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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 3 days ago

Sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai : des perspectives prometteuses pour l’institution ?

Fri, 03/06/2016 - 12:36

L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) tiendra un nouveau sommet les 23 et 24 juin à Tachkent, en Ouzbékistan. Quels sont les enjeux de cette réunion, et notamment de la future adhésion de l’Inde et du Pakistan ?
L’OCS fêtera ses quinze ans d’existence à l’occasion de ce Sommet (les premières discussions remontent à 1996), qui sera également marqué par son premier réel élargissement. Si plusieurs pays sont devenus membres observateurs (l’Iran, la Mongolie ou encore le Belarus), et d’autres comme la Turquie simples partenaires de discussion, l’adhésion annoncée de l’Inde et du Pakistan marque un tournant notable, à la fois dans la trajectoire de cette organisation, mais aussi des deux pays concernés qui semblent chercher un forum sur lequel s’appuyer pour sortir d’une logique de confrontation. L’OCS passera ainsi à huit membres, parmi lesquels on note surtout la présence de la Chine, de la Russie, et donc prochainement de l’Inde, soit les trois BRICS asiatiques. S’il ne s’agissait jusqu’à présent que d’un dialogue sino-russe incluant les pays d’Asie centrale, ce sera désormais une organisation de poids à échelle asiatique.

Comment construire une cohérence politique autour de « l’Esprit de Shanghai » malgré la diversité et les divergences des membres de l’institution ? La ceinture économique de la Route de la Soie peut-elle être un point d’appui de coordination et de cohésion des politiques économiques et sécuritaires ?
Il convient d’abord de rappeler que les objectifs de l’OCS sont de conforter la stabilité régionale et de renforcer la coopération politique, mais aussi économique et commerciale, entre les Etats membres. En ce sens, l’Esprit de Shanghai est plus proche de celui qui anime l’Asean en Asie du Sud-est que des organisations occidentales comme l’OTAN ou l’Union européenne, en ce qu’il est construit autour du consensus et d’une approche très pragmatique et non articulée autour de valeurs (UE) ou d’objectifs communs (OTAN). Dans le contexte actuel, l’économie est au cœur de la coopération entre les Etats membres, la sécurité et la stabilité étant surtout vues comme des impératifs permettant de renforcer la croissance. C’est la logique qui anime des pays comme l’Inde et le Pakistan, qui ne souhaitent pas être exclus d’une dynamique régionale, et même continentale, et qui finalement fonde la cohérence politique.

Après l’Inde et la Pakistan, quels nouveaux élargissements peut-on envisager pour l’OCS ? Cette dynamique traduit-elle le changement de l’équilibre des forces sur la scène internationale ? L’OCS a-t-elle les moyens de faire contrepoids aux institutions occidentales ?
Avec l’entrée de l’Inde et du Pakistan, c’est vers le Sud que se tourne l’OCS. Le Sri Lanka et le Cambodge sont déjà partenaires de discussion, en plus de pays du Caucase, mais c’est du côté de l’Asean que les élargissements futurs pourraient être relevés, les différents pays de la zone étant déjà très liés économiquement à la Chine, et dans une moindre mesure à l’Inde. Comme l’OCS est clairement plus économique que militaire aujourd’hui, cette dynamique n’est pas à exclure, et l’organisation s’oriente ainsi vers une dimension continentale, là où elle était limitée à un dialogue bilatéral et cantonnée à ses origines. Le Japon et les Etats-Unis se sont vus refuser le statut de membre observateur, ce qui traduit la volonté de créer une force susceptible de rivaliser avec les institutions occidentales. Le siège de l’OCS, situé à Pékin, illustre le poids central de la Chine dans cette organisation. Quant aux moyens, disons que l’OCS a compris l’inutilité, pour le moment du moins, de chercher à concurrencer l’OTAN (alors qu’elle en était présentée comme le rival potentiel il y a quinze ans), et c’est justement en se focalisant sur les échanges économiques et commerciaux qu’elle renforce son influence. Avec l’entrée d’un pays comme l’Inde, l’organisation s’impose comme une force sur laquelle il faudra désormais compter sur la scène internationale.

Quelles stratégies russes et chinoises en Asie centrale ?

Fri, 03/06/2016 - 11:05

La Russie, leader incontesté en Asie centrale jusqu’à ces dernières années, est désormais supplantée peu à peu par la Chine, qui bénéficie désormais de la première place dans les échanges économiques et obtient l’approbation des autorités centre-asiatiques. Celles-ci perçoivent l’intervention de ces puissances voisines comme une occasion pour favoriser leur développement économique. Elles gagnent de plus en plus en indépendance et sont désormais à même de s’extraire de l’influence extérieure et de mettre en concurrence les Etats voisins en choisissant leurs partenaires selon leurs intérêts. Les stratégies russes et chinoises en Asie centrale, fondamentalement différentes, suivent un même objectif : avoir une mainmise sur l’Asie centrale.
L’influence russe en Asie centrale est en perte de vitesse, alors que la Chine, qui emploie une toute autre stratégie, parvient à s’implanter rapidement dans la région malgré la faiblesse de ses liens historiques avec celle-ci.

La longue domination russe en Asie centrale, d’abord sous l’Empire tsariste puis sous l’Union soviétique, laisse derrière elle un héritage considérable dans la région. Celui-ci est à double tranchant : s’il permet à Moscou d’avoir une grande influence dans les pays centre-asiatiques, ces Etats souhaitent s’émanciper de toute emprise de la Russie. Cette dernière, suite à l’implosion de l’URSS en 1991, a négligé ses relations avec l’Asie centrale pendant plusieurs années, avant de regagner de l’intérêt pour cette zone. Ce n’est que pendant la seconde moitié des années 1990 que la Russie commence à reprendre le contrôle de la région qui constitue alors une menace sécuritaire liée à la montée de l’extrémisme radical et du trafic de drogues.

Ce retour de la Russie dans la région depuis la fin des années 1990 se traduit notamment par la construction de plusieurs organisations : par exemple, la Russie accentue le rôle de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), qui promeut un rapprochement des armées des Etats signataires, ou celui de l’Union économique eurasiatique (UEE), qui a pour vocation la formation d’un marché commun.
La Russie entretient également ses liens avec les élites politiques locales, ce qui lui permet de garder un certain contrôle politique sur la région en apparaissant comme un allié attractif. En effet, la plupart des ministres actuels et proches du pouvoir sont d’anciens apparatchiks, c’est-à-dire d’anciens militants communistes de l’URSS [1]. Par exemple, lorsque les pays occidentaux ont réagi en désapprouvant la répression d’Andijan de mai 2005 par les autorités ouzbèkes, Moscou a servi de « parapluie diplomatique » à Islam Karimov et à son gouvernement. En revanche, Moscou entretient toujours des relations d’assujettissement avec l’Asie centrale : contrôle politique, manipulation des médias, diplomatie militaire, dépendance énergétique, sur fond de menace d’intervention militaire.
La Russie conserve toujours une grande influence politique sur la région : elle est capable d’influencer certaines décisions et possède des moyens de pression comme le contrôle du passage entre le Tadjikistan et l’Afghanistan, frontière qu’elle protège. Economiquement, elle occupe une place très importante et domine certains marchés, par exemple celui des télécommunications avec des opérateurs tels que Beeline ou Megaline. La Russie reste un acteur économique prépondérant en Asie centrale, en particulier dans le domaine des ressources minérales, de l’industrie lourde et des infrastructures.
Cependant, Moscou n’a plus une relation exclusive avec les Etats centre-asiatiques. Par exemple, les interventions de l’Iran, de l’Occident et surtout de la Chine concurrencent fortement le monopole de Gazprom, Lukoïl et de Rosneft dans la région.

La Russie conserve donc une logique de dépendance et une approche tournée vers le Hard power envers une zone avec laquelle elle avait une certaine porosité, et qui lui est désormais hostile.

La présence de la Chine en Asie centrale est, quant à elle, récente, et est traditionnellement présentée, dans la mémoire collective des populations d’Asie centrale, comme l’ennemi historique des peuples des steppes et comme un obstacle à l’expansion de l’Islam vers l’Est. La Chine parvient tout de même à s’introduire et à se développer dans cette région, malgré son image noircie par la propagande russe. La sécurité et le développement sont les principaux axes qui guident la politique chinoise vis-à-vis de l’Asie centrale.

Dès l’indépendance des républiques centre-asiatiques, la Chine voit en ces nouveaux Etats une source d’instabilité pouvant se propager et atteindre le Xinjiang, région qui joue un rôle hautement stratégique pour Pékin (les réserves de pétrole, de gaz naturel et de charbon représentent respectivement 30%, 24% et 40% des réserves du pays), et très proche géographiquement et culturellement des pays et populations d’Asie centrale.
Parallèlement, la Chine doit diversifier ses voies d’approvisionnement, sa consommation d’énergie étant amenée à croître significativement. L’Asie centrale, située à proximité, est riche en ressources naturelles. Des explorations sont toujours en cours, notamment sur le site « North Goturdepe » sur les bords de la Mer Caspienne. Les ressources de cette partie du Turkménistan sont estimées à 12 millions de tonnes de pétrole et 6,5 milliards m3 de gaz.
L’Asie centrale est également un nouveau marché potentiel pour écouler ses produits de consommation – de faible qualité – et ainsi alimenter sa croissance.
Ces éléments incitent donc la Chine à intervenir au Xinjiang et en Asie centrale conjointement : développer le Xinjiang – et notamment les infrastructures – permet au pays d’accéder à l’Asie centrale, et, par ailleurs, développer l’Asie centrale économiquement permet d’avoir des répercussions positives sur le développement économique du Xinjiang, tout en apaisant la région d’un point de vue sécuritaire. La Chine cherche ainsi à faire naître un cercle vertueux entre sécurité et développement économique, à la fois au Xinjiang et en Asie centrale, afin que les deux zones se tirent mutuellement vers le haut.

La Chine mène ainsi en Asie centrale d’importants projets d’infrastructures. Par exemple, elle a contribué au financement d’une grande partie des infrastructures gazières turkmènes, comprenant un investissement de 4 milliards de dollars pour le développement industriel de la région de Bagtyyarlyk, et une assistance dans le financement pour la construction des quatre pipelines pour le transport du gaz.
La Chine intervient massivement dans le secteur de l’énergie en investissant en particulier dans le domaine des hydrocarbures. Par exemple, en ce qui concerne le gaz, la Chine signe d’importants contrats en Asie centrale, en particulier depuis quelques années, avec le Turkménistan, dont elle importe du gaz depuis fin 2009. En 2008, un nouveau contrat d’approvisionnement a été signé, passant d’un volume de 40 G-m3 de gaz par an jusqu’en 2015, à 65 G-m3 par an de 2015 à 2020.

