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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 3 weeks 2 days ago

Sommet de Singapour : de réelles avancées ?

Wed, 13/06/2018 - 16:02

Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS, répond à nos questions :
– À l’issue de cette rencontre, Donald Trump et Kim Jong-un ont signé un accord commun. Que doit-on en retenir ? Comment a-t-il été accueilli par la communauté internationale ?
– De quelle manière ce sommet s’inscrit-il dans la diplomatie du président Trump ?
– Comment interpréter la métamorphose diplomatique empreinte d’une relative “ouverture” de la part de Kim Jong-un ?

Du G7 au sommet de Singapour : « Donald Trump n’aime rien tant que d’être seul contre tous ! »

Wed, 13/06/2018 - 12:51

Le contraste est saisissant: samedi, Donald Trump est assis, les bras croisés, dans une position humiliante face à Angela Merkel, et ce mardi on le voit triompher en serrant la main de Kim Jong-un. Laquelle de ces deux photo montre le vrai Donald Trump ?

En réalité, aucune des deux… ou les deux à la fois. Donald Trump n’est pas un diplomate, et il n’a fait que prolonger une seule et même politique, du G7 à la rencontre avec le leader nord-coréen: America First! Ce qui s’est passé, à Charlevoix comme à Singapour, est un bon résumé du rapport qu’entretient Donald Trump avec le reste du monde: il ne voit celui-ci que comme un vaste espace commercial, où ce qui compte est de faire des affaires tout en perdant le moins d’argent possible. Et à ce titre-là, il n’y a rien de mieux que la paix pour faire du business! Mieux valait donc pacifier les relations avec la Corée du Nord, et le plus vite possible.

L’image du G7 est en effet saisissante: ce fut un sommet à 6+1, et Donald Trump est clairement apparu à part, en décalage avec tous les autres grands dirigeants du monde. Le multilatéralisme n’est pas sa tasse de thé, il affectionne bien au contraire le patriotisme et le protectionnisme. Pour ces raisons, il ne pouvait tout simplement pas soutenir l’accord final du G7, car celui-ci s’en prenait aux fondamentaux de sa ligne politique: les dirigeants occidentaux ont cherché à le mettre en pièces, et ils n’y sont pas parvenus.

S’agissant de Singapour, Donald Trump a clairement affiché son refus du multilatéralisme: il faut tout de même se souvenir que les sanctions contre la Corée du Nord ont été adoptées à l’unanimité par des résolutions de l’ONU, et mettent donc en jeu toute la communauté internationale! Trump, lui, est persuadé que seule une position bilatérale lui permettra de régler les problèmes du monde. Il veut jouer selon ses propres règles: pour lui, un conflit coûte de l’argent, or il est urgent d’en gaspiller le moins possible, et par conséquent de ne pas perdre une seule seconde. La Corée du Nord est à ses yeux une opportunité économique, un marché à conquérir.

Justement, pour une fois, Donald Trump n’a-t-il pas troqué son costume de businessman contre celui, bien plus gratifiant, de pacificateur de l’univers ?

C’est la posture qu’il s’est donnée, en effet! Certes de façon dithyrambique, comme toujours, et dans une avalanche de superlatifs. Mais à titre personnel, je reste intimement convaincu que cette posture est secondaire dans ses motivations, même si cela peut être très flatteur pour lui.

Je crois en réalité qu’il est persuadé de réussir, quoi qu’il arrive. Il faut avoir à l’esprit que la campagne présidentielle a été un moment fondateur dans sa vie. Il avait le monde entier contre lui! L’ensemble des nations, les démocrates, de très nombreux républicains, la presse, toute la bien-pensance américaine… Il était donné perdant sur tous les tableaux. Et pourtant, Donald Trump est devenu le 45ème Président des États-Unis d’Amérique. Il a gagné malgré tout et seul contre tous, d’où chez lui un sentiment de toute-puissance qui lui procure l’impression d’être en mesure de pouvoir résoudre tous les problèmes du monde.

Sur d’autres sujets, il a déjà fait montre d’un incroyable orgueil: «je vais être le plus grand créateur d’emplois que Dieu ait jamais créé!» avait-il déjà déclaré à propos du chômage. Il donne l’impression de n’avoir jamais connu d’échecs. Il en a, de fait, connu un seul: son incapacité à abroger l’Obamacare, puisque son projet a été rejeté par le Sénat l’été dernier. Mais il s’en est remarquablement bien sorti, en détournant l’attention de tous les journalistes à ce moment précis.

Ainsi, pour Trump l’invincible, faire la paix en Corée du Nord semble n’être qu’une péripétie, une tâche de plus parmi les travaux herculéens qu’il s’est promis d’accomplir. Je ne suis même pas certain que le Prix Nobel de la paix l’intéresse réellement… Même s’il est presque certain qu’on le lui proposera: je ne vois pas comment on pourrait l’éviter, l’accord de paix signé cette nuit est historique, et prévoit une dénucléarisation complète de la Corée du Nord. C’est un énorme succès.

N’est-il pas étonnant de voir Donald Trump soudainement engagé pour la paix, lui qui s’était fait remarquer par le passé pour des postures très belligérantes ?

Pas le moins du monde! C’est tout à fait conforme à ce que souhaitent les Américains, qui sont profondément attachés à leur puissance militaire. Donald Trump doit à tout prix maintenir cette intimidation, et afficher sa fermeté sur le plan militaire. Il a d’ailleurs considérablement augmenté le budget américain de défense, le portant à 700 milliards de dollars. En réalité, ce n’est pas contraire aux intérêts du pays, puisque l’investissement dans la défense fait marcher l’économie américaine et participe à rendre compétitive leur industrie d’armement. Et se poser comme artisan d’une paix durable avec la Corée du Nord ne signifie pas pour autant renoncer à faire montre de la puissance militaire américaine.

Donald Trump semble avoir personnalisé de manière très forte les relations entre les États-Unis et les autres États. Peut-il s’attribuer seul le mérite du sommet de Singapour ?

Certainement pas. En réalité, Mike Pompeo a fait son show durant toute la rencontre: on le voit assis au milieu de la table des négociations, juste à gauche du président américain, et il est sur toutes les photos. C’est lui, le réel artisan du sommet ; et maintenant qu’un premier accord a été signé, l’heure est à présent à la diplomatie, et c’est donc à son tour de jouer. Il s’était déjà déplacé trois fois en Corée, une en tant que directeur de la CIA et deux en tant que secrétaire d’État. Lors de sa nomination, Mike Pompeo a cessé d’être le «faucon» d’autrefois pour s’aligner entièrement sur les idées et sur la méthode de Trump. Il a toute la confiance du président, et dirige toutes les réunions. Il a également su écarter l’importunant John Bolton, qui aurait pu tout faire capoter et qui a été mis en retrait.

Il faut également mentionner tout le mérite de Moon Jae-in, le président de la Corée du Sud, sans qui rien ne serait allé si vite ni si bien. Il est tout entier dévoué à la paix, et ce sont aussi ses efforts qui ont payé dans l’engagement du processus de paix avec Pyongyang.

Algérie, puissance régionale entre défis et incertitudes

Wed, 13/06/2018 - 12:47

L’Algérie est dotée d’un fort potentiel géostratégique, humain et économique, qui devrait lui permettre de devenir une puissance régionale incontournable. Sa superficie (2,382 millions de km²) en fait le pays le plus vaste du pourtour méditerranéen et le plus grand pays d’Afrique. Sa population constitue une richesse considérable avec 41,3 millions d’habitants dont près des deux tiers ont moins de 30 ans.

Elle détient la seconde armée en Afrique du Nord, après l’Égypte (GFP 2018) et était le septième exportateur mondial de gaz en 2015.

La conjoncture géopolitique – caractérisée par l’instabilité régionale et la montée de la menace terroriste – et la rente pétrolière, le pétrole dépassant les 100 dollars le baril durant une quinzaine d’années, ont incité l’État algérien à moderniser son armée et à renforcer la sécurité des frontières, se dotant d’équipements technologiques de défense modernes (radars, appareils de communication, etc.).

