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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 6 days ago

« Le mirage sahélien » – 4 questions à Remi Carayol

Thu, 23/02/2023 - 12:27

Journaliste indépendant, couvrant l’actualité du Sahel depuis dix ans, Rémi Carayol coordonne le comité éditorial du site d’information Afrique XXI et écrit régulièrement dans Mediapart, Le Monde diplomatique et Orient XXI. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Le mirage sahélien » aux éditions La Découverte.

 

On a trop souvent réduit les groupes djihadistes à des motivations religieuses alors qu’elles sont très diverses… 

On peut même affirmer que les motivations religieuses sont secondaires, du moins en ce qui concerne la plupart des femmes et des hommes (des adolescents aussi) qui rejoignent ces groupes. Certes, le JNIM et l’EIGS, les deux principaux groupes djihadistes sahéliens, sont liés respectivement à Al Qaïda et à l’État islamique. Mais leurs combattants n’épousent pas forcément leur idéologie, et ce n’est d’ailleurs pas sur cet aspect que ces groupes recrutent. Plusieurs études de chercheurs, de think tanks mais aussi d’agences internationales telles que le PNUD l’ont démontré. Pour certains, c’est un moyen de renverser l’ordre établi – celui fixé par les autorités étatiques ou celui qui règne au sein de leur communauté, avec des strates et des hiérarchies quasiment indépassables. Pour d’autres, c’est un moyen de gagner sa vie : ce sont des personnes qui n’ont pas forcément de travail et à qui on promet un peu d’argent. Cela peut être aussi un enjeu de survie dans un contexte de très forte insécurité : pour protéger sa famille, on rejoint un groupe qui pourra nous défendre. Il y a également des trajectoires relevant de la vengeance : certains combattants ont rejoint les rangs djihadistes parce qu’un membre de leur famille avait été tué par l’armée nationale de leur pays ou par une milice.  Et il y a tous ceux, nombreux, qui se sont retrouvés là après un choix irréfléchi ou une mauvaise rencontre. Certains de ceux avec qui j’ai discuté – qui avaient rejoint le JNIM à l’âge de 15-16 ans – l’ont fait parce qu’ils pensaient avoir une opportunité, l’un pour poursuivre des études dans un pays arabe, l’autre pour avoir une chance de rejoindre l’Europe…

Vous évoquez le déclin du Quai d’Orsay et la militarisation de notre politique au Sahel…

J’emploie le terme de « marginalisation ». Celle-ci a été manifeste quelques semaines seulement après le déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013. Très vite, le ministère de la Défense a pris le « lead » sur les questions sahéliennes, au détriment des diplomates, et a imposé son propre agenda : sur le plan militaire bien sûr (en scellant des alliances avec des groupes contre l’avis des diplomates), mais aussi sur le plan politique et diplomatique. Le Quai d’Orsay, puis l’Agence française de développement (AFD), qui centralise l’aide au développement de la France, ont été priés de s’adapter aux priorités de l’armée, et de collaborer avec elle.

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Il y a tout d’abord une forme de logique : quand 5 000 soldats français se battent dans un pays, l’état-major a forcément son mot à dire sur les choix politiques. En l’espace de quelques années, avec l’opération Barkhane qui a succédé à Serval en août 2014, le nombre de bases militaires et de soldats français a quintuplé au Sahel. Dans un tel contexte, où la force prime sur le dialogue, le poids des diplomates ne peut que s’étioler. Il y a aussi le désintérêt du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, pour l’Afrique ; et a contrario le très fort intérêt du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, pour ce continent. Enfin, comme l’explique l’ancien diplomate Laurent Bigot, « les militaires ne font qu’occuper la place laissée vacante par les diplomates ». Il était évident que les coupes budgétaires qui ont affecté le ministère des Affaires étrangères (et tout particulièrement en Afrique) ces dernières années allaient aboutir à une perte de qualité en compétences, et à un assèchement de la prospective. A contrario, les militaires, du fait de leur présence sur le terrain, ont été source d’analyses et de propositions. Des analyses biaisées parfois, voire à côté de la plaque. Mais des analyses qui avaient l’avantage d’offrir des solutions clés en mains aux dirigeants politiques.

Jean-Yves Le Drian et son entourage étaient selon vous persuadés de livrer une guerre de civilisation…

Pour eux, la guerre que mène la France au Sahel est celle du « Bien » contre le « Mal ». C’est donc non seulement une guerre juste, mais en plus une guerre vitale contre un ennemi à « détruire » (c’est le mot d’ordre que François Hollande lance aux militaires en 2013). Si les dirigeants français prennent soin de ne jamais employer l’expression, il s’agit pour eux d’une véritable « guerre de civilisation ». Cette vision néoconservatrice d’inspiration « bushienne » prédomine pendant plusieurs années dans les cabinets de Jean-Yves Le Drian et de Florence Parly. Le problème, quand on voit le monde en noir et en blanc, c’est que les subtilités locales vous échappent. L’exécutif français n’a pas vu – ou n’a pas voulu voir – que les groupes armés qui se battent au Mali, au Burkina et au Niger ne sont pas seulement des appendices du djihad global, qu’ils portent en eux les germes d’une insurrection, et qu’il faudra donc un jour en passer par des discussions d’ordre politique. Cette vision binaire a conduit la France à torpiller toutes les tentatives locales d’ouvrir un dialogue avec les djihadistes.