Le président Xi Jinping a annoncé son ambitieux projet de « Nouvelle Route de la Soie », lors d’une visite au Kazakhstan en septembre 2013 : la Chine se propose de participer au financement de la construction de jonctions en développant des infrastructures telles que les chemins de fer, les réseaux d’autoroutes, les routes aériennes, les gazoducs et oléoducs qui ont pour objectif la densification des liaisons entre les différents pays situés le long de cette route de la soie.
La Chine développe également une stratégie de soft power en lançant un programme sur dix ans pour accueillir dix mille étudiants et professeurs des Instituts Confucius dans les pays de l’Organisation de Coopération de Shanghai (dont font partie les Etats d’Asie centrale). Ces programmes ont des répercussions très positives étant donné que les jeunes centre-asiatiques sont de plus en plus nombreux à apprendre le mandarin et à partir étudier dans les universités chinoises. Par cette diplomatie proactive, la Chine gagne l’adhésion des autorités et des populations centre-asiatiques, ce qui lui permet de lever les principaux obstacles qu’elle rencontre pour mener à bien ses projets dans la région.

L’entrée de la Chine en Asie centrale est donc un succès : en moins de vingt ans, elle est devenue un partenaire fidèle des pays centre-asiatiques, elle a su faire de l’Organisation de Coopération de Shanghai, dont elle est le principal moteur, une institution appréciée de ses Etats membres, et est devenue un acteur économique incontournable dans le secteur commercial, des hydrocarbures et des infrastructures. En 2000, la part de la Russie dans les échanges commerciaux de la zone CCA [2] était la plus importante (25%), mais a fortement diminué pour atteindre le niveau de 15% en 2012. Cette diminution est au bénéfice de la Chine, qui ne représentait que 3% du commerce total des CCA en 2000 contre près d’un quart en 2012 [3].

Ainsi, la Chine est parvenue à s’imposer dans la région en proposant une coopération économique aux républiques centre-asiatiques, sensibles aux problématiques de développement économique. Le rapport de force entre la Chine et la Russie, puissances aux stratégies différenciées, s’établit donc en fonction de leur capacité à utiliser leurs atouts, mais aussi à se positionner par rapport à la puissance rivale. Chacune a un avantage sur l’autre : la Russie possède celui de ses liens historiques avec l’Asie centrale, à l’inverse de la Chine qui bénéficie de la volonté des Etats d’Asie centrale de s’émanciper de l’emprise de Moscou.

 

[1] LARUELLE Marlène, PEYROUSE Sébastien, « China as a neighbor: Central Asian Perspectives and Strategies», Central Asia-Caucasus Institute Silk Road Studies Program, 2009.
[2] CCA : Caucase et Asie centrale
[3] IMF Direction of Trade Stratistics

Législatives espagnoles du 26 juin 2016 : Châteaux électoraux vénézuéliens outre Pyrénées ?

Fri, 03/06/2016 - 10:24

La campagne législative espagnole du 26 juin 2016 s’est délocalisée de façon déconcertante au Venezuela. L’Espagne est, selon la formule consacrée par l’usage, la madre patria. Et les Latino-Américains seraient donc ses enfants. La « mère patrie » a donc des affinités électives avec les peuples d’outre-Atlantique. Elle y a aussi des intérêts. Au Venezuela, l’assureur Mapfre, la banque BBVA, la Telefónica, les hôtels Melia, tentent de survivre à un Bolivar (la monnaie locale) dévalué par appartements (trois types de changes coexistent en effet). Les nationaux espagnols expatriés dans les terres de Bolívar seraient au nombre de 200 000. Mais enfin, de là à faire du Venezuela, l’enjeu ou l’un des enjeux centraux de la consultation législative espagnole du 26 juin, il y a plus qu’un écart géographique qui interpelle la raison politique.

L’Espagne a été un modèle de transition démocratique pour les pays sud-américains dans les années 1980. Mais pas au Venezuela qui n’a pas connu de dictature militaire de type argentin ou chilien. Paradoxe supplémentaire, l’Espagne est depuis plus de six mois en état d’aboulie institutionnelle. La consultation législative du 20 décembre 2015 a révélé l’usure du système fabriqué à la sortie de la dictature franquiste. Au point de contraindre à la dissolution d’un parlement à peine élu. Les Ibériques sont donc à nouveau invités à mettre un bulletin dans l’urne le 26 juin prochain. Le choix est ouvert, beaucoup plus que par le passé. À droite ou au centre droit on trouve le Parti Populaire et Ciudadanos. À gauche ou au centre gauche, les socialistes (le PSOE) et la coalition formée par Podemos et la Gauche unie. En Catalogne et au Pays Basque les électeurs ont un éventail d’options plus large, avec diverses formations d’inspiration nationaliste et/ou indépendantiste.

L’enjeu de ces législatives, pourrait-on penser, porte sur l’avenir de l’Espagne. Comment sortir d’une longue crise économique qui a fait exploser le chômage ? Comment arbitrer entre demandes sociales insatisfaites et exigences européennes d’austérité budgétaire ? Comment réhabiliter maires, députés et sénateurs qui aux quatre coins de la peau de taureau ont été compromis dans des affaires que la morale condamne ? Quel contrat territorial imaginer et proposer pour tenir compte des poussées nationalistes catalanes et basques ? Pourtant à la lecture des évènements courants, tels que relatés dans les gazettes, l’enjeu de la campagne ne serait, ni à Madrid, ni à Barcelone, ni à Vitoria, mais quelque part en Amérique du sud, et plus précisément à Caracas.

Les socialistes, le PSOE, ont initié ce déplacement de campagne électorale avec deux anciens présidents du gouvernement qui ont débarqué sur les côtes vénézuéliennes. Felipe Gonzalez, le plus ancien dans la fonction, le premier, entre les 8 et 10 juin 2015, est allé sur place. Pour apporter un soutien solidaire aux partis politiques de l’opposition la plus radicale, dont les responsables ont été condamnés à de lourdes peines de prison. José Luis Rodriguez Zapatero a quelque temps plus tard, le 16 mai 2016, prolongé cette affinité vénézuélienne. Avec un agenda différent. Il a en effet essayé de jouer les bons offices en rencontrant toutes les parties pour les inciter à trouver une sortie de crise, juste et pacifique. Albert Rivera, fringant leader du parti, qualifié communément d’émergent, Ciudadanos (Citoyens), arrivé bon dernier, a le 25 mai 2016, repris le flambeau là où l’avait laissé Felipe Gonzalez. Il est donc allé porter aide et assistance unilatérale, aux opposants du gouvernement de Nicolas Maduro. Le Parti Populaire interdit de séjour à Caracas s’est vengé en accordant la nationalité espagnole à une demi-douzaine d’opposants. Mariano Rajoy s’est fendu d’une tribune vengeresse dans le quotidien, El Pais, et a rappelé à Madrid, « en consultation » comme on dit quand il y a de l’eau dans le gaz, l’ambassadeur espagnol. Podemos aurait pu aller à Caracas. Mais il ne l’a pas voulu. Longtemps silencieux, en raison d’amitiés politiques datant de l’époque de Hugo Chávez, qui lui ont été reprochées par les autres partis politiques, Podemos a été en mai 2016 contraint de sortir du bois. Pour condamner, sans condamner, tout en condamnant les autorités de Caracas. Podemos a en effet reproché à Nicolas Maduro de suivre les traces de Mariano Rajoy, en « parlant des autres pays pour éviter de parler du sien ».

Cette échappée vénézuélienne des principaux partis politiques espagnols, en pleine campagne électorale, a surpris les observateurs extérieurs, et peut-être les électeurs. Elle est en tous le cas assumé par les acteurs partisans en compétition. Reste à savoir si l’intentionnalité vénézuélienne est gratuite, et bien qu’animée par des convictions divergentes, fondée sur la volonté altruiste d’aider un peuple ami ? Ou plus si affinité, pour un pays « frère » selon la formule de Mariano Rajoy. Que dire ? Sinon bien sûr que géographiquement, l’Espagne est loin du Venezuela. Mais après tout dans le monde global d’aujourd’hui Caracas est à une touche d’ordinateur de Madrid. Et le cœur et la tradition, on l’a vu, effacent les distances. L’Espagne pour ces raisons-là, comme pour d’autres, économiques, commerciales, culturelles, d’influence en un mot, a vocation à maintenir un lien fort avec les pays latino-américains. Quelle que soit la majorité au pouvoir à Madrid. Quelle que soit la famille politique.

Encore faudrait-il que les Espagnols s’entendent de façon minimale sur un dénominateur national commun. Ce qui n’est plus aujourd’hui le cas. La crise économique, le regain d’intolérance mutuelle, ont rompu les consensus, territoriaux et institutionnels, si difficilement construits au sortir de la dictature. Chaque famille politique se replie sur des valeurs de pureté idéologique, voire d’authenticité infranationale en Catalogne. Cette mésentente collective, cette tribalisation de la politique, ont trouvé dans les querelles vénézuéliennes une sorte de reflet sans doute fortuit, mais induisant en tentation polémique.

Parti émergent, Podemos a des sympathies bolivariennes. Tout comme d’ailleurs la Gauche unie qui les exprime beaucoup plus directement. Inversement le Parti Populaire et Ciudadanos, au Venezuela, comme en Espagne font de la surenchère anti-Podemos, au nom des libertés. Quant au PSOE, il est quelque part prisonnier des affinités de ses anciens premiers ministres. L’un Felipe Gonzalez navigue de concert sur ce dossier avec le PP et Ciudadanos. L’autre, José Luis Rodriguez Zapatero, a choisi de jouer les médiateurs.

La campagne espagnole incertaine a radicalisé et validé ce champ de bataille lointain. Le Parti Populaire a le 28 avril 2016 à la veille de sa dissolution demandée au Congrès des députés de se prononcer sur la crise vénézuélienne. Les députés du PP, de Ciudadanos, du PSOE, du PNV, de Democracia i Llibertat ont approuvé un projet demandant au gouvernement espagnol de faire des démarches permettant la libération des opposants incarcérés. La Gauche républicaine catalane (ERC), Bildu, et la Gauche unie ont voté contre. Podemos s’est abstenu. Le 27 mai 2016 faisant monter la tension d’un cran le président de gouvernement intérimaire, Mariano Rajoy, a inscrit la situation vénézuélienne, à l’ordre du jour du Conseil de sécurité nationale.

Bien que membre du parti Populaire, le ministre espagnol des affaires étrangères, José Manuel Garcia-Margallo, les yeux rivés sur l’intérêt supérieur de l’Espagne, a signalé son inquiétude, face à cette dérive électorale transnationale. Tout déplacement espagnol à Caracas est le bienvenu, a-t-il déclaré, s’il contribue à faire baisser les tensions. À l’autre bout du champ partisan espagnol, Pablo Iglesias, chef de Podemos, il est vrai sous le feu de critiques croisées du PP, de Ciudadanos, de la presse, au sujet des penchants supposés, idéologiques et financiers, de Podemos à l’égard du régime de Nicolas Maduro, a approuvé le ministre. « Monsieur Maragallo a raison », a-t-il déclaré. « À un mois des élections comment comprendre que des candidats à la présidence du gouvernement estiment que parler de l’Espagne est une question secondaire ».