Avec un budget militaire qui dépasse les dix milliards de dollars en 2017 (treize milliards en 2015), l’Algérie est classée septième dans la liste des pays importateurs d’armes dans le monde, avec 3,7 % du marché mondial entre 2013 et 2017, derrière l’Inde, l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, la Chine et l’Australie (SIPRI, 2018).

La résistance de l’État algérien face à la menace terroriste dans les années 1990 et ensuite face aux convulsions de la révolte dite « Printemps arabe » en 2011 lui ont valu d’être un partenaire-clé – pour les États-Unis et l’UE – dans la coopération internationale pour la lutte contre le terrorisme au Maghreb et au Sahel, et de jouer un rôle central pour la stabilisation de la région.

L’Algérie trouve dans cette conjoncture une aubaine pour renforcer son poids stratégique et rivaliser ainsi avec le Maroc qui était jusque-là le partenaire privilégié des puissances occidentales.

Sur le plan économique, la hausse des cours du pétrole avait permis à l’État d’effacer sa dette extérieure et de lancer de grands projets de construction d’infrastructures et de centaines de milliers de logements, et de soutenir le développement d’entreprises locales qui accompagne la politique de libéralisation du marché destinée à encourager la croissance économique et la création d’emplois.

Pourtant, malgré ces avancées et cette stabilité apparente, l’Algérie est menacée par de graves crises internes et externes qui la fragilisent. La dépendance à l’exportation des hydrocarbures constitue un handicap majeur pour le développement économique du pays.

Les différentes réformes et politiques de libéralisation n’ont pas réussi à développer une économie productive susceptible de créer des richesses et des emplois et de réduire ainsi la dépendance à la rente pétrolière.

Le spectre de la révolte sociale

L’absence d’un système bancaire et financier modernisé entrave également le développement économique du pays, d’autant que le marché parallèle occupe une proportion considérable des échanges (environ 45 % du PNB).

C’est pourquoi la chute vertigineuse des cours du pétrole, en 2014, a plongé le pays dans une crise économique sévère qui risque de freiner la croissance économique et mettre en jeu la stabilité du pays.

La baisse de la rente pétrolière oblige l’État à recourir à une politique d’austérité – réduction des dépenses, suspension des subventions de produits de base, augmentation des prix et introduction de nouvelles taxes – des mesures qui frappent sévèrement les couches sociales pauvres et les classes moyennes.

La hausse relative des cours du pétrole en cette année 2018 ne réglera pas le problème financier du pays, compte tenu de la hausse de l’inflation qui induit une baisse flagrante du pouvoir d’achat des Algériens.

Le gel des recrutements dans la Fonction publique ne ferait qu’accroître considérablement le taux de chômage, renforçant ainsi le spectre de la révolte sociale, à moins que le secteur privé ne se développe de façon à absorber rapidement une proportion importante des jeunes candidats au marché du travail.

La situation politique suscite également beaucoup d’inquiétudes, notamment à l’approche des élections présidentielles de 2019.

Recul démocratique

La crise s’aggrave avec l’intention du président Bouteflika de briguer un cinquième mandat, créant l’incertitude quant à l’avenir du pays et un recul des principes démocratiques. La concentration du pouvoir autour du Président et de son entourage fragilise encore plus les institutions politiques en Algérie et entrave le projet d’une transition démocratique encadrée et maîtrisée.

D’autant que seuls les partis islamistes constituent pour le moment une opposition réellement structurée, face à l’effritement de l’opposition qui émane des courants n’ayant pas le religieux comme référent.

Ces crises évoluent dans un environnement régional hostile à cause de l’instabilité en Libye et au Sahel qui menace la sécurité du Maghreb et rend vulnérable les frontières algériennes, notamment avec l’accroissement et l’enchevêtrement du terrorisme (AQMI, EI) et de la criminalité organisée (trafic d’armes, drogue, etc.).

Cela s’ajoute au conflit du Sahara occidental qui oppose la RASD soutenue par l’Algérie et le Maroc et entrave ainsi toute coopération régionale : économique, sécuritaire ou autre.

Pourtant, la probabilité d’une déstabilisation du pays est à écarter. D’une part, les institutions publiques, principalement l’armée, sont solides. D’autre part, la population algérienne – marquée par le spectre libyen et syrien – ne serait pas séduite par une révolte armée en cas de grogne sociale, d’autant que des voies de protestations alternatives émergent au sein de la société civile encouragées par les nouvelles technologies.

En revanche, en cas de révolte sociale, des organisations terroristes ou criminelles, voire des groupes hybrides, pourraient profiter de la situation pour commettre des attentats dans le but de déstabiliser le pays.

En somme, quel que soit l’homme qui dirigera le pays après 2019 et la nature du régime, l’État algérien fera face à trois grands défis : préserver la sécurité du pays face à la menace terroriste et à l’instabilité régionale ; sortir de la dépendance à la rente pétrolière par le développement d’une économie productive locale ; et enfin préparer une réelle transition démocratique pour satisfaire une société qui aspire de plus en plus à l’ouverture politique et aux libertés individuelles.

En Italie, l’improbable attelage et le pouvoir

Fri, 08/06/2018 - 15:18

En Italie, la séquence ouverte par les élections générales du 4 mars 2018 a finalement trouvé une forme de dénouement avec la prise de fonctions, le 1er juin, du gouvernement de Giuseppe Conte. Après une série d’épisodes pour le moins chaotiques ayant entouré sa constitution, l’attelage entre le Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Ligue se lance désormais dans l’exercice du pouvoir.

De ce scrutin du 4 mars n’avait émergé aucune force politique en mesure de former une majorité, en raison notamment d’une loi électorale particulièrement complexe favorisant les coalitions et pensée par les partis « traditionnels » comme un moyen d’empêcher le Mouvement 5 étoiles de parvenir aux responsabilités. Seul, celui-ci récoltait le plus de voix, sans pour autant rejoindre le seuil nécessaire à la constitution d’une majorité. La Ligue, pour sa part, atteignait son plus haut niveau historique et dépassait, au sein de la coalition dite de centre droit, Forza Italia de Silvio Berlusconi. Hautement improbable il y a quelques mois encore, l’hypothèse d’un attelage de ces forces « antisystème » et d’extrême droite a néanmoins fini par se concrétiser.

Un exécutif en questions

Une première question qui se pose alors a trait au fonctionnement de ce nouvel exécutif italien. Universitaire et novice en politique, le président du Conseil Giuseppe Conte n’a jamais occupé de charges administratives et devrait être contraint par un contrat de gouvernement dans l’élaboration duquel il n’a que peu pesé. « Agira-t-il en simple notaire de ce contrat ou exercera-t-il ses prérogatives comme il doit le faire au titre de l’article 95 de la Constitution […] ? », interroge ainsi Marc Lazar[1].

Plus largement, c’est la capacité du M5S et de la Ligue à gouverner sur la durée qui interpelle. Peut-être nous faut-il ici toutefois rappeler que l’instabilité gouvernementale est une caractéristique structurelle de la République italienne et que la législature précédente, si improbable qu’elle ait pu paraître à ses débuts, était cependant parvenue à son terme.

Les deux formations présentent certaines convergences, mais aussi de nombreuses divergences. D’un point de vue programmatique, elles peuvent se retrouver sur les retraites, les questions migratoires ou encore certaines problématiques liées à l’Europe. Autant de thèmes mentionnés par le contrat de gouvernement qu’elles ont conclu, document qui, pour le reste, s’apparente assez largement à une superposition de leurs propositions respectives. Ici comme dans la répartition des portefeuilles ministériels, chacun a obtenu ses chevaux de bataille. Luigi Di Maio prend ainsi la tête d’un grand ministère consacré au Développement économique et le M5S est parvenu à imposer sa mesure – bien que sensiblement allégée – d’un revenu de citoyenneté de 780 euros pour les plus démunis. Le mouvement hérite également du ministère de la Justice, ce qui est assez symbolique du point de vue du narratif sur l’« honnêteté » qu’il articule depuis près d’une décennie. Matteo Salvini, quant à lui, devient ministre de l’Intérieur et sera donc en charge des questions migratoires. Et de même que pour le M5S, les principaux thèmes de campagne de la Ligue – notamment en matière de fiscalité et de sécurité – figurent dans le contrat de gouvernement.

