You are here

IRIS

Subscribe to IRIS feed
Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 6 days ago

Salon du Bourget : entre compétition transatlantique et…querelles européennes

Fri, 16/06/2023 - 16:15

Une compétition transatlantique encore plus âpre

Le salon du Bourget qui s’ouvrira le lundi 19 juin sera comme à l’habitude une vitrine de la compétition transatlantique dans le domaine aéronautique. Dans le domaine de l’aviation commerciale, on s’interrogera sur le nombre d’avions vendus par Boeing, combien d’avions vendus par Airbus : la traditionnelle compétition Europe/États-Unis.

Mais avec le conflit en Ukraine, cette compétition a pris une autre dimension dans le domaine militaire. L’enjeu est pour le moment limité : l’arme aérienne n’est pas celle qui est la plus utilisée dans le conflit ukrainien hormis l’exception notable des drones de tous types – reconnaissance, drones armés – et de toute taille. Pour autant, dans le domaine des avions de combat, les pays d’Europe centrale ont déjà fourni les avions qu’ils détenaient encore de l’époque soviétique, Mig-29 slovaques et polonais, et le débat sur la livraison de F-16 à l’Ukraine est aujourd’hui sur la table : ce n’est plus un tabou. La formation des pilotes ukrainiens, déjà annoncée par un certain nombre de pays, y compris la France, précédera sans doute la livraison de ces avions à l’Ukraine, les Pays-Bas apparaissant les premiers en lice, leurs exemplaires de F-16 étant en cours de remplacement par des F-35 américains. Dans ce cas, la prééminence américaine apparait claire, mais elle n’est, au fond, pas nouvelle. Les pays européens susceptibles de livrer des F-16 sont des pays ayant déjà acquis avant la guerre en Ukraine des F-35 destinés à les remplacer. Le mouvement qui se met en place dans les pays d’Europe centrale et sur le flanc sud-est de l’OTAN est et sera sans doute plus au détriment des Européens. Les Polonais, qui ont livré leur Mig-29 à l’Ukraine, ont déjà acquis des F-35. Quant aux Roumains, ils sont en train de mettre au rebus leurs vieux Mig-21 soviétiques pour acquérir des F-16 norvégiens un peu moins vieux, les Norvégiens faisant l’acquisition de F-35 américains tout neufs : la boucle est bouclée. Elle est assez significative du triptyque positif qui accompagne l’offre américaine : garantie de sécurité américaine/interopérabilité dans l’OTAN/charges de travail offerte à l’industrie locale en cas d’acquisitions d’avions américains. Pour le moment, ces arguments de vente fonctionnent même si on peut avoir certains doutes sur la pérennité et l’ampleur de la garantie de sécurité américaine dans le futur, y compris proche, et sur l’absence de transfert de technologie en cas de ventes d’avions de combat américains qui, bien loin de renforcer la capacité des Européens à assurer leur sécurité sur le long terme l’affaiblit.

Qui ne doit pas masquer les querelles européennes

Paradoxalement, alors même que les yeux seront tournés vers le Bourget pour scruter l’avenir de l’industrie de défense européenne, c’est à Bruxelles que s’est engagé un bras de fer qui pourrait bien conditionner l’avenir de l’industrie de défense européenne.

Tout est parti de l’initiative européenne lancée pour fournir des munitions à l’Ukraine. Cette initiative comprend 3 volets. Le premier consiste dans le financement de munitions à l’Ukraine pour une valeur d’un milliard d’euros. Le second volet consiste dans le financement d’acquisition en commun de ces mêmes munitions pour reconstituer les stocks de munitions de l’Union européenne. Dans les deux cas, l’argent vient de la facilité européenne de paix, c’est-à-dire un fonds européen constitué de contributions nationales. Ainsi, la France contribue à hauteur de 18% à la facilité européenne de paix.

Mais le volet le plus novateur est le 3e, celui qui doit permettre de financer la remontée en puissance de l’industrie munitionnaire européenne. Ce volet 3, à la différence des deux premiers, est géré par la Commission européenne avec un projet de règlement communautaire intitulée Act in Support of Ammunition Production[1], soit le sigle ASAP, clin d’œil à l’expression britannique as soon as possible. Il faut faire vite pour venir en aide à l’industrie de défense européenne pour soutenir un rythme de fabrication des munitions bien supérieur à ce qui existait. Mais à la différence des deux premiers volets, c’est de l’argent prélevé sur le budget communautaire et non sur un fonds auquel les États membres contribuent.

L’initiative est à la fois novatrice et louable pour 3 raisons.

Elle inscrit l’Union européenne dans une démarche de politique industrielle de défense qui constitue un revirement à 180° pour une institution dont la réputation était d’être ultralibérale basée sur une compétition à tout prix qui ne peut s’appliquer, tout au moins en totalité, à une industrie dont l’objectif est celui d’assurer la sécurité des États et des citoyens.

Elle constitue un formidable incitateur à ce que les Européens prennent mieux en compte leur sécurité en reposant plus sur leur industrie de défense en étant moins dépendant des industries des pays tiers, à commencer par l’industrie américaine. Politiquement parlant, ASAP, c’est le rêve de ceux qui veulent construire une autonomie stratégique européenne, donc celui de la France.

Elle oblige les Européens à réfléchir collectivement à leur sécurité et non plus sur une base nationale qui est inadaptée aux défis de sécurité auxquels sas habitants font face.

Mais les crédits sont communautaires et c’est là que le bât blesse. Sans entrer dans les détails longs et fastidieux pour expliquer les articles 13 et 14 du projet de règlement communautaire, la commission a cherché à faire au mieux pour que les crédits communautaires soient dépensés de la manière la plus rationnelle possible, car elle est garante de la bonne utilisation des crédits communautaires.

Pour ce faire, la Commission européenne demande que les entreprises fournissent à la commission toutes leurs données sur leurs capacités de production de munition : c’est l’article 13. Allant plus loin, la commission peut demander à une entreprise de fournir en priorité des produits de défense si un État éprouve des difficultés à faire les acquisitions de munitions destinées à l’Ukraine : c’est l’article 14. Dans les deux cas, l’État doit donner son agrément à la commission pour mettre en œuvre les dispositions de l’article 13 et de l’article 14.

De ce fait, pour nombre d’États dont la France, et pour les entreprises de défense, la Commission européenne a franchi deux lignes rouges. Ces dispositions conduisent en effet la Commission européenne à se substituer aux États pour faire de la politique industrielle de défense. Elle demande par ailleurs à des entreprises qui sont en compétition sur les marchés de défense de fournir des données sur leur capacité de production qui sont des informations commerciales sensibles.

C’est donc une révolution copernicienne dans la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États en matière de politique industrielle de défense qui est en jeu au détour de ces deux articles. Pour le moment, l’opposition est frontale. Nombre d’États, dont la France, souhaitent la suppression pure et simple de ces deux articles.

Le risque dans ce débat qui doit être tranché en moins de 15 jours est que l’on prenne des décisions extrêmes dans un sens ou dans un autre sur un texte dont l’enjeu en lui-même n’est pas d’une importance stratégique, mais dont l’issue pourrait conditionner la vision que l’on a de l’industrie européenne de défense et plus largement de l’Europe de la défense dans les 50 ans à venir. La France dans ce débat n’a pas intérêt à s’opposer purement et simplement à ces deux articles d’une part parce que notre pays est le fer de lance du projet d’autonomie stratégique européenne. Or, le projet de la Commission européenne est en parfaite cohérence avec cet objectif. Et, d’autre part, parce qu’elle doit se démarquer d’une Allemagne dont on voit bien dans la récente stratégie de défense qu’elle prend ses distances avec le projet européen.

La Commission européenne doit de son côté comprendre les réticences des États. On ne peut pas, au nom d’arguments techniques, bouleverser du jour au lendemain l’équilibre institutionnel sur un sujet aussi stratégique.

En d’autres termes, un accord doit être trouvé : il ne peut y avoir ni vainqueur ni vaincu dans ce dossier : le débat que vient d’ouvrir la commission est légitime, car il se fait au profit du développement d’une autonomie stratégique européenne, mais ce serait une erreur si la commission faisait adopter ce règlement contre l’avis des États.

—————————

[1] Defence: €500 million and new measures to urgently boost EU defence industry capacities in ammunition production.

« La république autoritaire » – 4 questions à Haoues Seniguer

Fri, 16/06/2023 - 11:40

Politiste, spécialiste de l’islamisme marocain et des rapports entre islam et politique en France, Haoues Seniguer répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « La république autoritaire » aux éditions Le Bord de l’eau.

1/ Vous dites être devenu progressivement maghrébin et musulman par et dans le regard de l’autre…

En effet. Dans le préambule de l’ouvrage, je tente de rendre compte à la fois d’un aspect philosophique et socio-biographique, à dimension réflexive, qui caractérise mon écriture, à l’intérieur d’une démarche sociologique plus large.  Je joue volontairement sur un paradoxe ontologique, qui a trait à l’identité personnelle. (On est autant ce que le regard de l’autre porte sur nous que celui que l’on porte à soi-même). Laquelle travaille n’importe quel individu, et plus encore celui qui a des origines africaines, maghrébines, et est de surcroît de confession musulmane : on peut, au gré de son itinéraire, de ses rencontres, etc., être et aspirer à être autre chose, jamais totalement le même ni complètement différent de ce que l’on est ou a pu être au cours d’un parcours de vie. On peut être quelqu’un à un moment donné, sous un certain aspect, dans un espace déterminé, et (aspirer à) être, devenir quelqu’un d’autre, en d’autres lieux, à d’autres moments de son histoire personnelle, de ses interactions. Or ces variations, l’islamophobe ou le raciste les lui refuse.

Plus précisément, comment devenir ce que je n’ai cessé d’être, à savoir musulman et d’origine algérienne ? Ce peut paraître étonnant pour la religion, qui relève a priori d’un choix, mais pas complètement selon moi (je m’en expliquerai par la suite), et nettement moins s’agissant des origines que personne ne choisit : nous sommes toutes et tous le produit d’une histoire familiale dont nous héritons, que nous pouvons réinvestir et réinventer, certes, mais pas effacer.  J’ai surtout cherché à exemplifier, suivant une modalité subjective, ce que d’autres, aux origines et au parcours peu ou prou similaire au mien, expérimentent ou ont expérimenté, aisément ou plus malaisément selon les cas : être régulièrement renvoyé à ses origines et à sa religion réelles ou présumées, en raison d’un faciès, d’un nom, d’habitudes vestimentaires et alimentaires, d’un accent, d’un habitat, alors même que nous évoluons au sein d’une République supposément colorblind, c’est-à-dire aveugle aux couleurs. C’est ce que, précisément, les sociologues, à l’instar d’Erving Goffman (1922-1982), appellent le stigmate. Celui-ci agit essentiellement comme un marqueur de discrédit : on vous demandera par exemple, tandis que vous ne dites pas forcément sur un plan public que vous êtes musulman, ce que vous pensez du voile, des attentats islamistes, du halal, etc. Or, il m’est apparu nécessaire, compte tenu de mon expérience, au nom d’une double exigence citoyenne et universitaire, dans un contexte terroriste, de dire d’où je parle. Je ne me satisfaisais plus d’une posture passive et réactive, produite par des injonctions par ailleurs contradictoires proférées par un certain personnel politique, tous bords idéologiques confondus.

2/ Vous mettez en cause une certaine gauche qui connaitrait une dérive identitariste…

La Gauche, vous le savez mieux que moi, n’est pas homogène, elle n’est pas monolithique. Mais une certaine gauche, ponctuellement ou durablement, flirte ou a flirté avec le culturalisme et l’identitarisme.