« Women SenseTour in Muslim Countries »- 3 questions à Justine Devillaine

Fri, 03/06/2016 - 09:19

Ancienne étudiante IRIS Sup’, Justine Devillaine a coréalisé, avec Sarah Zouak, une série documentaire : « Women SenseTour in Muslim Countries » à la rencontre des femmes musulmanes qui font bouger les lignes. Elle répond à mes questions à l’occasion de la projection du premier épisode, tourné au Maroc.

Vous vous décrivez comme non musulmane et même non croyante. Qu’est-ce qui vous a conduit à participer à cette série de documentaires ?

Je me définis effectivement comme une « athée convaincue ». Néanmoins, ma contribution au Women SenseTour – in Muslim Countries (WST) est bien moins liée à mes (non) croyances, qu’à mon engagement contre les discriminations, et plus spécifiquement contre les discriminations de genre.

J’ai construit mon féminisme comme beaucoup de jeunes femmes : sans m’en rendre compte. J’ai été témoin de certaines situations, j’en ai vécu d’autres, puis j’ai découvert la sociologie et j’ai lu sur le sujet. C’est quand je suis allée travailler en tant que professeure de Français pendant trois mois au Maroc que j’ai réalisé le décalage entre le discours que j’entendais sur les femmes musulmanes en France et la réalité. J’avais d’ailleurs moi-même beaucoup de préjugés dont je ne soupçonnais pas l’existence jusqu’alors.

A partir de là, je me suis intéressée plus particulièrement aux femmes dans le monde arabe et à leurs histoires. J’ai écrit un mémoire sur les femmes dans les révolutions arabes. Puis j’ai rencontré Sarah Zouak, la fondatrice du WST pendant notre année de Master 2 à l’Iris Sup’. Alors que nous travaillions sur notre projet d’étude dans le même groupe, elle montait en parallèle le WST. J’ai tout de suite trouvé l’idée très intéressante et même nécessaire, et quand elle a eu besoin d’une personne pour l’accompagner en Indonésie et en Iran, je me suis proposée, et je n’ai plus quitté le projet.

Je suis féministe, c’est-à-dire que j’estime que toutes les femmes devraient avoir le droit de choisir les armes de leur émancipation. A cet égard, il est important de comprendre qu’en France, aujourd’hui, les femmes musulmanes sont mises dans une position particulièrement vulnérable : elles sont jugées de tous côtés, notamment par des personnes qui se définissent comme féministes, elles sont discriminées à l’école mais aussi sur le marché de l’emploi, et sont aussi souvent victimes d’agressions. C’est ainsi que, pour faire changer les choses, j’ai choisi ce beau projet qu’est le WST, fondé et porté par une jeune femme directement concernée.

Comment expliquer la force des préjugés qui font de la femme musulmane une femme soumise ?

Il m’est toujours difficile de comprendre comment certaines personnes peuvent penser que des femmes, du fait d’une partie de leur identité – ici leurs croyances religieuses – sont « naturellement » soumises. D’une part, c’est partir du principe que les femmes musulmanes constituent un bloc homogène, ce qui n’a pas de sens : elles sont définies par d’autres choses que leur religion, à savoir leur nationalité, leur classe sociale ou encore leur orientation sexuelle. D’autre part, dans tous les pays sans exception, les femmes vivent dans des systèmes patriarcaux, dans lesquels elles ne sont pas considérées comme égales aux hommes. Pourquoi cataloguer spécifiquement les femmes musulmanes comme « soumises » ?

Dans un premier temps, on peut parler de l’interprétation patriarcale des textes sacrés, qui place effectivement la femme comme inférieure à l’homme, ce qui est l’un des arguments principaux des non musulmans pour justifier ce stéréotype des musulmanes soumises. Il semblerait pourtant pertinent de confronter cela à la réalité, dans laquelle les musulmanes, comme toutes les femmes, travaillent, vont à l’école, sont femmes au foyer si elles le désirent et prennent des décisions pour et par elles-mêmes. En outre, depuis des années, des femmes mènent un véritable travail de relecture des textes dans une perspective féministe, pour montrer la présence de l’égalité femmes-hommes dans le Coran. Parmi elles, Asma Lamrabet, l’une des héroïnes de l’épisode #1 Maroc de notre série documentaire.

La vision occidentale de la femme musulmane soumise prend ses racines dans notre Histoire. Les Français ont ainsi justifié la colonisation du Maghreb, dont l’une des raisons officielles était d’aller civiliser ces populations incapables de traiter leurs femmes sur un pied d’égalité – comme si c’était le cas en France. Le corps des femmes, comme lors de tout conflit, a été instrumentalisé et utilisé à des fins politiques. Cela a donné lieu à de nombreuses humiliations pour les femmes, lors notamment de ces tristement célèbres scènes de dévoilement public en Algérie. On invoque encore aujourd’hui le stéréotype de la femme musulmane soumise pour des raisons politiques, afin d’insister sur le caractère rétrograde de l’Islam (car quoi de plus rétrograde que les inégalités femmes-hommes ?) On sait bien que les plus grands racistes adorent se découvrir une fibre féministe quand cela les arrange, comme on a pu le voir avec les événements de Cologne il y a quelques mois.

La force et la permanence de ce stéréotype sont aussi, et surtout, garanties par les médias, qui parlent sans cesse des femmes musulmanes, selon deux modèles très précis : soit pour nous parler d’une femme soumise, victime de violences, battue par son mari, son père ou son frère ; soit pour nous parler d’une femme émancipée qui a complètement rejeté ses origines ou l’Islam. Bien sûr, ces femmes existent, mais le problème réside dans le fait de nous montrer uniquement ces poncifs-là alors que les musulmanes, comme toutes les femmes, sont plurielles. Il faut arrêter de parler sans cesse des femmes musulmanes sans jamais leur donner la parole.

Ces préjugés vous paraissent-ils plus fort en France que dans les autres pays occidentaux ?

Aujourd’hui, il est difficile de faire abstraction de « l’obsession française » envers les femmes musulmanes : on voit constamment sur les devantures des kiosques des unes parlant de la menace qu’est l’Islam, accompagnées de femmes voilées pour illustrer ce danger, femmes qui sont discriminées à l’école, sur le marché de l’emploi et même dans leurs loisirs. De même, nos représentant(e)s politiques se permettent les pires phrases contre leurs concitoyennes, avec notamment des comparaisons entre le port du voile et l’esclavage, ou encore plus récemment entre le hijab et le brassard nazi. Cette avalanche permanente de violences est vraiment choquante.

À cet égard, il est facile de croire que la France est le pire pays occidental quant aux préjugés et violences concernant les femmes musulmanes. Le rapport du réseau européen contre le racisme, ENAR, intitulé Muslim Women, Forgotten Women? Understanding the gender dimension of islamophobia (disponible en ligne) tend toutefois à nuancer cette idée. Basée sur des recherches en Belgique, au Danemark, en France, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Suède et au Royaume-Uni, l’étude montre que dans l’ensemble de ces pays, les femmes musulmanes sont discriminées, en particulier sur le marché du travail et sur leurs lieux de travail, où elles sont victimes d’une triple « peine » : sur base du genre, de l’origine ethnique et de la religion. « Les discriminations à l’emploi sont souvent liées aux perceptions d’‘Islamité’, et surtout aux vêtements des femmes musulmanes. Par exemple, au Royaume-Uni, 12,5% de femmes pakistanaises doivent répondre à des questions sur le mariage et les aspirations familiales lors d’entretiens d’embauche, alors que 3,3% de femmes blanches reçoivent de telles questions »[1]. L’étude montre également que les musulmanes sont plus susceptibles d’être victimes de crimes et discours de haine que les hommes musulmans, surtout si elles portent le voile. En France, plus de 80% des victimes d’agressions islamophobes sont des femmes et aux Pays-Bas, le chiffre est de plus de 90%.

Les pays européens n’ont pas tous la même histoire avec les musulmanes : on trouvera plutôt des personnes d’origine turque en Allemagne et plutôt d’origine pakistanaise au Royaume-Uni, par exemple. Les situations varient selon les pays occidentaux, avec plus de violences en France, au Royaume-Uni ou encore aux États-Unis, mais restent globalement similaires dans leurs logiques. La montée de l’islamophobie et des violences et discriminations envers les femmes musulmanes est, malheureusement, générale.

[1] ENAR, «Forgotten Women : The impact of Islamophobia on Muslim women », disponible sur http://www.enar-eu.org/Forgotten-Women-the-impact-of-Islamophobia-on-Muslim-women

 

Rapport Amnesty International : quelle situation pour les droits humains ?

Thu, 02/06/2016 - 16:22

Geneviève Garrigos, présidente d’Amnesty International France, répond à nos questions à l’occasion de la publication du Rapport 2015/16 d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde :
– Quel bilan et quelles recommandations pour les droits humains dans le monde ?
– En quoi la crise des réfugiés et la guerre syrienne mettent-elles le système international à l’épreuve ?
– Les libertés fondamentales et l’Etat de droit sont-ils en danger dans les Etats démocratiques ?

L’Uruguay, bastion progressiste en Amérique latine ?