Or l’un des paramètres qui, au lendemain des élections, rendait la constitution d’une telle alliance improbable résidait dans la question de savoir si la Ligue, étant donné le différentiel électoral entre les deux formations – environ 32 % des voix pour le M5S, contre environ 17 % pour la Ligue –, accepterait de n’être qu’une force d’appoint pour le M5S. Entretemps, Matteo Salvini a cependant fait montre à plusieurs égards d’un véritable sens tactique. Ainsi la Ligue n’est-elle absolument pas réduite à un tel rôle de supplétif au sein de l’attelage gouvernemental. D’aucuns y voient même une forme de « vampirisation » du M5S par la Ligue. En tout état de cause, le rapport – de forces ? – entre les deux formations sera l’un des paramètres centraux du fonctionnement de la coalition.

Des oppositions réelles, des alternatives en déshérence

Ce point focal des convergences et divergences est à la mesure de ce qu’il est possible de lire dans les électorats des deux formations. D’un côté, certains Italiens, notamment dans le Nord du pays, peuvent en effet alternativement porter leurs choix sur le M5S ou la Ligue. De l’autre, se pose cependant la question de la réaction des électorats respectifs en vue de prochaines échéances.

Ainsi la Ligue, si elle a lissé ses postures et étendu son influence géographique, n’en reste-t-elle pas moins un parti électoralement ancré au Nord de l’Italie. Or elle fait aujourd’hui alliance avec un mouvement qui obtient ses meilleurs résultats au Sud et, surtout, dont la mesure-phare, le revenu de citoyenneté, ne manquera pas d’être perçu par son électorat traditionnel comme une disposition conduisant, une fois encore, le Nord à payer pour le Sud. Du côté du M5S, à quelle réaction faut-il s’attendre de la part des électeurs de gauche déçus du Parti démocrate (PD) et / ou des partis en général face à cette alliance avec une formation d’extrême droite, quand les autres pourront y voir un accord avec un parti traditionnel ? En effet, la Ligue, du Nord à l’époque, a participé à plusieurs gouvernements de Silvio Berlusconi, alors que le M5S s’est construit sur le rejet de la « caste ».

Comme à l’habitude, ce même Silvio Berlusconi se tient prêt, à plus forte raison que son inéligibilité a récemment été levée par un tribunal de Milan. Il est cependant sorti politiquement très affaibli du scrutin du 4 mars, puisque Forza Italia a réalisé son plus mauvais score depuis sa création en 1994. Quant au PD, il a bien des difficultés et tarde à se défaire de l’emprise de Matteo Renzi. Pour le moment, aucune force politique n’est donc en mesure d’articuler une opposition concrète à l’attelage M5S-Ligue. Il en résulte une absence de représentation de l’opposition, à moins d’un an d’un scrutin qui pourrait consacrer un moment particulier de l’intégration européenne et voir l’arrivée d’une majorité europhobe au Parlement de Strasbourg.

Une nouvelle marge de l’Europe ?

Car cette convergence inédite de forces politiques contestataires au sein de l’exécutif de l’un des États membres fondateurs pose bien évidemment la question du rapport à l’Union européenne (UE). À ce titre, les séquences actuelles relèvent d’une histoire et d’une transformation véritablement italiennes, mais recoupent également des phénomènes observables ailleurs : crise des partis dits traditionnels et recomposition du champ politique, dont le spectre se déplace vers l’extrême droite, ce qu’en Italie confirme le contrat de gouvernement présenté par le M5S et la Ligue.

L’attelage de ces forces politiques peut laisser présager une forme d’antagonisme permanent avec l’UE. Les deux formations ont néanmoins gagné du temps en intégrant, au sein de l’équipe gouvernementale, des personnalités « europhiles » ou considérées comme rassurantes à Bruxelles et par les milieux d’affaires : Enzo Moavero Milanesi – qui fut ministre des Affaires européennes des gouvernements de Mario Monti et d’Enrico Letta – aux Affaires étrangères, Giovanni Tria à l’Économie et aux Finances – en remplacement de Paolo Savona, dont le nom avait été refusé par le président de la République en raison de positions critiques de l’euro et de l’Allemagne, et qui devient pourtant ministre des Affaires européennes.

Désormais gouvernée par le M5S et la Ligue, l’Italie va-t-elle basculer du côté des démocraties « illibérales » en Europe ? Faut-il craindre des formes de « déconsolidation démocratique »[2] ? Matteo Salvini a en tout cas déjà fait part de sa volonté de travailler avec Viktor Orbán pour « changer les règles » de l’UE. Et s’il est à ce stade difficile de présager de la suite, l’on peut identifier un certain nombre de signaux qui entrent en résonance avec des phénomènes de remise en cause de l’État de droit et des institutions observables en Hongrie ou encore en Pologne. Tout d’abord, le président de la République, Sergio Mattarella, a fait l’objet d’une contestation inédite par les deux formations après son refus de nommer Paolo Savona au ministère des Finances. Il y a là une forme de nouveauté du point de vue de la remise en cause des institutions établies. Ensuite, le contrat de gouvernement présenté par le M5S et la Ligue prévoit un comité de conciliation chargé de trancher les divergences, questions et autres interprétations autour du texte. Un organe extraconstitutionnel, en somme, que certains n’hésitent pas à qualifier d’anticonstitutionnel, et dont les décisions devraient néanmoins s’appliquer aux institutions. Ce même contrat de gouvernement avait d’ailleurs été soumis à la validation des militants, via des stands dans les villes pour la Ligue et sur Internet pour le M5S, ce qui ne manque pas d’interroger quant à la valeur que les deux formations peuvent accorder à la représentation politique[3].

Enfin, – à quel moment – cet attelage va-t-il être contraint, notamment en raison des engagements européens de l’Italie, d’opérer des concessions et de tempérer son programme d’un point de vue budgétaire ? Composé à la fois de baisses d’impôts et de mesures redistributives, celui-ci vise la fin de l’austérité et parie sur le retour de la croissance pour réduire la dette du pays. Il semble donc difficilement tenable. D’ores et déjà, les deux partenaires ont décidé de reporter à l’année prochaine la mise en œuvre du revenu de citoyenneté et de la « flat tax ». Peut-être faudrait-il craindre alors que ce programme ne se cristallise un peu plus encore sur ses aspects nationalistes et xénophobes.

[1] Marc Lazar, « L’Italie vers la peuplocratie ? », Telos, 4 juin 2018.

[2] Selon une formule utilisée par le philosophe Étienne Balibar. Voir sur ce point le dossier « Contestations démocratiques, désordre international ? », La Revue internationale et stratégique, n° 106, IRIS Éditions – Armand Colin, été 2017.

[3] Sur ces deux derniers exemples, lire Raffaele Simone, « Italie : un “contrat” de coalition “à l’encontre de la Constitution italienne” », Le Monde, 21 mai 2018.

L’annulation du match Israël/Argentine fera date

Thu, 07/06/2018 - 17:02

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

Sommet du 12 juin entre Donald Trump et Kim Jong-un : que peut-on en attendre ?

Thu, 07/06/2018 - 13:03

Énième retournement de situation sur le sommet États-Unis – Corée du Nord. Le sommet entre le président américain et le dirigeant nord-coréen va finalement avoir lieu, le 12 juin à Singapour. Donald Trump a annoncé que le dialogue avec Kim Jong-un serait « un processus couronné de succès » et que les États-Unis n’imposeraient pas de nouvelles sanctions à la Corée du Nord durant les négociations. Cette victoire diplomatique et médiatique est source d’espoir pour la stabilité de la péninsule, mais un démantèlement de l’arsenal nucléaire nord-coréen ajouté à la signature d’un accord de paix semble encore incertain. L’analyse de Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS.

Quels sont les intérêts tant pour la Corée du Nord que des États-Unis à tenir ce sommet le 12 juin ? Quels en sont les enjeux ? Quid de la Corée du Sud et de la Chine dans le processus ?

