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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

Fake you ! En minimisant le bilan de l’ouragan à Porto Rico, Trump s’en prend (aussi) à la science

Mon, 17/09/2018 - 16:41

Par sa dénégation du nombre officiel de décès consécutifs à l’ouragan Maria qui a frappé Porto Rico – un territoire dit « non incorporé » des États-Unis – à l’automne 2017, le président américain a déclenché un nouveau tollé. Selon un nouveau bilan officiel, ce sont 2 975 personnes qui ont péri mais pour Donald Trump, qui a fait plusieurs tweets à ce sujet les 13 et 15 septembre dernier, ce chiffre est très exagéré. En effet, écrit-il, « 3 000 personnes ne sont pas mortes dans les deux ouragans qui ont frappé Porto Rico. Lorsque j’ai quitté l’île, après que la tempête a frappé, ils avaient entre 6 et 18 morts ».

Fox News a soutenu Trump par un tweet, parlant d’inflation du nombre de morts et d’utilisation de la science et des statistiques à des fins de discrédit sur le président.

Mais le speaker (républicain) de la Chambre des représentants, Paul Ryan, ainsi que l’ancien conseiller à la sécurité intérieure à la Maison blanche – qui avait eu en charge la supervision des secours –, Tom Bossert, ont contredit les allégations du président.

Le bilan officiel est passé de 64 à 2 975 morts fin août 2018, une enquête indépendante, demandée par le gouverneur de Porto Rico, Ricardo Rossello, et menée par des chercheurs de l’Université de George Washington, ayant conclu qu’il fallait comptabiliser les décès directement ou indirectement dus à l’ouragan Maria entre la date de son passage, en septembre 2017, et la mi-février. Les chercheurs ont comparé la mortalité pendant cette période à la mortalité habituelle sur l’île et selon eux, elle a augmenté de 22 % entre ces deux dates par rapport à la même période de l’année précédente.

La surmortalité, expliquent-ils dans cette enquête dont la méthodologie est longuement détaillée, est notamment due à l’absence de soins disponibles pour les malades souffrant de pathologies chroniques (impossibilité de faire des dialyses, d’accéder à l’insuline, etc.) ou les accidents de santé (arrêts cardio-respiratoires, etc.). Une autre étude indépendante de chercheurs de Harvard estime pour sa part le nombre de morts à 4 600. Sur le territoire extrêmement défavorisé qu’est Porto Rico, en effet, le retour de l’électricité et des moyens de transports a pris des mois.

Katrina, un « désastre total ». Porto Rico, un « succès incroyable »

Vivement critiqué pour sa mauvaise gestion de la crise à l’époque – les images du président lançant des rouleaux d’essuie-tout aux sinistrés de Porto Rico, par exemple, ayant été interprétées comme une sous-estimation de sa part de la gravité de la situation –, le président des États-Unis a, alors que l’ouragan Florence touche actuellement la côte Est du pays, souhaité démentir ces informations.

Pour Trump, que Maria ait fait plus de morts que Katrina (environ 1 800) qui, en 2005, avait dévasté la Nouvelle-Orléans et dont l’ampleur avait été minimisée par le président George W. Bush à l’époque et jeté sur lui un profond discrédit, est une réalité insupportable.

Trump n’a donc eu de cesse de parler, à propos de lui-même, de « gagnant » et de « succès » pour qualifier son action et celle des secours, surtout ceux pilotés par le niveau fédéral : « Je pense que nous avons fait du très bon boulot », a-t-il dit et il s’est donné la note maximum de 10/10 ou A+ (comme à l’école) pour la gestion des ouragans Maria, ainsi que Harvey au Texas ou encore Irma en Floride. Pour lui, « Porto Rico est un succès incroyable et méconnu ».

Un complot des démocrates et des médias

Pour le président, l’enquête de l’université de George Washington est donc faussée : « si une personne est décédée pour une raison quelconque, comme la vieillesse, ajoutez-la simplement à la liste. Mauvaise politique. J’aime Porto Rico ! » Pire : le chiffre de 3 000 morts aurait été inventé « par les démocrates pour me faire apparaître sous le plus mauvais jour possible lorsque je levais avec succès des milliards de dollars pour aider à reconstruire Porto Rico. » Selon Trump, ce n’est pas de la science, c’est de la « magie » : « le nombre de morts a augmenté par magie. » Une manière de dire que les scientifiques sont des charlatans.

Donald Trump est coutumier des théories conspirationnistes. Il est l’une des personnes à l’origine du complot des birthers qui, dès l’élection de Barack Obama, ont répandu la rumeur que ce dernier n’était pas né sur le sol américain et qu’il était musulman. Le 14 septembre dernier, il a même alimenté une nouvelle fois cette théorie par un tweet où il revient sur les paroles d’Obama qui, en 2008, avait dit avoir fait campagne dans « 57 États » – au lieu de dire « 47 ». Trump fait, comme à l’époque les sites complotistes d’extrême droite, référence aux 57 États de l’Organisation de la coopération islamique. Cela lui permet d’associer les médias (« fake news medias ») à sa critique du bilan officiel du nombre de décès à Porto Rico : en d’autres termes, ils ont défendu Obama mais ils l’attaquent lui.

Le mépris de la science

Ce n’est pas la première fois que Trump manifeste le peu de cas qu’il fait de la science. En s’entourant de climatosceptiques, y compris en leur accordant les plus hautes responsabilités sur les questions d’environnement (tête de l’Environmental Protection Agency, poste de secrétaire, etc.) ; en faisant savoir, le 12 octobre 2017, il y a bientôt un an, que les États-Unis quittaient l’Unesco – ce retrait, qui devrait entrer en vigueur dans les prochains mois, résulte d’une volonté de retrait de la scène internationale sur les questions de développement, de culture, d’éducation, de science – , il cherche à séduire une base électorale qui rejette les élites dans leur ensemble.

Mais il s’efforce aussi de rompre un peu plus avec son prédécesseur, amoureux des livres et diplômé des plus grandes universités, lui qui ne lit pas et qui est décrit par son entourage et un grand nombre d’observateurs comme inculte et s’informant par Fox News et quelques comptes Twitter. Longtemps méprisé, quand il était homme d’affaires, par le New York intellectuel, Trump prend revanche sur revanche.

Trump s’inscrit également dans une tradition, à droite de l’échiquier politique américain, qui se méfie des avancées scientifiques. Libération consacrait récemment un article aux élus conservateurs du congrès de Caroline du Nord qui, par cupidité, ont, en 2012, refusé de prendre en compte les avertissements des scientifiques et autorisé les constructions massives sur les côtes. Poussé par le lobby du BTP, ils ont même imposé aux autorités locales, par voie législative, d’ignorer les conclusions des chercheurs qui parlent d’une montée de eaux pouvant atteindre un mètre d’ici 2100 et pouvant immerger 5000 km2 de terres et de bâtiments. Il en résulte, avec l’ouragan Florence et ceux qui suivront, une perspective désastreuse sur les plans écologique, humain et financier puisque la facture pourrait atteindre plusieurs dizaines de milliards de dollars.

On connaît la « fake science », on connaît aussi la haine de la science. Terreau du climatoscepticisme qui l’assimile à une stratégie de la gauche (d’inspiration européenne) pour combattre l’exploitation des énergies fossiles et le monde des affaires en général, les tentatives de disqualification de la recherche et des chercheurs ne sont pas nouvelles. Outre les lobbies industriels – les dangers du tabac sont surestimés par les socialistes, entendait-on dans les années 1980 –, une partie des libertariens – où l’on retrouve de nombreux mouvements anti-vaccins par exemple -, et de certains courants religieux – la science est vue comme une rivale de la foi et le créationnisme est l’exemple le plus connu – sont toujours en première ligne pour dénigrer le travail et les avancées scientifiques, en particulier dans les universités.

Le 29 mars 2012, Le Monde publiait une interview de la chercheuse américaine Naomie Oreskes. Cette historienne des sciences et professeure à l’université de Californie à San Diego avait cosigné avec Erik M. Conway un ouvrage important sur le climato-scepticisme, paru en français sous le titre Les marchands de doute (Le Pommier, 2012). Oreskes explique notamment que, pour les auto-institués « experts » climatosceptiques, il n’y a pas de consensus sur le sujet (i.e. : de leur point de vue, le réchauffement climatique peut être contesté sur des bases scientifiques), alors que ce n’est pas le cas. Car, comme le rappelle Oreskes, pour qu’il soit véritablement scientifique, un débat doit se tenir selon des procédures (argumentation technique, etc.) et dans des lieux bien précis (revues spécialisées, colloques universitaires…), et être mené par des spécialistes reconnus et évalués par leurs pairs. Rien de tout cela en ce qui concerne la remise en cause du réchauffement climatique.

Les populistes, notamment chez les ultra-conservateurs et les nationalistes, qui misent sur le pouvoir de persuasion des émotions, des affects, de l’irrationnel, ont beaucoup nourri leurs théories conspirationnistes par leur scepticisme envers la science. Et la tendance n’est pas près de s’arrêter.

« La Stratégie humanitaire de la République française 2018-2022 », fruit d’un dialogue avec des ONG ?

Mon, 10/09/2018 - 18:48

La stratégie humanitaire de la République française 2018-2022 mérite de larges commentaires, mais il ne s’agit pas ici d’y contribuer. Seul l’avant-propos, qui évoque notamment le sujet des relations entre l’État français et les ONG, a retenu notre intérêt, confirmé par la parution dhttp://(1) https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/action-humanitaire-d-urgence/strategie-humanitaire-de-la-france-2018-2022/e l’article « Les défis de la nouvelle stratégie humanitaire française« , écrit par Benoît Miribel et d’Alain Boinet, tous deux anciens dirigeants de grandes ONG humanitaires.

A une époque pas si lointaine, les gouvernements ne voyaient pas les ONG comme des actrices fiables de la scène internationale. Parfois même des noms d’oiseau volaient bas entre État et ONG : manipulation, instrumentalisation, ingérence, organisations illégitimes et non démocratiques… Ce temps paraît révolu. En effet, le pouvoir exécutif semble vouloir s’attribuer une part du succès des équipes humanitaires qui porteraient les couleurs de la France. Est-ce la conséquence d’une posture particulièrement coopérative de certaines grandes ONG françaises ou de leurs dirigeants ? Est-ce l’aboutissement d’une histoire singulière faite de proximité, voire de sentiments ?

« Je tiens à leur rendre hommage [aux ONG] pour leur dévouement sans faille. […]   Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères est fier de relever avec les ONG françaises ce défi [la réforme du système humanitaire mondial] aussi ambitieux que nécessaire. Qu’elles soient assurées que la France est et restera à leurs côtés pour protéger la vie et la dignité humaine, et conforter le droit international. » De quel plus bel éloge « sans faille » les humanitaires français pouvaient-ils rêver ? Surtout de la part d’un ministre qui, il y a peu, était celui de La Défense et qui très diplomatiquement évite l’émotion suscitée par des comportements inappropriés sur le terrain de certains humanitaires et les procédures de contrôle déontologique défaillantes de certaines grandes ONG. Il est vrai que les accusations récentes de harcèlement et d’agressions sexuelles ont d’abord touché OXFAM Great Britain. Exprimer publiquement une stratégie d’État est un acte de transparence utile. Reconnaître le travail des ONG est une chose heureuse, mais encenser les ONG dans un document à caractère normatif de l’État en est une autre, rare, qui pourrait donner le sentiment que les ONG sont sorties du champ de la critique qu’elles revendiquent pourtant, en vertu notamment de leur principe d’indépendance.

Cette observation se trouve renforcée par le fait que certains réduisent encore trop souvent le débat sur l’indépendance des ONG face à l’État à la seule analyse technique sur le ratio, l’origine, la diversification et la conditionnalité des fonds publics. À titre de récente illustration, on peut citer un extrait de l’article de Benoît Miribel et Alain Boinet : « Fières de revendiquer leur indépendance d’intervention, la plupart des ONG françaises ne boudent toutefois pas, alors, les financements du gouvernement français s’ils ne sont pas conditionnés et s’ils permettent de respecter les principes humanitaires chers aux ONG. » Pour le moins, il aurait été utile d’approfondir la question suivante : quelles formes les fonds humanitaires d’État non conditionnés peuvent-ils prendre dans un pays qui affirme que « L’action humanitaire est un des piliers de [sa] politique étrangère » ? Dans un univers où la naïveté n’a pas sa place, avons-nous affaire à deux vérités conciliables en raison de l’élasticité des principes et des intérêts ?