Wed, 01/06/2016 - 15:49

Quels sont les fondements du progressisme social et de la popularité du « Front élargi »[1] , la coalition au pouvoir en Uruguay ? Dans quelle mesure la volonté politique et les actes de l’ancien président José Mujica prennent une dimension symbolique dans notre société de consommation ?
Le « Front élargi » est une coalition de plusieurs partis qui rassemble les sensibilités politiques les plus à gauche jusqu’aux partis de centre-gauche uruguayens, en passant par les démocrates-chrétiens et les indépendants, auxquels se rajoutent un ensemble de mouvements citoyens et d’organisations sociales. C’est une formule singulière qui lie partis politiques et forces citoyennes et qui a inspiré de nombreuses expériences au-delà de l’Uruguay. Le « Front élargi » a été conçu en 1971, peu avant que le pays ne sombre dans la dictature jusqu’aux années 1980. Avec le retour de la démocratie en 1984, il a permis à cette gauche politique et sociale de disposer d’un instrument collectif capable de dépasser ses propres divisions, de remporter les élections en 2004 puis de diriger le pays depuis maintenant 12 ans.
Le « Front élargi » a connu plusieurs mandats, dont celui de José Mujica, de 2010 à 2015, était certainement le plus emblématique. Désormais, l’actuel gouvernement mené par Tabaré Vazquez représente une ligne politique davantage située au centre-gauche libéral par rapport à ce qui était pratiqué lorsque José Mujica était au pouvoir. Le président uruguayen Tabaré Vazquez, qui avait déjà occupé cette fonction de 2005 à 2010, est engagé sur le programme de redistribution keynésien qui a été celui du Front pendant la dernière campagne présidentielle de 2014. Ce programme vise à moderniser le pays, ses infrastructures, mais aussi à répartir la richesse créée essentiellement par l’exportation de produits agricoles, principale activité du pays. La politique de redistribution a pour objectif de diminuer les inégalités et la pauvreté, mais aussi de renforcer le droit des organisations syndicales et, de manière générale, de toutes les formes de représentation de la société civile. Le gouvernement peut donc être qualifié de social-démocrate, l’Uruguay étant d’ailleurs considéré comme la plus vieille social-démocratie latino-américaine.
Cependant, si l’actuel gouvernement préserve globalement la ligne politique du Front, le contexte est foncièrement différent en Amérique latine. La crise qu’affrontent les pays latino-américains, très dépendants de leurs ressources agricoles et de leurs matières premières, alors que la demande mondiale comme les cours chutent, complexifie la situation économique et sociale par rapport aux années Mujica. Aujourd’hui, les gouvernements progressistes d’Amérique latine éprouvent de plus grandes difficultés à mener des politiques sociales, et font face à de nouvelles tensions politiques qui peuvent mener à des crises très aigues comme on le voit au Venezuela ou au Brésil. En Uruguay cependant, le système politique demeure stable, malgré la sensible modération des politiques sociales opérées par l’actuel gouvernement par rapport au précédent pouvoir.
En effet, l’ancien président José Mujica était une figure politique dont la légitimité et le symbole dépassaient les frontières uruguayennes. Il est l’une des personnalités les plus écoutées et l’un des hommes politiques les plus populaires d’Amérique latine. Il est associé à des idées fortes – une économie au service des besoins sociaux – et à des principes tels que la lutte contre la pauvreté, la réduction des inégalités sociales face à la brutalité de la finance ou encore la sobriété heureuse. Son histoire personnelle hors du commun renforce le symbole, puisque José Mujica a participé à la guérilla et fut notamment emprisonné 7 ans au fond d’un puit pour ses convictions politiques. Il est respecté pour sa droiture, sa profonde philosophie de la vie et constitue ainsi un emblème très rassembleur en Amérique latine.
Aujourd’hui, alors que la situation se dégrade et que la droite renforce son pouvoir en Amérique latine, via les récentes élections en Argentine, par le coup de force au Brésil ou dans un contexte de crise au Venezuela, la voix de José Mujica compte d’autant plus qu’il prône l’apaisement ainsi que le respect des institutions et de la démocratie. L’ancien président uruguayen a très vite pointé les difficultés et les contradictions non résolues auxquelles ont été confrontés – et sont encore confrontés – les gouvernements de gauche en Amérique latine, le sien y compris. La question du consumérisme est emblématique de ces contradictions. Le progressisme a en effet permis à des dizaines de millions de personnes de sortir de la pauvreté pour rejoindre les rangs d’une classe moyenne, plus exactement d’une classe consommatrice. Mais M. Mujica souligne que si ces populations vivent mieux, cela ne veut pas dire pour autant qu’elles souhaitent vivre autrement que ce que peut leur offrir le système et le capitalisme. José Mujica a posé cette problématique en ces termes : comment faire en sorte que la réduction de la pauvreté permette de bâtir une société différente de celle proposée par le système capitaliste, porteur, selon lui, des plus grands dangers démocratiques, sociaux mais aussi écologiques ? La question écologique est essentielle aux yeux de José Mujica, considérant que le mode de vie, de production, d’échange et de consommation à l’échelle planétaire a un prix environnemental insoutenable.

Comment analysez-vous la décision du président Tabaré Vazquez de quitter les négociations sur l’Accord de commerce sur les services (TiSA) ? Comment comprendre que, parallèlement, l’Uruguay milite pour un accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne ?
Dans un premier temps, l’accord commercial TiSA avait les faveurs du président Tabaré Vazquez. Son ministre de l’Economie en était un fervent partisan et avait d’ailleurs annoncé, il y a quelques mois, que l’Uruguay allait le signer. Cette déclaration avait provoqué un tollé au sein de « Front élargi » et a amené le président uruguayen à soumettre la décision à une consultation interne du Front. La position du Front, opposé à l’inclusion de l’Uruguay dans l’accord de libre-échange, fut finalement suivie par M. Vazquez, au prix d’un désaveu cinglant de son ministre de l’Economie.
Le renoncement du gouvernement à poursuivre les négociations s’est donc joué sur un rapport de force au sein de la coalition au pouvoir. Tabaré Vazquez pensait en effet initialement que la crise économique qui sévit en Amérique latine réduisait les débouchés de l’économie uruguayenne, notamment au sein du Mercosur (Uruguay, Paraguay, Brésil, Argentine, Venezuela, bientôt Bolivie) et vers la Chine. Il s’agissait donc, selon lui, de renforcer les liens avec le marché européen et le marché nord-américain afin de dynamiser l’industrie agricole. Mais face au rejet du « Front élargi » et des syndicats, qui pointaient les conséquences néfastes pour l’emploi et la société uruguayenne, le président Tabaré Vazquez a renoncé à cette logique. Pour autant, le gouvernement au pouvoir maintient son rapprochement avec les puissances économiques dominantes, ce qui crée des tensions comparables à ce que l’on retrouve dans tous les gouvernements latino-américains aujourd’hui.

Les troubles politiques et économiques de ses deux grands voisins, l’Argentine et le Brésil, annoncent-ils des difficultés pour l’Uruguay et un ralentissement des mesures sociales ?
La conjoncture économique actuelle a profondément changé. L’Amérique latine est passée de plusieurs années d’expansion et de hausse des cours des matières premières à une période de ralentissement, même de contraction économique. Toute l’Amérique latine va être en récession cette année (0,6 % à l’échelle de la région), tandis que l’Amérique du Sud va connaître une récession de 1,9 % en 2016. Au Brésil est attendue une récession comprise entre 3 et 4 %, de 1% en Argentine et de 8% au Venezuela. C’est donc un basculement majeur qui pose problème à tous ces pays dépendants essentiellement de leurs exportations de ressources naturelles, à la fois dans le cadre du Mercosur (premier débouché de l’Uruguay) mais aussi sur les marchés mondiaux.
Si l’Uruguay connait jusqu’alors une situation plus favorable que ses partenaires, le ralentissement économique ne tardera pas à avoir des effets plus importants. Le pays va avoir des difficultés objectives à trouver des relais d’exportation dans la région, et en particulier vers ses principaux marchés, l’Argentine et le Brésil. La crise économique annonce de plus grands obstacles pour les politiques sociales et la mise en place de politiques de rigueur fiscale. Cette situation suscite un débat houleux au sein du « Front élargi » qui s’interroge sur son orientation politique. Les partisans d’un approfondissement du marché commun sud-américain, capable de compenser les effets des chocs économiques globaux en renforçant les exportations internes et la demande régionale, s’opposent aux défenseurs d’un rapprochement avec les Etats-Unis et l’Union européenne. Eux pensent que ces deux puissances pourraient être des relais de croissance bienvenus. Ils considèrent aussi que l’Uruguay doit se rapprocher des pays plus libéraux et libre-échangistes de l’Alliance du Pacifique (Mexique, Colombie, Pérou, Chili) et pouvoir signer des accords de libre-échange en dehors du Mercosur. Alors que l’environnement économique et la stabilité politique se dégradent, c’est un questionnement déterminant qui a lieu actuellement dans toute l’Amérique latine.

[1] Le Front élargi regroupe 27 formations politiques de gauche et de centre-gauche.

« Women SenseTour in Muslim Countries »- 3 questions à Sarah Zouak

Wed, 01/06/2016 - 14:50

Ancienne étudiante IRIS Sup’, Sarah Zouak a coréalisé, avec Justine Devillaine, une série documentaire : « Women SenseTour in Muslim Countries » à la rencontre des femmes musulmanes qui font bouger les lignes. Elle répond à mes questions à l’occasion de la projection du premier épisode, tourné au Maroc.

Quel était votre objectif en réalisant cette série de documentaires ?

Le Women SenseTour – in Muslim Countries est une série documentaire à la rencontre de femmes que l’on n’a pas l’habitude de voir : des femmes musulmanes actrices du changement.

À la suite de mes études, j’ai entrepris un long voyage pour mettre en lumière des femmes musulmanes plurielles, bien loin des clichés habituels. Pendant 5 mois, j’ai sillonné 5 pays musulmans, très différents les uns des autres et pourtant fantasmés comme un bloc homogène, surtout quand on aborde les droits des femmes. J’ai parcouru le Maroc, la Tunisie, la Turquie, l’Iran et l’Indonésie pour aller à la rencontre de 25 femmes qui allient sereinement leur foi et leur engagement pour l’égalité et l’émancipation des femmes. Parce que oui c’est possible !

L’objectif premier est ainsi de déconstruire les préjugés sur les femmes musulmanes, constamment représentées comme des femmes soumises, oppressées et victimes mais aussi de susciter l’inspiration pour que chaque femme devienne actrice de sa propre vie. L’idée était de faire de ces femmes des sources d’inspiration pour toutes et tous.

Cette série documentaire débute par une quête personnelle, un besoin viscéral de me battre contre ce récit unique que l’on ne cesse d’entendre sur les femmes musulmanes. Diplômée d’un Master en école de commerce et d’un Master en Relations Internationales, je n’avais jamais touché une caméra avant d’entamer mon voyage. Pourtant, réaliser des documentaires et rencontrer tous ces modèles de femmes était devenu pour moi une véritable nécessité ! Un moyen puissant de me réapproprier ma narration en tant que femme musulmane, d’être enfin actrice de mon récit. Cette série documentaire est un outil pour montrer la pluralité des femmes musulmanes et mettre fin à ce silence paradoxal, où l’on ne cesse de parler des femmes musulmanes sans jamais leur donner la parole.

Vous vous considérez à la fois féministe et musulmane. Pourtant, cela reste incompatible pour beaucoup…

Pendant longtemps, j’ai moi-même eu le sentiment que mes différentes identités – française, marocaine, arabe, musulmane et féministe – étaient incompatibles, voire contradictoires. On s’est ainsi souvent étonné de me voir épanouie et bien « intégrée », comme si la religion aurait dû être un obstacle à mon émancipation. J’ai été pendant très longtemps tiraillée et complètement « schizophrène » à la recherche de modèles de femmes qui me ressemblaient !

Pour beaucoup, être féministe et musulmane semble antinomique, et l’association de ces deux mots est encore controversée. Aussi bien par les féministes classiques – qui pensent que l’émancipation des femmes passe forcément par une mise à distance du religieux – que par certaines musulmanes qui voient le féminisme comme un concept importé de l’Occident et donc étranger à la culture musulmane.