Ce sommet tant attendu, et dont la tenue a été chahutée par les inconstances de Donald Trump, est important pour les deux pays. Côté américain, le président fait face à une campagne électorale difficile en vue des élections mi-mandat qui se tiendront en novembre, et la rencontre avec Kim Jong-un est une victoire de prestige. Mais elle ne s’accompagne malheureusement pas d’une réflexion de fond, au sein de la diplomatie américaine, sur les objectifs de cet évènement, ni même sa finalité. C’est d’ailleurs ce qui explique la volte-face du président, qui a annulé subitement cette rencontre avant d’annoncer qu’elle se tiendra, jouant maladroitement une des partitions de son livre publié dans les années 1980 The Art of the Deal, mais traduisant surtout la difficulté à définir une position et cohérente parmi son équipe. Entre Mike Pence, Mike Pompeo et John Bolton, qui ne semblent pas sur la même ligne à propos de la politique américaine dans la péninsule coréenne, difficile de se faire une idée précise des attentes de Washington. Côté nord-coréen, cette rencontre est souhaitée depuis plus de vingt ans, et elle aurait pu avoir lieu en 2000, quand Madeleine Albright (secrétaire d’État des États-Unis entre 1997 et 2001) s’était rendue à Pyongyang. Le régime nord-coréen a toujours favorisé un dialogue bilatéral avec Washington depuis la fin de la Guerre froide, cela lui permettant non seulement de négocier ses capacités de nuisance directement avec la principale puissance militaire, mais aussi de se hisser au niveau de cette dernière. La reconnaissance du régime, une garantie sécuritaire ou encore la levée – même partielle – des sanctions sont ainsi au programme des négociateurs nord-coréens, qui sont, faut-il le rappeler ou s’en réjouir, en position de force. A Séoul et à Pékin, on se réjouit de ce sommet. On sait le rôle joué par Moon Jae-in, le président sud-coréen, et sa capacité à remettre son pays sur le devant de la scène dans ce dossier complexe. Et côté chinois, on mesure les effets vertueux d’une ouverture, même timide, de la Corée du Nord, et des opportunités économiques et commerciales dans la péninsule, en plus d’un apaisement des tensions.

La dénucléarisation doit être « complète, vérifiable et irréversible » affirment les États-Unis. Une réelle dénucléarisation est-elle envisageable de la part de Pyongyang ? Le flou ne persiste-t-il pas sur ce processus ?

La rhétorique américaine, si elle est louable sur le fond, traduit surtout un haut niveau d’impréparation de cet évènement. C’est d’ailleurs inquiétant, là où le flou serait plutôt une stratégie. Les propos de John Bolton, qui fit référence au « modèle libyen », en sont la parfaite illustration (mais relèvent sans doute, de sa part, d’une volonté délibérée), tout comme l’impatience de Mike Pence qui a rappelé aux Nord-Coréens qu’ils ne pourraient se jouer de Donald Trump (étonnante et presque naïve déclaration de la part d’un vice-président des États-Unis, qui lui valut une réponse cinglante de Pyongyang, pointant du doigt la « stupidité » de l’intéressé). La dénucléarisation peut être espérée, elle peut même être éventuellement envisagée à long terme, mais elle ne saurait à ce stade être exigée, surtout au préalable de tout accord. Ce serait par ailleurs demander à la Corée du Nord de « désinventer » la bombe atomique, or cela ne s’est jamais fait. C’est là tout le problème, ce qui nous conduit à considérer qu’il y a une sorte de malentendu entre les deux pays. La Corée du Nord veut négocier, on le sait, et c’est le cœur de sa stratégie. Mais si elle abandonne ses capacités de nuisance, elle perd tout son capital. Le négociateur qu’est Donald Trump est bien placé pour savoir que dans une négociation, il ne faut pas tout mettre sur la table d’entrée de jeu… Selon toute probabilité, la rencontre sera un succès, dans la mesure où un geste fort aura été fait par les deux pays. Mais, ne serait-ce qu’en référence aux accords de l’Organisation de développement énergétique coréenne (KEDO)de 1994 et leur échec, il ne faut surtout pas partir du principe que la dénucléarisation de la Corée du Nord s’engagera au soir du 12 juin. Celle-ci reste un espoir plus qu’une perspective.

À quelques jours du sommet de Singapour, les spéculateurs affluent à Dandong, la ville chinoise sur la frontière sino-nord-coréenne. Un modèle économique “à la chinoise” est-il envisageable pour la Corée du Nord ? Le pays le plus fermé du monde est-il prêt à opérer cette mue ?

Ne précipitons pas trop les choses sur ce point non plus, au risque d’une grande déconvenue. La Corée du Nord s’est engagée dans des réformes économiques, certes timides, mais qui traduisent une volonté de suivre un modèle économique à la chinoise, et en dépit de sanctions, les conditions de vie se sont améliorées en Corée du Nord. Pour autant, il convient de rappeler plusieurs choses.

D’une part, la montée en puissance économique de la Chine ne s’est pas, loin s’en faut, accompagnée d’une baisse de ses capacités militaires, et encore moins d’une ouverture démocratique. C’est élémentaire, et Pyongyang le sait parfaitement, mais est-ce le cas de l’administration Trump ?

D’autre part, cette « ouverture » économique de la Corée du Nord ne peut pas se faire de manière instantanée. La rencontre Trump-Kim peut ouvrir une nouvelle séquence, avec la levée de certaines sanctions, mais cela prendra du temps, et nécessitera des garanties réciproques. C’est pour cette raison que sur les perspectives de développement de ce pays très fermé, la double rencontre Xi-Kim et la poignée de main amicale Kim-Moon sont plus importantes que le sommet de Singapour, car ce sont les investisseurs chinois et sud-coréens qui sont déjà aux aguets, quel que soit le résultat de l’entrevue avec Trump. En privilégiant l’approche bilatérale avec Washington, et en organisant dans le même temps des rencontres, également bilatérales, avec Pékin et Séoul, Pyongyang a fait voler en éclat une gestion multilatérale de la sécurité dans la péninsule, qui a certes montré ses limites depuis plus de vingt ans, mais n’en demeure pas moins incontournable.

L’immigration évitera-t-elle la crise technologique américaine ?

Thu, 07/06/2018 - 11:22

Le 11 juin prochain, un nouveau règlement anti-immigration réduira très sensiblement la possibilité pour les étudiants chinois de venir étudier aux États-Unis. Le but : mettre un terme à l’espionnage technologique engagé de longue date par la Chine afin de bénéficier des avancées réalisées par l’écosystème industriel et numérique américain. Cette mesure intervient certes sous l’autorité d’un président nationaliste et xénophobe, mais surtout à un moment de l’histoire où, grâce à leurs capacités technologiques, les Chinois menacent de déchoir les États-Unis de leur rang.

Depuis plusieurs mois, la communauté scientifique et les entreprises technologiques américaines s’inquiètent des mesures très restrictives de l’administration Trump contre l’immigration. Ces contraintes touchent particulièrement les pays musulmans (Muslim Ban), considérés comme des réservoirs de terroristes qui laisseraient leurs ressortissants les plus violents se fondre dans le flot des migrants.

De nombreux observateurs de l’économie américaine craignent depuis lors que la politique migratoire fédérale n’affectât l’ensemble de l’écosystème technologique américain, toujours en quête de nouveaux talents, en particulier dans le domaine de l’ingénierie. À juste titre puisqu’une grande partie de la recherche de pointe en intelligence artificielle (IA) s’est déjà détournée du pays pour renforcer d’autres pôles d’innovation, comme Toronto, Londres ou Pékin.

Lutter contre l’espionnage économique

Cette fois, l’administration Trump s’apprête à annoncer de nouvelles restrictions visant les étudiants chinois qui devraient prendre effet le 11 juin. Leurs visas seront limités à une année seulement pour ceux d’entre eux qui souhaiteront étudier dans les secteurs de haute technologie, comme la robotique, l’aviation ou encore l’informatique quantique.

Cette mesure intervient après des années de tensions entre Washington et Pékin autour de scandales d’espionnage industriel et technologique impliquant des étudiants et des ingénieurs chinois. De cette manière, le gouvernement américain entend réduire les possibilités de détournement d’informations sensibles qui, une fois aux mains des dirigeants chinois, seraient immédiatement exploitées pour nuire aux États-Unis, tant dans le domaine économique que militaire.

