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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

L’Afghanistan à l’épreuve des élections

Fri, 19/10/2018 - 12:44

Des élections législatives auront lieu le 20 octobre en Afghanistan avec trois ans de retard sur le calendrier initial. Les talibans refusent toujours de reconnaître le gouvernement afghan, qu’ils jugent « illégitime », et souhaitent s’entretenir directement avec Washington. Quels sont les enjeux de ces négociations ? Quel rôle exercent toujours les États-Unis dans la pacification du territoire afghan ? Que peut-on attendre de l’élection présidentielle prévue au printemps 2019 au vu des conditions délétères que connaît l’Afghanistan ? Le point de vue de Karim Pakzad, chercheur à l’IRIS.

Quels sont les principaux enjeux de ces élections législatives afghanes ?

Qu’on regarde du point de vue des Afghans ou de la communauté internationale, ces élections n’auront pas les mêmes portées et significations. Pour la communauté internationale, particulièrement l’Union européenne très engagée dans le financement du scrutin et dans sa surveillance, le principal enjeu des élections législatives afghanes est de légitimer les institutions afghanes en renouvelant les 250 députés de l’Assemblée nationale. Pour l’heure, le gouvernement afghan actuel n’est ni légal ni légitime. C’est la raison pour laquelle après trois ans d’attente, a été actée la nécessité de donner un caractère légal, conforme à la Constitution afghane, à la fois pour le gouvernement, mais également pour le Parlement. Cela peut se faire en organisant d’abord des élections législatives, suivies huit mois plus tard de l’élection présidentielle.

Le mandat des parlementaires afghans a pris fin en 2014. Or, depuis, il aurait dû y avoir de nouvelles élections et même de nouvelles lois électorales pour donner plus de garanties et de transparence, mais rien n’a été fait. L’actuel président de la République afghane, Ashraf Ghani, à la tête d’un gouvernement non fondé sur la loi, en l’occurrence la Constitution, a fait durer la vie du parlement actuel de trois ans en par décret présidentiel en toute illégalité.

La nomination d’Ashraf Ghani est en effet issue d’un compromis datant de fin 2014.  Après les élections présidentielles contestées et entachées de fraudes massives, deux candidats arrivés en tête au second tour revendiquaient chacun la victoire. Or la situation s’est vite dégradée et le risque que dans un pays déjà en guerre entre les talibans et les forces de l’OTAN encore engagées en Afghanistan, les deux camps présents à Kaboul s’affrontent dans une deuxième guerre. Le secrétaire d’État américain John Kerry était alors intervenu et avait fait signer aux deux candidats un accord pour la formation d’un gouvernement d’union nationale. Cependant les protagonistes savaient bien que cet accommodement n’avait ni légalité ni légitimité, car organisé par un gouvernement étranger, alors qu’il fallait avant tout lui donner des bases juridiques. Or, il était prévu que dans l’année qui suivrait la formation du gouvernement, la constitution serait modifiée, et de nouvelles élections législatives seraient organisées.

Selon l’accord patronné par John Kerry, Ashraf Ghani, le protégé des Américains devenait le Président de la République et son challenger Dr Abdullah, ex-lieutenant du commandant Ahmad Shah Massoud, prendrait la tête du Conseil exécutif. Le poste de président du Conseil exécutif n’existait alors pas dans la constitution afghane. Puisque cette dernière est de type présidentiel, il n’y a pas de second pouvoir exécutif à côté du président de la République. Toutefois, pour satisfaire le deuxième candidat, il a fallu inventer ce poste ex nihilo. Le poste de président du Conseil exécutif, qui est en quelque sorte l’équivalent du Premier ministre, devait être ajouté à la Constitution. À la place d’un système purement présidentiel, l’Afghanistan aurait pu se doter d’un gouvernement de type français mi-présidentiel, mi-parlementaire. Mais rien n’a été fait par la suite.

En effet, le président de la République afghane n’a rien fait de cela ensuite et a tout mis de côté. Il n’a pas convoqué de grandes assemblées pour modifier la constitution, pour créer le poste de Premier ministre ou pour mettre en place des élections législatives. Ashraf Ghani a par conséquent gouverné sans aucune légitimité ni légalité.

Il faut donc organiser des élections aussi transparentes que possible et sans trop de contestations, pour que cela devienne un régime politique légitime et légal, et ainsi stabiliser et pérenniser l’État afghan.

Quels sont les principaux défis et risques liés aux élections législatives afghanes ?

Concernant les risques liés aux élections législatives, il y a d’abord et avant tout le risque sécuritaire. En effet, les talibans refusent toujours de reconnaitre la légitimité de ce gouvernement. Il est donc très probable que les talibans perturbent les processus électoraux, et troublent voire empêchent les électeurs de voter. Neuf candidats ont déjà été assassinés, notamment lors d’attentats qui ont fait par ailleurs plusieurs dizaines de morts. À la veille du scrutin législatif, le risque est que les talibans multiplient la démonstration de force. Ils ont en effet les moyens de le faire, comme l’a montré l’attentat qui a coûté la vie au général Razaq, le puissant chef militaire anti-taliban, au moment même où il était en réunion avec le commandant en chef des forces de la coalition à Kandahar, survenu le jeudi 18 octobre.

Enfin, plusieurs défis persistent : d’abord pour la communauté internationale. Cette dernière, par la voix de ses représentants respectifs à Kaboul, s’est donnée pour objectif principal que ces élections se déroulent honnêtement, sans violence, en toute transparence. En effet, la communauté internationale a d’importantes responsabilités notamment au regard des moyens mis en place et investis, soit 115 millions de dollars. Par ailleurs, l’opposition légale afghane refusait de participer à ces élections si aucune garantie de transparence n’était mise en place. Elle exigeait même, pour atteindre cet objectif de transparence, le contrôle des électeurs par des moyens biométriques, requête finalement acceptée par le gouvernement afghan. L’Union européenne (UE) a ainsi accepté de financer plus de 22 000 appareils biométriques.

Les talibans refusent toujours de reconnaître le gouvernement afghan, qu’ils jugent « illégitime », et souhaitent s’entretenir directement avec Washington. L’émissaire américain pour la paix en Afghanistan a ainsi rencontré une délégation talibane vendredi 12 octobre au Qatar. Quels sont les enjeux de ces négociations ? Quel rôle exercent toujours les États-Unis dans la pacification du territoire afghan ?

Nous ne sommes plus dans la situation où les talibans exigeaient des rencontres directes avec les États-Unis. Les talibans disaient par le passé que le gouvernement de Kaboul n’était pas légitime. Ils ne reconnaissaient pas ce régime qui était un régime fantoche et considéraient que leur pays était occupé. Après avoir refusé dans un premier temps d’entamer toutes négociations avec les Américains tant que ces derniers avaient encore des soldats sur le sol afghan, les talibans ont finalement accepté de le faire.

Ainsi, depuis plus de trois ans, sous les présidences de Barack Obama et de Donald Trump, des négociations entre talibans et États-Unis ont commencé. Ces négociations se sont intensifiées sous Donald Trump qui cherche à retirer ses troupes.

D’après la déclaration faite à l’issue de la rencontre entre l’envoyé spécial du secrétaire d’État américain pour l’Afghanistan et les représentants des talibans, le 12 octobre à Doha au Qatar, deux sujets principaux ont été discutés : la fin de « l’occupation » et la paix. Les Américains ont ainsi reconnu d’une certaine manière que ce sont les talibans qui contrôlent la situation et qu’il faut traiter avec eux. Les deux réunions précédentes qui avaient aussi eu lieu au Qatar avaient pour objectif de trouver des éléments de confiance entre les deux parties, notamment la libération de prisonnier. La nomination de Zulmaï Khalilzad en tant qu’émissaire américain pour la paix en Afghanistan a également permis d’accélérer les négociations, celui-ci étant d’origine afghane et un fin connaisseur du pays et des talibans. Il avait par ailleurs été ambassadeur en Afghanistan de George Bush.

Depuis que l’OTAN a mis fin à sa présence en Afghanistan en décembre 2014, la présence militaire occidentale est toujours d’actualité. Aujourd’hui encore, 18 000 soldats américains, mais également européens sont toujours présents sur le sol afghan. Depuis début 2015, si la mission de l’armée américaine est en théorie d’aider et de former l’armée afghane, elle participe de plus en plus directement aux combats.

L’élection présidentielle est prévue au printemps 2019. Que peut-on en attendre au vu des conditions délétères que connaît l’Afghanistan ?

Les élections législatives du 20 octobre seront une répétition générale de grande envergure pour l’élection présidentielle de l’année prochaine. Puisque l’Afghanistan n’a pas d’institutions légales et légitimes, la formation d’un parlement répondant à ces critères est cruciale. En effet, dans un régime présidentiel où tous les pouvoirs sont aux mains du président de la République, avoir un président non issu des élections, qui n’a donc pas de légalité, est sérieusement problématique.

Dans un même temps, la communauté internationale essaye de donner une image positive de l’Afghanistan. Par ailleurs, il y a actuellement beaucoup de candidats hommes et femmes issus de la société civile. Si une partie importante de ces candidats entre au parlement, alors la situation politique afghane aura un nouveau visage.

Si nous partons de la situation actuelle, il n’y a que peu d’éléments permettant d’être optimiste pour les prochaines élections présidentielles. Le seul élément positif est que l’ensemble de la communauté internationale veut jouer un rôle plus fort et plus sérieux afin d’empêcher par exemple des fraudes massives, même si le pouvoir est toujours aux mains des anciens chefs de guerre, des personnes influentes et puissantes, que ce soit à Kaboul, ou dans les provinces que le gouvernement ne contrôle pas réellement. L’ensemble de ces éléments montre que la situation est délétère. Toutefois si les élections législatives se déroulent convenablement, il y aura l’espoir que cela se reproduise lors des élections présidentielles.

Enfin, il ne faut pas oublier que malgré tous les efforts consentis par la communauté internationale, il faudrait avant tout mettre fin à la guerre en Afghanistan, et cela passe par des négociations sérieuses sur l’avenir du pays avec les talibans.  Et c’est là où le bât blesse. Rien ne montre que les talibans ont changé. Dans les négociations engagées entre les talibans et les Américains, le gouvernement de Kaboul n’a pas sa place. Les élites afghanes de plus en plus hostiles aux talibans soupçonnent l’administration de Donald Trump de parvenir à un accord avec les talibans et de préserver leur influence avec un régime plus théocratique à l’image de l’Arabie saoudite, mais capable d’assurer une certaine sécurité dans le pays. L’Afghanistan est loin de voir le bout du tunnel.