Une troisième voie s’est pourtant ouverte pour les femmes musulmanes, comme l’indique Asma Lamrabet, l’une des femmes interviewées dans la série documentaire (Episode 1 Maroc) et directrice du CERFI (Centre d’Etudes et de Recherches Féminines en Islam) qui propose d’allier les droits universels – que chacun a le droit de revendiquer – avec un référentiel musulman, revu, relu et re-contextualisé. Il y a aujourd’hui un véritable mouvement de femmes musulmanes à travers le monde qui se réapproprient les textes sacrés et démontrent, par un argumentaire construit, que ce n’est pas l’Islam en tant que religion qui opprime les femmes, mais bel et bien la lecture qui en est faite. En tant que femme musulmane, je suis convaincue que les valeurs d’égalité et de justice sociale sont présentes dans les textes sacrés. Il faut maintenant en faire une véritable relecture, remettre en question les lectures patriarcales et produire un savoir nouveau sur l’Histoire des femmes musulmanes.

Rencontrer tous ces modèles de femmes musulmanes féministes que l’on ne m’a jamais montrés m’a permis de réaliser que je pouvais être moi-même et vivre pleinement et sereinement mes différentes identités sans laisser les autres définir qui je suis. Ces documentaires que je réalise, c’est un peu les films que j’aurais aimé voir à 12 ans : cela m’aurait permis d’éviter des années de questionnements et de doutes.

Ainsi, mon féminisme est né dans la continuité des nouvelles formes de féminismes (féminismes intersectionnels, afroféminismes …) et prend en compte les différentes oppressions dont sont victimes les femmes. En tant que femmes musulmanes, nous sommes victimes d’une double oppression qui n’est pas prise en compte dans le féminisme classique. Nous ne sommes pas seulement victimes de sexisme mais également de racisme du fait de nos origines ou de notre appartenance religieuse ! Un chiffre ? En France en 2015, plus de 80% des victimes d’agressions islamophobes sont des femmes (CCIF[1]). Je m’interroge alors beaucoup sur ces féminismes qui se veulent universels mais qui ne prennent pas en compte nos réalités et nos singularités en tant que femmes.

Mon rêve en tant que féministe est donc très simple : que les femmes ne soient plus jugées, discriminées ou violentées du fait de leur genre, origine, appartenance religieuse, orientation sexuelle ou encore de leur physique. Je rêve de vivre dans une société qui n’a pas peur de l’altérité et qui permettent à chaque femme de s’épanouir, non pas malgré ses identités, mais grâce à elles.

Comment expliquer la force des préjugés, y compris venant d’un public censé être éduqué et informé ?

Étudiante, j’ai été très étonnée d’observer que les préjugés que je mettais sur le compte de l’ignorance étaient en fait bien plus profonds que cela. On retrouve ainsi ces discours stigmatisants auprès de nombreux intellectuel(les) féministes et politiques. Nos « élites » traditionnelles restent dans un « entre soi », voire « communautarisme », puisque celui-ci manque cruellement de diversité, et leurs discours ne donnent que rarement la parole aux principales concernées. Ces élites se posent en défenseurs des valeurs de la République, mais se permettent souvent de les détourner de leur sens premier, tendant ainsi à légitimer les discriminations faites aux femmes musulmanes qui ne respecteraient pas les principes de notre société. On leur renvoie ainsi leur illégitimité à être au sein de la société française. Mais à partir de quoi ne pourrait-on pas être ce que l’on est ? La laïcité, par exemple, n’est aucunement la neutralité de tous les citoyens comme on ne cesse de l’entendre, mais, au contraire, la garantie de chacun(e) de croire ou de ne pas croire et de l’exprimer dans les limites de l’ordre public.

D’une part, ces discours sont renforcés par les médias et les politiques, qui ne cessent de renvoyer une image stéréotypée des musulmans et particulièrement des musulmanes. Je dirais même de « la » femme musulmane, car c’est toujours au singulier que l’on en parle, renforçant ainsi l’idée que les femmes musulmanes forment un bloc homogène. Nous retrouvons ainsi régulièrement le même refrain repris en boucle avec notamment une fixation sur les burqas et les voiles qui seraient le symbole même de la mise sous tutelle des femmes musulmanes. L’Islam est perçu comme la religion par excellence qui empêcherait les femmes de jouir d’un statut égal à celui des hommes. Enfin, on retrouve des discours qui se veulent libérateurs des musulmanes. Celles-ci ayant, en effet, naturellement besoin de l’aide des pays occidentaux pour s’émanciper, à croire que la femme occidentale est, quant à elle, libre et libérée de tout patriarcat et domination masculine.

D’autre part, ce discours se retrouve également chez certaines femmes, et plus précisément certaines féministes « occidentales ». On se rappellera récemment des propos désobligeants sur les femmes voilées, tenus par Laurence Rossignol, la Ministre des Droits des Femmes en France. Or, ce type de discours soulève un véritable paradoxe : en parlant au nom des musulmanes, ces femmes se positionnent dans une position de supériorité et par conséquent reproduisent un schéma de domination. La domination d’un féminisme « classique » s’ajoute ainsi à la domination patriarcale car elles privent les femmes musulmanes de leur capacité de jugement sur leur propre situation.

Il est à mon sens important aujourd’hui de comprendre :

  • La pluralité des femmes musulmanes : elles sont urbaines, rurales, aisées, modestes, voilées, non voilées, actives, inactives, jeunes ou moins jeunes, habitent aussi bien en Occident que dans des pays majoritairement musulmans. Elles ne sont en aucun cas uniques et singulières comme cela semble l’être dans l’imaginaire collectif.
  • L’universalité des discriminations envers les femmes – malheureusement. En effet les discriminations dont sont victimes les femmes se retrouvent au sein de toutes les sociétés – en Occident comme en Orient – et dans tous les contextes socio-économiques, politiques ou géographiques. Ces discriminations sont diverses et il semblerait donc indécent de les hiérarchiser selon les contextes – religieux et culturels notamment – car le problème est beaucoup plus global.

Alors à ces personnes qui ne cessent de se cacher derrière le vivre-ensemble, l’égalité et la justice, je pose une simple question : quel modèle de société souhaitez-vous ? Une société française qui accepte seulement les personnes capables de s’intégrer et de s’assimiler quel qu’en soit le coût, ou une société qui accepte toutes les personnes avec leurs différences et multiples identités ?

« Atlas des migrations » – 3 questions à Catherine Withtol de Wenden

Tue, 31/05/2016 - 18:05

Catherine Wihtol de Wenden, docteur en sciences politiques, est professeur à Sciences Po, directrice de recherche au CNRS et membre du comité d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ « Atlas des migrations : un équilibre mondial à inventer », aux Éditions Autrement et cartographié par Madeleine Benoit-Guyod.

Sommes-nous passés d’un monde où la difficulté n’est plus de quitter son pays mais d’entrer dans un pays qui n’est pas le sien ?

Par le passé, de nombreux régimes autoritaires – aussi bien monarchistes que communistes – ont rendu très difficile la sortie du territoire national. Les populations étaient enfermées à l’intérieur de frontières, soit parce qu’elles constituaient une ressource agricole, fiscale et militaire, comme ce fut le cas aux XVIIIe et XIXe siècles, soit parce que les élites politiques ne souhaitaient pas leur permettre de fuir massivement vers d’autres horizons, comme ce fut le cas pour les régimes communistes. En revanche, particulièrement au XIXe siècle, les frontières étaient largement ouvertes pour l’immigration de travail et de peuplement. De même en Europe, jusque dans les années 70, les politiques frontalières étaient favorables aux travailleurs internationaux.

Nous sommes donc passés d’une situation mondiale où sortir d’un territoire était difficile et entrer dans un pays étranger l’était moins à une situation inverse, depuis la chute du communisme. Les pays du sud ont multiplié les distributions de passeport, car il était dans l’intérêt de la stabilité de leurs systèmes politiques (pas toujours démocratiques) de se vider d’une partie de leur population. Parallèlement, le monde contemporain a vu les politiques d’entrée se durcir considérablement. Ainsi, si le droit de sortie s’est démocratisé, avec la possibilité facilitée d’obtenir un passeport, le droit d’entrée s’est restreint au fur et à mesure qu’un arsenal de mesures sécuritaires et anti-terroristes étaient adoptées.

Vous estimez que l’Europe pourrait faire face à la crise actuelle des réfugiés en appliquant une directive de 2001 sur la protection temporaire des réfugiés. Qu’est-ce que cela impliquerait ?

Cette directive a été mise en place en 2001, essentiellement pour répondre aux flux migratoires en provenance d’ex-Yougoslavie. Elle stipulait que tant que les réfugiés connaîtraient une situation de conflit chez eux, ils étaient autorisés à rester pour une période limitée, mais renouvelable régulièrement, dans les pays d’accueil avec, selon les cas, la possibilité de travailler. Beaucoup sont désormais rentrés chez eux, soit dans le cadre de politiques de retour mises en œuvre par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), soit de leur propre gré. Cela permettait une certaine fluidité, et une marge de manœuvre appréciable pour les migrants qui pouvaient rester dans leur pays d’accueil ou prendre le chemin du retour.

Il serait tout à fait possible d’appliquer cette politique pour la crise syrienne actuelle. Cette directive a été peu évoquée au profit d’un droit d’asile pourtant très difficile à obtenir. Les catégories individuelles de la persécution ou de la crainte fondée de persécution, définies par la Convention de Genève de 1951, sont en effet interprétées de façon restrictive depuis les années 90.  Malgré l’ampleur de la crise, seuls 45% des migrants ont obtenu le statut de réfugié, selon la Convention de Genève

Les migrations sud-sud semblent moins visibles que celles nord-sud. Ne sont-elles pas pourtant en train de gagner en importance ?

Les migrations sud-sud sont surtout moins connues. Aujourd’hui, sur un total de 244 millions de migrants selon les Nations unies, on constate qu’il y a pratiquement autant de personnes qui se dirigent vers le nord que de gens qui vont vers le sud de la planète. L’essentiel des flux est évidemment compris dans les migrations sud-sud et sud-nord.

Les migrations sud-sud sont liées à plusieurs facteurs. Elles sont notamment dues à une régionalisation des migrations internationales. Aujourd’hui, il y a plus de gens qui proviennent de la même aire régionale que d’ailleurs, car de nouveaux flux ont gagné en importance : les femmes, les mineurs non accompagnés, les réfugiés ou encore les déplacés environnementaux qui n’entreprennent pas de long voyage faute de ressources ou de réseaux. Ainsi, les réfugiés choisissent en priorité un pays proche de leur terre d’origine. C’est le cas des Syriens qui pour l’essentiel sont allés en Turquie, en Jordanie et au Liban. Cela favorise le phénomène de régionalisation qui accroit les flux sud-sud. Quant aux déplacés environnementaux, ce sont pour les deux-tiers des déplacés internes, c’est-à-dire qu’ils migrent au sein même de leur pays.

Par ailleurs, des phénomènes nouveaux comme l’émergence économique de certains pays expliquent l’attractivité de pays du sud où il est plus aisé d’entrer que dans les pays du nord. Ainsi, les pays du Golfe sont la troisième destination migratoire au monde après l’Europe et les États-Unis.

