU est restée incapable de prévenir et d’arrêter, l’illustrent. De même dans le domaine de la santé, l’OMS a été impuissante à agir efficacement contre l’épidémie du sida depuis les années 1980, et l’Unesco, on le voit aujourd’hui, est incapable de préserver les sites classés sur sa liste du patrimoine mondial, comme l’illustrent la destruction des bouddhas de Bâmiyân par les talibans en Afghanistan en 2001 ou celle du temple de Bel à Palmyre en Syrie en août 2015.

Pourtant, l’ONU reste un mécanisme indispensable car il s’agit de l’instance mondiale la plus démocratique. En effet, son Assemblée générale rassemble 193 pays, soit quasiment tous les pays du monde, sur une base démocratique, chaque Etat disposant d’une voix. Ce n’est pas le cas dans d’autres instances mondiales comme le FMI, où les Etats disposent d’un certain nombre de voix en fonction de leur richesse, ce qui fait que les Etats-Unis et l’Union européenne disposent d’un nombre de voix prépondérant. Ce n’est pas le cas non plus des autres structures comme le G7, G8, G20, ou de l’OCDE qui ne rassemblent que les pays les plus riches du monde (respectivement 7, 8, 20 et 34 pays).
De plus, les valeurs sur lesquelles l’ONU a été fondée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sont des valeurs progressistes et humanistes : la démocratie, les droits de l’homme, la paix, le progrès social.

L’ONU a, on l’oublie souvent, au fil de ses 70 ans d’existence, réalisé beaucoup de choses en ce sens : une action normative d’abord, avec des déclarations et conventions progressistes comme la déclaration universelle des droits de l’homme (1948), la convention sur les droits de l’enfant (1989), la convention sur la protection de tous les travailleurs migrants et de leurs familles (1990), et la déclaration sur les droits des peuples autochtones (2007). Ces textes sont souvent très avancés, et le problème ne vient pas de l’ONU mais des Etats qui parfois ne les ratifient pas : ainsi les Etats-Unis ont refusé de signer la convention sur les droits de l’enfant et celle sur les travailleurs migrants.
L’ONU a aussi contribué à apaiser les conflits dans le monde : avec ses casques bleus, créés en 1948, qui ont obtenu le prix Nobel de la Paix en 1988 et ont été plus de 2400 depuis leur création à mourir en mission. Elle s’occupe du « maintien de la paix » (peacekeeping), mais aujourd’hui aussi de la « construction de la paix » (peacebuilding), c’est-à-dire de l’établissement d’une paix durable, de l’organisation d’élections et du rétablissement d’une démocratie pérenne dans les pays qui sortent d’un conflit. L’ONU a ainsi mené une soixantaine d’opérations de maintien de la paix depuis sa création. Alors qu’il n’y en a eu pas plus de 15 pendant la période de la Guerre froide, il y en a eu beaucoup plus depuis 1989. Aujourd’hui, l’ONU mène 16 opérations de maintien de la paix, dont 9 se déroulent en Afrique, comme la MINUSMA au Mali, qui a récemment abouti à la conclusion d’un accord entre les parties opposées, et la MINUSCA en République centrafricaine.
L’ONU a également contribué à l’aide au développement dans le monde, avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), créé en 1965-66, et avec ses agences telles que l’Unesco qui s’est attelée à l’alphabétisation en Afrique.

Plus globalement, on peut observer que les Nations unies ont développé et promu un ensemble de concepts, de notions-clés, qui sont aujourd’hui popularisées et passées dans le langage courant, sans qu’on sache toujours qu’elles viennent de l’ONU et de ses agences : le « développement durable », introduit avec le rapport Brundtland en 1987, la notion de « biosphère » introduite par l’Unesco en 1968 avec la conférence de la biosphère, celle de « non prolifération » introduite avec le traité de non prolifération nucléaire de 1968, celle de « patrimoine mondial » lancée par l’Unesco qui a créé en 1972 sa prestigieuse liste du patrimoine mondial… [1]
En matière de maintien de la paix, l’ONU a développé depuis 1994 la notion de « sécurité humaine » qui opère un renversement conceptuel, car elle affirme que l’ONU doit désormais se préoccuper plus de la sécurité des populations que de celle des territoires, et la notion de « responsabilité de protéger » en 2001, qui affirme que si un Etat n’est pas en mesure d’assurer la sécurité de sa population, il revient à la communauté internationale de le faire. Ces notions universalisent le concept, français, de droit d’ingérence.

Mais l’ONU, malgré ces apports, souffre de faiblesses structurelles qu’il importe, au XXIe siècle, de corriger : tout d’abord son fonctionnement n’est en fait pas tout-à-fait démocratique : le système du Conseil de sécurité, où les 5 membres permanents, vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale (France, Etats-Unis, Royaume-Uni, Chine, Russie), ont le droit de veto, est une entorse à son caractère démocratique. Les projets de réforme du conseil de sécurité, envisagés depuis de longues années, n’ont toujours pas abouti. Ce droit de veto empêche l’ONU d’agir sur des questions importantes. Ainsi, dans le passé, l’ONU est resté inactive sur les enjeux de la guerre d’Algérie et de la guerre du Vietnam, deux conflits meurtriers, car les puissances impliquées, respectivement la France et les Etats-Unis, avaient le droit de veto et donc auraient empêché toute tentative d’intervention de l’ONU.

Par ailleurs, l’ONU souffre d’un recrutement opaque, à tous les niveaux y compris au plus haut. Ainsi, son Secrétaire général n’est pas élu, mais nommé par l’Assemblée générale sur proposition du Conseil de sécurité, qui traditionnellement ne propose qu’un seul candidat (!), choisi lors d’une réunion privée, au cours de laquelle les membres permanents peuvent utiliser leur droit de veto.
L’ONU n’est pas exempte non plus de scandales : le scandale de corruption de l’opération « pétrole contre nourriture » au début des années 2000, dans lequel plusieurs cadres onusiens ont été impliqués, le scandale d’abus sexuels opérés récemment par des casques bleus en Afrique, comme en République centrafricaine ou en Côte d’Ivoire. Ou encore, il y a plus longtemps, le fait d’avoir nommé, de 1972 à 1981, comme Secrétaire général l’Autrichien Kurt Waldheim, qui était un ancien nazi. L’ONU, organisation universelle, se doit d’être irréprochable.

L’ONU s’est en outre depuis les années 1990 engagée sur une voie dangereuse, celle de la privatisation : alors que dans les années 1970, une de ses agences, l’Organisation internationale du travail (OIT), avait tenté, mais en vain, de réglementer la politique sociale des firmes transnationales, aujourd’hui l’ONU s’engage dans un partenariat étroit avec des entreprises. Les partenariats se multiplient par exemple entre l’Unesco et des entreprises privées. Et Kofi Annan a lancé, en 2000, le « pacte mondial » (Global Compact), qui entend élever les entreprises privées au rang de partenaires privilégiées de l’ONU, leur octroyant un pouvoir de décision à l’ONU et leur donnant le droit de se prévaloir du logo ONU, en échange de l’engagement à respecter quelques règles éthiques. Or ce partenariat apparaît comme un marché de dupes, l’engagement n’ayant aucune force contraignante et n’étant pas contrôlé. L’ONU semble en train de « vendre » son nom au secteur privé, comme en témoigne une externalisation croissante de ses actions. Il apparaît urgent que l’ONU se démarque de cette tendance, car la logique de l’ONU qui est celle des droits de l’homme et du progrès social, n’est pas la même que celle des entreprises privées, qui visent avant tout à faire du profit. Ce sont même des logiques opposées.

Au contraire, il faut que l’ONU se préoccupe de réglementer les pratiques, souvent contraires aux droits de l’homme et à l’intérêt général, des firmes multinationales, qui traitent mal leurs employés (pensons à Amazon ou aux sous-traitants d’Apple en Asie) et pratiquent l’évasion fiscale (pensons à MacDonald et Starbucks qui ne payent pas tous les impôts qu’elles devraient payer en France).
A l’heure actuelle où les problèmes et les enjeux deviennent transnationaux, nous avons plus que jamais besoin d’une organisation démocratique mondiale pour régler ces problèmes : le problème du terrorisme, qui transcende les frontières étatiques, le problème des épidémies et de la pollution, ou du climat, qui également ne connaissent pas de barrières, mais aussi le problème de l’évasion fiscale, qui se joue des frontières. Nous avons plus que jamais besoin de l’ONU, pour assurer la paix et le progrès social dans le monde, mais aussi pour rendre impossible les paradis fiscaux, pour réduire les inégalités sociales criantes (entre les pays et au sein des pays), et pour protéger l’environnement.

Pour que l’ONU puisse accomplir son action efficacement, il faut supprimer le droit de veto, et parallèlement donner à l’organisation plus de pouvoir, c’est-à-dire plus de force contraignante à ses résolutions et à ses conventions, ainsi qu’un pouvoir de sanction accru (à l’image de l’OMC qui, pourtant moins universelle que l’ONU, a un pouvoir de sanction fort avec son organe de règlement des différends), par exemple lui donner un pouvoir de sanction économique à l’encontre d’Etats ou de firmes transnationales, et opérer une véritable démocratisation de son fonctionnement et de son recrutement. Il faut aussi soutenir les conventions progressistes de l’ONU et faire pression sur les Etats pour qu’ils les ratifient. C’est à ce prix que l’ONU, organisation imparfaite mais indispensable, pourra jouer son rôle pacificateur et progressiste en faveur de tous les citoyens du monde.

[1] Toutes ces notions novatrices sont analysées dans mon dernier livre: Chloé Maurel, Histoire des idées des Nations unies. L’ONU en 20 notions, Paris, L’Harmattan, 2015.

Penser et s’approprier un sujet de relations internationales : l’exemple de Hiroshima et du nucléaire

Fri, 11/03/2016 - 15:39

Barthélémy Courmont est directeur de recherche à l’IRIS et maître de conférences en Histoire à l’Université Catholique de Lille. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage “Mémoires d’un champignon. Penser Hiroshima” (Le mieux Editeur, 2016) :
– Pourquoi avoir choisi d’écrire cet ouvrage ? Quelle est la démarche ?
– Face à un sujet de recherche, comment combiner l’approche à la fois personnelle et épistémologique ?
– En quoi Hiroshima est-il un aspect majeur des relations internationales ? Si cette ville est connue pour son symbole de tragique victime du feu nucléaire, quelles sont ses autres facettes ?

Terres rares : quelle stratégie française ?

Wed, 02/03/2016 - 10:43

Mi-janvier, le groupe belge Solvay a annoncé la fermeture d’ici fin 2016 de ses usines de recyclage et de séparation des terres rares en provenance des ampoules basse consommation. Les ateliers concernés sont localisés en France, à Saint Fons (Rhône) et à La Rochelle (Charente-Maritime). Ils avaient été lancés en 2011 alors que les prix des terres rares avaient flambé, à la suite de l’annonce du renforcement des mesures restrictives chinoises (quotas à l’export) et de l’embargo de Pékin visant les exportations de ces métaux rares à destination du Japon, dont l’industrie de pointe en est particulièrement dépendante. Pour le grand public comme pour la plupart des décideurs politiques du monde entier, ce « choc des terres rares » permettait de découvrir l’existence de ces mystérieuses terres rares. Depuis, les usines de Solvay subissent la concurrence des LED qui tendent à remplacer les ampoules basse consommation sur le marché mais aussi la politique de prix bas appliquée aux terres rares par la Chine pour tuer la concurrence dans les domaines minier et métallurgique.

Que sont les terres rares [1] ? Quelles sont leurs propriétés et leurs applications ?

Néodyme, samarium, europium… Les terres rares constituent un ensemble de 17 métaux dans la classification périodique des éléments de Mendeleïev. Les terres rares font partie du groupe des 45 métaux rares qui se différencient des métaux industriels ou dit « de base » (fer, nickel, zinc, cuivre…) par une faible production (de l’ordre des kilotonnes contre les mégatonnes pour les métaux de base), un haut degré de technicité (sous-produit voire sous-sous-produit des industries minière et métallurgique), une valeur élevée (par rapport aux métaux industriels) accompagnée d’une volatilité extrême et une criticité considérable.

Les terres rares possèdent des propriétés remarquables, dues à leur structure électronique unique, qui les rendent parfois difficilement substituables et très prisées par les industriels. On peut citer les propriétés optiques (nombreuses concernées notamment pour les lasers, les verres spéciaux et la luminescence), magnétiques (néodyme, dysprosium, samarium, praséodyme), résistance thermique (yttrium, cérium), légèreté et résistance (scandium) ou encore le stockage d’énergie (thulium, prométhium, terbium).