Les nouvelles voies de l’Amérique latine

Tue, 09/10/2018 - 14:47

Carole Gomez et Christophe Ventura, chercheurs à l’IRIS, répondent à nos questions à propos du dossier de la Revue internationale et stratégique n°111 qu’ils ont dirigé sur Les nouvelles lois de l’Amérique latine » :
– Pourquoi avoir consacré ce nouveau numéro de la RIS à l’Amérique latine ? Quelles sont les nouvelles voies que vous évoquez ?
– Quels sont les principaux enjeux du cycle électoral de 2018 et 2018 qui pourrait considérablement modifier le panorama politique de la région ?
– De nouveaux rapports de force semblent avoir lieu en Amérique latine, notamment entre la Chine, les Etats-Unis et l’Europe. Quels sont-ils ? Avec quelles conséquences ?

Présidentielles brésiliennes à l’heure de l’intolérance

Mon, 08/10/2018 - 18:56

Le candidat d’extrême-droite, Jair Bolsonaro, est arrivé largement en tête des élections brésiliennes, dimanche 7 octobre. Le candidat du Parti des travailleurs, Fernando Haddad, a bien fini deuxième. Mais il a été nettement vaincu aux points : 46% pour le premier et 29% pour le second.

Le résultat a bousculé bien des certitudes. Loin du Brésil. Comment comprendre cette pole position d’un nostalgique des dictatures qui ont dévasté l’Amérique du Sud il n’y a pas si longtemps ? Comment entendre cette relégation, relative, mais réelle d’une formation, le PT, qui, il y a encore quatre ans a soulevé tant de passions positives ?

Le deuxième tour, le 27 octobre, s’annonce périlleux. Périlleux pour le candidat du PT, sans doute. Mais aussi redoutable pour le futur de la démocratie au Brésil. Et par contagion et osmose bien au-delà. Le recours à des comparaisons explicatives, tirées d’expériences françaises, voire européennes et trop souvent nord-américaines ouvre beaucoup de fausses fenêtres. La clef de ce mystère apparent se résume en un mot, enraciné dans l’histoire sociale du Brésil, « Intolérance ».

Intolérance des nantis à l’égard des plus pauvres d’abord. C’est la plus solidement enracinée dans un passé construit sur quatre siècles d’esclavage. Ceux que le sociologue Jesse Souza, a qualifié dans l’un de ses derniers ouvrages, « d’élites du passé », placés devant le dilemme démocratie ou perpétuation des privilèges ont choisi. Plutôt l’extrême-droite que le retour d’un parti, le PT qui a fait le choix de la démocratie sociale. D’un PT qui a tant, trop donné aux plus pauvres de 2003 à 2016.

Le vote pour Jair Bolsonaro est cohérent avec la destitution inconstitutionnelle en 2016 de la présidente élue en 2014, Dilma Rousseff (PT). Elle est cohérente avec la condamnation sans preuve à 12 ans de prison de l’ex-président Lula (PT). Elle est cohérente avec les pressions exercées sur les juges par le Commandant en chef des forces armées pour empêcher la libération de Lula. Elle est cohérente avec l’action combinée d’élus sans foi ni loi démocratiques et des grands médias destinée à construire l’image d’un PT, bouc émissaire des crises brésiliennes. Juges, députés et sénateurs ont coordonné leurs initiatives de 2016 à 2018 pour préserver l’immunité de nombreux présumés corrompus, le président de fait Michel Temer (PMDB), le sénateur Aecio Neves (PSDB), José Serra (PSDB), ex-ministre des Affaires étrangères, par exemple.

Intolérance religieuse ensuite. Le Brésil est un pays imbibé d’émotions transcendantales. Depuis toujours les plus démunis ont cherché dans l’au-delà et dans ses démiurges la voie de la consolation. Ce segment est aujourd’hui de plus en plus capté par les églises évangélistes pentecôtistes. Qui prêchent, aux perdants, aux plus pauvres, le salut individuel pour accéder à la bénédiction divine et à la richesse qui iraient de pair. Ces églises partagent les « valeurs » du libéralisme le plus radical. Elles ont ouvertement appelé leurs fidèles, partagés entre leur solidarité avec le parti des pauvres et leurs croyances à faire le choix de Jair Bolsonaro. Non pas pour défendre un système qui les opprime. Mais pour dénoncer le PT et son candidat comme les créatures d’un démon ayant pour noms, communisme, socialisme, et débauche morale et sexuelle.

Jair Bolsonaro, porté par la bourse, les banques, les agro-exportateurs, les pasteurs évangélistes, les forces armées, et les grands médias, a surfé sur la vague. Et limité sa campagne au minimum permis par le caractère lacunaire des moyens modernes de communication, Whatsapp, Twitter, Facebook et chaîne de télévision de l’Église universelle du Royaume de Dieu. Victimisé par le déséquilibré qui a tenté de le tuer le 6 septembre, mais sorti vivant de l’épreuve, il a ajouté un côté surnaturel à une « campagne » électorale sans argumentation, ni programme.

Seul le nord-est du Brésil (la région du Nordeste), le Brésil pauvre, noir et métis, le Brésil victime de la corruption d’une société pornographiquement inégalitaire a résisté à la vague. Le deuxième tour, le 27 octobre, va-t-il confirmer le premier ? Une certitude en tous les cas. Tous ceux qui soutiennent sans pudeur le discours xénophobe, anti-pauvre, raciste, et de réaction sociale brutale de Jair Bolsonaro vont appuyer sur l’accélérateur entre les deux tours. La voiture démocratique brésilienne va-t-elle résister aux prévisibles embardées de ces trois semaines de « campagne » ?

Migrant(e)s, demandeurs d’asile et réfugié(e)s : comprendre les parcours d’exil

Mon, 08/10/2018 - 18:42

Bérangère Taxil est professeur de droit international public à l’Université d’Angers, pilote du projet ARRECO Alliance Europa sur l’accueil des réfugiés en Europe, et juge-assesseur à la Cour nationale du droit d’asile. Elle répond à nos questions à l’occasion de sa participation au colloque organisé par l’IRIS avec le soutien de la Commission européenne, sur « Sport et réfugié(e)s : une solution pour l’inclusion sociale ? » le 25 septembre 2018 :
– Quelles sont les différences entre « migrants », « demandeurs d’asile » et « réfugiés » ?
– En quoi est-ce important de différencier ces dénominations ?

Sport et réfugié(e)s : une solution pour l’inclusion sociale ?

Mon, 08/10/2018 - 18:41

Laurent Thieule, président de Sport et Citoyenneté, répond à nos questions à l’occasion du colloque organisé par l’IRIS avec le soutien de la Commission européenne, sur « Sport et réfugié(e)s : une solution pour l’inclusion sociale ? » le 25 septembre 2018, dont son organisation est partenaire :

– Pourquoi est-il important pour Sport et Citoyenneté d’être partenaire de cet événement ?

– Quel regard portez-vous sur les initiatives alliant sport et inclusion sociale ? Quels en sont les principaux enjeux ?

Sport et réfugié(e)s : un exemple de projet en matière d’inclusion sociale

Mon, 08/10/2018 - 18:28

Charlotte Thionois travaille à Sportis (Sport international solidaire) qui porte le projet « Paris-SPORT-Réfugiés » co-piloté par la FSGT 75 et Sportis. Elle répond à nos questions à l’occasion de sa participation au colloque organisé par l’IRIS avec le soutien de la Commission européenne, sur « Sport et réfugié(e)s : une solution pour l’inclusion sociale ? » le 25 septembre 2018 :
– Quelle est l’action du comité 75 FSGT en matière d’inclusion sociale ?
– Pouvez-vous nous présenter le projet « Paris-SPORT-Réfugié(e)s » ?

Présidentielle au Brésil : «Une sorte de dégagisme à la brésilienne»

Mon, 08/10/2018 - 16:02

Comment doit-on interpréter le bon score de Jair Bolsonaro ?

Le score du candidat d’extrême droite au premier tour de l’élection présidentielle (46,3% des voix, NDLR) traduit la montée d’une vague conservatrice très forte. Jair Bolsonaro semble être parvenu à faire converger à lui plusieurs courants, en défendant une vision conservatrice sur la question de la famille, sur celle du droit des minorités, de la moralisation de la vie politique ou encore en matière de religion. Rappelons à ce titre que sa candidature est soutenue par les mouvements évangéliques, très puissants dans le pays. Enfin, sur le plan économique, son programme se traduit par une accélération de l’agenda ultralibéral. D’ailleurs, hier soir, la présence de son conseiller économique, Paulo Guedes, à ses côtés dans une vidéo sur Facebook était sans doute un message adressé aux opérateurs financiers.

Qualifié pour le second tour, le candidat du Parti des travailleurs (PT) peut-il refaire son retard ?

Après l’annonce des résultats, Fernando Haddad a déjà enregistré plusieurs soutiens en sa faveur, notamment celle du candidat de centre gauche, Ciro Gomes, arrivé troisième de ce scrutin, et celle de l’écologiste Marina Silva, même si le score de cette dernière s’avère décevant. Mais la véritable clé de cet entre-deux-tours se trouve dans l’attitude que va observer le centre droit, convoité par les deux camps. Dans tous les cas, l’incertitude reste de mise. La campagne électorale a déjà connu plusieurs rebondissements entre le meurtre en mars dernier de Marielle Franco à Rio, la tentative d’assassinat visant Jair Bolsonaro, qui a depuis mené campagne sans sortir de chez lui, ou l’invalidation de la candidature de Lula. Ce scénario, qui sort de la normalité, traduit au passage une crise démocratique très profonde.

Qui est le grand perdant de cette élection?

La droite brésilienne, que ce soit le PSDB de Geraldo Alckmin ou le candidat soutenu par le président sortant, Henrique Mereilles, qui connaissent une véritable déroute. Leur électorat a été littéralement aspiré par Jair Bolsonaro. Le Parti des Travailleurs prend lui aussi une claque. Mais il reste le parti le mieux implanté sur le territoire notamment dans son fief du Nordeste. Plus généralement, ce premier tour traduit une forme de jacquerie électorale qui vient sanctionner les sortants de tous bords politiques. Une sorte de dégagisme à la brésilienne. Jair Bolsonaro a su capter cette vague anti-PT très puissante parmi la classe moyenne. Celle-ci nourrit un sentiment de déclassement avec la crise économique et considère que ses intérêts ont été reniés pendant 15 ans.

