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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 2 months 5 days ago

Cinq menaces nucléaires pour la sécurité des États-Unis

Wed, 04/07/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « États-Unis : de nouvelles options nucléaires ? », écrit par Benjamin Hautecouverture dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). < <

Unfinished Business

Tue, 03/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Tamim Bayoumi, Unfinished Business: The Unexplored Causes of the Financial Crisis and the Lessons Yet to be Learned (Yale University Press, 2017, 296 pages).

Tamim Bayoumi, directeur du département « stratégie » au Fonds monétaire international (FMI), se penche sur les racines de la crise financière de 2007-2008, et défend l’idée qu’un certain nombre de leçons n’en ont toujours pas été tirées.

Les causes ayant conduit à la débâcle des subprimes de 2007, puis à la faillite de Lehman Brothers en 2008, sont étudiées en détail. La titrisation (c’est-à-dire la transformation de créances bancaires en titres négociables sur les marchés) est considérée comme un facteur clé ayant amplifié la crise financière.

Elle a progressivement déresponsabilisé les banques américaines, qui ont été amenées à octroyer de plus en plus de prêts sans avoir ultérieurement à les conserver dans leurs bilans. C’est ainsi que s’est constituée la bulle immobilière. Les produits structurés, fruits de la titrisation, sont devenus spéculatifs et ont aiguisé les appétits des banques européennes, peu familières de ce type d’actifs. En parallèle, l’inadéquation des régulations internes et des règles internationales de Bâle II ont favorisé le développement du shadow banking, et laissé trop de libertés aux établissements de crédit qui en ont profité pour accroître leur prise de risque.

Par ailleurs, Tamim Bayoumi critique la croyance en la discipline de marché et en la sacro-sainte hypothèse d’efficience des marchés. On restera cependant perplexe en lisant que les grandes banques européennes sont tenues pour co-responsables du cataclysme de 2007-2008, ou encore que la crise des dettes souveraines de 2010-2012 est intimement liée à la mauvaise gouvernance au sein de la zone euro.

Il est également dérangeant que soient passées sous silence les raisons fondamentales du déclin du système financier américain. Le problème de l’aléa moral est ignoré, alors que les grands banquiers sont lancés, depuis les années 1980, dans une course au gigantisme qui contraint Washington à renflouer tout établissement qui serait au bord de la banqueroute. En outre, on relèvera une indulgence excessive à l’égard de la Federal Reserve et des régulateurs comme la Securities and Exchange Commission. Pourtant, ces institutions ont été de connivence avec les firmes de Wall Street, les laissant profiter de taux d’intérêt bas, abuser des effets de levier, et persévérer dans leurs stratégies « court termistes ».

Cette analyse partiale aboutit à des propositions imparfaites. Certes, la gouvernance de la zone euro doit être améliorée. Évidemment, la crise de 2007-2008 marque l’échec de la macro-économie. Mais les solutions mises en avant, tel le renforcement de la coopération entre banquiers centraux et régulateurs afin d’assurer la stabilité financière, sont insuffisantes. La nécessité de réduire le lobbying exercé par les milieux d’affaires sur les législateurs et régulateurs, et la question de la séparation des banques commerciales et d’investissement sont négligées. Aucune solution n’est élaborée pour remédier aux faiblesses structurelles de l’économie américaine : l’addiction à la dette des acteurs économiques publics et privés, le poids exorbitant de la consommation dans la croissance du PIB, et les inégalités croissantes qui alimentent le populisme. Finalement, on regrettera que cet ouvrage, agréable à lire et instructif, se soit soumis à une forme de « politiquement correct ».

Norbert Gaillard

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Généraux, gangsters et jihadistes

Mon, 02/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Denis Bauchard, conseiller au Moyen-Orient pour l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu, Généraux, gangsters et jihadistes. Histoire de la contre-révolution arabe (La Découverte, 2018, 320 pages).

Récusant le mot « printemps », Jean-Pierre Filiu veut montrer ici comment les « révolutions arabes » initiées par une nouvelle génération qui contestait le nizam, c’est-à-dire tout à la fois des régimes et des systèmes despotiques, ont suscité des réactions violentes des « mamelouks », et comment ceux-ci ont mis fin, au moins provisoirement, à la vague démocratique, sauf en Tunisie.

En utilisant le mot mamelouk, cet éminent spécialiste du monde arabe fait référence à ces anciens esclaves devenus les maîtres de l’Égypte et de la Syrie du XIIe au XVIe siècle. Il voit dans les régimes en place en Algérie, en Égypte, en Syrie et au Yémen des systèmes de gouvernement comparables qui se caractérisent par « la réécriture de la geste nationaliste, un discours populiste d’une grande agressivité, un appareil répressif omniprésent et le pillage systématique des ressources nationales ». Il les distingue des États policiers – Ben Ali –, des systèmes à tendance totalitaire – Kadhafi, Saddam Hussein –, ou des monarchies.

Les chapitres consacrés aux quatre pays soumis à de tels régimes éclairent, au-delà des spécificités locales, des traits communs : le caractère prédateur des responsables au pouvoir, l’opacité des budgets militaires, le contrôle par l’armée de pans entiers de l’économie, le quadrillage du pays par les services de renseignement, les moukhabarat

Ces régimes répressifs et contre-révolutionnaires, passés ou présents sont, pour l’auteur, le principal vecteur du djihadisme. « Partout, la répression méthodique de l’opposition légaliste a favorisé la croissance exponentielle de la menace djihadiste. » Daech comme Al-Qaïda seraient en quelque sorte des créations de ces régimes autoritaires et prédateurs qui ne sont pas, bien au contraire, les « gardiens de la stabilité régionale ». « Les despotes ne seront jamais une partie de la solution car ils demeurent au cœur du problème. » Pour illustrer son propos, il cite l’utilisation par Bachar Al-Assad du « joker djihadiste » lorsqu’il a libéré en 2011 les opposants radicalisés de ses prisons.

Mais, pour reprendre le propos du cinéaste égyptien Tamer El Saïd rapporté par l’auteur : « La révolution n’a pas échoué. Elle continuera tant que ses mots d’ordre “pain, liberté, justice” – ne seront pas accomplis. »

Cet ouvrage, qui couvre une grande partie de l’histoire contemporaine du monde arabe, est une somme qui mérite une lecture attentive. Il est clair que si la vague démocratique est en reflux, rien ne sera désormais comme avant dans le monde arabe. Et la stabilité politique ne saurait être établie que lorsque des solutions politiques « inclusives » auront pu être trouvées dans chacun des pays en turbulences.

En revanche, cet ouvrage suscite également le débat. Le djihadisme qui est né dans les années 1970, d’abord en Afghanistan, n’a-t-il pas des causes plus complexes ? La politique américaine, d’abord en Afghanistan puis en Irak, n’a-t-elle pas une responsabilité majeure, comme le reconnaissait encore récemment Lawrence Wilkerson, secrétaire d’État adjoint de l’administration W. Bush ? Le chaos né des révolutions manquées n’a-t-il pas contribué à nourrir le terrorisme ? L’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) au Sahel n’a-t-elle pas également sa part de responsabilité ? Autant de questions qui méritent un débat qui est loin d’être clos.

Denis Bauchard

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Simone Veil (1927-2017) entre au Panthéon

Sun, 01/07/2018 - 09:00

Un an après son décès le 30 juin 2017, Simone Veil entre ce dimanche 1er juillet 2018 au Panthéon, avec son mari Antoine Veil.

Cinquième femme à entrer au Panthéon, Simone Veil a été membre du Conseil d’Administration de l’Ifri pendant de nombreuses années et nous nous souvenons de son attention bienveillante et de son soutien constant. Elle avait par ailleurs rédigé un article pour Politique étrangère (n° 2/1988) au sujet de son rapport à Israël. Nous reproduisons ce texte ci-dessous.

Il y a quarante ans, mon rapport avec Israël était avant tout d’ordre affectif. À Auschwitz, j’avais découvert ce que signifiait le sionisme pour une diaspora toute tendue vers la recherche de la terre promise. Pour les juifs déportés de Pologne, pour certains de ceux venus de Tchécoslovaquie, l’idée de rester en Pologne ne les effleurait pas ; seul les habitait, si jamais ils échappaient à l’extermination, l’espoir de se rendre en Palestine. Pour nous, juifs français, la question ne se posait pas. La France nous attendait, notre vie reprendrait chez nous, pas comme avant, mais presque.