Quelle importance revêt le SCPC dans la lutte anticorruption ?

Mon, 30/05/2016 - 17:55

Quel est le rôle du Service central de prévention de la corruption ?
Le Service central de prévention de la corruption (SCPC) a été créé par la loi n°93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, à la suite des scandales politico-financiers ayant marqué les années 1980. Il s’agit d’une structure dirigée par un magistrat et placée auprès du ministre de la Justice, avec une composition interministérielle. Il convient de préciser d’entrée de jeu que le SCPC n’est pas un service d’enquête. Comme la loi l’indique, le SCPC est essentiellement chargé de centraliser les informations nécessaires à la détection et à la prévention des faits de corruption et des autres atteintes à la probité : trafic d’influence commis par des personnes exerçant une fonction publique ou par des particuliers, concussion, prise illégale d’intérêts, atteinte à la liberté et à l’égalité des candidats dans les marchés publics, détournements de fonds publics.
Sa création a été suivie par une véritable prise de conscience internationale sur les impacts néfastes de la corruption sur le développement, l’économie ou la politique, matérialisée par plusieurs conventions internationales comme la Convention de l’OCDE du 17 décembre 1999 [1], les Conventions pénale et civile contre la corruption du Conseil de l’Europe du 27 janvier [2] et 4 novembre 1999 [3] et enfin la Convention des Nation unies du 31 octobre 2003 [4].
Grâce à sa place centrale, aux données collectées, le SCPC peut donner la description la plus fiable du niveau des manquements à la probité commis en France, dans les secteurs publics et privés les plus exposés. Les analyses qu’il fait de ces informations permettent au SCPC de formuler dans son rapport annuel, remis au Premier ministre et au Garde des Sceaux, des propositions de mesures tendant à l’amélioration de la prévention de la corruption.

Quels sont vos principaux partenaires ?
Le Service central de prévention de la corruption, de sa création en 1993 à 2013, a été la principale autorité française de lutte contre la corruption. Toutefois, à partir de 2013, le législateur a créé deux nouvelles autorités chargées de lutter contre la corruption : la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) [5], ainsi que le Procureur de la République financier [6].
Au niveau international, le Service central de prévention de la corruption a su développer ses actions via deux aspects :
D’une part, le service a développé ses relations bilatérales à la demande d’États qui souhaitent obtenir l’expertise et l’appui de la France pour définir une politique efficace de prévention de la corruption.
D’autre part, le Service participe activement aux travaux du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe, de l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE, de l’Union européenne ou encore du G20. En outre, il fait partie de l’association internationale des autorités anti-corruption (IAACA).

Votre structure est-elle identique à des services étrangers? Comment se déroule la collaboration avec eux ?
Le SCPC est une structure sui generis. Cette structure n’a pas d’équivalent dans la plupart des pays développés car sa spécificité est d’être une structure exclusivement tournée vers la prévention, ceci suite à une décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1993 qui a eu pour effet pratique de priver le SCPC de tout pouvoir d’enquête. En France, les enquêtes et la répression sont de la seule compétence de l’autorité judiciaire qui s’appuie, pour les enquêtes, sur des organes spécialisés, notamment l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales créé en octobre 2013.
La plupart des autorités anticorruption à travers le monde exercent tout à la fois des missions de prévention, mais surtout d’enquête et, dans certains cas, de répression.
Pourtant, force est de constater que de nombreux pays ne sont pas encore dotés de structures luttant contre la corruption, notamment dans le domaine de la prévention. En outre, il convient de noter que la création dans un État d’une entité anti-corruption peut intervenir comme une réponse ponctuelle à un problème, pouvant avoir comme conséquence de devenir une coquille vide après quelques années.
Le SCPC reçoit fréquemment des délégations étrangères composées de (ou comportant en leur sein des) membres d’autorités anticorruption étrangères. Ces dernières années, des accords bilatéraux de coopération ont été passés avec les autorités anticorruption de l’Algérie, de la Catalogne, du Cameroun, de Madagascar et de la Roumanie. Ces accords se sont traduits pour l’essentiel par la participation du SCPC à des actions de « renforcement des capacités ». Le SCPC a également travaillé, après le renversement du régime de Ben Ali, à la mise en place de l’Instance nationale tunisienne de lutte contre la corruption et la malversation (INLUCC), dans le cadre d’un programme financé par le Conseil de l’Europe. Le SCPC est, par ailleurs, membre de l’Association internationale des autorités anticorruption (IACAA).

Un chapitre de votre dernier rapport de 2014 revient notamment sur l’importance de la prévention de la corruption pour les entreprises françaises : pourriez-vous nous en dire plus ?
Compte tenu de l’importance que prend la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales, certains Etats, notamment les Etats-Unis et la Grande Bretagne, ont décidé de se doter d’une règlementation de portée extraterritoriale, et sont donc en mesure de poursuivre des entreprises françaises qui s’adonneraient à la corruption d’agents publics étrangers.
Le SCPC, dans le cadre de sa mission de prévention, a proposé aux entreprises françaises, en mars 2015, des lignes directrices pour les aider à diminuer leur exposition aux risques de corruption. En l’état actuel, ces lignes directrices ne revêtent aucun caractère contraignant mais cela devrait changer avec le projet de loi Sapin 2. Ce projet de loi prévoit en effet une obligation de mise en conformité anticorruption des entreprises de plus de 500 salariés et de plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires.

Comment le SCPC a-t-il fait évoluer les mentalités en France et au sein de l’administration sur ces questions de la corruption ?
Plus que sur les mentalités, le SCPC, dont l’exposition médiatique est limitée, exerce son influence sur les autorités publiques à travers son travail d’analyse et de propositions. Le Service formule ses propositions dans ses rapports annuels successifs, qui sont remis au Premier ministre et au Garde des Sceaux. Par exemple, suite aux propositions formulées par le SCPC dans son rapport 2014 (publié en juin 2015) en matière de protection des lanceurs d’alerte, le Premier ministre a demandé le 15 juillet 2015 au Vice-président du Conseil d’État de constituer un groupe d’étude sur l’alerte éthique, au sein duquel le SCPC a pu partager ses analyses et ses propositions, dont certaines ont été suivies. Les travaux de ce groupe d’étude ont débouché sur un rapport adopté par l’Assemblée plénière du Conseil d’État le 25 février 2016 et rendu public le 13 avril.

Quelles sont les évolutions majeures prévues au sein de la loi Sapin 2 ? Quel impact aura-t-elle sur l’action de SCPC ?
Le projet de loi Sapin, dont nous avons parlé plus tôt, prévoit la création de l’Agence nationale de prévention et de la détection de la corruption, venant remplacer le SCPC, placée sous la double tutelle du ministre de l’Economie et du ministre de la Justice, et qui serait chargée « de la prévention et de l’aide à la détection de la corruption », avec une organisation différente de celle de l’actuel SCPC, des pouvoirs plus étendus et des moyens sensiblement étoffés.
Toutefois, il serait imprudent de préjuger des résultats des discussions parlementaires autour de ce projet, qui doivent débuter dans le courant du mois de juin.

[1] Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, https://www.oecd.org/fr/daf/anti-corruption/ConvCombatBribery_FR.pdf
[2] Convention pénale contre la corruption
[3] Convention civile contre la corruption 
[4] Convention des Nations Unies
[5] Cette autorité a été créée par la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique
[6] Cette autorité a été créée par la loi du 11 octobre 2013, la loi organique du 6 décembre 2013 relative au procureur de la République financier et ainsi que celle relative à la fraude fiscale

Israël/Palestine : les enjeux de la conférence de Paris

Mon, 30/05/2016 - 17:33

Le vendredi 3 juin, Paris accueillera une conférence internationale afin de tenter de débloquer le processus de paix – mais peut-on encore employer ce terme ? – entre Israéliens et Palestiniens.

Le but premier de cette conférence est de préparer le terrain, sur fond de promesses d’aide financière et de garanties sécuritaires, à des négociations directes entre Palestiniens et Israéliens. Seront ainsi présents John Kerry et Sergueï Lavrov, ministres américain et russe des Affaires étrangères, Federica Mogherini, en charge de la diplomatie de l’Union européenne, Ban Ki Moon, Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, ainsi que les ministres des principaux pays européens et arabes. Bref, un bel aéropage. Mais la réunion de toutes ces personnalités, représentants des plus grandes puissances, risque d’aboutir à un constat supplémentaire d’impuissance.

La tenue de cette conférence donne lieu à des sentiments ambivalents. On peut se féliciter de l’initiative française, qui refuse de laisser au point mort, dans une zone d’ombre, le dossier israélo-palestinien. Certes, la guerre civile en Syrie et l’État islamique sont des défis stratégiques plus brûlants et engendrant plus de victimes. Mais, contrairement à ce qu’essaie de faire croire le Gouvernement israélien et ses soutiens, la question israélo-palestinienne reste un sujet stratégique central dont l’importance dépasse largement le cadre régional.

La diplomatie française est moins active sur ce sujet qu’elle ne le fut dans le passé. Ce changement n’est d’ailleurs pas ultérieur à l’élection de Nicolas Sarkozy, qui revendiquait haut et fort son amitié pour Israël, ou de François Hollande, qui est revenu sur son engagement électoral de reconnaître l’État de Palestine, mais date de la fin du mandat de Jacques Chirac. Presque surpris par sa propre audace de s’opposer à la guerre d’Irak de 2003, la France avait adopté un profil bas dans les relations, tant avec les États-Unis qu’avec Israël, craignant les effets de la poursuite du French bashing aux États-Unis. Être moins actif qu’auparavant sur la question palestinienne faisait partie de cette stratégie. Mais, si la France est moins militante qu’auparavant, elle reste le pays occidental le moins inactif sur le sujet.

Il reste que cette conférence a peu de chances d’aboutir. La cruelle réalité est que Benyamin Netanyahou a affirmé très ouvertement à Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls, ministre des Affaires étrangères et Premier ministre français qui se sont rendus en Israël à deux semaines d’intervalle, qu’il s’opposait à l’initiative française. À la place, il propose des négociations directes entre Palestiniens et Israéliens. C’est un moyen de ne pas avancer, vu la disproportion des forces. Le Gouvernement israélien pense que le temps joue en sa faveur, que les Palestiniens s’habitueront à l’occupation et que la poursuite de la colonisation permet de grignoter les territoires palestiniens, rendant de fait impossible la solution à deux États. Netanyahou, à la tête du Gouvernement le plus à droite de l’Histoire Israël, dont de nombreux membres ont ouvertement affirmé qu’ils s’opposeraient à tout accord avec les Palestiniens, dit refuser tout « diktat international ».

Or, ni la France, ni la « communauté internationale », n’est prête à faire payer un quelconque prix de ce refus à Israël. Pourquoi, dès lors, changerait-il sa position intransigeante dont il ne subit aucune conséquence négative ? Netanyahou n’éprouve aucune crainte face aux autres puissances, et l’examen des évènements depuis qu’il est au pouvoir lui donne raison. Sa seule crainte provient des mouvements de l’opinion interne et notamment « Boycott Désinvestissement Sanction », qui prend de l’ampleur.