Le document, qui devrait encadrer ce nouveau dispositif réglementaire, prévoit que « les États-Unis réviseront leur procédure d’attribution de visas afin de réduire le vol économique par des agents de renseignement non traditionnels ». Et d’ajouter : « Nous examinerons les restrictions imposées aux étudiants étrangers en sciences et en ingénierie des pays désignés pour nous assurer que la propriété intellectuelle n’est pas transmise à nos concurrents, tout en reconnaissant l’importance de recruter la main-d’œuvre technique la plus avancée aux États-Unis. »

Combattre l’immigration ou attirer les cerveaux ?

À elle seule cette phrase résume le paradoxe qui ne cesse de tourmenter l’administration américaine. Guidé par la satisfaction des instincts primaires de ses électeurs, Donald Trump n’oublie pas qu’il s’est également engagé à redonner toute sa grandeur à l’Amérique ; et, dans le contexte actuel de forte rivalité entre les États-Unis et la Chine, cela suppose nécessairement le renforcement des capacités technologiques du pays. Or, les firmes technologiques américaines ont besoin de main-d’œuvre qualifiée, d’ingénieurs, de techniciens, de mathématiciens, que le terreau autochtone issu du système de formation domestique ne peut satisfaire à lui seul.

C’est pourquoi les critiques se sont immédiatement mises à pleuvoir lorsque des fuites ont révélé l’existence de ce projet. Les entreprises spécialisées dans les technologies d’avant-garde doutent de son efficacité. Pis, elles estiment qu’il affaiblira leurs capacités d’innovation, en particulier dans le domaine de l’IA. Dès le mois de décembre dernier, la RAND Corporation dévoilait une étude exhortant le gouvernement américain à assouplir sensiblement sa politque migratoire pour attirer les compétences technologiques en Amérique. Faute de quoi, les industries de haute technologie américaines accuseraient rapidement une forte pénurie de main-d’œuvre dans les secteurs traditionnels de la primatie américaine.

L’avance technologique, pierre de touche de la puissance américaine

Bien entendu, au-delà du tropisme chauvinique de Donald Trump, c’est bien davantage l’essor exceptionnel de la Chine dans le domaine des technologies émergentes qui nourrit l’inquiétude des grands acteurs de l’économie numérique américaine. Avec un budget annuel de 22 milliards de dollars consacré à l’IA, l’État chinois affiche des objectifs très ambitieux qui couvrent l’ensemble du spectre d’intervention de la puissance publique (économie, transports, santé, justice, police, armée…). À l’horizon 2025, ce budget devrait s’établir à 60 milliards de dollars. À titre de comparaison, Trump affirmait l’an dernier que le budget fédéral américain dédié à l’IA était de trois milliards de dollars…

Nombreux sont ceux qui désormais s’opposent frontalement aux desseins claustrophiles de l’exécutif. Eric Schmidt est de ceux-là. L’ancien patron de Google, puis d’Alphabet – il siège toujours au conseil d’administration du groupe – dirige aujourd’hui le DoD Innovation Advisory Board, un organe consultatif sur les questions d’innovation pour le département de la Défense. En novembre dernier, il appelait l’administration américaine à accueillir les chercheurs étrangers spécialisés en IA : « Préférez-vous qu’ils développent l’IA ailleurs, ou qu’ils le fassent ici ? » Avant d’ajouter : « L’Iran produit quelques-uns des plus grands et des plus intelligents informaticiens au monde. Je les veux ici ! Je veux qu’ils travaillent pour Alphabet et Google. Je suis très clair là-dessus. C’est dingue de ne pas les laisser entrer. »

Le constat d’Eric Schmidt est simple. À la croisée de la Silicon Valley et du Pentagone, il sait les carences qui affaiblisent les États-Unis dans le domaine technologique face aux efforts colossaux entrepris par la Chine pour les rattraper et les dépasser. « Dans cinq ans, nous serons probablement au même niveau que les Chinois », a-t-il indiqué. Pour celui qui a soutenu la candidature de Barack Obama puis d’Hilary Clinton, Donald Trump est en train de réduire à néant les chances des États-Unis de maintenir leur leadership technologique. Quand l’on sait le rôle déterminant qu’ont joué les progrès technologiques dans la construction de la puissance américaine, les restrictions apportées aujourd’hui par l’administration Trump risquent d’en accélérer le déclin.

Pourquoi le Qatar a résisté au blocus voulu par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis

Thu, 07/06/2018 - 09:56

Alors que la crise du Golfe dure désormais depuis un an, aucun signe d’apaisement entre les protagonistes ne permet d’envisager la résolution de cette  » guerre froide  » entre les monarchies du Golfe à court ou moyen terme. Au contraire, un sentiment d’escalade gagne la région depuis quelques jours avec les menaces proférées par l’Arabie Saoudite à l’encontre du Qatar. Alors que Doha attend la livraison de missiles S-400 russes, le roi Salmane aurait envoyé une missive aux gouvernements français, britannique et américain leur demandant de faire pression pour que ce système antimissiles ne soit pas livré. Quitte à envisager une action militaire contre l’émirat gazier qui refuse d’être le vassal de son grand voisin.

Pourtant, il y un an, beaucoup doutaient de la capacité de Doha à résister au blocus organisé par le « quartet », qui regroupe l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, l’Égypte et Bahreïn. Alors que le Qatar fait partie du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ces États ont imposé à son encontre un blocus terrestre, maritime et aérien sous prétexte notamment de financement du terrorisme. Mais le Qatar a surpris ses détracteurs : Doha a déployé de nouvelles routes commerciales ; la banque centrale qatarie a puisé dans ses immenses réserves pour soutenir les secteurs bancaire et financier ; et son activisme diplomatique lui a permis de s’assurer de la neutralité, voire de la bienveillance, des grandes puissances. De plus, trois éléments clés expliquent en partie l’échec du quartet à faire plier le Qatar.

Portée très vite limitée du blocus

Tout d’abord, la portée très vite limitée du blocus. Si la fermeture de la frontière terrestre avec l’Arabie Saoudite est spectaculaire et si les interdictions de survol pénalisent fortement Qatar Airways, le Qatar ne subit finalement des sanctions que de quatre pays dont la puissance n’est pas considérable. L’impact aurait été très différent si ces sanctions avaient été adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies ou par les États-Unis. L’exemple iranien est une parfaite illustration de la force politique et économique dont dispose Washington pour dissuader les entreprises occidentales à commercer avec Téhéran et à investir en Iran. De plus, comme le secteur énergétique, le joyau de la couronne qatarie, n’est pas affecté, les dommages pour l’émirat ne pouvaient être que limités. Les exportations pétrolières et gazières, notamment celles de gaz naturel liquéfié, se sont poursuivies sans encombre.

Surtout, la stratégie du quartet s’est rapidement montrée amateuriste et inutilement jusqu’au-boutiste. Après le choc du 5 juin, le quartet a présenté une liste de 13 demandes complètement irréaliste. Parmi celles-ci, on trouve la fermeture de la chaîne Al-Jazeera, la réduction de ses relations avec l’Iran ou encore la fermeture d’une base militaire turque. Si le Qatar les avait acceptées, cela aurait impliqué une véritable capitulation et un renoncement à être un État souverain, ce qui était évidemment politiquement impossible. De plus, cette liste avait décrédibilisé le quartet, rendant difficile pour la communauté internationale de soutenir une telle démarche contre un pays qui compte finalement beaucoup d’alliés. Le secrétaire d’État américain de l’époque, Rex Tillerson, avait alors estimé que cette liste d’exigences n’était ni raisonnable ni réalisable.