Ces propriétés exceptionnelles trouvent des applications dans les principaux secteurs stratégiques et porteurs : la médecine notamment nucléaire (IRM, radiologie portable), l’automobile (voitures hybrides, électriques et demain voiture sans conducteur), l’aéronautique (ailes, électronique embarquée, moteurs), la défense (lasers, drones, guerre électronique, missiles guidés, lunettes de vision nocturne), les énergies renouvelables (superaimants des générateurs des éoliennes), le nucléaire (parois à capture neutronique des réacteurs nucléaires), les objets connectés à écran (tablettes, smartphones, ordinateurs…) tout comme la robotique et la domotique.

Quel est l’état du marché mondial des terres rares ? Quel rôle y joue la Chine ?

La République populaire de Chine domine totalement le marché des terres rares. Elle assure aujourd’hui plus de 90 % de la production mondiale de terres rares tout en possédant environ 50 % des réserves prouvées. Cependant, ce quasi monopole chinois n’a pas toujours existé. Au début des années 1960 et jusqu’au milieu des années 1980, les États-Unis constituent le premier producteur de terres rares au monde. La Chine ne possède alors qu’une activité résiduelle dans ce secteur. Toutefois, elle amorce un virage stratégique en 1986. Sous l’impulsion de Deng Xiaoping, le programme 863 consacré à la R&D de la haute technologie nationale opère une refonte de long terme de la stratégie chinoise des terres rares. Pari gagnant car dans les années 1980, la production chinoise d’oxydes de terres rares augmente de 40 % chaque année ! Deng Xiaoping affirme d’ailleurs ses ambitions dès 1992 : « Les terres rares sont à la Chine ce que le pétrole est au Moyen-Orient ». Très vite, dans le courant des années 1990, la production massive de terres rares chinoises à bas prix asphyxie le marché mondial. Molycorp, le géant américain des terres rares, est à l’agonie. Il ferme l’immense mine californienne de terres rares de Mountain Pass en 2002. Résultat : en 2010, à la veille du « choc des terres rares » (augmentation des prix de plus de 2 000 % pour certains éléments de terres rares courant 2011), la Chine détient 97 % de la production mondiale de terres rares.

Malgré la plainte déposée à l’Organe de règlement des différends par les États-Unis, le Japon et l’Union européenne en 2012 et la demande de l’OMC de supprimer les quotas chinois à l’export pour les terres rares, la Chine demeure le grand maître du marché de ces métaux stratégiques. Elle a supprimé sa politique de quotas pour la remplacer par un système de licences accordées aux entreprises partenaires triées sur le volet. Sa stratégie est toujours aussi efficace : pratiquer des prix bas imbattables sur le marché pour tuer la concurrence, forcer l’implantation des sociétés étrangères sur le sol chinois afin d’acquérir de nouvelles technologies et ainsi maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur industrielle, de la mine à l’aimant. Molycorp – qui avait relancé la production de terres rares en 2012 à Mountain Pass à la faveur des prix hauts dus au choc des terres rares – se déclare en faillite en juin 2015 avec un endettement de 1,7 milliard de dollars. Pékin a sciemment maintenu une forte production, inondé le marché de ses terres rares pour empêcher toutes les sociétés minières notamment canadiennes, australiennes et américaines d’entrer sur le marché des terres rares qu’elle considère comme sa chasse gardée. Les grandes compagnies minières et métallurgiques chinoises d’État ont d’ailleurs, à chaque fois qu’elles l’ont pu, racheté leurs consœurs étrangères [2].

Quelle est la stratégie de la France concernant les terres rares ?

Bien que dotée de capacités scientifiques, de savoir-faire industriels et de richesses minérales sous-marines conséquents, la France n’a pas de stratégie opérationnelle pour les terres rares. Plus largement, la France ne dispose pas de stratégie concernant les matières premières minérales non-énergétiques. Historiquement, c’est à la suite du choc pétrolier de 1973 que l’État français se dote d’une stratégie de sécurisation de ses approvisionnements en hydrocarbures. Cette décision a également permis de réduire la part du pétrole destinée à la production d’électricité qui était de l’ordre de 70 % en 1973 et qui aujourd’hui est nulle grâce au développement du parc nucléaire français. Un effort de planification stratégique et de prospective analogue à celui fait pour le pétrole semble nécessaire pour les métaux critiques et stratégiques. Dans cette optique, le Comité pour les métaux stratégiques (COMES) a été créé par décret en janvier 2011. Réunissant des experts du BRGM, de l’ADEME, de l’IFREMER ainsi que des industriels (Solvay, Renault, Eramet, Areva notamment) et les pouvoirs publics, le COMES a pour mission d’assister le ministre en charge de l’écologie, du développement durable et de l’énergie dans le développement et la mise en œuvre de la politique française en matière de gestion des approvisionnements nationaux en métaux stratégiques. Toutefois, les missions de sensibilisation, de rayonnement et d’études du COMES sont louables mais limitées par de faibles moyens.

Cette analyse s’est appuyée sur un mémoire de recherche intitulé « Terres rares – Livre blanc sur la stratégie française de sécurisation des approvisionnements en terres rares » et dirigé par Franck DeCloquement, expert en intelligence stratégique pour le groupe KER-MEUR et professeur à l’IRIS Sup’.

[1] Il s’agit des 15 lanthanides (lanthane, cérium, praséodyme, néodyme, prométhium, samarium, europium, gadolinium, terbium, dysprosium, holmium, erbium, thulium, ytterbium, lutécium) auxquels on associe le scandium et l’yttrium.
[2] Rachat de Magnequench, fleuron américain de la fabrication d’aimants à base de terres rares en 1995 par un consortium chinois, tentative d’OPA en 2009 sur Lynas, principal producteur australien de terres rares par la China Non-Ferrous Metal Mining Co., prise de participation de la Jiangsu Eastern China Non-Ferrous Metals Investment Co. qui acquiert 25 % du producteur minier australien Arafura Resources Ltd. en 2009 ou encore la China Investment Corp qui prend la même année 17 % de Teck Resources Ltd, une société minière canadienne impliquée dans la filière des terres rares. La liste est longue.

L’esprit européen s’est perdu sur la route des Balkans

Mon, 29/02/2016 - 11:27

Il y a déjà plusieurs mois que la crise des réfugiés met l’équilibre européen à rude épreuve. Pris entre un système de prise de décision complexe et des mouvements populistes en pleine croissance, l’UE n’est pas au rendez-vous de ses valeurs, ni à la hauteur de son prix Nobel de la paix, comme le déplore le récent rapport d’Amnesty international.

Sur la route des Balkans, par laquelle des centaines de milliers de réfugiés transitent depuis plus d’un an, l’UE a abandonné ses principales raisons d’être. La première est l’absence de solidarité entre ses membres en vue de la répartition des réfugiés, malgré une décision en la matière. Il serait malhonnête de se cacher derrière les réactions choquantes des pays de l’Est. Le discours de Manuel Valls en Allemagne signifiant fermement que la France ne veut pas accueillir davantage de réfugiés, alors qu’elle n’en « accueille » même pas le tiers du chiffre prévu, quand l’Allemagne en reçoit plus d’un million, interroge tout autant sur la solidarité existante dans le couple franco-allemand, moteur de l’UE.

Cette absence de solidarité a désagrégé trois principes fondateurs de l’Union : circulation, concertation et conviction. Devant l’afflux massif de réfugiés se dirigeant principalement vers trois pays (Allemagne, Autriche, Suède), de nombreux murs et renforcements se sont érigés tout au long du parcours, depuis la Hongrie jusqu’à la Slovénie, et même désormais à la frontière franco-belge. En creux, après la caducité du règlement de Dublin, il est évident que c’est tout l’équilibre de Schengen, c’est-à-dire l’idée que l’Europe est un espace de libre circulation des personnes, qui est en jeu. Les dispositifs de renforcement des frontières, non seulement offrent des images honteuses de familles transies de froid sous la pluie devant des barbelés et des soldats en armes, mais en plus participent à un goulot d’étranglement dont les pays des Balkans sont victimes.

Cet effet domino était en germe dans l’accord conclu en octobre dernier sous l’égide de la Commission européenne, comme nous le notions déjà dans un précédent article. Il suffisait en effet que l’un des deux pays accueillant le plus de réfugiés (Allemagne et Autriche) temporise pour que l’ensemble de la chaîne, depuis la Slovénie jusqu’à la Macédoine, ferme à son tour ses frontières, laissant à la Grèce le soin de gérer les afflux journaliers de bateaux. Or, c’est exactement ce qui s’est passé ce mercredi 24 février, avec cette circonstance aggravante que l’accord conclu entre l’Autriche et les pays des Balkans (tous les pays de l’ex-Yougoslavie, Albanie et Bulgarie) s’est fait dans le dos de la Grèce, mise devant le fait accompli avec la fermeture de la frontière du côté de la Macédoine. Le flux remontant les Balkans s’est donc considérablement tari, puisque depuis quelques jours déjà, seuls les Syriens et Irakiens peuvent passer au compte-goutte. Ceux-ci sont alors pris en charge depuis la Macédoine jusqu’à l’Autriche.

La Grèce a officiellement protesté auprès de l’Autriche, qui se défend en rappelant le nombre considérable de réfugiés déjà présents sur son territoire. Cela ne règle cependant aucun problème puisque les réfugiés continuent d’arriver en Grèce, plus nombreux que ceux qui peuvent la quitter tous les jours. D’autre part, que faire des autres, notamment afghans ? Ces gens ne peuvent plus passer par la route classique, mais personne ne peut croire qu’ils feront demi-tour. On doit donc se préparer à ce que de nouvelles routes soient ouvertes par les passeurs, plus chères, plus dangereuses, par exemple par l’Albanie puis par la mer jusqu’en Italie. Le paradoxe est que l’UE annonce sa volonté de lutter contre les passeurs alors que ce sont justement les murs et les barbelés qui les enrichissent.

L’UE pense avoir trouvé la parade à travers l’accord conclu avec le pays source, la Turquie, quoi que son application laisse encore perplexe. Après avoir abandonné la solidarité, la concertation et la circulation, c’est ici la conviction qui est passée par pertes et profits avec cet accord tant les dérives autocratiques du régime turc sont caractérisées. Surtout, il vaudra mieux ne pas regarder de trop près comment les Turcs comptent s’y prendre pour garder sur leur territoire des gens qui veulent en partir.

Au fond, l’Europe avait à relever un défi à la hauteur de sa longue et douloureuse histoire. Pour paraphraser Churchill, elle avait le choix entre le déshonneur du regard détourné et la main tendue vers les réfugiés, elle a choisi le déshonneur, et elle aura les réfugiés.

Central Bank Worship on the Wane: Why the ECB struggles to revive “animal spirits”

Fri, 26/02/2016 - 12:57

Market turmoil increasingly prompts scepticism about the power of central banks. This reversal actually points to the unprecedented peak of fervour that monetary worship reached in the aftermath of the global financial crisis. The guarantees provided by central banks worldwide, whether implicit or explicit, helped avoid a depression. Meanwhile, unrealistic expectations rose among investors and even more so among policymakers as to the economic salvation that unconventional monetary policy would allegedly bring about. Despite its bombast, the European Central Bank, in particular, stumbles against the fundamental political flaws that make it hard to find a cure for the ills of the Eurozone and its banking sector.

In the United States, the Federal Reserve, following the bankruptcy of Lehman Brothers, embarked on an ultra-expansionary policy mix—most notably with zero interest rates and three successive rounds of quantitative easing—which helped revive lending and lower the dollar’s exchange rate for some time. Throughout its quantitative easing programmes, the Fed added $3.7 trillion to its holdings, pouring as much liquidity into the markets. In contrast with its limited effect on the real economy, this policy created the conditions for a spectacular and somewhat problematical surge in asset prices, well beyond a mere bounce-back. In so doing, it also deeply destabilised financial flows to emerging markets.

In stark contrast with the Fed, the ECB was slow to lower its key interest rates (and even ill-advisedly hiked them in 2011) and waited until the beginning of 2015 to set up a bond purchase programme. As such it followed the Fed’s path belatedly but with a convert’s zeal. It turns out that its expansionary policy, which is aimed at tackling deflationary trends, is still far from yielding the awaited results—which is hardly surprising if the real drivers of aggregate demand are taken into consideration. In addition, Mario Draghi’s pledge to not only do ”what it takes” but, it seems, “ever more” does not seem to provide that much support to financial markets as they are beleaguered by the Eurozone’s bleak economic reality. The ECB’s QE programme has come at a time when US equity markets were grinding to a halt, following the discontinuation of the Fed’s own purchase programme, which had propelled them to a level 2.8 times as high as their 2009 low and 37 percent higher than their 2007 peak.