Le succès des djihadistes est-il surtout dû à l’effondrement des États ?

C’est ce qui leur permet en tout cas de gagner non seulement des combattants, mais aussi des sympathisants, en dépit de la terreur qu’ils inspirent et de leur  gouvernance particulièrement violente, basée sur la menace et la contrainte. Jamais ces groupes n’auraient pu gagner autant de territoires – et ensuite en garder le contrôle -, sans un appui d’une partie des populations. Jamais ils n’auraient pu en chasser les représentants de l’État (militaires, préfets, magistrats…) si ces derniers n’avaient été perçus par nombre de citoyens comme des acteurs de la prédation en cours depuis des décennies. Les succès des djihadistes sont donc essentiellement le fruit des échecs des politiques publiques menées depuis plusieurs décennies, marquées par l’injustice et la corruption. Mais ils sont aussi le résultat de la faillite de la lutte antiterroriste menée par la France et la « communauté internationale » depuis plusieurs années. En voulant à tout prix réduire les djihadistes à de simples « terroristes », on a ignoré la nature politique de leur combat. On ne répond pas à des insurrections par des stratégies antiterroristes.

Guerre en Ukraine, 1 an après : quel bilan géopolitique ?

Wed, 22/02/2023 - 14:50

Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, quel bilan peut-on dresser de cette guerre ? L’IRIS vous propose une série d’analyses en vidéo pour évaluer les conséquences du conflit dans différents secteurs d’activité et aires régionales. Pour ce premier épisode, Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, vous présente cette série de vidéos et revient sur le bilan géopolitique du conflit russo-ukrainien.

 

➡️ CONSULTER LA PLAYLIST « GUERRE RUSSIE-UKRAINE »

 

 

Guerre en Ukraine, 1 an après : les Occidentaux sont-ils devenus la base arrière de Kiev ?

Wed, 22/02/2023 - 14:49

Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, quel bilan peut-on dresser de cette guerre ? L’IRIS vous propose une série d’analyses en vidéo pour évaluer les conséquences du conflit dans différents secteurs d’activité et aires régionales.

Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS, analyse le soutien militaire occidental à l’Ukraine.

 

➡️ CONSULTER LA PLAYLIST « GUERRE RUSSIE-UKRAINE »

Guerre en Ukraine, 1 an après : quelles conséquences économiques ?

Wed, 22/02/2023 - 14:49

Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, quel bilan peut-on dresser de cette guerre ? L’IRIS vous propose une série d’analyses en vidéo pour évaluer les conséquences du conflit dans différents secteurs d’activité et aires régionales. Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS, revient sur les conséquences économique de la guerre en Ukraine.

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Guerre en Ukraine, 1 an après : quelles implications sur les budgets de défense européens et les acquisitions ?

Wed, 22/02/2023 - 14:48

Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, quel bilan peut-on dresser de cette guerre ? L’IRIS vous propose une série d’analyses en vidéo pour évaluer les conséquences du conflit dans différents secteurs d’activité et aires régionales.

Gaspard Schnitzler, chercheur à l’IRIS, revient sur conséquences du conflit ukrainien sur les budgets de défense européens et leur acquisitions.

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Guerre en Ukraine, 1 an après : quels enjeux stratégiques et de communication derrière les transferts d’armes ?

Wed, 22/02/2023 - 14:47

Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, quel bilan peut-on dresser de cette guerre ? L’IRIS vous propose une série d’analyses en vidéo pour évaluer les conséquences du conflit dans différents secteurs d’activité et aires régionales.

Federico Santopinto, directeur de recherche à l’IRIS, revient sur les enjeux stratégiques et de communication en Europe derrière les transferts d’armes.

➡️ CONSULTER LA PLAYLIST « GUERRE RUSSIE-UKRAINE »

Guerre en Ukraine, 1 an après : quelles conséquences sur le secteur énergétique européen ?

Wed, 22/02/2023 - 14:46

Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, quel bilan peut-on dresser de cette guerre ? L’IRIS vous propose une série d’analyses en vidéo pour évaluer les conséquences du conflit dans différents secteurs d’activité et aires régionales.

Sami Ramdani, chercheur à l’IRIS, analyse les conséquences du conflit sur le secteur énergétique européen.

➡️ CONSULTER LA PLAYLIST « GUERRE RUSSIE-UKRAINE »

Guerre en Ukraine, 1 an après : le blé comme arme géopolitique

Wed, 22/02/2023 - 14:45

Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, quel bilan peut-on dresser de cette guerre ? L’IRIS vous propose une série d’analyses en vidéo pour évaluer les conséquences du conflit dans différents secteurs d’activité et aires régionales.

Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS, revient sur l’utilisation du blé et des céréales comme arme géopolitique dans le cadre de ce conflit.

➡️ CONSULTER LA PLAYLIST « GUERRE RUSSIE-UKRAINE »

Union européenne : quelle réponse face au protectionnisme américain ?