En parcourant plus avant l’avant-propos de la stratégie humanitaire de la République française 2018-2022, on pressent, après les embrassades d’un cousinage, une certaine tentation de fusion-absorption. En effet, à lire le document, on pourrait en déduire que l’action humanitaire c’est la France, le « N » d’ONG étant au passage un peu déboité : « La France a contribué de façon décisive à sa définition [l’action humanitaire], aux débats qui l’ont façonnée, à son développement et à son expansion, tant sur le terrain, grâce au rôle pionnier de ses [on notera le possessif] ONG, que dans les enceintes internationales. » Peut-être l’exécutif pense-t-il également, à juste titre, aux effets sur les grandes ONG de la loi 1901, du mécénat et bien sûr des millions de subventions qui soutiennent l’action des associations. Mais, ce faisant, il relativise l’importance des initiatives privées individuelles et collectives, y compris étrangères et les tensions sur le principe d’indépendance des ONG. Sans compter le fait qu’il interprète quelque peu le Bulletin officiel des finances publiques qui dans sa définition de l’humanitaire au regard du mécénat ne lie pas l’humanitaire à la politique des affaires étrangères :  « Présentent un caractère humanitaire les organismes dont l’activité consiste à secourir les personnes qui se trouvent en situation de détresse et de misère, en leur venant en aide pour leurs besoins indispensables et en favorisant leur insertion et leur promotion sociales. »

L’histoire, dans laquelle même l’ONG MSF,  » le cavalier seul » cher à Rony Brauman, est gratifiée malgré notamment son opposition à la politique européenne d’accueil des réfugiés, est polarisée dans la stratégie humanitaire de la République française: « Depuis la négociation des conventions de Genève en 1864, en passant par l’action des « french doctors » au Biafra, l’accueil des boat people vietnamiens et la création d’ONG aussi emblématiques que Médecins sans frontières, Handicap international – respectivement prix Nobel de la paix en 1997 et 1999 -, Action Contre la Faim ou encore Médecins du Monde, la France s’est impliquée dans ce qui est devenu au fil des décennies un domaine à part entière des relations internationales. » Exit Florence Nightingale et Henri Dunant au XIXe siècle, l’Abbé Pierre et son appel de l’hiver 54, Save the Children créée en 1919, OXFAM en 1942, CARE en 1945, les mouvements des citoyens européens au profit de la population en ex-Yougoslavie dès 1991, les ONG du Sud…

La tonalité et le séquençage historique utilisés dans la stratégie humanitaire de la République française peuvent se comprendre s’agissant d’un avant-propos qui tient notamment à saluer le travail des ONG, mais il n’est pas inutile alors de préciser certaines choses. En fixant les conventions de Genève comme point de départ de l’action humanitaire, le document mêle Droit international humanitaire (DIH) et action humanitaire, c’est-à-dire « droit de la guerre » et action humanitaire. Or, ces deux notions ne se confondent pas.  S’agissant des prix Nobel de la Paix, il y a lieu d’indiquer, d’une part, que l’association Handicap international (HI) a reçu le sien en 1997 dans le cadre d’une campagne internationale pour interdire les mines antipersonnel, campagne regroupant plus de 1000 organisations dans 60 pays et, d’autre part, que son président, Philippe Chabasse, s’en prenait à l’époque à l’Hexagone : « La France s’oppose au processus de signature rapide d’un accord d’interdiction totale. » Quant à MSF, son président du conseil international, James Orbinski, avait jugé bon de rappeler en 1999 à Oslo que : « L’action humanitaire prend place lorsque l’action politique a échoué ou est en crise. Nous ne cherchons pas à nous substituer au pouvoir politique, mais avant tout à soulager les souffrances. Cette action doit être libre et indépendante de toute influence politique. Les pouvoirs politiques eux doivent garantir un cadre dans lequel elle puisse être menée. » Enfin, quant au Biafra, berceau en quelque sorte de MSF, il est vrai qu’il était également le lieu d’action de l’État français, mais pour des raisons bien différentes de celles de l’ONG si l’on en croit l’article de Rony Brauman, ancien président de MSF, article intitulé « Biafra-Cambodge : un génocide et une famine fabriqués ».

Dans leur article Benoît Miribel et Alain Boinet montrent le chemin parcouru en 10 ans, chemin dont ils revendiquent une bonne part de paternité. Ils insistent sur le fait que « rien ne bouge sans dialogue ni mobilisation » et appellent à la « responsabilité collective de suivre activement ensemble la question des moyens affectés à cette nouvelle stratégie humanitaire française. » Certes, mais cela ne peut se faire qu’à la condition de veiller, encore et toujours, à la bonne distance entre l’État français et les ONG françaises. Sauf à dire que les deux écosystèmes, État français et grandes ONG humanitaires françaises, se sont découverts un estran complètement dépolitisé.

 

L’intelligence artificielle, un rêve de puissances

Mon, 10/09/2018 - 11:26

« L’intelligence artificielle, un rêve de puissances », tel est le sujet de l’intervention du chercheur Charles Thibout, lors de la récente conférence organisée à l’IRIS intitulée : « GAFA, IA, Big Data : quels enjeux géopolitiques? ». Chronik.fr a décidé de publier cette intervention sous la forme deux textes-volets qui nous éclairent sur un phénomène majeur du XXIe siècle.

La course mondiale à l’IA embrasse un champ d’études extrêmement vaste, mais pour entamer cette discussion, j’aimerais attirer votre attention sur un aspect qui est généralement occulté quand on parle d’intelligence artificielle, d’autant plus d’un point de vue géopolitique et stratégique, et qui pourtant est fondamental. L’intelligence artificielle a en effet ceci de particulier, même si cela ne lui est pas spécifique, qu’elle fonde sa puissance d’attrait auprès d’acteurs de nature et d’importance différentes, sur un ressort essentiellement fantasmatique, voire, si l’on voulait être désagréable, fantasmagorique.

I – L’homme, l’État et la machine

L’intelligence artificielle, du moins ce que l’on réunit communément sous ce terme, n’est finalement qu’un répertoire perfectionné de procédures algorithmiques, de fonctions statistiques alliées à de puissantes capacités de calcul, qui donnent l’illusion de la reproduction de la réflexivité humaine par une machine.

Et ce n’est pas rien, car cette illusion charrie derrière elle une chaîne mythologique considérable de représentations, remontant aux fondements grecs et bibliques de nos cultures occidentales, qui mettent en scène la geste démiurgique du ou des dieux que l’homme parviendrait à imiter pour surmonter son incomplétude, abolir la distance entre la créature et son créateur, et, par suite, réaliser la synthèse primordiale et finale entre le créant et le créé. Bref, hisser l’homme à la place de Dieu ; tuer le père et s’en approprier les attributs.

Mais comme dans le schéma œdipien, le fantasme patricide a un double effet : celui de porter le fils au niveau du père, et de faire de ce fils devenu père la proie d’un nouveau fils, qui cherchera à le tuer et à s’y substituer. D’où cette peur enracinée dans la culture populaire occidentale de la créature échappant à son créateur, depuis le monstre de Frankenstein jusqu’à iRobot, en passant par HAL de 2001 l’Odyssée de l’espace et Skynet de Terminator.

Cette petite digression liminaire pourrait paraître inepte au regard du sujet qui nous occupe ce soir, mais il n’en est rien.

Au-delà du répertoire de techniques, noué autour de l’apprentissage automatique, des réseaux de neurones artificiels, ou encore de la coopération homme-machine, dont on commence tous à comprendre peu ou prou de quoi il s’agit, si l’intelligence artificielle excite tant les convoitises de tous bords, c’est que sa désirabilité s’affranchit, pour une large part, de la raison rationnelle, et qu’elle se déploie bien plus fondamentalement sur un registre passionnel extrêmement primitif.

Preuve en est, les prétentions chinoises à obtenir la maîtrise et le leadership en intelligence artificielle ont une date de naissance : mars 2016, quand AlphaGo, le programme informatique développé par Google Deepmind, triomphe du Coréen Lee Sedol, l’un des meilleurs joueurs de go au monde. Jusqu’alors, les officiels chinois s’y intéressaient, bien entendu, poussés notamment par les géants technologiques nationaux que sont Baidu, Alibaba ou Tencent. Mais c’est avec cette confrontation même que le temps s’est accéléré pour le développement de l’IA en Chine – on parle parfois de « moment Sputnik » : l’armée a multiplié les séminaires et les colloques sur le sujet, Google est en partie revenu dans les bonnes grâces de Pékin, et Xi Jinping déclare fièrement que son livre de chevet porte sur l’IA et le machine learning. Il y a eu là une sorte de choc culturel, dont on ne peut encore mesurer tous les effets.

Presque d’un seul coup, l’IA était parée des atours d’une espérance prométhéenne, très propre d’ailleurs à la Chine contemporaine, qui fait de la modernité occidentale, en particulier américaine et sur son versant technologique avant tout, un horizon d’attente nécessaire pour redonner à la Chine éternelle la place politique, pour ne pas dire cosmique, censée lui revenir de droit, comme un retour à l’ordre naturel des choses.

À ce fantasme chinois répond ce que Stanley Hoffman appelait la « pensée experte » américaine, qui considère que tout problème politique, au sens large du terme, est résoluble par la technique. L’appétence profonde et sincère de la sphère économique et politique américaine pour l’IA ressortit spécifiquement à une logique de puissance : l’IA est conçue comme un outil de multiplication des possibilités humaines et, dans le domaine des relations internationales, comme un instrument de puissance destiné à accroître la suprématie des États-Unis sur le reste du monde. Pris sous un autre angle, plus psychanalytique cette fois, on peut voir dans cet emballement pour l’IA outre-Atlantique une manifestation novatrice de la paranoïa américaine – au sens où l’historien Richard Hofstadter l’entend : c’est-à-dire un délire de persécution collectif, un sentiment de peur obsidionale vis-à-vis d’un environnement international considéré comme hostile, et auquel doit répondre la force pour assurer sa survie.

Vers un budget record de la défense japonaise, la défense antimissiles prioritaire

Fri, 07/09/2018 - 15:46

Le ministère de la défense japonaise souhaite un budget record pour l’an prochain afin d’améliorer de façon significative les capacités de défense du pays, alors que la menace nord-coréenne est toujours perçue avec une grande inquiétude par Tokyo malgré le dialogue renoué entre Pyongyang et Washington.

Le ministère de la défense a indiqué vendredi 31 août qu’il souhaitait une augmentation de 2,1 % du budget militaire à 5 298 milliards de yens (40 milliards d’euros au taux de change actuel ou quelque 48 milliards de dollars), couvrant la période allant du 1er avril 2019 au 31 mars 2020. Ce serait, si le budget est adopté, la septième hausse consécutive annuelle. Le budget militaire reste cependant encore en deçà du plafond fixé en 1976 de 1 % du PIB, remarque Nippon.com. Le « réarmement » japonais demeure encore modéré même si le gouvernement du Premier ministre Shinzo Abe a approuvé en juillet l’option du conseil économique et fiscal de « renforcer de façon substantielle ses capacités de défense ».

Dans son dernier livre annuel sur la défense, le ministère de la défense japonais met, comme depuis plusieurs années, l’accent sur la nécessité de renforcer les défenses antimissiles du fait que la Corée du Nord n’a pas fait d’efforts concrets pour dénucléariser son arsenal malgré sa promesse de le faire. Depuis 2016, Pyonyang a procédé à plusieurs essais nucléaires, dont un sixième en septembre 2017, et a testé plus de 40 missiles, y compris des missiles balistiques intercontinentaux passant au-dessus ou tombant près du Japon. La Corée du Nord a également déployé plusieurs centaines de missiles à plus courte portée capables de frapper l’archipel.

Défenses antimissiles améliorées

La plus grande dépense proposée dans le budget militaire concerne donc la défense antimissile balistique.

Le Japon va acquérir des systèmes d’armes américains qui lui permettront de mieux couvrir son territoire face aux missiles balistiques à haute altitude. Le ministère de la défense demande 235 milliards de yens (environ 1.8 milliards d’euros au taux de change actuel) pour acquérir deux nouvelles stations radar de poursuite de missiles Aegis Ashore, qui sont basées au sol et sont construites par Lockheed Martin Corp.

L’armée japonaise veut également allouer des fonds, d’une part pour acheter des missiles intercepteurs SM-3 Block IIA Raytheon Co. à longue portée, qui sont conçus pour frapper des missiles ennemis dans l’espace, et, d’autre part, des moyens pour améliorer la portée et la précision de ses batteries de missiles PAC-3.

Cela confirme ce que le gouvernement japonais avait déjà annoncé fin juillet 2018, à savoir un investissement de 3,6 milliards d’euros sur les 30 prochaines années pour installer et exploiter le dispositif terrestre américain d’interception de missiles, destiné à parer une éventuelle attaque nord-coréenne.

Le Japon a actuellement un système de défenses antimissiles à deux étages : des intercepteurs sur des destroyers dans la mer du Japon et, en cas de défaillance, des systèmes PAC-3 mobiles pour l’approche finale des missiles ennemis. Techniquement, la configuration actuelle des systèmes antimissiles peut traiter des débris ou des missiles visant le Japon, mais elle est insuffisante face aux missiles à haute altitude ou face à des attaques multiples, selon les experts.

Selon ces experts, des systèmes Aegis basés au sol pourront couvrir l’ensemble du territoire japonais.

« Il faudra environ six ans pour que le système devienne opérationnel, ont déclaré des responsables de la défense. Cela pourrait également prendre plus de temps car le plan fait face à l’opposition de nombreux habitants des sites de déploiement prévus – Akita au nord du Japon et Yamaguchi au sud-ouest. » indique le Asahi Shimbun.

Par ailleurs, le Japon met actuellement à jour ses directives de défense nationale et son programme de défense à moyen terme – des annonces sont prévues pour la fin de l’année -, afin de mieux prendre en compte la menace de la Corée du Nord.

Mercredi 29 août, observe L’Orient Le Jour que « le Premier ministre a lancé les discussions d’un comité consultatif pour les nouvelles directives pour le programme de défense japonais (National Defense Program Guidelines, NDPG), un document de politique générale qui décrit les objectifs de défense du pays pour la prochaine décennie. Les dernières directives datent de 2013 seulement, et le vice-président de ce comité explique à la presse que la raison pour laquelle le gouvernement n’attend pas cinq ans de plus pour en produire de nouvelles est qu’il y a eu « des changements majeurs dans des situations internationales et dans le développement technologique », avant d’affirmer « qu’il n’y a pas d’autre choix que de les réviser maintenant ». Durant ces discussions, il a notamment été question de capacités militaires japonaises concernant le cyberespace et le cosmos, nouveaux domaines dans lesquels M. Abe a jugé « essentiel de conserver des avantages ».

La demande de budget comprend 93 milliards de yens (soit 717 millions d’euros au taux de change actuel) dans le domaine de l’espace et de la cyberdéfense, y compris l’achat de radars de surveillance de l’espace lointain, et la mise en place d’une unité de cyberdéfense.