« Nos chers espions en Afrique » – 3 questions à Thomas Hofnung et Antoine Glaser

Mon, 08/10/2018 - 11:08

Antoine Glaser est journaliste et spécialiste de l’Afrique. Thomas Hofnung est journaliste à The Conversation-France et spécialiste de l’Afrique et des questions de défense. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Nos chers espions en Afrique », aux éditions Fayard.

Les services français, autrefois inégalés en Afrique, ont-ils désormais affaire à une rude concurrence ?

L’époque où ils détenaient une sorte de monopole, sinon une forme de suprématie, dans ce que l’on a appelé le « pré carré » francophone, autrement dit les anciennes colonies françaises, est bien révolue. L’Afrique s’est mondialisée depuis la fin de la fin de la guerre froide, et dans leurs anciennes chasses gardées, les services hexagonaux doivent compter avec des concurrents de plus en plus actifs sur le continent. Les Britanniques, Histoire oblige, ont toujours été dans le paysage. Les Américains, qui sont de plus en plus présents militairement, quoi que de manière discrète, ont également besoin de renforcer leurs services de renseignement.

Jusqu’à récemment, les Chinois s’occupaient avant tout de conquérir des parts de marché, en jouant sur la carte de la neutralité politique. Mais lors de la chute de Robert Mugabe au Zimbabwe, on a bien vu qu’ils faisaient de la politique, donc du renseignement. D’ailleurs, comme nous le racontons dans le livre, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) veille à ce que ses alliés sur le continent n’achètent pas du matériel d’écoute chinois, qui – outre l’aspect business – permettrait à Pékin d’être directement renseignée à la source…

On assiste aussi, notamment en Centrafrique, au grand retour des Russes qui, comme chacun sait, disposent de services de renseignement très performants, et très entreprenants. Et puis n’oublions pas les Israéliens, qui détiennent quelques places fortes en Afrique, en particulier au Cameroun, où certains de leurs ex-officiers encadrent la garde présidentielle. La coopération est si forte que les officiers supérieurs locaux ont appris l’hébreu pour mieux communiquer !

Existe-t-il toujours une rivalité néfaste entre les services, notamment en ce qui concerne le partage d’informations ?

Cette rivalité est inscrite dans la nature même des services de renseignement. Leur raison d’être, c’est d’obtenir et de garder pour soi des informations que les autres n’ont pas, y compris leurs collègues sur le territoire national. En France, les missions de renseignement sont principalement réparties entre la DGSE (service extérieur), la DGSI (ex-DST, renseignement intérieur) et la DRM (la Direction du renseignement militaire). Ces trois services sont censés coopérer, notamment dans la lutte contre la menace djihadiste. Les attentats perpétrés sur le sol national, depuis début 2015, ont ainsi conduit les autorités à accélérer dans ce domaine, en obligeant les uns et les autres à se parler davantage. Mais, dans les faits, chacun reste très jaloux de ses prérogatives et partage au compte-gouttes ses renseignements. Ainsi dans le Sahel, la DRM a demandé à prendre le lead du recueil de renseignements dans la lutte contre les groupes armés djihadistes. La DGSE devait, en quelque sorte, se mettre à son service. Tout en coopérant, celle-ci a néanmoins veillé à préserver ses sources sur le terrain, comme nous le racontons dans notre ouvrage. Résultat, les militaires se plaignent, à mots couverts, d’un manque de coopération des espions dans les sables du Sahel. Même si l’impact de cette rivalité larvée est difficile à mesurer, elle a sans doute freiné la lutte contre les djihadistes, notamment les efforts menés pour « neutraliser » les têtes.

Entre les espions, qui opèrent en civil et qui peuvent recourir à tous les moyens (ou presque) pour obtenir l’information recherchée, et les soldats en uniforme, qui fondent leur action sur un code d’honneur et des valeurs traditionnelles, ce sont deux mondes fondamentalement étrangers qui sont censés s’entendre. Et cela crée des frictions. Sans même évoquer les interférences de tous les anciens agents des services qui ont créé leurs propres sociétés dans le secteur privé. Officiellement ou officieusement, ils sont toujours en relation avec leurs camarades des services d’État.

Devrait-il être interdit aux anciens patrons des services d’écrire leurs mémoires ?

Il est vrai que, depuis quelques années, ce type de mémoires se multiplient, sans doute du fait de l’appétence de nos concitoyens pour ce monde secret qui fascine, surtout au moment où – à travers les réseaux sociaux, notamment –, tout s’étale sur la place publique. Fondamentalement, tout dépend de l’étendue de leurs révélations ! Et, dans ce domaine, on peut penser qu’il existe des mécanismes de régulation, ou d’autorégulation. Il est difficile d’imaginer, en effet, que, dans les bureaux du boulevard Mortier (siège de la DGSE à Paris), personne ne lit avant publication ces mémoires. On peut aussi penser que ces anciens pontes du renseignement savent jusqu’où ils peuvent aller. Mais notez que, même si ce type de témoignage était banni, resterait le travail d’enquête mené par les journalistes. Notre livre est, en quelque sorte, l’illustration de cette réalité. Dans une société ouverte comme la nôtre, même le monde secret des espions ne peut échapper totalement à la curiosité du monde extérieur. Et, quelque part, c’est rassurant.

Denis Mukwege, Nobel de la paix

Mon, 08/10/2018 - 10:03

Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur de France en RD-Congo, chercheur associé à l’IRIS, avait remis en 2009 la Légion d’honneur à Denis Mukwege, nouveau prix Nobel de la Paix.

Dans l’équipe de l’hôpital de Panzi, près de Bukavu dans le Sud-Kivu, province de la République démocratique du Congo, les psychologues, pourtant cuirassés par tant d’atrocités entendues, craquent parfois quand ils apprennent que plusieurs femmes venaient d’avoir les entrailles ouvertes avec des tessons de bouteille, des matraques, la gueule des fusils. Le Dr Denis Mukwege connaît trop bien ces histoires, toujours les mêmes : après le viol, ces femmes s’enfuient à travers la forêt après avoir été rejetées par leur famille, marquées à jamais par le sang et par la honte. Avec des gestes doux, il les examine et tente, suivant ses propres termes, de les « réparer ». Quand il interroge une femme, il sait quel groupe l’a violée selon le procédé utilisé. Une signature barbare : les rebelles du FDLR, les groupes Maï Maï, les soldats de l’armée FARDC… Il observe que le mot « viol » n’existe pas en langue mashi. Et pourtant, les Bashi, dont c’est l’idiome, constituent la communauté la plus « victimisée » par des actes abjects. Il constate aussi que 80 % des femmes qu’il reçoit déclarent avoir été violées par des hommes armés qui parlent une langue étrangère. Le but est bien d’installer la terreur de la guerre et de provoquer un traumatisme irrémédiable. Les causes de ces drames résident aussi dans la persistance de certaines croyances : les viols de mineures sont censés procurer la richesse. Les creuseurs d’or ou de coltan sont convaincus qu’ainsi ils trouveront un gros lingot ou le bon filon. D’autres prétendent ainsi s’immuniser du Sida, d’autres encore acquérir une invincibilité au combat.

Son nom avait été cité plusieurs fois pour le Prix Nobel. Fils d’un pasteur pentecôtiste de Bukavu, Denis Mukwege a souvent accompagné son père dans ses visites pastorales. Après ses études de médecine au Burundi, il fut affecté à Lemera dans un hôpital protestant. Bien avant la guerre, il fut frappé par les souffrances que rencontraient les femmes durant l’accouchement : mariées trop jeunes, atteintes de malnutrition, le bassin trop étroit, les naissances doivent souvent se faire par césarienne. Nombreuses étaient celles qui mouraient en couches. Il se détourna alors de sa première spécialité, la pédiatrie, et choisit de s’orienter vers la gynécologie obstétrique en étudiant au CHU d’Angers. Il revint à Lemera pour former des équipes de soutien aux femmes. Mais, premier acte de la guerre rwando-congolaise d’octobre 1996, les médecins, le personnel soignant et tous les malades de l’hôpital furent massacrés. Le Dr Mukwege qui était à Bukavu ce jour-là fut le seul médecin rescapé. Il fut alors accusé d’espionnage et dut quitter la ville dans le coffre d’une voiture alors que toute la région était à feu et à sang. Un nouvel hôpital fut reconstruit dans la banlieue de Bukavu, à Panzi. C’est là qu’il travaille depuis 1999. Une urgence s’imposa alors à lui : par centaines, des femmes victimes de violences sexuelles se traînaient jusqu’à l’hôpital. Dans la ville, elles erraient comme des parias. Il se forma alors à une technique très particulière, la « reconstruction vaginale », qui n’était jusque-là pratiquée qu’au Fistula Hospital d’Addis-Abeba. La guerre fit de nouveau rage avec sa sauvagerie quotidienne. Avec l’aide d’une ONG suédoise, il installa un service d’accueil pour les femmes. Il se battit pour obtenir du personnel, former des médecins, des accoucheuses, des infirmières et des travailleurs psychosociaux à l’écoute de ces victimes, le plus souvent des femmes, car elles sont mieux acceptées par les malades, mais des hommes aussi, tous spécialisés dans ce type de thérapie.