Le quartet n’a quasiment rien gagné

C’est d’ailleurs l’une des grandes erreurs d’appréciation de la coalition anti-Qatar. Si les pays du quartet, Arabie Saoudite et Émirats Arabes Unis en tête, sont partis sabres au clair et fleur au fusil en pensant que le Qatar plierait rapidement l’échine, c’est qu’ils ne doutaient pas du soutien de l’oncle Sam. Des enquêtes des médias américains ont révélé que des lobbyistes embauchés par Riyad et Abou Dhabi avaient travaillé pendant des mois en amont du blocus pour convaincre le président Trump et son entourage. Après quelques déclarations et tweets du président Trump condamnant le Qatar, Mohamed Ben Salmane et Mohamed Ben Zayed, les deux principaux instigateurs du blocus, ont sans doute cru que toute la puissance de feu des États-Unis allait soutenir leur action contre Doha. Or Donald Trump n’est pas l’administration américaine à lui tout seul. Le Qatar est aussi un allié stratégique de l’Amérique, puisque la principale base militaire du Pentagone au Moyen-Orient se situe à Al-Udeid dans l’émirat, ce que le président américain avait sans doute oublié. Au sein de l’Administration, le département d’Etat et celui de la Défense ont pesé de tout leur poids pour éviter une escalade inutile pour les Etats-Unis et l’émir du Qatar a même été reçu en avril dernier à la Maison-Blanche. Car la vraie priorité de Washington dans la région est l’Iran et les querelles entre monarchies du Golfe affaiblissent l’alliance anti-Téhéran que souhaitent bâtir les États-Unis.

Un an après, le Qatar n’a donc pas plié et le quartet n’a quasiment rien gagné. L’opération est un fiasco et Riyad comme Abou Dhabi le savent. La question pour eux maintenant est de savoir comment sortir d’un blocus inutile et coûteux pour toute la région sans perdre la face. Aucun médiateur n’a aujourd’hui la réponse, bien qu’ils soient nombreux à avoir essayé. Il ne reste plus qu’à espérer que cette absence de solution ne pousse pas l’Arabie Saoudite ou les Émirats Arabes Unies à mener des actions inconsidérées qui pourraient embraser une région déjà sous très haute tension.

« Le meilleur casque bleu européen aujourd’hui, c’est l’agriculture »

Wed, 06/06/2018 - 15:05

Pouvez-vous expliquer, en quelques mots, en quoi consiste la géopolitique de l’alimentation ?

Il existe une géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation, précisément parce que la première vocation de l’activité agricole est de nourrir les populations. Il s’agit de la plus vieille histoire de l’humanité. Même si le monde est en perpétuelle mutation et évolue très vite, en 2018 n’importe quel individu sur la planète doit pouvoir se nourrir pour avoir de l’énergie, mener sa vie, se développer etc…

D’un point de vue individuel, chacun est donc dans une obligation stratégique, au quotidien, vis-à-vis de son estomac. Quand la faim se fait sentir, l’individu réagit et cherche de quoi se nourrir. Ce qui était valable au début de l’humanité l’est toujours aujourd’hui… Et ce qui vaut pour une personne vaut pour une collectivité. Chaque région, territoire ou nation doit agir pour sa sécurité alimentaire et anticiper les risques inhérents à cette équation complexe. Un pays qui souffre de difficultés hydriques, foncières, climatiques, alimentaires et rurales est, de fait, forcément plus sensible à l’instabilité socio-politique.

Assistons-nous aujourd’hui à un regain d’instabilité dans le monde qui serait lié aux questions alimentaires ?

Effectivement, actuellement tout se complexifie : au niveau climatique comme au niveau humain. Chaque jour, il y a 230 000 bouches supplémentaires à nourrir sur la planète. En 30 ans, la population mondiale a augmenté de 2,4 milliards d’habitants. Ce sera plus ou moins le même volume qui viendra s’ajouter d’ici à 2050.

A cet horizon, la FAO nous alerte : il faudra produire 50% de nourriture en plus pour répondre aux demandes, mais l’extension des surfaces agricoles ne sera que de 4% entre ce qu’il sera possible d’exploiter durablement en matière foncière et ce qui sera simultanément perdu avec l’urbanisation, la désertification et les changements climatiques. Le manque d’eau et l’instabilité géopolitique sont d’autres facteurs obérant le développement agricole dans certains territoires. Demain, le scénario est donc simple en apparence mais terriblement difficile : produire plus mais beaucoup mieux, avec moins de ressources.

La Commission européenne a fait part de sa proposition de réduire de 5% (certains parlent même de 12% voire 15%) le budget de la PAC pour la période 2021-2027, qu’en pensez-vous ?

Aujourd’hui en Europe, nous avons atteint un niveau de sécurité alimentaire historique ! Tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Rares sont les espaces dans le monde pouvant se prévaloir d’un tel résultat. A cela s’ajoute cette capacité remarquable qu’a l’Union européenne de pouvoir produire quasiment de tout. La très grande performance agricole du continent est aussi liée à cette très vaste mosaïque de productions qui la compose.

Néanmoins, nous sommes dans une phase où l’importance de l’agriculture n’est pas toujours perçue à sa juste valeur stratégique. S’il est juste que des débats émergent à propos des enjeux sanitaires, qualitatifs et environnementaux de la politique agricole commune, il n’est pas souhaitable, dans l’argumentaire global, d’oublier les enjeux géopolitiques qui sous-tendent la production agricole et la préservation de cette sécurité alimentaire acquise au cours des dernières décennies. L’impératif alimentaire n’a pas disparu sur le sol européen !

Mais nos sociétés sont de moins en moins familières des réalités agricoles, de moins en moins rurales et de moins en moins conscientes qu’il faut des travailleurs des paysages à la table pour apporter cette nourriture au quotidien. Pire, certains enferment le sujet agricole dans des niches conjoncturelles ou nutritionnelles, comme si toute la société uniformisait ses comportements alimentaires et disposait du même pouvoir d’achat. C’est une dynamique excessive. Dans les exploitations agricoles, dans les usines agro-industrielles ou dans les assiettes, c’est la diversité qui prime. L’Europe doit donc entretenir cette agriculture plurielle, ces productions multiples et continuer à accompagner les forces vives qui créent de la valeur ajoutée sur les territoires et contribuent à la sécurité alimentaire globale.

Nombreux sont les Etats dans le monde à maintenir l’agriculture parmi les priorités nationales ou à miser de nouveau sur celle-ci pour leur développement, leur sécurité ou leur action extérieure. Il serait étonnant de voir l’Europe se détourner de ce sujet qui fut pourtant le principal moteur de sa construction politique et communautaire. D’autant plus que l’Europe, sans prétendre nourrir le monde, a sans doute une responsabilité à participer à la sécurité alimentaire au-delà de ses frontières. Pour équilibrer les besoins et compléter les productions nationales des autres pays qui ne peuvent être en autosuffisance, faute de ressources ou de stabilité.

Que préconisez-vous ?

Je crois qu’il serait bon de réinjecter de l’analyse géopolitique dans l’équation agricole et agroalimentaire européenne. Il faut que les mondes agricoles comprennent qu’ils ne sont pas à l’abri d’événements extra-agronomiques et climatiques. Poser la question de l’agriculture européenne post-2020 en pensant que l’Europe est un espace fermé, à l’abri des dynamiques internationales, en positif comme en négatif, est une vue de l’esprit.

Parallèlement, il faut que les décideurs européens prennent la mesure de la centralité stratégique de l’agriculture pour la sécurité sur le continent et l’influence de l’Europe dans le monde. Bref, plus de géopolitique dans les cénacles agricoles et plus d’agriculture dans les sphères stratégiques.

Le débat autour du futur budget de la PAC est-il selon vous correctement posé ?

Je me demande effectivement s’il faut faire un débat autour de la réduction ou de l’augmentation du budget de la PAC de 5%, ou plutôt avoir une discussion autour des raisons qui font que nous avons absolument besoin de la PAC. Où est la vision stratégique de long terme actuellement, capable comme après la Seconde guerre mondiale de projeter dans le temps les objectifs et de donner un cap mobilisateur aux outils déployés ? N’oublions pas que le meilleur casque bleu européen aujourd’hui, c’est l’agriculture.

Il est nécessaire de diagonaliser le sujet. L’agriculture se situe au carrefour de plusieurs disciplines et donc de plusieurs défis clefs à la fois. Quand on indique que le futur budget européen sera davantage tourné vers la sécurité, vers les enjeux migratoires ou vers l’innovation, en quoi ne serait-ce pas lié à l’agriculture ? Au-delà des querelles sur les chiffres du futur budget européen, il est urgent de remettre un peu de bon sens sur la nécessité géopolitique de faire plus d’Europe dans un monde où notre continent n’est plus le pivot central. En faisant l’exercice, et en cherchant ce qui distingue l’Europe d’autres régions dans le monde, l’agriculture surgit inévitablement. Le Vieux Continent trouve une centralité sur un planisphère quand le curseur du débat est placé sur les questions agricoles et alimentaires. Voir large et voir loin, tels sont deux axes que l’Europe se doit d’entretenir.

