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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 week 2 days ago

Taïwan : perspectives électorales au regard des relations avec la Chine

Fri, 26/05/2023 - 17:17

Alors que les présidentielles n’auront lieu qu’en janvier 2024 à Taïwan, la campagne électorale a déjà commencé. Trois candidats principaux : le vice-président actuel, Lai Ching-te dit William Lai (Parti démocrate progressiste) ; Hou Yu-ih (Kouomintang), l’actuel maire de Taipei ; et l’ancien maire de Taipei, Ko Wen-je. Comment ces élections vont-elles peser sur les relations inter-détroit ?

Directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Asie-Pacifique, Barthélémy Courmont vous donne régulièrement rendez-vous pour ses « Chroniques asiatiques ».

G7 : pas de rapprochement the West / the Rest

Tue, 23/05/2023 - 11:18

Les membres du G7, en se réunissant à Hiroshima au Japon, avaient deux objectifs. Le premier, réaffirmer solennellement l’engagement et leur soutien à l’Ukraine. Le second, élaborer une stratégie commune face au défi chinois sans trop envenimer leur relation avec Pékin.

Au service de ces deux objectifs, ils avaient une stratégie : associer les pays du « Sud global » pour éviter que le clivage the West versus the Rest, déjà franc, ne s’élargisse encore plus. Ce n’est certes pas la première fois que le G7 invite d’autres États à participer à ses travaux, mais rarement l’objectif a été aussi visible et précis. Ont donc été invités l’Australie, très proche des Occidentaux, mais également le Brésil, les Comores, la Corée du Sud, l’Inde, l’Indonésie, les îles Cook et le Vietnam.

Il y a eu également un invité surprise, Volodymyr Zelensky, venu plaider sa cause, se rendant au Japon par un avion de la République française. Les pays occidentaux, en effet, déplorent que les pays du « Sud global » renvoient peu ou prou dos à dos la Russie et l’Ukraine et ne se montrent pas suffisamment solidaires de la cause ukrainienne.

Si l’objectif était de montrer qu’y compris après 15 mois de conflit, les pays occidentaux continuent de soutenir sans restriction l’Ukraine, il a été atteint. De nouvelles promesses d’aide militaire ont été formulées et Joe Biden a accepté que des pilotes ukrainiens puissent être entraînés sur des avions américains F16.

Mais sur la question ukrainienne, le fossé the West versus the Rest n’a en rien été comblé. Si Volodymyr Zelensky a bien pu avoir un entretien en tête à tête avec le Premier ministre indien Narendra Modi, celui-ci s’est contenté d’un vague engagement d’aide humanitaire. Il n’a pu rencontrer ni le président brésilien ni le président indonésien. Ces deux pays ont certainement pensé que les membres du G7 voulaient leur forcer la main et ils n’ont pas forcément apprécié la démarche. Leur position n’a donc pas changé. Les pays membres du G7 ont fait preuve d’ouverture en voulant associer des grandes démocraties du « Sud global », mais ils ont voulu le faire à leurs conditions et à celle du président ukrainien, sans tenir compte des sensibilités de ces États.

On sait que, s’agissant de la Chine, il y a une divergence d’attitude entre les pays européens et les États-Unis. Ceux-ci voudraient mettre en place une politique d’endiguement à l’égard de Pékin comparable à celle mise en place avec succès du temps de la guerre froide contre l’Union soviétique. Mais il y a un petit changement néanmoins. Il y avait entre l’URSS et les États-Unis deux milliards de dollars d’échanges économiques par an ; ce sont deux milliards par jour désormais entre la Chine et les États-Unis, et les échanges sont aussi très fournis entre l’Europe et la Chine. Un compromis semble avoir été trouvé. On ne parle plus de découpler les économies chinoises et occidentales, mais de se diriger vers une stratégie d’éviter les risques, notamment d’une dépendance trop importante.