L’hôpital de Panzi reçoit 3 500 femmes par an. Les victimes de viol souffrent de diverses lésions du système reproductif, entre autres de prolapsus utérin et de fistules vésico-vaginales qui s’accompagnent d’hémorragie interne. Rares sont celles qui ont bénéficié de la prophylaxie post-exposition qui protège contre le VIH-Sida, le traitement devant être administré dans les 72 heures suivant le crime. Certaines tardent à recevoir les soins craignant d’être rejetées par leur famille. Les conséquences psychologiques sont également graves : dépression, état de choc, sentiment profond de terreur, perte de mémoire, cauchemars… Le Dr Mukwege explique clairement la démarche de Panzi : « Au début de la prise en charge, toutes les femmes violées sont animées par le même sentiment : elles se sentent abandonnées, d’abord par leur mari qui est le premier à les quitter, puis par leur mère, quand celle-ci a survécu. Leur communauté les considère comme des pestiférées. La première chose que nous faisons ici est de les déculpabiliser. Lorsqu’elles ressentent notre affection, elles reprennent confiance en elles et retrouvent l’envie de vivre. C’est seulement à ce moment, lorsque leur état mental s’améliore, que le traitement des lésions anatomiques peut être engagé. »

Denis Mukwege explique encore : « Nous recevons également des jeunes filles de 12, 13 ou 14 ans qui sont enceintes. Elles se retrouvent en pleine brousse sans assistance, elles sont incapables d’accoucher seules. Quand elles survivent, elles se retrouvent avec des lésions graves dues à la dystocie. Ces lésions sont souvent des fistules. Si on opère trop tôt, la réussite de l’opération est presque nulle. En fait, il faut attendre environ 3 mois que les lésions cicatrisent pour débuter la chirurgie de reconstruction. Nous désinfectons, nous les déparasitons, nous les nourrissons comme il faut et nous leur apportons bien sûr un appui psychologique. Pendant cette période, les femmes peuvent mener des activités à l’hôpital, telles que le tricotage, la coupe-couture et l’alphabétisation, qui leur seront utiles une fois retournées dans leur village. Elles peuvent apprendre aussi à faire du pain ou des bonbons. Pendant cette période de latence, elles sont occupées à faire ces petites activités manuelles qui les aident et qui leur permettent d’attendre l’intervention chirurgicale. »

Des enfants courent dans le jardin de l’hôpital. Ils sont nés du viol. Leurs mères ne parviennent pas toujours à les accepter. Les enfants leur rappellent le drame vécu. Que faire de ces enfants ?

Denis Mukwege s’exprime depuis des années devant les chefs d’Etat, à l’ONU ou à la Maison-Blanche, au Parlement européen et devant toutes les instances où il s’est déjà vu décerner de nombreuses récompenses (prix Olof Palme, prix des droits de l’homme des Nations unies, prix de la Fondation Clinton, de la Fondation Chirac, prix Sakharov…). Il accuse et il dérange, quand il dénonce les compromissions, trahisons et atteintes à la démocratie en RD-Congo. Il a échappé à un attentat en 2012 et il fut contraint de fuir son pays.

Thierry Michel et Colette Braeckman lui ont consacré un film : « L’homme qui répare les femmes ». Mais il n’est pas le seul. D’autres médecins, peu connus, plus discrets, se dévouent tout autant et prennent comme lui des risques. Dans l’hôpital de Chiriri, une inébranlable chirurgienne française, Marie-Joseph Bonnet, plus de 70 ans native de Grenoble, arrivée au Congo en 1979, et le Dr Kasereka Luisi, dans l’hôpital Heal Africa de Goma, vivent quotidiennement les mêmes drames et se posent la même question sur l’avenir des enfants du viol.

Géopolitique de la Russie

Fri, 05/10/2018 - 15:36

Jean de Gliniasty est directeur de recherche à l’IRIS, ancien ambassadeur de France en Russie. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Géopolitique de la Russie » paru aux éditions Eyrolles :
– Comment définir la société et le régime politique de la Russie d’aujourd’hui ?
– Comment la Russie se positionne-t-elle sur la scène géopolitique ? Quelle stratégie poursuit-elle sur la scène internationale ?
– Quels sont les principaux défis que la Russie doit relever sur la scène nationale et internationale ?

Trump reinvents the limited sovereignty

Fri, 21/09/2018 - 16:50

Since the end of the Cold war, the United States has never been a fervent supporter of multilateralism. But Donald Trump is taking on a new dimension. Many among the American elites have believed, or still believe in the existence of a unipolar world.

Their exceptional power, their faith in their historic destiny and the widely shared feeling that their given mission is to spread “superior values” didn’t naturally led them to multilateralism. Of course, some nuances exist: Bill Clinton and Barack Obama have been quite multilateralist presidents (or less unilateralist) unlike George W. Bush. Thus, it was Bill Clinton, considered as a multilateralist, who did claim that the United States remained “the one indispensable Nation”. The American unilateralism didn’t start with 9/11, neither with the election of D.J. Trump. It is the foundation of the American foreign policy. It is also encoded in its strategic DNA, in the conception of a perfectly exceptional nation. B. Obama reduced this unilateralism without eliminated it.

But D. Trump brings it to fever pitch. His slogan “America first” hardly hides his will of “America only”. The problem isn’t his disagreement with the other nations or that he wants to act unilaterally. The problem is mainly that he seeks to set up penalties against those who disagree with him. According to him, only the Americans would have the right to fix international rules in terms of economy or security. Other countries would be wrong to disagree and would then take the risk to be punished. This is what happened with the Joint Comprehensive Plan of Action, signed in July 2015 in Vienna, which has patiently been negotiated during more than twelve years between the permanent members of the United Nations Security Council and Germany and approved by most of the other nations, and then one-sidedly broke by the United States. Besides, they consider themselves legitimate to punish those who want to keep trading with Iran. They also arrogate themselves the right to back out of the Paris agreement, signed in December 2015, denying the mostly universal consensus among political leaders and scientists for considering global warming as the greatest challenge for humanity. Finally, the United States treat its NATO allies as subordinates.

Every head of state and government supports its country when bidding for the organisation of sportive competition, such as the Olympic games or the Soccer World Cup. As for Donald Trump, he threatened of sanctions the countries which wouldn’t vote for the US application to organise the 2026 World Cup. This is a first in the history of great sporting events attribution. The United States decides, and other countries must follow without protesting.

Donald Trump’s national security advisor, John Bolton, made a speech that can be considered as a declaration of war to the International criminal court (ICC) and, by extension, to International law: “If the court comes after us, Israel or other US allies, we will not sit quietly. […] We will ban its judges and prosecutors from entering the United States. We will sanction their funds in the US financial system, and we will prosecute them in the US criminal system. We will do the same for any company or State that assists an ICC investigation of Americans. We will take note if any countries cooperate with ICC investigations of the United States and its allies…”. This is clearly the statement that the United States has every right when other countries don’t have any, such as a cowboy in a Native American reserve. The US isn’t subjected to any superior law and nobody can judge it. What give them the right? There is a real antagonism between the European vision, shared with many other countries, and the United States position. Thus, can this country speak on behalf of shared Western values? What would have we said if Russian or Chinese leaders would have made such a statement?

In 1968, when the Warsaw Pact troops entered in Czechoslovakia, Leonid Brejnev developed the concept of “limited sovereignty”, an oxymoron which aimed to conceal the reality. At the time, no country of the Warsaw Pact could exercise its sovereign rights because they were contrary to the Soviet policy. Today, Donald Trump is reinventing this concept, especially within the Western world.

Poussée des populismes en Europe : mouvement éphémère ou tendance structurelle ?

Fri, 21/09/2018 - 16:23

Visibilité accrue de groupuscules d’extrême droite, développement sans précédent des partis politiques populistes de droite en Europe, comment analyser les mécanismes et l’engouement de cette montée en puissance ? Quelles sont les différences et les similitudes propres aux différents mouvements de cette famille politique à travers l’Europe ? Quels enjeux sur les prochaines élections européennes de mai 2019 ? Le point de vue de Jean-Yves Camus, chercheur associé à l’IRIS.

Comment expliquer et comprendre la montée en puissance de nombreux partis politiques dits populistes en Europe ? Y a-t-il eu des faits marquants pouvant illustrer l’engouement de cette vague « populiste » ? Ne sont-ils que des symptômes de la mondialisation et du libéralisme tant économique que sociétal ?

Effectivement, les victoires électorales ou les percées électorales des mouvements populistes xénophobes de droite en Europe représentent une forme de réponse à l’angoisse qu’une partie des citoyens ressent face à une mondialisation dont ils sentent qu’elle est inéluctable, mais qui est allée trop vite.

Une sociologie du vote est donc possible, voire souhaitable, afin de mettre en évidence plusieurs critères et phénomènes socio-économiques. En effet, qu’il s’agisse du Rassemblement national (RN) (anciennement Front national) ou des électeurs du Brexit, nous pouvons retrouver plusieurs points communs.  Parmi la frange de la population la plus précaire, la moins éduquée, la moins favorisée en termes de revenus, il y a une tentation du vote pour les partis populistes de droite. Ces partis politiques semblent être les seuls, avec ceux de la gauche radicale, à prendre en compte le sort de tous ceux qui ont été laissés sur le bas-côté de la mondialisation. Ainsi, les électeurs des partis populistes de droite expriment par leurs votes une idée et un ressenti social et humain d’une part, mais également une forme d’insécurité face à des bouleversements qui ne concernent pas simplement leur situation économique, mais aussi leurs repères culturels.

Le concept d’« insécurité culturelle » est sans aucun doute un concept polémique. Il a été énoncé notamment par Laurent Bouvet. La notion décrit le sentiment d’insécurité potentiellement éprouvé par un groupe social autochtone confronté dans son espace culturel historique à une présence ou à une influence extérieure. Ce groupe social autochtone peut alors se sentir menacé dans la pérennité de sa culture, de ses valeurs, de ses normes et de son mode de vie. Je connais les critiques qui sont formulées contre ce concept, notamment celle de déplacer le débat des enjeux économiques vers une forme d’essentialisation culturelle. Mais il me semble indéniable, les baromètres de la Commission nationale consultative des droits de l’homme le montrent, que si l’indice de tolérance augmente en France, il existe des catégories de population, en particulier les musulmans ou perçus comme tels dont la culture est vue comme une menace. 47 % des personnes interrogées estiment désormais qu’«aujourd’hui en France, on ne se sent plus chez soi comme avant et 44% des sondés voient l’islam comme une menace pour l’identité de la France. Ces opinions négatives reposent peut-être sur des fantasmes, il n’empêche que les sympathisants du RN sont beaucoup plus perméables à ces idées que le reste de la population.»

Les électeurs qui votent pour le RN perçoivent donc véritablement une forme d’insécurité, dont le fait que des cultures qui n’existaient pas sur notre sol soient aujourd’hui présentes près d’eux. Il ne s’agit pas seulement d’une menace de l’étranger non européen sur leur travail ou sur leur revenu, mais également comme d’une menace sur leurs certitudes et sur leurs modes de vie.

Ainsi, plusieurs partis politiques français, évoquent et discutent de ces sujets, notamment afin de récupérer les votes de citoyens désabusés et désenchantés de cette situation politique, sociale et économique qui pourraient se diriger vers le RN. À l’exemple de Laurent Wauquiez du parti Les Républicains (LR), lors d’un discours récent, où il a dit : « les Français en ont assez de ne plus se sentir chez eux ». C’est donc une manière de récupérer le discours frontiste en se faisant le porte-voix de cette peur qu’ont bon nombre de citoyens parce qu’ils ont l’impression que leurs repères culturels leur échappent.