Fri, 10/02/2023 - 16:16

Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS, vous donne régulièrement rendez-vous pour ses “Chroniques géoéconomiques”.

À l’occasion de la visite du ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire, et son homologue allemand aux États-Unis, elle revient sur les potentielles réponses européennes à apporter au protectionnisme américain :
– Quelle est actuellement la situation économique mondiale ?
– Que sont partis négocier Bruno Le Maire et son homologue allemand à Washington ce 7 février ?
– Que peut mettre en place l’Union européenne pour faire face au protectionnisme américain ?

➡️ Retrouvez tous les épisodes des « Chroniques géoéconomiques » sur la chaîne YouTube de l’IRIS.

➡️ Pour aller plus loin, retrouvez les notes du programme « Géopolitique et Entreprises » de l’IRIS.

Suite à l’impair de Make Sunsets, le Mexique en tête de la lutte contre la géo-ingénierie solaire ?

Fri, 10/02/2023 - 12:34

En décembre dernier, les opérations de géo-ingénierie solaire menées au Mexique par la start-up américaine Make Sunsets ont été médiatisées, suscitant de vives critiques de la part des milieux scientifiques et des ONG environnementales. Le gouvernement mexicain, qui n’avait pas été consulté au préalable, a immédiatement condamné ces opérations, et annoncé qu’elles seraient interdites sur son territoire. Le point avec Marine de Guglielmo Weber, chercheuse au sein du programme Climat, Énergie et Sécurité de l’IRIS.

En quoi consistent les opérations menées par la start-up Make Sunsets ? 

Il s’agit d’opérations de géo-ingénierie solaire, qui consistent à diffuser des aérosols dans la stratosphère afin de réfléchir une partie du rayonnement solaire entrant. Il s’agit, en d’autres termes, de diminuer la température planétaire par la diffusion de particules réfléchissantes, ce afin de compenser le réchauffement climatique sans toucher à sa cause première, la quantité de dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère. Les recherches scientifiques dans le domaine sont encore très peu avancées. Les projets de géo-ingénierie solaire sont encore, pour la plupart, au stade de la modélisation numérique, et n’ont pas franchi le cap des expérimentations sur le terrain du fait de risques considérés comme trop élevés, et trop mal connus. Des incertitudes pèsent notamment sur les conséquences sanitaires des substances diffusées, sur les conséquences d’une réduction du rayonnement solaire sur la santé des écosystèmes, et sur l’éventuelle irréversibilité d’un déploiement de la géo-ingénierie solaire au regard du risque de « choc de terminaison » : le réchauffement brutal qui résulterait d’un arrêt des déploiements.

C’est la raison pour laquelle le secteur était extrêmement surpris de voir une société commercialiser ces techniques de manière prématurée, ce sous la forme de « crédits de refroidissement » correspondant aux particules libérées dans l’air. En décembre dernier, la start-up américaine Make Sunsets a en effet annoncé avoir procédé à des opérations mineures d’injection d’aérosols dans la stratosphère par lancement de ballons, non pas sur le sol américain, mais au Mexique, sans consultation du gouvernement.

Quelle a été la réaction du gouvernement mexicain ? 

Le 13 janvier, le gouvernement mexicain a réagi publiquement, tout d’abord en notifiant que les injections d’aérosols stratosphériques effectuées par Make Sunsets avaient été effectuées sans aucune autorisation ni consultation préalable. Il a en outre annoncé qu’il allait interdire toute expérimentation de géo-ingénierie solaire sur son territoire, au regard de l’absence d’accords internationaux sur le sujet, et en vertu de la nécessité de protéger les communautés locales et l’environnement. La géo-ingénierie solaire va ainsi faire l’objet d’une action coordonnée entre le ministère mexicain de l’Environnement et des Ressources naturelles, chargé de mettre en place une stratégie pour l’interdiction et/ou l’arrêt des pratiques, et le Conseil national pour la science et de la technologie, qui va étudier la littérature scientifique existante sur les techniques en développement pour en étudier les risques.

Le Mexique est ainsi le premier État à annoncer une interdiction totale et explicite des expériences de géo-ingénierie solaire. Il est, plus globalement, l’un des premiers États à prendre publiquement position sur le sujet, un an après la décision prise, par les États-Unis, d’encourager et de coordonner la recherche en géo-ingénierie sur son territoire.

Quelles sont les conséquences de la prise de position mexicaine ? 

En premier lieu, les opérations de Make Sunsets ont été suspendues jusqu’à nouvel ordre suite à la réaction du Mexique. Cette affaire a plus largement mis en évidence le risque d’un déploiement unilatéral de la géo-ingénierie solaire, ce qui doit inciter les gouvernements à communiquer et à se positionner sur le sujet. C’est en ce sens que le Center for International Environmental Law a salué l’interdiction des expérimentations par le Mexique, et a invité tous les gouvernements à faire de même. Ainsi, l’impair commis par cette société pourrait relancer les discussions internationales sur d’éventuels encadrements et/ou restrictions des recherches sur le sujet, discussions avortées en 2019, lors du refus de la proposition, déposée auprès du programme des Nations unies pour l’environnement par la Suisse et neuf autres pays, d’évaluer les options de géo-ingénierie. Par ailleurs, la réaction du gouvernement mexicain est susceptible d’exercer un effet dissuasif sur d’autres sociétés qui seraient, elles aussi, tentées de profiter du vide juridique qui entoure la géo-ingénierie pour commercialiser de telles techniques.