Après 1945, je me suis sentie profondément solidaire du périple des personnes déplacées vers la Palestine, des acteurs de l’aventure tragique d’Exodus, des victimes du refoulement par les Anglais. J’ai vécu la déclaration d’indépendance d’Israël et les combats qui ont suivi dans une perspective émotionnelle. La création de l’État juif apparaissait comme une espèce de miracle, la réalisation d’une promesse autant que d’un rêve. L’État d’Israël, c’était aussi un pays d’accueil pour les juifs chassés et persécutés durant des siècles.

C’était une terre que l’on fertilise, un désert qui devient verger. C’était enfin le pays des kibboutz, d’une expérience nouvelle d’organisation sociale fondée sur la solidarité. Les juifs devenaient tout à la fois soldats et hommes de la terre. Cette émotion que j’éprouvais alors, je la ressens encore aujourd’hui face à la transformation du pays quand je vais de Jérusalem à Tel-Aviv, à travers cette route si chargée d’histoire et empreinte de tant de beauté.

J’avais vécu l’aventure militaire de la défense du territoire avec passion, angoisse. Au lendemain de la guerre des Six Jours, en 1967, après une victoire brillante, rapide et qui survenait après une très grande peur, je me posais de nouvelles questions : Israël était victorieux mais comment allait-il aménager sa victoire ? Saurait-il concilier les exigences de sa sécurité avec le principe du respect du droit des peuples ? C’est en termes personnels et émotifs, encore une fois, que j’ai vécu ce dilemme. Je ne saurai mettre en cause la sécurité d’Israël mais en même temps la reconnaissance de certaines valeurs s’impose. Je vis dans une perpétuelle tension, prise entre le désir de l’objectivité – si nécessaire à Israël – et en même temps la difficulté, n’étant pas israélienne, n’assumant pas les risques des Israéliens d’adopter une approche objective et en quelque sorte désincarnée.

Il est facile d’être donneur de conseils et de jouer au juste en se retranchant derrière des principes alors qu’on assume ni les charges ni les risques d’un pays en guerre. Mon avenir se joue ailleurs, ce n’est ni ma sécurité, ni celle de mes enfants qui sont en cause.

Pourtant je ne puis cacher qu’en 1982, au lendemain de l’invasion israélienne du Liban, je me suis sentie particulièrement troublée. D’instinct, je jugeais cette aventure risquée – comme beaucoup d’Israéliens – mais il m’était désagréable de m’exprimer ouvertement et en public. Lorsqu’on exerce des responsabilités publiques dans son pays, l’influence que peut exercer ce que l’on dit, ce que l’on exprime, peut aller bien au-delà de ce que l’on a voulu dire, bien au-delà de votre pensée. Aussi me suis-je imposée une grande prudence d’expression. La tentation permanente de la diaspora est de juger Israël. Mais ce que nous disons est perçu différemment par les Israéliens et par le monde extérieur.

Parce que nous sommes juifs, on accorde à nos propos une signification particulière, souvent mal ressentie par les Israéliens eux-mêmes, même si une partie des Israéliens sollicitent l’avis de la diaspora à des fins de politique intérieure. Une grande majorité d’Israéliens, en fait, acceptent difficilement que les juifs de la diaspora prennent parti dans leur débat intérieur. Ils le vivent comme une accusation, un rejet, une remise en cause illégitime. Au moment où Shimon Pérès se déclara favorable à l’idée d’une conférence internationale sur le Moyen-Orient, je fus sollicitée pour appuyer ce projet. À l’époque je ressentais cette initiative comme inopportune, et pour le moins prématurée. Aujourd’hui, les propositions de George Shultz interviennent dans un contexte international différent. La situation dans les territoires occupés est telle que l’ouverture et le dialogue s’imposent pour sortir de l’impasse dans laquelle Israël se trouve.

Quarante ans nous séparent de la création de l’État d’Israël. Pour beaucoup de jeunes Européens, les victimes aujourd’hui ce sont les Palestiniens. Ils ignorent les conditions qui ont amené la création de l’État d’Israël même s’ils connaissent la shoah. Ils ne perçoivent pas Israël comme une terre d’accueil. Comment les jeunes comprendraient-ils les événements qui secouent Israël sur le plan affectif comme sur le plan historique ? Au lendemain de la rencontre germano-américaine de Bitburg, en 1985, j’ai très intensément éprouvé qu’une phase de l’histoire était en train de s’achever, que l’on passait à autre chose. Quarante ans, c’est le temps qu’il a fallu à Moïse pour sortir du désert. Quarante ans, c’est l’espace de deux générations. Celle qui a subi, et celle qui, déjà, théorise.

Devant le passage du temps, la diaspora doit avant tout éviter le provincialisme, le repli sur soi. Aujourd’hui, j’éprouve à l’égard d’Israël la même émotion, le même attachement, mais également une inquiétude. Plus que jamais, l’interdépendance des pays entre eux s’impose comme une réalité. Certes, la détente pourrait profiter à Israël. Mais la situation d’Israël est objectivement périlleuse. Politiquement, culturellement, Israël fait partie du Nord, mais géographiquement il se trouve au Sud. Israël doit-il devenir un pays du Sud et accepter d’y jouer son destin, devenant un partenaire ouvert au dialogue avec ses voisins, fussent-ils arabes, dans un ensemble régional ? Est-il inconcevable de penser qu’Israël pourrait apporter une manière de penser et de faire qui leur serait pour tous un facteur de progrès ?

Simone Veil

 

>> Pour approfondir la place de la femme dans les relations internationales, nous vous recommandons également la lecture de l’article « Les femmes dans les relations internationales », écrit par Françoise Gaspard et publié dans le numéro 3-4/2000 de Politique étrangère. <<<

 

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Guerre du Yémen : « Une humiliation permanente pour les Saoudiens »

Sat, 30/06/2018 - 09:00

Le 26 juin dernier, Jean-Dominique Merchet, journaliste à L’Opinion et auteur du blog Secret Défense, a interviewé François Frison-Roche, auteur de l’article  « Yémen : imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire, impasse militaire » publié dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017).

« A l’initiative de la France, une réunion d’experts consacrée à la situation humanitaire au Yémen se tiendra ce mercredi 27 juin à Paris. Pour décrypter la situation, nous avons interrogé François Frison-Roche, politologue au CNRS-Paris 2, spécialiste du Yémen où
il a dirigé, de 2012 à 2014, un projet d’aide à la transition démocratique, à l’ambassade de France à Sanaa. Il a récemment publié « Yémen : imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire, impasse militaire » dans la revue Politique étrangère de l’Institut français des relations internationales.

Ce devrait être une grande conférence humanitaire sur le Yémen, comme l’avait annoncé le président Macron le 10 avril à l’occasion de la visite en France du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane. L’affaire s’est progressivement dégonflée et Paris n’accueillera finalement, ce mercredi 27 juin, qu’une rencontre d’experts sur les thèmes humanitaires. Même si la France « assume sa relation stratégique » avec l’Arabie Saoudite
et les Émirats arabes unis, engagés dans cette guerre, l’Élysée et le Quai d’Orsay ont préféré adopter un profil bas et s’épargner des polémiques. Alors que le conflit, entré dans sa quatrième année, a fait déjà plus de 10 000 morts, de nombreuses ONG contestent le soutien militaire que la France accorde à ses alliés, sous la forme de livraisons d’armes,
de renseignement et, un temps, de « conseillers militaires ». D’autant que, sur le terrain, la situation reste incertaine, en particulier dans le secteur de la ville portuaire de Hodeïda, que la coalition constituée autour de l’Arabie tente de reprendre aux rebelles houthis. […] »

Pour lire la suite de l’article, cliquez ici.

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L’agriculture française dans le Marché commun

Fri, 29/06/2018 - 08:30

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « L’agriculture française dans le Marché commun » a été écrit par Mario Levi et publié dans le numéro 3/1961 de Politique étrangère.

Dans tous les pays d’Europe — excepté peut-être le Danemark — l’agriculture constitue le secteur à la fois le plus défavorisé et le plus protégé de l’économie nationale.

Sans doute ces deux phénomènes — les difficultés du monde agricole et l’aide de l’État à l’agriculture — sont-ils liés, mais ce lien est plus complexe qu’on ne l’estime généralement Il serait aussi inexact, de prétendre — comme le font les intéressés — que les pouvoirs publics soutiennent l’agriculture uniquement parce que les revenus agricoles sont trop bas, que d’attribuer ces difficultés — comme le voudraient les libéraux — exclusivement aux interventions de l’État dans le secteur agricole.

Les raisons qui ont amené la plupart des gouvernements d’Europe occidentale à faire bénéficier l’agriculture d’un régime économique exceptionnel sont en réalité multiples. Nous avons dénombré les quatre suivantes.