L’immigration ne serait-elle pas bénéfique pour l’agriculture européenne ?

Vaste sujet prospectif ! Beaucoup de migrants africains s’installent dans les campagnes et les villages. Cela contribue souvent à revitaliser ces zones. Surtout, ils connaissent souvent très bien les métiers agricoles et ont un rapport à ces professions bien plus fort que notre génération à nous d’Européens. Il y a donc sans doute des choses à faire aujourd’hui pour que la migration de détresse vers l’Europe puisse être examinée à l’aune de ce sujet : comment intégrer ces personnes dans des espaces où se conjuguent des besoins et leurs compétences. Et si demain nous observions de plus en plus d’Africains parmi les agriculteurs européens ?

« L’annulation du match de football Israël-Argentine est un camouflet pour l’Etat hébreu

Wed, 06/06/2018 - 14:51

Quel impact l’annulation du match a-t-elle sur Israël ?

C’est un coup terrible et un camouflet pour le pays au moment où le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, triomphe sur le plan diplomatique en étant reçu partout, sans que personne fasse pression sur lui.

Le danger le plus important qui le guettait était de se retrouver au cœur d’une campagne d’opinion publique. Même s’il n’y a pas de lien direct entre la campagne BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) et l’annulation du match, cela apparaît comme un boycott d’Israël par l’Argentine. La popularité de Lionel Messi, l’importance et la visibilité du football dans le monde sont telles que cela donne aussi à cette histoire une publicité sans commune mesure.

Benyamin Nétanyahou a appelé le président argentin pour essayer de maintenir le match, mais sans succès.

L’Argentine a-t-elle sous-estimé l’émoi que cette rencontre pourrait provoquer ?

En acceptant ce match, la Fédération argentine de football n’avait sans doute pas imaginé que cela provoquerait autant de manifestations. Les joueurs ont préféré ne pas le jouer pour ne pas être associés à la politique israélienne, estimant que cela reviendrait à donner un blanc-seing à l’Etat hébreu au moment où des dizaines de Palestiniens sont tués à Gaza.

Y a-t-il déjà eu des précédents ?

Oui, mais cela reste très rare. L’exemple le plus célèbre, c’est quand l’équipe de football de l’Union soviétique avait refusé d’aller jouer au Chili après la prise de pouvoir de Pinochet, en 1973.

Il arrive aussi souvent que des athlètes arabes refusent de serrer la main à des joueurs israéliens. Mais là, cela dépasse le cadre traditionnel, car l’Argentine n’est pas directement concernée par le conflit israélo-palestinien. En refusant de jouer, elle porte un jugement sur ce conflit.

L’annulation du match peut-elle avoir des répercussions diplomatiques ?

Non, mais c’est un signal très fort. Cela signifie qu’aller en Israël et à Jérusalem ne va pas de soi, et que ce ne sont pas des destinations anodines. D’autres vont forcément se poser la question à l’avenir. Cet épisode constitue en cela un précédent.

Israël a très peur qu’un parallèle soit dressé avec l’Afrique du Sud, dont le boycott dans les années 1970, pendant la ségrégation, avait commencé par un boycott sportif.

Quel poids diplomatique le football a-t-il ?

Il est important, mais c’est surtout la visibilité du football qui est immense, car des milliards de personnes suivent ce sport. Lionel Messi est connu dans le monde entier, bien davantage que le président argentin. L’impact politique et médiatique de cette affaire est donc énorme, et fera date.

L’Europe va-t-elle résister à Trump ?

Wed, 06/06/2018 - 14:39

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

Pourquoi les terroristes et les tueurs de masse sont-ils la plupart du temps des hommes ?

Wed, 30/05/2018 - 15:09

Dans son dernier ouvrage « Healing from Hate », le sociologue américain Michael Kimmel dresse le portrait de « repentis » de l’extrême droite suprémaciste mais aussi d’anciens djihadistes. Il explique avec force comment ces hommes ont réussi à sortir de la violence mortifère et ce qu’ils nous apprennent des fondements de celle-ci.

Il est des ouvrages de chercheurs en sciences sociales dont il serait important que les décideurs s’emparent. Le dernier livre du sociologue américain Michael Kimmel, Healing from Hate.How Young Men Get into – and out of – Violent Extremism, est de ceux-là. L’auteur prolonge les réflexions qu’il avait développées en particulier dans son livre Angry White Men. American Masculinity at the End of an Era (Nation Books, 2013). Il y expliquait, à partir notamment des tueries dans les écoles aux États-Unis, le rôle, dans les meurtres de masse et le terrorisme intérieur, de la masculinité hégémonique issue du sentiment de décalage que certains hommes peuvent éprouver par rapport aux normes que celle-ci continue d’imposer dans la société occidentale.

Dans Healing from Hate, qui signifie littéralement « guérir de la haine », Kimmel dresse, en s’appuyant sur les quelque 70 entretiens qu’il a réalisés aux États-Unis, en Suède, au Royaume-Uni, au Canada et en Allemagne, le portrait de plusieurs « repentis » de l’extrême droite suprémaciste (Ku Klux Klan, etc.), du néo-nazisme, d’anciens skinheads et leaders de groupes anti-immigrés, mais aussi d’anciens djihadistes. Kimmel explique avec force détails comment ces hommes ont réussi à sortir de la violence mortifère et ce qu’ils nous apprennent des fondements de celle-ci.

Le genre, point commun des groupes ultra-violents et terroristes

Tout au long du livre, Kimmel met en garde le lecteur : le genre n’est pas le seul prisme d’explication de cette violence radicale. Les facteurs sociologiques, psychologiques, familiaux sont multiples ; les dimensions collective et individuelle sont complexes dans la trajectoire de ses auteurs et adeptes. Mais le genre, autrement dit une certaine construction sociale du masculin (et du féminin), est toujours présent. Si expliquer n’est pas justifier, pour combattre efficacement un phénomène, on ne peut faire l’économie de son explication. Cependant, lors des instructions judiciaires ou des procès relatifs aux tueries de masse et au terrorisme, le genre n’est presque jamais questionné par les décideurs politiques, les juges et les nombreux spécialistes mobilisés par ces derniers (psychologues, psychiatres, etc.). La raison en est, dit Kimmel, que les auteurs de telles violences sont précisément, dans leur immense majorité, des hommes.

Si les djihadistes ou les néo-nazis étaient majoritairement des femmes, nul doute que les meurtres et les attentats commis seraient politiquement et médiatiquement questionnés au prisme du genre. Or le masculin est pensé comme l’universel, ce qui conduit à passer à côté d’une grande partie du problème. « Boys will be boys »… La violence n’est-elle pas, après tout, « par nature » masculine ? Mais alors, demande Kimmel, comment expliquer qu’un très faible nombre d’hommes deviennent des terroristes ?

Chez certains, le décalage ressenti avec les normes dominantes et stéréotypées de la masculinité hégémonique, comme le dit la sociologue australienne Raewyn Connell, voire toxique, trouve dans la violence irréversible un exutoire. « Leur capacité d’exprimer et de vivre leur masculinité avec succès est de plus en plus réduite dans la société actuelle », écrit Kimmel. À la difficulté à trouver un emploi correspondant à leurs compétences, à l’absence de vie amoureuse, sexuelle ou conjugale satisfaisante – parfois en raison d’une homosexualité impossible à assumer dans son milieu social ou sa famille –, à l’impression d’avoir été « doublés dans la file » – selon l’expression de la politiste américaine Arlie Russell Hochschild – des ressources (école, études, travail, aides sociales) par les femmes et les minorités ethniques, au sentiment d’être opprimé par la promotion de l’égalité femmes-hommes et des droits, codes et contenus culturels des LGBT, s’ajoute très souvent le fait d’avoir été, dans l’enfance, victime de harcèlement et/ou de violences sexuelles. Les hommes qui intègrent des groupes violents ou terroristes peuvent aussi avoir subi une stigmatisation institutionnelle et des discriminations liées à leur origine ou religion supposées.