Le risque d’une intervention sur la stratosphère éprouve enfin le concept de souveraineté étatique, en tant qu’il s’agit d’une intervention sur un bien commun (commons-based geoengineering ou CBG). Les biens communs mondiaux, à l’instar de l’atmosphère et de la haute mer, ne sont que partiellement ou indirectement régis par le droit international, et ne font pas l’objet d’une réelle gouvernance démocratique. Ce point est d’autant plus problématique que toute modification du climat planétaire menace la sécurité nationale et la souveraineté territoriale de tous les États, incapables de protéger leur territoire des actions d’un autre État. Dans le cas précis des lancements de l’entreprise Make Sunsets, la question de la souveraineté étatique est encore plus brûlante, puisqu’il s’agit de technologies aspirant à avoir une portée planétaire, développées par une entreprise américaine, et déployées sur le territoire d’un autre État. La réaction du Mexique révèle ainsi toutes les tensions induites par les liens entre souveraineté étatique et sécurité climatique internationale, et manifeste une volonté de sécuriser un territoire national de plus en plus exposé aux déstabilisations anthropiques et délibérées de l’atmosphère.

« L’armée romaine, première armée moderne » – 4 questions à Nicolas Richoux

Fri, 10/02/2023 - 10:20

Général en deuxième section du corps des officiers généraux et consultant défense sur LCI, Nicolas Richoux répond aux questions de Pascal Boniface autour de son ouvrage « L’armée romaine, première armée moderne », paru aux éditions Pierre de Taillac.

 

Les Romains avaient intégré l’importance du fait urbain dans leurs objectifs stratégiques. Est-ce toujours un facteur décisif ?

Dans l’Antiquité, les villes contribuaient déjà au maillage territorial. Là étaient hébergés les garnisons militaires et les éléments de police chargés du maintien de l’ordre. On y trouvait les bases logistiques pourvoyeuses d’argent, de moyens et de renforts. C’était généralement là que se situaient les organes du pouvoir local ou national. Elles constituaient des symboles visibles de l’autorité de l’État ou du chef. Elles étaient à la fois foyer culturel et religieux, de même que centre économique et donc lieu de concentration de richesses. Elles constituaient en temps de guerre ou de trouble un refuge pour les biens et les personnes. Elles devaient donc être saisies.

Aujourd’hui la ville reste un objectif central des opérations, surtout dans nos civilisations modernes caractérisées par la densité urbaine. Même les facteurs religieux, qui paraissent aujourd’hui moins importants en Occident notamment, peuvent rester des abcès de fixation importants. Aussi, les motifs qui sous-tendent sa saisie restent-ils pérennes, surtout lorsqu’il s’agit d’une capitale. Si elle avait réussi, la prise de Kiev par les forces russes en février/mars 2022, avec la saisie des lieux de pouvoir (palais présidentiel, Parlement, sièges des principaux médias etc.), aurait certainement porté un coup décisif à la résistance ukrainienne. Elle aurait notablement renforcé le prestige de Vladimir Poutine, qui aurait alors été célébré comme réunificateur moderne de la « Russie éternelle » et de l’Orthodoxie.

Un autre de leurs principes était la concentration des efforts, ce que n’a pas fait l’armée russe en Ukraine

La concentration des efforts, premier des principes de Foch, était déjà connue, même de manière empirique, par les Romains. En 70, lors de la campagne de Judée contre les Juifs révoltés, Titus avait établi avec raison que le centre de gravité de sa campagne devait être impérativement Jérusalem, capitale politique, économique, spirituelle de la Judée et siège des insurgés. Il fit donc converger vers la ville les quatre légions dont il disposait, et attaqua en un point précis (rempart ouest) avec trois d’entre elles. Il emporta la ville, mais il lui fallut quand même 139 jours !

En 2022, les Russes, persuadés d’entamer une « promenade militaire » semblable à celle de la conquête de la Crimée en 2014, semblent avoir royalement ignoré ces deux questions centrales du centre de gravité et de la concentration des efforts, pourtant théorisées depuis de nombreuses années et enseignées dans les académies militaires modernes. Ceci les a amenés à attaquer de manière omnidirectionnelle sur toute l’étendue du front, territoire pourtant gigantesque au regard des effectifs engagés notoirement insuffisants. Or, quand on veut être partout, on n’est nulle part. Incapables d’appliquer un quelconque effort ni d’établir un rapport de forces favorable (l’offensive exige un rapport de trois contre un minimum), ils furent petit à petit repoussés de leurs trop nombreux objectifs : Kiev, Kharkiv et Odessa… Un mois après l’invasion, la campagne était d’ores et déjà un échec.

La liberté d’action reste également un principe d’actualité…

La dispersion des efforts produit un effet induit majeur : il force le général à engager toutes ses troupes, sans possibilité de conserver à la main une réserve opérationnelle conséquente. À partir de cet instant, il ne lui est plus possible de faire face aux situations non conformes, ni de varianter ses efforts en fonction de l’évolution de la situation. La perte de l’initiative qui en découle signifie la perte de sa liberté d’action et, dès lors, le général n’impose plus mais il subit.