La première est d’ordre politique. L’existence d’une paysannerie nombreuse, et surtout d’une classe de petits propriétaires exploitants en propre, était considérée jusqu’ici, dans tous les pays de l’Occident européen, comme un gage de stabilité politique et sociale. On s’est donc efforcé, par le découpage des circonscriptions électorales, d’accorder aux ruraux une représentation plus importante que ne le comportaient leurs effectifs, pourtant déjà nombreux. De ce fait, les paysans sont devenus une force politique considérable avec laquelle tous les partis, y compris les partis d’opposition de droite et de gauche, devaient compter, et qu’ils ont donc cherché à s’attacher par des largesses de toute nature : politique douanière, privilèges fiscaux, soutien des prix, etc.

La deuxième est d’ordre stratégique. L’autonomie alimentaire du pays est un élément qui compte en temps de guerre, ainsi que tous les pays européens en ont fait l’expérience au cours de deux conflits successifs.

La troisième est d’ordre économique. Les physiocrates considéraient la terre comme la source de toutes les richesses. La théorie économique a changé, mais il reste encore quelque chose de cette croyance dans l’esprit des peuples et même des gouvernements ; les produits agricoles ont, dans la conscience collective, une valeur plus grande que celle que leur attribuent les lois du marché. A quoi s’ajoute le préjugé mercantiliste : l’autonomie en matière agricole (relativement facile à obtenir pour la majorité des produits) permet d’épargner des devises pour l’achat de matières premières industrielles ; les exportations agricoles facilitent en période de crise l’équilibre de la balance des paiements.

La quatrième de ces raisons — celle que nous mentionnions au début — est d’ordre social : le fait que les revenus agricoles sont plus bas et qu’ils ont tendance à moins augmenter que les revenus industriels est considéré comme une anomalie dans un monde où les impératifs économiques ont cessé d’être l’unique critère qui règle l’échelle des salaires et des profits : si les paysans gagnent moins que les autres catégories sociales, il faut, affirme-t-on, les aider, afin de rétablir l’équilibre.

En France, toutes ces raisons sont intervenues à la fois, bien qu’avec une intensité différente suivant les époques, pour déterminer la politique agricole du pays. Si le motif politique a toujours été sous-jacent aux mesures prises dans ce domaine (et cela est vrai probablement, bien qu’à des degrés différents, dans tous les pays), le facteur stratégique a surtout joué dans la période entre les deux guerres, notamment en faveur de la protection céréalière. Les considérations économiques — importance de la production agricole pour assurer l’équilibre de la balance commerciale — ont agi plus particulièrement dans les périodes de difficultés monétaires : dans les années 1920, avec le slogan : « l’épi sauvera le franc », et plus récemment, au cours de cet après-guerre, lorsque le problème particulier de l’écoulement des excédents est venu se greffer sur celui, plus général, du déficit en devises du pays. Le motif social est, en France comme ailleurs, le plus récent de tous : consacré par le fameux article sur la « parité » de la loi d’orientation de 1960, c’est celui qui est aujourd’hui le plus fréquemment invoqué en faveur d’une action massive de relèvement du pouvoir d’achat des agriculteurs.

Sur la réalité du phénomène — décalage entre le niveau des revenus, agricoles et non agricoles, et entre leur rythme d’accroissement respectif — les chiffres souvent cités ne laissent aucun doute : d’après les statistiques de l’O.E.C.E., la part des revenus agricoles dans le revenu national, est en France inférieure de plus de la moitié au rapport entre la population active agricole et la population active totale et d’après les calculs de M. Klatzmann, les revenus par personne active ont augmenté, de 1949 à 1958, près de moitié moins vite dans l’agriculture que dans les autres secteurs d’activité. En outre, si l’on en croit M. Oury, en 1955, la France était — après le Luxembourg — le pays de la Communauté où l’écart entre le produit par personne active des deux secteurs — agricole et non agricole — était le plus élevé.

La seule question qui se pose, si l’on veut trouver les remèdes, est de reconnaître les causes qui déterminent des différences aussi importantes.

Ces causes sont elles aussi nombreuses. Certaines sont d’ordre technique : en Europe du moins, le progrès technique a été, pendant de nombreuses années, moins rapide dans l’agriculture que dans l’industrie. D’autres tiennent à l’organisation des marchés : les agriculteurs, du fait de leur dispersion, ont, en amont comme en aval, un pouvoir de tractation plus faible que les autres catégories de producteurs.

Mais il est aussi des causes plus profondes, d’ordre économique. Elles sont au nombre de trois :
– la productivité des facteurs de la production — capital et travail — est moindre dans l’agriculture que dans l’industrie ;
– en règle générale (et dans la mesure où Je progrès technique ne vient pas corriger cette tendance), les rendements marginaux vont en décroissant dans l’agriculture et en croissant dans l’industrie, c’est-à-dire que le coût unitaire du produit tend à baisser avec l’accroissement de la production industrielle et à augmenter avec l’accroissement de la production agricole ;
– dans tous les pays industrialisés — les seuls qui à l’heure actuelle offrent un débouché solvable aux produits de la terre — l’élasticité de la demande des produits agricoles (et surtout des produits les plus pauvres : les céréales) est très faible par rapport à celle des produits industriels : ceci fait que d’une part il suffit d’un accroissement relativement modeste des quantités offertes pour provoquer un effondrement des prix sur le marché et d’autre part la consommation de la plupart des produits agricoles augmente très peu avec l’augmentation des revenus.

De toutes ces causes, seules les premières citées — retard technique et inorganisation des marchés agricoles — peuvent être totalement ou partiellement éliminées, éventuellement à l’aide des pouvoirs publics. Les autres sont irrémédiables : rien ne peut empêcher que les coûts agricoles s’alourdissent avec la mise en exploitation de terres moins fertiles ou à mesure que l’on intensifie l’emploi des facteurs de la production dans les exploitations existantes, ni qu’une fraction croissante de la population affecte ses accroissements de ressources à d’autres usages que les achats alimentaires.

S’il en est ainsi, l’argument que nous qualifions de « social », en faveur de la protection et des subventions agricoles demande à être reconsidéré. S’agissant d’un secteur qui occupe près d’un quart de la population active du pays, il ne suffit pas qu’une mesure soit socialement justifiée pour qu’il faille l’adopter : encore faut-il qu’elle soit compatible avec les lois d’une économie qui est encore — notamment pour les produits de consommation — une économie de marché. Surtout dans un pays qui a réalisé le plein emploi de son industrie et où les coûts de la main-d’œuvre sont parmi les plus élevés d’Europe, une politique qui vise à détourner systématiquement les facteurs de la production vers un secteur à basse productivité et à stimuler une offre déjà excédentaire, n’est certainement pas une bonne politique. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Brexit & Ireland

Thu, 28/06/2018 - 08:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Marie-Claire Considère-Charon propose une analyse de l’ouvrage de Tony Connelly, Brexit & Ireland: The Dangers, the Opportunities, and the Inside Story of the Irish Response (Penguin Ireland, 2017, 384 pages).

L’ouvrage de Tony Connelly, journaliste et reporter à la radio irlandaise RTE, retrace l’évolution du processus de négociation du Brexit au prisme des intérêts irlandais et de cette relation unique avec le Royaume-Uni initiée par le traité anglo-irlandais de 1921, mise à l’épreuve par les trois décennies des Troubles, renforcée par une adhésion conjointe à la Communauté européenne en 1973, et enfin apaisée depuis l’aboutissement du processus de paix en Irlande du Nord et l’accord du Vendredi saint de 1998.

L’auteur s’emploie à suivre l’actualité du Brexit au niveau des pourparlers officiels tout en réalisant un travail sur le terrain auprès de représentants irlandais et nord-irlandais de filières et de sociétés très exposées aux « dommages collatéraux ».

Le récit commence avec l’annonce faite en janvier 2013 par David Cameron d’un référendum sur un éventuel retrait britannique de l’UE, et couvre la première phase des négociations jusqu’à l’automne 2017. Les 16 courts chapitres nous livrent des analyses très fournies, étayées de nombreux exemples et anecdotes qui, au risque de rompre le fil de la narration, aident le lecteur à percevoir les répercussions du Brexit à de multiples niveaux (institutionnel, économique, social et juridique).

Chiffres à l’appui, Connelly montre combien les économies de l’Irlande et du Royaume-Uni sont devenues, ces dernières décennies, interdépendantes et complémentaires. Le Royaume-Uni est un partenaire vital pour l’Irlande en matière de débouchés pour ses exportations dans les secteurs de l’agro-alimentaire (fruits, légumes viandes et produits laitiers) et des services. Cette relation serait fort mise à mal par l’instauration de tarifs douaniers et d’une nouvelle réglementation britannique en matière de sécurité alimentaire.