It is certainly not an end in itself for monetary policy to stimulate financial markets. Nonetheless, faced with the permanent threat stemming from the bursting of bubbles which they have helped inflate, central banks are trapped in a vicious circle. The contrasting market reaction to QE in the Eurozone and in the US points to substantial differences. Not only have these programmes been introduced at different stages of the « recovery », but the underlying financial situation differs markedly too. As early as 2008, the US authorities set up the Troubled Asset Relief Program (TARP), which aimed to rid financial institutions of the toxic assets that undermined their solvability. This measure was controversial, as it encouraged the main actors of the bubble to back away from their responsibilities. Meanwhile it helped prevent a collapse of the financial system and restore confidence in the interbank market. The operation has even proved profitable for the US Treasury, once its $442 billion worth of related assets were sold back over the course of the recovery. The Fed’s QE programme therefore took place in a context where banks were stabilising and the economy was recovering, albeit modestly.

Such programmes are the responsibility of a sovereign state, not only of a central bank—despite the latter’s utmost responsibility as the lender of last resort. The state is in charge of preventing a collapse, even if this involves taking the risk of exceptional and controversial measures that are beyond the scope of monetary policy. The Fed’s purchasing programme faced this reality as the sums that were injected, as large as they were, essentially remained trapped within the financial markets and had little impact on the real economy. The bolder idea of « helicopter money »[1] actually appealed to Ben Bernanke as he appeared willing to fund a fiscal stimulus through the “printing press”, probably under the guise of a permanent purchase programme. Such a plan, which would have implied a framework of budgetary coordination with the Treasury, was excluded by the balance of power in Congress although it would have proved financially less damaging and economically more meaningful than QE. To put it simply, “helicopter money” aimed at the real economy, in a context of very low inflation, might actually be more in line with conservative standards than abstract quantitative easing. It is of little surprise that Milton Friedman advocated such an approach as early as 1948, alongside a proposal for the adoption of a 100 percent reserve system [2].

The Eurozone is an economy without a state—or with nineteen unequal governments to be more accurate. Consequently the area’s leaders were unable to follow suit with the “second best” options taken by the US authorities. Not only did the ECB restrict itself to a very timid monetary response in the first place but, much more importantly, the political authorities shied away from the structural financial measures that were needed to reactivate the banking system. With regard to the monetary response, the opposing monetary cultures among Eurozone countries, particularly between Germany and France, precluded any substantial move under Jean-Claude Trichet’s chairmanship. The volubility and communicational genius of his successor, Mario Draghi, certainly helped to avoid a messy break-up of the currency union in 2012 but his activism now seems to face an insurmountable obstacle. Beyond the mere issue of monetary policy, Eurozone leaders are still not in a position to devise a viable economic and financial architecture. More than a mere technical mistake, the wobbly political balance among the union’s member states is the root cause of this inextricable situation.

Against this background, the sword of Damocles is still hanging over European banks. The ECB’s negative deposit rate is often blamed for undermining the profitability of the banks that still reward deposits with positive interest rates. Hybrid debt securities, such as contingent convertible bonds or « Coco bonds », which are convertible into shares in case of trouble (so as to boost the bank’s capital), have also been mentioned as a source of weakness, as these securities have been issued in excess by the like of Deutsche Bank. Yet, the risk that weighs on European banks far exceeds these aspects alone. The permanent invocation of the “banking union” fails to hide the fact that it simply does not exist beyond a mere system of supervision and a very modest resolution scheme for failing banks. A common insurance for bank deposits remains illusory or even taboo, just like the constitution of a joint government backstop to address failing banks, which should work as an insurance mechanism and break the feedback loop between the banking sector and state finances in a given country.

With regard to the EU’s new bank resolution and recovery directive (BRRD)—which includes the “bail-in” of bondholders as well as large depositors of a failing bank (to the tune of 8pc of the bank’s liabilities) before any taxpayer money is disbursed—it addresses a highly legitimate concern. Its purpose is to prevent taxpayer money from being used to pour astronomical sums into failing banks that took excessive risks. But are these provisions credible and viable under the current circumstances? This system might make it possible to handle individual cases of non-systemic banks. This is to forget the vast interconnections between financial institutions, which generally follow the same trends and resort to the same practices, especially in times of booms and busts. When a system of irresponsibility has thrived for decades with the blessing of governments—whose debts were considered to be « risk-free »—it is particularly perilous to decide overnight, in a context of crisis and mass unemployment, the absolute accountability of creditors and large depositors alike. In order to achieve this crucial goal, a dynamic of genuine financial stabilisation and economic recovery should have been previously (or at least simultaneously) initiated. The Eurozone followed the opposite path, with pro-cyclical measures. In addition, the supervisors pushed the banks to recapitalise to levels which might seem elevated now but would not even protect them sufficiently in the likely event of a new financial crisis.

Yet fixing the banking sector is even more crucial for the Eurozone than for the United States. Mario Draghi stresses his desire to develop bond funding for the corporate sector, in order to make companies less dependent on bank lending. It should be borne in mind that 93% of Eurozone companies have less than 10 employees (compared to about a half in the United States). These are very much unlikely to access the bond market, if not through dubious small loans securitisation programmes. Furthermore, the benefits such a turning point would bring about in terms of long-term financial stability are highly doubtful. Emulating the financial model of the US in this matter is illusory. As bank lending is structurally more important in Europe than in the US, it is even more essential to put European banks back on track to finance the economy. Far from such a goal, the financial reforms pursued by the Eurozone can be seen as the more or less unconscious path towards a system of widespread default. Even though these reforms have legitimate goals and some technical consistency, the overall system makes little economic sense. It bears the tangible risk of a crisis of great magnitude that would eventually see the states, in violation of the principles advocated today, fly to the rescue of the banking sector once again and sacrifice their finances.

Central banks seem to have become the “slaves of the markets”, as the Economist recently put it , but it is the governments which have given them the kiss of death. Trying to make up for policymakers’ inability to restore a sustainable system and to ward off the threat of financial collapse, central banks have fed the illusion of solvency through a succession of asset bubbles for more than two decades. Despite the prestige of this increasingly political role, which goes beyond the mere notion of independence, the oscillatory nature of this system undermines their credibility and hinders their capacity to act strategically. The ineffectiveness of the ECB’s measures, in particular, mirrors the political fault line that irremediably divides Europe.

 

[1]See « Lunch with the FT: Ben Bernanke » par Martin Wolf, 23 October 2015. “I think a combination of tax cuts and quantitative easing is very close to being the same thing [helicopter money]”. 
[2] Milton Friedman, A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability, American Economic Review 38, pp. 245-264, June 1948

Déclin du culte des banques centrales : pourquoi la BCE peine à raviver la zone euro

Fri, 26/02/2016 - 12:47

L’instabilité financière donne désormais lieu à une érosion de la croyance des investisseurs dans le pouvoir des banques centrales. C’est en vérité le signe que ce culte avait atteint des sommets de ferveur inédits et intenables. Face au risque de dépression, les garanties apportées par les banques centrales, qu’elles soient implicites ou explicites, ont bel et bien permis d’éviter le pire à partir de 2008 puis au cours de la crise de l’euro. Mais dans le même temps, des attentes démesurées sont nées au sein des cercles financiers et encore davantage dans la sphère politique quant au caractère prétendument salvateur de leur action. La Banque centrale européenne en particulier bute, malgré son emphase, sur les failles politiques fondamentales de la zone euro, qui empêchent un rétablissement du financement bancaire.

Aux Etats-Unis, la Réserve fédérale s’est, à la suite de la faillite de Lehman Brothers, engagée dans une politique ultra-expansionniste qui a permis d’abaisser un temps le taux de change du dollar, de relancer le crédit et de retirer des marchés une partie de la dette publique américaine. Au fur et à mesure de ses achats, la Fed aura ajouté pour 3700 milliards de dollars à son actif, injectant autant d’argent dans les marchés financiers. En décalage avec ses effets limités sur l’économie réelle, cette politique a créé des conditions favorables à une envolée spectaculaire et problématique du prix des actifs financiers, bien au-delà d’un simple rebond, et profondément déstabilisé les flux financiers vers les marchés émergents.

La situation est substantiellement différente, et autrement inquiétante, au sein de la zone euro. Si la BCE a progressivement abaissé ses taux pour faire face à la crise, elle ne s’est engagée que l’an passé dans la voie de l’achat de titres obligataires (quantitative easing), suivant tardivement, mais avec la ferveur du converti, l’exemple américain. Il s’avère que cette politique visant à contrer les tendances déflationnistes est loin de produire les effets escomptés ; ce qui n’est guère surprenant pour peu que l’on s’intéresse aux ressorts réels de la demande. De plus, la promesse de faire toujours plus n’apporte pas dans la durée le soutien tant espéré aux marchés financiers. Le programme d’achat de la BCE est arrivé à un moment de ralentissement puis de retournement des marchés boursiers américains, après l’arrêt du programme de la Fed qui les avait propulsés à un niveau 2,8 plus élevé que leur point bas de l’hiver 2009 et de 37% supérieur à leur pic de l’été 2007.

Propulser les marchés financiers n’est certes pas une fin en soi de la politique monétaire. Mais face à la menace permanente de déflagration financière liée à l’éclatement de bulles qu’elles participent elles-mêmes à gonfler, les banques centrales se sont enfermées dans ce cercle vicieux. L’écart de réaction des bourses européenne et américaine à la politique d’achat de la BCE et de la Fed respectivement pointe des différences de fond. Non seulement ces programmes n’interviennent pas aux mêmes étapes de la « reprise », mais il faut ajouter à cela que les situations financières sous-jacentes diffèrent fortement. Dès 2008, les autorités américaines ont mis en place le programme TARP (Troubled Asset Relief Program) qui visait à débarrasser les institutions financières des actifs toxiques qui minaient leur bilan. Cette mesure était controversée dans la mesure où elle déresponsabilisait les principaux acteurs de la bulle, mais elle permit d’éviter un effondrement du système financier et de restaurer une certaine confiance entre les institutions financières sur le marché interbancaire. Elle s’est même avérée rentable pour l’Etat américain, une fois ces actifs revendus au cours de la reprise économique. Le programme d’achats de la Fed est donc intervenu dans un contexte d’assainissement relatif du secteur bancaire et de reprise économique, bien que modeste.

Un programme de type TARP ne pouvait être le fait que d’un Etat souverain et non d’une simple banque centrale, fût-elle particulièrement impliquée comme préteur en dernier ressort. L’Etat est responsable d’éviter un effondrement, quitte à prendre le risque de mesures exceptionnelles et polémiques qui échappent au cadre restreint de la politique monétaire. Le programme d’achats de la Fed a buté sur cette réalité car, aussi expansionniste qu’il ait été, les sommes injectées sont essentiellement restées dans les marchés financiers. Il apparait aujourd’hui que Ben Bernanke était en réalité tenté par le « helicopter money » [1] (ce que nous appelons plus couramment « la planche à billets ») pour financer une relance budgétaire, probablement sous couvert d’un programme de QE permanent. Une telle option de coordination budgétaire avec la banque centrale était néanmoins exclue par le rapport de force politique au Congrès. Cette voie aurait pourtant été moins dommageable financièrement et plus efficace économiquement. Pour faire simple, ce type de « planche à billets » destinée à l’économie réelle serait davantage en phase avec les standards conservateurs que l’abstraction du quantitative easing. Il n’est guère surprenant que Milton Friedman ait proposé une telle approche dès 1948 [2], parallèlement à un système 100% monnaie (qui consiste à transférer la création monétaire des banques commerciales vers la banque centrale en les forçant à détenir autant en réserves à la banque centrale qu’elles reçoivent de dépôts de leurs clients).

La zone euro est une économie sans Etat (ou avec dix-neuf gouvernements inégaux pour être plus précis…). Elle a donc pris une voie substantiellement différente du pis-aller américain, non seulement en se limitant à une politique monétaire d’abord très timide mais, bien plus grave, en renonçant aux actions structurelles qui auraient permis de réactiver le système bancaire. Pour ce qui est de la réponse monétaire, les cultures monétaires très différentes, voire opposées, entre les pays de la zone euro, ont d’abord empêché une réaction substantielle de la BCE jusqu’en 2011, sous la présidence de Jean-Claude Trichet. Le bagou et le génie communicationnel de Mario Draghi ont certes permis d’éviter l’éclatement désordonné de la zone à partir de 2012 mais son activisme semble désormais buter contre un obstacle insurmontable. Au-delà de la simple question de la politique monétaire, la zone euro est confrontée à son incapacité à mettre au point une architecture économique et financière viable. Plus qu’à une simple erreur d’appréciation technique, il semble que nous ayons affaire à une situation politique en réalité inextricable, liée à l’équilibre bancal entre les grands pays de la zone.