Mouvements néo-nazis ou djihadistes

Cela ne veut pas dire que tous ceux qui ont subi ces traumatismes ou ces parcours de vie chaotiques deviennent à leur tour violents. Encore moins qu’ils tombent dans la violence politique. Loin s’en faut. Mais face à une impossibilité d’exprimer des émotions négatives, ces hommes, qui ont en commun une identité masculine fragilisée, traduisent cette frustration en haine. L’entrée dans un groupe violent – la prison ou Internet constituant souvent un accélérateur – signifie la promesse de retrouver un honneur, une fierté qu’ils estiment avoir perdus : la masculinité est vue comme une « performance sociale », dit Kimmel. L’extrémisme et le terrorisme offrent, pour un temps, une « récompense sociale », une « vie qui fait sens ». Il s’agit toujours de trouver des opportunités de prouver leur virilité, à eux-mêmes comme aux autres. Le genre est à la jonction des explications structurelles et des facteurs psychologiques. C’est leur rapport à la masculinité « qui permet à ces hommes de naviguer entre le macro et le micro ». Au-delà de leurs différences de parcours, ces hommes ont un point commun : ils ont trouvé refuge dans une violence qui vise la domination d’autrui.

Les mouvements néo-nazis ou djihadistes instrumentalisent l’insécurité identitaire d’hommes souvent très jeunes, pour leur proposer une communauté où il leur est promis de retrouver une camaraderie, un entre-soi protecteur, une solidarité. Rejoindre de tels groupes est un moyen de se rassembler autour de coûts culturels, notamment musicaux, communs, de trouver des amis, de s’amuser ou au contraire d’éviter les tentations (alcool, drogue, sexe et en particulier se détourner de l’homosexualité) dans le cas du djihadisme. Le groupe leur offre par ailleurs la possibilité d’exercer une mission sacrée, de donner un sens à leur vie en tant qu’hommes. La pauvreté émotionnelle de ces derniers trouve une compensation qui agit comme un « aphrodisiaque politique ». L’idéologie est un ciment plus ou moins fort du groupe, mais elle finit toujours par s’exprimer. Irrationnelle, elle se nourrit d’affects qui puisent dans la paranoïa, le conspirationnisme. Le schéma connu du « Eux » versus « Nous » est toujours mobilisé. Les ennemis, qu’ils soient musulmans, juifs, chrétiens, gays, noirs ou blancs, étrangers ou nationaux, sont soit hypermasculinisés, soit hypomasculinisés. Dans les deux cas, ils sont menaçants. L’idéologie est alors un liant pour connecter des individus et entretenir la coupure vis-à-vis d’un monde jugé hostile et qu’il s’agit d’anéantir ou de punir.

La promesse de gloire, de célébrité et d’importance sociale – qui peut aller jusqu’à l’attentat-suicide – est formulée, et les femmes sont la récompense, au sein du groupe comme en dehors. Quid des femmes, justement, qui s’engagent dans la violence extrémiste ? Pourquoi acceptent-elle ce masculinisme ? Sensibles, elles aussi, à l’effondrement des traditions dans la société, animées elles aussi par un ressenti raciste, elles éprouvent un besoin de trouver des repères, un rôle social utile dans une communauté qui glorifie le « féminin » au sens sacré du terme, celui de la mère et de l’épouse. Néanmoins, cette illusion finit tôt ou tard par s’effondrer car elles sont souvent elles-mêmes victimes de violences et d’abus, au sein d’une mini-société qui promeut une vision binaire et figée des hommes, des femmes et de leurs interactions.

Sortir de la violence

Un jour, pour beaucoup d’hommes aussi, une fissure s’opère. Le fossé devient trop grand entre la vie dans le groupe et les principes affichés par ce dernier : la rupture avec l’aspiration ascétique (djihadisme), la présence ou le contact avec des personnes issues des minorités (néo-nazis, militants anti-immigrés). Une dissonance cognitive, ainsi que le rôle de facteurs exogènes (rencontre amoureuse, reconnexion avec la famille, le fait d’avoir trouvé un emploi, etc.) et/ou l’arrivée d’un nouveau cycle de vie après une jeunesse tumultueuse, un « rite de passage » vers l’âge adulte, mettent au jour l’hypocrisie du mouvement, sans oublier qu’évoluer dans un groupe violent contraint à un mode de vie épuisant et dangereux.

De Matthias (les prénoms ont été modifiés par Kimmel), ancien skinhead allemand revenu en six mois à une « vie normale » grâce à une ONG qui l’a abordé à la sortie de son procès, à Mubin, ancien djihadiste canadien parti s’entraîner en Syrie et en Afghanistan puis ayant infiltré, pour les services secrets canadiens, un groupe de terroristes, ce qui a permis de faire échouer un attentat à Toronto en 2006, c’est aussi le travail d’associations qui permettent à ces hommes de sortir de tels groupes que décrit l’auteur de Healing from Hate. « EXIT », en Suède et en Allemagne, « Life After Hate » aux États-Unis ou encore la fondation « Quilliam » au Royaume-Uni proposent des thérapies, une aide à l’insertion professionnelle ou au retour aux études, un accompagnement pour rompre avec un groupe qui ne les laisse pas partir si facilement et use souvent de harcèlement. Des groupes de réflexion et de débat sur le pluralisme culturel, le politique et le religieux, une « confrontation cognitive » avec les textes sacrés sont également un outil.

Nourrir les politiques publiques par la recherche

L’existence du tabou d’une masculinité « défaillante » par rapport aux normes dominantes ne doit jamais justifier les conséquences mortifères de la violence. Certains ont commis des crimes abjects et ont été condamnés à de longues années de prison. Pour faire sortir les individus d’une telle spirale mais aussi pour les empêcher de (re-)tomber dedans, parfois dès l’adolescence, il incombe au politique de construire un récit commun, contraire à ceux, identitaires, genrés, excluants, des extrêmes. C’est incontournable pour combattre le populisme et les tentations anti-démocratiques aux États-Unis, en Autriche, en Hongrie, en Pologne, en Italie, au Royaume-Uni, mais aussi en France, en Allemagne et dans beaucoup d’autres pays.

On se souvient que Trump a apporté son soutien aux suprémacistes blancs à Charlottesville en août 2017, alors même que l’un d’entre eux avait délibérément foncé dans la foule avec sa voiture, tuant une jeune femme. « Il en a même fait entrer dans son gouvernement et parmi ses conseillers », écrit Kimmel. Aux États-Unis, ainsi que l’écrit Kimmel, « les néo-nazis sont devenus davantage mainstream » depuis l’élection de Trump. De plus, l’administration Trump réduit le terrorisme à l’« islamisme radical » et a décidé de limiter à ce dernier les financements publics destinés à la lutte contre le terrorisme. « Life After Hate » est visé par ces restrictions. Cette association vise à combler le fossé entre les chercheurs, les militants et associations anti-racistes et le monde de la justice pour lutter contre l’endoctrinement néo-nazi.

Les politiques publiques ont elles aussi tout à gagner à s’appuyer sur la recherche dans les dispositifs de prévention et de répression. Le levier de la désidéologisation, seul, ne suffit pas pour sortir les individus de la radicalisation et du terrorisme, qu’il soit d’extrême droite ou djihadiste. Ces individus ne sont ni simplement, ni toujours des « malades mentaux ». Leur objecter : « vous avez tort dans vos sentiments », « votre attitude est irrationnelle » est vain car, comme le dit Kimmel, « ces affects sont réels, même s’ils ne sont pas « vrais » ». Sans nier la base émotionnelle d’un engagement ou de sympathies extrémistes, c’est une participation civique, économique et politique qu’il faut permettre, à tous, pour éviter que d’autres ne tombent dans le piège. « On était dans une bulle. On déteste ce qu’on ne connaît pas », explique un repenti. L’un des néo-nazis américains est décrit dans le livre comme quelqu’un qui « n’a jamais rencontré aucun de ceux qu’il détestait, ayant vécu l’instruction à domicile (« home schooling ») et élevé dans une bulle raciste ».

La violence masculine, quelle que soit la forme qu’elle prenne, n’est ni un simple problème de vie privée, ni un simple problème de « psychisme », c’est une question politique globale, complexe. La masculinité toxique est un enjeu de politique publique.

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