Menace chinoise

Mais Tokyo s’inquiète aussi de la menace de la Chine qui ne cesse d’accroître son budget militaire, de moderniser ses équipements et d’affirmer ses prétentions sur la mer de Chine, accroissant notamment ses capacités amphibies afin de défendre les îlots et atolls contestés.

Face à la menace aérienne chinoise, le Japon va acquérir de nouveaux avions F-35 et moderniser ses intercepteurs F-15 qui sont plus anciens, notamment en accroissant leurs capacités de guerre électronique et leurs capacités d’emport, y compris de missiles de croisière.

Parmi les grosses acquisitions, on compte donc six chasseurs furtifs F-35 de Lockheed Martin pour 91,6 milliards de yens (soit 704 millions d’euros au taux de change actuel) et deux avions patrouilleur d’alerte aérienne avancée Hawkeye E-2D construits par Northrop Grumman. La Force d’autodéfense maritime (la marine de guerre) veut également des fonds pour construire deux nouveaux destroyers et un sous-marin d’une valeur combinée de 171 milliards de yens (soit 1.3 milliards d’euros au taux de change actuel).

Dans ce contexte, les achats d’armes américaines atteignent un record. Dans la demande de budget, les achats d’armes au Japon dans le cadre du programme de ventes militaires à l’étranger américain augmenteraient de 70 % par rapport à l’année dernière pour atteindre le chiffre record de 692 milliards de yens (soit 5.3 milliards d’euros au taux de change actuel, ou 6,2 milliards de dollars). Outre la volonté de moderniser les équipements militaires des forces japonaises, « les achats de matériel de fabrication américaine pourraient aider Tokyo à atténuer les frictions commerciales avec Washington alors que le président américain Donald Trump incite le Japon à acheter davantage de produits américains, y compris des équipements militaires, tout en menaçant d’imposer des droits de douane aux importations japonaises », remarque le Japan Times.

La dernière demande de budget du ministère de la défense intervient avant une éventuelle rencontre entre le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président américain Donald Trump en septembre, date à laquelle le dirigeant japonais devrait être présent aux Nations Unies à New York.

« Donald Trump va exploiter cette tribune du New York Times »

Fri, 07/09/2018 - 13:27

Le mercredi 5 septembre, le New York Times publiait une tribune inédite dans laquelle un haut responsable de l’administration Trump affirme contrecarrer de l’intérieur « les impulsions » du président. La Maison-Blanche est en émoi et cherche à connaître l’identité de la « taupe ».

La Maison-Blanche a-t-elle déjà connu de telles divisions en son sein sous un autre président ?

Pas que je sache. Il y a évidemment toujours des divergences entre les hauts responsables d’une administration, mais celles-ci ne sont pas rendues publiques comme dans le cas de la tribune publiée dans le New York Times. Il faut néanmoins rester prudent sur l’interprétation qu’on donne à cette dernière : la « résistance » évoquée par le journal provient d’une source anonyme présumée qui travaille à la Maison-Blanche. L’anonymat est ici problématique dans le sens où il est difficile d’établir l’authenticité de la source.

L’article 25 de la Constitution, qui vise à priver le président américain de ses fonctions, pourrait-il s’appliquer ?

C’est une solution peu réaliste. D’abord, cet article 25 est un outil régulièrement invoqué depuis l’élection de Donald Trump. Ensuite, il serait très difficile à mettre en place. Il entraînerait des procédures complexes et nécessiterait des preuves réelles et concrètes que le président est inapte à gouverner. Depuis qu’il est au pouvoir, Donald Trump suscite des interrogations sur sa santé mentale parce qu’il montre peu d’empathie et qu’il change tout le temps d’avis. Mais il faudrait fournir des éléments pour le prouver. L’amendement 25 est un garde-fou qui doit prévenir un président malade ou mentalement atteint de gouverner. Une telle procédure pourrait vite tourner au ridicule si elle est lancée sans preuves solides.

La publication de la tribune dans le New York Times soulève-t-elle des questions juridiques et légales au motif qu’elle mettrait en danger la présidence de Donald Trump ?

Tout dépend de qui en est l’auteur. S’il s’agit d’un conseiller proche de Donald Trump qui a rompu sa confiance en détruisant des documents, alors oui. Mais encore une fois, nous disposons de trop peu d’éléments pour savoir si la sécurité nationale est en jeu. Ce qui est sûr, c’est que Donald Trump va exploiter cette tribune en utilisant tous les éléments de langage qui lui sont propres et en exploitant la théorie du complot : seul contre tous, il est victime une nouvelle fois de l’Establishment de Washington.

C’est à double tranchant pour lui. D’un côté, cela conforte ses soutiens dans la théorie du complot et la dénonciation d’une presse libérale anti-Trump. De l’autre, cette tribune est un argument de plus pour ceux qui le critiquent, car la dénonciation est interne au parti républicain. Cela participe en tout cas à son image de président clivant.

Pour l’instant, on ne peut pas encore miser sur une opposition des leaders républicains à Donald Trump. À deux mois des élections de mi-mandat, les élus républicains qui veulent se maintenir au Congrès et le président sont dans le même bateau. Nous verrons ce qui se passera après les midterms. Quel que soit le résultat, les Républicains pourront se retourner contre lui.

Propos recueillis par Ninon Bulckaert

Brésil : l’émergence, enjeu caché des élections présidentielles et législatives

Fri, 07/09/2018 - 12:13

Un éditorialiste du quotidien de Rio de Janeiro, « Jornal do Brasil », s’étonnait le 31 août, de l’absence de toute référence internationale dans la campagne électorale. La remarque est exacte. Et sans doute injuste pour les candidats en lice, qui bataillent en effet pour leur survie et celle de leurs partis politiques comme jamais dans l’histoire politique et électorale brésilienne. Cette dimension n’a pas échappé au théologien Leonardo Boff qui vient de publier un ouvrage en pleine campagne présidentielle, intitulé, « Brésil, conclure la refondation ou prolonger la dépendance ». Roberto Mangabeira Unger, autre figure de l’intellectualité brésilienne a fait le même diagnostic, dans le même contexte électoral, « Sortir du colonialisme mental, repenser et réorganiser le Brésil ».

Débats d’intellectuels diront le café du commerce ou le café Colombo. Sans doute, mais qui ont l’immense mérite d’éclairer une voie politique pleine d’embûches et de nids de poule, réduisant la visibilité politique. Des parutions d’autant plus importantes que les grandes librairies de Rio de Janeiro comme de São Paulo ont depuis quelques mois pratiquement supprimé de leurs rayons les titres relatifs à la politique internationale. Ces derniers ont été remplacés par des publications relatives au commerce international, au droit en général et à la sociologie. De plus, les ouvrages écrits par des locaux ont également été substitués par des livres importés des États-Unis. Parallèlement, on note une inflation de titres relatifs au développement de l’initiative individuelle, souvent passant par le religieux.

Si du moins on accepte de regarder le Brésil avec un regard critique au sens intellectuel du mot, on ne dira jamais assez que depuis 2016, le pays a brutalement rompu avec les années Lula, caractérisée par la consolidation nationale en interne comme à l’international.

De 2003 à 2016, années des présidences Lula et Rousseff, les gouvernements ont fabriqué du consensus national. Les plus pauvres sont sortis de la misère et de la malnutrition et ont accédé au logement. Ils ont également pu entrer, modestement, mais de façon significative, dans la société de consommation. Mieux, leur dignité a été restituée avec la mise à niveau de l’apport africain dans les programmes scolaires. Le socle national ainsi élargi a donné aux dirigeants brésiliens la capacité de parler plus fort dans les enceintes internationales. Il suffit ici de rappeler le rôle du Brésil dans la reconfiguration de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et ses initiatives en direction des Sud-américains, de l’Afrique et du monde arabe, ainsi que son rôle au sein des BRICS.

De 2003 à 2016, afin de pérenniser son émergence, le Brésil avait décidé de consacrer les revenus tirés du pétrole  » off-shore » de la zone maritime dite « pré-sel » à l’éducation et à la santé. Pour se faire, les différents gouvernements brésiliens se sont appuyés sur des instruments et des entreprises publiques de premier plan tels que Petrobras, Embraer, BNDES, Electrobras. En outre, son armée avait été modernisée, en particulier sa Marine avec la coopération de la France. Une Marine chargée de défendre les richesses maritimes du pays.

En 2016, Dilma Rousseff, la présidente élue, a été destituée pour un crime constitutionnel inexistant, par un parlement dont la moitié des membres, selon l’ONG Transparency international, était et est suspectée de corruption. L’ex-président Lula a fait l’objet d’un acharnement judiciaire rare : détournements de procédures, écoutes de ses conversations téléphoniques avec la présidente Rousseff, condamnation à douze ans de prison sans preuve sinon la délation d’un condamné espérant une remise de peine. Bien qu’ayant fait appel et donc en attente d’un jugement ultime, le Tribunal électoral supérieur lui a interdit, le 31 août, de participer à la votation. Par ailleurs, les débats télévisés entre candidats, organisés avant le 31 août, lui ont été proscrits, anticipant donc la décision de justice d’interdiction. Fernando Haddad, candidat à la vice-présidence a également été privé de participation, n’étant pas candidat à la présidence. Un délateur opportun, le 4 septembre, a permis à la justice de le mettre en examen. Parallèlement, le candidat d’extrême droite, soutenu par les évangélistes et les militaires nostalgiques des années de dictature, est devenu la cible de la justice et des médias. Médias qui par ailleurs, s’efforcent de vendre un discours selon lequel le Parti des Travailleurs (PT), dont font partie Lula et Haddad, sont des rebelles à une justice d’une impartialité absolue.

Ce harcèlement judiciaire et médiatique se comprend mieux quand on regarde qui sont les bénéficiaires de la rupture de 2016. Le gouvernement, de fait, issu du coup d’état parlementaire, et consolidé par l’action d’une partie de la justice et le discours de médias partisans, a immédiatement rompu avec la politique du Brésil émergent. Une politique réformiste visant à l’équilibre budgétaire a été mise  en place. Les budgets sociaux ont été gelés pour 20 ans. Le code du travail a été flexibilisé. Les administrations publiques sont ouvertes à l’externalisation. Les universités publiques ont été invitées à l’austérité. La mémoire du pays a été sacrifiée. Les incendies du musée de la langue portugaise à São Paulo et de l’histoire nationale à Rio de Janeiro sont la métaphore de la rupture de 2016. Les plus pauvres ont, en conséquence, été contraints de revenir à la case départ. Ils peuplent en effet les rues de Rio de Janeiro la nuit, dans l’indifférence des pouvoirs publics. Les favelas n’ont plus de téléphériques les relayant au centre-ville, tous à l’arrêt. 13 millions de Brésiliens sont en chômage absolu. Les organisations spécialisées de l’ONU, de la FAO et de l’UNICEF ont tiré la sonnette d’alarme ; la faim a fait une réapparition brutale. La mortalité infantile est repartie à la hausse et 6 enfants sur 10 vivent sous le seuil de pauvreté. En 2017, le Brésil a connu le niveau de morts violentes le plus élevé du monde – hors pays en guerre – : plus de 60 000, en majorité pauvres, jeunes et noirs, dont 5000 victimes d’exécutions policières.

Toute cela pour quoi ? Le Brésil, signalent les pages économiques des quotidiens du pays, traverse sa période la plus sombre depuis un siècle. La croissance est proche de zéro. Le déficit industriel a été multiplié par 7 en 2017. Le système bancaire, comme les agro-exportateurs, n’ont jamais fait autant de profit, tout comme les grandes entreprises étrangères qui font leurs courses sans entraves. Boeing a pris le contrôle de l’avionneur Embraer. Les champs pétroliers off-shore ont été ouverts aux multinationales du pétrole. Electrobras est en cours de privatisation. La base spatiale d’Alcantara, proche de la Guyane française, pourrait être ouverte aux États-Unis. Tout cela sur fond de leçons démocratiques données aux autorités vénézuéliennes par un président sans légitimité morale, politique ni constitutionnelle.

José Serra, premier ministre des affaires étrangères du président de fait, Michel Temer, faisait l’objet de poursuites pour corruption. Ces dernières ont été suspendues le 28 août par une justice conciliante en raison de son âge, 70 ans. Lula en a 72, et est en tête des intentions de vote, malgré son emprisonnement et son interdiction d’élections. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a signalé sa préoccupation le 17 août. Le président Temer a tiré de ces événements une conclusion cohérente, avec l’esprit de son mandat de fait. Il a donné son accord à l’augmentation de salaire demandée par les juges, +16,3%. Pour autant, en dépit de cette convergence anti PT et anti émergence, le candidat des milieux financiers, Geraldo Alckmin stagne à 8% des intentions de vote.

Le Venezuela peut-il se sortir de la crise ?

Thu, 06/09/2018 - 15:34

Le Venezuela connaît une grave crise économique depuis 2014. Hyperinflation, pénuries, instabilité politique… Face à ces difficultés, des milliers de Vénézuéliens quittent chaque jour le pays. En quatre ans, entre 1,6 et 2,3 millions de personnes ont ainsi choisi l’exil, soit 7 % de la population du pays. Selon l’agence des Nations unies pour les réfugiés, c’est l’un des mouvements de population les plus massifs de l’histoire de l’Amérique latine. Le point sur la situation avec Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS.

Pour quelles raisons la situation vénézuélienne a-t-elle à ce point dérapé ? Quelles sont les raisons de la crise ?