Il est possible d’en donner des exemples précis, circonscrits et circonstanciés. Manuel Valls, quand il était Premier ministre, soutint le projet constitutionnel de protection de la Nation, finalement avorté, sous la férule de François Hollande président (2012-2017). Celui-ci incluait la déchéance de nationalité pour les binationaux de naissance auteurs de crimes graves, tels que les faits de terrorisme. C’était donner quitus à l’extrême droite puisque s’instaurait une différence d’appréciation entre les Français, à raison d’origines réelles ou présumées. Le Printemps républicain, co-fondé par le politiste Laurent Bouvet (1968-2021) et le préfet en disponibilité, Gilles Clavreul, ne s’est jamais exprimé à ma connaissance sur ce qui relevait d’un scandale moral et politique aux yeux d’énormément de gens, musulmans ou non.

Par ailleurs, la vision de la laïcité cultivée et promue par le Printemps républicain, qui se dit de gauche, est de nature culturaliste. Cette vision postule une exceptionnalité négative de l’islam et des musulmans qu’il faudrait en quelque sorte rééduquer pour qu’ils intériorisent vraiment un héritage laïque dont ils ne prendraient pas suffisamment la mesure.

3/ Les musulmans ne seraient selon vous acceptés qu’en faisant profil bas, sauf à être accusés d’être islamistes…

J’ai remarqué, et ce, depuis plusieurs années, et encore plus après les attentats islamistes de 2015, que toute visibilité apparente ou présumée de l’islam dans les espaces publics est immédiatement assimilée à une espèce d’activisme de type « islamiste » (adjectif complètement vidé de sa substance scientifique), et donc aussi, par voie de conséquence, à des manœuvres « entristes » ou « séparatistes » d’individus et groupes qui voudraient en découdre avec l’État et la société. Militer contre l’islamophobie peut désormais vous valoir au moins deux types possibles d’accusations suivant votre appartenance : l’accusation d’islamisme si vous êtes musulman, et/ou celle d’islamo-gauchisme si vous êtes non-musulman. Dans le pire des cas, vous risquez, si vous êtes une association, la dissolution par décret en Conseil des ministres, comme l’ont éprouvée en 2021 le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI).

4/ Pourquoi faudrait-il renouer avec l’esprit de l’École de Francfort ?

Par École de Francfort, je réfère aux deux penseurs qui en furent les piliers, à savoir Max Horkheimer (1875-1973) et Théodor Adorno (1903-1969), et à l’un de leurs héritiers, Jürgen Habermas. Ils ont jeté les bases de la Théorie critique. Pour résumer à grands traits cette pensée profuse, renouer avec l’esprit, c’est tirer enseignement de leur philosophie sans oublier le contexte qui l’a vu naître et se développer : l’antisémitisme, le traumatisme encore incandescent de la barbarie antisémite nazie et de ses complices européens. En somme, il ne suffit pas de se réclamer des Lumières, de la Raison, de l’universalisme, voire de la laïcité, pour en être d’authentiques défenseurs. Encore moins si cette proclamation ne s’accompagne pas du souci éthique permanent de l’Autre, de l’altérité, des fragilités que connaissent les groupes sociaux déclassés, minoritaires, plus ou moins stigmatisés. Une Raison sans « conscience de soi » peut alors se transformer en instrument d’exclusion, de haine, voire de barbarie. Quant à Habermas, je retiens de lui l’idée selon laquelle un État de droit démocratique, où prévaudrait un universalisme en partage, doit être le lieu où les citoyens puissent se sentir à la fois comme « les auteurs et destinataires du droit ».

Réintégration de Bachar al-Assad sur la scène internationale : quel avenir pour la Syrie ?

Fri, 16/06/2023 - 09:30

Le mois de mai 2023 a été celui de la réintégration du régime de Bachar al-Assad au sein de la Ligue arabe après une décennie d’exclusion, en atteste sa participation au sommet qui s’est déroulé le 19 mai à Djeddah en Arabie saoudite. Il avait effectivement été écarté de la scène internationale du fait de la répression des contestations politiques sur son territoire, soit la mort de centaines de milliers de civils syriens. En parallèle, l’opposition syrienne se mobilise pour tenter de rétablir un dialogue avec le régime. Que doit-on attendre du retour de Bachar al-Assad sur la scène internationale ? Les pourparlers entre Damas et l’opposition ont-ils des chances d’aboutir ? Quels sont les défis que doit relever la Syrie ? Qu’en est-il du conflit sur son territoire ? Le point avec David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient.

Le 4 juin dernier, l’opposition syrienne a appelé à la reprise de pourparlers avec Damas, tandis que plus de 150 organisations de la société civile syrienne viennent de se réunir à Paris pour fédérer leurs voix dans les décisions touchant à l’avenir d’un pays aujourd’hui dévasté. Qu’est-ce que l’opposition syrienne aujourd’hui ? De quoi est-elle constituée ? Quel est son poids et ses soutiens ?

Effectivement, l’« opposition syrienne » a appelé à l’issue d’une réunion à Genève le 4 juin dernier, à la reprise des pourparlers avec le régime de Bachar al-Assad sous l’égide de l’ONU, dans le prolongement de la réintégration du régime de Damas dans le giron de la Ligue arabe le 7 mai 2023, après plus d’une décennie d’ostracisation depuis le 12 novembre 2011. « Les contextes internationaux, régionaux » et la situation en Syrie « sont propices à la reprise de négociations directes […] dans le cadre d’un programme et d’un calendrier précis », a ainsi estimé dans un communiqué le comité de négociations établi à Riyad le 24 novembre 2017 en succédant au haut-comité des négociations (HCN) préalablement formé également en Arabie saoudite le 10 décembre 2015. Un comité de négociations censé regrouper les principaux représentants de l’opposition au régime de Bachar al-Assad, soit 36 membres agglomérant des mouvements divers et souvent très divisés notamment sur la question de principe du maintien ou non au pouvoir de Bachar al-Assad[1].

À l’issue d’une réunion de deux jours à Genève – les sept principales composantes de ladite opposition syrienne ne s’étaient pas retrouvés depuis près de trois ans et demi – est ressorti un document commun en vertu duquel le Comité a appelé, sans grande conviction, « à soutenir les efforts des Nations unies » pour prendre les mesures nécessaires en vue d’une « solution politique globale », conformément à la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l’ONU en date du 18 décembre 2015. Prévoyant entre autres des élections censées se tenir « dans les 18 mois » sous la supervision de l’ONU ainsi qu’une « gouvernance crédible, inclusive et non sectaire » afin d’arrêter un calendrier et les modalités de rédaction pour une nouvelle constitution. Toutes choses qui n’ont jamais connu le moindre commencement de mise en œuvre. L’opposition syrienne a, de fait perdu, une grande partie du soutien dont elle bénéficiait de la part de certains pays de la région. Si le Qatar ou l’Égypte étaient représentés à Genève, ni l’Arabie saoudite, ni les Émirats arabes unis n’avaient envoyé de délégations, les deux pétromonarchies ayant désormais repris leurs relations diplomatiques avec le régime de Damas. Et même la Turquie, longtemps principal soutien des rebelles contrôlant des régions du nord de la Syrie, a également montré des signes de rapprochement avec Bachar al-Assad.

En contrepoint, quelques 150 organisations civiles syriennes se sont réunies le 7 juin 2023 à Paris pour le lancement d’une plateforme non-gouvernementale commune intitulée Madania (« société civile ») avec l’objectif déclaré de retrouver une voie autant qu’une voix pour cette société civile syrienne se voulant partie prenante de l’avenir d’un pays dévasté par plus d’une décennie de guerre. « Notre vision est de créer un mouvement civil syrien uni par des valeurs communes d’égalité, de respect des droits humains, de démocratie, et une Syrie libérée de toutes formes d’influence », a lancé à la tribune son initiateur, un riche homme d’affaires britannique d’origine syrienne, Ayman Asfari, déjà à la tête d’une fondation caritative. « Nous voulons avoir une voix forte dans le processus politique et notre objectif est de reconstruire un nouveau contrat social » a-t-il ajouté, assurant que l’objectif n’était pas de se substituer à l’opposition syrienne. « Nous ne voulons pas remplacer l’opposition, ni détruire le peu qu’il en reste, mais travailler avec elle », a-t-il encore souligné. Minée dès l’origine par ses divisions, l’opposition se retrouve néanmoins aujourd’hui en quelque sorte réduite à une « peau de chagrin ».

 

Ces pourparlers ont-ils des chances d’aboutir alors que l’on constate une normalisation et un retour de Bachar al-Assad sur la scène internationale avec notamment la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe ? Le régime de Bachar al-Assad y a-t-il un intérêt ? Où en est-on du conflit sur le terrain syrien ?

Ces demandes ont peu de chance d’aboutir dans la mesure où le régime syrien qui considère avoir gagné militairement – et maintenant politiquement avec sa réintégration officialisée au sommet de la Ligue arabe de Djeddah le 19 juin 2023 – ne va certainement pas manifester la moindre velléité de négociation d’un processus politique qui se voudrait inclusif selon les attendus, pour l’heure inaboutis, du Comité constitutionnel mis en place en 2019. Après de longues tractations entre le régime de Damas, l’opposition syrienne et l’ONU, la mise en place d’un Comité constitutionnel pour la Syrie avait été annoncée le 23 septembre 2019. Il était censé travailler à la rédaction d’une Constitution ouvrant la voie à de nouvelles élections. Au sein de ce comité comprenant 150 personnes, le régime syrien avait désigné 50 de ses membres, soit autant que l’opposition syrienne et enfin les 50 dernières personnes avaient été sélectionnées par l’ONU qui avait tenu à inclure dans sa liste des représentants de la société civile. Chargé de la rédaction de la constitution pour l’après-guerre en Syrie, ce comité devait ouvrir la voie à des élections dans le pays, alors qu’une première présidentielle, qui s’était tenue le 3 juin 2014 en pleine guerre civile, avait reconduit le président Bachar al-Assad avec une très large majorité dénuée de toute pertinence démocratique. Une autre présidentielle s’était tenue le 26 mai 2021 dans les mêmes conditions en reconduisant une nouvelle fois le reis syrien. L’idée de ce comité avait été agréée formellement en janvier 2018 sous l’impulsion tacite de la Russie, soutien du président Bachar al-Assad. Mais ce dernier, en position de force après avoir repris le contrôle de la majeure partie du territoire syrien, n’avait eu de cesse faire de l’obstruction, retardant sa formation et sa mise en place. Les discussions entre l’ONU, l’opposition syrienne et le régime de Damas ont notamment longtemps achoppé sur les procédures de fonctionnement de cette instance et sa hiérarchie avant d’arriver à l’accord annoncé fin septembre 2019. Les mois précédents, l’émissaire de l’ONU, Geir Pedersen, et le régime syrien avaient notamment bataillé ferme sur certains noms de la liste onusienne incluant des représentants de la société civile. À cette occasion, feu le chef de la diplomatie syrienne, Walid Mouallem, avait réitéré « l’engagement de la Syrie en faveur […] du dialogue syro-syrien afin de parvenir à une solution politique […] loin de toute intervention étrangère ». Pour les Occidentaux, l’objectif dudit Comité constitutionnel devait être de parvenir à l’organisation de nouvelles élections qui soient inclusives et intègrent les millions de réfugiés qui ont fui le pays et la guerre. Mais Bachar Al-Assad a depuis fait en sorte d’hypothéquer toute révision constitutionnelle notamment susceptible d’élargir un corps électoral qui lui serait défavorable.