La question ultra-sensible de la frontière irlandaise, qui conditionne la mise en place d’un accord définitif, a ici toute la place qu’elle mérite. L’UE a financé une multitude de projets transfrontaliers, qui ont favorisé de nouvelles relations intercommunautaires dans un climat de confiance. Le vote britannique, qui risque d’isoler l’Irlande du Nord de l’UE, a fait resurgir le spectre du retour d’une frontière physique entre les deux Irlande comme limite extérieure obligée, alors que la fluidité des échanges l’avait rendue quasiment inexistante depuis l’accord du Vendredi saint. Ce retour, qui entraverait considérablement les échanges entre la République et l’Irlande du Nord, risquerait fort de raviver les tensions intercommunautaires et de porter un coup fatal au processus de paix. On peut également s’interroger sur le maintien de la zone commune de voyage entre l’Irlande et le Royaume-Uni, mise en place en 1923 et renforcée par l’accord du Vendredi Saint, qui assure la libre-circulation des citoyens britanniques et irlandais.

La démarche de l’histoire immédiate, à la charnière entre passé et présent, constitue un défi particulièrement difficile à relever. Les Anglais aiment à dire que « le diable est dans le détail ». Si les difficultés et les blocages que traversent les négociateurs du retrait britannique le montrent à foison, il en va de même à la lecture de cet ouvrage touffu où l’auteur s’efforce de cerner une réalité mouvante dans toute sa multiplicité et sa complexité.

Marie-Claire Considère-Charon

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Terrorisme : « aucun État membre n’est à l’abri »

Wed, 27/06/2018 - 08:30

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « L’Union européenne et la lutte contre le terrorisme », écrit par Séverine Wernert, membre du cabinet de Julian King, commissaire européen chargé de l’Union de la sécurité, dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). < <

La Chine : un géant fragile ?

Tue, 26/06/2018 - 08:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Sophie Boisseau du Rocher, chercheur associé au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Valérie Niquet, La puissance chinoise en 100 questions (Tallandier, 2017, 272 pages), Philippe Delalande, La Chine de Xi Jinping. Ambitions et résistances (L’Harmattan, 2018, 200 pages) et Nadège Rolland, China’s Eurasian Century? Political and Strategic Implications of the Belt and Road Initiative (The National Bureau of Asian Research, 2017, 208 pages).

C’est un euphémisme : la Chine nous interroge… Parmi les multiples ouvrages consacrés à l’expression de sa puissance et aux enjeux qu’elle soulève, trois méritent l’attention.

Valérie Niquet propose une analyse des questions qu’elle estime les plus pertinentes pour comprendre cet « objet de fantasmes », « vital pour mieux saisir les évolutions du monde contemporain ».

Destiné à un public intéressé mais pas forcément spécialiste, son livre se découpe en grandes sections (histoire, culture et société, politique…) et en courts chapitres, qui répondent à des interrogations à la fois générales (« quelles sont les séquelles du maoïsme ? ») ou précises (« quel est le rôle de la Chine au G20 ? »). À chaque fois, le ton est simple, loin du jargon : Valérie Niquet a l’expérience du terrain qui autorise l’analyse critique et distante. Les réponses sont claires, les chiffres bien sélectionnés pour étayer le propos, même si l’on regrette le manque d’approfondissement des sujets les plus sensibles. En général, l’auteur porte un regard assez dubitatif, qui insiste beaucoup sur les faiblesses, voire les contradictions du régime mais qui, trop technique, ne développe peut-être pas assez les dynamiques qui se mettent durablement en place. L’ouvrage, qui sera très utile aux néophytes et aux étudiants, manque sans doute d’un appareil bibliographique qui aurait permis à ceux qui souhaitent « aller plus loin » de se mieux nourrir.

La Chine de Xi Jinping fait un point – lui aussi rapide – sur l’état de la Chine et les choix de son président. Si Philippe Delalande expose les grands défis (le parti, l’économie, les relations avec les États-Unis…) et les ambitions de Xi Jinping (reprendre en main le parti, accéder à une économie d’innovation, participer au règlement des grands problèmes du monde…), on peut regretter l’absence d’une logique d’ensemble, voire d’hypothèses fortes. Le livre comprend quelques analyses intéressantes (notamment sur la mer de Chine du Sud), mais il survole beaucoup de points ; cette faiblesse n’est en outre, pas palliée par un appareil bibliographique étayé. L’ouvrage, trop descriptif, manque de nervosité. Paru début 2018, il semble déjà daté quand il estime peu probable, car « fort complexe et hasardeuse », une réforme constitutionnelle qui permettrait à Xi Jinping de briguer un troisième mandat à la présidence de la République populaire de Chine. On sait aujourd’hui que cette réforme a été menée à bien. Enfin, l’auteur éveille souvent la curiosité, l’intérêt (« les trois défis de l’avenir »), laissant pourtant le lecteur sur sa faim.

Ce n’est pas le cas de l’ouvrage de Nadège Rolland, publié en 2017 par le National Bureau of Asian Research. Il s’agit ici d’une recherche approfondie sur les Routes de la soie (BRI), la fameuse initiative géopolitique globale de Xi Jinping. Pour ceux qui veulent avoir une vision précise et contextuelle de la BRI, ce livre est fort instructif, et s’appuie sur une bibliographie diversifiée et sérieuse. Non seulement cet ouvrage explique comment Xi Jinping a repris, en les assortissant des « caractéristiques chinoises », des initiatives antérieures lancées par les Japonais, les Sud-Coréens, les Américains ou certaines institutions internationales, mais il fait aussi un travail d’analyse passionnant sur les raisons qui ont conduit le régime chinois à adopter ce projet, tout en développant une prospective sur le monde transformé par ces Routes. Dans cet exercice, il nous permet d’aller au-delà du lyrisme des uns et du scepticisme des autres. En filigrane, cet ouvrage pose les bonnes questions sur une ascension chinoise qui, sous couvert d’une diplomatie harmonieuse et pacifique, bouleverse la géoéconomie et la géopolitique mondiale contemporaine, pour dessiner un XXIe siècle en accord avec « la grande renaissance de la nation chinoise ».

Sophie Boisseau du Rocher

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Le désenchantement de l’internet

Mon, 25/06/2018 - 08:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie de l’Ifri et spécialiste des questions liées au numérique et au cyber, propose une analyse de l’ouvrage de Romain Badouard, Le désenchantement de l’internet. Désinformation, rumeur, propagande  (FYP Éditions, 2017, 184 pages).

En vogue, la théorie du « désenchantement » (des classes moyennes, des jeunes, etc.) n’épargne pas l’internet. Romain Badouard met en évidence la « fin de l’innocence » en soulignant le décalage entre certains des idéaux fondateurs qui ont prévalu à la création du réseau (créer un espace public démocratique horizontal et autorégulé) et la réalité de ses usages.

Perçu il y a à peine sept ans, pendant les révolutions arabes, comme un outil au service de l’émancipation, l’internet nous dévoile sa face sombre. Le discours public charrie ses travers : harcèlement en ligne, discours de haine et de radicalisation, propagande, désinformation.

Loin de corroborer le caractère anxiogène d’un certain discours assimilant l’internet à une menace pour la démocratie, l’auteur questionne le « désenchantement » à l’œuvre, plaidant pour une réappropriation de l’internet par ses usagers. L’analyse est pertinente et très actuelle lorsqu’elle aborde le rôle des grands opérateurs et firmes du numérique et de l’internet.

Les grandes entreprises du Web affrontent de nombreuses critiques depuis quelques années, accusées d’être laxistes sur la modération des contenus, de laisser proliférer de la propagande djihadiste, d’être exploitées par la Russie pour interférer dans les scrutins aux États-Unis et en Europe, de favoriser la diffusion de fausses informations, ou d’enfermer les internautes dans leurs propres opinions (« bulles cognitives »).

Ces plates-formes se montrent généralement hostiles à toute forme de régulation et tentent d’éviter que les États ne légifèrent, assurant qu’elles sont capables de s’autoréguler. Face aux menaces de lois, les grandes entreprises ont donc fini par réagir, enchaînant les annonces, recrutant pour mieux modérer, se dotant de technologies d’intelligence artificielle pour repérer les contenus problématiques, etc. Ce qui n’a pas suffi : l’Allemagne a légiféré pour obliger les réseaux sociaux à supprimer les contenus haineux en moins de 24 heures. En France, un texte de loi en préparation sur les « manipulations de l’information » prévoit l’obligation d’une plus grande transparence de la part des réseaux sociaux quant aux contenus sponsorisés, et la mise en place d’une procédure de référé pour pouvoir faire cesser rapidement la circulation d’une fausse information.