Mais dans un passage enfoui à la fin du communiqué final, néanmoins très visible, les Occidentaux, tout en disant qu’ils ne voulaient pas mettre en cause le développement de la Chine, lui ont exprimé un nombre de reproches relativement important sur son attitude en mer de Chine, sur les pressions économiques – l’accusant de coercition – qu’elle peut exercer envers les pays concernés par son projet des « Nouvelles routes de la soie », mais également sur Taiwan, sur les droits de l’homme… Ils lui ont également demandé de faire pression sur la Russie pour parvenir à une paix en Ukraine, sous-entendu aux conditions de l’Ukraine.

Il y a une certaine ironie de la part des pays occidentaux à dénoncer la coercition économique chinoise, au regard de la législation extraterritoriale des États-Unis et la logique des sanctions qu’ils mettent en place assez fréquemment.

Comment ces pays occidentaux auraient-ils réagi si la Chine, après un sommet international, avait formulé des exigences aussi nettes à l’égard de leur politique ? Quoi qu’il en soit, la réaction ne s’est pas fait attendre et le G7 débouche sur une crispation supplémentaire entre les Occidentaux et la Chine.

Les Occidentaux ont montré qu’ils prennent conscience de cette division avec les pays du « Sud global », mais s’ils continuent à penser qu’il suffit de quelques consultations pour que les pays du Sud se rallient à leurs positions, ils se trompent d’époque.

Chili : le nouveau paysage politique après le 7 mai 2023

Tue, 23/05/2023 - 10:26

Le 7 mai 2023, les Chiliens étaient appelés à voter pour désigner de nouveaux élus constituants à la suite de l’échec du précédent processus de référendum du 4 septembre 2022. Ce nouveau processus, approuvé par le parlement chilien avec la loi n°21533 du 13 janvier 2023, prévoit un dispositif plus condensé dans le temps et avec des modalités d’élections et d’organisations bien différentes.

Dans un contexte difficile pour le président Gabriel Boric et après l’échec du dernier processus constituant qui a fait l’objet de nombreuses critiques, cette nouvelle séquence marque l’établissement d’un nouveau rapport de forces dans le champ politique chilien. Le nouveau processus prévoit la mise en place d’un Conseil constitutionnel de 51 membres (50 + 1 pour les peuples autochtones), accompagné d’un comité d’experts composé de 24 parlementaires, chargé entre autres de proposer les premiers éléments d’une réforme constitutionnelle, et d’un comité technique désigné par les parlementaires, composé de 12 juristes chargés de contrôler les propositions de normes qui contreviendraient aux objectifs initiaux fixés par la loi du 13 janvier 2023.

Ce processus est donc marqué par une défiance vis-à-vis des modalités de fonctionnement du précédent, dont le contrôle souverain revenait à la Convention constitutionnelle et surtout sans possibilités pour le Congrès ou l’exécutif d’y intervenir.

Les résultats du 7 mai dernier ont été marqués par une défaite importante du gouvernement Boric, avec une gauche divisée et une extrême droite qui arrive en tête. Le Parti républicain (d’extrême droite) arrive en tête avec 3,5 millions de voix, soit 35% des voix exprimées et obtient 23 sièges sur 51. La coalition gouvernementale, Unidad para Chile, obtient quant à elle 16 sièges avec 28% des voix. La droite traditionnelle, Chile Seguro, obtient 21% des voix et 11 sièges. Viennent ensuite le centre gauche de l’ex-Concertación, sans le Parti socialiste, Todo por Chile, qui n’obtient aucun siège malgré près de 9% des voix et enfin le Partido de la Gente de l’ancien candidat à la présidentielle Franco Parisi qui obtient 5% des voix et aucun siège à la convention constituante.

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S'agissant des sièges pour les peuples autochtones, le nombre attribué dépend du nombre de votants dans les collèges des peuples autochtones répartis proportionnellement parmi les candidats. Plus de 300 000 personnes ont voté dans ce collège, n’octroyant ainsi qu’un seul siège pour les peuples autochtones. Ainsi, au sein de ce Conseil constitutionnel la présence des peuples autochtones n’est que très amoindrie. Alors qu’ils  représentaient près de 10% des sièges dans la précédente Convention constitutionnelle, ils n'en représentent aujourd'hui plus que 2%.