Est-ce que tous les partis politiques européens dits populistes sont identiques, que ce soit en Suède, en Italie, en Hongrie, en Autriche ou ailleurs en Europe ?

Évidemment que non, car nous sommes en face d’une famille politique où les valeurs qui prédominent sont le patriotisme, voire le nationalisme, le souverainisme, la volonté de mettre des frontières et du protectionnisme à la fois dans la circulation des hommes, mais aussi des marchandises. Il y a en effet une contradiction initiale entre le fait que ces partis soient nationalistes d’une part, et constitueraient un bloc homogène d’autre part.

Chaque parti politique est déterminé par l’histoire spécifique relative à son pays. Par exemple, nous ne pouvons comprendre le phénomène Victor Orbán que si nous regardons l’histoire spécifique de la Hongrie, dépecée par le Traité de Trianon voici juste un siècle. De même pour la Ligue du Nord en Italie, le FPÖ en Autriche, le SD en Suède ou le PiS en Pologne. Il y a par ailleurs, du côté des scientifiques, une grande difficulté à décrire précisément ce que serait la famille des partis dits d’extrême droite ou nationaux populistes. Mais, quel que soit le terme que nous employons, nous butons toujours sur le fait que ces partis n’ont au fond qu’un petit dénominateur commun, relativement faible, composé de trois concepts idéologiques.

Le premier dénominateur commun est la considération que le peuple a toujours raison contre les élites. Deuxièmement, qu’à l’intérieur d’un pays, il existe les nationaux et les étrangers et que les premiers, c’est-à-dire ceux qui sont détenteurs de la nationalité, doivent avoir des droits supérieurs à ceux qui ne la possèdent pas.  En outre, Marine Le Pen l’a redit à Fréjus le dimanche 16 septembre : elle veut réserver les aides sociales et le logement en priorité aux Français. Il s’agit donc de l’instauration d’un système de discrimination juridique entre ceux qui sont nationaux et ceux qui ne le sont pas. Le troisième point commun est le patriotisme, voire le nationalisme.

Voici donc le socle commun des partis politiques populistes de droite sur le continent européen. Toutefois, certaines différences existent, notamment en matière économique et sociale, avec des partis qui sont plus ou moins libéraux. Les populistes scandinaves de droite, par exemple, ont pour matrice originelle la droite mainstream conservatrice et libérale. Ce sont donc des libéraux, voire des ultra-libéraux, qui, à un moment donné, ont quitté la droite, car ils considéraient qu’elle ne donnait pas assez d’importance aux enjeux que sont l’immigration et l’identité.

Nous avons d’un autre côté des protectionnistes. Cependant, ce qui semble avoir le vent en poupe actuellement, est-ce qu’on appelle l’ordo-libéralisme. Il s’agit d’une doctrine économique qui consiste à considérer que le marché doit être libre à l’intérieur de frontières protégées. Autrement dit, il s’agit d’une économie concurrentielle, d’une économie de marché à l’intérieur de l’État, mais avec des barrières de protection contre le dumping social, et contre le dumping économique aux frontières. C’est donc un mélange de libéralisme orthodoxe et de protectionnisme.

Par ailleurs, la grande erreur de ceux qui assimilent la gauche radicale et la droite radicale est d’oublier deux critères cruciaux. Le premier est que la gauche radicale se revendique internationaliste, alors que la droite radicale se positionne en tant que nationaliste. Le second critère est que la gauche radicale est opposée au libéralisme économique (elle ne croit pas que le marché puisse permettre d’atteindre l’optimum individuel et collectif) tandis que les formations populistes de droite qui souhaitent instaurer l’ordo-libéralisme restent profondément attachées à l’État-minimum, à la dérégulation et au marché.

Ainsi, lorsque Marine Le Pen ou Marion Maréchal disent qu’il faut libérer les entreprises des formalités administratives excessives et des charges qui pèsent sur leur bon fonctionnement et leur chiffre d’affaires, elles tiennent bel et bien un discours libéral orthodoxe. Cependant, elles y ajoutent le protectionnisme, qui effectivement, ne fait pas partie du logiciel libéral classique. Nous retrouvons cela dans la plupart des partis populistes actuels. Ces derniers essaient de se distinguer des droites de gouvernement sur la question des frontières, à la fois sur les mouvements des hommes, mais aussi sur les mouvements des capitaux et des marchandises.

Comment vont évoluer, selon vous,  ces partis dits populistes à l’aube des élections européennes de mai 2019 ? S’agit-il seulement d’un mouvement éphémère ou d’une tendance plus structurelle de fond ?

Cela fait longtemps qu’il s’agit d’une tendance structurelle. En effet, les premiers succès électoraux de ces partis datent des années 1980. Le FN, désormais RN, a pour la première fois envoyé dix députés au Parlement européen en 1984. Premières élections lors desquelles il a dépassé la barre des 10%.

Je suis régulièrement interrogé sur les critères novateurs des manifestations de Chemnitz qui ont lieu en Allemagne depuis quelques semaines. Et je réponds : pas grand-chose ! En effet, déjà durant les premières années après la réunification de l’Allemagne, il y avait dans certaines parties du pays des attaques contre des foyers de demandeurs d’asile, et des homicides touchant des personnes qui étaient soit des immigrés, soit des réfugiés. Finalement, j’ai l’impression que nous redécouvrons le phénomène quasiment de jour en jour, ou à chaque fois qu’une élection vient nous le rappeler.

Mais le fait saillant est que cette famille des droites populistes et xénophobes s’est installée comme une composante structurelle de la vie politique dans la majorité des pays d’Europe occidentale depuis les années 1980, et quasiment depuis le passage à l’économie de marché et à la démocratie libérale pour les pays d’Europe de l’Est.

Il s’agit donc vraiment d’un phénomène inscrit dans la durée et qui va trouver dans les élections européennes le moyen, peut-être, de frapper un grand coup. En effet, nous allons être dans ces élections dans un combat binaire. Cela a d’ailleurs été posé ainsi par le président Macron, qui a dit : « Je veux incarner le camp des progressistes contre celui des populistes ». Marine Le Pen, de son côté, tout comme Mateo Salvini et Victor Orbán avant elle, a dit qu’elle allait relever le gant. Il y aurait donc, d’un côté, ceux qui veulent davantage d’Europe et d’intégration, et de l’autre, ceux qui veulent davantage de nation et d’identité. Les électeurs vont donc être amenés à se prononcer dans ce qui va être une sorte de referendum. Et les deux camps semblent favorables à ce que ce soit ainsi.

Les populistes réussiront-ils à gagner une majorité au Parlement européen ? J’en doute. Pourront-ils avoir une minorité de blocage ? C’est possible. Ce serait alors une crise majeure, sauf que nous y sommes déjà d’une certaine manière. Effectivement, deux pays de l’Union européenne (UE) ont vu se déclencher des procédures article 7 (la Pologne et désormais la Hongrie). De plus, un pays majeur, la Grande-Bretagne, a choisi de sortir de l’UE. Il y a par ailleurs, dans divers pays, des partis de cette famille politique au gouvernement, même s’ils n’ont pas toutes les manettes entre leurs mains.

Le constat provisoire est que de toute façon, ces partis politiques, même s’ils ne sont pas au pouvoir, notamment en France, ont tout de même durablement modifié le cours de la construction européenne. Lorsque nous faisons le bilan des trente années passées, incontestablement, les partis populistes de droite ont été des acteurs majeurs de cette crise de confiance dans le projet européen qui était en train de se manifester sous nos yeux.

« La diplomatie n’est pas un dîner de gala » – 3 questions à Claude Martin

Thu, 20/09/2018 - 18:16

On hésite avant d’entamer un si long parcours. 947 pages peuvent effrayer. Quelques personnes pour qui j’ai le plus grand respect intellectuel me disent que je ne serai pas déçu. Et je ne le fus pas. Au-delà du récit personnel, Claude Martin, ancien ambassadeur de France, apporte une vision globale de la politique étrangère française ; de la Chine, de l’Europe, de l’Allemagne. On y découvre les grands desseins et petites mesquineries, y compris de la part de personnes haut placées. Anecdotes croustillantes se mêlent à des réflexions stimulantes. Bref, on ne s’ennuie pas une seconde. Et à l’époque de la diplomatie du tweet, un livre d’envergure qui s’inscrit dans une perspective de temps long, est plus que bienvenu.

Vous êtes l’un des meilleurs connaisseurs français de la Chine. Quel type de politique y préconisez-vous pour que la France préserve et développe au mieux ses intérêts ?

La Chine est aujourd’hui la deuxième puissance économique du monde, un acteur de plus en plus important sur la scène mondiale. Si nous pouvons regretter son régime, qui n’évolue pas dans le bon sens, nous devons pourtant respecter sa souveraineté, ne pas chercher à lui imposer par la force notre système politique, et, surtout, ne pas commettre l’erreur d’une politique qui viserait à la « contenir », à la « punir », ou à la « forcer » à changer de politique, avec l’illusion que nous pourrions ainsi la rapprocher de nos « valeurs ».

Nous avons, après les évènements de Tiananmen, commis l’erreur de nous lancer dans une politique de sanctions, mélangeant morale et stratégie. Cette politique n’a eu aucun effet sur le gouvernement chinois, mais a plutôt joué comme un stimulant sur les autorités de Pékin qui se sont lancées dans une politique de modernisation et de croissance accélérées, consolidant ainsi le régime, alors que nous nous autopunissions, commercialement et politiquement, en aggravant la situation par nos ventes d’armes à Taiwan.

La politique des sanctions a été perçue en Chine comme une « politique de l’Occident », dans laquelle l’Europe a perdu toute visibilité. L’Union n’a jamais depuis lors réussi à convaincre Pékin que nous avions une identité et des intérêts propres. Par notre incapacité à exister, à parler et à nous défendre seuls, nous avons facilité le travail de la nouvelle équipe dirigeante chinoise, qui développe une stratégie d’opposition, voire de confrontation, entre la Chine et « l’Occident » pris comme un bloc. Stratégie commode qui lui permet de contester toutes les institutions et normes de l’ordre international existant (Charte des Nations-Unies, Déclaration universelle des droits de l’homme, Cour de La Haye, OMC[1]) comme des créations de cet Occident dominateur, auquel elle oppose sa propre tradition confucéenne.