Le scandale Cambridge Analytica, du nom de la société de marketing politique qui a
« aspiré » les données personnelles de 87 millions de profils Facebook en 2015, et ses conséquences, valident un des arguments de l’auteur : les algorithmes ne peuvent être déconnectés d’un « projet politique » (quête effrénée du clic, infotainment, etc.) au service de causes qui, parfois, dépassent très largement la profitabilité économique. Moins de 15 ans après sa création, Facebook se retrouve ainsi en position d’arbitre du processus démocratique mondial – cela, sans avoir de comptes à rendre à personne.

L’internet est aujourd’hui sur la ligne de crête : pour Romain Badouard, l’enjeu majeur est à la fois de réguler pour contrecarrer les discours de haine et les manipulations informationnelles, et de garantir un espace numérique libre où chacun peut faire entendre sa voix, sans toutefois faire émerger un internet à deux vitesses – l’un accueillant une information « propre » et filtrée, l’autre étant livré à des producteurs de contenus peu scrupuleux. Le défi apparaît vertigineux.

Julien Nocetti

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Les femmes dans les relations internationales

Fri, 22/06/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « Les femmes dans les relations internationales » a été écrit par Françoise Gaspard, alors maîtresse de conférences en sociologie à l’EHESS, et publié dans le numéro 3-4/2000 de Politique étrangère.

Feuilletons ensemble, au hasard, les photographies de la scène internationale, celles des moments où les grands de ce monde se rencontrent. Pas une femme ne figure sur celles du Congrès de Versailles, en 1919 ; pas une lors de la rencontre de Yalta, en 1944. Qui s’en étonnerait ? En 1919, les États qui ont reconnu aux femmes le droit de voter et celui d’être éligibles se comptent sur les doigts d’une main. En 1944, la citoyenneté des femmes a progressé, mais celles qui remplissent des fonctions électives et ministérielles demeurent une curiosité. Plus d’un demi-siècle s’est écoulé lorsque se tient à New York, en septembre 2000, le « sommet du millénaire ». Une photographie l’immortalise. On compte, difficilement, six femmes perdues parmi les quelque 181 chefs d’États et de gouvernements qui entourent le secrétaire général des Nations unies. Comme si rien n’avait changé, ou presque, depuis… le congrès de Vienne de 1815.

Simplement, on remarque maintenant davantage cette masculinité du pouvoir, et au niveau international, comme désormais dans nombre de pays, la féminisation des instances de décision est à l’ordre du jour. Depuis plus d’un siècle, des femmes (et des hommes aussi) se sont battus pour que les droits des hommes soient aussi ceux des femmes. La scène internationale a résonné de ces combats qui demeurent d’actualité.

Invisibles dans l’histoire des relations internationales, absentes de la scène diplomatique

Où sont les femmes ? Alors qu’elles ont toujours représenté, grosso modo, la moitié du genre humain, elles ont été longtemps absentes du récit du passé. L’histoire des femmes s’est développée depuis trois décennies seulement. Elle est le produit, en Occident, de l’entrée massive des filles dans l’Université. Et de leur critique d’un enseignement qui ne leur disait rien de leurs mères et grands-mères dont elles savaient pourtant qu’elles avaient joué un rôle actif dans la vie, souvent troublée, de leurs pays. N’ont-elles pas participé aux guerres ? Et pas seulement comme victimes civiles, veuves d’un compagnon, d’un époux, mère d’un fils (voire de plusieurs) tombés au front, victimes aussi de viols pratiqués depuis toujours comme armes de guerre. Sur le front, elles n’étaient pas en première ligne. Sauf, on l’oublie souvent de façon pudique, comme prostituées. Il fallait bien sauvegarder le moral des troupes… Elles ont aussi été combattantes de l’ombre pendant les guerres de libération. Et tenté d’influer sur l’organisation de la paix. Or, si les ouvrages sur l’histoire des femmes emplissent les bibliothèques, l’histoire diplomatique leur consacre bien peu de place. Des générations d’étudiants de l’Institut d’études politiques ont eu pour bible l’Histoire des relations internationales de Pierre Renouvin. Ils n’y ont guère rencontré de femmes. Jane Addams, pourtant prix Nobel de la paix en 1934, n’y figure pas, et pas davantage les premières ambassadrices comme la Hongroise Rosika Schwimmer ou la Russe Alexandra Kollontaï. Plus que le nom de Bertie Albrecht, les étudiants d’aujourd’hui connaissent celui d’Hélène de Portes, la maîtresse du président du Conseil Paul Reynaud, qui aurait exercé, selon de nombreux ouvrages, une funeste influence pendant la débâcle de juin 1940. Image stéréotypée : quand la femme intervient en politique, le malheur arrive.

Que les femmes ne portent pas les armes (il était entendu qu’elles ne le pouvaient pas) a souvent servi d’argument à leur privation de droits politiques. Inversement, l’argument de leur rôle dans les guerres a été avancé pour justifier que leur soient enfin accordés des droits civiques. La situation faite aux femmes ne saurait en outre permettre d’opposer, de façon simpliste, l’Orient et l’Occident, le Sud et le Nord, les pays totalitaires et les démocraties. Celles-ci ont pendant longtemps contribué à renforcer la différence des sexes en inscrivant la sujétion des femmes dans le droit écrit. La citoyenneté a d’abord été réservée aux seuls hommes, et les femmes mariées ont été constituées, juridiquement, en mineures civiles. Le Code Napoléon est, au XIXe siècle, objet d’exportation. Or il organise durablement, dans les mentalités et les faits, la domination et la domestication des femmes. Plus : il sert à la justifier et il la renforce. Sur fond d’universalisme, une idéologie de la séparation des sphères publique et domestique s’impose. Idéologie de la bourgeoisie en expansion ? Certes, mais guère contestée par le prolétariat naissant. Au nom de la distinction des rôles, des législations se mettent en place qui ne cessent de différencier les statuts des femmes et des hommes. Les premières sont ainsi « protégées » contre des journées de travail trop longues et le travail de nuit. Mais elles se voient aussi interdire l’accès à la politique, à l’enseignement supérieur et à nombre d’emplois. A fortiori les carrières administratives leurs sont-elles fermées.

La création de l’État français moderne s’accompagne ainsi de la naissance d’une administration masculine. Elle a dû cependant s’ouvrir aux femmes. Mais lorsque celles-ci ont été recrutées, c’est à des niveaux de salaires inférieurs à ceux des hommes. La
« conquête des grades » fut aussi l’objet d’une longue lutte. L’un des épisodes les plus connus est celui de Suzy Borel (future épouse de Georges Bidault, président du Conseil sous la IVe République). Pour des raisons anecdotiques (un ministre avait souhaité faire entrer au Quai d’Orsay l’une de ses protégées), le concours d’admission aux carrières diplomatiques et consulaires a été, en 1928, ouvert aux femmes. En 1930, Suzy Borel passe le concours. Elle est reçue. « Le ministère est fort embarrassé : que faire d’une femme diplomate ? » raconte l’historien Guy Thuillier. Et il poursuit, en citant Giraudoux qui a raconté cette affaire en 1934 : « Alors commence ce que j’appellerai non pas son odyssée – car jamais il n’y eut moins de voyages que dans cette histoire – mais une magnifique épopée administrative. Un premier ministre refuse de considérer la question, il ne saurait admettre une femme pour représenter publiquement son pays […]. Le second ministre décide que, incompétente pour exercer (les) fonctions (d’officier d’état civil), la jeune recrue ne pourra pas aller à l’étranger et restera à Paris… Bref, depuis quatre ans, les chefs du personnel perdent leurs latins et leurs cheveux sur ce problème auquel ils ne voient plus qu’une solution: le mariage. » Le décret qui avait permis la nomination de Suzy Borel est contesté au motif que, « si les femmes reçues restent à Paris, il se peut que dans vingt ou trente ans, à une ou deux femmes par an, tous les postes de l’administration centrale soient remplis par des femmes ». Un décret-loi assure finalement à la jeune diplomate un avancement identique à celui de ses collègues. Mais sa carrière s’est limitée au Service des œuvres du ministère. Le cas de Suzy Borel ressemble à celui de ces autres femmes fonctionnaires qui, sous la IIIe République, ont difficilement et progressivement fait valoir leurs droits. Leur victoire fut de courte durée. Le gouvernement de Vichy, à peine installé, s’efforce en effet de faire rentrer les femmes à la maison et, en particulier, les fonctionnaires. En 1945, une digue est enfin rompue avec la création de l’École nationale d’administration (ENA). Dans ses mémoires, Michel Debré raconte la séance au cours de laquelle il annonce les grandes lignes de ce qui va devenir l’ordonnance créant l’ENA : « Dernière difficulté que je me dois de résoudre : l’ouverture de l’École aux jeunes filles et aux jeunes femmes. Lorsque, dans la grande salle de Matignon, j’annonce mon projet aux directeurs de personnel, secrétaires généraux de ministère et chefs de service des grands corps, un grand silence s’établit. La petite minorité favorable observe la majorité hostile. Les objections arrivent : on admet une femme dans certains postes de la diplomatie ; cependant, est-il rappelé, l’expérience tentée a échoué… Mise aux voix, ma proposition aurait certainement été écartée, mais concertation ne signifie pas délibération, encore moins décision. La voie est ouverte. Les mœurs suivront. Pas tout de suite, mais le barrage juridique a été levé. » L’ordonnance du 9 octobre 1945 laisse cependant la porte ouverte à de possibles discriminations. Il est précisé : « Les femmes ont accès à l’École nationale d’administration, sous réserve des règles applicables d’admission à certains emplois. » À la sortie de l’École, quel que soit le rang de la jeune fonctionnaire, elle peut donc se voir interdire l’accès à certains emplois. L’usage, plus que la règle, domine le recrutement pour les emplois civils. Il fallut ainsi attendre 1972 pour qu’une femme soit enfin nommée « ambassadeure ».