La crise vénézuélienne est multifactorielle. Plusieurs dimensions au départ dissociées se sont progressivement combinées pour atteindre aujourd’hui leur climax. Tout d’abord, il faut se souvenir qu’au Venezuela, la première élection du président Nicolás Maduro en 2013 s’est déroulée dans des conditions particulières puisque non prévues. En effet, à la suite de la mort du président Hugo Chávez (5 mars 2013), Nicolás Maduro devint président de la République par intérim, puis remporta l’élection présidentielle anticipée avec 50,6 % des voix face à Henrique Capriles. Dès le soir même de son élection, une partie de l’opposition ne va pas reconnaître cette victoire et se radicaliser pensant qu’elle peut enfin obtenir la chute du chavisme du fait d’un leadership qu’elle considère affaibli après la mort du Chávez et fragile à la sortie d’un résultat si serré. Ceci va jouer un rôle important dans la suite des événements. Au même moment, l’onde de choc provoquée par la crise mondiale de 2008 frappe l’Amérique latine de plein fouet. Au Venezuela, cela s’est traduit avant toute chose par le fait de faire face très rapidement et sans anticipation à l’effondrement des exportations et des cours du pétrole, dont le pays dépend très largement, et même exclusivement.

Ainsi, d’un côté, nous avons le nouveau cours que prend l’affrontement politique entre le chavisme et l’opposition – les deux courants s’opposent frontalement depuis 1998- avec l’élection que Nicolás Maduro. Et d’un autre côté, nous voyons le Venezuela entrer dans une crise économique qui va devenir sociale et alimenter, pour l’intensifier, la crise politique. L’opposition va voir dans ces difficultés économiques la confirmation de l’affaiblissement politique du gouvernement et la possibilité pour elle d’avancer. Cette période de crise se traduit par l’effondrement des ressources de l’État vénézuélien, notamment celles nécessaires aux financements des programmes sociaux et aux importations des produits de consommation. Cette situation est d’autant plus grave pour le Venezuela, car la population consomme largement plus ce qu’elle importe que ce qu’elle produit. L’Etat va manquer de ressources pour importer. Sur cette situation vont se greffer de multiples phénomènes de spéculation, de sabotages intentionnels et de corruption qui vont produire les séquences de pénuries à partir de 2016. C’est donc ce qui crée la première strate de la crise vénézuélienne.

La seconde strate de cette crise est constituée, dans ce contexte de crise économique que le gouvernement n’inverse pas, par l’intensification de la polarisation politique.  La dynamique d’affrontements s’aiguise entre l’opposition et le gouvernement de Nicolás Maduro dès 2014 et va prendre de multiples formes. L’aile dur au sein de l’opposition va s’imposer et opter, dès 2014 puis à partir de sa victoire aux élections législatives de décembre 2015, pour une « sortie » rapide du président par tous les moyens (politiques, institutionnels, mais aussi insurrectionnels et violents, et en cherchant des appuis extérieurs, notamment auprès des Etats-Unis et des nouveaux gouvernements de droite en Amérique latine). De son côté, Nicolás Maduro va répondre avec tous les moyens – y compris répressifs – du pouvoir d’Etat et va marginaliser l’opposition dans l’appareil d’Etat. En fin de compte, sans résolution politique et institutionnelle de toutes ces tensions accumulées, la situation est passée à un autre niveau, celle des violences politiques. Et ce, sur fond de crises sociale et économique toujours plus dégradées et non réglées.

Il faut aussi ajouter que l’opposition n’a cessé de se diviser pendant cette période entre durs rejetant toute reconnaissance du président et du gouvernement, ainsi que toute possibilité de dialogue, et secteurs prônant la voie légaliste et électorale.  Les violences de 2014 et de 2017 (très médiatisées dans le monde entier) ont largement décrédibilisé l’opposition au sein de la population, qui pouvait tout aussi bien être critique dans le même temps contre le gouvernement. L’opposition est apparue incapable de proposer un leadership unifié, une stratégie en mesure de répondre aux problèmes concrets des Vénézuéliens et un projet autre que celui de l’affrontement. Cette situation explique en partie les victoires électorales du chavisme – qui s’est de son côté remobilisé – dans les mois qui ont suivi.

Désormais, le Venezuela est également soumis aux sanctions financières et commerciales qui lui sont imposées depuis mars 2015 par les Etats-Unis (Barack Obama puis Donald Trump).  Celles-ci pèsent sur la non-résolution des problèmes économiques et sociaux – dont la question migratoire actuelle est une illustration – et politiques- les sanctions renforcent les dynamiques de radicalisation internes – que traverse le pays. C’est donc la troisième strate de la crise vénézuélienne.

Enfin, le dernier développement de cette crise est donc l’enjeu migratoire qui fait aujourd’hui l’actualité médiatique. Cette question n’est en réalité pas nouvelle, puisqu’elle existe depuis 2014. Mais elle a pris aujourd’hui des proportions importantes qui viennent s’ajouter à cette crise vénézuélienne et qui en révèlent la dimension régionale et non plus seulement nationale.

Quelles sont les conséquences régionales de la crise vénézuélienne ? 

La crise vénézuélienne est au cœur des recompositions des alliances régionales, au niveau latino-américain et surtout sud-américain. La situation au Venezuela s’accompagne d’un autre mouvement en Amérique latine : le basculement politique vers des choix d’alternance, plutôt à droite entre 2015 et 2018, mais aussi au centre gauche comme au Mexique. Le centre droit et la droite ont repris le pouvoir depuis 2015 en Argentine (par les urnes), au Brésil sous la forme d’un coup de force parlementaro-judiciaire, et dans d’autres pays sud-américains. Dans tous ces pays, le Venezuela est une question de politique intérieure et anime les clivages lors des campagnes électorales. La crise vénézuélienne cristallise aujourd’hui l’affrontement entre ces nouveaux gouvernements de centre-droit et de droite, et ce qui reste des gouvernements de la vague dite progressiste des années 2000.

Le cas vénézuélien ne trouve aucun consensus dans la région et reconfigure les alliances stratégiques. Les pays de droite ou de centre-droit sont désormais alliés au sein du groupe de Lima, qui rassemble les pays américains opposés au gouvernement de Nicolás Maduro et qui appuient l’opposition vénézuélienne et ses positions (non reconnaissance du gouvernement, qualification de « dictature », etc.). Néanmoins, de l’autre côté, la Bolivie, le Nicaragua et Cuba restent solidaires du Venezuela.

Une issue à la crise vénézuélienne vous semble-t-elle possible ? Quelles pourraient en être les solutions ?

Avant de discuter des solutions, il faut parler des conditions dans lesquelles elles pourraient voir le jour, afin de trouver une réponse d’ensemble cohérente pour le Venezuela. Sans quoi, ce pays pourrait connaître une véritable déflagration qui pourrait prendre la forme soit d’une guerre civile, soit de déstabilisations politiques et sécuritaires sans solutions alternatives et porteuses de conséquences régionales inflammables. Cela passe d’abord par la préservation maximale de ponts et de connexions pour qu’un dialogue minimal perdure entre le gouvernement chaviste et son opposition.

Afin que ce dialogue puisse exister, il est nécessaire que le Venezuela s’émancipe des sanctions imposées par Washington et, secondairement, l’Union européenne, qui, encore une fois, aggravent la situation politique et économique en renforçant les problèmes qu’elles sont censées régler.

Il faut aussi qu’un tel dialogue, comme tout dialogue de ce type, soit perçu comme porteur de plus d’intérêts pour les acteurs que la situation actuelle en termes de perspectives, de sécurité et de garanties politiques et juridiques, etc.

Ainsi, les conditions pour des solutions possibles sont de deux ordres. Tout d’abord, la résolution des problèmes économiques. Il faut que ce pays puisse recouvrir le chemin de la stabilité. Et sur le plan politique, il doit être libéré des interférences extérieures et miser sur la consultation du peuple.

« Le retour des populismes » – 3 questions à Dominique Vidal

Thu, 06/09/2018 - 11:33

Dominique Vidal, journaliste et historien, dirige avec Bertrand Badie, expert en relations internationales, professeur des universités à Sciences Po, « L’État du monde ». Il répond à mes questions à l’occasion de la parution du nouvel ouvrage, « Le retour des populismes », aux éditions La Découverte.

Pour cette édition de L’État du monde 2019, vous avez opté pour le thème : « Le retour des populismes ». Comment définissez-vous ce concept, qui n’a pas le même sens partout ?

Commençons par le commencement : le populisme est devenu une des tendances majeures du monde contemporain. Coup sur coup, nous avons vécu la victoire-surprise du Brexit, puis l’élection de Donald Trump et le tremblement de terre italien. En Hongrie, le Fidesz et Jobbik ont totalisé plus de 68 % des voix, renforçant ainsi l’« arc populiste » Budapest-Varsovie-Bratislava, rejoint l’an dernier par la République tchèque. Sans oublier l’Autriche, où le FPÖ fondé par Jorg Haider participe au gouvernement et a même failli décrocher la présidence.

Les résultats cumulés des populistes de droite et des extrêmes droites dépassent 10 % des voix dans quinze pays européens et 20 % dans huit pays, avec, outre la Hongrie, des records en Suisse (29 %) et en République tchèque (40 %). Et le populisme ne progresse pas qu’en Occident : il suffit, pour s’en convaincre, de citer Poutine, Erdogan, Dutertre, Modi, Sissi, Kagame…

Cet inventaire à la Prévert, en bien plus triste, l’indique : le terme « populisme » se comprend mieux au pluriel qu’au singulier. Selon les périodes historiques durant lesquelles il apparaît, des narodniki du XIXe siècle au nazisme des années 1930-1940 et au nassérisme des années 1950-1960, selon qu’il se développe au Nord ou au Sud, selon qu’il est de droite ou de gauche, il présente des caractéristiques sensiblement différentes.

Mais, ces spécificités n’empêchent pas certains points communs. Ainsi le culte du chef, dont le mouvement porte même souvent le nom, du péronisme au lepénisme. De même la prétention de dépasser le clivage gauche/droite. N’oublions pas aussi l’exaltation du peuple et de la nation, menacés ou humiliés par les élites mondialisées, au point de constituer de nouveaux « ethno-nationalismes ». Tous ou presque partagent en outre un certain mépris de la démocratie, dont Benedetto Croce disait : « C’est le néant ! C’est le troupeau conduisant le berger, c’est le monde renversé, c’est le désordre, l’inanité et l’imbécillité organisée. » Autre trait commun : une religion de la souveraineté, face aux organismes supranationaux, Union européenne (UE) en tête.

Bref, le populisme représente moins une doctrine cohérente qu’un ensemble de discours et de pratiques politiques.

Les exemples nationaux que vous citez sont nombreux et impressionnants. Quelles sont les origines et causes de ces puissantes vagues ?

Ce qui unit ces discours et ces pratiques, c’est avant tout un contexte. Leur terreau, c’est notamment la quintuple crise dont nombre de pays et de peuples font les frais :

  • D’abord, la crise économique et sociale, dont l’explosion des inégalités constitue la première conséquence : un rapport d’Oxfam indique qu’en 2017 82 % de la richesse a profité au 1 % le plus riche ! Cette relative paupérisation alimente les mouvements populistes qui prétendent défendre les « petits » contre les « gros ». Non sans succès : comme le Rassemblement national en France, ces partis arrivent en général en tête dans l’électorat populaire ;
  • ensuite, la crise d’identité. Car le chômage, la paupérisation, la mise à la retraite forcée provoquent un ébranlement moral, qui vient s’ajouter au flottement de toutes les valeurs traditionnelles, qu’exploitent les populistes ;
  • la troisième est la crise de souveraineté d’États dépossédés de leurs prérogatives au profit des structures supranationales. D’où la tentation d’un repli sur l’État-nation, considéré comme une forteresse. Nombre de populistes prônent une sortie de l’euro, voire de l’UE. Certains glissent vers la xénophobie, parfois le racisme, l’antisémitisme et bien sûr l’islamophobie ;
  • la quatrième tient à la défiance vis-à-vis des institutions démocratiques, accusées de trahir le peuple au profit du grand capital mondialisé. Un récent sondage montre que les Français accordent, dans l’ordre, leur confiance aux PME[1] (80 %), aux maires (68 %), aux grandes entreprises (40 %), à l’UE (36 %), aux syndicats (34 %), à la présidence de la République (34 %), aux médias (30 %), aux députés (26 %) et… aux partis politiques (10 %) ! Ce désamour peut déboucher sur le pire ;
  • mais la cinquième crise, sans doute la plus importante, est celle des alternatives. Partout où ces partis ont connu un essor rapide, c’est en l’absence d’alternatives crédibles, de droite comme de gauche. Concernant ces dernières, la disparition de l’URSS a joué un rôle majeur. Je fais partie de ceux qui croyaient que la faillite du « socialisme réellement existant » lèverait l’hypothèque que le stalinisme avait longtemps fait peser sur la perspective même d’un autre socialisme. Il n’en a rien été. Et c’est un atout décisif des populistes, notamment en Europe.

Comment lutter efficacement contre ce phénomène ?

Le combat contre les populismes suppose évidemment une lutte contre leurs différentes thèses, et a fortiori contre leur mise en œuvre lorsque leurs tenants arrivent au pouvoir. Il ne s’agit évidemment pas là d’une bataille sur le seul plan moral. Ce qui sera capital, c’est la capacité à proposer des solutions différentes et cohérentes, mieux à même de répondre aux nouvelles attentes populaires dans tous les domaines.

Au-delà, la question décisive est celle de la reconstruction d’alternatives crédibles, aux plans national, mais aussi européen et, à certains égards, mondial. Ce changement radical de perspective est seul de nature à faire refluer les illusions populistes.