L’année 2023 représente néanmoins un tournant, d’abord avec les conséquences du séisme du 6 février et avec la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe décidée le 7 mai suivant. « Nous nous trouvons à un moment potentiellement important, avec une attention renouvelée sur la Syrie – en particulier de la part de la région – qui pourrait soutenir nos efforts pour faire avancer une solution politique à ce conflit », a ainsi déclaré le 27 avril dernier le Norvégien Geir O. Petersen, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie depuis le 31 octobre 2018, en remplacement de Steffan de Mistura (31 mai 2014 – 31 octobre 2018). Geir O. Pedersen a affirmé avoir poursuivi ses contacts en faveur d’un processus politique dirigé et contrôlé par les Syriens. Il a reconnu que « les Nations unies ne peuvent y parvenir seules » et qu’elles ont besoin du soutien de tous les acteurs clés. « Aucun groupe d’acteurs existant – ni les parties syriennes, ni les acteurs d’Astana[2], ni les acteurs occidentaux, ni les acteurs arabes – ne peut à lui seul apporter une solution politique », a-t-il déclaré. Selon lui, « pour résoudre chacun des innombrables problèmes de la Syrie, il faut plusieurs clés, chacune détenue par une partie prenante différente, qui ne peut être négligée et qui peut bloquer si elle est exclue ». Et d’ajouter : « Je continuerai à dialoguer directement avec les parties syriennes et à leur rappeler, en particulier à ce stade au gouvernement syrien, qu’elles doivent saisir l’occasion en étant prêtes à aller de l’avant sur les questions de fond ». Geir O. Pedersen a également souligné qu’il était prêt à faciliter le dialogue intersyrien, notamment en convoquant à nouveau le Comité constitutionnel à Genève, qui ne s’est pas réuni depuis près d’un an. Entretemps, il continue de réunir un large éventail de Syriens à Genève et dans la région, y compris des représentants des femmes et de la société civile. « Ces réunions montrent que les Syriens ont encore beaucoup de choses sur lesquelles ils peuvent s’entendre, au-delà des clivages », a-t-il insisté en comptant sur les potentiels attendus positifs d’une déconfliction régionale initiée par l’accord du 10 mars 2023 entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Le 19 mai dernier, le sommet arabe, auquel a pris officiellement part le président Bachar al-Assad, a souligné la « nécessité de prendre des mesures effectives et efficaces pour parvenir à un règlement » du conflit en Syrie qui a fait quelque 500 000 morts, 13 millions de personnes ayant dû fuir leur foyer, dont 6,6 millions étant devenus des réfugiés dans les pays limitrophes. Dans un discours devant le Conseil de sécurité fin mai, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, Geir O. Pedersen, a estimé de son côté que la « nouvelle activité diplomatique » dans la région depuis avril 2023 « pourrait représenter une opportunité si elle est saisie ».

 

Si les États arabes semblent avoir mis fin à l’isolement de la Syrie, de nombreux dossiers demeurent objets de tensions : trafics de drogues, situation des réfugiés, relations avec la Turquie autour de la question kurde et la frontière turco-syrienne, etc. Des avancées sur ces dossiers vous semblent-elles réalistes ?

La Syrie de Bachar al-Assad a été réintégrée dans le giron de la Ligue arabe le 7 mai dernier, mais le processus avait été progressif. Le 18 mars 2023, Bachar al-Assad était reçu à Abu Dhabi, après l’avoir déjà été en mars 2021. Mais surtout le ministre des Affaires étrangères syrie, Faiçal al-Meqdad se rendait à Riyad le 12 avril 2023 moins d’une semaine plus tard, c’était son homologue saoudien, Fayçal Ben Fahran Al Saoud qui faisait le déplacement à Damas le 18 avril 2023. Autant de signes qui laissaient présager un rapprochement imminent. Le 1er mai 2023, une réunion à Amman en Jordanie réunissait les ministres des Affaires étrangères d’Arabie saoudite, d’Égypte, d’Irak et de Jordanie, ainsi que le ministre syrien des Affaires étrangères Fayçal al-Mekdad. L’objectif de cette réunion était de discuter des moyens de normaliser les relations avec la Syrie, dans le cadre de la mise en place d’un règlement politique de la guerre civile qui a ravagé le pays durant plus d’une décennie. Une déclaration finale à l’issue de la réunion avait précisé que les ministres avaient discuté des moyens de rapatriement volontaire des quelque 6,6 millions de réfugiés syriens, ainsi que de la coordination des efforts pour lutter contre le trafic de drogue. Selon cette même déclaration, Damas aurait accepté de « prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à la contrebande aux frontières avec la Jordanie et l’Irak » et de déterminer l’origine de la production et du transport des stupéfiants dont une grande partie se ferait sous la supervision plus ou moins directe de membres de l’entourage de Bachar al-Assad. Il s’agissait d’une exigence de Riyad pour lever son veto à une réintégration du régime de Damas au sein du giron arabe et ce, d’autant plus que le royaume saoudien est le premier marché de consommation du captagon, cette amphétamine qui rapporterait à la Syrie, qui en est devenue le premier producteur mondial, entre 5 et 10 milliards par an selon les sources. Il lui permet en partie de pallier le déficit de ressources financières imputables aux sanctions qui frappent le régime de Damas. Le régime a montré par le passé – comme en novembre 2021 pour contenter les demandes expresses d’Amman qui avait rouvert son poste-frontière de Jaber-Nassib (nord-est de la Jordanie) – qu’il était en mesure de réduire drastiquement les flux, à défaut de pouvoir totalement éradiquer le trafic.

Par ailleurs, il y a évidemment la question du retour des 6,6 millions de réfugiés dont une grande partie se trouve encore en Turquie, des réfugiés que le régime de Damas ne souhaite pas vraiment le retour. C’est la raison pour laquelle le régime syrien avait promulgué le 2 avril 2018 le fameux décret n°10 facilitant l’expropriation de pans entiers du territoire syrien, en particulier dans les zones périurbaines, aujourd’hui en ruines, mais où le soulèvement anti-Assad s’était développé. Adoptée par le Parlement au nom de la reconstruction du pays, cette législation pourrait aboutir à priver des centaines de milliers de réfugiés proches de l’insurrection de toute perspective de retour et à permettre l’installation de nouveaux résidents moins suspects, notamment des chiites des milices pro-iraniennes (notamment d’origine afghane et/ou pakistanaise). Cette problématique du retour des réfugiés est l’un des éléments qui ont poussé Ankara à se rapprocher de Damas avec la perspective pour le président Erdogan, qui a mené ces dernières années plusieurs opérations militaires contre les Kurdes du nord de la Syrie – « bouclier de l’Euphrate » (août 2016-mars 2017), « Rameau d’Olivier » (janvier-mars 2018) et « Source de paix » (octobre 2019), de constituer un espace potentiel de réinstallation de ces réfugiés désormais beaucoup moins bienvenus en Turquie. Un processus de rapprochement entre ces deux ennemis jurés sur le terrain syrien avait été mis ostensiblement mis en évidence à Moscou, le 28 décembre, lors une rencontre inattendue entre les ministres de la défense syrien et turc, Ali Mahmoud Abbas et Hulusi Akar, en présence de leur homologue russe, Sergueï Choïgou. Il s’agissait alors de la première entrevue publique de ce niveau entre la Turquie et la Syrie depuis 2011, même si des contacts secrets entre les chefs des services de renseignement des deux pays avaient repris il y a près de trois ans. Une étape significative, alors que la Turquie avait été à la pointe du soutien de l’opposition armée et civile contre le régime de Bachar al-Assad, et qu’elle demeure décrite comme une « puissance occupante » par Damas, en raison de la présence de ses troupes dans le nord de la Syrie. La rencontre à Moscou avait été l’occasion d’évoquer la gestion de la longue frontière en commun, des réfugiés syriens, et des « efforts conjoints pour combattre les groupes extrémistes » selon un communiqué du ministère de la défense russe. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait multiplié les signaux d’ouverture depuis l’été en faveur d’une normalisation avec Damas par intérêt bien compris dans la perspective des élections présidentielles alors à venir pour le président Erdogan soucieux de ménager un électorat de plus en plus rétif à accepter la présence massive de réfugiés syriens en Turquie. Il faudra attendre encore un peu pour voir si les attendus positifs se concrétisent en ce qui concerne les parties prenantes des conséquences catastrophiques de la guerre civile syrienne pour la région du Proche et Moyen-Orient, voire au-delà.

 

________________________

[1] Le Comité de négociation est composé de 36 membres issus des mouvements suivants : la Coalition nationale syrienne (CNS) disposant de 8 sièges mêlant « libéraux «  et « islamistes » ; le Comité de coordination national pour le changement démocratique (CCNCD), une formation de gauche critique de la militarisation du soulèvement, disposant de 5 sièges ; la « plateforme du Caire », disposant de 4 sièges ; la « plateforme de Moscou », disposant de 4 sièges ; les groupes de l’opposition armée, disposant de 7 sièges ; les Indépendants, disposant de 8 sièges.

[2]  Le « processus d’Astana » constitue un ensemble de rencontres multipartites entre différents acteurs étrangers de la guerre civile syrienne. L’accord d’Astana qui a été signé par la Russie, l’Iran et la Turquie portait initialement sur la création de zones de cessez-le-feu dans le pays. Le texte n’avait été ratifié ni par le régime syrien, ni par l’opposition syrienne, mais a servi de cadre pour les négociations entre les trois partenaires géopolitiques parties prenantes de la situation. Le 29 avril 2023, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Vershinine, a annoncé que la prochaine réunion d’Astana sur la Syrie se tiendrait au second semestre de cette année : « Les réunions de la formule de haut niveau d’Astana ont lieu régulièrement, et la prochaine réunion est prévue pour le second semestre de cette année, mais il n’y a pas encore de date précise », expliquant que « la formule Astana est très efficace, et dans son cadre des réunions ont eu lieu au niveau ministériel et au niveau des représentants spéciaux des pays participants. Serrgueï Vershinine avait ajouté : « Nous voyons à chaque fois que cette formule constitue un facteur important de stabilisation de la situation en ce qui concerne la résolution de la crise en Syrie et le règlement dans la région en général », notant que des développements positifs sont maintenant apparus concernant la Syrie, principalement liés au renforcement ses relations avec les autres pays de la région, ce qui est bienvenu. La 19e rencontre internationale sur la Syrie au format Astana s’est précisément tenue dans la capitale kazakhe, Astana, en novembre 2022.

 

 

 

Première stratégie de sécurité nationale allemande : quels enjeux ?

Thu, 15/06/2023 - 18:44

Près d’un an et demi après le début du conflit en Ukraine et six mois après la publication de la nouvelle Revue nationale stratégique (RNS) française, le 14 juin 2023, l’Allemagne a adopté en Conseil des ministres sa première « Stratégie de sécurité nationale ». Cette dernière fait l’objet aujourd’hui d’un débat officiel au Bundestag. Le point avec Gaspard Schnitzler, chercheur à l’IRIS et co-directeur de l’Observatoire de l’Allemagne de l’IRIS.

En quoi consiste cette « Stratégie de sécurité nationale » tant attendue outre-Rhin et pourquoi arrive-t-elle seulement maintenant ?

Annoncée dans le contrat de coalition, il s’agit d’une grande première pour l’Allemagne qui disposait jusqu’à présent de Livres blancs sur la défense (dont le dernier date de 2016), mais qui ne s’était jamais doté d’un tel document d’analyse des menaces et des priorités stratégiques depuis la création de la République fédérale en 1949.