On le voit nettement en 2022 à la suite des échecs devant Kiev et Kharkiv. Dès avril, les Russes avaient perdu environ la moitié du corps blindé mécanisé engagé en février et ils s’avérèrent dès lors incapables de reformer une réserve convenable, ni de créer les conditions d’une supériorité numérique indiscutable qui leur aurait permis de reprendre l’offensive et de percer. Pire, leur entêtement provoqua une attrition irrémédiable de leur corps de bataille. Ils subirent ensuite assez logiquement la contre-attaque ukrainienne de septembre, en perdant en quelques jours le terrain gagné en plusieurs mois et en subissant de lourdes pertes supplémentaires. La réponse vint avec une mobilisation trop tardive et sans doute trop partielle. À ce jour, les Russes n’ont toujours pas retrouvé la capacité de manœuvre susceptible de restaurer leur liberté d’action et de créer les conditions du succès.

Ils avaient notamment, à l’image de Jules César, insisté sur l’importance de la logistique…

De tous les écrivains antiques, c’est vraisemblablement Jules César qui s’attarde le plus sur la fonction logistique. Dans ses relations de la Guerre des Gaules et de la Guerre civile qui s’ensuivit, il est frappant de voir comment il justifie à de multiples reprises ses choix par la nécessité d’assurer les approvisionnements de son armée. Il insiste sur les nombreuses difficultés et défis logistiques auxquels il doit constamment faire face, décrit leur incidence sur les opérations en cours et n’hésite pas à modifier son plan de campagne le cas échéant. Dans la Guerre des Gaules par exemple, il interrompt la poursuite des Helvètes en marche vers l’ouest (58 avant J.-C.) pour assurer le ravitaillement de son armée qui n’a plus que deux jours de vivres. On le voit par ailleurs réclamer en permanence du blé à ses alliés gaulois. Assurer ses approvisionnements et sécuriser ses lignes logistiques sont de toute évidence pour lui un problème dépassant largement le cadre tactique pour devenir une préoccupation résolument stratégique, surtout quand l’urgence impose son tempo.

En 2022, la certitude d’une campagne courte, liée à des pratiques de corruption bien ancrées dans la société russe expliquent sans doute la faillite logistique russe en début de campagne. « L’opération militaire spéciale », pensée comme courte, misant sur l’écroulement de l’armée ukrainienne et le ralliement spontané de la population, a négligé de mettre en place tout ce qui lui aurait permis de s’inscrire dans la durée. Par ailleurs, aucun des besoins liés à l’économie de guerre, à la réserve ou aux renforts notamment, n’a été véritablement pensé ou mis en place.

Aider l’Ukraine : jusqu’où ?

Thu, 09/02/2023 - 18:15

Volodymyr Zelensky, après son déplacement aux États-Unis il y a quelques semaines, réalise actuellement une tournée européenne entamée à Londres, son principal soutien en Europe, avant de se rendre à Paris et Bruxelles. Partout, il a reçu un accueil chaleureux. A Bruxelles, aussi bien Charles Michel que la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, ont déclaré que Zelensky était ici chez lui, en référence notamment à la candidature de Kiev pour intégrer l’UE. Si le soutien à l’Ukraine est essentiel, elle n’est pour autant pas prête à intégrer l’UE, d’autant que la vision stratégique ukrainienne ne s’aligne pas tout à fait sur les intérêts des membres, notamment occidentaux, de l’Union. L’analyse de Pascal Boniface.

L’Europe et le Brésil : un nouveau départ ?

Thu, 09/02/2023 - 12:30

Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine/Caraïbe, vous donne régulièrement rendez-vous pour ses “Chroniques de l’Amérique latine”.

À l’occasion de la tournée du chancelier allemand Olaf Scholz en Amérique latine (Argentine, Chili et Brésil), et du déplacement de la ministre des Affaires étrangères française, Catherine Colonna, à Brasilia ce 8 février, il revient sur les relations entre les pays de l’Union européenne et le Brésil.

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➡️ Retrouvez tous les épisodes des « Chroniques de l’Amérique latine » sur la chaîne YouTube de l’IRIS.

📽️ « Sommet de la CELAC : retour de l’Amérique latine sur la scène internationale ?« .

📽️ « Discours d’investiture de Lula : des engagements et des défis »

📽️ CLM S6#6 – Christophe Ventura – « Le Brésil et l’Amérique latine face à la guerre en Ukraine« , par pascal Boniface

📄 Les notes du programme « Amérique latine/Caraïbe » de l’IRIS

📕 Pour se procurer son ouvrage « Géopolitique de l’Amérique latine« , Eyrolles (2022)

Tirailleurs : un film sur la Première Guerre mondiale, un dispositif médiatique et de quelques enjeux postcoloniaux de la relation franco-africaine

Wed, 08/02/2023 - 18:55

La sortie au cinéma du film Tirailleurs début janvier 2023 donne l’occasion de revenir sur quelques enjeux de la mémoire coloniale et sur certaines représentations du continent africain en France. Le film, réalisé par Mathieu Vadepied avec Omar Sy en tête d’affiche avait été présenté en avant-première au Festival de Cannes 2022, il était très attendu. À la suite d’une interview de ce dernier dans le journal Le Parisien pour sa promotion, née une polémique dont la presse et une partie de la classe politique française ont le secret. Sy fait une comparaison entre les guerres en Afrique et celle qui se déroule actuellement en Ukraine, en avançant que les Français seraient moins atteints quand ces guerres se déroulent sur le continent africain. Tombereau de réactions indignées et procès en francité.