La France n’est certes pas singulière même si elle ne se situe pas, loin s’en faut, dans le peloton de tête en matière de présence des femmes dans la politique et dans la haute administration. Un chiffre est à cet égard éloquent : dix seulement des représentants des 188 pays aux Nations unies étaient, en juin 2000, des femmes. Une seule siégeait en septembre 2000 parmi les 15 membres du Conseil de sécurité.

La présence des femmes dans le débat transnational, du XIXe siècle à la veille de la Seconde Guerre mondiale

Les femmes ont, de tout temps, protesté contre leur sujétion. Au milieu du XIXe siècle, des mouvements naissent, qui sont d’abord nationaux, même si leur chronologie connaît un étonnant parallélisme dans divers pays occidentaux. En 1848, des Françaises, des Allemandes, des Polonaises réclament au même moment, dans le contexte révolutionnaire européen, des droits pour les femmes et, de l’autre côté de l’Atlantique, se tient une Convention qui marque la naissance du mouvement féministe américain. Les Américaines mènent alors conjointement le combat pour l’affranchis sèment des Noirs et celui pour le suffrage des femmes. Elles participeront activement à la guerre de Sécession qui permettra aux hommes de couleur d’accéder à la citoyenneté. Mais toutes les Américaines en demeurent exclues, ce qui radicalise leur combat. La seconde moitié des années 1860, après un moment de silence, voit renaître le mouvement dans divers pays occidentaux. En 1865, Louise Otto fonde en Allemagne l’Association générale des femmes allemandes. Alors que l’Empire français se fait plus libéral, Léon Richer et Maria Deraismes fondent, en 1869, l’Association pour le droit des femmes. La même année, The Subjection of Women du philosophe et homme politique britannique John Stuart Mill, connaît un succès qui dépasse les frontières. Et en 1869 est fondée aux États-Unis l’Association nationale pour le suffrage des femmes.

Au XIXe siècle, si nombre de femmes migrent, rares sont celles qui peuvent voyager seules, se réunir, communiquer, s’exprimer publiquement. Un événement transnational a cependant contribué, en 1840, à faire prendre conscience à quelques-unes de la nécessité de l’organisation par-delà les frontières : la Convention internationale contre l’esclavage de Londres. Des Américaines engagées dans le combat anti-esclavagiste ont traversé l’Atlantique pour participer aux débats. Mais les organisateurs de la Convention décident que les femmes n’auront pas la parole. Elizabeth Cady Stanton, qui accompagnait son époux à Londres, va devenir l’une des pionnières de la lutte suffragiste, mais aussi de l’organisation internationale. Un premier congrès, qui se proclame international et a pour objet la situation des femmes, se tient à Paris en 18789 ; mais il faut attendre 1888 pour que naisse, sur l’initiative des Américaines, la première organisation internationale, le Conseil international des femmes (CIF). D’autres organisations émergent à la fin du siècle. Les unes auront pour ambition de rassembler toutes les femmes autour d’un thème (la citoyenneté politique, la construction d’un monde pacifique, l’élimination de la prostitution…). D’autres visent à fédérer les femmes à partir d’identités spécifiques. Ainsi des ouvrières, des socialistes, des catholiques… De la fin des années 1880 jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, les congrès féminins dits internationaux se multiplient. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Why Latin American Nations Fail

Thu, 21/06/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Sebastian Nieto-Parra propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Esteban Pérez Caldentey et Matias Vernengo, Why Latin American Nations Fails: Development Strategies in the Twenty-First Century (University of California Press, 2017, 240 pages).

En reprenant le titre de Daron Acemoglu et James Robinson (2012), Why Nations Fail, ce livre s’intéresse au rôle que jouent les institutions pour soutenir le développement en Amérique latine. Le point de départ de cet ouvrage est de montrer que les moteurs clés de la croissance économique vont au-delà du caractère néoclassique d’une fonction de production composée des facteurs travail, capital et du changement technologique. Dans ce contexte-là, les institutions sont souvent liées uniquement à la réduction des coûts de transaction. Ce livre insiste sur le fait que la spécialisation soutenue de la production des matières premières, depuis l’époque coloniale, a joué un rôle clé dans l’évolution des institutions. Pour accomplir avec succès un développement économique, il est donc nécessaire d’établir un nouveau cadre institutionnel qui soutienne un changement du modèle de production dans la région.

L’ouvrage avance une série de recommandations de politiques publiques pour traiter les institutions dans la région. Tout d’abord, pour promouvoir le développement, il serait important que les gouvernements soient plus forts, tout en étant plus flexibles et dynamiques dans de nombreux domaines qui dépassent les simples droits de propriété. Cela inclut, entre autres, les politiques d’investissement, d’innovation ou d’éducation. Dans ce cadre, les gouvernements ne doivent pas se limiter à un rôle d’arbitre ou de régulateur, mais ils doivent être des acteurs fondamentaux pour la définition et l’établissement des institutions.

En outre, ce livre insiste sur le fait que les institutions doivent soutenir les politiques orientées vers la demande plutôt que vers l’offre. Dans cette optique, il est nécessaire de développer des politiques actives susceptibles de soutenir la croissance, par exemple en appuyant le financement de la R&D et en développant l’innovation.

Au-delà de l’argumentaire présenté dans cet ouvrage, d’autres éléments, actuellement au centre de l’agenda politique de la région, méritent d’être pris en considération. Premièrement, le niveau élevé des inégalités territoriales appelle à la mise en œuvre de politiques de diversification et de redistribution plus adaptées. Deuxièmement, les institutions ont un rôle à jouer pour réduire l’informalité qui caractérise encore près de la moitié des travailleurs de la région. Troisièmement, elles peuvent accompagner les demandes d’une classe moyenne émergente qui aspire à de meilleurs services publics.

Enfin, cet ouvrage estime que les institutions pour le développement doivent tenir compte de l’autonomie des bureaucraties. Cela suppose le développement d’une administration professionnelle et qualifiée, et la mise en place d’institutions publiques fortes, indépendantes du cycle électoral, et dotées de ressources humaines et financières suffisant à leur fonctionnement.

Pour réaliser cette série d’analyses et proposer ses recommandations, ce livre comprend huit chapitres distribués en deux parties. La première étudie l’organisation institutionnelle de la région sous différents angles. La deuxième présente les défis du développement et avance les politiques à suivre.

Cet ouvrage est essentiel pour mieux comprendre le rôle des institutions dans les économies qui se situent dans la tranche supérieure des revenus intermédiaires, comme c’est le cas de la plupart des pays d’Amérique latine.

Sebastian Nieto-Parra

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Cybersécurité : un objet de « grande politique »

Wed, 20/06/2018 - 08:30

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « Géopolitique de la cyber-conflictualité », écrit par Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI et spécialiste des questions liées au numérique et au cyber, dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). < <

Un populisme à l’italienne ?

Tue, 19/06/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Laurent Marchand, journaliste chez Ouest France, propose une analyse de l’ouvrage de Jérémy Dousson, Un populisme à l’italienne ? Comprendre le Mouvement 5 étoiles (Les Petits Matins, 2018, 208 pages).

C’est le grand vainqueur des élections du 4 mars 2018. Un Italien sur trois a voté pour le logo aux cinq étoiles. Et pourtant, ce mouvement, né en 2009, est largement méconnu hors d’Italie.