Initialement prévue pour octobre 2022, puis annoncée pour la conférence de sécurité de Munich (MSC) en février 2023, elle aura finalement été publiée avec huit mois de retard, juste à temps pour le prochain de sommet de l’OTAN à Vilnius en juillet prochain.

Au-delà des divisions internes, notamment entre le chancelier Olaf Scholz (SPD) et sa ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Die Grünen), sur un certain nombre de sujets, ce retard est en partie dû à l’approche horizontale privilégiée par le gouvernement dans l’élaboration de cette stratégie. En effet, si la rédaction de la nouvelle stratégie de sécurité nationale allemande a été confiée au ministère des Affaires étrangères, dirigé par l’ancienne candidate à la Chancellerie Annalena Baerbock, cette dernière a fait l’objet d’une large consultation, en interne, entre la Chancellerie et les ministères concernés (affaires étrangères, défense, intérieur, économie…), comme en externe, cette dernière ayant associé parlementaires, think tanks et représentants de la société civile allemande. Il est important d’avoir à l’esprit que cette stratégie se veut avant tout un outil destiné à consolider la culture stratégique en Allemagne, ainsi que l’illustre l’engagement pris par le gouvernement de développer des échanges réguliers sur sa mise en œuvre avec le Parlement, les Länder et la population allemande.

Cette approche se démarque sensiblement de celle de la France, dont la nouvelle Revue nationale stratégique (RNS) présentée en novembre 2022, a été élaborée tambour battant, faisant l’objet de très peu de consultations externes.

 

Que faut-il retenir de ce document ?

Sous le slogan « Robustesse. Résilience. Durabilité. Une sécurité intégrée pour l’Allemagne », ce document d’une soixantaine de pages s’articule autour de deux axes majeurs : le rôle de l’Allemagne en Europe et dans le monde (1) et les piliers de la sécurité allemande (2).

Parmi les annonces phares, il convient de retenir l’inscription de l’objectif de l’OTAN de dépenses de défense équivalentes à 2% du PIB. Bien qu’ayant déjà été annoncée à l’occasion du discours d’Olaf Scholz devant le Bundestag, trois jours après l’invasion russe de l’Ukraine, son inscription dans un document aussi stratégique avait fait l’objet d’intenses débats ces derniers mois au sein de la coalition. L’annonce semble particulièrement ambitieuse, alors qu’avec 58,5Md€ de budget de défense en 2023, l’Allemagne ne dépense à ce jour qu’environ 1,4% de son PIB. Atteindre les 2% reviendrait donc à dépenser environ 84Md€, soit une hausse de 25Md€. Certes l’utilisation des crédits du fonds spécial de 100Md€ dédié à la modernisation de la Bundeswehr pourrait permettre d’y parvenir, mais impliquerait une refonte du système d’acquisitions allemand. En effet, le ministère de la Défense peine déjà à dépenser les 8,5Md€ de crédits du fonds spécial lui ayant été attribués cette année.

Une autre annonce particulièrement attendue concerne la Chine, qui est reconnue dans le document comme un « concurrent et un rival systémique ». Une affirmation atténuée dans la phrase suivante, qui précise qu’il s’agit également d’un partenaire, commercial, mais pas seulement, admettant que « de nombreux défis internationaux parmi les plus urgents ne sauraient être résolus » sans ce dernier. Pour rappel, en 2022, les exportations allemandes vers la Chine représentaient environ 100Md€ contre seulement 24Md€ pour la France. Si cette ambivalence a pu être soulignée et critiquée, elle illustre un certain pragmatisme. La stratégie que l’Allemagne entend adopter vis-à-vis de la Chine devrait être précisée dans les prochains mois, avec l’adoption d’une stratégie dédiée (China-Strategie), dont certains éléments ont déjà fuité il y a quelques semaines dans la presse outre-Rhin.

Il est intéressant également de noter l’importance accordée par le texte à la « résilience » – que ce soit en matière d’approvisionnement, d’infrastructures critiques, d’énergie ou de matières premières – et au renforcement de capacités telles que le cyber et le spatial. Conséquence directe de la crise du Covid-19 et de la guerre en Ukraine, cette prise de conscience s’inscrit dans la continuité des textes adoptés au niveau européen ces derniers mois (i.e. Communication sur les matières premières critiques, Stratégie spatiale de défense…) et traduit la volonté de l’Allemagne de se positionner sur des sujets qui jusqu’à présent restaient l’apanage de pays doté d’une véritable culture stratégique. S’ils demeurent peu développés, dans ce qui se veut être un « document-cadre », ces éléments devraient faire l’objet dans les prochains mois de stratégies dédiées.

Sur le plan capacitaire, en plein débat sur l’avenir des programmes de coopération franco-allemands (SCAF, MGCS, CIFS, Eurodrone, etc.) et sur les instruments de soutien aux acquisitions en commun et à l’industrie de défense que la Commission européenne tente de mettre en place (EDIRPA, ASAP…), le positionnement allemand demeure ambivalent. En effet, la stratégie insiste sur la détermination du gouvernement à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) et sur la priorité donnée aux « solutions européennes » en matière d’acquisitions, deux objectifs encourageants, mais qu’il convient d’accueillir avec prudence, tant les récents choix capacitaires allemands s’en éloignent. Ce principe est d’ailleurs contrebalancé  par l’affirmation selon laquelle le « critère décisif » en matière de choix d’équipement reste « le comblement rapide de lacunes capacitaires ». Sans surprise, et conformément au contrat de coalition, la stratégie rappelle également la volonté allemande de parvenir à une harmonisation progressive du contrôle des exportations au niveau européen et de se doter d’une nouvelle législation en la matière, qui devrait être adoptée courant 2023. Il est intéressant néanmoins de noter le souci accordé à la prise en compte des exigences propres aux projets de coopération en matière d’armement, afin que ce contrôle ne dissuade pas d’éventuels partenaires de coopérer avec l’Allemagne ou d’acheter de l’équipement allemand.

Enfin, contrairement au discours de Prague d’Olaf Scholz en août 2022, qui, de façon remarquée, avait omis de mentionner la France, « l’amitié profonde » entre les deux voisins et leur « rôle moteur » en Europe, sont cette fois-ci mentionnés à plusieurs reprises.

 

Comment cette stratégie a-t-elle été accueillie outre-Rhin ?

Très attendu, le document a reçu un accueil plutôt mitigé, notamment de la part de la presse et de l’opposition, qui lui reprochent son manque d’ambition et son caractère trop général. L’opposition (CDU/CSU) dénonce notamment une stratégie du « plus petit dénominateur commun », qui manque de substance à force de recherche de compromis. Elle regrette également deux manques : d’une part, le renoncement à la création d’un « Conseil de sécurité nationale », sur le modèle de ce qui existe aux États-Unis, pourtant annoncé dans le contrat de coalition, mais qui s’est heurté aux rivalités entre le SPD et les Verts, et d’autre part le manque de consultation des Länder dans l’élaboration du document. Par ailleurs, quelques points spécifiques, tels que l’interdiction des hack back dans le domaine cyber (une pratique qui consiste à répliquer à une cyberattaque par des mesures de représailles), ont également cristallisé une partie des critiques. Néanmoins, certains membres de l’opposition, tel le député CDU Johann David Wadephul, ont accueilli cette dernière de façon plus positive, jugeant l’analyse de la menace « pertinente », malgré un manque de propositions concrètes sur les mesures à mettre en œuvre.

En France, cette première stratégie de sécurité nationale allemande a pour l’instant suscité peu de réactions, en dehors des milieux spécialisés. Il ne fait aucun doute qu’elle devrait être scrutée de près par les acteurs de la défense, industriels et ministère des Armées en tête, qui l’attendaient avec impatience depuis plusieurs mois. La publication inédite d’une synthèse en langue française devrait faciliter sa diffusion.

____________________

Consulter la « Stratégie de sécurité nationale » allemande en allemand et en anglais.

Une course aux armements sans ligne d’arrivée ?

Thu, 15/06/2023 - 13:13

Dans un contexte de tensions accrues en Ukraine, autour de Taïwan et dans le Golfe, l’année 2022 a vu les dépenses militaires mondiales exploser. Selon le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), elles ont atteint la somme record de 2 240 milliards de dollars l’an passé. Même des pays comme l’Allemagne et le Japon, traditionnellement réticents à l’augmentation de telles dépenses, entrent pleinement dans la course aux armements. Alors, les États ont-ils eu tort de croire dans les dividendes de la paix espérés avec la fin de la guerre froide ? Jusqu’où ira la relance des budgets de Défense ? Et jusqu’où ces hausses des dépenses seront-elles acceptées ? L’analyse de Pascal Boniface

Le Sénégal à un point de bascule. Des droits et des libertés en danger

Thu, 15/06/2023 - 11:15

Au-delà de l’affaire Sonko et des dissensions politiques, les droits humains sont plus que jamais en danger et les civils sont les premiers affectés. Malgré une récente accalmie à Dakar et dans les grandes villes du Sénégal, des violences policières, des enfermements abusifs et une restriction des libertés fondamentales, dans un contexte préélectoral, ont marqué les esprits.  

Frustration et ressentiments : une jeunesse dans la rue

Depuis les émeutes de mars 2021, les rues sont régulièrement prises d’assaut par une population excédée. Loin d’être une conjoncture politique et sociale passagère, les confrontations entre forces de l’ordre et populations civiles sont de plus en plus rapprochées et se généralisent autour d’un même schéma : une population harassée qui sort dans la rue et manifeste son mécontentement croissant et une réponse par la répression et l’usage excessif de la violence. Une frustration généralisée muselée qui s‘inscrit dans une fracture politique entre les partisans du pouvoir établi et forces de l’opposition.

Suite au verdict condamnant le leader d’opposition Ousmane Sonko pour « corruption de la jeunesse » et qui paraissait au départ pour des accusations de viol et menaces de mort, de nouvelles vagues de violence sont survenues le jeudi 1er juin 2023 avec encore une fois de nombreux affrontements entre forces de l’ordre et manifestants dans la capitale et plusieurs autres villes du Sénégal (Ziguinchor, Bignona, Saint-Louis, etc.). Ce qui est reproché, ce sont, dans un premier temps, les procédures de justice expéditive pour les opposants politiques et toutes formes de critiques du pouvoir de Macky Sall. Plus que des manifestations pro-Sonko, c’est un régime de corruption endémique et d’arrestations arbitraires qui est contesté. Les médias, les intellectuels et les associations de défenses des droits humains ont alerté sur une potentielle dérive autoritaire du Président Macky Sall et dans une stratégie de  3e mandat à l’approche des prochaines élections de 2024.

Ajoutée à cela, la situation socio-économique est préoccupante et la crise sanitaire liée au Covid-19 a significativement interrompu une forte croissance et impacté les perspectives économiques du pays. Les ménages se sont appauvris et les inégalités accrues. L’effet de la crise en Ukraine a fait grimper le prix des denrées alimentaires et des biens de première nécessité. Au niveau de l’accès à la santé, malgré de nombreux efforts, le Sénégal reste un pays où il y a un fort manque en structures adaptées et une relative insatisfaction des besoins sanitaires. Encore une grande part de la population n’a pas accès aux services sociaux de base, se retrouve dans une insécurité alimentaire et fait face à des pénuries d’eau. La jeunesse, quant à elle, est particulièrement touchée par un manque d’insertion professionnelle et d’accès à des structures éducatives de qualité. Au Sénégal, le chômage avoisine les 22% pour une population qui a majoritairement moins de 25 ans. Si la jeunesse représente un des grands défis, la classe politique sénégalaise peine à s’en saisir et à l’intégrer comme une des grandes priorités de l’agenda politique.