Omar Sy, né en 1978 d’une mère mauritanienne et d’un père sénégalais, est régulièrement cité dans le classement des personnalités préférées des Français – en décembre 2022, il occupe la troisième place. Il symbolise donc bien la France pour nos concitoyens. Omar Sy est français comme son copain d’enfance avec qui il effectue une partie de sa scolarité, l’ancien footballeur Nicolas Anelka dont les parents sont eux originaires de la Martinique. Il est français comme celui qui a lancé sa carrière, l’humoriste et acteur Jamel Debbouze dont les parents viennent eux du Maroc. Les trois viennent de la même ville de banlieue parisienne, Trappes dans les Yvelines. Ils symbolisent le visage de la France des années 2020, une France dont la part coloniale est partie intégrante de son histoire. Pourtant, régulièrement, le récit de cette histoire dans l’espace public continue à provoquer polémiques et dissensus.

Le contexte contemporain de ce récit colonial s’ancre aujourd’hui dans un temps postcolonial marqué par le retentissement à l’échelle mondiale du mouvement Black Lives Matter. En France cette mémoire des violences coloniales s’est déclinée à travers la « génération Adama », du nom d’Adama Traoré, mort suite à son interpellation par la police. Omar Sy a apporté son soutien à ces deux mobilisations. Tirailleurs est une part de cet héritage. Ainsi, refuser d’interroger cette histoire des perceptions et des pratiques racistes, des institutions publiques ou de l’espace politico-médiatique, c’est finalement se priver d’outils analytiques pour penser les relations franco-africaines, en France, mais aussi sur le continent.

Un mois après sa sortie, avec près d’un million d’entrées, Tirailleurs est un vrai succès populaire. Il y a eu des projections en banlieue parisienne avec les acteurs et le réalisateur qui ont fait salle comble, dont l’une a notamment été organisée notamment par Aïssata Seck, conseillère municipale à Bondy en Seine-Saint-Denis, présidente de l’association pour la mémoire et l’histoire des Tirailleurs sénégalais et ardente défenseuse des droits des anciens combattants africains encore en vie. Ces débats, sur le film comme sur l’hallali dont a été victime Sy, sont attentivement discutés en Afrique francophone. Le film a ainsi été projeté en avant-première à Dakar, en présence d’Omar Sy, et la presse locale s’en est largement fait l’écho. Plus récemment, il a également été diffusé à Ouagadougou suscitant là aussi l’organisation de larges discussions où, si certaines critiques ont pu être adressées concernant le manque de telles ou telles séquences historiques, le film a dans l’ensemble été apprécié. Lors de la promotion du film Tirailleurs, Sy a souvent répété une phrase : « On n’a pas la même mémoire, mais on a la même histoire ». Quelle est cette histoire ?

Histoire des « tirailleurs sénégalais »

L’histoire des tirailleurs sénégalais est une histoire au long cours[1]. Corps d’armée créé en 1857 par Napoléon III, les derniers soldats quittent l’armée française à la fin de la guerre d’Algérie un siècle plus tard. Ils furent majoritairement recrutés en Afrique de l’Ouest, et d’abord au Sénégal, d’où le terme générique « sénégalais » qui s’est imposé. Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, dans le contexte de l’abolition progressive de l’esclavage, la majorité des premiers soldats sont d’anciens captifs rachetés à leurs maitres par les militaires français sous forme d’engagement. Ces hommes participent à la conquête coloniale durant la fin du XIXe siècle et de nouvelles recrues intègrent progressivement l’armée en fonction de l’avancée militaire dans l’intérieur du continent – c’est, à partir des années 1930, au Soudan et en Haute-Volta (soit le Mali et le Burkina Faso actuel) que les tirailleurs vont être majoritairement recrutés.

La Première Guerre fut un moment fondamental dans la mondialisation de l’Afrique de l’Ouest. Ainsi ce sont près de 200 000 soldats qui participent à la Grande Guerre sous les drapeaux français[2]. Les recrutements connurent des séquences distinctes selon les rythmes de la guerre, mais furent majoritairement marqués par des enrôlements contraints[3]. À la fin du conflit, à partir du début de l’année 1918, lors de la mission Diagne, près de 70 000 hommes furent encore incorporés. Blaise Diagne était le premier député noir du Sénégal. Élu en 1914 – au Sénégal, exception française en AOF, les ressortissants des villes de Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis envoyaient un député au Parlement français –, il avait alors été chargé par Clemenceau de procéder à un tel recrutement. Blaise Diagne croyait à une vision assimilatrice de la colonisation française. Pour lui, comme pour de nombreuses élites africaines des quatre communes, la participation des soldats devait être perçue comme un impôt de sang ouvrant la voie à des droits civiques. C’est à partir de la bataille de Verdun, début 1916, que les tirailleurs s’illustrèrent sur les champs de bataille. Pour faciliter les recrutements – l’Afrique étant pensée comme un réservoir quasiment inépuisable de soldats par certains décideurs militaires – toute une série d’avantages comme des primes, des emplois réservés ou encore un accès facilité à la citoyenneté furent promis. Mais dans les faits, à la fin de la guerre, l’administration coloniale fit tout pour préserver le statu quo et peu d’Africains bénéficièrent de ces mesures.