Car c’est dans l’absence d’alternative qu’elles s’enracinent. Si les Le Pen n’ont cessé de progresser, n’est-ce pas du fait des échecs de la droite et de la gauche françaises dans le cadre de politiques similaires ? Si le Mouvement des Cinq étoiles et la Ligue ont rassemblé la majorité des suffrages exprimés, n’est-ce pas en raison de l’épuisement des coalitions incarnées par Silvio Berlusconi et Matteo Renzi ? Si Viktor Orban, Jaroslaw Kaczynski, Andrej Babis et Peter Pellegrini dominent le groupe dit « de Visegrad », n’est-ce pas parce que le communisme, puis le postcommunisme ont trahi successivement leurs promesses dans leurs pays ?

C’est ce cercle vicieux qu’il convient de rompre en rouvrant une perspective.

[1] Petites et moyennes entreprises.

Les femmes en quête d’égalité sur les terrains

Wed, 05/09/2018 - 17:38

Norvège, États-Unis, Danemark, Nigeria, Irlande, Australie, etc. La liste est longue… Depuis 2015, ces équipes nationales féminines de football dénoncent leurs conditions de travail et se mobilisent pour être mieux considérées par leurs fédérations. Les principales revendications concernent les salaires, les conditions d’entrainement, le traitement médiatique spécifique au sport féminin mais, plus globalement, les joueuses condamnent la différence de traitement de la part des fédérations entre les équipes masculines et féminines.

Le mouvement a réellement pris de l’ampleur à partir de 2016, avec la mobilisation des joueuses américaines et la plainte que cinq d’entre elles ont déposée contre l’US Soccer, leur fédération, pour discrimination salariale[1]. Leur mobilisation a eu un écho retentissant, car il s’agit de l’équipe la plus titrée en Coupe du Monde (1991, 1999, 2015), ainsi qu’aux Jeux olympiques (1996, 2004, 2008, 2012). De plus, les recettes de billetterie qu’elles génèrent rapportent plus d’argent à la fédération américaine que celles des hommes : 5 millions de dollars de gain pour les femmes contre 1 million de perte pour les hommes, selon les joueuses[2]. Et pourtant, les salaires sont loin d’être égaux. Selon un article du New York Times, alors que les joueuses de l’équipe féminine nationale reçoivent un bonus de 1 350$ en cas de victoire (et aucun bonus en cas de défaite), les joueurs, eux, perçoivent 5 000$ pour une défaite en match amical et jusqu’à 17 625$ en cas de succès contre une grande équipe [3].

Face à autant d’injustice, les Américaines ont décidé de se mobiliser, de dénoncer les choix de la fédération et de négocier à la hausse leurs salaires et leurs conditions de travail. Elles n’ont pas fait le choix de la grève comme les Danoises ou les Australiennes, ou du sit-in comme les Nigérianes, mais ont mis en place une démarche inscrite dans la durée. Elles ont fait de cette revendication un combat du quotidien : négociant dans l’avion, à l’hôtel, par SMS, par mail avec la fédération américaine. Mais surtout, elles ont cherché à définir clairement leurs priorités, en discutant entre elles et organisant des sondages anonymes, pour être sûres de présenter des revendications communes face à leur fédération. En d’autres termes, cette démarche a été celle d’un groupe, d’une équipe. Cette méthode a été payante : un accord valable jusqu’en 2021 a été signé avec leur fédération après plusieurs mois de négociations, dont les joueuses semblent satisfaites.

Par leur travail et leur engagement, les joueuses américaines sont devenues une source de motivation et d’inspiration pour les autres équipes et, plus généralement, pour les athlètes féminines. Elles ont notamment été contactées par les joueuses canadiennes de l’équipe nationale de football, par l’équipe américaine de basketball et par une joueuse américaine de hockey féminin, qui souhaitaient notamment échanger sur les sujets suivants : les clauses de maternité dans les contrats, les méthodes de négociation pour obtenir les meilleures conditions d’hôtel lors des déplacements ou pour des conseils concernant le recrutement d’un consultant marketing[4]. Ce mouvement ne concerne pas que le football, mais les sportives en général, et les footballeuses américaines l’ont très bien compris.

“I think right now there’s really a women’s coming-together movement, and it’s happening in sport and outside of sport,” Christen Press, joueuse de l’équipe nationale de Football américaine.

Cependant, toutes les équipes féminines qui ont voulu amorcer ce processus de discussion et revendiquer de meilleures conditions de travail n’ont pas connu les mêmes succès. D’ailleurs, bien que les joueuses de l’équipe norvégienne de football aient obtenu l’égalité salariale à partir de 2018, elles sont la seule équipe dans ce cas, parmi les 177 équipes féminines recensées au classement de la Fédération internationale de football association (FIFA)Et certaines revendications ont provoqué de vives réponses de la part de l’encadrement.

C’est notamment le cas de l’équipe féminine de Guingamp en D1 française, qui a mené une grève le 8 février 2018 à l’occasion de la visite de la sélectionneuse de l’équipe de France, Corinne Diacre, à Guingamp, à quelques jours de leur huitième de finale de la coupe de France, dénonçant le manque de considérations pour la section féminine.[5] Parmi les revendications, les joueuses demandaient le remplacement de Gilbert Castelélégué à la section féminine, (ce qui n’avait pas été le cas après son départ) et la mise à disposition d’un personnel médical propre à l’équipe. Selon un proche, les joueuses auraient essayé d’en parler avec la direction à plusieurs reprises, sans succès. Suite à cette grève, les joueuses ont été suspendues jusqu’à nouvel ordre par Bertrand Desplat, président du club, qui a décidé de faire jouer les U19 à leurs places pour disputer le huitième de finale. Le Président Desplat, visiblement énervé, a même menacé les joueuses de sanctions disciplinaires en cas de « comportements inacceptables et irrespectueux envers l’institution d’En Avant ».[6] Comment comprendre cette réaction de la part de l’encadrement alors que les joueuses cherchaient tout simplement à attirer l’attention des dirigeants sur leurs conditions de travail afin d’amorcer un débat, une discussion ?

Le traitement de l’encadrement de l’En Avant Guingamp (EAG) concernant les joueuses est symptomatique d’un mal plus grand. Car bien que les questions salariales soient au cœur de leurs revendications, c’est bien le manque de considération que ces femmes dénoncent. C’est le sentiment d’abandon, d’être sous-considérées (« comme des citoyens de secondes classes » selon Carli Lloyd, capitaine de l’équipe américaine en 2015[7]) qui semble le plus affecter les athlètes féminines. Ce sentiment est d’autant plus fort que leurs homologues masculins reçoivent honneur et considération quand elles sont ignorées, qu’ils voyagent en classe business quand elles voyagent en classe économique[8], bénéficient de véritables infrastructures quand les Irlandaises se changent dans les toilettes de l’aéroport[9]. C’est ici que réside le cœur du problème : comment, au sein d’une même fédération, censée permettre à des athlètes de représenter leurs pays de la meilleure des manières, peut-il exister des différences de traitement aussi grandes ? Quelle image les choix de ces fédérations nationales renvoient-ils de nos sociétés ? Ces femmes demandent simplement à être considérées comme des athlètes nationales devraient l’être, avec des conditions décentes d’entrainement et que leur sexe ne soit pas prétexte à un traitement différencié.

Mais les différences de traitement ne se limitent pas qu’à l’enceinte du terrain ; on les retrouve également sur la scène médiatique… Par exemple, lorsque des journalistes, qui n’ont suivi que très peu de matchs (pour ne pas dire aucun match) de la saison régulière de D1 posent des questions peu pertinentes par rapport à la réalité du jeu. Dans le cadre d’une interview donnée à l’IRIS, Dounia Mesli, journaliste et co-fondatrice du média spécialisé Cœur de Foot, expliquait ainsi que lors des matchs de l’équipe de France féminine en France, seules les Bleues étaient interviewées à la fin des matchs par les journalistes français. Il est bien entendu compréhensible que plus de temps soit accordé aux joueuses du pays après le match, mais nous imaginerions mal qu’un journaliste ne cherche pas à obtenir les réactions d’un joueur de l’équipe adverse lors d’un match masculin. Toutes les raisons possibles et imaginables peuvent être évoquées (joueuses moins connues, moins de journalistes au bord des terrains, etc.), mais il s’agit avant tout d’une question de respect.

Or, aujourd’hui, c’est précisément ce respect et cette considération qui manquent dans le football féminin, affectant grandement le mental des joueuses et leurs performances. A l’inverse, on voit quelles peuvent être les conséquences d’une trop grande attention sur certains joueurs, qui perdent parfois vite pied avec la réalité. Les filles ont de la marge, donc n’utilisons pas cette excuse pour ne pas leur donner le traitement qu’elles méritent.

 

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[1] https://www.courrierinternational.com/article/etats-unis-cinq-professionnelles-du-foot-reclament-legalite-salariale

[2] https://www.lci.fr/football/football-les-joueuses-americaines-pretes-a-faire-greve-pour-avoir-le-meme-salaire-que-les-hommes-2013569.html

[3] https://www.nytimes.com/2016/04/01/sports/soccer/uswnt-us-women-carli-lloyd-alex-morgan-hope-solo-complain.html?hp&action=click&pgtype=Homepage&clickSource=story-heading&module=first-column-region&region=top-news&WT.nav=top-news

[4] https://www.nytimes.com/2018/03/04/sports/soccer/us-womens-soccer-equality.html

[5] https://www.letelegramme.fr/football/d1f-les-raisons-de-la-colere-13-02-2018-11849733.php

[6] https://www.ouest-france.fr/sport/football/ea-guingamp/ea-guingamp-feminines-un-vent-de-fronde-et-les-u19-alignees-5557362

[7] https://www.lci.fr/football/football-les-joueuses-americaines-pretes-a-faire-greve-pour-avoir-le-meme-salaire-que-les-hommes-2013569.html

[8] https://www.bbc.co.uk/news/world-europe-44965630

[9] https://www.independent.ie/sport/soccer/international-soccer/sharing-tracksuits-and-changing-in-toilets-irish-womens-team-hit-out-at-treatment-as-fai-respond-with-statement-35592523.html

La Turquie au centre de multiples tensions

Fri, 31/08/2018 - 17:35

La Turquie se trouve une fois de plus au centre de nombreuses turbulences financières, diplomatiques et militaires. Qu’en est-il exactement ?

La Turquie traverse une grave crise monétaire, aggravée par la guerre commerciale que se livrent ces dernières semaines les présidents turcs et américains. Quelle est la situation économique du pays ? Recep Tayyip Erdoğan met-il en place des politiques pour relancer la machine économique ?

Cette crise n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein et elle était prévisible depuis déjà plusieurs mois. En premier lieu rappelons que la Turquie, au-delà des fortes turbulences financières actuelles, est un pays qui possède un taux de croissance économique annuel impressionnant, 7,2% en 2017. Mais, au-delà de ce chiffre, il existe des difficultés structurelles indiscutables, que R. T. Erdoğan n’a pas su résoudre à ce jour.

Une première difficulté est le taux d’endettement des ménages et ses conséquences. Il y a depuis de nombreuses années une véritable frénésie de consommation, ce qui a notamment permis la cristallisation d’une importante classe moyenne. En soi ce peut être un facteur positif, mais cela signifie néanmoins que ces classes moyennes se sont considérablement endettées alors qu’il y a, en réalité, peu de réserves financières. Cette situation oblige la Turquie à s’endetter, notamment en dollars, et explique, entre autres facteurs, que les coups portés par les décisions de Donald Trump au mois de juillet ont des effets rudes et immédiats, bien qu’ils soient probablement transitoires et qu’ils ne vont pas se poursuivre sur une longue période.

Un deuxième problème se pose. La Turquie a principalement basé son développement économique sur la construction des infrastructures et sur le BTP. Ces choix étaient nécessaires mais pas suffisants. En effet, la Turquie ne va pas continuer à construire indéfiniment des immeubles, d’autant que cela s’est réalisé au détriment d’investissements plus substantiels dans des secteurs productifs.

Ces rapides rappels nous permettent de saisir un défi fondamental, celui de ce que les économistes du développement appellent le « piège du revenu intermédiaire », c’est-à-dire les difficultés d’un pays ayant atteint un seuil de développement intermédiaire à aller au-delà et à parvenir à intégrer le groupe des pays à revenus élevés. Selon les critères de la Banque mondiale, la Turquie a été classée comme pays à revenu intermédiaire supérieur en 2005[1]. Le ralentissement de la croissance démographique, le taux de croissance soutenu et la dépréciation internationale du dollar américain se sont à l’époque conjugués, ce qui a permis au revenu par habitant de passer de 3 500 dollars à 10 500 dollars entre 2002 et fin 2007. Assez classiquement, plusieurs facteurs socio-économiques bloquent la poursuite du processus d’augmentation du revenu par habitant une fois atteint le stade de revenu intermédiaire : faiblesse des avancées technologiques, stagnation de la productivité du travail et faible efficacité organisationnelle. Or, si le pouvoir privilégie les politiques de soutien à une croissance de court terme au détriment d’une politique de réformes structurelles, la Turquie peut rester de nombreuses années dans une fourchette de revenu par habitant comprise entre 10 000 et 12 000 dollars. Situation qui pourrait induire des conséquences sociales et politiques déstabilisatrices.

En effet, le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, tout en poursuivant une politique économique favorable aux investisseurs, a su, dans le même temps, stabiliser le soutien des catégories populaires et des classes moyennes grâce à des politiques sociales qui leur sont favorables. Les frustrations susceptibles d’être engendrées par l’incapacité pour l’économie turque de passer au stade supérieur de développement se doubleraient de la crainte de perdre des acquis engrangés depuis 2002. La stagnation de la croissance, voire sa décélération, pourrait aussi conduire l’AKP à utiliser encore plus les ressorts d’un populisme autoritaire et accentuer la concentration du pouvoir entre ses mains.