Comme annoncé dans de nombreux sondages ayant précédé l'élection, la droite chilienne gagne du terrain, surfant sur le rejet du président Boric et profitant des débats au sein dans la société chilienne sur l’immigration et  l'insécurité. La droite et l'extrême droite, qui s'étaient prononcées pour le « non » au référendum de 2022 sur l'approbation de la proposition constitutionnelle, ont mobilisé dans ce scrutin 5,5 millions de voix, un score historique et inégalé pour toutes les familles politiques. À titre de comparaison, Gabriel Boric, connu aussi pour avoir été le président le « mieux élu » de l'histoire du Chili, a obtenu 4,6 millions de voix au second tour de la présidentielle de 2021 tandis que pour ce scrutin, qui était obligatoire, sa coalition Unidad para Chile, n'obtient que 2,8 millions de voix, encore moins que le vote du « oui » au référendum de 2022 (4,8 millions de voix).

La gauche chilienne, dans son ensemble, est ainsi clairement en perte de dynamique, tandis que la droite, l'extrême droite, mais aussi le bloc abstention/nuls/blancs progressent nettement et constitue ainsi un autre fait important de cette élection.  De fait, 22% des voix exprimées sont des votes blancs ou nuls, représentant ainsi près de 2,6 millions de voix sur les 12 millions de votants. Le vote étant obligatoire, ce nombre très conséquent de votes blancs et nuls peut être interprété comme la continuité d'une méfiance profonde de la société chilienne envers le système politique, qui s'est jusque-là déjà exprimée aussi bien par la candidature Parisi lors de l'élection présidentielle ou l'irruption d'un bloc d'indépendants (non affiliés à un parti politique) lors de la dernière Convention constitutionnelle. À cela s'ajoute l’abstention, encore présente malgré le vote obligatoire, avec un peu plus 15% du corps électoral qui ne s'est pas déplacé pour ces élections. En tout et pour tout, sur les 15 millions d'inscrits pour ce scrutin obligatoire, seuls 9,8 millions de personnes se sont exprimés pour une des offres politiques de ce scrutin. Ainsi, près de 35 % du corps électoral n'a pas participé à l’élection des élus constituants, se rapprochant des scores d'abstention en période d'élection non obligatoire qui se situent autour des 50%. Malgré le vote obligatoire, le système électoral chilien peine à impliquer les électeurs.

Le référendum pour l'approbation du prochain texte constitutionnel est prévu le 17 décembre 2023, soit six mois après l'installation formelle du nouveau Conseil prévue le 7 juin prochain. Ce délai très court pour mener à bien les débats nécessaires, ses modalités d'organisation, mais aussi les rapports de force en son sein indiquent un fort décalage entre ce nouveau processus d’élaboration d’une nouvelle Constitution pour le Chili et les ambitions de la précédente Convention.  Reste à savoir si la proposition constitutionnelle sera adoptée in fine au référendum de décembre, ce qui n'est pas encore certain dans un contexte de défiance de plus en plus aiguë de la classe politique.

Le cycle politique ouvert par les mobilisations sociales de 2019, qui ont provoqué la mise en place d'une Convention constitutionnelle et une dynamique électorale favorable à la gauche, et plus précisément à la gauche de rupture de Gabriel Boric, semble être en train de se refermer.

La gauche est en position très délicate, prise entre ses divisions idéologiques, gouvernementales et ses fragmentations électorales. Le camp du président Boric mais aussi les autres formations de gauche apparaissent en difficultés pour les prochaines échéances. Les prochaines élections municipales et régionales sont prévues pour 2024 et la présidentielle pour 2025. Ces types de scrutins s’étaient révélés les dernières fois très favorables aux forces de gauche. Mais désormais, le rapport de forces semble très différent. Aujourd’hui, sur les 16 régions qui composent le Chili, seules 3 placent la gauche en tête.