Le tirailleur sénégalais : un soldat inconnu ?

La fin de Tirailleurs suggère que Bakary Diallo – un des protagonistes du film – pourrait être ce soldat inconnu dont la dépouille repose sous l’Arc de Triomphe. En 1920, effectivement, huit dépouilles furent exhumées sur différents champs de bataille et, parmi elles, une fut choisie pour symboliser le sacrifice de tous les soldats de l’armée française. Si le soldat inconnu est peut-être issu d’un régiment de tirailleurs, il serait pourtant hâtif d’écrire que le tirailleur est un soldat inconnu. Au contraire, il y a toute une histoire de cette figure qui s’est inscrite dans les imaginaires français pendant l’époque coloniale, interrogeant la construction et l’épaisseur actuelle de stéréotypes raciaux.

Une des spécificités françaises fut, à la différence des autres puissances coloniales européennes, d’avoir fait venir des troupes africaines sur le vieux continent. Avant la guerre, en 1910, le Lieutenant-Colonel Mangin, il devient général en 1913, écrit le livre La Force noire qui vante les qualités intrinsèques des combattants africains. Il s’inscrivait ici dans un débat essentialisant sur, selon la terminologie de l’époque, les « races martiales ». Mais par ailleurs, dans une Europe où le racisme des opinions publiques était assez largement partagé, l’après-guerre contribua à une redéfinition des stéréotypes raciaux. Au lendemain de la guerre, les troupes coloniales occupèrent l’Ouest de l’Allemagne. Cela donna lieu à une campagne extrêmement virulente et raciste de la presse allemande. Au contraire, pour les autorités françaises les tirailleurs étaient censés personnifier la réussite de la mission civilisatrice française. En métropole la figure du tirailleur comme « grand enfant » remplaça progressivement celle du barbare sauvage et, dès 1915, la maque de chocolat Banania lançait sa célèbre campagne publicitaire représentant un soldat africain tout sourire coiffé d’une chéchia rouge. Le 14 juillet 1919, les tirailleurs défilaient sur les Champs-Élysées dans les années 1920, les autorités érigent des monuments officiels à Reims, Saint-Raphaël, Paris, mais aussi en Afrique comme à Bamako ou Dakar. En 1931, les tirailleurs étaient, pour le public parisien, parmi les « héros » de l’exposition coloniale qui se tenait à Vincennes.

Au-delà de cette instrumentalisation des pouvoirs publics, certains anciens combattants devinrent après la guerre des personnalités publiques. Citons Bakary Diallo – le nom que prend Omar Sy dans Tirailleurs même si curieusement peu de commentateurs du film ont  fait ce rapprochement – qui écrit en 1926 un ouvrage Force-bonté, véritable ode à la France. Si l’on a longtemps cru que cet ouvrage n’avait pu être écrit par ce berger peul, tant il ruisselait d’un sentimentalisme presque obséquieux pour la mère patrie, des recherches récentes semblent avoir démontré le contraire, notamment en restituant Diallo comme un poète dans son environnement initial du Fouta Toro[4]. Autre personnage, en miroir de Diallo, Lamine Senghor, qui n’est pas représenté dans le film, qui s’engagea politiquement, d’abord au Parti communiste français avec lequel il participa au Congrès de La ligue contre l’impérialisme en 1927 à Bruxelles. Puis Senghor créa le Comité de défense de la race nègre, premier parti panafricaniste dans l’espace francophone, en 1927, année où il décède d’une tuberculose qu’il avait contractée sur les champs de bataille suite à des gazages massifs notamment pendant la bataille de Verdun. Ainsi, dans les années 1920 et 1930 le tirailleur n’était plus cette figure monolithique objet des imaginaires occidentaux, mais devint un personnage qui investissait un champ politique franco-africain en pleine constitution.

Les tirailleurs et la Seconde Guerre mondiale

Les tirailleurs prirent part aussi à la Seconde Guerre mondiale, d’abord à la défaite française en 1940 puis à la victoire notamment au sein de la 9e division infanterie coloniale, unité clé du débarquement de Provence à l’été 1944. Comme a pu l’écrire un historien, « la France libre fut Africaine »[5]. Après la guerre, alors que l’armée française procédait à de nombreuses transformations – recrutements basés sur le volontariat et non sur une conscription subie, formations d’officiers – de nombreux Africains furent incorporés, cette fois dans des unités mixtes, et sont envoyés en Indochine puis en Algérie. Au moment des indépendances ce sont les tirailleurs issus de chaque territoire qui constituèrent les ossatures des armées nationales. Si en métropole leurs souvenirs s’estompent, ce ne fut pas le cas partout en Afrique ni même pour les héritiers africains de cette histoire vivant en France.