Le défi pour la Turquie est alors de mettre en œuvre les nouveaux ressorts d’une croissance économique maintenue. Cela signifie le développement d’un secteur de haute technologie – pour alimenter le marché intérieur et pour développer les exportations – et le renforcement d’une main d’œuvre hautement qualifiée. Cela permettrait d’augmenter la productivité du travail toujours très faible à ce jour. En dépit de leur caractère stratégique, les deux manquent indéniablement.

Pour ce faire, et compte tenu de son insuffisance de financement intérieur, la Turquie doit pouvoir se procurer à l’extérieur les ressources nécessaires, en plus de celles nécessaires au financement du déficit du compte courant. Cela signifie que la part des IDE, par son rôle stabilisateur, est primordiale.

Nous constatons donc que la crise monétaire, aussi violente soit-elle, est probablement conjoncturelle, et s’explique notamment par la politique du dollar fort mise en œuvre par Washington. Nous savons en outre que nombre de pays à travers le monde en subissent les conséquences négatives : Brésil, Afrique du Sud, Russie, Japon, Mexique, Canada, Corée du Sud, Chine… la liste est longue. Si bien sûr les autorités politiques sont responsables de prendre les mesures nécessaires pour parer aux effets de la politique promue par les États-Unis, il importe dans le même mouvement qu’elles soient capables de se projeter dans l’avenir pour résoudre les défis évoqués. Nous nous trouvons donc dans une conjoncture financière et économique qui n’est pas bonne mais avec des perspectives potentiellement porteuses si tant est que les autorités politiques et les investisseurs turcs aient le courage de procéder aux réformes nécessaires.

Alors que les relations entre Ankara et Washington se sont gravement dégradées, la Turquie semble se rapprocher de plus en plus de la Russie après une période tendue. Vers quel schéma Ankara semble-t-elle vouloir se diriger en matière de relations diplomatiques ?

Il s’agit effectivement là de la question de la place de la Turquie au sein des relations internationales dans les années à venir et de ses choix fondamentaux en la matière. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que les alliances traditionnelles de la Turquie seront remises en cause. En d’autres termes, je ne pense pas que la Turquie sortira de l’OTAN. Toutefois il est clair, comme vous l’indiquez, que les turbulences entre Washington et Ankara sont sérieuses, et aggravées par le fait que nous sommes en présence de deux hommes, D. Trump et R. T. Erdoğan, qui possèdent des ego très dimensionnés. Au cours des dernières semaines, il suffisait en effet que l’un fasse une déclaration pour que l’autre réagisse immédiatement et renchérisse. Tout cela n’est guère sérieux, mais c’est ainsi. Si nous revenons aux fondamentaux, je ne crois pas que la Turquie décide de sortir de l’OTAN, parce qu’au final l’OTAN reste pour elle une assurance sécurité. En outre, pour les stratèges aux États-Unis, il en existe encore quelques-uns, la Turquie reste un pays absolument incontournable et indispensable dans les tentatives de mise en œuvre d’équilibres régionaux un tant soit peu tangibles. C’est pourquoi il n’y aura pas rupture, ce qui n’est pas exclusif du fait que la période actuelle est sérieusement agitée.

Par ailleurs, je crois que les relations internationales ne sont jamais un jeu à somme nulle. C’est-à-dire que ce n’est pas parce qu’il existe de réelles difficultés entre Washington et Ankara que pour autant une alliance – au sens littéral du terme, une alliance stratégique – entre Ankara et Moscou va se concrétiser. Oui, le cours des relations entre les deux capitales est plutôt fluide depuis déjà 2 ans, c’est-à-dire depuis la tentative de coup d’État qui a eu lieu en juillet 2016 en Turquie. On constate incontestablement, après une période de crise entre les deux pays, une période de rapprochement notoire. Mais il faut bien comprendre que, d’un point de vue stratégique, Moscou n’est pas capable aujourd’hui de fournir les mêmes garanties de sécurité que ne peuvent le faire les États-Unis et l’OTAN. Je crois donc qu’il faut éviter de se précipiter et de tirer des conclusions hâtives. Si les tensions sont fortes entre Ankara et Washington, cela ne signifie pas pour autant que, mécaniquement, la Russie puisse prendre la place traditionnelle des États-Unis. Il faut savoir mesure garder. En réalité, nous en revenons là à une constante, perceptible depuis plusieurs décennies, d’une Turquie qui reste intégrée aux alliances stratégiques et militaires occidentales mais qui pour autant n’est pas le petit doigt sur la couture du pantalon. Elle cherche toujours, et plus que jamais avec R. T. Erdoğan, à faire valoir ses intérêts nationaux, et parfois ces derniers peuvent être contradictoires avec les désidératas des États-Unis. Cela ne signifie pas rupture.

Les ministres des Affaires étrangères russe et turc se sont récemment entretenus, notamment à propos de la situation en Syrie. Or le sort d’Idlib semble dépendre des tractations entre Ankara et Moscou. Pouvez-vous nous expliquer la situation ?

La situation est infiniment compliquée. Pour mémoire, nous nous rappelons qu’entre les étés 2011 et 2016, la ligne politique de R. T. Erdoğan fut de tout faire pour contribuer à la chute du régime de Bachar Al-Assad. On se souvient qu’il y eut même des formes de complicités, pour le moins problématiques, avec certains groupes djihadistes.

À partir de l’été 2016, il y a un changement de cap à 180° de la part des autorités politiques turques qui, plutôt que de continuer à exiger sans cesse, et vainement, le départ de Bachar
Al-Assad ont décidé de reprendre pied sur le terrain syrien en coopérant avec Moscou. Cela constituait un changement de cap tout à fait radical qui a valu à la Turquie d’être partie pleine et entière du groupe d’Astana, en partenariat avec la Russie et l’Iran. Depuis lors, on peut considérer qu’il y a une sorte de partage du travail entre ces trois puissances. Chacun a son rôle. Mais, pour parler clairement, c’est bien la Russie qui possède les meilleurs atouts sur le terrain syrien. Pour autant, la Turquie occupe une place essentielle car elle a encore des contacts avec des groupes, non plus djihadistes désormais, mais des groupes que la plupart des États occidentaux catégorisent comme rebelles, dont les débris de l’armée libre syrienne et quelques autres regroupés dans un Front de libération nationale. Chacune de ces trois puissances a donc une fonction spécifique et le partenariat est jusqu’alors plutôt fluide. Sauf que nous arrivons à un point de rupture potentiel. C’est la question d’Idlib.

Région située au nord-ouest de la Syrie et territoire dans lequel, depuis 2 ans, les djihadistes qui combattaient dans d’autres régions de Syrie et qui y ont subi de lourdes défaites, ont été envoyés. Ce fut le cas des combattants djihadistes d’Alep au mois de décembre 2016, ceux de la Ghouta au printemps 2018 et plus récemment ceux de la région de Deraa. Dans chacun de ces cas, des accords ont été passés avec les groupes djihadistes, leur laissant la possibilité de se regrouper dans la région d’Idlib. La conséquence, c’est qu’il y a aujourd’hui une concentration de djihadistes dans celle-ci, que le régime de Bachar Al-Assad veut éradiquer puisqu’il s’agit du dernier endroit où sont concentrées des forces militaires opérationnelles qui combattent encore contre lui. Les Russes soutiennent évidemment ces préparatifs d’offensive contre Idlib. A contrario la Turquie considère qu’il y a à Idlib des groupes de combattants avec lesquels elle peut entretenir des relations suivies et pérennes. Cela signifie que les points de convergences réels, qui existaient avec la Russie depuis plus de 2 ans, sont en train de s’amenuiser.

C’est pourquoi il y a des tractations assez intenses entre Ankara et Moscou sur cette question, pour déterminer la façon dont l’offensive va être menée. Ainsi, S. Lavrov a directement rencontré son homologue turc à deux reprises au cours du mois d’août. L’offensive sera-t-elle frontale ? L’objectif sera-t-il d’éradiquer tous les groupes de combattants qui existent dans cette région, indistinctement considérés comme terroristes par Damas et Moscou ? La Turquie, pour sa part, désire ménager un certain nombre de groupes sur lesquels elle s’appuie. Donc se cristallisent là des intérêts pour le moins contradictoires. Nul ne sait à ce jour, fin août, comment la situation peut se dénouer. Mais c’est encore la Russie qui est la plus en situation de faire valoir son point de vue, car elle possède les meilleures cartes à jouer sur le terrain syrien au vu de son engagement sans faille, depuis 2011, aux côtés du régime syrien. Ces paramètres indiquent assez bien que le cours actuel très fluide des relations entre Moscou et Ankara peut buter sur de fortes difficultés, notamment concernant le devenir des groupes rebelles dans la région d’Idlib.

 

____________________________

[1] Les pays à revenu intermédiaire supérieur sont ceux dont le revenu par habitant se situe entre 4 126 et 12 735 dollars. World Bank, Country and Lending Groups, http://data.worldbank.org/about/country-and-lendig-groups

 

Une Conférence des ambassadeurs et des ambassadrices sous le signe de Trump

Thu, 30/08/2018 - 15:57

Cette année, lors de la traditionnelle Conférence des ambassadeurs et des ambassadrices de France (nouvelle appellation), il n’y eut aucun invité étranger mis à l’honneur. En effet, la ministre canadienne, Chrystia Freeland, qui devait remplir ce rôle, a dû décliner au dernier moment, du fait de la renégociation de l’accord ALENA. Bien qu’absent, ce fut Donald Trump qui fut omniprésent.

Dans son discours du 27 août 2018, E. Macron s’est fait le « chantre du multilatéralisme » (pour reprendre sa propre expression) et le sévère critique de l’unilatéralisme, dont il a fait sa principale cible. Il a notamment évoqué la nécessité de construire de nouvelles alliances afin d’appréhender les défis contemporains.

Il a plus nettement insisté sur le fait que l’Europe ne pouvait plus « remettre sa sécurité aux seuls États-Unis ». Selon lui : « C’est à nous aujourd’hui [évoquant la fin de la guerre froide] de prendre nos responsabilités et de garantir la sécurité et donc la souveraineté européenne ». Il a même ajouté : « Des alliances ont aujourd’hui encore toute leur pertinence, mais les équilibres, parfois, les automatismes sur lesquels elles s’étaient bâties sont à revisiter ».

Alors que sa stratégie mise en place avec le président américain – contacts intenses, voire chaleureux – avait été critiquée pour son absence de résultats, il l’a défendue et revendiquée en plaidant pour la nécessité de convaincre son interlocuteur avant la prise de décision pour s’y opposer de façon claire une fois celle-ci prise. Cette politique de dialogue qui n’empêche pas l’opposition, ou d’une opposition qui n’interdit pas le dialogue, a été également mise en avant avec la Chine, dont il a estimé qu’elle avait « posé l’un des concepts géopolitiques les plus importants des dernières décennies avec ses nouvelles routes de la soie », qu’il a tout de même qualifié « d’hégémonique ». Il a de plus réaffirmé sa volonté de s’y rendre chaque année. C’est la même méthode employée avec la Russie : celui d’un dialogue exigeant qui refuse ostracisme et complaisance.

Par rapport au président turc, Recep Tayyip Erdoğan, au « projet panislamique régulièrement présenté comme antieuropéen, dont les mesures régulières vont plutôt à l’encontre de nos principes », il annonce suspendre les négociations d’adhésion de son pays à l’Union européenne (UE) tout en engageant un dialogue stratégique avec lui. Ces éléments sont conformes à la vision que le président français a d’une Europe à plusieurs niveaux : un cercle plus intime et petit que l’actuelle UE et un cercle ultime, plus large.

Pour revenir au défi posé par D. Trump, il s’est demandé si les États-Unis – et la Chine – nous regardaient comme une puissance avec une autonomie stratégique. Sur ce dernier thème, la ministre des Armées y a centré le dîner qu’elle organisait le 28 août. Là encore, D. Trump se trouvait dans tous les esprits. Florence Parly estime que s’il ne faut pas s’alarmer de la politique de prise de distance du président américain avec l’Europe, il ne faut pas pour autant la mésestimer ou l’encourager, mais s’y préparer, notamment en renforçant les capacités opérationnelles de l’UE.

La France est d’autant plus attendue que l’Allemagne, notamment par les déclarations de son ministre des Affaires étrangères, a mis la barre assez haut. Heiko Maas a en effet déclaré refuser « d’accepter que soit décidée à notre insu une politique dont nous devrions supporter les coûts ».[1] Le couple franco-allemand pourrait être le moteur de ce projet. L’Allemagne n’a plus besoin de la protection américaine et n’est plus effarouchée à l’évocation du simple terme d’« autonomie stratégique ». Il y a cependant une contradiction dans le raisonnement français, car si l’objectif est de porter à 2 % du PIB notre budget militaire (ce qui devrait le conduire à 50 milliards d’€), les moyens du quai d’Orsay sont, eux, régulièrement réduits. Dans son discours du 28 août, le Premier ministre français, Édouard Philippe, a même évoqué l’objectif de réduire de 10% d’ici 2022 la masse salariale des administrations françaises présentes à l’étranger. Établir un dialogue exigeant avec la totalité des grandes puissances et être présent sur tous les fronts diplomatiques nécessiteraient plutôt un renforcement des moyens de notre action extérieure.

L’année à venir sera capitale pour E. Macron. Comment espère-t-il gagner son pari européen ? Surtout, comment traduire en acte un discours aussi dur à l’égard de D. Trump ? C’est bien sur le progrès de l’autonomie stratégique européenne qu’il sera jugé.

[1] Le Monde, 24/08/2018.