En face, les Palestiniens, qui sont politiquement et géographiquement divisés, semblent démunis et désemparés. Les Israéliens continuent, année après année, de mettre en œuvre le principe de l’ancien Premier ministre, Yitzhak Shamir, au début des années 90 : nous sommes prêts à négocier le temps nécessaire, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à négocier.

Indépendantisme catalan : quelles perspectives politiques ?

Mon, 30/05/2016 - 15:54

Raül Romeva, Responsable des Affaires extérieures, des Relations institutionnelles et de la Transparence du gouvernement de Catalogne, répond à nos questions à l’occasion de sa venue à Paris :
– Comment expliquez-vous la récente vigueur de l’indépendantisme catalan ? Sur quelles nécessités se base ce souhait ?
– Le rapport de force avec les institutions espagnoles est-il favorable au mouvement indépendantiste ?
– Qu’attendez-vous des prochaines élections législatives ? Comment convaincre les électeurs de la crédibilité de votre projet ?

Ne pas se tromper dans le combat contre le racisme

Fri, 27/05/2016 - 17:27

En sous-entendant que Didier Deschamps n’aurait pas pris dans sa sélection de 23 joueurs pour l’Euro 2016 Karim Benzema et Hatem Ben Arfa en raison de leurs origines maghrébines, Éric Cantona a créé indubitablement le buzz. Mais il a surtout desservi la cause de la lutte contre le racisme et la discrimination.

Ses accusations ne résistent pas à l’examen. Didier Deschamps a soutenu Benzema contre vents et marées après l’éclatement de l’affaire de la sextape ; cela le lui a même été reproché. Il avait maintenu sa confiance en Benzema entre l’Euro 2012 et la Coupe du monde 2014, alors que le joueur était en période de doute.

Deschamps a rappelé Ben Arfa en équipe de France cette saison. Lorsqu’il ne le fut pas lors des précédentes saisons, ce ne fut jamais ses qualités sportives qui étaient en cause mais d’éventuels problèmes de compatibilité avec ses coéquipiers. En le réintégrant en équipe de France, Deschamps a levé cette hypothèque. Le sélectionneur a également beaucoup insisté pour que Nabil Fekir choisisse l’équipe de France plutôt que la sélection algérienne. C’est uniquement à cause de sa blessure et de sa longue indisponibilité que Fekir n’est pas dans la liste. Il a par ailleurs appelé Adil Rami pour suppléer le forfait de Raphaël Varane.

Lorsque l’on regarde la liste des 23 joueurs retenus, on a du mal à voir une trace de racisme chez Didier Deschamps.

Dans tous les clubs qu’il a auparavant entraînés, Didier Deschamps s’est appuyé sur des joueurs de toutes origines sans qu’il n’y ait jamais la moindre évocation d’un problème de racisme.
Lorsque Cantona déclare, « Deschamps un nom très français (…) Personne dans sa famille ne se mélangeait avec quelqu’un », il dérape gravement. Cela signifierait qu’un individu qui ne provient pas de « la diversité » ne pourrait pas se mobiliser dans la lutte contre le racisme, voire même serait un peu raciste. C’est cette affirmation qui est raciste en préjugeant la réaction des individus en fonction de leurs origines.

Je suis de ceux qui auraient souhaité voir Ben Arfa intégrer la liste des 23. Je fais partie des 65 millions de sélectionneurs en France. Il y en a un seul qui l’est réellement : c’est Didier Deschamps. Il le fait en tenant compte de multiples paramètres : l’origine ethnique des joueurs n’est pas de ceux-là. Il est certain que parmi les 65 millions de sélectionneurs qui ne voulaient pas voir Benzema et/ou Ben Arfa en équipe de France, il y a un certain nombre de racistes. Mais ce n’est pas pour leur faire plaisir que Deschamps a pris sa décision. Comment penser qu’il puisse se priver d’un talent qui augmenterait ses chances d’un meilleur parcours ? Il a démontré dans le passé que son pragmatisme n’a d’égal que sa soif de gagner.

Je suis de ceux qui admirent Cantona et regrettent qu’il n’ait pas participé à l’Euro 96 et à la Coupe du monde 98, où la France a quand même gagné sans lui. Il s’est souvent lancé dans de nobles combats. Là, il dessert la cause qu’il prétend servir.

Qu’il ait des comptes personnels à régler avec Didier Deschamps, avec l’équipe de France qu’il a souvent déclaré ne pas soutenir, ne lui permet pas d’aggraver les divisions entre Français et les tensions interethniques.

La lutte contre le racisme et les discriminations consiste à être intraitable lorsque des faits réels sont avérés et non pas à susciter des polémiques inutiles sur fond de théorie du complot.

Obama à Hiroshima : une réaffirmation des liens étroits entre le Japon et les Etats-Unis

Fri, 27/05/2016 - 14:38

Barack Obama est le premier président américain à se rendre à Hiroshima. Des excuses ou des regrets ayant été exclus, comment doit-on considérer la visite de Barack Obama qui cherche aussi à marquer positivement la fin de son mandat ? Cette initiative ne va-t-elle pas finalement raviver les plaies et les débats autour de l’utilisation de la bombe atomique le 6 août 1945 ?
Il a fallu attendre 1974 et la visite de Gerald Ford pour qu’un président américain en exercice se rende au Japon, et donc quatre décennies de plus pour que son successeur visite Hiroshima et son très emblématique Mémorial de la Paix. Il s’agit donc d’une visite historique, qui s’inscrit dans la volonté de Barack Obama de marquer sa dernière année à la Maison Blanche de symboles fort, de l’accord avec l’Iran à le levée de l’embargo sur les ventes d’armes au Vietnam, en passant par le rétablissement de relations diplomatiques avec Cuba. En ce sens, présenter des excuses était exclu, d’abord parce que ce serait une remise en cause de la version officielle aux Etats-Unis, et donc un soutien aux thèses révisionnistes (Obama a clairement rappelé que cette question appartient aux historiens), et ensuite parce que cela supposerait que le Japon doive de son côté présenter des excuses pour l’attaque sur Pearl Harbor et plus encore pour les crimes de guerre de l’armée impériale. Il s’agit là d’un sujet hautement sensible, et la Maison Blanche connaissait les limites de l’exercice. Pas de repentante donc, même si nous noterons que la simple présence d’Obama dans ce lieu très symbolique, son discours pacifiste, l’évocation de la « mort tombée du ciel » et des victimes innocentes sont un geste très fort.

Quels sont les enjeux de ce déplacement au-delà de son aspect symbolique ? Washington et Tokyo cherchent-ils à renforcer leurs liens stratégiques pour faire face aux ambitions chinoises en Asie ?
Il s’agit plus d’une réaffirmation que d’un renforcement, les liens étant déjà très étroits. D’ailleurs, l’un des moments les plus importants du discours d’Obama est celui qui fait référence au fait que d’anciens adversaires sont non seulement devenus des partenaires, mais aussi et surtout de proches amis. Un message clair qui illustre la relation entre les deux pays dans un climat d’inquiétude face à la montée en puissance chinoise, et qui dans le même temps illustre la doctrine Obama en matière de politique étrangère, avec une volonté de tourner des pages douloureuses pour proposer de nouveaux partenariats. Le Japon est le meilleur exemple, avec l’Allemagne dans une moindre mesure, de cette capacité de Washington à avoir transformé d’anciens ennemis en amis et alliés. Le rappeler à Hiroshima, qui reste omniprésent dans les débats mémoriels au Japon, était important.

La menace que représente l’arme nucléaire est au cœur de la visite du président américain. Où en est aujourd’hui la perspective d’un monde dénucléarisé appelé par les vœux d’Obama ? N’est-ce pas simplement de la rhétorique alors que les tensions nucléaires sont ravivées en Europe par l’installation d’un système balistique américain en Roumanie ?
Il s’agit d’un des grands chantiers, inachevés, des deux mandats de Barack Obama. Rappelons le discours de Prague de 2009, dans lequel il appelait déjà à la dénucléarisation totale, les accords avec Moscou, et le Prix Nobel de la Paix qui récompensait ses intentions (plus que ses actions). Il y a dans ce discours de Hiroshima une résonance à celui de Prague, notamment quand le président américain met l’accent sur l’inutilité de l’arme nucléaire. Ses convictions sont profondes sur ce sujet, il profite de sa dernière année au pouvoir pour le rappeler, comme pour laisser un héritage à celui ou celle qui lui succédera. Malgré cela, la réalité du désarmement nucléaire se heurte aux stratégies des grandes puissances et à un environnement sécuritaire qui ne s’y prête pas. En ce sens, les engagements de Barack Obama, aussi louables fussent-ils, resteront sans effet encore quelques années au moins.

Barthélémy Courmont récemment publié deux ouvrages sur le sujet : Le Japon de Hiroshima. L’abîme et la résilience (Vendémiaire, 2015) et Mémoires d’un champignon. Penser Hiroshima (Lemieux éditeur, 2016).

Le populisme vulgaire et diffamatoire est-il la nouvelle norme du Parti républicain ?

Thu, 26/05/2016 - 18:17

En 1954, Dwight D. Eisenhower, général et héros militaire devenu président (républicain) des États-Unis, déclarait : « Si d’aventure un parti politique tentait d’abolir le système de sécurité sociale, l’assurance chômage ou la législation du travail …, alors il disparaitrait de notre échiquier politique. Bien sûr, il y a un petit groupe de marginaux qui pensent qu’on peut faire ça… Mais ils sont négligeables et stupides »[1]. Un demi-siècle plus tard, il est frappant de s’apercevoir que ce « petit groupe de marginaux » semble être devenu la voix dominante du Parti républicain. Il convient alors de se demander si la sombre prévision d’Eisenhower va se réaliser ; si le Grand Old Party (GOP) est réellement en voie d’extinction.

Cruz, l’alternative ?

Avant que l’ascension de Trump ne l’oblige lui aussi à mettre un terme à ses ambitions présidentielles, Ted Cruz était souvent décrit comme l’alternative au populisme de Donald Trump. Les médias de masse, américains comme français, en reprenant ce message, ne faisaient que relayer un élément de langage de la campagne Cruz sans le questionner. Une simple comparaison de leur programme officiel remet en question ce statut d’ « alternative » : entre autres, les deux veulent rétablir le droit du sang, renforcer le mur et la surveillance à la frontière mexicaine, abroger l’intégralité de l’Obamacare, et protéger le droit de porter une arme (deuxième amendement de la Constitution). Cruz allait même souvent plus loin que Trump sur le plan institutionnel, réclamant systématiquement de renforcer le pouvoir des Etats pour affaiblir l’Etat fédéral. En résumé, Cruz était au mieux un corollaire de Trump, au pire un ersatz. Et pourquoi préférer la copie à l’original ?