Face à ces dérives, la France doit revenir à une politique très simple. Elle doit traiter la Chine en pays indépendant et souverain, entretenir avec elle des relations sans complaisance, mais dépourvues d’agressivité ou d’hostilité (alors que les récents discours officiels français donnent l’impression que notre pays est tenté de tisser avec d’autres pays d’Asie et du Pacifique, notamment l’Inde et l’Australie, une « alliance antichinoise »), et lui parler franchement : la Chine doit respecter ses engagements et prendre les mesures nécessaires pour nous permettre d’entretenir avec elle une relation équilibrée. La coopération franco-chinoise doit être fondée sur le respect des souverainetés, l’intérêt mutuel et la réciprocité.

Notre pays doit se refuser à toute concession, peu importe la forme, visant à accepter une révision des principes de la Charte, ou de la Déclaration sur les Droits de l’Homme, et maintenir une position ferme à l’OMC : Pékin doit réformer son économie pour avoir droit au traitement d’une économie de marché. Et en attendant, notre pays doit défendre ses propres intérêts, en soumettant à un contrôle strict les investissements chinois dans les secteurs stratégiques, comme la Chine le fait elle-même. Et il doit refuser d’entrer dans le projet des « nouvelles routes de la soie », dont l’objectif est clairement de contourner les règles de la coopération internationale fixées par le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC et l’Union européenne.

Notre politique à l’égard de la Chine ne peut avoir d’efficacité qu’au sein d’un cadre européen. La Chine, qui redoute cette approche, a lancé des initiatives (notamment le dialogue 16+1) qui visent à disloquer le « bloc » des 28. Elle pousse les pays européens de l’Est, mais aussi le Portugal et la Grèce à s’opposer à toute initiative solidaire de l’Union. Elle encourage la Grande-Bretagne à jouer son propre jeu, sans attendre le Brexit. Il est urgent de nous ressaisir, et de se doter d’une réelle politique commune vis-à-vis de la Chine.

Faute d’accord à 28, la France doit s’efforcer de définir avec les pays de l’Union qui ont une vision stratégique (Allemagne, Italie, Pays-Bas, Belgique, et, si possible, la Grande-Bretagne) une « réponse européenne à la Chine » dans laquelle nous exprimerions à la fois notre différence et notre distance vis-à-vis de la politique américaine, notre disponibilité à conduire avec Pékin une coopération fondée sur le respect mutuel des souverainetés, mais aussi notre attachement au respect d’une identité européenne. Sans doute faudra-t-il créer une structure spéciale pour ce dialogue. La France et l’Allemagne devraient en prendre l’initiative et la direction.

L’Europe élargie est-elle une Europe faible ?

Oui, l’Europe s’est affaiblie avec l’élargissement, et elle est aujourd’hui beaucoup moins solide et plus désunie qu’elle ne l’a jamais été.

Il y a eu d’abord l’effet mécanique de l’augmentation du nombre de ses États membres. La Communauté à six était homogène, cohérente et efficace. Elle l’est restée à neuf, dix, et encore plus ou moins à douze. La Communauté portait bien son nom, et réunissait des États qui avaient un projet commun : rapprocher leurs peuples par la solidarité économique. Le tarif extérieur commun, les « ressources propres », la « préférence communautaire », il y avait là tout un système, cohérent, accepté par tous, qui concourait naturellement à la solidarité des partenaires.

Puis, avec le traité de Maastricht, nous sommes devenus une « Union » de peuples aux traditions différentes. Nous avons fait entrer des pays « neutres ». Et au même moment nous avons voulu intégrer dans les Traités un projet de rapprochement des politiques extérieures (que nous avions jusqu’ici sagement développé à part, sur une base volontaire). Ce fut le début des incohérences. Il y en eut bien d’autres. Les mécanismes de la « préférence communautaire » ont été démantelés, la recherche d’une solidarité économique a été perdue de vue, la priorité dans nos relations extérieures a été donnée à l’affirmation de « valeurs communes » certes importantes, mais difficiles à formaliser, et qui n’étaient pas proprement européennes. Le projet économique européen s’est progressivement noyé dans une démarche plus vaste visant à rassembler l’ensemble des pays occidentaux dans une libéralisation mondialisée.

L’arrivée autour de la table du Conseil, mais aussi au Parlement et, surtout, à la Commission, de treize nouveaux États a marqué la fin des ambitions spécifiques qu’on pouvait avoir pour l’Europe. Les anciens pays du Comecon n’étaient pas vraiment préparés à entrer dans un ensemble solidaire et organisé. Ils attendaient surtout de l’Union des subventions, et l’accès à nos marchés. Mais ils étaient atlantistes avant d’être européens. Plusieurs ont d’ailleurs conditionné leur adhésion à l’Union à celle à l’OTAN.

Le paradoxe est que ces pays ont revendiqué en même temps au sein de l’Union des droits supérieurs à ceux que devaient normalement leur donner leur taille et leur poids. Et la Constitution européenne, élaborée dans des conditions très discutables, et ratifiée dans des conditions encore plus contestables, leur a donné ces droits. Les petits États font aujourd’hui la loi dans les institutions européennes. Il y a à la Commission (qui vote à la majorité simple) trois Baltes pour un Français. Au Conseil, la règle de la « double majorité » permet aux « nouveaux » États membres de bloquer toute décision qui leur déplait. Au Parlement, la répartition des sièges est outrageusement favorable aux plus petits États. La France, pays fondateur, est ainsi sous-représentée, et pratiquement hors d’état d’exercer une vraie influence dans les trois institutions européennes. On a récemment vu les conséquences de cette situation lors de différentes affaires, comme celle des travailleurs détachés ou du glyphosate.

Mais, aujourd’hui, la faiblesse de l’Union ne vient pas seulement du nombre de ses membres. Elle tient aussi à la modification du système institutionnel de l’Union (du fait de son élargissement) qui fonctionne, il faut le dire, avec des institutions illégitimes. L’exemple des relations avec la Chine, évoqué plus haut, et symptomatique. Nous ne pouvons plus mener à l’égard de Pékin une politique de fermeté, car la politique commerciale doit être menée à la majorité qualifiée, et cette majorité dépend du bon vouloir de pays sur lesquels la Chine exerce aujourd’hui une très forte influence. L’Union élargie est faible, mais ses membres les plus importants sont empêchés d’agir à titre national. Une situation vraiment absurde.

En réalité, on peut se demander si tout ce que nous avons construit depuis cinquante ans, pour donner à l’Europe une capacité à agir et à se défendre, n’est pas en train de s’effondrer. Même vis-à-vis des États-Unis, à l’égard desquels nous avions réussi à préserver notre cohésion lors de trois « rounds » commerciaux successifs, nous ne nous tenons plus solidement unis. Il suffit aujourd’hui d’une menace de M. Trump sur l’automobile allemande pour que le président de la Commission se précipite à Washington et lui promette, sans mandat, des « arrangements » flous, pour obtenir un « armistice provisoire ». Il y a de quoi en être abasourdi, quand on se souvient de la fermeté avec laquelle, en 1993, dans le cadre de l’Uruguay Round, nous avions remis au pas MM. Brittan et Kantor qui avaient essayé de conclure un accord pareillement contraire à nos intérêts.

Dans une Europe à 28, il n’y a en réalité plus de vision commune ni de volonté de se construire un destin commun. Le débat moral sur les « valeurs », comme celui, émotionnel, sur l’accueil des migrants, occultent la vraie question, qui est de savoir comment l’Europe peut encore garder une place et un rôle dans un monde qui l’écrase et qui la nie. Tandis que, sous la pression des opinions, les gouvernements européens débattent du sort à réserver aux passagers de l’Aquarius, M. Trump peut mettre en œuvre une politique qui anéantit tout ce que nous avons voulu faire depuis cinquante ans pour montrer au monde que nous existions. Pas une entreprise européenne ne s’essaiera à enfreindre l’embargo américain à l’égard de l’Iran. Chacun sait que le fameux texte de 1996, qu’on présente comme une parade efficace contre l’unilatéralisme américain, est un sabre de bois. Et tout le monde peut constater que l’euro, lui-même, qui devait « permettre à l’Europe de commercer dans sa monnaie », ne nous sert en l’occurrence à rien, puisque nos grands acteurs économiques sont connectés au système monétaire américain, et donc vulnérables. Arrêtons de nous gargariser de cette formule, « l’euro, instrument de l’indépendance de l’Europe ». Dans l’économie mondiale, le dollar est et reste roi.

Dans les circonstances actuelles, comment relancer le couple franco-allemand ?

Depuis dix ans, le couple franco-allemand fonctionne de façon totalement déséquilibrée.

Traditionnellement, l’axe Paris/Berlin repose sur trois équilibres. D’abord, les deux économies doivent être, autant que possible, à parité, ou dans un état de santé comparable. Ensuite, face à une Allemagne exprimant les attentes des pays du nord de l’Europe, la France doit pouvoir relayer les sensibilités de ses deux grands voisins du Sud. Enfin, des relations personnelles de confiance, fondées elles aussi sur l’équilibre des personnalités, sont nécessaires entre les dirigeants des deux pays, pour faciliter le dialogue et la compréhension mutuelle.

Sur ces trois points, la situation s’est beaucoup détériorée.

Nous sommes désormais en état de grave infériorité économique par rapport à l’Allemagne, pas seulement par la situation de nos finances, mais plus encore à cause de notre calamiteuse balance commerciale et de notre déclin industriel de plus en plus sensible. Il faudrait, sur les trois sujets, des mesures beaucoup plus énergiques que celles prises depuis un an, pour que nous puissions parler de nouveau dans de bonnes conditions à Berlin.

L’équilibre géographique sur lequel nous avions la possibilité de nous appuyer s’est lui-même altéré. Nous n’avons plus aucun appui à attendre de l’Italie. Certes, le gouvernement de Rome n’est pas proche de nos idées, mais nous avons besoin d’une bonne entente pour équilibrer le poids des pays du Nord. Nous placer en situation de confrontation ouverte avec notre voisin italien équivaut à nous affaiblir et nous isoler. Le dialogue plus constructif que nous avons avec le nouveau gouvernement espagnol, bien fragile, ne suffit pas.