La stratégie anti-déforestation et l’huile de palme en Afrique

Thu, 30/08/2018 - 11:44

En France, la stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI) a été soumise à la consultation publique du mardi 3 au mardi 24 juillet 2018. Cette stratégie sera la mise en forme de l’engagement gouvernemental formulé dans l’axe 15 du Plan climat dans lequel il est prévu de publier « une stratégie nationale pour mettre fin à l’importation de produits forestiers ou agricoles contribuant à la déforestation ».

Pour être efficace, cette SNDI devra couvrir à la fois la question de la déforestation, de la dégradation forestière importée (la situation de dégradation des forêts tropicales est si critique qu’elles ne peuvent plus jouer leur rôle de puits de carbone), mais aussi de la conversion d’écosystèmes naturels.

Au cœur du sujet, l’huile de palme, en particulier en provenance d’Afrique.

L’huile de palme est devenue la première huile végétale consommée dans le monde, avec 39 % d’un marché en pleine progression, loin devant le soja, le colza et le tournesol. Selon la Banque mondiale, 28 millions de tonnes d’huiles végétales supplémentaires devront être produites chaque année d’ici à 2020 en raison de la croissance démographique et de la demande alimentaire et ce, sans même tenir compte de l’utilisation des oléagineux pour produire des agrocarburants.

L’huile de palme entre dans l‘agro-alimentaire (biscuits, chocolats, huile de table), la cosmétologie et l’industrie énergétique. Elle est privilégiée par les industriels pour son faible coût de production. C’est aussi sa composition naturelle qui explique son succès industriel : sa richesse en acides gras saturés permet son incorporation sans hydrogénation artificielle, une opération industrielle qui peut produire des acides gras nocifs.

L’Afrique ne représente que quelques pourcentages de la production mondiale de l’huile alimentaire la plus utilisée au monde, alors que la monoculture occupe plus de cinq millions d’hectares en Malaisie et neuf en Indonésie, et que les deux pays fournissent ensemble près de 90 % du marché planétaire. Mais d’ici à quinze ans, trois millions d’hectares de terres africaines pourraient être dédiées à cette culture. Soit deux fois plus qu’aujourd’hui. La banque Standard Chartered, qui voit ce secteur « à l’aube d’un changement monumental » en Afrique, estime que les 9,8 milliards de dollars d’investissement escomptés dans l’industrie de l’huile de palme africaine au cours des vingt-cinq prochaines années pourraient générer 11 milliards de dollars supplémentaires de revenus pour les économies de la région.

Les opérations conduites au Liberia, en Sierra Leone, au Gabon, au Congo et au Cameroun par quelque vingt-cinq entreprises européennes (Siat, Scofin), américain (African Palm Corp), africains (Sifca, Palmafrique, Adam) et surtout asiatiques (Olam, Golden Agri-Resources, Sime Darby)  s’expliquent par au moins trois facteurs : la disponibilité de terres, l’augmentation de la demande locale et mondiale et les perspectives de juteux retours sur investissement.

Les avantages de la culture de l’huile de palme sont décisifs. Compte tenu de la productivité du palmier à huile, Il faudrait 3 à 8 fois plus de terres cultivables et jusqu’à 100 fois plus d’intrants chimiques pour produire une tonne d’huile végétale issue d’autres plantes oléagineuses, qui sont en outre majoritairement OGM. En outre, elle possède, contrairement aux cultures de rente majoritairement exportées comme le cacao ou l’hévéa, l’avantage d’être destinée  pour partie  au marché local. Elle est une denrée de base, à l’image du sucre ou de la farine, elle est plébiscitée par les ménages africains pour son coût abordable. Et cette demande n’est pas près de se tarir.

Les plantations sont souvent dénoncées pour leur impact négatif sur les écosystèmes. En transformant des dizaines de milliers d’hectares de forêts en plantations, les investisseurs mettent à mal des massifs forestiers qui constituent d’immenses puits de carbone et des réserves de biodiversité uniques au monde, à commencer par les forêts tropicales du bassin du Congo. En RDC, la plantation Brabanta, filiale de la Socfin, couvre 29 000 hectares dans la province du Kasaï.  Environ 20 000 hectares de forêts denses, y compris des zones de forêts, sont potentiellement menacés. Sur l’île de Sao Tomé, le Parc national d’Obo présente une faune et une flore au taux d’endémisme élevé… désormais menacées par Agripalma, la filiale de la Socfin dans le petit pays.

Devant ces risques, la Banque mondiale a été amenée en 2012 à ne plus financer les projets dans l’huile de palme susceptibles de provoquer une trop forte déforestation, préférant soutenir les initiatives qui encouragent la production sur des terres dégradées et  cherchent à améliorer la productivité des plantations existantes. La Banque mondiale a rappelé que le respect d’un certain nombre de critères sociaux et environnementaux était indispensable. En premier lieu, la consultation et l’accord des communautés concernées, le respect des zones forestières à haute valeur de conservation, l’intégration dans ces projets d’agriculture intensive des petits planteurs et producteurs ou encore la sécurisation des droits fonciers. De leur côté, les pays importateurs occidentaux ont été conduits à exiger la mise en place de la certification RSPO (table ronde sur l’huile de palme durable). Sous la pression des ONG (WWF, Greenpeace), la majorité des firmes concernées (distributeurs, industries agro-alimentaires, fabricants d’alimentation du bétail…) qui achètent de l’huile de palme sont incitées à s’engager en faveur de l’utilisation d’huile de palme respectant un minimum de garanties environnementales.

L’Initiative pour l’huile de palme en Afrique, coordonnée par Proforest au nom de l’Alliance pour les forêts tropicales 2020, bénéficie du soutien du Royaume-Uni et de WWF, autour de l’engagement de sept pays du continent à développer une production intelligente et durable de l’huile de palme. Le Gabon, le Cameroun, la Centrafrique, la RD Congo, le Ghana, le Libéria, le Nigéria, le Congo et la Sierra–Leone veulent atteindre l’objectif zéro déforestation, en tenant compte des actions liées à la résolution des conflits fonciers, la sécurité foncière et les droits fonciers, l’augmentation durable des rendements des petits exploitants ainsi que l’amélioration de la qualité des données des chaînes d’approvisionnement de l’huile de palme.

Cette modification des règles électorales américaines qui pourrait produire un duel Trump / Bernie Sanders en 2020

Wed, 29/08/2018 - 17:57

Quels seront les effets politiques d’une telle réforme sur le parti ? Dans quelle mesure ce changement peut-il avantager la ligne politique défendue par Bernie Sanders au sein du parti ?

Dans un contexte politique et social très chargé, tant aux Etats-Unis que dans le reste du monde, cette mesure est quasiment passée inaperçue. Pourtant, elle est effectivement de première importance et pourrait changer la physionomie de la prochaine élection présidentielle aux Etats-Unis.

On s’en souvient, Bernie Sanders a mené une croisade incessante, virulente et bruyante contre le système des super-délégués dans les primaires démocrates.

Il faut rappeler qu’il s’agit d’un procédé qui permet à la direction du parti de s’assurer que le candidat sélectionné ne s’écartera pas trop au final de la ligne traditionnelle du parti, qui consiste à rester à équidistance entre les plus modérés et les plus radicaux. En ne se fâchant avec personne, cela assure ainsi la base la plus large dans le but de remporter l’élection.

Bernie Sanders a dénoncé l’entourloupe anti-démocratique, alors que la jeunesse se mobilisait très fortement autour de son nom et de ses idées, au grand dam des démocrates de l’establishment. Il a montré qu’il n’avait pas tort car le choix des électeurs a souvent été « corrigé » par ces grands électeurs : ainsi, à titre d’exemple, Bernie Sanders à battu Hillary Clinton de plus de 14 points dans le Wisconsin, remportant 49 délégués. Mais, grâce au système des supers-délégués, constitués de cadres du parti, d’élus, ou d’anciens élus, qui ont très majoritairement fait le choix de l’ancienne ministre des affaires étrangères, l’écart a finalement été gommé : dans ce même exemple du Wisconsin elle a remporté 47 délégués de son côté, bien plus que ce qui correspondait à son score pourtant beaucoup plus faible que son opposant, ce qui a réduit à néant la victoire pourtant indiscutable de Sanders dans cet état. Et, au fil des primaires, état après état, le parcours de Bernie Sanders est devenu un parcours du combattant, quasiment perdu d’avance d’ailleurs. Bien entendu, il en aurait été tout autrement si ce système de parachute très favorable à Hillary Clinton n’avait pas existé.

Les partisans du système des super-délégués répondent toutefois que cela permet de ne pas laisser émerger un candidat du type de Donald Trump. Et il est vrai que les républicains n’ont pas un tel système, ou son équivalent.

Selon un sondage récent réalisé par Politico – Morning Consult, on peut constater que Bernie Sanders domine les sondages d’opinion, avec une avance de 12 points sur Donald Trump. Dans quelle mesure une nouvelle candidature de Bernie Sanders pourrait-elle effectivement tourner à l’avantage du Sénateur du Vermont ?

La cote personnelle de Bernie Sanders reste en effet très haute depuis l’élection. Il a su développer des thèmes qui ont touché les jeunes, notamment la proposition d’imposer a gratuité pour les études à l’université alors que c’est un véritable problème outre-Atlantique et qu’il faut le plus souvent s’endetter très lourdement pour espérer pouvoir suivre sereinement des études supérieures. Partant de cette idée, toutes ses propositions tournées contre le capital, les élites et visant à gommer les inégalités ont également rencontré un énorme succès. Le caractère injuste du système des super-délégués, qui lui a donc barré la route de l’élection générale, a renforcé ce sentiment très fort de la part d’une jeunesse qui est souvent inquiète pour son avenir et ne croit plus dans les vielles recettes de la politique et de ceux qui les portent depuis si longtemps. Etonnamment Bernie Sanders, qui est loin d’être jeune, est devenue une icône. Son âge lui a permis aussi d’avancer la promesse qu’il ne se présentait que pour effectuer un seul mandat et d’être crédible auprès de son électorat potentiel, loin de ces velléités que l’on soupçonne souvent chez les hommes politiques de poursuivre la conquête du pouvoir pour leur satisfaction personnelle. Tout aussi étonnamment, personne ne semble remarquer qu’il est encore plus vieux aujourd’hui et personne ne lui propose de se mettre sur la touche : sa candidature semble assez inéluctable et il devrait à nouveau figurer sur la ligne de départ dès l’année prochaine, à l’âge donc où il promettait la dernière fois de se retirer.
Quand on regarde les concurrents potentiels qui s’annoncent autour de lui, on est frappé tout d’abord par le grand âge de la plupart d’entre eux : les plus anciens leaders démocrates semblent tous penser que leur tour est arrivé et qu’ils sont tous la bonne personne pour battre Donald Trump. A ce jeu-là, toutefois, nul doute que Bernie Sanders, qui a eu le courage de se lancer face à Hillary Clinton en 2016, a capitalisé déjà suffisamment pour faire la différence dans son camp. Le choix de la direction du parti de reléguer le système des grands électeurs à un simple recours en cas de vote bloqué lors de la convention, donne en effet un grand avantage à Bernie Sanders ; il pourrait cette fois faire la différence avec les candidats plus modérés, et en particulier Joe Biden qui est très largement annoncé dans cette course également.

En quoi une telle situation marquerait-elle une rupture, aussi bien pour le parti démocrate, d’une part, que pour le pays ?

Le côté inédit de la campagne 2020 sera le positionnement des deux candidats principaux, se voulant l’un comme l’autre les champions de la rupture et les porte-paroles des mécontents : Trump et Sanders, ou qui que soit le candidat qui émergera au parti démocrate, seront très certainement portés par les plus radicaux dans leur partis respectifs.

C’est une situation très dangereuse pour l’un comme pour l’autre car les plus modérés vont se sentir orphelins : on a vu que le parti républicain a mal vécu le montée du trumpisme ; le parti démocrate pourrait à son tour mal vivre la montée des « liberals », ce qui dans le sens américains signifie très « à gauche ». Cette situation en rappelle d’autre dans l’histoire américaine comme quand, en 1948, quatre candidats se sont affrontés dans ce scrutin majeur, ou en 1968, lorsque George Wallace est venu confisquer 13,5% des voix et a remporté 5 états dans le sud, ou encore en 1992, quand la candidature de Ross Perot a fait basculer le scrutin, donnant la victoire à Bill Clinton alors qu’elle tendait les bras à George H. Bush.

Objectif Europe : le match Paris-Berlin des nouvelles stratégies pour prendre la main sur l’Union

Tue, 28/08/2018 - 18:00

Comment évaluer les intentions de la stratégie allemande ? Comment analyser celle-ci comparativement à la stratégie d’Emmanuel Macron sur la question européenne ?

Plusieurs éléments de nature assez différente se sont effectivement alignés pour faire évoluer la stratégie institutionnelle de Berlin en ce sens.

En premier lieu, l’image de Jens Weidmann s’est pour ainsi dire démonétisée sur la scène politique allemande depuis le plus fort de la contestation aux politiques d’achats de titres de Mario Draghi, vers 2015.

Le Président de la Bundesbank s’est épuisé à crier au loup de l’hyperinflation, sans offir une quelconque réflexion à même de s’ancer dans l’histoire intellectuelle de l’ordolibéralisme ni d’inspirer un début d’orientation tangible.

Après la dissipation des craintes quant à un épisode d’hyperinflation, la ligne Weidmann a commencé à apparaître aux yeux de nombreux dirigeants allemands davantage comme un facteur d’explosion de la zone euro en temps de crise que comme un rempart contre l’hyperinflation et la dévalorisation de la monnaie unique. L’attachement à l’euro n’est certes que relatif sur le fond politique en Allemagne, et les taux d’intérêt nuls font grincer des dents autant les légions de retraités que les banques et les compagnies d’assurance. Néanmoins, la plupart des courants politiques, et notamment celui d’Angela Merkel, rejettent le spectre d’un éclatement de l’union monétaire, qu’ils ont tendance à juger contraire aux intérêts économiques de leur pays.