Une jeunesse en quête d’opportunité et avide de changement, un manque d’inclusivité de la croissance économique, une perte de légitimité du pouvoir en place et un affaiblissement des institutions, sont autant d’ingrédients qui cristallisent les ressentiments dans le pays.

Des droits et des libertés en danger

Entre le 1er et le 5 juin 2023, à Dakar et dans plusieurs grandes villes du Sénégal, les rues se sont embrasées et les manifestations lourdement réprimées. La décision de peine de deux ans de prison du « leader des jeunes » Ousmane Sonko ne pouvait qu’être contestée dans une atmosphère de tension et de durcissement du pouvoir. Durant cinq jours, les manifestations violentes ont paralysé le pays. Du côté des forces de l’ordre, le recours à la force est totalement disproportionné et l’usage des armes à feu ne s’est pas limité à son caractère dissuasif. Durant la première nuit d’insurrection, entre le 1er et le 2 juin, 9 morts ont été comptabilisés et de nombreux blessés. Au bout de trois jours, les émeutes ont fait officiellement 23 morts d’après la Croix-Rouge sénégalaise et Amnesty International (dont au moins 3 enfants). En réalité, les manifestants font état d’un bilan provisoire de plus de 30 personnes tuées entre le 1er et le 3 juin. Aux dizaines de morts s’ajoutent de nombreux blessés, soit plus de 36 policiers et gendarmes et 390 manifestants blessés.

Ces faits de brutalité policière et d’atteinte à la dignité humaine à l’encontre des civils sont aussi représentatifs d’une dégradation globale des droits humains et d’un recul des libertés fondamentales ces dernières années au Sénégal. Une violence de la part des forces de l’ordre qui s’est totalement banalisée depuis le début des tensions politiques faisant d’eux des forces de la répression.

Un mois avant les dernières émeutes, le 10 mai 2023, Ngor fut le théâtre de violents affrontements entre la population et la police. Cette manifestation, qui concernait au départ un litige foncier, s’est conclue par des tirs à balles réelles et la mort d’une jeune adolescente, les riverains quant à eux parlent de trois morts. Ce qui est décrié à ce moment-là, c’est le communiqué de presse du ministère de l’Intérieur qui conclut à un accident, la jeune fille aurait « été mortellement touchée dans l’eau, probablement par l’hélice d’une pirogue ». Suite à cet épisode, les réseaux sociaux s’enflamment, on crie au « mensonge d’État ». Plusieurs évènements de ce type démontrent que toute forme de contestation est fortement réprimée en amont de l’organisation des élections de 2024.

Lors des dernières émeutes de juin 2023, les centaines d’arrestations pour la plupart arbitraires ont marqué l’opinion publique, soit plus de 500 selon le gouvernement sénégalais, adultes et mineurs confondus, dans des conditions carcérales engorgées et particulièrement dégradantes.

Mais bien avant ces dernières manifestations, plusieurs opposants politiques, personnalités publiques, journalistes et civils ont déjà fait l’expérience carcérale pour avoir exprimé un désaccord avec le pouvoir en place ou tout simplement émis une absence de sympathie au président de la République. L’arrestation des civils devient aussi une pratique quasi systématique face à toute forme d’opposition, et l’ensemble des appareils du pouvoir est mobilisé dans ce sens.

Maître Patrick Kabou, avocat et défenseur de plusieurs personnes incarcérées abusivement selon lui, a affirmé lors d’un entretien qu’il y a au Sénégal « un non-respect des procédures judiciaires et des accusations fondées sur rien du tout ! C’est notamment le cas de l’un de mes clients, le journaliste Pape Alé Niang accusé d’avoir dévoilé des secrets défense, des accusations qui ne sont pas fondées sur des écrits juridiques. Mais c’est aussi le cas de Ndeye Maty Niang, accusée d’outrage à magistrat, appel à l’insurrection et compromission de la sécurité publique ». Maître Kabou a également alerté sur la fibre socioethnique qui caractérise certaines de ces arrestations arbitraires. En effet, selon lui, plusieurs innocents ont été arrêtés ou tués, car dit-il, ils « portent des noms à connotation « sudiste » et originaires de la Casamance. ». On compte notamment, selon lui, Ousmane Kabiline Diatta, accusé de terrorisme et représentant une menace pour la paix et la sécurité publique, ou encore Francois Mancabou, violenté durant une arrestation, envoyé à l’hôpital suite à de graves blessures qui lui ont été fatales. De plus, il ajoute que lorsque « l’on vous met ce type de chef d’accusation, on vous met un mandat de dépôt et on vous oublie ! Vous êtes incarcéré en attente d’un procès qui ne viendra peut-être pas ! » L’analyse que Maître Kabou donne de la situation actuelle du Sénégal, est que le pouvoir judiciaire ne répond plus à une certaine impartialité propre à la volonté de faire justice selon les codes de lois, mais agit « sous le mandat du pouvoir exécutif qui fait pression. L’affaire Sonko n’est plus un dossier judiciaire, mais une affaire politique que l’on défend au parquet ! » Il ajoute qu’« À chaque fois quand monsieur le président Macky Sall est dos au mur, il va à Touba (ville religieuse du Sénégal et haut lieu de pèlerinage pour la confrérie des Mourides), ce qui ne règle rien ! Le fond du problème au Sénégal, c’est la violation des droits fondamentaux et libertés individuelles, comment peut-on passer d’une manifestation pacifique à des dizaines de morts ? »

Médias, ONG, diasporas… : tous mobilisés 

Malgré des réseaux sociaux suspendus dès le début des hostilités, puis restreints les derniers jours d’insurrection, ils ont joué un rôle non négligeable dans la diffusion de l’information et la production de messages de contestations. Plusieurs artistes, créateurs de contenus, sportifs, etc., ont demandé la fin des violences sous le hashtag #FreeSénégal sur Twitter, Instagram et Facebook, déjà utilisé lors des émeutes de mars 2021. C’est notamment le cas des rappeurs Dip Doundou Guiss et des membres du groupe Dara ji Family, Faada Freddy et Ndongo D, qui ont dénoncé les violences policières envers les civils, ou encore de l’humoriste  Dudufaitdesvidéos qui a prôné la liberté d’expression et la démocratie. Des personnalités relativement apolitiques se sont exprimées telles que l’artiste designer Selly Rabi Kane qui a déclaré via Instagram que « La jeunesse sénégalaise est une jeunesse politique, qui est en son plein droit de juger les gouvernants sur leur gestion du pays. » Ou encore le footballeur Sadio Mané qui a demandé à ce que « Toutes les parties prenantes de la nation unissent immédiatement leurs efforts pour retrouver la paix ». De nombreux photographes ont également suivi et documenté les évènements en temps réel via le partage de contenus audiovisuels sur les réseaux sociaux (et en fonction des aléas de la connexion à Internet).

La diaspora sénégalaise de par le monde a été particulièrement impliquée dans la communication des contenus exposant des brutalités policières envers la population. Parmi les images qui ont le plus choqué, des vidéos d’enfants utilisés comme boucliers humains ou d’un commerçant voulant traverser, se faisant gifler par un policier. D’autres encore montrent des individus passés à tabac alors qu’ils ne représentaient aucune menace et parfois ne faisaient même pas partie du cortège de manifestations. Une diaspora mobilisée également physiquement à travers l’organisation de manifestations dès le 3 juin à Paris, Milan ou encore New York. En réponse à cela, les consulats de ces grandes villes ont fermé temporairement.

Dans ce contexte de restrictions des libertés fondamentales, liberté de réunion, d’expression et liberté de la presse, et de graves violations des droits humains, les ONG et associations se sont engagées sur plusieurs niveaux. Tout d’abord, dans l’assistance portée auprès des victimes blessées. Très vite, les hôpitaux et structures sanitaires ont manqué de sang ; les associations sénégalaises ont participé aux campagnes de collectes de sang et à la gestion des blessés. Suite aux débordements à l’Université Cheikh Anta Diop, plusieurs initiatives de la part de structures associatives et des actions solidaires se sont également mises en place pour accompagner les étudiants afin qu’ils puissent rentrer chez eux. Plusieurs bâtiments ont brûlé au sein de l’université et les cours sont suspendus jusqu’à nouvel ordre depuis les premiers jours d’insurrection.

Les ONG présentes sur le territoire continuent d’avoir un rôle de défenseurs et de plaidoyer pour faire respecter les droits humains et contester les violences commises envers les civils. Amnesty International avait déjà signalé, lors de son rapport sur les droits humains au Sénégal 2022, une restriction des libertés de réunion et d’expression, le recours excessif à la force et les mauvais traitements exécutés par les forces de l’ordre. Suite aux derniers évènements, Amnesty International demande aux autorités sénégalaises une enquête indépendante et transparente sur les répressions meurtrières. L’ONG a alerté sur la présence d’hommes armés habillés en civil aux côtés des forces de l’ordre . Les médias nationaux et internationaux ont également relayé cette information.

Concernant le droit d’informer et la liberté de la presse, Reporters sans frontières (RSF) a dénoncé des abus lors des manifestations, notamment les coupures et restrictions d’internet et des réseaux sociaux, ainsi que celle des signaux des télévisions privées notamment la chaîne Walfadjri interrompue pendant 48h. Conformément au Code de la presse sénégalais, les autorités ont le droit de suspendre certains médias pour motifs exceptionnels. Les associations de journalistes qui agissent pour la liberté de la presse au Sénégal, telle que l’Association des professionnels de la presse en ligne (APPEL), ont rappelé la nécessité de réformer le Code de la presse considérant la coupure des canaux d’information comme un abus de pouvoir. Reporters sans frontières (RSF) dénonce également les brutalités et arrestations arbitraires des reporters couvrant les troubles sociopolitiques.

Le positionnement reste difficile pour les ONG sénégalaises et étrangères qui souhaitent pouvoir continuer leurs activités et assurer leur présence sur le terrain auprès des populations bénéficiaires. Cependant, plusieurs se sont engagées à défendre les droits des victimes et alerter l’État des dangers de la situation pour les plus vulnérables. Ce fut notamment le cas de plusieurs partenaires de la protection de l’enfance, parmi lesquels : SOS Village d’enfants, Save the Children, Plan International, UNICEF, l’agence des Nations unies pour les droits de l’homme, etc. Ces organisations ont collectivement fait paraître une déclaration pour déplorer l’implication d’enfants dans les manifestations et la mort de certains d’entre eux. Il souhaite engager l’État et l’ensemble de la population à protéger les enfants en situation d’insurrection.

Quant au positionnement des religieux, des acteurs sociaux incontournables, il est ambivalent dans un Sénégal au bord du chaos. Prônant un retour au calme, la paix et la cohésion sociale, leur posture semble inchangée depuis les manifestations de mars 2021. Macky Sall a notamment rencontré lors d’une visite de médiation nocturne le 5 juin, le calife général de la confrérie des Mourides à Touba pour trouver des solutions pour « pacifier » l’espace public. Un scénario répétitif qui dure depuis plusieurs années déjà, alors que le peuple du Sénégal en deuil attend une déclaration officielle de la part du président.

Une accalmie de courte durée ? 

Cette insurrection restera inscrite dans l’histoire du peuple sénégalais comme un point de non-retour.  Les droits humains et les libertés fondamentales n’ont pas été respectés démontrant un recul démocratique. Alors que les familles enterrent leurs morts et que les tensions sont redescendues, ces évènements sous-entendent tout de même que les prochaines échéances électorales (si elles sont maintenues) risquent de se tenir dans un climat de tensions et de violences du même ordre. Les frustrations et ressentiments persistent et particulièrement au sein d’une jeunesse en colère. Il est important d’engager un travail de mémoire des individus, hommes, femmes et enfants, qui ont perdu la vie, été blessés et violentés lors de ces dernières émeutes et des précédentes. Sans un travail d’enquête, de justice et de résilience, l’accalmie risque d’être de courte durée.