Dans un tel contexte, une épée de Damoclès continue de peser sur les banques européennes, au cœur de la tourmente financière. On cite souvent le problème des taux d’intérêt négatifs de la BCE (qui détériorent effectivement leur rentabilité lorsqu’elles persistent à offrir à leurs déposants des taux positifs). On évoque aussi à juste titre les inquiétudes qui pèsent sur les titres de dette hybride (contingent convertible bonds ou « Coco »), convertibles en actions en cas de difficulté. Ces titres ont été émis en quantité excessive par Deutsche Bank notamment. Le risque qui pèse sur les banques européennes dépasse pourtant de loin ces seuls aspects. L’invocation permanente de « l’union bancaire » ne parvient pas à cacher le fait que celle-ci n’existe simplement pas, au-delà d’un système de surveillance et d’un très modeste dispositif de « résolution » (visant à regrouper, en partie, les moyens pour liquider une banque en faillite). L’assurance commune des dépôts bancaires, au niveau de la zone euro, reste illusoire et taboue, tout comme la constitution d’un dispositif commun de sauvetage bancaire qui permettrait de briser le cercle vicieux entre les difficultés du secteur bancaire d’un pays et les finances de l’Etat en question.

En ce qui concerne les nouveaux dispositifs bancaires qui consistent à mettre à contribution les créditeurs et déposants (à hauteur de 8% du passif de la banque) avant qu’un quelconque soutien public soit apporté, ils sont hautement légitimes. Il s’agit d’éviter que les contribuables aient à payer des sommes astronomiques pour renflouer des banques qui ont pris des risques excessifs. Mais ces dispositifs sont-ils crédibles et viables dans la situation actuelle ? Ce système peut permettre de gérer des cas individuels de banques non systémiques. Mais c’est oublier les interconnexions entre les institutions financières, qui suivent généralement les mêmes tendances et ont recours aux mêmes pratiques, en particulier en période de bulles et de crise. Quand tout un système de déresponsabilisation a opéré pendant des décennies avec la bénédiction des gouvernements (dont les dettes étaient considérées « sans risque »), on ne peut du jour au lendemain décréter, en temps de crise et de chômage de masse, la responsabilisation absolue des créanciers et des déposants. Pour atteindre l’objectif crucial de responsabilisation financière, il faudrait auparavant (ou au moins simultanément) avoir créé une dynamique de rétablissement du système financier et donc de reprise économique. C’est précisément la voie opposée qui a été suivie au sein de la zone euro, à coût de mesures pro-cycliques et d’aggravation de la situation économique. On s’est contenté, tardivement, de pousser les banques à se recapitaliser à des niveaux qui ne les prémunissent certainement pas face à une nouvelle crise généralisée au sein de la zone euro.

Pourtant, la question bancaire est encore plus cruciale pour la zone euro que pour les Etats-Unis. Mario Draghi ne cesse d’affirmer son souhait de développer le financement obligataire des entreprises européennes sur les marchés de capitaux, pour que celles-ci soient moins dépendantes du crédit octroyé par les banques. Il convient de rappeler que 93% des entreprises de la zone euro comptent moins de dix employés (contre environ la moitié aux Etats-Unis) et ne sont guère susceptibles d’accéder au marché obligataire, si ce n’est au travers de programmes douteux de regroupement et de titrisation de petits prêts bancaires. On peut, par ailleurs, douter des bienfaits d’un tel tournant en termes de stabilité financière à long terme. Il s’agit d’une déresponsabilisation supplémentaire de l’acte de prêt (le titre obligataire évoluant, après émission, sur les marchés au gré de l’euphorie liée aux bulles) puisque le sous-jacent, une multitude de petites entreprises en l’occurrence, reste particulièrement opaque. Il est donc illusoire de prétendre imiter le modèle financier américain en la matière. Par ailleurs, comme le financement bancaire est structurellement plus important en Europe qu’aux Etats-Unis, il serait encore plus indispensable de remettre les banques européennes sur le chemin du financement de l’économie. Bien loin d’un tel objectif, on peut voir les réformes financières européennes comme la voie plus ou moins inconsciente vers un système de défaut généralisé. Même s’il offre une certaine cohérence technique, ce système est économiquement illogique. Il porte le risque tangible d’une crise de grande ampleur qui verrait finalement les Etats, en violation des principes brandis aujourd’hui, à nouveau contraints de voler au secours du secteur bancaire en sacrifiant leurs finances.

Les banques centrales semblent être devenues les « esclaves des marchés », comme l’évoquait récemment The Economist, mais ce sont les gouvernements qui leur ont donné le baiser de la mort. Se substituant de fait aux gouvernements incapables de rétablir un système économique et financier viable et de conjurer le spectre de l’effondrement financier, elles alimentent depuis vingt ans l’illusion de solvabilité du système au moyen d’une succession de bulles financières. Par delà le prestige du rôle politique des banques centrales, qui dépasse le simple concept d’indépendance, le caractère oscillatoire du dispositif mine leur crédibilité et entrave désormais leur capacité d’action stratégique. L’inefficacité des mesures de la BCE, en particulier, est le miroir de la faille politique qui fracture irrémédiablement la zone euro.

[1] Voir « Lunch with the FT: Ben Bernanke » par Martin Wolf, 23 octobre 2015. « I think a combination of tax cuts and quantitative easing is very close to being the same thing [helicopter money] ».
[2] Milton Friedman, A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability, American Economic Review 38, pp 245-264, juin 1948.

Accord et désaccord entre l’Europe et la Tunisie

Fri, 26/02/2016 - 12:28

L’Union européenne constitue le principal partenaire commercial de la Tunisie : 80% de ses échanges commerciaux. La Tunisie est aussi le premier pays de la rive sud de la Méditerranée qui a signé un Accord d’Association avec l’Union européenne en 1995. Cet accord constitue le cadre juridique de la coopération et du partenariat entre l’UE et la Tunisie.

L’Accord d’Association, entré en vigueur le 1er mars 1998, établit, à terme, une zone de libre-échange ( ZLE ) entre les deux parties. Le 1er janvier 2008, la Tunisie est devenue le premier pays de la rive sud à intégrer la zone de libre-échange pour les produits industriels avec l’Union Européenne. Le principe d’un statut avancé est alors agréé à l’occasion du Conseil d’association du 11 novembre 2008, sous la présidence française du Conseil de l’Union européenne, et signé en novembre 2012. Ce statut avancé a ouvert la voie à un processus d’Accord de Libre Echange Complet et Approfondi ( ALECA ), dont les négociations ont été lancées à Tunis, en octobre 2015. Le Parlement européen vient d’approuver l’ouverture de négociations en vue de la conclusion de l’ALECA, qui concerne en particulier les secteurs des services, de l’agriculture, de l’industrie, des marchés publics. Il s’agit là d’une nouvelle page dans les relations euro-tunisiennes.

La perspective d’un tel accord fait l’objet de critiques en Tunisie comme en Europe. La crainte est de voir cet accord se transformer en véritable « tsunami » qui s’abattrait sur le marché tunisien. Le leader français du Parti de gauche, Jean-Luc Mélenchon, a qualifié le processus en cours de « politique d’annexion économique de l’UE envers son voisinage et la destruction qu’elle provoque ». Il propose une coopération plus égalitaire, dans le respect de la souveraineté de la Tunisie et de l’essor économique et social de l’espace méditerranéen. C’est aussi dans un souci d’équité que la députée européenne Marietje Schaake appelle l’Union européenne à ouvrir davantage son marché aux produits tunisiens : « Nous devons nous assurer que le marché tunisien ne sera pas inondé de produits européens, car cela poserait de très sérieux problèmes aux producteurs tunisiens. Bien évidemment, il faudra clarifier les choses dès le départ. Il ne s’agira pas d’un chèque en blanc: il faudra que les produits tunisiens soient conformes aux normes européennes. L’accord sur le libre-échange devrait étendre les standards européens aux domaines de l’environnement, de la défense du consommateur et les droits des travailleurs en Tunisie. D’ailleurs, toutes ces conformités seront bénéfiques à la compétitivité des produits et services tunisiens à l’échelle mondiale .»

Au regard du poids asymétrique des secteurs économiques concernés, la députée européenne craint légitimement qu’un tel accord ne fasse qu’accroître les difficultés économiques du pays. C’est pourquoi les négociateurs devront être guidés par un principe de « rééquilibre » : le marché de l’UE doit s’ouvrir davantage aux entreprises tunisiennes, que le marché tunisien aux produits européens. Comment interpréter ce type d’opinion exprimé en Europe? Réflexe paternaliste teinté de condescendance ou au contraire expression d’une analyse réaliste animée par un sentiment de solidarité?

Quoiqu’il en soit, le Parlement européen n’est pas resté insensible à ces alertes. Sa résolution sur l’ouverture des négociations appelle ainsi « les négociateurs à conclure un accord progressif et asymétrique qui prend en compte les disparités économiques significatives entre les parties ». L’idée est bien d’ouvrir les différents secteurs de l’économie de la Tunisie de manière graduelle et symétrique. Certains produits pourront même être exclus de cette libéralisation.

Au-delà de cet accord de libre-échange, il convient de souligner combien l’Europe se doit de s’engager dans une stratégie plus globale d’aide et de soutien en direction d’un pays qui a osé emprunter la voie tortueuse de la transition politique et économique. Certes, la Tunisie est l’un des premiers bénéficiaires de l’aide européenne (390 M € pour 2011-2013) et la Commission européenne a proposé d’accorder à la Tunisie une assistance macro-financière supplémentaire de 500 millions d’euros au maximum, sous forme de prêts à moyen terme. Il n’empêche, pour l’instant, l’Europe est loin d’être à la hauteur des enjeux de ce qui se joue chez son voisin tunisien… La Tunisie n’est pas qu’un marché.

Iran : une élection test pour Rohani et le camp des modérés

Fri, 26/02/2016 - 10:14

Les Iraniens sont appelés à voter ce 26 février lors d’un double scrutin pour renouveler le Parlement et l’Assemblée des experts. Dans quel contexte ces élections interviennent-elles et quels sont les enjeux ?
Le contexte politique est assez tendu. Le camp du président Rohani espère confirmer sa victoire de 2013. Il s’agit ainsi pour ce dernier du premier test politique majeur sur le plan intérieur depuis son élection présidentielle. Cela peut lui permettre d’évaluer sa popularité. Il y a actuellement de fortes tensions et on observe deux camps distincts qui font l’objet d’un affrontement politique : celui des ultras, opposés à l’accord sur le nucléaire, à une reprise des relations avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui veulent une version « dure » de la République islamique d’Iran ; et un camp modéré qui regroupe les conservateurs modérés et les réformateurs.
Tout va se jouer autour du taux de participation. Les experts et les informations qui proviennent d’Iran estiment qu’un taux de participation élevé donnerait plus de chances au camp des modérés pour l’emporter.
En parallèle, l’élection de l’Assemblée des experts est également importante. Des rumeurs avancent que le Guide serait très malade. Cette Assemblée aura pour rôle de désigner le prochain Guide. Il y a ainsi, avec la composition future de cette Assemblée, un double enjeu politique. Des figures modérées comme Hachémi Rafsandjani, ou Hassan Rohani lui-même, s’y sont portées candidats.

Quelles sont les revendications des différents camps politiques et de la population iranienne ?
La campagne a été très courte car elle n’a duré qu’une semaine. Il s’agit d’un affrontement politique général. Chacun essaie d’affirmer son appartenance à l’un des deux camps. Il n’y a pas véritablement de slogans qui se distinguent. Voter pour les modérés revient à voter pour la politique de normalisation des relations avec l’extérieur, d’ouverture économique, et à une approbation de la politique de Rohani. On assiste avant tout à l’affrontement de deux conceptions, de deux manières de gérer le pays.
Les gens sont dans l’ensemble satisfaits de l’accord sur le nucléaire. Il y a néanmoins un mécontentement concernant la situation économique dont les gens espèrent une amélioration. Les opposants au président Rohani jouent beaucoup sur cet aspect, en occultant la réalité de la levée des sanctions. C’est donc sur le terrain économique que va se concentrer Rohani pour essayer d’accompagner le redémarrage de l’économie iranienne qui va intervenir grâce à la fin des sanctions. Il va tenter de mettre en place un certain nombre de réformes pour améliorer l’environnement des affaires et attirer les investissements étrangers. Il devra notamment développer le secteur privé, continuer à réduire les subventions sur l’énergie, etc. C’est l’attente principale de la population iranienne. Il y a par ailleurs d’autres revendications, relatives aux femmes, aux jeunes, à davantage de libertés individuelles. Les réformateurs veulent la libération des dirigeants du Mouvement vert toujours en résidence surveillée. Il y a également des revendications politiques et sociétales, mais, encore une fois, la priorité demeure la situation économique.