Surtout, distiller l’idée que Cruz est l’alternative à Trump, c’est insinuer que ce dernier serait un épiphénomène, une anomalie éphémère, et que le GOP n’a rien à se reprocher, donc aucune introspection à faire. Mais il n’en est rien. Au-delà de Cruz et Trump, Ben Carson trouvait lui qu’un président américain ne pouvait pas être musulman, pendant que Jeb Bush, supposé modéré, refusait d’accueillir les réfugiés syriens non-chrétiens. Cruz, Trump, Carson et avant eux Sarah Palin : au fond, le nom importe peu. Tous témoignent d’une évolution structurelle du Parti républicain ; d’un parti qui n’est plus le parti centriste et réformateur incarné par Eisenhower, Nixon et Bush Senior – en témoignent les scores faméliques des candidats de cette mouvance aux primaires républicaines, notamment John Kasich. Dès lors, Trump est certes l’illustration paroxysmique de l’évolution du GOP au cours des trente dernières années ; mais il n’est pas apparu ex nihilo. Il s’est nourri d’un terreau fertile, un terreau préparé depuis au moins 1994 par les élus républicains les plus en vue. Et qui ne les dérangeait pas, avant qu’il ne leur échappe.

Incompétence, ignorance, diffamation : le tiercé gagnant ?

En 2012, les chercheurs spécialistes des institutions américaines, Thomas Mann et Norm Ornstein[2] rompaient avec l’habituel retenue des publications académiques en écrivant dans le Washington Post que le GOP était devenu « un cas unique d’insurrection dans la politique américaine ; idéologiquement extrême, méprisant le compromis, insensible à l’interprétation conventionnelle des faits, des preuves et de la science, il méprise la légitimité de ses opposants politiques »[3].

Une grille de lecture désabusée – voire fataliste – invoquerait la symétrie des maux : certes ce parti n’est pas reluisant, mais l’autre ne vaut probablement pas mieux. Cela ne résisterait pas à l’analyse. Il est vrai que le Parti démocrate pratique la « politics as usual », soutenant des figures familières fortement liées aux institutions du parti et qui, quand il faut obtenir un accord bipartisan, symbolisent le compromis. Ce fonctionnement peut paraître dépassé et obscur, mais là n’est pas la question. Le Parti républicain, de son côté, montre une capacité à faire émerger des figures de plus en plus démagogues, qui revendiquent précisément leur manque de compétences politiques, voire leur ignorance, comme un gage d’authenticité, et qui n’hésitent pas à user de diffamation si cela leur permet d’obtenir le pouvoir.

Le résultat de cette « antipolitique », comme la nomme David Brooks[4], se voit par exemple dans le dossier du successeur d’Antonin Scalia à la Cour Suprême : avant même que Barack Obama ne propose qui que ce soit, les sénateurs républicains avaient annoncé qu’ils refusaient ne serait-ce que d’auditionner le candidat du président, peu importe ses qualifications. Motif : 2016 est une année électorale et il convient de laisser ce choix au prochain président. Passons outre le fait que le fonctionnement de la Cour Suprême est traditionnellement jugé trop important pour être tributaire des cycles électoraux. Passons outre également que six juges ont été nommés à la Cour Suprême pendant une année de présidentielle depuis 1900 – le dernier étant le juge Kennedy, nommé par Ronald Reagan et confirmé par un Congrès démocrate en février 1988. Au bout du compte, l’obstruction républicaine sur ce dossier signifie qu’ils préfèrent que cette décision cruciale pour l’ensemble du pays soit prise par… le président Donald Trump, un ennemi déclaré des institutions de Washington. Et Mann et Ornstein de conclure : « Quand un parti s’éloigne à ce point du mainstream, il est quasi impossible pour le système politique de s’atteler de manière constructive aux défis auxquels le pays est confronté ».

Une fuite en avant devenue incontrôlable

Et pourtant, sur la plupart des sujets épineux, le Parti républicain continue de refuser de même considérer des compromis avec l’opposition. Dans un discours particulièrement crû, Barack Obama a bien illustré cette antipolitique républicaine : « Comment peut-on être choqué ? [Trump], souvenez-vous, était convaincu que j’étais né au Kenya – il ne voulait pas lâcher le morceau. Et ce même establishment républicain, il ne disait rien. Tant que c’était dirigé contre moi, ça leur allait. Ils le trouvaient sympa et voulaient tous son soutien »[5]. Il est vrai que Paul Ryan a aujourd’hui beau jeu de dénoncer Trump, mais pas la rhétorique du Tea Party, qui lui a ouvert la voie ; John McCain méprise Trump mais avait choisi comme colistière en 2008 Sarah Palin, qui s’était distinguée par son ignorance et qui soutient vigoureusement… Donald Trump ; enfin, Mitt Romney a certes dénoncé la misogynie de Trump mais avait, en 2012, chaleureusement accueilli son soutien et loué sa compréhension « extraordinaire » de l’économie. Incapable de choisir entre ses pires instincts et ses principes traditionnels, le GOP a lui-même créé les conditions du succès de Trump pendant plus d’une décennie. En lançant le message qu’on peut dire tout et son contraire sans se préoccuper des faits, qu’on peut simplement nier les preuves scientifiques, que le compromis est une trahison, le Parti républicain a joué avec le feu. Dans cette optique, l’opposant politique n’est pas simplement en désaccord avec nous et ne souhaite pas simplement adopter une approche différente ; il devient un ennemi qui conduit le pays à la crise et à sa perte.

Dès lors, ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un de plus diffamatoire, plus outrancier et plus incivique émerge. Là encore, Barack Obama a des mots forts : « Quand vous faites fi des réalités, des faits, de la civilité en avançant vos arguments, vous vous retrouvez avec des candidats qui sont prêts à dire n’importe quoi … Et quand vous dites non à toutes mes propositions ou celles des démocrates, alors vous n’avez d’autre choix que de devenir déraisonnable… Dans ce cas, vous ne devriez pas être surpris que votre parti n’ait finalement rien à proposer » (ibid.).

Une nouvelle norme qui appelle un renouveau intellectuel

Le dilemme est de taille pour nombre de républicains modérés : soit soutenir un candidat qu’ils rejettent, sur le fond comme sur la forme, pour que leur parti ait une chance en novembre ; soit acter leur opposition à l’évolution populiste du GOP et ainsi risquer sa division. En somme, ils doivent choisir entre leur parti et leurs convictions. Ou décider qui ils détestent le plus : Donald Trump ou (probablement) Hillary Clinton. Le malaise est palpable dans les rangs républicains. Certains recourent à leur inventivité rhétorique, comme la sénatrice Kelly Ayotte, qui a affirmé qu’elle soutiendrait (« support ») M. Trump mais qu’elle ne l’appuierait pas (« endorse »)[6]. D’autres sont moins ambigus, comme Tony Fratto, porte-parole adjoint de la Maison Blanche sous George W. Bush, qui a twitté : « Jamais jamais jamais jamais jamais, sous aucunes circonstances, tant que je respirerai, jamais Trump »[7]. D’autres, enfin, ne savent tout simplement pas quoi faire.

Pour autant, ce rejet ne donne pas lieu à une introspection. La plupart des républicains qui abhorrent Trump vont chercher la cause de leurs malheurs en dehors du GOP. Loin d’interroger les pratiques de leur parti depuis les années 1990, ils accusent invariablement Barack Obama. Le seul moyen de sortir de cette crise identitaire par le haut serait tout simplement d’attendre le départ de ce dernier. Ce à quoi l’intéressé répond : « En vérité, ce qu’ils veulent vraiment dire, c’est que leur réaction à ma personne a été délirante et a maintenant pris des proportions démesurées. C’est complétement différent. Je n’ai pas causé la réaction. Leur réaction est une chose dont ils doivent assumer la responsabilité » (ibid.). Autrement dit, ils confondent cause et conséquence. Il est en effet difficile d’argumenter que les maux populistes républicains disparaîtront le jour où Barack Obama quittera la Maison Blanche. Ces maux sont là pour durer. Peu importe qu’ils soient incarnés par Trump, Cruz, Carson, Palin ou autre ; ils sont la nouvelle norme du parti. Le GOP doit l’admettre pour se renouveler intellectuellement et proposer autre chose que de l’opposition systématique – qui plus est, outrancière. Mais il doit aussi reconnaître que le problème est au moins partiellement interne. Et ce n’est pas en confondant cause et conséquence qu’ils vont le résoudre.

En 1788, au cœur d’une époque théorisant et exaltant les principes républicains, Alexander Hamilton écrivait courageusement dans le Fédéraliste n°71 : « Que les opinions du peuple, quand elles sont raisonnées et mûries, dirigent la conduite de ceux auxquels il confie ses affaires, c’est ce qui résulte de l’établissement d’une constitution républicaine ; mais les principes républicains n’exigent point qu’on se laisse emporter au moindre vent des passions populaires, ni qu’on se hâte d’obéir à toutes les impulsions momentanées que la multitude peut recevoir par la main artificieuse des hommes qui flattent ses préjugés pour trahir ses intérêts. Le peuple ne veut, le plus ordinairement, qu’arriver au bien public, ceci est vrai ; mais il se trompe souvent en le cherchant ». En fin de compte, l’histoire récente du GOP illustre les conséquences du populisme irréfléchi, brillamment exposées il y a plus de deux siècles par ce Père fondateur des États-Unis./

 

[1] Cité dans Jacob S. Hacker and Paul Pierson, “Making America Great Again”, Foreign Affairs, mai/juin 2016
[2] Ce dernier travaille pourtant pour le conservateur American Enterprise Institute
[3]Thomas Mann et Norman Ornstein, « Let’s just say it: The Republicans are the problem », The Washington Post, 27 avril 2012
[4] David Brooks, « The Governing Cancer of Our Time », The New York Times, 26 février 2016
[5] Cité dans Niraj Chokshi, « President Obama’s brutal assessment of the rise of Donald Trump », The Washington Post, 12 mars 2016
[6] P. Healy, J. Martin et M. Haberman, « With Donald Trump in Charge, Republicans Have a Day of Reckoning », The New York Times, 4 mai 2016
[7] Tara Golshan, « These key Republican figures say they are voting for Hillary Clinton instead of Donald Trump », Vox, 4 mai 2016

Ancien élève de l’école nationale d’administration (promotion benjamin franklin), Alexandre Andorra est adjoint de direction à la banque de France. Il est diplômé d’HEC paris et du département de sciences politiques de la freie université Berlin. Spécialiste des Etats-Unis, il étudie également la façon dont les évolutions économiques et financières interagissent pour influencer les relations internationales. Il a coécrit avec Thomas Snégaroff, professeur à Sciences Po paris, géopolitique des Etats-Unis d’Amérique, à paraitre en juin 2016 aux Presses Universitaires de France.
Ses travaux et publications sont le fruit de ses recherches personnelles et se font en son nom propre, non en celui de la Banque de France ou pour le compte de celle-ci.

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