Plus que jamais, le nouveau cycle sur lequel espérait prospérer la gauche chilienne est remis en question.

 

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Cette tribune est publiée dans le cadre de l'Observatoire électoral de l'Amérique latine de l'IRIS, animé par Christophe Ventura, directeur de recherche à l'IRIS.
Pour aller plus loin, (re)visionner la conférence "Chili : retour sur les résultats et les enseignements de l'élection du Conseil constitutionnel" de l'IRIS.

G7 uni, monde divisé

Mon, 22/05/2023 - 17:37

Le sommet du G7 vient de se terminer à Hiroshima au Japon, confirmant et renforçant le sentiment d’une unité occidentale dans le soutien à l’Ukraine, et dans le rappel à l’ordre de la Chine à l’égard de laquelle ils appellent à « dé-risquer » les relations. Si la rencontre est un succès pour l’unité occidentale, elle témoigne toutefois à nouveau d’une incapacité à dialoguer de manière cosntructive avec la Chine et les pays du « Sud Global ». La nouvelle opposition « the West vs. the Rest », pourtant bien prise en compte par le G7 qui avait invité au Sommet des pays comme le Brésil, l’Inde, l’Indonésie ou la Corée du Sud, se retrouve finalement creusée par la tendance du Groupe des sept à vouloir imposer leur agenda au reste du monde. Dans ce contexte, seul le président Zelensky, qui avait finalement fait le voyage au Japon grâce à un avion français, parvient réellement à ses objectifs. Alors, le G7 peut-il continuer d’agir comme s’il pouvait encore diriger seul le monde, au risque de perdre des alliés qui pourraient s’avérer cruciaux ?

Turquie : à propos des séismes qui bouleversent sa scène politique…

Wed, 10/05/2023 - 18:36

Le 6 février dernier, la Turquie a été frappée par deux séismes consécutifs d’une magnitude 7,8 et 7,4 sur l’échelle de Richter dont l’épicentre était situé dans les provinces de Gaziantep et de Kahramanmaraş. Ces séismes ont touché onze provinces dans le sud-est du pays. Plus de 50 000 personnes y ont perdu leur vie, ce qui constitue pour la Turquie la plus grande tragédie contemporaine, après le séisme de 1999 à Gölcük, près d’Istanbul. Or, les deux catastrophes, en plus de leur caractère tragique, partagent des similarités par leur contexte politique, qu’il semble pertinent d’analyser. En effet, le séisme de 1999 avait démontré la capacité d’une catastrophe naturelle – un tremblement de terre – à bouleverser radicalement la scène politique. La conséquence politique, combinée à d’autres facteurs, en avait été l’arrivée au pouvoir d’un seul parti pour la première fois depuis vingt ans et surtout d’un nouveau parti marginalisé jusqu’alors par le système, l’AKP (Adalet ve Kakınma Partisi, Parti de la justice et du développement) de Recep Tayyip Erdoğan.

Un bouleversement aussi important pour le pays et un contexte comparable nous amènent à poser la question suivante : le récent séisme peut-il changer radicalement la scène politique une nouvelle fois à l’occasion des prochaines élections ?