Quant aux relations personnelles entre le président et la chancelière, exécrables sous Nicolas Sarkozy, aimables mais marquées par une faible considération réciproque sous François Hollande, elles sont restées très ambiguës depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Angela Merkel n’a certainement pas apprécié que l’Élysée s’emploie à présenter le jeune président français comme le nouveau « leader naturel » de l’Europe. Si elle est restée en retrait, c’est parce qu’elle doit gérer une situation interne compliquée, mais aussi parce qu’elle ne juge pas les idées du président tellement « nouvelles », mais y voit plutôt la permanence de tropismes français qu’elle ne partage pas. Elle se sent suffisamment solide, avec la popularité personnelle dont elle continue de jouir dans son propre pays, pour résister à ce vent d’ouest qui ne la déstabilise pas réellement. La chancelière demeure solidement assise sur deux certitudes, qui continuent à lui procurer un sentiment de supériorité. La première est que l’Allemagne a une économie solide, alors que la France ne s’est pas encore redressée. Et la seconde est que le « phénomène macronien », si novateur soit-il, a peu de chances d’ébranler les colonnes du temple européen, dont elle détient les clés. Quelles que soient leurs performances électorales l’an prochain, les deux partis de la coalition berlinoise, CDU et SPD, continueront à contrôler les deux principaux groupes parlementaires européens. Les formations françaises dispersées en une demi-douzaine de listes auront du mal à s’insérer dans ces groupes, et encore plus de mal à s’y faire entendre. L’Allemagne continuera à faire la loi au Parlement européen, comme elle le fait depuis bien longtemps.

Un réel redressement du couple franco-allemand supposerait un redressement rapide de l’économie française, et, toujours côté français, une recherche d’union plus que de division. La France ne peut réduire son combat européen à la défense de valeurs morales, elle ne peut s’éloigner des peuples qui veulent que l’Europe défende d’abord son identité, c’est la revendication qu’elle a elle-même portée dans tous les combats européens depuis cinquante ans. La France est déjà sous-représentée dans les institutions européennes. Elle s’affaiblirait encore plus en prenant des positions excessives ou déséquilibrées, en engageant des campagnes certes louables, mais dans lesquelles nous risquons d’être peu suivis, réveillant au contraire des contentieux et de vieilles rancunes, face à une Allemagne qui, elle, a su ne se couper de personne.

[1] Organisation mondiale du commerce.

MARTIN (Claude), La diplomatie n’est pas un dîner de gala, L’aube, 2018.

Migration et développement : trois graves erreurs

Thu, 20/09/2018 - 16:12

La question de l’explosion démographique de l’Afrique subsaharienne – qui verra sa population plus que doubler d’ici 2050 – croise, dans l’imaginaire européen, celle d’une ruée de migrants se déversant sur les rives du Vieux Continent. Divers travaux scientifiques récents mettent à mal des préjugés sur les migrations qui nourrissent les peurs et font le lit des positions extrêmes. Trois affirmations sont fermement contestées au point de mettre à mal les logiques sécuritaires qui s’infiltrent dans celles du développement et de l’aide.

Affirmation 1. L’Europe de 2050 sera peuplée à 25 % d’immigrés subsahariens

Selon l’écrivain-journaliste Stephen Smith (2018), le Vieux Continent comptera 150 à 200 millions d’Afro-Européens dans trente ans. « Un quart des habitants de l’Europe seront  » africains  » en 2050 », voire « plus de la moitié des moins de trente ans » écrit-il de manière péremptoire (p. 15).

C’est faux !

Du haut de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France, François Héran (2018) répond dans une note, construite sur la « matrice bilatérale des migrations » (établie par la Banque mondiale, l’OCDE et le FMI et qui recense depuis quinze ans le nombre de natifs d’un pays résidant ailleurs), que cette invasion est un mirage. « L’ordre de grandeur le plus réaliste est cinq fois moindre ». Les Subsahariens, dont le nombre va certes fortement augmenter dans leur pays, mais qui ne représentent que 1 % de la population européenne (1,5 % de la population française) représenteront tout au plus 3 ou 4 % de la population des pays du nord en 2050. Pourquoi pas davantage ? Parce qu’il n’y a pas de parfait vase communiquant entre d’un côté l’augmentation rapide de la population et de l’autre celle de la migration intercontinentale.  « Si l’on intègre la croissance démographique projetée par l’ONU. C’est-à-dire le passage de 970 millions d’Africains en zone subsaharienne à 2,2 milliards en 2050 (…), les immigrés subsahariens installés dans les pays de l’OCDE pourraient représenter en 2050 non plus 0,4 % de la population, mais 2,4 %. » précise F. Héran. Une hausse importante certes, mais ne permettant en aucun cas de parler d’invasion, même en ajoutant la seconde génération. Le « trop-plein » ne se déverse pas mécaniquement, en Europe ou ailleurs, en empruntant les routes souvent tragiques de l’émigration.

On objectera que les conflits africains peuvent précipiter le mouvement migratoire. Certes, mais dans une proportion modeste. De fait la part prise par l’Europe dans l’accueil de réfugiés africains est assez marginale. Les contingents de réfugiés et de déplacés sont dans les pays voisins : la Tanzanie, le Kenya, l’Ouganda, le Congo… ont accueilli des flux considérables de victimes de conflits. Le continent africain était en 2015 la première terre d’asile du monde et compte plus de 4 millions de réfugiés et de déplacés.

Affirmation 2. La pauvreté est la source de la migration

Faux, également ! Du moins à l’échelle macro-sociétale.

L’Afrique subsaharienne émigre peu, moins que l’Amérique centrale, l’Asie centrale ou les Balkans. En raison même de sa pauvreté. Pour quelle raison ? Les mouvements des populations aujourd’hui confirment un résultat connu depuis les travaux de Wilbur Zelinky (1970) : plus un pays est pauvre, moins ses habitants ont de chance de migrer au loin.

Il existe une courbe en U inversé dans la relation migration et développement. Au stade de la pauvreté, le pays (ou la région) connaît peu de départs. Puis, jusqu’à un nouveau stade, le taux d’émigration augmente avec le niveau de développement d’un pays. Ensuite, cette relation se stabilise et, à partir d’environ 6000 dollars de revenu par habitant, la courbe s’infléchit et le taux d’émigration fléchit (Clemens, 2014).

La thèse qui sous-tend ce graphique est âprement débattue. Les profils de l’émigration sont en effet divers, selon les zones de départ et d’arrivée. Mais on s’accorde à dire que ce sont rarement les plus pauvres qui émigrent. Trois explications reviennent le plus souvent, avec même pour chacune une pondération (Thu Hien Dao, 2018)

– Les personnes qualifiées sont celles qui ont la plus forte propension à migrer, car elles auront l’opportunité de trouver un travail à l’étranger. Le niveau de qualification de la population, corrélé au niveau de développement de son pays, explique entre un tiers et la moitié la relation croissante développement/émigration dans la première phase.

– Les inégalités de revenus ont tendance à croître dans cette phase initiale du développement. Elles augmentent le niveau d’aspiration à la mobilité et les capacités des pauvres à émigrer. Cela explique un quart de la relation.

– Il est plus facile de rejoindre un pays où se trouve déjà une diaspora importante, laquelle est un facteur d’amplification de l’émigration. L’existence d’un réseau d’amis ou de compatriotes aide aussi au financement du voyage. L’influence de ces facteurs serait de l’ordre de 30%.

La croissance économique favorise donc l’émigration. Il faudrait ajouter d’autres facteurs comme l’urbanisation où se diffuse l’information sur les « routes » de la migration et où se multiplient  les possibilités de financement des départs (De Haas, 2010).

Pour partir où ? Rien n’indique que les futurs migrants de la prospérité à venir se tourneront tous vers l’Europe. Lorsqu’ils émigrent, les Subsahariens choisissent en effet d’abord les pays limitrophes. 70 % s’installent dans un autre pays africain, 25 % se répartissent entre le Golfe et l’Amérique du Nord et 15 % seulement viennent en Europe (Natale et al., 2018).

Affirmation 3. L’aide au développement est le moyen efficace pour limiter l’émigration 

Encore faux !

Si la courbe de Zelinky est l’exact reflet de la situation (elle semble l’être sur la base de travaux empiriques), une aide, si elle est efficace, pousse au développement, donc ipso facto à la migration (Axel Dreher, 2018). Par voie de conséquence, singulièrement dans les pays pauvres d’Afrique, et contrairement à une idée reçue encore fortement enracinée dans l’esprit des décideurs publics, l’aide au développement n’est pas la solution efficace pour juguler les flux migratoires. Loin de là.

L’amélioration de la qualification par un programme de formation professionnelle donne potentiellement une plus grande aptitude à migrer. Il semble donc illusoire de penser que l’aide puisse freiner l’immigration, légale ou illégale, à court et moyen terme. Ajoutons que le respect du mandat de l’aide publique au développement, en principe un outil de lutte contre la pauvreté et les inégalités, est mis en péril quand elle est instrumentalisée pour servir un but de maîtrise des flux migratoires.

Si faire de l’aide l’instrument de régulation des migrations n’est pas une bonne idée, en revanche, faire de l’aide un instrument de valorisation des apports des migrants à un sens. Pour l’admettre et en tirer ensuite les conséquences, il faut renverser l’approche et considérer, sans équivoque, que les mobilités sont à la fois une ressource et un moteur de la transformation structurelle pour les territoires qui sont concernés. Les migrants sont des acteurs à part entière du développement et des changements politiques, ici comme là-bas, en y contribuant par leurs apports, intellectuels, financiers, techniques et culturels.  Le rapport de député français Hervé Berville (septembre 2018) ouvre de ce point de vue une piste intéressante. Il constate que la diaspora peut jouer un rôle significatif sur le suivi des projets menés par l’aide française, puisqu’ils sont réalisés à une échelle locale et se caractérisent par un lien de redevabilité́ direct entre les membres de la diaspora et les communautés d’origine. Il conviendrait donc d’intégrer plus fortement en amont les approches « diasporiques » et de soutenir plus stratégiquement les initiatives, notamment entrepreneuriales, de la société civile issue des diasporas.

Un enjeu à aborder dans le cadre de la nouvelle loi d’orientation et de programmation de la politique de partenariats et de solidarité internationale (LOP- PSI) prévue en 2019.

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Sources :

– Berville Hervé (2018), Un monde commun, un avenir pour chacun, Rapport sur la modernisation de la politique partenariale de développement et de solidarité internationale, Assemblée nationale.