What the Trump Indictment tells us about the State of American Democracy

Wed, 14/06/2023 - 10:46


As anyone with a smartphone knows, the Justice Department indicted former President Donald J. Trump yesterday.  While the US Government has yet to release information about the indictment, Trump’s lawyers have told media outlets that he will be tried for his mishandling of national security documents and for his subsequent obstruction of attempts by the National Archives and the FBI to repossess those files.  The move makes Trump the first former US president to be formally charged with a federal crime.

The indictment comes at a perilous time for American democracy.  Trump himself apparently considers the charges a sign that the American democratic experiment is failing, as his post-indictment communication on social media suggests.  The Justice Department move, he said, is part of a “Continuing attack on our once free and fair elections.  The USA is now a Third World nation, a nation in decline.”  More neutral observers worry that democratic norms are under pressure in the post-Trump era and that the trend lines are not promising for American democracy.  Freedom House, which ranks democracy around the world, still rates the United States as “free,” but the “city on a hill” now falls behind many other countries, including almost all of the European Union, in rankings of global freedom.  Freedom House notes that “in recent years its democratic institutions have suffered erosion, as reflected in rising political polarization and extremism, partisan pressure on the electoral process, bias and dysfunction in the criminal justice system, harmful policies on immigration and asylum seekers, and growing disparities in wealth, economic opportunity, and political influence.”

Just what does the Trump indictment tell us about the state of American democracy?  Do the charges, as Trump suggests, represent a hijacking of American democracy by the “Thugs and Radical Left Monsters” who maliciously indicted the 45th president and presumptive candidate of the republican party in the 2024 elections?  Alternatively, do the charges demonstrate a remarkable resiliency in America’s institutions, even during a period of political stress?  The indictment is a mirror to American democracy.  What do we see?

Rule of law still prevails.  In many parts of the world, of course, rulers are never called into account for their misdeeds.  Here, a former president, until January 2021 arguably the most powerful man in the world, will answer for his alleged failure to respect laws concerning national security information.  President Trump has and will seek to portray the action as a “witch-hunt,” a politically motivated prosecution designed by the Biden Administration to eliminate a formidable political rival.  He will point to the fact that Biden himself was found to have improperly kept classified documents.  But the facts suggest that the judicial system is working as it should, no matter how challenging the political environment.  The Biden Administration has scrupulously avoided engagement in this case, going so far as to appoint a special prosecutor to conduct the investigation.  It is Trump’s apparently willful disregard for the law and deliberate obstruction of legal attempts to retrieve national security information, as opposed to a simple carelessness as in the case of Biden (or former Vice President Pence, or former Secretary of State Clinton), that is the basis for the prosecution.  The Justice Department appears to be treating Trump no better, and no worse, than other, non-presidential American citizens who have been charged with similar crimes.

Nevertheless, norms of behavior on the part of American leaders have been eroded.  Trump is not the first US president to find himself in legal jeopardy.  President Nixon avoided any potential criminal action related to Watergate with a pardon granted by his successor, and President Clinton settled with a special prosecutor rather than face charges over potential perjury in the Monica Lewinsky affair.  However, criminal activity, or the suggestion of it, has generally been seen in the past as disqualifying for political figures.  The traditional response of a national politician facing similar charges would have been to withdraw immediately from the presidential campaign to “prove my innocence and spend time with my family.”  Trump, though, is unrepentant, and in classic Trump style he has attempted to turn the charges into a political strength rather than a weakness.  In fact, Trump’s “victimization” by the “deep state” is a major pillar in his fundraising efforts.  As his campaign website urges supporters, “As the never-ending witch hunts heat up, please make a contribution to defend our movement and SAVE America…”

The republican party is largely failing to choose rule of law over narrow partisan interests.  Much of the republican party, and in particular the right wing of the party, has rallied to the former president’s support without taking the time to consider the merits of the case.  Republican Speaker of the House Kevin McCarthy, for example, responded to the indictment thus: “Today is indeed a dark day for the United States of America. It is unconscionable for a president to indict the leading candidate opposing him.”  Most prominent republicans speak in terms of “weaponization” of the judicial system, even though they have not seen the actual indictment and much of the information we have seen suggests at least the possibility that Trump may have committed the crimes of which he is accused.  Even Trump’s main rivals for the republican nomination, whose interests are presumably served by the charges, largely dismiss the possibility that the charges are legitimate.  One candidate, Vivek Ramaswamy, has even promised to pardon Trump on the first day of his administration.  In a democratic, two-party system, the fact that one party refuses to allow the judicial process to run its course before seeking to undermine its legitimacy is worrisome.

The American electorate is so polarized that Trump’s supporters are actually energized by their candidate’s legal challenges.  Yesterday’s indictment is not Trump’s first.  In April, Trump was charged in New York with falsifying business records in relation to his alleged coverup of the Stormy Daniels affair.  His polling numbers with republican primary voters went up, considerably, after he was charged.  Immediately after the indictment, Trump’s support over main republican rival Ron DeSantis jumped to 57% to 31% (they had been neck and neck in some polling in February).  In a nutshell, Trump’s hard core of support within the republican base is unimpacted by the suggestion that the candidate might be a criminal.  In fact, May polling found that more republican voters felt more positively about Trump after charges were filed (27%) than less (22%). Essentially, MAGA republicans see charges not as a sign that the former president might be a law breaker but rather that the justness of his cause is so great that his political opponents will stop at nothing to bring him down.

The 2024 elections are yet another turning point in the American democratic process, and this indictment raises the stakes.  Trump may well win the republican nomination, and current polling has Trump and Biden essentially even in a rematch of the 2020 election.  Presumably, Trump’s case will go to trial before the general elections more than a year from now, and a conviction before the elections is a possibility.  Were Trump to continue his campaign as a convicted felon, or to win election, the challenges to American democracy could well be existential.

Trump : la Maison-Blanche ou la prison ?

Fri, 09/06/2023 - 18:16

Le 8 juin, Donald Trump a annoncé avoir été inculpé par la justice fédérale américaine dans l’affaire des documents classifiés. Il est accusé d’avoir conservé des dossiers (dont certains classés secret-défense) après son départ de la Maison Blanche, et d’avoir fait obstruction à la justice. En août 2022, le FBI avait du perquisitionner son domicile pour récupérer une partie des documents. Premier président américain à faire face à une inculpation fédérale, il devra comparaitre devant le tribunal fédéral à Miami le mardi 13 juin. Quelles conséquences cette inculpation pourrait-elle avoir sur les prochaines élections présidentielles américaines de novembre 2024 ? Que révèle la multiplication des enquêtes judicaires à son encontre sur l’état de la démocratie américaine ?

 

L’analyse de Pascal Boniface

Goodbye La Fayette – Une brève réflexion sur l’identité états-unienne

Fri, 09/06/2023 - 16:46

Pourquoi avoir décidé il y a quelques années de devenir américain après vingt ans passés au pays de l’Oncle Sam, alors que mon statut de résident permanent –Green Card holder comme on dit- m’aurait permis d’y rester tranquillement jusqu’à la fin de mes jours ? Pourquoi avoir voulu devenir le citoyen d’un pays dont je n’arrête pas de critiquer le système d’article en colonne, de pamphlet en essai ? Qu’est-ce qui a bien pu m’amener un matin d’hiver à prêter serment à la Star-Spangled Banner -la Bannière étoilée- dans une salle glaciale du Federal Building de Manhattan ?

Pour pouvoir voter, oui, bien sûr. Mais je sais bien qu’il y a autre chose. Un stupide rêve de gosse enfin possible à réaliser ? Celui d’un gamin qui a découvert l’Amérique via le Rock à l’occasion du 5e anniversaire de la mort d’Elvis, à une époque où la série Dallas bâtait tous les records d’audience et où les bandes dessinées Marvel, dont il était si friand, étaient enfin disponibles en VO chez le marchand de journaux ? Le rêve d’un enfant de douze ans tombé amoureux des États-Unis à travers une petite Américaine prénommée Jodie, qui avait rejoint en cours d’année sa classe de 5e ?

Qu’a signifié réellement pour moi devenir américain ? Et que signifiait être américain pour ces quarante et quelques autres personnes avec qui j’avais été réuni pour prêter serment dans cette salle du Federal Building de New York ?

Leurs American Dreams s’étaient-ils construits eux aussi sur quelques clichés ? La blondeur toute californienne d’une petite fille, les merveilleuses pubs en Anglais des comic books, la voix d’Elvis et le rire de J.R, en ce qui me concerne…

Ce sont ces questions qui me sont venues à l’esprit ces derniers jours alors que les États-Unis commencent à se préparer à fêter dans quelques semaines leur 247e anniversaire. L’une des dernières répétitions grandeur nature en vue des célébrations prévues pour 2026.

D’abord, voyons les choses telles qu’elles sont. L’Amérique n’a jamais vraiment été une nation au sens où on l’entend traditionnellement, car elle ne s’est pas bâtie puis développée au cours des siècles autour d’un peuple et d’une culture, enracinés sur un lieu géographique précis. Elle a été construite par des colons venus de différents horizons, afin – parfois – d’y trouver refuge ou – le plus souvent – d’y faire fortune. Et cela, aux dépens de populations autochtones massacrées sans aucun état d’âme.

In fact, l’histoire de l’Amérique est la success story d’une colonisation qui a si bien réussi que la colonie est devenue autonome et s’est émancipée de sa mère patrie. Un peu comme si les colons d’Algérie avaient tué tous les Arabes, puis avaient largué les amarres avec la France.

Comment croire par ailleurs qu’il n’y ait jamais eu in the Land of the Free, une réelle volonté de cultiver le vivre ensemble quand on sait que les paroles suivantes ont été prononcées par le grand Abraham Lincoln lui-même, le Zeus de la mythologie américaine, lors d’un discours à Columbus, Ohio : « Je dirai donc que je ne suis pas ni n’ai jamais été pour l’égalité politique et sociale des noirs et des blancs  il y a une différence physique entre la race blanche et la race noire qui interdira pour toujours aux deux races de vivre ensemble dans des conditions d’égalité sociale et politique.. »

Non, l’Amérique n’a jamais vraiment été une nation. Ainsi que l’avait fort bien compris Tocqueville, elle est une idée, une idée qui a donné naissance à un credo : adhésion à un système politique fondé sur la dignité essentielle de l’individu ; égalité fondamentale de tous les hommes (sic) ; droit à la propriété et à l’enrichissement – dans notre jargon actuel, nous appellerions ce dernier point le droit à l’ascenseur social.

Mais comment oublier qu’avant de donner jour à ce credo, avant elle-même d’être une idée précise, celle-ci, l’idée, avait été une intuition sublime et résolument porteuse de modernité née dans l’effervescence des Lumières ? L’intuition que la liberté et l’égalité étaient une possibilité pour cette terre et non une chimère.

C’est cette intuition qui allait pousser le jeune marquis de Lafayette à défier le roi, la cour et l’Ancien Monde et le conduire à traverser l’Atlantique afin d’aller contribuer à bâtir la première république moderne.