Le séisme de 1999 d’une magnitude de 7,4 avait affecté la zone la plus industrialisée du pays et avait fait plus de 17 000 morts. Cette catastrophe, qui a profondément marqué la mémoire récente de la société turque, a été dévastatrice pour l’image de l’État fort et paternel (Devlet Baba), ainsi que pour la confiance de la population envers le gouvernement de coalition composé à l’époque de trois partis[1]. Les premières 48 heures très critiques de la catastrophe avaient montré l’incapacité des autorités turques à gérer la situation et à porter secours aux milliers de victimes. Les médias avaient accusé ouvertement le personnel politique et avaient révélé la corruption des fonctionnaires qui avaient fermé les yeux sur les violations du code de la construction. Tout ceci s’ajoutait à la période turbulente des années 1990, marquées par des coalitions, une instabilité politique et économique, la révélation de l’État profond avec le scandale de Susurluk[2], la lutte violente contre le terrorisme ainsi que la tutelle constante de l’armée. Le budget nécessaire pour la réparation des dommages matériels était estimé à 10-20 milliards de dollars, soit l’équivalent de 5 à 10% du PIB du pays. L’économie turque, qui était dans une situation déjà fragile, avait alors connu une des plus importantes crises économiques et financières du pays en 2000 et 2001. La lire turque s’était soudainement dépréciée de façon considérable, le chômage était monté en flèche et la population s’était retrouvée appauvrie du jour au lendemain. Des études documentées ont démontré que la piètre performance des gouvernements des années 1990 quant à la prévention d’un séisme avait considérablement influencé le vote dans les élections parlementaires de 2002[3]. Le séisme de 1999 est considéré en effet comme un évènement qui a déclenché des changements irréversibles pour la société et la vie politique turques.

Les élections de 2002 qui ont suivi le séisme ont été marquées par un vote de protestation des électeurs mécontents du manque d’efficacité du gouvernement[4]. Tout d’abord, on peut constater que le taux de participation aux élections de 2002 a reculé, passant à 79,14%, une diminution importante en comparaison des 87,19% de 1999. Les recherches indiquent que cette augmentation de l’abstention était liée à la méfiance envers les responsables politiques, à l’idée que les élections ne produiraient pas un changement important et au fait que les partis précédents n’avaient pas mis en œuvre leurs promesses[5]. Tous les partis qui avaient partagé le pouvoir dans les années 1990 ont ainsi été sanctionnés en recueillant tous moins de 10% des votes. Ils se retrouvaient ainsi en dessous du seuil électoral, dans l’incapacité d’entrer au parlement[6]. Les trois partis formant le gouvernement qui avaient reçu 53,4% en 1999 n’avaient obtenu que 14,7% en 2002. Deux partis seulement avaient réussi à entrer au parlement. Le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du Peuple) avait obtenu 19,38% des votes et le jeune parti AKP qui se présentait « hors du système », « hors de l’establishement » avait obtenu 34,29% des votes pour sa première participation à une élection. Les sondages de 2002 indiquent qu’un tiers des électeurs étaient allés au scrutin à la recherche d’un « nouveau parti »[7]. Effectivement, l’AKP avait séduit les citoyens par son discours affirmant une rupture de la structure et du système politiques. Seulement un quart des votes que l’AKP avait reçu provenait des votes des électeurs de FP (Fazilet Partisi, Parti de la Vertu), le prédécesseur idéologique de l’AKP[8]. Alors que le fondateur et président charismatique du parti, Recep Tayyip Erdoğan, était encore sous le coup de l’interdiction de participer à la politique, il se trouvait dans la position de devenir Premier ministre. Cette interdiction était consécutive à la récitation d’un poème nationaliste[9] par Erdoğan pendant son discours à Siirt en 1997. L’AKP s’était également vu attribuer la majorité absolue des sièges au parlement en raison du système de répartition. Les partis qui avaient dominé le système politique pendant plus d’une décennie, et même certaines figures politiques qui avaient été au pouvoir depuis quatre décennies, étaient effacés de la scène politique turque. Erdoğan pour sa part retrouvait son droit à la participation politique quelques mois après les élections. Il allait s’accrocher à son poste de Premier ministre et par la suite de président pendant deux décennies. Le traumatisme sociétal du séisme, l’approfondissement de la crise économique qui s’ensuivit et la corruption avaient cristallisé un profond malaise au sein de la société. Ce dernier avait profondément affecté le comportement électoral en conduisant les citoyens à s’abstenir ou à voter pour un parti hors du système qui leur promettait que « rien ne serait plus comme avant ».