– Clemens, Michael (2014) « Does Development Reduce Migration?, » CGD Working Paper, 359, Washington, DC Center for Global Development.

– De Haas, Hein (2010), “Migration and Development, a Theoretical Perspective”, International Migration review, vol.44, n°1.

– Dreher, Axel (2018), « Does aid help refugees stay? Does aid keep refugees away?” CEPR Discussion Paper, feb.

– Héran, François (2018), « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », Population et Sociétés, n°558, Institut national d’études démographiques (INED), 4p.

– Natale F., Migali S., Münz R. (2018), Many more to come? Migration from and within Africa, Joint Research Centre, Bruxelles, Commission européenne, 36 p.

– Smith, Stephen (2018), La Ruée vers l’Europe, Grasset.

– Thu Hien Dao (2018), « Migration and development: Dissecting the anatomy of the mobility transition », Journal of Development Economics, n°132, may.

Zelinsky, Wilbur (1971), “The Hypothesis of the Mobility Transition”, Geographical Review, 61 (2), 219–249.

 

 

 

Mexico: What projects and challenges for ‘AMLO’, the new president ?

Thu, 20/09/2018 - 15:54

John M. Ackerman is a Journalist, Professor at the Institute for Legal Research, National Autonomous University of Mexico (UNAM). He answered to our questions at the occasion of his participation to a seminar organized by IRIS (the French Institute for International and Strategic Affairs) in Paris:
– What explains the victory of Andres Manuel Lopez Obrador (« AMLO ») in Mexico ?
– What are AMLO’s main challenges for the country ?
– Trade, migration, China… What will be the relationship between AMLO and D.Trump ? What is his strategy for Latin America ?

Rohingyas : une situation toujours inextricable

Wed, 19/09/2018 - 17:10

Un an après la terrible répression militaire birmane à l’encontre des Rohingyas, minorité musulmane, dans l’État d’Arakan, la situation de près d’un million de réfugiés au Bangladesh semble plus que jamais dans l’impasse. D’autant que les camps de réfugiés subissent de plein fouet la mousson. Si la Cour pénale internationale et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme semblent s’emparer du sujet, les décisions prises demeurent symboliques. Le point de vue d’Alice Baillat, chercheuse à l’IRIS, sur la situation.

Où en est la situation des Rohingyas, notamment en cette période des moussons ?

Depuis août 2017, 700.000 Rohingyas ont quitté la Birmanie pour fuir les persécutions de l’armée birmane. Ils se sont, depuis, entassés dans ce qui est désormais considéré comme le plus grand camp de réfugiés au monde, au Bangladesh, dans des conditions de vie catastrophiques. Rappelons par ailleurs que le Bangladesh est l’un des pays les plus pauvres, parmi les plus vulnérables au changement climatique et confronté régulièrement à des catastrophes naturelles, notamment des inondations souvent dévastatrices provoquées par l’abondance des précipitations pendant la période de mousson (de mai à octobre environ).

Depuis plusieurs mois maintenant, les Rohingyas sont non seulement confrontés à de graves traumatismes liés aux persécutions qu’ils ont subies, mais aussi à des conditions climatiques extrêmement difficiles avec des inondations et des glissements de terrain de parties entières des camps. Plus de 60% des réfugiés sont des femmes et des enfants, qui sont donc des populations particulièrement vulnérables. Alors que la situation sanitaire est déjà dramatique, en raison de la congestion des camps, du manque d’hygiène, etc., elle est donc aggravée par ces pluies de mousson, qui provoquent le débordement des latrines et accroît le risque de prolifération des maladies liées à la contamination de l’eau.

Cela étant, la mousson actuelle est finalement presque moins catastrophique que ce à quoi on pouvait s’attendre. Les précipitations, parfois torrentielles, sont toutefois restées dans les moyennes saisonnières, et le Bangladesh, « habitué » à vivre avec les moussons, a tout de même tenté d’anticiper et de mettre en place, avec l’aide des humanitaires, des dispositifs visant à réduire la vulnérabilité des personnes vivant dans les camps : amélioration des systèmes de drainage, renforcement des abris, construction de routes, etc. Grâce à ces efforts conjoints, le pire a été évité, mais la situation reste, dans l’ensemble, malgré tout effroyable.

La nouvelle Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, vient de demander la création d’un organe chargé de réunir les preuves des crimes les plus graves commis à l’encontre des Rohingyas en Birmanie, alors que la Cour pénale internationale (CPI) vient de se déclarer compétente pour enquêter sur la déportation de la minorité rohingya. Était-ce une étape nécessaire ? Que peut-on en attendre ?

C’est dans tous les cas une décision à saluer. La CPI se déclare en effet rarement compétente pour enquêter et ouvrir un procès concernant les membres d’un pays non signataire de la CPI, et sans une résolution du Conseil de sécurité. Mais on sait que cette voie est bouchée par la menace du véto de la Chine, alliée indéfectible et de longue date de la Birmanie. Pour contourner le fait que la Birmanie n’est pas membre de la CPI, les juges de la CPI devaient alors étudier la possibilité d’ouvrir une enquête par le biais du Bangladesh, qui est lui membre de la CPI, étant donné que l’exode forcé de 700 000 personnes depuis un peu plus d’un an sur son sol peut correspondre à un acte de « déportation », inclut dans la définition du génocide.

L’alternative a donc été trouvée par la procureure de la CPI, en saisissant les juges de sa propre autorité en leur demandant de se prononcer sur leur compétence. Ce qu’ils ont fait début septembre. Cette première étape ne signifie pas qu’un procès sera ouvert. Beaucoup d’étapes restent à franchir, et si un procès doit avoir lieu, cela prendra plusieurs années.

À cette décision de la CPI s’est ajoutée une annonce de la Haut-Commissaire aux droits de l’homme à l’ONU, annonçant son objectif de collecter et, en tous cas, de conserver les preuves des persécutions faites à l’encontre des Rohingyas. Nous pouvons en effet nous retrouver dans une situation où les autorités birmanes chercheraient à détruire les preuves qui pourraient potentiellement servir à l’ouverture d’un procès. Ces dernières ont déjà annoncé qu’elles refusaient la décision de la CPI, arguant que celle-ci n’était pas compétente pour enquêter sur son territoire, la Birmanie n’étant pas membre de la CPI.

Les deux décisions vont bien évidemment dans le bon sens, même si, à ce stade, elles sont surtout symboliques, puisqu’il reste encore énormément d’obstacles politiques et juridiques. Il s’agit néanmoins d’un premier pas encourageant pour mettre fin à la totale impunité dont l’armée birmane jouit jusqu’à présent, en dépit des atrocités commises.

Car si la majorité des Rohingyas a déjà fui la Birmanie, ceux restés en Arakan continuent à subir les persécutions de l’armée birmane. Par ailleurs, d’autres minorités ethniques font actuellement l’objet de persécutions comparables par l’armée (viols, massacres, incendies de villages, pillages, etc.), telles que les Kachins et les Shans, loin de l’attention médiatique internationale concentrée depuis un an sur la situation des Rohingyas.

Quelle est la posture du gouvernement birman ? La situation des Rohingyas qui sont restés dans le pays s’est-elle améliorée sous la pression internationale ? Ceux qui ont fui le pays ont-ils une chance de retour ?

Le gouvernement birman, de manière peu surprenante, persiste jusqu’à présent à nier les faits. La posture des autorités civiles, réfugiées dans le déni, voire tenant des propos faux visant à couvrir les agissements de l’armée, est la même depuis le début des persécutions. Elles se rendent ainsi complices, au moins par leur silence, des atrocités commises par l’armée. En effet, même si les autorités civiles n’ont pas directement participé aux persécutions à l’encontre des Rohingyas, Aung San Suu Kyi et la Ligue nationale pour la démocratie (LND) ne font rien, ou presque rien, depuis plus d’un an pour stopper les agissements de l’armée. Par ailleurs, nous savons, par le biais d’enquêtes récentes de l’ONU, que les autorités civiles ont participé à la destruction de preuves, notamment dans l’État d’Arakan, afin de cacher les agissements de l’armée. Nous savons également qu’elles entravent toute possibilité d’enquête, que ce soit des médias, de l’ONU, d’ONG ou d’observateurs indépendants, tout en donnant l’illusion d’être prête à coopérer. Enfin, puisque la Birmanie n’est pas membre de la CPI, le gouvernement birman rejette entièrement ses décisions.

Concernant le rapatriement des Rohingyas, nous avons à faire là aussi à une hypocrisie des autorités, puisqu’elles se sont engagées à le faire depuis des mois, via un accord bilatéral signé avec le Bangladesh en novembre 2017. Or, pour l’heure, celui-ci n’a toujours pas commencé et n’est pas près de débuter. Le discours officiel actuel des autorités birmanes est de dire que, malgré une volonté de coopération, c’est le gouvernement bangladais qui ne respecte pas certains principes de l’accord bilatéral. Il y a donc un rejet de la responsabilité sur les autorités bangladaises, ce qui est une manière de se défausser de ses responsabilités, et de gagner du temps concernant le rapatriement des Rohingyas.

Par ailleurs, les Rohingyas réfugiés au Bangladesh imposent certaines conditions à leur retour en Birmanie. Ils exigent en effet que leur sécurité et leur dignité soient garanties en cas de retour en Arakan, et sujet le plus sensible, que leur appartenance à la nation birmane soit reconnue via un accès à la nationalité (la plupart d’entre eux sont apatrides depuis une loi de 1982). Or, à ce jour, il semble illusoire que les autorités birmanes acceptent de rouvrir le débat sur les conditions d’accès à la citoyenneté birmane, d’autant plus pour une communauté clairement indésirée en Birmanie, et que des décennies de politiques birmanes ont progressivement marginalisé et privé de tous leurs droits politiques, économiques, sociaux et culturels. Alors que la situation des Rohingyas n’a cessé de se dégrader depuis des années, on peine à concevoir un retour en arrière et une amélioration de leur sort en Arakan. De plus, si l’opinion publique internationale s’émeut du sort des Rohingyas, il en va tout autrement en Birmanie. La situation qui se joue depuis plus d’un an a, ironiquement, augmenté la popularité de l’armée au sein de la majorité bouddhiste birmane, perçue comme seule véritable garante de l’unité et de la sécurité nationales, et aiguisé le sentiment que les Rohingyas n’étaient pas légitimes à revendiquer une quelconque appartenance à la nation birmane. La situation est donc malheureusement complètement bloquée.

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