Que reste-t-il de la flamme de Lafayette aujourd’hui ? Sans doute pas grand-chose…

Celle-ci a certes continué à bruler quelque peu dans l’âme d’aventuriers romantiques durant les  décennies qui ont suivi l’indépendance, et cela jusqu’à la guerre de Sécession où l’on a pu voir des régiments français, hongrois, polonais, etc., venus rejoindre les forces de l’Union afin d’écraser the bloody south esclavagiste -mais ne nous faisons pas ici d’illusions, car même si certains de ces combattants de la liberté étaient sincères, la plupart étaient là pour la gloire-, puis elle a commencé à s’éteindre.

Avec la fin de la guerre civile vint l’époque de la Reconstruction. C’est là que l’Amérique moderne a vraiment vu le jour. Que le capitalisme émancipateur des premiers temps à commencer à passer du côté obscur et à se transformer en la bête immonde qui allait être tant vilipendée plus tard par la gauche communiste.

Les romantiques ont alors irrémédiablement laissé la place aux opportunistes, aux businessmen et à ceux qui s’en rêvaient. Bref, à tous ceux pour qui liberté ne rimait plus qu’avec profit. Bye-bye Gilbert du Motier !

Bien sûr que depuis lors de nombreuses personnes, fuyant la famine, la guerre ou les persécutions politiques, sont venues chercher asile aux États-Unis. Bien sûr que depuis 1886, la vue de la statue de la Liberté a été pour des millions d’immigrants qui s’apprêtaient à débarquer dans le port de New York, le point de départ d’une nouvelle vie dans un pays ou le droit au bonheur est inscrit dans la constitution.

Mais une fois encore, ne nous leurrons pas, la très grande majorité des nouveaux venus à partir des dernières décennies du XIXe siècle auront répondu à l’appel d’un capitalisme débridé semblant offrir tous les espoirs plutôt qu’à celui des valeurs symbolisées par la dame de pierre offerte par la France, pays frère en révolutions.

Les visiteurs étrangers s’extasient souvent devant le charme incontestable d’un New York ville monde aux centaines de langues. Mais ils oublient trop souvent qu’il ne s’agit pas ici d’une adhésion angélique au vivre-ensemble, mais purement et simplement de business. Je me souviendrai toujours de cette phrase prononcée par un chauffeur de taxi haïtien, émouvante car belle et triste à la fois : « Je travaille à New York, mais vis en Haïti ».

Rien de critiquable ici, et ce chauffeur de taxi n’avait rien d’un requin cherchant à tout prix à faire fortune. C’était visiblement un brave homme qui ne comptait pas ses heures de travail et dont l’un des principaux buts dans l’existence était d’aider sa famille restée au pays.

Mais on en revient toujours au même point, c’est-à-dire attachement au credo américain détaillé plus haut et lien d’unité entre les citoyens, plutôt qu’à l’Amérique elle-même. Mais quoi de plus naturel en fin de compte, puisque l’Amérique dans son essence n’est, comme déjà dit, que son credo ?

Et qu’arrive-t-il le jour où ce credo ne fonctionne plus, où, comme c’est maintenant le cas, après avoir pendant si longtemps fédéré autour de la bannière étoilée les différentes communautés, il commence à ne plus signifier grand-chose et à ne plus  parler à grand monde -en effet, dans un pays en crise depuis plusieurs décennies, où l’inégalité atteint des sommets, où les violences policières font partie du quotidien et où la démocratie se fragilise d’année en année, il n’est plus vraiment question de la dignité essentielle de l’individu ni de l’égalité fondamentale de tous les hommes ; quant à l’ascenseur social, il est en panne depuis les années 70 et on a perdu le numéro du dépanneur – ?

Eh bien, chacun se replis sur sa communauté, celles-ci étant de plus en plus diverses et cloisonnées, faisant ainsi de l’Amérique non pas « un village sur la colline » comme a pu le fantasmer en son temps Ronald Reagan, mais un pays où coexistent tant bien que mal des millions d’individualités sourdes les unes aux autres. Un conglomérat de groupes ethniques et sociaux défendant leurs intérêts propres, car n’ayant plus de valeurs communes auxquelles se rattacher.

Alors que peut bien signifier être américain dans une Amérique de plus en plus fragilisée par les séparatismes politiques, ethniques, culturels et religieux, une Amérique où les volontés de fractionnisme, voire même de sécession, de la part de certains territoires et États sont de plus en plus prises au sérieux ; une Amérique qui, traumatisée par les stupides guerres interminables des années 2000, n’est plus capable de respecter les lignes rouges qu’elle a elle-même tracées et qui se refuse dorénavant à envisager la force lorsque les valeurs qui ont toujours été les siennes sont foulées aux pieds devant ses yeux ?

Oui, que signifie être états-unien, comme certains le disent avec une pointe de sarcasme ?

Plus grand-chose, sans doute, pour les habitants de « souche ». Quelque chose de plus ou moins vague pour les nouveaux arrivés. Dans le cadre d’un livre que je prépare pour les éditions Dunod, bouquin centré sur la déliquescence du pouvoir fédéral aux États-Unis et sur celle du pays en général, j’ai réalisé pas mal d’entretiens avec des naturalisés de fraiche date, venus des quatre coins du monde et issus de différentes classes sociales.  À la question pourquoi ont-ils choisi d’immigrer aux States, la plupart d’entre eux m’ont répondu qu’ils étaient venus ici pour des raisons professionnelles et pour les opportunités qu’ils croient encore que le pays peut leur offrir. D’autres m’ont dit être là pour cause de regroupement familial. Deux, seulement, se revendiquent réfugiés politiques et me disent avoir choisi la patrie du bonhomme Richard pour l’étendue des libertés qu’elle offre. Mais même ceux-là rencontreraient des difficultés à m’expliquer ce que signifie pour eux être américain.

Et pour moi, que cela signifie-t-il ? Que signifie vraiment pour moi être devenu citoyen d’un pays que beaucoup prédisent être devenu un État failli d’ici la moitié de ce siècle, si ce n’est avant ?

Au-delà du sentiment étrange de débarquer au moment où la fête s’apprête à finir et si je voulais jouer au poseur, je dirai qu’être américain aujourd’hui c’est possiblement être le dépositaire de ce qui reste d’un rêve, d’une « sublime idée », issu des Lumières. Je dirais que c’est se souvenir au moment où le cycle débuté avec la Renaissance, cycle qui nous a apporté la démocratie et les droits humains, commence à prendre fin, de la flamme qui a animé Lafayette et tenter d’en préserver les toutes dernières lueurs le plus longtemps possible. Car comme Saint-Augustin et les derniers romains ont pu le dire, la nuit tombe sur le monde que nous avons connu et elle risque d’être longue.

Mais pour être tout à fait honnête et « prosaïque », en devenant citoyen des États-Unis je n’ai fait peut-être que me payer mon American Dream de gosse.

« Levez-vous et répétez après moi … », nous avait lancé le maitre de cérémonie le jour de ma naturalisation. « Je déclare, par le présent acte, renoncer et faire abjuration d’obéissance et de fidélité à toute puissance étrangère, prince, potentat, état ou souverain desquels j’ai été le sujet ou le citoyen… »

Alors que je m’apprêtais à répéter ces paroles, il m’a semblé entendre venu du bout de la salle où régnait alors maintenant un froid véritablement polaire … le rire de J.R.

——————————–

Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et «  Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021.

« Les Balkans en 100 questions. Carrefour sous influences » – 4 questions à Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin

Fri, 09/06/2023 - 12:58

L’un historien, l’autre géographe, Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin sont également journalistes et co-rédacteurs en chef du Courrier des Balkans. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage « Les Balkans en 100 questions. Carrefour sous influences » aux éditions Tallandier.

1/ Les Balkans sont-ils toujours une zone d’instabilité stratégique ?

La géopolitique est la grande malédiction des Balkans ! Comme la dynamique de l’élargissement s’est enlisée depuis la fin des années 2000, la politique européenne dans la région s’est réduite au mantra de la stabilité à tout prix, une stabilité a minima, définie comme l’absence de conflits, une « paix négative » au sens où l’entendait Martin Luther King, qui n’est pas porteuse de progrès social et démocratique. Au contraire, les meilleurs garants de cette stabilité sont des « hommes à poignes », les dirigeants autoritaires qui ont mis la région en coupe réglée, comme le Premier ministre albanais Edi Rama et le président serbe Aleksandar Vučić. Ils sont formellement « pro-européens » et tiennent les éléments de langage qui sonnent bien aux oreilles de Bruxelles, Berlin ou Paris, mais transforment leurs pays en fiefs privés qui s’éloignent toujours plus des règles minimales de l’État de droit. Personne n’entretient d’illusions sur la nature de ces régimes, mais on se dit qu’il n’y a pas d’alternative, ou bien que l’émergence d’alternative provoquerait un chaos que tout le monde redoute.

Le Monténégro, dirigé d’une main de fer durant trois décennies par le cupide et autoritaire Milo Đukanović, vient pourtant d’offrir l’exemple d’une alternance démocratique parfaitement pacifique ! Cette politique de soutien aux « stabilocraties » balkaniques, ainsi que certains désignent ces régimes, est une stratégie à courte vue. Très bon tacticien – il a été formé à l’école de Slobodan Milošević – Aleksandar Vučić a parfaitement compris comment jouer des pusillanimités occidentales. Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, il a refusé de s’aligner sur la politique de sanctions européennes contre Moscou, tout en protestant dans le même temps de son engagement européen. Dix-huit mois plus tard, plus personne ne demande à la Serbie de prendre ces sanctions, mais les diplomaties occidentales se livrent même à une véritable danse du ventre devant Aleksandar Vučić, pour éviter que Belgrade ne « dérive » trop du côté de Vladimir Poutine.

Soyons clairs : d’éventuelles sanctions serbes contre la Russie ne changeraient rien au cours de la guerre, et cette victoire tactique d’Aleksandar Vučić ne va pas mener son pays bien loin, mais elle lui permet de gagner du temps, et du temps au pouvoir, pour les autocrates balkaniques, c’est de l’argent. La boucle est bouclée quand on parvient à rester au pouvoir et à s’enrichir au nom de la « stabilité régionale » !

2/ Les pays de la région privilégient-ils le lien avec les États-Unis ou l’Union européenne ?

Après la décennie guerrière des années 1990, les États-Unis se sont largement retirés des Balkans, conservant seulement quelques points d’ancrage, comme la base militaire de Camp Bondsteel, au Kosovo. Leurs priorités étaient ailleurs, et l’Union européenne était appelée à jouer un rôle pilote en Europe du Sud-Est. Or, on assiste depuis l’élection de Joe Biden à un « retour » des États-Unis dans la région, qui est essentiellement une conséquence de l’enlisement du processus d’intégration européenne. Puisque les Européens, de plus en plus divisés, n’ont rien de concret à proposer aux Balkans, Washington revient jouer les gendarmes au nom de la « stabilité » de la région.

Les États-Unis soutiennent par exemple Open Balkans, ce cadre de coopération porté par l’Albanie d’Edi Rama et la Serbie d’Aleksandar Vučić. C’est un marché commun, une zone d’échanges économiques, potentiellement à même de remplacer l’intégration européenne, mais sans les exigences européennes en matière de démocratie et d’État de droit. Open Balkans doit garantir la stabilité géopolitique et permettre la libre circulation des marchandises, mais aussi de la main d’œuvre : ce sont les seules choses qui intéressent les États-Unis, dont beaucoup d’entreprises délocalisent des compétences en ayant recours à de la télé-main-d’œuvre dans des pays comme le Kosovo. Dans cette perspective, un véritable renversement s’est produit par rapport aux années 1990 : Washington considère la Serbie comme la clé de la stabilité régionale et apporte un soutien résolu au régime pourtant de plus en plus autocratique, violent et corrompu du président Vučić !