De nombreuses années sont passées depuis les élections de 2002 et nous avons devant nous une Turquie connaissant des dynamiques similaires comme beaucoup d’observateurs l’ont souligné. Lorsque l’AKP se présentait aux élections en 2002, Erdoğan avait été privé de ses droits. Ceci n’avait fait qu’amplifier sa popularité à travers un discours de victimisation, un outil souvent utilisé vis-à-vis de l’électorat turc. À la veille des prochaines élections, deux figures politiques de l’opposition ont été interdites et menacées : le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, du CHP et l’ancien président du HDP, Selahattin Demirtaş (Halkların Demokratik Partisi, Parti démocratique des peuples).

Quant à l’économie, la Turquie traverse une crise financière et économique profonde depuis 2018. La crise qui pèse extrêmement lourd sur les citoyens est caractérisée par une très forte inflation et une dépréciation importante de la lire turque, un déficit de la balance des paiements qui bat des records et des défauts du paiement. Pendant que le pouvoir d’achat des Turcs a chuté, la corruption des fonctionnaires d’État, qui se révèle dans des modes de vie extravagants, suscite de fortes réactions au sein de la société. La question de la corruption des représentants de l’État a de nouveau émergé après le séisme de février 2023. Comme en 1999, les dommages ont été amplifiés par les constructions illégales et de mauvaise qualité dans les endroits densément urbanisés. La cause est de nouveau soit la corruption soit des liens clientélistes qui ont permis d’ignorer les codes de construction des bâtiments. De plus avec l’AKP, il est devenu habituel d’amnistier les condamnations pour des constructions illégales juste avant les élections. En 2018, notamment, cinq semaines avant les élections présidentielles et législatives, 3 millions de bâtiments qui avaient été construits sans respecter les règles avaient bénéficié d’une amnistie. En 2022, on estime que 7 millions de bâtiments ont joui de l’amnistie de 2018, dont 5,8 millions de logements résidentiels. D’ailleurs, pour les mêmes objectifs électoraux, une nouvelle amnistie a été proposée en 2022 par le BBP (Büyük Birlik Partisi, Parti de la grande unité) qui fait partie de l’Alliance populaire dirigée par l’AKP. Donc les législations antisismiques n’ont été, une nouvelle fois, ni respectées ni contrôlées alors que dans son discours en novembre 2022, le président Erdoğan avait assuré que le pays était prêt pour un éventuel séisme et que les précautions étaient prises pour prévenir les pertes humaines. Or, tout comme le séisme de 1999, le mythe d’un État fort et patriarcal a été fortement remis en question. Durant les premières 48 heures du tremblement de terre en février, l’aide depuis l’AFAD (Afet ve Acil Durum Yönetimi Başkanlığı, la présidence de la gestion des catastrophes et des situations d’urgence) et d’autres agences gouvernementales est arrivée très en retard et s’avéra insuffisante. Pour beaucoup d’analystes, ceci est la conséquence de la centralisation extrême du système qui, depuis 2017, a concentré tous les pouvoirs entre les mains du président. En conséquence, les responsables attendent des ordres explicites d’Erdoğan pour agir.

Il y a vingt-quatre ans, tous ces éléments avaient bouleversé la scène politique turque et produit des conséquences incalculables. Le mécontentement populaire envers l’« established system » dans ces circonstances similaires avait permis à l’AKP, parti dénonçant le système, d’accéder au pouvoir.

Tandis que l’histoire ne se répète jamais de la même façon, il est néanmoins admis dans les sciences sociales que des dynamiques similaires produisent des effets similaires. Or, il est nécessaire de souligner qu’il y a des différences importantes entre les deux périodes, notamment concernant la liberté d’expression, la capacité d’autocritique du gouvernement et la nature du pouvoir que le gouvernement actuel détient. Que peut-on attendre alors ?