Il en est ainsi du massacre de Thiaroye évoqué dans une tribune par le journaliste Daniel Schneidermann après qu’Omar Sy l’eut mentionné à plusieurs reprises sur différents plateaux télé lors de la promotion de Tirailleurs – et sur lequel nous avons eu à travailler pour notre thèse[6]. Thiaroye est ce massacre commis par l’armée française le 1er décembre 1944 contre des tirailleurs revenus d’Europe et qui avaient eu le seul tort de réclamer leurs rappels de soldes de captivités ainsi que diverses primes. Ce drame, dont le bilan se chiffre probablement à plusieurs centaines de morts, s’est durablement inscrit dans la mémoire collective sénégalaise. En 2014, le président Hollande après une allocution au cimetière de Thiaroye décida de remettre les archives que la France possède sur ce drame. À ce jour, l’emplacement où furent inhumés les corps des victimes reste inconnu et plusieurs voix se sont récemment élevées, en France et en Afrique de l’Ouest, pour l’organisation de fouilles sur des lieux où furent peut-être creusées des fosses communes.

En 2013, le président Hollande disait pour justifier l’opération Serval, en se référant aux sacrifices des tirailleurs maliens pour les deux guerres mondiales, que la France venait payer son dû au Mali. On peut sourire de cette assertion quand on sait que la majorité des recrutements furent des recrutements contraints. On peut aussi en prendre acte. Quelques jours avant de quitter le palais de l’Élysée, en avril 2017, ce même président Hollande naturalisait 28 anciens combattants résidant en France, souvent dans des foyers en région parisienne. Quelques jours après la sortie de Tirailleurs, en janvier 2023, on apprenait que le minimum vieillesse était enfin accordé aux vétérans africains de l’armée française sans avoir l’obligation de résider au moins six mois en France. La mesure concernerait une quarantaine de personnes. Le processus avait été le même sous Jacques Chirac il y a plus de quinze ans, en 2006, à la sortie du film d’Indigènes où le président avait acté la fin de la cristallisation des pensions – au moment des indépendances, à travers la loi de finances 1959, les diverses pensions d’anciens combattants des ressortissants d’Outre-mer furent gelées et jamais réévaluées contrairement à leurs frères d’armes français.

Si l’on ne peut que se réjouir de cette évolution pour les concernés, il y a aussi quelque chose de problématique à voir cet opportunisme des présidents français, rattrapés qu’ils sont par une actualité internationale ou culturelle, s’intéresser ainsi à l’histoire coloniale dont ils sont pourtant, quelque part, les dépositaires. Ces annonces à grand bruit ne doivent pas faire oublier les situations vécues par une majorité d’anciens combattants en Afrique et qui sont, pour eux et leurs proches, porteuses de ressentiment à l’égard de l’ancienne métropole. En Afrique de l’Ouest, il reste ainsi des milliers d’anciens combattants, principalement des guerres de décolonisation et qui pour beaucoup se plaignent des tracasseries des administrations françaises sur place quant à leurs droits.

Ces débats sur le sort des anciens combattants africains de l’armée française circulent aujourd’hui à une échelle internationale. Les enjeux de perception du passé, portés par une multitude d’histoires individuelles, mis en scène dans des œuvres artistiques ou revendiquées politiquement, forment ce que l’on nomme la mémoire collective. Cette mémoire se confronte à des politiques publiques, qu’elles soient mémorielles, diplomatiques, ou autres – et qui sont aussi une part de cette mémoire collective. Les polémiques stériles sur les déclarations d’Omar Sy suite à la promotion de Tirailleurs stigmatisent toute une partie de la jeunesse issue de l’immigration coloniale, comme elles abîment les rapports franco-africains sur le continent même. Alimentées par des dispositifs médiatiques qui cherchent le « buzz », il s’agit de prendre la mesure du tort que ces polémiques causent.

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[1] Pour une histoire générale des tirailleurs sénégalais, voir Echenberg, Myron, Les tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française (1857-1960). Paris, Karthala, 2009 et Guyon, Anthony. Les tirailleurs sénégalais: de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours. Paris, Perrin, 2022.

[2] Pour une étude plus détaillée sur la Première Guerre mondiale, voir Lunn, Joe, L’odyssée des combattants sénégalais, 1914-1918, Paris, L’Harmattan, 2015 et Michel, Marc. Les Africains et la Grande Guerre : l’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, 2003.

[3] Voir notamment le film d’Ousmane Sembène, Emitaï, Paris, Médiathèque des trois mondes, 2003 [1971]

[4] Voir le beau film réalisé par Frank Guillemain et Mélanie Bourlet, Bakary Diallo, mémoires peules. Paris, CNRS images, 2015.

[5] Jennings, Éric La France libre fut africaine, Paris, Perrin, 2014.

[6] Mourre, Martin, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Voir aussi le documentaire réalisé par François-Xavier Destors et Marie Thomas-Penette, Thiaroye 44.

 

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