3/ Quelle est la réalité de l’influence chinoise ?

Durant longtemps, les craintes occidentales se sont focalisées sur la Russie, dont on redoutait la stratégie d’influence et de déstabilisation dans les Balkans, alors même que la réalité des échanges économiques de la région avec Moscou est toujours restée modeste. Plus de 70% des échanges de la Serbie sont réalisés avec l’Union européenne ! Dans le même temps, avec une accélération progressive depuis 2010, la Chine investit dans les Balkans : depuis les ports grecs de Thessalonique et du Pirée, elle développe ses « nouvelles routes de la soie » qui la conduisent au cœur du continent européen. La Chine achète des usines, comme les aciéries de Smederevo en Serbie, des centrales thermiques en Bosnie-Herzégovine ou en Serbie, elle construit des autoroutes, comme au Monténégro, des voies ferrées… Durant longtemps, on a relativisé ces investissements chinois, en arguant que Pékin ne s’occupait que de business, pas de politique. Sauf qu’aujourd’hui, la Chine possède plus de la moitié de la dette extérieure du Monténégro, que Huawei développe des programmes pilotes de reconnaissance faciale à Belgrade… Cette poussée chinoise est bien sûr une conséquence du vide laissé par les Européens, qui n’ont jamais répondu aux attentes d’investissement des Balkans. Si la région avait bénéficié, au sortir des guerres, de l’équivalent d’un plan Marshall piloté par l’Union européenne, la situation serait bien différente, de tous points de vue.

4/ Y a-t-il une réconciliation possible entre le Kosovo et la Serbie ?

La notion de « réconciliation » est complexe. Une réconciliation entre les États du Kosovo et de la Serbie supposerait comme préalable que la Serbie reconnaisse l’indépendance proclamée par son ancienne province en 2008, ce qui n’est pas franchement à l’ordre du jour. Si l’on pense la réconciliation au niveau des peuples, il faut comprendre que cela suppose une multitude d’approches personnelles et différentes, qui sont fonction des expériences et des éventuels traumatismes vécus par les uns et par les autres, et il faut se méfier d’une approche globale qui essentialiserait « les Serbes » et « les Albanais » ou « les Kosovars ». Si l’on considère les jeunes générations, nées après la guerre, c’est surtout l’ignorance mutuelle qui prévaut, nourrissant les méfiances ou les clichés entretenus par les nationalistes d’un bord ou de l’autre. Plutôt que de « réconciliation », peut-être vaut-il mieux parler des conditions permettant la coexistence voire la collaboration. L’Allemagne et la France se sont engagées dans le processus de construction européenne alors que la réconciliation franco-allemande n’était encore qu’un objectif lointain, pas forcément formalisé en tant que tel.

Dans le cas des Balkans, l’intégration européenne a été proposée, depuis le début des années 2000, comme la seule perspective capable de dépasser les rancœurs et les antagonismes. Or, ce processus est en panne. Du coup, les gouvernements des deux pays n’ont guère d’intérêt objectif à jouer des stratégies de rapprochement. Au contraire, ils préfèrent marquer des points politiques en exacerbant les vieilles tensions, notamment dans ce théâtre symbolique de confrontation que constitue la minuscule zone nord du Kosovo : elle ne s’étend guère que sur 1800 km2 et ne concentre que 30.000 des quelques 100.000 Serbes qui vivraient toujours au Kosovo, mais elle connaît des bouffées de violence récurrentes depuis 1999. Un jeune né cette année-là a vu son village se hérisser de barricades quasiment tous les deux ans ! Au vrai, cette rhétorique de la confrontation permanente qu’alimentent les appareils nationalistes de Belgrade comme de Pristina désespère les citoyens qui choisissent bien souvent l’exode comme seule réponse, faute de pouvoir imaginer construire leur vie dans leurs pays. C’est la permanence des discours nationalistes qui alimente cette vague d’exode qui ne cesse de se creuser depuis 2012-2013 et qui vide tous les pays des Balkans !

Retour sur le Sommet de Brasilia : vers une relance de l’intégration sud-américaine ?

Thu, 08/06/2023 - 13:11

Onze chefs d’États sud-américains se sont réunis mardi 30 mai 2023 autour du président Lula à Brasilia, à l’occasion d’un sommet inédit. Première rencontre de ce type depuis 2014, elle se caractérise par la relance du processus d’intégration régionale en Amérique du Sud. Parmi les dirigeants qui ont fait le déplacement, on compte le Vénézuélien Nicolas Maduro, qui a fait acte de présence après avoir passé huit ans sans se rendre au Brésil.

Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine/Caraïbe, revient sur les enjeux de ce sommet dans le cadre de ses “Chroniques de l’Amérique latine”.

Changements climatiques et foyers de conflits dans le monde, quelles interactions et quels risques ?

Wed, 07/06/2023 - 15:17

Visioconférence de restitution de la note prospective et stratégique, « Changements climatiques et foyers de conflits dans le monde » autour de Marine de Guglielmo Weber, chercheuse au sein du programme Climat, Énergie et Sécurité de l’IRIS et François Gemenne, co-directeur de l’Observatoire Défense & Climat. Animée par Julia Tasse, co-directrice de l’Observatoire Défense & Climat, directrice de recherche et responsable du Programme Climat, Énergie et Sécurité à l’IRIS.

Les changements climatiques se sont manifestés avec une virulence particulière au cours de l’année 2022. Sous l’effet de la hausse des températures notamment, les phénomènes météorologiques extrêmes et les catastrophes environnementales se sont multipliés. Bien que l’intensité de ces phénomènes soit soumise à une forte variabilité géographique, tous les États du monde ont pu éprouver les risques que les changements climatiques font peser sur leur stabilité économique, leur souveraineté politique et la sécurité des populations.

Cette visioconférence de restitution permet de comprendre plus précisément les liens entre changements climatiques et conflits. Les chercheurs reviennent sur les impacts des changements climatiques sur les menaces existantes, en traitant différentes zones géographiques les unes après les autres. Cette conférence permet d’aboutir à une vision globale et hiérarchisée des régions et pays du monde les plus susceptibles de connaître une exacerbation de la conflictualité.

Lire la note 

La destruction du barrage de Nova Kakhovka : prélude à un retrait russe ou à une offensive ukrainienne ?

Tue, 06/06/2023 - 19:27

La destruction partielle du barrage de Nova Kakhovka dans la nuit du 5 au 6 juin 2023 par une explosion est un événement significatif de la guerre en Ukraine. Les deux belligérants s’accusent mutuellement sans que des éléments matériels (explosif ou munition utilisés) n’apportent une signature claire. D’autant plus que dans ce cas, comme dans d’autres attaques hors du champ militaire, les signatures peuvent, voire doivent, être contrefaites. C’est la règle des actions de sabotage qui sont d’ailleurs consubstantielles à toute guerre. Cependant toutes les condamnations convergent sur la Russie. Mais comme pour les bombardements de la centrale nucléaire de Zaporijia durant plusieurs mois en 2022, comme pour le sabotage des gazoducs North Stream 1 et 2 pour lesquels des interrogations subsistent toujours, il en est et sera de même pour cet acte de sabotage.

Il est donc utile de se livrer à une appréciation de situation stratégique sur cet événement pour en mesurer les conséquences sur la poursuite de la guerre et ouvrir la réflexion sur les causes.

Le barrage de Nova Kakhovka construit en 1956 permet l’irrigation par le canal de Crimée de toutes les terres situées en aval entre le Dniepr et la Crimée, celle-ci comprise, et l’alimentation électrique (en parallèle de la centrale de Zaporijia) des populations et usines situées sur les mêmes espaces qui sont à ce jour occupés par les Russes. Entre 2014 et 2022, la Crimée annexée par la Russie a été coupée de ses approvisionnements en eau et électricité, créant une situation difficile pour les Criméens, leur industrie et leur agriculture.

À partir de 1985, la vaste réserve d’eau de ce barrage a permis de contribuer au refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijia. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), tout comme le directeur russe de la centrale, assure que les destructions sur le barrage situé 150 km en aval n’ont pas de répercussions sur les capacités de refroidissement de la centrale. Energoatom, opérateur ukrainien, alerte lui sur la « baisse rapide » des eaux du réservoir du barrage y voyant un risque pour la réserve d’eau de la centrale nucléaire.

Dans l’immédiat, les conséquences dramatiques sont l’inondation des villages et villes, dont Kherson. Seize mille personnes seraient en zone critique sur la rive droite selon la présidence ukrainienne et vingt-deux mille sur la rive gauche selon les autorités russes. Ces destructions peuvent entraîner aussi des conséquences sur les alimentations en eau et électricité de l’ensemble des territoires, incluant la Crimée aujourd’hui sous le contrôle russe. Cela pourrait constituer les conséquences les plus importantes et durables de ce sabotage. Dès lors se pose la question des intérêts de chacun des belligérants dans cette opération.

Pour les Russes, conserver en bon état des installations qu’ils avaient mises sur la liste de leurs priorités (conquête dès le 24 février 2022) pour faire vivre les oblasts annexés est vital. L’explication de la tentative de faire monter les eaux du Dniepr pour se protéger d’une attaque à partir de Kherson ne correspond pas à l’analyse de terrain. Les rives du Dniepr en aval de Nova Kakhovka jusqu’à la mer (environ 130 km), marécageuses, ne sont pas du tout propices à un franchissement offensif, sans avoir besoin de les inonder. Voire, s’il était tenté, il offrirait des cibles « comme à l’entrainement » à l’artillerie russe. Quant au pont de Nova Kakhovka, tout comme le pont Antonivsky à Kherson et le pont de Darivka, il a été rendu impraticable par l’armée russe lorsqu’elle s’est retirée de la rive droite en novembre 2022. Il a suffi de miner son tablier qui se trouve à plusieurs mètres au-dessus du barrage lui-même sans porter préjudice aux approvisionnements en eau et électricité.

Il en découle une hypothèse pouvant expliquer une attaque russe.
Incertains de leur capacité de résistance à la contre-offensive ukrainienne, les Russes veulent saboter le potentiel énergétique ukrainien avant d’évacuer les territoires. Politique de « terre brûlée » appliquée en 2014, lorsque, après avoir aidé les milices du Donbass à résister à l’armée ukrainienne, ils avaient déménagé le matériel des usines avant de se retirer.

L’hypothèse pouvant expliquer une attaque ukrainienne s’inscrit en miroir inversé des intérêts russes.

Les territoires annexés par la Russie pourraient être privés d’eau et d’électricité et ainsi fixer l’attention de la Russie sur la résolution de ces problèmes, lui aliéner le soutien des populations et la mettre en difficulté pendant l’offensive en préparation. La coupure des approvisionnements en eau et électricité de la Crimée avait déjà été utilisée entre 2014 et 2022. Enfin, dans les champs politique et médiatique, cette action détériore encore plus l’image de la Russie auprès de la communauté internationale notamment de l’OTAN, et de l’Union européenne, etc., qui dénoncent cet acte qui « démontre une fois de plus la brutalité de la guerre menée par la Russie[1] ». Cette hypothèse s’inscrirait dans la ligne d’action psychologique préparatoire à l’offensive. Ligne d’action qui semble se dérouler depuis quelques semaines, notamment par les actions commandos sur le territoire russe lui-même.

————————————————————————————-

[1] Jens Stoltenberg sur Twitter : ‘The destruction of the Kakhovka dam today puts thousands of civilians at risk and causes severe environmental damage. This is an outrageous act, which demonstrates once again the brutality of #Russia’s war in #Ukraine”. (@jensstoltenberg)

Pages