La crise économique qui s’est encore aggravée à la suite du séisme de 2023 et la colère au sein de la population contre un gouvernement considéré comme irresponsable et impuissant produiront certainement des effets considérables durant les élections comme cela a été le cas en 2002. Cependant, l’AKP reste un parti au pouvoir assez exceptionnel dans l’histoire politique de la Turquie, ayant détenu la majorité absolue pendant plus de 20 ans. Ceci engage la loyauté d’une partie importante de la population et a permis au gouvernement de l’AKP de pénétrer profondément au sein de l’appareil étatique et de contrôler la majorité des médias. Alors qu’en 1999 les médias avaient critiqué sévèrement et ouvertement le manque d’anticipation et les carences du gouvernement durant le séisme et par la suite durant la crise, il apparaît qu’aujourd’hui une grande partie de la presse est privée de cette liberté. La liberté d’expression et la liberté de la presse en Turquie se sont considérablement dégradées depuis une décennie, phénomène aggravé avec les purges qui ont suivi la tentative de coup d’État en 2016. Récemment, en 2023, le rapport de Reporters sans frontières a classé la Turquie à la 165e place sur 180 pays au niveau de la liberté de la presse (derrière la Russie, l’Afghanistan et le Soudan), un sérieux déclin comparé à sa 98 e place en 2008. L’absence de critiques au sein d’une grande partie des médias dans leur traitement de la catastrophe et des pertes humaines influencera certainement l’opinion publique dans les provinces rurales. De plus, il faut également souligner qu’après le séisme de 1999, les dirigeants avaient fait leur autocritique alors que celle-ci est jusqu’alors totalement absente de la réaction des dirigeants de l’AKP.

Un autre élément que l’on peut attendre à la suite de ce séisme serait un relatif affaiblissement de la polarisation dans la société. La société turque est marquée par une profonde polarisation politique largement utilisée par Erdoğan. La polarisation est une tactique souvent employée par des acteurs autoritaires dans les démocraties, perçues comme un obstacle, pour achever des objectifs politiques et même antidémocratiques[10]. Même si les clivages entre les conservateurs/laïcs et le centre/la périphérie existaient avant l’arrivée d’Erdoğan, ce dernier a refondé les formes d’alignements politiques afin d’aboutir à une polarisation politique encore plus prononcée dans la société. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, en effet, les clivages comme conservateur/laïc, centre/périphérie, mondialiste/nationaliste, riche/pauvre, turc/kurde, sunnite/alévi, ont été renforcés à travers le discours du « vrai peuple conservateur » contre « les élites kémalistes/laïques ». Ceci a permis de mobiliser la partie socio-économiquement modeste, rurale et conservatrice de la population située en Anatolie ou dans les « gecekondu » (bidonvilles) des grandes villes. Un exemple concret de ceci est l’émergence de la dichotomie identitaire, stéréotypique et simpliste du « Turc noir » et du « Turc blanc »[11] au début des années 2000[12] qui s’est infiltrée dans le discours de la « Nouvelle Turquie » vantée par Erdoğan. Or, ce traumatisme collectif auquel la société turque a dû faire face, a impulsé un formidable élan de solidarité qui, couplé au chagrin partagé par tout le pays, pourrait potentiellement amoindrir les discours polarisants d’Erdoğan dans sa campagne électorale.

Finalement, il est fort probable qu’il y ait des votes de protestation durant ces élections, comme en 2002. Le faible nombre d’actualisations des inscriptions électorales de la part des électeurs affectés par le séisme est un signal illustrant ce phénomène. À la suite du séisme, 1,5 million citoyens électeurs ont dû émigrer vers d’autres provinces, mais les dernières données indiquent que seulement 300 000 d’entre eux ont mis à jour leur inscription sur les listes électorales. Avec les électeurs qui sont restés dans la région, il est estimé qu’environ 2 millions d’électeurs ne voteront pas. Sachant qu’à peu près 8 millions d’électeurs dans la région du sud-est ont été directement affectés, il est assez probable qu’il y ait une diminution de la participation comparée aux élections précédentes. Pour préciser, les 11 provinces affectées par le séisme ont presque toutes voté majoritairement pour l’AKP et Erdoğan durant les élections en 2018, et votent habituellement de cette façon. Nous pouvons donc nous attendre à une diminution des votes pour l’AKP et pour Erdoğan des électeurs directement affectés par le séisme. Malgré la participation qui pourrait ainsi diminuer dans la région, le taux de participation général restera fort probablement élevé en raison de l’importance des enjeux.