Par ailleurs, Jens Weidmann agit à l’évidence comme un épouvantail pour l’ensemble des pays du sud de la zone euro. Sa nomination à la présidence de la BCE n’est envisageable du point des pays latins qu’en cas d’avancée, même très modeste, vers la notion d’union fiscale. Cette notion est synonyme de suicide politique sur la scène politique allemande, et c’est avec une aisance déconcertante qu’Angela Merkel a pu balayer le coeur des propositions d’Emmanuel Macron et élgoiner sans cesse l’horizon de ses concessions, minimes dans tous les cas de figure. Là où la plupart des observateurs mondiaux attendaient tout de même une négotiation serrée, l’approche de Paris resposait plutôt sur l’idée que le gouvernement allemand récompenserait généreusement les réformes structurelles françaises par l’acceptation d’un bond en avant fédéral dans la zone euro, allant ainsi dans le sens de l’Histoire universelle. La nomination de Jens Weidmann devait venir rassurer l’électorat allemand, en 2019, quant à la nature stricte de l’union monétaire, après des concessions qui risquaient de s’avérer tout de même non-négligeables vers le parachèvement de la zone euro.

Comme le caractère non-négligeable de la réforme de la zone euro apparait désormais en pointillés, il n’est plus d’un grand intérêt pour Berlin d’imposer Jens Weidmann, dont la nomination apparaît plutôt comme un luxe inutile, et potentiellement dangereux lors de la prochaine crise. D’autant plus que la même approche de resserrement monétaire peut être appliquée dans le fond par un président de la BCE qui serait éventuellement finlandais ou néerlandais, renforçant au passage l’idée que l’Allemagne n’est pas isolée dans sa vision de la gestion monétaire. De plus, en cas de nouvelle crise, un président de la BCE qui serait issu de l’un de ces deux pays pourrait tout de même s’orienter vers des mesures de relance monétaire, sous la pression de la France et du sud de la zone, alors que Monsieur Weidmann aurait à incarner une ligne intransigeante en toute circonstance.

Quels sont les éléments qui ont pu alimenter la réflexion d’Angela Merkel sur cette question ? Des prises de positions de Donald Trump à l’égard de l’Europe, de la situation énergétique qui semble préocupper Berlin, à la première année de mandat d’Emmanuel Macron, comment s’est forgée cette stratégie allemande ?

Il y a moins de deux ans, Wolfgang Schäuble, alors ministre des Finances, n’hésitait pas à accuser très sérieusement Mario Draghi d’être l’un des principaux responsables de la montée de l’AfD en Allemagne. Bien que les populistes allemands se soient lancés en 2013 sur l’idée de l’opposition à l’euro, le débat allemand s’est à l’évidence déplacé vers la question migratoire depuis 2015, aussi bien en ce qui concerne la dynamique populiste que les divisions au sein du bloc conservateur CDU-CSU.

Aux Etats-Unis, au tournant de la décennie, le populisme était incarné par la mouvance Tea Party qui avait tendance à se concentrer sur les questions monétaires et sur l’opposition à la politique de relance de Ben Bernanke à la Réserve fédérale.
Puis le populisme à la Trump, radicalement différent, a balayé ce mouvement. La situation est évidemment différente en Allemagne, mais la question monétaire qui était au coeur de la montée du populisme ne l’est plus vraiment non plus. Des sujets plus tangibles que les menaces d’hyperinflation, comme la politique migratoire et la politique énergétique, sont au centre du débat politique allemand et nourissent des lignes de fracture qui ne cessent de menacer Angela Merkel. Un contrôle accru sur la Commission européenne pourrait lui permettre d’orienter l’agenda européenne dans un sens qui lui soit plus favorable dans les débats nationaux. L’ultimatum que lui avait lancé en juin dernier le ministre de l’Intérieur Host Seehofer, exigeant qu’elle obtienne un durcissement de la politique migratoire à l’échelle européenne, avait parfaitement illustré la problématique à laquelle est confrontée Angela Merkel dans son rapport au jeu européen.

La nomination d’un allemand à la tête de la commission n’est évidemment pas garantie et dépendra aussi de la réussite ou de l’échec de l’objectif de reconfiguration du parlement européen poursuivi par Emmanuel Macron, mais notons dans tous les cas que les différents noms qui circulent ne seraient pas équivalents. L’élection/nomination de Manfred Weber, qui est chef de fil du PPE au Parlement européen et qui appartient à la CSU bavaroise, mettrait au coeur de l’agenda européen les sujets qui sous-tendent les débats actuels au sein de la CDU-CSU.

Celle de Peter Altmayer, l’actuel ministre de l’Economie, constituerait un relai plus direct de la politique d’Angela Merkel à l’échelle européenne.

En 2014, le gouvernement allemand avait poussé la candidature de Jean-Claude Juncker, alors atteint par son scandale luxembourgeois, malgré l’opposition acharnée de David Cameron. La faiblesse politique du Président de la Commission avait atteint son paroxysme à la suite d’une campagne de dénigrement personnel dans la presse allemande peu de temps après. Le repositionnement allemand sur la Commission a commencé il y a de cela quelque mois avec la nomination très controversée de Martin Selmayr au poste de Secrétaire général de la Commission. Le repositionnement de la stratégie de l’Allemagne sur le jeu institutionnel européen suit précisément l’évolution rapide du débat politique sur la scène nationale.

Comment anticiper ce que pourrait devenir l’Europe et la zone euro dans le schéma qui semble avoir la préférence d’Angela Merkel ? Comment peuvent s’inscrire les ambitions d’Emmanuel Macron dans ce schéma alors que le président français déclarait, ce lundi 27 août lors de son discours à la conférence des ambassadeurs « Je vous le dis avec gravité et avec humilité : ce combat européen ne fait que commencer. Il sera long, il sera difficile. Il sera au centre de l’action de la France tout au long de mon mandat. dans ce schéma ?

On voit deux approches clairement distinctes. Angela Merkel, sous le coup de la crise politique à laquelle elle est confrontée, tente de tirer parti, tant bien que mal, de la réorientation du débat européen. On l’avait vu sur la crise migratoire lors du sommet de juin dernier où elle s’était même précipitée à annoncer les détails d’accords avec des gouvernements qui ont rapidement démenti. A ce stade, la stratégie d’Angela Merkel passe par une influence très fortement accrue sur les institutions européennes qui peuvent faciliter sa tentative visant à se remettre sans cesse au coeur du jeu politique allemand, où elle apparaît fortement affaiblie. La BCE n’est pas, à ce stade de la crise politique allemande, l’enjeu le plus important pour la classe politique allemande, alors que la Commission peut être d’une plus grande utilité. La Chancelière n’a eu de cesse de réorienter le débat engagé par Emmanuel Macron sur les moyens financiers de la zone euro vers l’idée d’un renforcement des moyens et des prérogatives liées à la Commission. Le discours européen d’Emmanuel Macron reste centré sur l’idéal d’un grand bond en avant institutionnel au sein de la zone euro davantage que sur une stratégie économique de rééquilibrage entre pays. Alors que la politique européenne est en proie à une reconfiguration brutale, la focalisation sur un idéal institutionnel hors de portée risquerait de faire l’impasse sur les intérêts réels de l’économie française, dans un contexte de révolution technologique à l’échelle mondiale.

Mais que se passe-t-il en mer de chine méridionale ?

Mon, 27/08/2018 - 18:03

Dans un rapport publié la semaine dernière, le département de la défense américain avertit sur la possible introduction de matériel nucléaire par Beijing en mer de chine méridionale suscitant l’inquiétude de Manille. Si elle se vérifie, que penser de cette introduction compte tenu de l’accord de la Chine pour adhérer un code de conduite dans la région ?

Le code de conduite associant la Chine et les pays de l’Asean sur la mer de Chine méridionale, s’il a le mérite de rompre avec une tradition d’approches bilatérales peu propices à un règlement définitif des différends, reste une promesse plus qu’une réalité consommée. Difficile de savoir s’il sera respecté par les différents acteurs engagés d’une part, difficile aussi de savoir quelle interprétation de l’équilibre dans la région est faite par les acteurs concernés. En clair, ce code de conduite est fragile.

Cependant, mettre en avant les capacités nucléaires chinoises (nous parlons ici des sous-marins nucléaires) dans la zone comme un nouveau problème est faire preuve d’une très grande hypocrise. D’abord parce que le patrouillage de ces engins dans la zone ne date pas d’hier et ne concerne pas que la Chine, et ensuite parce que la base navale au sud de la province de Hainan est directement orientée vers la mer de Chie méridionale. En clair, les sous-marins chinois doivent nécessairement passer par cette zone pour entrer et sortir de leur base. Le problème serait cependant plus sensible si la présence de matériel nucléaire stationné dans les îles polderisées était avérée. Mais cela ne semble pas être actuellement le cas.

Posons plutôt le problème à l’envers, en nous demandant à quoi doit servir un rapport de ce type. Les inquiétudes, sans doute légitimes, exprimées par des acteurs de la région sont la réponse. Dans le jeu de dupes que se livrent Washington et Pékin, l’objectif est de s’attirer la sympathie des acteurs régionaux, et la diabolisation de l’autre est l’arme la plus efficace.

Le président Philippin Rodrigo Duterte le 17 août a déclaré penser que la Chine « sera juste » dans ses revendications en mer de Chine et que les Philippins verront peut-être Beijing comme « un bon voisin ». Cette vision du président philippin n’est-elle pas très optimiste considérant les activités de la Chine dans les Spratley’s Islands et compte tenu du fait que, selon un sondage, huit philippins sur dix pensent que la Chine ne devraient pas être laissée sans surveillance dans les eaux pouvant être revendiquées par les Philippines ? Que penser de l’attitude de Rodrigo Duterte sur cette question ?

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, Rodrigo Duterte a alterné le chaud et le froid dans la relation avec la Chine. Il déclarait encore en mai dernier qu’il était prêt à la guerre avec la Chine si cette dernière ne respectait pas ses engagements… Derrière ce qui ressemble à une ambivalence se cache un style fondé sur une approche très réaliste (et sans doute propre au populisme de Duterte, qui cherche avant tout à asseoir son leadership et sa crédibilité en interne), et qui ressemble parfois dans la méthode à ce que fait Donald Trump aux Etats-Unis, à savoir jouer sur une rhétorique musclée pour étendre le champ de la négociation. Le problème est que les Philippines ne sont pas les Etats-Unis, et les propos du président philippin sont ainsi à mettre en relation avec les capacités dont il dispose, a fortiori face à un géant comme Pékin. Mais clairement, il n’est pas dans une logique de confrontation avec Pékin, et privilégie au contraire un rapprochement dont il espère définir les contours et dans lequel il souhaite surtout trouver des avantages. Il ne fait que symboliser une tendance qui se généralise à l’ensemble de la zone, et se caractérise par un principe de soumission à Pékin en échange de faveurs, souvent associées aux projets des nouvelles routes de la soie et les investissements massifs qui l’accompagnent.

L’analyste Ted Galen Carpenter dans une tribune publiée sur « China US Focus » explique que les Etats-Unis devraient faire de modestes concessions à la Chine pour faire baisser les tensions en mer de Chine. Mais n’est-ce pas là la pire des choses à faire et une approche très naïve des objectifs chinois ?

L’idée de faire quelques concessions à la Chine n’est pas nouvelle aux Etats-Unis, et s’inscrit dans une mouvance intellectuelle qui fait la promotion depuis quelques années d’un « Grand Bargain » (grand marchandage) dans la relation Washington-Pékin. Ce marchandage doit, selon ceux qui le défendent, permettre aux Etats-Unis de conserver des acquis en Asie, là où une attitude plus agressive vis-à-vis de Pékin se traduirait inexorablement par un recul de Washington. Ce principe de négociation s’appuie sur une vision réaliste des développements dans la zone et des rapports de force entre grandes puissances, et associe des réflexions géopolitiques et économiques. L’idée est ainsi de trouver un équilibre permettant d’éviter un basculement vers un hégémon et donc, en d’autres termes, de s’assurer que chacune des grandes puissances y trouve son compte. La politique asiatique de l’administration Trump semble accorder au Grand Bargain un certain crédit, en faisant des échanges commerciaux la pierre angulaire de la relation avec Pékin, et en refusant un rapport de force stratégique avec la Chine dans la zone. A l’inverse, et à titre d’exemple, la stratégie du pivot vers l’Asie de l’administration Obama, portée à l’époque par Hillary Clinton, cherchait à maintenir l’hégémon américain dans la zone, notamment en s’appuyant sur plusieurs partenaires régionaux. Cette stratégie n’est pas parvenue à endiguer la montée en puissance chinoise, aussi bénéficie-t’elle désormais de peu de crédit. L’analyse de Ted Galen Carpenter, du think tank conservateur cato Institute, s’inscrit dans cette réflexion. Plutôt que de préconiser un rapport de force qu’il juge contre-productif et presque contre-nature (si on se réfère à l’irrésistible montée en puissance chinoise), il cherche une solution de compromis pouvant permettre aux Etats-Unis de s’associer à la Chine dans la région, plutôt que de chercher à la contrer. L’idée n’est pas mauvaise, et le diagnostic de l’échec de la stratégie du pivot est sans doute pertinent. Problème cependant, il semble sur ce dossier comme sur d’autres que les analystes américains fonctionnent en cercle fermé, sans tenir compte des souhaits de Pékin, tout autant que de ses capacités. Ainsi, que pensent les Chinois du Grand Bargain? C’est sur ce point que la « naïveté » mentionnée ici trouve son sens, et traduit les limites de la politiques asiatique (pour ne pas dire chinoise) de Washington, d’une administration à l’autre.

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