Avec quelques rappels utiles aux non-initiés des arcanes de la politique italienne, Jérémy Dousson revient sur la genèse de ce mouvement qui avait déjà conquis huit millions d’électeurs en 2013, avec son cri primordial de 2007, le « Vaffanculo Day », ses parentés initiales avec la gauche, sa radicalité antisystème, son agenda « progressiste sur le plan social » et « hétérodoxe sur le plan économique ».

Mais aussi son fonctionnement en réseau et son « élasticité » qui lui permet de séduire aussi bien la gauche radicalement écologique que l’artisan en colère contre la paralysie d’un État perçu comme prédateur. Et également sa versatilité sur les questions européennes.

À juste titre, Jérémy Dousson s’attarde sur le padre padrone du Mouvement 5 étoiles (M5E), Beppe Grillo, le tonitruant comique génois, sorte de Coluche qui aurait métabolisé Jeremy Rifkin. Dès la fin des années 1990, les textes de ses spectacles, peu connus à l’étranger, montrent une aptitude brillante à dénoncer les impostures de la dérive ultra-libérale. Efficacement comiques, ces textes en disent long sur la trajectoire idéologique d’une colère qui se cherche déjà, et que le M5E va capter.

Pour étayer son propos, l’ouvrage fournit des données économiques et sociales qui montrent combien l’Italie a pâti de la crise et rendu le rejet du « système » encore plus pressant. À cet égard, on aurait apprécié de voir cité l’ouvrage de deux journalistes du Corriere della Sera, Sergio Rizzo et Gian Antonio Stella, La Casta, paru en 2007 également, dont l’impact sur le climat anti-élite a été considérable.

Une analyse plus fine des profils sociologiques des élus du M5E (venus souvent de nulle part, au début) et une plus grande précision sur la part d’ombre de « l’autre » fondateur Gianroberto Casaleggio auraient aussi été utiles. Car Grillo est à bien des égards le masque d’une comédie qui s’est aussi écrite en laboratoire. L’informaticien Casaleggio était fasciné dans les années 2000 par l’ingénierie sociale et la fabrique pilotée du consensus sur les réseaux intranet des entreprises. Le montage juridique du mouvement et la docilité des élus n’y sont pas étrangers.

Jérémy Dousson montre bien la place centrale du ressort « anti-caste » dans l’affirmation du M5E. Les élites italiennes, il est vrai, ont laissé si peu de perspectives aux jeunes générations que Grillo a beau jeu de dire qu’il a empêché une dérive fasciste. Mais l’a-t-il vraiment endiguée ? L’affirmation de la Ligue de Matteo Salvini, avec qui le M5E a désormais pris langue, permet d’en douter. À cet égard, les pages sur le populisme et le fascisme (dont on se serait épargné les références à Wikipédia), si elles manquent d’épaisseur conceptuelle, n’en posent pas moins une série de questions essentielles sur les impasses (pas seulement italiennes) de nos démocraties représentatives, et la crise de la social-démocratie.

Parce qu’il a été fluide dans son ascension vers les sommets électoraux, le M5E a capitalisé sur tous les tableaux. Depuis le 4 mars toutefois, l’OVNI vient d’entrer dans l’atmosphère de la responsabilité politique. Le livre de Jérémy Dousson aide à comprendre la galaxie dont il est issu.

Laurent Marchand

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La diplomatie n’est pas un dîner de gala

Mon, 18/06/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Dominique David, conseiller du président de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Claude Martin, La diplomatie n’est pas un dîner de gala. Mémoires d’un ambassadeur (Éditions de l’Aube, 2018, 952 pages).

Il n’est sans doute pas de plus beau compliment pour un diplomate : Claude Martin fait aimer les pays auxquels il a voué sa vie ; et il fait aimer… les diplomates.

L’amour premier, c’est bien sûr la Chine, trente années durant dans sa vie de diplomate, du plus modeste poste au plus grand (du service militaire au poste d’ambassadeur, en passant par celui de directeur d’Asie du Quai). Ce livre est d’abord un long chant d’admiration, et on devrait dire de tendresse, d’un « amoureux discret de la Chine, attentif à ses bruits, à ses silences, à ses odeurs, à tout ce qui la rendait délicieuse, et que je ne souhaitais ni déranger, ni changer, ni voir disparaître ».

Les innombrables déplacements – autorisés ou non – de Claude Martin dans les profondeurs du pays rendent précieuses entre toutes ses impressions et analyses. Il assiste sur place aux plus grands bouleversements : révolution culturelle, retour de Deng Xiaoping, tragédie de Tien An Men, montée en puissance du pays. À chaque étape, le plaidoyer est clair : valoriser la carte qu’a donnée à Paris la reconnaissance précoce du général de Gaulle ; comprendre le pays, le respecter dans ses logiques sans affecter de croire que la diplomatie doit incarner la lutte du Bien contre le Mal ; prendre en compte son poids nouveau dans tous les domaines, du politique au culturel.

Au titre d’une vision constante sur plusieurs décennies, l’ambassadeur épingle les hésitations et parfois les incohérences d’une diplomatie française qui se soucie peu d’un pays trop lointain et mal compris, et oscille entre l’administration de leçons de morale et l’obsession boutiquière mal placée (voir l’épisode des ventes d’armes à Taïwan). Et il nous rappelle fort utilement que Pékin a, dès les années 1970, attendu qu’émerge une puissance européenne susceptible de rééquilibrer les rapports de force dans le monde, attente toujours déçue.

Claude Martin nous convaincrait que les diplomates en général et les ambassadeurs en particulier servent toujours à quelque chose à l’époque d’internet et des tweets : passeurs, connaisseurs, conseillers, négociateurs, ces diplomates qui s’attachent à l’objet – étrange, étranger – de leur métier sont les éléments essentiels de l’organisation des équilibres entre les intérêts divergents des États, et des peuples. Hors de la Chine, dans d’autres postes prestigieux – Claude Martin le démontrera au service du Cambodge –, il fut un élément essentiel, encore que frustré in fine, des négociations de sortie de guerre du pays ; au service de la construction européenne, et comme ambassadeur au long cours – neuf ans – en Allemagne.

Gaulliste d’ancienne et stricte obédience, Claude Martin constatera dans ses divers postes « européens » que la construction relancée dans les années 1990 ne peut qu’échouer, trop étendue, trop ignorante des intérêts contradictoires des États membres (et au premier chef victime des ambiguïtés britanniques). Et la narration de son expérience dans son dernier poste d’ambassadeur à Berlin nous vaut de remarquables commentaires sur les relations franco-allemandes et leur place décisive dans les manœuvres européennes.

Ce livre se lit d’un trait comme un – gros – roman de notre temps, oscillant entre une belle tendresse pour le monde – comment oublier le son du er hu dans la nuit pékinoise ? – et la rassurante méchanceté de certains portraits : les diplomates ne sont pas que miel et cocktails.

Dominique David

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L’évolution de la doctrine stratégique aux États-Unis

Fri, 15/06/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « L’évolution de la doctrine stratégique aux États-Unis » est la traduction d’un exposé improvisé prononcé devant les membres du Groupe d’études stratégiques du C.E.P.E par Henry Kissinger en 1962, et publié dans le numéro 2/1962 de Politique étrangère.

Depuis que je suis à Paris, après cinq semaines passées en Orient, j’ai eu de nombreuses conversations avec des amis français et je dois avouer que je suis frappé par l’étendue du désaccord et de l’incompréhension qui se sont développés entre nos deux pays. Je ne prétends pas fixer les responsabilités de cet état de choses. Je crois cependant qu’étant donné le temps que nous vivons, on ne peut concevoir d’avenir pour l’Occident sans la plus étroite collaboration entre les États-Unis et la France. Je ne puis concevoir que l’un ou l’autre de nos deux pays puisse se développer sans l’autre. Je crois que ni l’un ni l’autre de nos deux pays ne pourra éviter la destruction, si l’autre est détruit Je pense que les dangers auxquels nous aurons à faire face ne seront pas seulement le fait de l’Union soviétique ou de la Chine communiste. Je crois qu’au cours des dix ou quinze années qui sont devant nous, toutes les nations occidentales devront tenir compte d’une menace très sérieuse de la part de nouvelles nations, menace qui doit être étudiée avec le plus grand sérieux. Dans ces conditions, nous ne disposons pas de tant de ressources que nous puissions nous permettre de mener entre nous de guerre civile intellectuelle.

Telle est ma conviction personnelle et en conséquence tout ce que je dis doit être interprété comme venant de quelqu’un qui aimerait voir une France forte et la plus étroite relation entre nos deux pays.