Quel impact l’issue de ces élections peut-elle avoir sur la poursuite de la politique d’ouverture initiée par le président Rohani ? La levée des sanctions joue-t-elle en sa faveur ? Quelle est selon vous la capacité du régime à se réformer ?
L’issue de ces élections est majeure. Le parlement a un pouvoir de nuisance important, qu’il ne s’est d’ailleurs pas privé d’user depuis l’élection de Rohani. Il serait beaucoup plus facile pour le président iranien d’avoir un parlement qui puisse travailler avec lui afin de mener des réformes et une politique économique qui aille dans le sens de l’ouverture. Cela ferait pencher le rapport de force politique en sa faveur et permettrait d’avoir un impact sur la politique étrangère iranienne, notamment avec un rôle plus actif de la diplomatie iranienne dans les crises régionales. Ces élections sont très importantes pour la suite du mandat de Rohani.
Concernant la levée des sanctions, la réponse est à la fois oui et non. Oui, car Rohani peut indiquer à la population iranienne que sa politique fonctionne car les sanctions ont été levées, et non, parce que la levée des sanctions est trop récente pour que cela se soit traduit concrètement par une amélioration de la situation économique quotidienne de la population. Rohani tente de faire passer le message que sa politique est efficace et que les Iraniens verront la situation s’améliorer dans les prochains mois.
Enfin, il est difficile de répondre à la question de la capacité du régime à se réformer. Si les forces modérées, qui souhaitent l’ouverture intérieure et extérieure, arrivent à être de plus en plus actives dans le système, cela permettra au régime de se réformer graduellement. C’est le message que les modérés adressent aux plus durs. Personne ne veut un scénario identique à celui de 2009 où des millions de personnes protestaient dans la rue contre le régime. Cette étape est cruciale pour voir si le régime a la capacité d’ouvrir la porte aux forces modérées du pays qui représentent les aspirations d’une grande partie de la société civile.

« GAFA » ou les enjeux de l’optimisation fiscale des multinationales

Thu, 25/02/2016 - 17:50

Le fisc français réclame 1,6 milliard d’euros à Google. A quoi correspond cette somme ? D’autres pays européens ont-ils eu le même genre de réclamation face au moteur de recherche américain ?
Premièrement, cette somme n’apparaît pas réellement surprenante. J’avançais depuis plusieurs années le chiffre d’un milliard d’euros de perte par an pour la France, si l’on prend les cinq-six plus grandes entreprises du net, surnommées GAFA (pour Google, Amazon, Facebook et Apple). Cette somme, qui comprend l’impôt et d’éventuelles amendes et autres pénalités de retard, signifie que Google n’a pas déclaré en France plusieurs milliards de revenus de chiffre d’affaires, qu’il s’agisse de la TVA ou de l’impôt sur les bénéfices. D’autres pays comme la Grande-Bretagne ont eu des réclamations qui concernaient de plus faibles sommes (environ 200 millions d’euros). Pour la Grande-Bretagne, il s’agit davantage de négociations, contrairement à la France qui réclame son dû sans négociations. L’impôt étant plus lourd en France pour les entreprises, cela explique en partie que la dette fiscale soit plus importante.

Quelles stratégies les grosses multinationales utilisent-elles pour échapper aux impôts ?
Les stratégies sont multiples. Il y a par exemple la stratégie du « double irlandais » ou du « sandwich hollandais », consistant à faire passer les ventes et les produits par des pays comme les Pays-Bas, l’Irlande et les îles Caïmans. Cela permet par des accords fiscaux entre les Etats de faire peser le chiffre d’affaires et le bénéfice là où il n’y a pas ou peu d’impôts. Par ces montages internationaux, en créant des sociétés qui sont parfois des sociétés écrans, on arrive à obtenir le maximum de bénéfices dans les paradis fiscaux, en réduisant ainsi très fortement l’impôt. L’impôt final pour certaines entreprises telles que Google a été calculé autour de 2,5-3% en moyenne, très loin des standards, même si en France la moyenne des grandes entreprises est assez faible (10% à 14% de taux d’imposition moyen). Ces stratégies, d’optimisation fiscale ou d’évasion fiscale, sont connues et avérées. On peut même parler dans certains cas de fraude fiscale. Il y avait une véritable nécessité que les Etats se mettent au travail et puissent agir, le manque à gagner représentant, comme je l’ai déjà évoqué, environ 1 milliard d’euros chaque année pour les grandes entreprises. Mais si l’on rajoute les stratégies de toutes les multinationales confondues, il s’agit de plusieurs milliards de pertes par pays de la taille de la France.

Les acteurs institutionnels ont-ils pris la mesure de l’enjeu de la lutte contre l’optimisation fiscale des multinationales et ont-ils commencé à prendre des mesures efficaces ?
Je pense que l’affaire Google est un signal très fort. Si l’on prend le cas de la France, on a l’impression, du moins dans les discours, qu’enfin un Etat décide d’attaquer. C’est également le cas de l’Allemagne, de l’Italie et de la Grande-Bretagne qui affichent une volonté d’agir. La France marque un gros coup et tape du poing sur la table. Ma théorie est que cela peut aussi être une réponse aux sanctions qu’ont fait peser les Etats-Unis sur les entreprises françaises, notamment les banques françaises – sanctions liées à des affaires d’embargo sur les armes avec paiement en dollars, et à des affaires de corruption et de blanchiment d’argent sale. Ceci étant dit, je pense qu’un changement radical est en train de s’opérer. S’il est pour le moment notable dans les discours, il faut espérer que cela se manifestera dans les actes. Maintenant que le ministre a ouvertement dénoncé les choses, Bercy a les mains libres pour aller au bout de l’affaire.
Toutefois, concernant la question de savoir si tout est fait pour que cela change, on s’aperçoit lorsque l’on analyse les derniers débats, notamment à l’Assemblée nationale, que l’on ne va pas nécessairement au bout de ce qu’il faudrait faire, notamment en matière de reporting. Du chemin reste à faire, bien qu’il y ait des avancées notables depuis quelques mois. Google est un peu le premier signal qui permet de devenir optimiste.

Une perestroïka nécessaire pour la FIFA

Thu, 25/02/2016 - 16:38

Le nouveau président de la FIFA sera élu vendredi 26 février par les 209 électeurs des Fédérations nationales. Deux favoris se détachent : l’Européen Gianni Infantino et le Cheikh Salman de Bahreïn. Le nouveau président aura pour mission de restaurer l’image de la FIFA, gravement compromise par les accusations de corruption et le raid spectaculaire de la police à l’hôtel où se tenait le Congrès du 27 mai 2015.

Sepp Blatter n’est pas accusé d’être corrompu à titre personnel. Il a plutôt pratiqué un clientélisme à grande échelle et a fermé les yeux sur la corruption qui a avant tout concerné les confédérations sud-américaines et la CONCACAF (Confédération de football d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et des Caraïbes).

Il n’y a pas plus de corruption qu’auparavant dans le football. Simplement aujourd’hui celle-ci est plus exposée. Il faut se rappeler qu’en 2006 l’Allemagne avait obtenu l’organisation de la Coupe du monde au détriment de l’Afrique du Sud grâce au changement du vote du délégué de l’Océanie au dernier moment.

La visibilité du football est sans commune mesure avec ce qu’elle était auparavant. Le raid de la police suisse en mai 2015 – évoqué précédemment – a suscité une tempête médiatique quasi équivalente au déclenchement d’une guerre. Il est certain que le football doit se réformer et gagner en transparence. Pourquoi ne pas demander à ce que les patrimoines des responsables soient rendus publics afin de pouvoir en observer l’évolution, comme cela est le cas dans de nombreux pays pour les responsables politiques ? Il pourrait également être judicieux que les votes pour l’attribution des compétitions et avant tout la Coupe du monde soient rendus publics. Il faut également féminiser la FIFA et limiter le nombre de mandats dans le temps.

Certains regrettent que le prochain président soit issu du système, craignant qu’il n’apporte pas les réformes nécessaires. Mais il est normal que le football mondial soit géré par quelqu’un qui n’est pas entièrement nouveau et qui a une bonne connaissance du sport et de sa gouvernance. Le nouveau président sera de toute façon, sous la pression du public, des médias et des sponsors, obligé de réformer et d’amener davantage de transparence. Venir de l’extérieur n’amène aucune garantie et peut même susciter des doutes sur sa compétence. Après tout, c’est bien de l’intérieur du système que Gorbatchev en Union soviétique ou De Klerk en Afrique du Sud ont entrepris de dynamiter un système oppressif.

Au vu des candidats, on peut néanmoins regretter que Michel Platini n’ait pas pu se présenter, tant sa personnalité est hors de proportion avec les deux favoris actuels. Le cheikh Salman a l’appui des confédérations asiatiques et africaines mais il n’y a pas de vote en bloc et chaque délégué fera son choix. Il était mis en cause dans la répression de son pays en 2011. Il s’est défendu d’avoir été un acteur de la violation des droits de l’Homme et l’affaire n’est pas pour le moment suffisamment documentée mais le doute ne devrait pas lui profiter. Certains délégués de la FIFA n’auront pas envie de voir un scandale éclater contre son président après l’élection. Cela renforce les chances d’un Infantino qui a par ailleurs fait des promesses de redistribution aux Fédérations africaines.

Il faudrait également réformer la Commission d’éthique qui porte très mal son nom et qui, en éliminant Platini, a procédé à un coup bas. On pourrait nommer de grandes figures, d’anciens footballeurs qui se sont investis dans des actions citoyennes à l’image du Brésilien Romário, du Français Lilian Thuram, de l’Ivoirien Didier Drogba ou du Franco-Sénégalais Pape Diouf.
Si le souci de transparence est réel, il faut néanmoins se méfier de certaines arrière-pensées. Le FBI n’aurait certainement pas ouvert une enquête de cette envergure si les États-Unis avaient obtenu l’organisation de la Coupe du monde 2022. Cette semaine, The Economist a lancé une idée qui circule beaucoup aux États-Unis : retirer à la FIFA la gestion du football mondial pour la donner à une société qui serait cotée en bourse à New York, ce qui selon l’hebdomadaire britannique donne plus de garantie de transparence. Au vu des affaires Enron et Lehman Brothers on peut en douter. Cela serait certainement un moyen de faire échapper le football au monde sportif. Le football doit se réformer mais ne doit pas être privatisé. Il faut relativiser les reproches faits à la FIFA en ayant en tête cette offensive idéologico-financière. Non la FIFA n’est pas une mafia entièrement corrompue. Oui, elle a eu des dirigeants qui ont été corrompus. La FIFA doit entamer sa perestroïka.

Les enjeux de la 3e Conférence nationale humanitaire à venir

Fri, 19/02/2016 - 17:27

Quelle est la particularité de cette 3e édition ?
Cette 3e édition de la Conférence nationale humanitaire (CNH) se tient à la veille du sommet humanitaire mondial qui aura lieu à Istanbul les 23 et 24 mai prochains. Pour le ministère des Affaires étrangères et du Développement international (MAEDI), la 3e CNH, qui traditionnellement est un espace de dialogue entre l’Etat et les acteurs de l’humanitaire, sera aussi le lieu de l’élaboration de « messages clés » pour le sommet d’Istanbul. La CNH s’installe donc dans le paysage français des relations Etat/acteurs de l’humanitaire au sens large. Cela peut être perçu comme une certaine forme de reconnaissance pour celles et ceux qui, comme Benoit Miribel, ex-Président d’Action Contre la Faim, et Alain Boinet, co-fondateur de Solidarités international, ont plaidé pour la rédaction en commun « d’un document cadre de référence de la politique humanitaire de la France ». À lire le document de problématique de la CNH intitulé « Quels rôles à venir pour les acteurs humanitaires internationaux dans l’architecture de l’aide ? », on a effectivement le sentiment que l’approche humanitaire multi-acteurs est devenue une norme consensuelle.