[1] La coalition politique menée par le DSP (Demokratik Sol Parti, Parti de la gauche démocratique) et composée d’un parti de gauche (DSP) et de deux partis de droite, le MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, Parti d’action nationaliste) et l’ANAP (Anavatan Partisi, Parti de la mère patrie) ont gouverné la Turquie entre mai 1999 et novembre 2002.

[2] Notion désignant l’ensemble des personnes, généralement soutenues par des groupes d’intérêt, dont on suppose que les rôles clés au sein de l’État leur permettent d’influencer discrètement la politique gouvernementale ou de contrecarrer sa mise en œuvre. L’affaire Susurluk (1996) est la révélation des liens étroits entre des hommes politiques, la police et la mafia d’extrême droite à la suite d’un accident de voiture dans la ville de Susurluk.

[3] Akarca, A. T., et Tansel, A., 2008. “Impact of the 1999 Earthquakes and the 2001 Economic Crisis on the Outcome of the 2002 Parliamentary Election in Turkey”.

[4] Un « vote de protestation » désigne un vote qui manifeste le mécontentement de l’électeur à travers le choix d’un parti ou d’un candidat marginalisé qui se distingue du système politique existant ou par un vote d’abstention.

[5] Tokdemir, K., et Karakuş, A., 2020. “1999’dan 2002 Genel Seçimlerine Giden Süreçte Türkiye’de Kritik Yeniden Saflaşma Ve Kritik Seçim Teorisi Üzerine Bir Değerlendirme.” IBAD Sosyal Bilimler Dergisi. https://doi.org/10.21733/ibad.800911

[6] Özel, S., 2003. “After the tsunami”. In Journal of Democracy (Vol. 14, Issue 2, pp. 80–94). Johns Hopkins University Press. https://doi.org/10.1353/jod.2003.0043

[7] Tarhan Erdem, “Seçmen Profili” (Voter profile), Radikal (Istanbul), 6 November 2002, 4.

[8] Esmer, Y., 2002. “Analyse post-électorale,” [en turc], Milliyet (Istanbul), pages 15–19 novembre 2002.

[9] « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques/les mosquées sont nos casernes, les croyants nos soldats/cette armée divine garde ma religion/allahou akbar, allahou akbar. » – Ziya Gökalp

[10] Voir: Somer, M., McCoy, J.L., Luke, R.E., 2021. “Pernicious polarization, autocratization and opposition strategies,” Democratization, 28(5), pp. 929–948. Accessible sur: https://doi.org/10.1080/13510347.2020.1865316..

[11] Apparus suite aux changement sociétaux après 1980, ces termes constituent des étiquettes caricaturales. Le « Turc blanc » est conçu comme occidentalisé, urbain, laïc et éduqué alors que le « Turc Noir » est envisagé comme celui issu de la population anatolienne, religieux, conservateur et moins éduqué (Paksoy, 2018).

[12] Par exemple discours prononcé le 24 juin 2015.

Élection du Conseil constitutionnel au Chili : l’extrême-droite en force

Wed, 10/05/2023 - 14:35

Le 7 mai 2023 s’est tenue au Chili l’élection des membres du Conseil constitutionnel, marquant la victoire de l’extrême-droite. Le Parti républicain de José Antonio Kast a en effet remporté 22 sièges sur 50. Les élus doivent maintenant rédiger une nouvelle constitution afin de remplacer celle en vigueur qui date de la dictature de Pinochet.

Christophe Ventura analyse la situation politique actuelle au Chili Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine/Caraïbe, vous donne régulièrement rendez-vous pour ses “Chroniques de l’Amérique latine”.

📕 Se procurer son ouvrage « Géopolitique de l’Amérique latine« , Eyrolles (2022).

 

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