N’est-ce pas le cas ?
En juillet 2014, dans un article intitulé « Gestion de risques et humanitaire : un mariage impossible ? », Clémentine Olivier, Conseillère aux affaires humanitaires au sein de MSF Canada, rappelait, tout en soulignant l’intérêt de la coopération entre les Etats, les institutions internationales, les ONG et les acteurs locaux, le risque d’un « effacement des frontières entre humanitaire et politique ». Elle insistait sur le fait que « la condition de l’intervention humanitaire en temps de crises aiguës est sa capacité à maintenir une distance vis-à-vis des différents pouvoirs », et ce d’autant plus quand ce pouvoir est partie au conflit. Il serait naïf de croire que des acteurs appelés à coopérer se débarrassent de toute velléité concurrentielle. Coopérer oblige à disposer d’une vision stratégique approfondie, c’est-à-dire, pour reprendre l’image du tétraèdre stratégique de Richard Déry (Editions JFD, Montréal, 2009), professeur à HEC Montréal, à bien appréhender son environnement, à être capable d’adapter son organisation et à être au clair avec son identité.
Pour donner un autre éclairage sur le rôle des uns et des autres face à ce que l’on appelle la « crise migratoire » en Europe, on peut relire avec intérêt le discours du Premier ministre français sur l’accueil des réfugiés en France et en Europe, prononcé le 5 octobre 2015 à l’Assemblée nationale. Si le Premier ministre salue l’action du monde associatif, des ONG et des citoyens, et chiffre les moyens alloués par la France pour faire face à la crise, son discours porte en grande partie sur la réforme du droit d’asile, le contrôle des frontières, la politique active de retour, la lutte contre les filières et l’immigration irrégulière, les moyens à allouer aux forces de l’ordre à Calais et les effectifs de police et de gendarmerie. On peut alors comprendre les réserves que certaines associations émettent à l’action multi-acteurs.

Ne peut-on au moins souhaiter une meilleure coordination des acteurs du développement et de l’humanitaire ?
Le couple humanitaire/développement est ancien, parfois aimant, souvent séparé, toujours souhaité. Certaines ONG humanitaires, sans le dire pour autant expressément, ont fait un pas vers le développement en intégrant notamment des problématiques de sécurité alimentaire. En outre, il serait aberrant de dire que les acteurs du développement restent les bras croisés face aux situations d’urgence survenant sur leur territoire. Si l’on constate désormais l’existence de grosses ONG multi-mandats, d’aucuns plaident pour un continuum entre humanitaire et développement. Face aux situations humanitaires dans les sociétés du « Nord », les organisateurs de la 3e CNH ne préconisent-ils pas déjà dans leur questionnement « des réponses articulant mieux le court, le moyen et le long terme, en interpellant plus directement les acteurs du développement quant à leur rôle vis-à-vis des situations de fragilités ». Ce qui est plus étonnant, c’est la formulation retenue : appel à responsabilité face à un public fragile qui serait étranger au développement…

La conférence semble faire place aux acteurs locaux ?
On ne peut qu’être satisfait d’une initiative qui reconnaisse et favorise le rôle d’acteurs locaux dans le domaine humanitaire.
Si le monde humanitaire ne manque pas d’efficacité et dispose d’un système de valeurs, il a aussi ses symboles et ses croyances. Il reconnait des institutions (CICR), des chapelles (MSF), des hyperpuissances (Care), des justiciers puissants (OXFAM), mais plus rarement dans sa hiérarchie mentale des acteurs locaux capables de se prendre en charge. À chaque crise majeure, on reparle de résilience et on redécouvre les évidences. Ethnocentrisme refoulé ? Réalisme géopolitique et économique ? Les enjeux actuels, énumérés dans le document de problématique de la CNH, et notamment la situation de l’Europe face à l’afflux de réfugiés, y sont sûrement pour quelque chose.

Les NTIC et l’innovation seront abordés lors de la CNH. Quels enjeux représentent-ils pour le monde humanitaire ?
L’ambition de la CNH est de « savoir comment les organisation, les bailleurs et les gouvernements peuvent utiliser au mieux ces innovations et ces évolutions (…) pour plus d’efficacité au bénéfice des populations touchées par les crises ».
L’accroissement du recours aux NTIC va rendre le cyberespace humanitaire de plus en plus efficace. Plus il sera puissant, plus il deviendra un enjeu et plus il sera exposé à la cyberconflictualité. Les ONG, qui sont l’expression même de la démocratie mais qui sont en quête de leur cerbère-espace, pour reprendre l’expression de David Denis (« Cyberconflictualité : La France en quête d’un cerbère-espace », mémoire de recherche réalisé dans le cadre de l’école IRIS Sup’), seront de plus en plus confrontées à des tensions entre la cybersécurité et les valeurs qu’elles affichent dans leur Charte (transparence, etc.).

Les courants de l’Islam et leurs impacts géopolitiques

Fri, 19/02/2016 - 14:59

Action contre la Faim (ACF) et l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) présentent “GEOTALK, improving our world’s understanding” :
Conférence du 5 février 2016 avec Kader Abderrahim, chercheur à l’IRIS et spécialiste du Maghreb et de l’islamisme.

Élections législatives et présidentielle en Ouganda : quels enjeux ?

Thu, 18/02/2016 - 17:48

15 millions d’électeurs sont appelés à voter ce jeudi pour des élections législatives et présidentielle. Dans quel contexte se déroulent-elles et quels sont les enjeux ?
Le processus électoral se déroule dans le calme, même si l’environnement politique demeure tendu. C’est une élection très attendue par bon nombre d’Ougandais. La particularité de cette élection est l’enjeu de la participation de nouveaux électeurs. Il faut rappeler qu’au cours de la dernière élection présidentielle en 2011, environ 8 millions d’électeurs participaient au processus électoral pour 59% de suffrages exprimés. Cette fois-ci, ce nombre a remarquablement augmenté et quasiment doublé au cours de ces cinq dernières années, avec 7 millions de nouveaux électeurs. On parle aujourd’hui de 15 millions de votants potentiels. Cet enjeu est d’autant plus important que la majorité présidentielle est inquiète, même si tous les sondages confirment la position de leader et la réélection presque acquise de Yoweri Museveni. Mais si l’on prend en compte ce nouvel électorat, il faut être prudent sur l’ensemble des éléments avancés en termes de perspectives et d’issue définitive au scrutin. Il faut par ailleurs relever qu’en termes de population, ce sont environ 80% de jeunes ougandais âgés de 30 ans qui participent à ce processus électoral et qui n’ont connu qu’un seul président tout au long de leur vie. Il y a un besoin de changement. Aussi, si le principal candidat de l’opposition, Kizza Besigye, a mené une campagne qui a suscité à la fois l’intérêt et l’adhésion de la population, nous pouvons attendre de voir comment les choses vont se prononcer.

Quel bilan dressez-vous des 30 années au pouvoir du président Yoweri Museveni, à la fois sur le plan interne et international ? Est-il bien positionné pour briguer un cinquième mandat ?
Le bilan de Yoweri Museveni à la tête de l’Etat ougandais est mitigé mais globalement positif, notamment si l’on prend en compte les réalités qui ont présidé à sa prise de pouvoir. Ce dernier est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat qui a permis de mettre fin à quinze années de guerre civile, parfois ponctuées par des violences interethniques et interconfessionnelles. Mais le fait d’avoir pris le pouvoir et stabilisé le pays n’a pas eu que des résultats positifs. Il a profité d’un environnement politique très troublé pour durcir le système politique ougandais et ainsi éliminer de potentiels concurrents, ce qui fait que pendant longtemps, il n’y a pas eu d’ouverture politique conséquente en Ouganda. Sur le plan politique, on peut également mettre à son crédit le multipartisme et l’arrêt des hostilités interethniques et des violences interconfessionnelles. En tout état de cause, on peut voir qu’il a réussi à créer un environnement politique beaucoup plus stable.
Sur le plan sécuritaire, il a mis hors d’état de nuire une quinzaine de rébellions et a réussi à établir un climat de paix dans l’ensemble de son pays. Sur le plan économique, il a mené une bataille considérable, notamment en termes de construction d’infrastructures et de modernisation, même s’il faut rappeler les déséquilibres et les inégalités territoriales qui restent très persistantes en Ouganda. Le Nord et le Nord-Est du pays restent très sous-développés par rapport aux autres régions comme celles du Centre et de l’Ouest notamment. Selon les études menées par l’Enquête nationale auprès des ménages, le taux de pauvreté est de 5% pour la région du Centre, 9% pour la région de l’Ouest, 25% pour l’Est et 44% pour le Nord. Cette étude réalisée en 2012-2013 montre très bien l’inégale répartition des bénéfices qu’on peut accorder à Yoweri Museveni au cours de son administration. Il faut toutefois lui accorder quelques circonstances atténuantes, notamment dans la partie Nord du pays qui a été pendant longtemps sous la gouvernance sécuritaire du rebelle sanguinaire Joseph Kony et de son mouvement, l’Armée de résistance du Seigneur (LRA). Museveni est arrivé à stabiliser ces différentes régions mais il va maintenant falloir reconstruire l’entièreté du pays et réduire ces inégalités territoriales.
Ainsi, sur le plan interne, à la fois au niveau politique, économique et sécuritaire, Museveni a apporté au pays des réformes et des avancées considérables.
Sur le plan international, le président dispose d’une habilité diplomatique et d’une ouverture vis-à-vis de l’extérieur. S’il est au départ de formation marxiste, il s’est rapidement ouvert au libéralisme économique et a attiré les bonnes grâces de la communauté internationale. Les Etats-Unis ont vu en lui sa capacité à mettre en œuvre les recommandations formulées par le Fond monétaire international et la Banque mondiale. La mise en œuvre des recommandations du FMI et de la Banque mondiale a permis à son pays de continuer de bénéficier, jusqu’au cours des dernières années, de l’aide internationale à hauteur de 50 % du budget national. Museveni est un fin diplomate et un fin stratège qui est capable à la fois d’assurer sa stabilité politique, exerçant une fermeté à l’intérieur du pays en accordant moins d’ouverture politique vis-à-vis de l’opposition ou de la société civile, et de répondre aux attentes de la communauté internationale, notamment sur les grandes réformes structurelles en matière économique. Il faut aussi reconnaître que Museveni a longtemps bénéficié des foyers de tension dans la région : le génocide du Rwanda, la guerre en République démocratique du Congo, le Soudan qui ont particulièrement attiré l’attention de la Communauté internationale et absorbé les efforts de cette dernière.
En plus de ce bilan, qui est soutenable malgré la brutalité du régime, Yoweri Museveni peut compter sur la longue expérience de son parti, le Mouvement de résistance nationale (NRM), le soutien que lui apporte l’appareil de l’Etat et les ressources financières que ses concurrents n’ont pas pour être réélu à la magistrature suprême.

Quels sont les principaux défis à relever pour le pays ? Dans quelle mesure les résultats de ces élections peuvent impacter la fragile situation régionale ?
Yoweri Museveni a engagé un processus de développement en termes d’infrastructures et de renforcement des capacités de l’Etat, mais il reste des défis majeurs à relever, notamment dans le secteur de la santé et de l’éducation où un accent particulier devrait être mis. Les inégalités territoriales persistent entre le reste du pays et le Nord. Il va falloir, pour assurer l’équilibre et la cohésion nationale, renforcer le processus de développement dans ces régions afin de ne pas donner la possibilité aux ressortissants des localités d’avoir le sentiment d’être complètement à l’abandon.
On sait que l’environnement régional de l’Ouganda reste très instable au cours de ces dernières années. Le Soudan du Sud, qui partage les mêmes frontières avec l’Ouganda, n’est pas stabilisé et de très fortes violences armées subsistent au niveau de ces frontières. Le fait que la partie Nord et Nord-Est du pays soit sous-développée peut constituer un terreau favorable à des revendications sociales susceptibles de déboucher sur des actions armées, bénéficiant du soutien des groupes rebelles venant du Soudan du Sud. Les enjeux sont donc importants. Il faut réduire la pauvreté dans les zones rurales. En effet, si l’on parle d’avancées notables en matière de développement et d’indicateurs macroéconomiques en Ouganda, la pauvreté dans les zones rurales reste très importante et ces dernières sont très enclavées. Seules les régions du Centre, de l’ouest et les zones urbaines connaissent un développement fulgurant observable au cours de ces dernières années.
Sur le plan régional, il est nécessaire de revoir la diplomatie ougandaise. Si Yoweri Museveni se maintient au pouvoir, la diplomatie ougandaise ne pourra pas bouger les lignes fondatrices des questions sécuritaires dans la région, notamment au niveau du Burundi où la médiation du président ougandais a échoué, ce dernier n’étant pas accepté par les parties en conflit. Il n’a en effet pas le profil correspondant pour assurer la médiation au Burundi, lui-même s’accrochant au pouvoir, à l’instar de Pierre Nkurunziza, le président burundais. Museveni a été formé à la guérilla par des professionnels de l’insurrection au Mozambique, notamment les bras séculiers du Front de libération du Mozambique. Il a réussi à mettre hors d’état de nuire des régimes sanguinaires comme celui d’Idi Amin Dada ou de Milton Obote. Il a le profil d’un ancien chef de guerre et ne dispose pas de légitimité politique nécessaire pour peser dans les médiations notamment face à d’autres acteurs politiques de la région souhaitant se maintenir au pouvoir en violation des principes constitutionnels ou des accords de paix.

François 1er au Mexique : Pape dérangeant, diplomate pèlerin

Thu, 18/02/2016 - 11:52

Le pape a effectué les 14-18 février 2016 un périple pastoral qui l’a conduit à Cuba et au Mexique. Chacun a picoré ce qui lui convenait dans ce voyage comme dans les précédents. Chacun a donc laissé de côté ce qui lui paraissait incongru. S’agissait-il d’un déplacement diplomatique ? Oui, mais pour une part seulement. Le pape est chef d’Etat, responsable suprême du plus petit pays du monde, le Vatican. S’agissait-il d’un circuit à caractère religieux ? Bien évidemment. Ce mélange des genres n’est pas toujours facile à comprendre et à gérer, pour les observateurs politiques comme pour les acteurs de la vie catholique et chrétienne. Cette double dimension relève d’environnements différents. Ils sont pour François Ier sans doute complémentaires. Ce qu’ont bien entendu certains des interlocuteurs visités. Mais qui en dérange beaucoup d’autres.

Incontestablement, l’objet fondamental poursuivi par le pape au Mexique, comme hier en Centrafrique, à Cuba ou aux Etats-Unis, était d’ordre pastoral. Le catholicisme est contesté et érodé un peu partout, notamment par les évangélistes et les pentecôtistes en Amérique et en Afrique équatoriale ainsi que par la sécularisation des esprits en Europe. Il s’agit de relever ces défis en forçant les cadres de l’Eglise (catholique) à évangéliser, à sortir d’une pratique bureaucratique de leur foi. L’Amérique latine est pour le pape François l’axe d’une reconquête. Il est latino-américain et convaincu d’avoir été élu parce que ce continent est l’ultime bastion.

Il a manifestement bousculé la hiérarchie mexicaine en s’adressant au peuple catholique, aux familles, fussent-elles divorcées, à la jeunesse, aux autochtones et aux migrants, catégories traditionnellement tenues à distance des lieux d’autorité, laïques comme épiscopaux. Les différentes étapes de ce voyage mexicain ont été marquées par la volonté de toucher le plus grand nombre, les exclus et les plus pauvres. Le sanctuaire de la Guadalupe, la vierge brune, bannière du petit peuple. Ecatepec, banlieue ignorée de la capitale, victime de toutes sortes de désordres sociaux. San Cristobal de las Casas, épicentre du Mexique indigène, évêché de Samuel Ruiz, apôtre de la théologie de la libération, cœur des relégués en dépit des discours officiels valorisant, dans les livres, « la race de bronze ». Morelia, capitale du Michoacán, Etat bousculé par les rivalités entre narcotrafiquants. Ciudad Juarez enfin, dévastée par les guerres de proximité avec les Etats-Unis, symbole de la violence contre les migrants et contre les femmes.

Ce tour du Mexique qui n’avait rien de séduisant a effectivement déplu. Une publication catholique conservatrice, « Desde la Fe », a sévèrement critiqué le choix de ces étapes. Le cardinal archevêque de Mexico, qui personnifie l’Eglise installée dans ses meubles, complaisant dans un passé récent avec bien des personnages contestables [1], a été tenu à l’écart. Les autorités sermonnées chaque jour, rappelées à un examen de conscience sociale, ont essayé de capturer médiatiquement le pape. Le président Enrique Peña Nieto, membre d’un parti laïque et historiquement anti clérical, le PRI, a ouvert le palais présidentiel à un pape, pour la première fois [2]. François Ier s’est ainsi trouvé dans le lieu où ont été adoptées les premières lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat, à quelques mètres de la chambre mortuaire de celui qui en avait été l’initiateur, le président Benito Juarez [3]. L’épouse du chef de l’Etat, Angelica Rivera, malencontreusement vêtue de blanc, a corrigé sa tenue pour servir de mentor insistant au pape en visite dans un hôpital d’enfants malades. Cela n’a pas empêché le pape de canoniser une victime des guerres religieuses de la fin des années 1920.

La diplomatie sans doute, mais de surcroit. Et toujours accompagnée d’une orientation pastorale supérieure. L’étape cubaine, annoncée au dernier moment, en a déconcerté plus d’un. D’un baiser de paix entre pape et patriarche de toutes les Russies, le divorce de 1054 entre catholiques et orthodoxes aura été ringardisé, au risque sans nul doute assumé de faire grincer en Ukraine les dents des uniates. L’occasion a fait le larron. L’intérêt supérieur partagé est de défendre la chrétienté orientale, catholique comme orthodoxe, menacée dans le lieu d’origine commun, là où tout a commencé, ce qui suppose de fait un soutien, à tout ce qui peut l’empêcher, au régime de Damas et à son allié russe.

Cuba apparait une nouvelle fois comme un lieu de rencontre, de dialogue et de compromis. Le pape l’avait visité en 2015. Visite sanctionnant la normalisation de la vie chrétienne et catholique dans l’île. Visite saluant le rôle de Cuba dans le processus de paix colombien qui se déroule à La Havane. Visite confirmant le rôle de pont joué par le Vatican dans la réconciliation en cours des Etats-Unis avec Cuba. Cette osmose inattendue du communisme et de la religion ne peut que conforter tous ceux qui aux Etats-Unis souhaitent la levée de toutes les mesures d’embargo. Les secteurs républicains les plus réactionnaires et les Cubains de Miami les plus intransigeants ont été contraints d’avaler la pomme castriste avec la couleuvre papale.

Le pèlerinage mexicain a ouvert d’autres fronts diplomatiques. Deux des lieux symboliques visités par le pape, Ciudad Juarez et San Cristobal de las Casas, se trouvent aux bords extrêmes du pays. L’un donne sur les Etats-Unis et l’autre est une porte donnant sur l’Amérique centrale. Deux points géographiquement éloignés de plusieurs milliers de kilomètres, mais unis par un train au nom qui vaut toute explication, « La Bestia ». Le Mexique papal est un porte-avions qui doit ouvrir le passage aux plus défavorisés. « Tu es un pape latino-américain, tu nous comprends », lui a dit une jeune fille à San Cristobal de las Casas en présence de Mexicains bien sûr mais aussi de nombreux Guatémaltèques. François Ier a explicitement à leur intention cité une œuvre précolombienne, transfrontalière, le Popol Vuh. « L’aube a fait son chemin », leur a-t-il dit, « pour les peuples qui ont marché dans les ténèbres de l’histoire ». A bon entendeur, salut. L’entendeur ce sont les secrétaires d’Etat (les ministres) désignés par le président Peña Nieto pour marquer le pape à la soutane dans chacune de ses étapes. A toutes fins utiles, bien que le responsable de la sécurité, (ministre adjoint de l’intérieur et des affaires religieuses), Humberto Roque Villanueva, ait déclaré, avant l’arrivée du pape, « les paroles du pape auront un effet incontestable sur la société mexicaine. Mais le gouvernement de la République n’a aucune crainte particulière ». A suivre…

[1] Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ.
[2] Mexique et Vatican ont rétabli leurs relations diplomatiques le 21 septembre 1992.
[3] Benito Juarez est mort en 1872 dans le Palais national, résidence officielle des chefs d’Etat.

Les drones : Quels usages ? Quelles problématiques ?

Wed, 17/02/2016 - 16:54

L’Association internationale du transport aérien a récemment qualifié l’essor des drones de « menace réelle et croissante » pour la sécurité des avions de ligne. Que cela révèle-t-il en termes de réglementation ?
On assiste actuellement à une croissance du nombre de drones utilisés, d’une part pour le loisir, ou par les autorités publiques, qu’elles soient civiles ou militaires. Pour ce qui est de la réglementation, celle-ci évolue régulièrement pour s’adapter à la croissance du marché. La réglementation française vient juste d’être modifiée par un décret de décembre 2015. On distingue les vols à vue et hors vue. Dans tous les cas de figure, les agglomérations ne peuvent être survolées sauf autorisation préalable, de même que les approches d’aéroport. Le plafond de vol est limité à 150 mètres. Les opérateurs de drones pour le compte d’exploitant doivent avoir un brevet de télépilote.
Au-delà de 150 mètres, les drones ne peuvent voler sauf si l’espace aérien est fermé et leur est réservé (cas de la protection des grands événements internationaux où l’espace arien est fermé pour permettre le vol des drones). Tout est ainsi fait pour assurer une sécurité maximum, mais le problème est que tout ceci est nouveau, la réglementation n’est pas toujours connue et le marché est en pleine expansion.
Sur le plan international, la question de l’insertion des drones est envisagée au niveau européen dans le cadre de la mise en place du ciel unique européen. Le programme technologique SESAR envisage d’ailleurs cette question de l’insertion de ces drones dans le trafic aérien qui n’est pas possible aujourd’hui. Il faut développer les technologies Sense and Avoid, c’est-à-dire la capacité du drone à détecter lui-même un obstacle et à pouvoir l’éviter. Il faudra ensuite que les drones soient certifiés. On peut imaginer que vers 2020, une insertion des drones dans le trafic aérien sera sans doute possible. Les Américains sont de leur côté en train de développer leur propre législation et il y a une bataille de normes à ce niveau.

Quelle est la réalité de l’utilisation des drones par les armées modernes ?
On assiste aujourd’hui à un développement exponentiel des drones dans le domaine militaire. Dans les années 1990-2000, seuls les Israéliens et les Américains possédaient des drones, et il faut bien dire que les Européens ont pris du retard. Aujourd’hui, des programmes de drones se développent partout dans le monde, en Europe bien sûr mais aussi dans les pays émergents.
Les drones font l’objet d’une classification selon plusieurs types. Il y a d’abord la classification en fonction des capacités des drones en termes de zones d’emploi. Premièrement, il y a les drones tactiques, utilisés en général par l’armée de terre sur le champ de bataille. L’armée de terre française vient d’ailleurs de décider d’acquérir un nouveau drone, le Patroller, fabriqué par Sagem. Il y a des drones plus stratégiques, de moyenne altitude et longue endurance (drone MALE), qui vont pouvoir voler plus haut pendant 24 heures et surveiller une aire plus étendue : ce sont les Reaper américains que l’on utilise au Mali par exemple. C’est dans cette gamme que l’on essaie de lancer un programme européen avec les Allemands et les Italiens. Il y a aussi des drones qui vont voler à très haute altitude et avoir une grande endurance comme le Global Hawk américain.

Quelles nouvelles problématiques l’émergence des drones soulève-t-elle par rapport à la nature de la guerre ?
La principale problématique n’est pas tellement le développement des drones de surveillance mais de savoir si les drones doivent ou non être armés. Il y a une très grande prudence sur ce sujet, notamment en France. On sait que les Américains ont fait une utilisation massive des drones Reaper, avec une politique d’assassinats ciblés qui a malheureusement engendré de nombreux dommages collatéraux. Cela a donné une très mauvaise presse aux drones car leur utilisation s’est faite en violation du droit humanitaire et ceci explique la réticence française sur le sujet. Mais en réalité, la question n’est pas liée au drone en lui-même mais à l’usage que l’on fait de cette arme. La vraie question est de savoir dans quel cas de figure il sera plus utile d’utiliser un aéronef habité ou un drone armé. C’est une question de nature opérationnelle qui peut être liée à la capacité plus grande d’un drone de franchir des défenses ennemies – c’est la problématique du drone de combat auquel réfléchit Dassault – mais également au risque que l’on fait prendre au pilote qui pourrait justifier l’emploi d’un drone.
Par ailleurs, grâce au développement des technologies de l’intelligence artificielle, on se dirige de plus en plus vers des engins qui ont une certaine forme d’automatisation. Les drones Harfang qui sont encore opérés par l’armée française étaient des drones qui avaient la capacité de décoller et d’atterrir automatiquement, sans que l’opérateur intervienne. Cela va se généraliser et pas uniquement dans le domaine militaire : nous ne sommes plus loin de l’avion sans pilote ou de la voiture sans conducteur. La vraie question est de savoir jusqu’à quel point un drone pourra ou non choisir sa cible tout seul. Il est évident que cela pose un problème juridique. Cette question est évoquée à la conférence du désarmement à Genève. Le principe tend à interdire une automatisation totale avec ce que l’on appelle les « killer robots ». Mais la question est plus complexe et dépasse la simple interrogation de la présence d’un opérateur dans l’opération. Toutes les solutions intermédiaires sont en réalité possibles entre un contrôle total par l’humain et une absence totale de contrôle. C’est à ce niveau que le débat existe, entre savoir ce qu’il faut autoriser et ce qu’il faut interdire. C’est un nouveau champ d’étude pour ceux qui travaillent sur les questions de maîtrise des armements.

« Les enfants du chaos » – 3 questions à Alain Bertho

Wed, 17/02/2016 - 16:17

Alain Bertho, anthropologue et professeur à l’université Paris-8, est spécialiste des phénomènes de mobilisations urbaines et émeutes, en France et dans le monde. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage « Les enfants du chaos : essai sur le temps des martyrs », paru aux Éditions La Découverte.

Vous constatez que les mobilisations populaires, aussi bien dans les vieilles démocraties que dans les pays où l’on vote depuis peu, n’ont pas de débouché électoral. Pouvez-vous expliquer ?

Nous vivons depuis plus de dix ans une période historique particulière à l’échelle mondiale, que j’ai qualifiée dès 2009 de « Temps des émeutes »(1) . Ce que nous avons appelé au XIXème et XXème siècle la politique, c’est à dire une puissance subjective collective permettant aux mobilisations de s’inscrire dans une stratégie vis-à-vis du pouvoir, n’est plus là. Avec la mondialisation financière, les États, quels que soient les régimes, se sont séparés de leurs peuples et ne rendent plus de comptes qu’aux marchés financiers ou institutions interétatiques. Les Grecs en ont fait la tragique expérience. Nous vivons un effondrement des dispositifs politiques de représentation.

Les souffrances comme les espoirs populaires se trouvent privés de débouchés et s’expriment par une rage collective dans des émeutes et des affrontements civils dont le nombre, qui n’a cessé d’augmenter jusqu‘en 2013, s’est stabilisé autour de 2000 par an. L’entre soi du personnel dirigeant comme l’institutionnalisation du mensonge d’État, souvent couplés à des formes diverses de corruption, ont fait des ravages dans la conscience des peuples. Si le pouvoir peut faire l’objet d’une critique sans concession, il n’est plus une perspective mobilisatrice. On l’a bien vu dans la séquence insurrectionnelle commencée en 2011 par le printemps arabe, les Indignés et Occupy Wall Street, prolongée en 2012-2014 par les mobilisations au Québec (printemps érable), en Turquie (Place Taksim), au Brésil, voire en Ukraine.

Mêmes les soulèvements vainqueurs, en Tunisie et en Égypte, n’ont pas été des révolutions au sens traditionnel. Les insurgés sont restés volontairement à la porte du pouvoir et ont laissé aux spécialistes la gestion, voire le sabordage de leur victoire. Podemos est la seule tentative de faire le lien entre mobilisation contemporaine et espace parlementaire. C’est passionnant, mais c’est maigre… et fragile. La puissance de mobilisation, dont ont fait preuve les peuples, est minée par les désillusions. Quand la politique reflue, c’est la religion qui afflue. Si, comme le dit Slavoj Žižek, aujourd’hui la fin du monde semble plus crédible que la fin du capitalisme, les révoltes sans espoir peuvent conduire sur le chemin du Djihad. On le voit en Tunisie qui est l’un des plus grands pourvoyeurs de combattants de Daech.

Vous évoquez la cohabitation de pléthore d’informations disponibles et de la sophistication de la mise en spectacle du monde. Qui va l’emporter ?

La politique n’est pas la seule victime de la mondialisation. Paradoxalement, l’ère de la communication planétaire et d’Internet a mis fin à l’espace public tel que l’avait décrit Habermas, c’est-à-dire l’usage public et sous contrôle public de la Raison. Les pouvoirs et les médias dominants ont des moyens sans précédents pour déconstruire le réel et produire un grand récit du monde qui impose sa logique et son vocabulaire, sa hiérarchie des informations, ses silences jalousement gardés. Les peuples subissent cette mise en spectacle tout en faisant l’expérience quotidienne de son décalage avec le réel.

Cette expérience est dévastatrice pour la crédibilité de toute parole « autorisée », que ce soit celle des gouvernants, des savants, des médecins, des enseignants… Nous vivons la crise du régime moderne de vérité qu’assurait l’espace public depuis les Lumières. Cette méfiance généralisée investit sa quête de vérité « alternative » dans cet outil formidable et terrible qu’est Internet. Formidable car il peut fonctionner comme le General Intellect qu’annonçait Marx. Terrible car il peut être – et il est déjà – le vecteur d’un nouvel obscurantisme.

Les Sciences sociales, qui sont les filles de la politique et de l’espace public, subissent de plein fouet au XXIème siècle cette crise de la vérité combinée au congédiement des peuples (et de la question sociale) par des pouvoirs engagés dans des logiques sécuritaires et guerrières. Elles sont une nouvelle responsabilité historique soulignée par Appadurai (2) : celle de la construction avec les peuples d’un savoir partagé et d’un nouveau récit collectif(3) .

En quoi l’organisation reste l’un des points sensibles de la radicalité contemporaine ?

La radicalité comme critique créatrice de l’état du monde et des dominations et comme espérance est indispensable à la bonne santé de l’humanité. Les grandes périodes historiques ont été de grands moments d’inventions contestatrices, de remise en cause des autorités installées et des certitudes. Cette radicalité là est le contraire du Djihad et de sa logique mortifère et désespérée.

La crise de la représentation et de la politique que nous subissons est aussi le signe d’une immense potentialité démocratique, réprimée non seulement par la militarisation du débat public mais aussi par l’autoritarisme procédurier de l’organisation de la vie sociale et du travail qui caractérise le libéralisme (4). Le rejet populaire des pouvoirs politiques ou économiques et de la bureaucratie est une conséquence de cette répression quotidienne de la puissance d’invention, d’expertise et de création des peuples.

C’est l’enjeu démocratique du siècle. Il ne s’agit plus de « prendre le pouvoir » mais de constituer les compétences des peuples comme une puissance organisatrice du commun et souveraine sur l’État. Les grandes mobilisations depuis quinze ans ont toutes été marquées par l’organisation de moments et de lieux d’échanges collectifs d’idées et de savoirs, du forum social mondial à la place Tahrir, de la Puerta del Sol à Occupy Wall Street, de l’échelle du monde à l’échelle des ZAD.

Une nouvelle figure de la politique comme puissance subjective et comme stratégie se cherche dans cette radicalité démocratique. Il lui manque aujourd’hui une forme organisationnelle qui identifie la mémoire, la pérennité et la puissance du commun au-delà des moments forts de mobilisation. On voit bien que les modèles partisans, tous issus du léninisme, ne correspondent plus à ses exigences. Ce sont les figures nouvelles en train d’émerger, sur plusieurs continents, qu’il nous faut travailler et faire grandir. Il y a urgence car seule l’émergence d’une telle radicalité démocratique peut faire face à la généralisation de la guerre et à la tentation d’une radicalité désespérée, meurtrière et suicidaire.

(1) BERTHO (Alain), Le temps des émeutes, Bayard, 2009.
(2) APPADURAI (Arjun), La condition de l’homme global, Payot 2013.
(3) BERTHO (Alain), « Les mots et les pouvoirs », Communications 2014/1 (94).
(4) GRAEBER (David), Bureaucratie, 2016.

JO 2024 : pourquoi Paris a une bonne chance de l’emporter

Wed, 17/02/2016 - 11:09

Après l’échec douloureux de Paris face à Londres en 2012, la voilà de nouveau candidate aux JO. Avec de meilleures chances ?
La défaite face à Londres a effectivement été un véritable traumatisme: la France a perdu à très peu de voix près, alors qu’elle était sûre de sa victoire. Mais avons appris de cet échec cuisant, les leçons de 2012 ont été retenues. Déjà, nous en avons fini avec cette arrogance, ou du moins cette naïveté de croire que parce que la France est le pays de Pierre de Coubertin, ou qu’elle n’a pas reçu les Jeux d’été depuis 1924, ou encore parce qu’elle s’est faite retoquer trois fois, cela lui donnerait une sorte de priorité pour organiser les Jeux de 2024.
Surtout, contrairement à 2012, c’est désormais le mouvement sportif qui est à la tête de cette nouvelle candidature et non pas les responsables politiques, avec le tandem Bernard Lapasset – Tony Estanguet. Les responsables politiques, la maire de Paris, le président de la République, le premier ministres et les ministres concernés, la présidente de région, etc. – soutiennent cette candidature, mais ils ont bien compris qu’il fallait laisser la préséance au monde sportif.

Gagner les Jeux, ce serait donc une affaire de lobbying ?
Evidemment, il faut partir avec un dossier très solide en matière de budget, d’équipements sportifs, d’infrastructures de transport et hôtelières, d’expérience dans l’accueil de grands événements sportifs internationaux. Mais les villes finalistes ont toujours des dossiers solides. Les trois fois précédentes, Paris a déjà produit un dossier stratégique et technique de qualité. C’est une capitale au rayonnement mondial, très bien desservie, qui possède déjà nombre des sites et équipements sportifs nécessaires, dont la candidature est soutenue par la garantie de l’Etat…
Mais lorsqu’il s’agit d’accueillir la commission d’évaluation du CIO, avoir un bon dossier ne suffit plus. Il faut aussi faire du lobbying –ce n’est pas un gros mot !- intelligent, insistant, constant jusqu’à la dernière minute pour faire valoir les atouts de Paris auprès de la centaine de membres du Comité olympique, qui sont aussi bien d’ex-athlètes que des représentants de fédérations sportives internationales et des politiques. Là, je suis très confiant dans les capacités du duo Lapasset-Estanguet, de grands pros. Le premier a ainsi réussi à faire inscrire le rugby à sept comme discipline olympique pour Rio 2016. Et le second s’est fait élire membre alors qu’il vient d’un sport assez confidentiel. Les deux ont donc su remporter des batailles d’influence olympiques, et ce n’était pas gagné d’avance! C’est de bon augure.

Que penser des concurrents de Paris ?
La mauvaise nouvelle, pour Paris, c’est l’abandon de Boston, choisie d’abord par le Comité olympique américain mais qui a renoncé vu l’hostilité de ses habitants, au profit de Los Angeles. La capitale californienne est plus redoutable car son dossier de faisabilité est béton, les Jeux qu’elle a déjà organisés en 1984 ont été un succès, et, aux Etats-Unis, les droits télé sont faramineux et les sponsors se bousculent. Mais cela reste une candidature par défaut, on ne sent pas d’enthousiasme. Par ailleurs, l’interventionnisme extraterritorial de la justice américaine dans les affaires sportives, notamment le «FIFA Gate», a certainement dû agacer plus d’un membre du CIO.
En Europe, Hambourg, qui était une sérieuse rivale, s’est finalement retirée à cause de la désapprobation des habitants. Budapest paraît un choix peu réaliste et Rome, en difficulté financière, n’offre pas toutes les garanties de fiabilité. Au bilan, il y a une fenêtre d’opportunité, Paris a de très bonnes chances de l’emporter.

La mobilisation des Français paraît cependant faible: le Comité olympique français espérait récupérer auprès du public 10 millions pour soutenir la candidature mais n’a récolté que moins de 700.000 euros pour le moment…
C’était un pari original que d’imaginer une campagne de financement participatif. Si ça n’a pas très bien fonctionné c’est sûrement à la fois parce que la somme recherchée paraissait aux gens trop énorme et aussi parce que l’événement est encore très loin pour le grand public. Pour autant, ce n’est pas parce que l’opération de crowdfunding a fait un flop que la population française ne veut pas des Jeux. Les Français et plus précisément les Franciliens soutiennent clairement l’ambition olympique de Paris, à plus de 65% selon les sondages. Et il y a un consensus d’adhésion de toutes les instances sportives et des politiques de droite comme de gauche. Nul doute qu’avec le temps, cette candidature va créer un effet fédérateur, fournira un souffle d’enthousiasme collectif dont le pays a bien besoin.

Les attentats à Paris, handicap ou paradoxal atout pour la candidature française?
Ni l’un ni l’autre. Je ne crois pas que le CIO s’affole sur les questions de sécurité. Des attentats peuvent se produire partout et la France sait sécuriser les grands événements. A cet égard, l’Euro 2016 de foot, qui se tiendra dans l’Hexagone cet été sera un bon test, évidemment scruté de près. A l’inverse, il ne faudrait pas s’attendre à une sorte de « prime compassionnelle » en faveur de Paris. La ville devra démontrer, comme ses rivales, sa compétitivité. La victoire s’arrachera avec les dents!

Propos recueillis par Gaëlle Macke pour Challenges

La désinformation : un enjeu stratégique

Tue, 16/02/2016 - 18:22

François-Bernard Huyghe est directeur de recherche à l’IRIS. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage “La désinformation – Les armes du faux” (Armand Colin):
– La désinformation est-elle un phénomène nouveau ou bien s’est-elle démocratisée à travers internet et les réseaux sociaux ?
– Vous dites que la désinformation constitue un enjeu politique majeur. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– L’établissement d’une vérité des faits acceptée par tous est-elle possible ?

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