Considérons maintenant les problèmes stratégiques qui ont suscité entre nous un certain malentendu. J’exposerai d’abord comment j’interprète la pensée américaine sur l’OTAN et comment la doctrine américaine envisage les divers efforts pour créer des forces nucléaires nationales. La doctrine stratégique américaine et en vérité la situation stratégique à laquelle elle s’appliquait, ont passé par trois ou quatre phases distinctes. La première est la période pendant laquelle les États-Unis possédaient le monopole de l’arme atomique et le monopole des moyens de transport de l’arme. Dans la seconde période, les États-Unis ne possédaient plus le monopole de l’arme nucléaire mais continuaient pratiquement à posséder le monopole des moyens de transport de l’arme. Dans cette seconde période, les États-Unis auraient probablement pu remporter la victoire dans une guerre générale, soit en frappant les premiers avec les armes nucléaires (first strike), soit en frappant les seconds (second strike). Les forces de représailles des États-Unis étaient techniquement parlant invulnérables alors que les forces de représailles soviétiques étaient techniquement parlant vulnérables.

Dans une troisième période, dont nous ne sommes probablement pas encore sortis, les forces stratégiques américaines étaient assez puissantes pour détruire les forces stratégiques soviétiques à condition que nous frappions les premiers. Cette situation est temporaire : elle se caractérise par une relative invulnérabilité de nos forces, en sorte que les Soviétiques ne peuvent détruire nos forces de représailles, même s’ils frappent les premiers ; et certainement pas s’ils frappent les seconds. Dans une quatrième phase, nous pouvons nous trouver dans une situation telle qu’aucun des deux partis ne sera capable de détruire les forces de représailles de l’autre, sans que le fait de frapper le premier y change quelque chose ; et a fortiori, s’il frappe le second. Dans une telle situation les deux forces de représailles sont, techniquement parlant, invulnérables. Chacune de ces phases a eu ses propres problèmes stratégiques et chacune d’elles a dû envisager des problèmes annexes.

La difficulté que rencontre toute pensée, stratégique actuelle tient au nombre considérable de facteurs psychologiques qui entrent en ligne de compte. Considérons par exemple, la dissuasion (deterrence). Nous disons tous que nous faisons de la dissuasion, ce qui signifie que nous nous efforçons d’empêcher certains événements de se produire. Or, nous savons qu’il est logiquement impossible de démontrer pourquoi un événement déterminé ne se produit pas. Aussi n’est-il jamais démontrable, lorsqu’un événement ne s’est pas produit, que c’est à cause de la politique qui a été suivie plutôt que parce que les communistes n’avaient jamais l’intention de faire ce que nous avons supposé qu’ils voulaient faire : et des groupes pacifistes de chaque pays peuvent ainsi soutenir que ce n’est pas à cause d’une politique militaire déterminée mais en dépit d’une politique militaire que la guerre a été évitée.

En second lieu, comme la technologie change très rapidement, il devient très difficile d’adapter la stratégie aux nouvelles conditions parce que le succès apparent de la politique antérieurement appliquée est interprété comme la preuve que cette politique était correcte et qu’il n’y a pas besoin d’en changer. Alors que la vérité est que lorsque la technique change, la stratégie doit changer. Il est par suite vrai que nos amis ne devraient pas s’inquiéter du fait que la stratégie est modifiée. Si j’étais un allié des États-Unis, je serais beaucoup plus inquiet si les États-Unis soutenaient que ce qui était vrai en 1951 est encore vrai en 1962. Par contre, très souvent le simple fait du changement est interprété comme une preuve de manque de sérieux, d’inconstance, d’instabilité, etc.

En troisième lieu, toute pensée stratégique dans tous nos pays doit surmonter divers obstacles psychologiques. D’abord le problème de réaliser un accord entre les responsables militaires. Je ne sais comment ce problème est résolu en France mais je puis dire que quiconque doute de l’esprit combatif des militaires américains devrait les voir lorsqu’ils discutent entre eux de la part qui leur sera échue dans le budget militaire. Une énorme quantité d’énergie et d’agressivité est consommée en cette occasion.

Un second problème vient du fait qu’une fois l’accord réalisé entre les militaires, il est nécessaire de convaincre les dirigeants politiques de l’efficacité de ce qui a été prévu. Aucune stratégie si subtile qu’elle soit, ne vaut que dans la mesure où les dirigeants politiques sont à même de la comprendre. Et toute stratégie qui se situe au-delà de la capacité politique et psychologique de la classe dirigeante sera une stratégie inutilisable. Toute stratégie qui requiert qu’à chaque génération une nation ait un grand homme à sa tête, est une stratégie dangereuse car l’histoire prouve que peu de pays ont eu successivement des grands hommes. Et une politique qui ne peut être réalisée que par un grand homme peut imposer au pays une tension qu’il lui est impossible de supporter pendant une longue période.

En troisième lieu, je voudrais dire qu’indépendamment de ce que les militaires pensent qu’ils ont à leur disposition, indépendamment de ce que les dirigeants politiques pensent que les militaires ont à leur disposition, et il peut y avoir là une grande différence d’appréciation, le troisième problème est ce que les communistes pensent que nous avons à notre disposition. Le succès final de toute politique militaire aujourd’hui dépend de l’idée que se font les communistes des conditions dans lesquelles cette politique militaire peut être appliquée. Si on a une politique militaire qui, pour diverses raisons, ne peut pas être exactement interprétée par les communistes ou qui crée une fausse impression dans le camp communiste, alors tout l’effort entrepris peut ne servir à rien. Toute politique militaire doit être considérée à ces trois niveaux : le niveau techniquement militaire, le niveau de la politique intérieure, le niveau des relations avec le monde communiste. Or la discussion sur ces problèmes en Occident a été sensiblement obscurcie par ce qu’on n’a pas pris soin de préciser sur lequel de ces plans on entendait poser le problème. En outre il est rare que l’on précise si l’on parle d’une stratégie de la dissuasion ou d’une stratégie du combat dans une guerre éventuelle car ces deux stratégies peuvent ne pas être toujours les mêmes. Si l’on cherche à dissuader, il est nécessaire ou il est désirable de mettre l’adversaire en présence du risque maximum ; si l’on cherche au contraire à se placer dans l’éventualité de la conduite stratégique d’une guerre, on est tenté de prévoir une stratégie tendant au minimum de destructions. Il est difficile de déterminer dans l’abstrait s’il faut s’orienter plutôt dans l’une ou l’autre direction mais personne ne peut prétendre qu’en mettant l’accent sur le maximum de destruction, on ne risque pas de diminuer la volonté d’utiliser les moyens de destruction. Inversement, personne ne peut prétendre qu’en diminuant le risque, on n’augmente pas la probabilité du danger de guerre Ainsi, sur cette question, tout dépend d’une confrontation de ces diverses considérations et d’une appréciation de ce qui à un moment donné peut paraître comme le plus utile.

Je crois exprimer une opinion admise aux États-Unis en disant que les changements qui sont intervenus dans la pensée stratégique américaine sont dus dans une large mesure à la connaissance qu’ont les États-Unis, des possibilités réelles que donnent les armes nucléaires. Nous avons élaboré avant tout autre pays une doctrine selon laquelle les représailles nucléaires étaient un moyen adapté à toutes sortes de dissuasions et pouvait servir tout dessein politique possible. Nous pensions qu’aucun pays n’oserait courir le risque même nécessaire que l’agresseur potentiel ait la certitude de nos représailles. Il suffisait qu’il soit dans un état d’incertitude sur l’éventualité de nos représailles.

Aussi longtemps que cette doctrine prévalait, la plupart des alliances avec les États-Unis revenaient en pratique à une sorte de garantie unilatérale. Elles étaient en quelque sorte l’application d’une doctrine de Monroe pour toutes les zones menacées. La plupart de nos alliés, tout en maintenant leurs forces à un niveau minimum par rapport aux nôtres, avaient intérêt à ce que les États-Unis s’engagent à les défendre. La plupart de nos alliés désiraient être assurés que si une guerre éclatait, ce serait, dans toute la mesure du possible, une guerre américano-soviétique. Ils firent donc un effort militaire, non parce qu’ils croyaient en son efficacité, mais comme une sorte de droit d’entrée à un club. Et, inutile de le souligner, ils s’efforcèrent de maintenir ce droit d’entrée au plus bas niveau possible. Telle était la situation pendant la période de notre prépondérance stratégique. En fait, telle était la situation durant les trois périodes au cours desquelles notre force de représailles était pratiquement invulnérable alors que la force de représailles communiste était vulnérable. […]

Lisez l’article en entier ici.

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The Only Language They Understand

Thu, 14/06/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Samy Cohen propose une analyse de l’ouvrage de Nathan Thrall, The Only Language They Understand: Forcing Compromise in Israel and Palestine (Metropolitan Books, 2017, 336 pages).

« Le seul langage qu’ils comprennent est celui de la force » : l’argument lapidaire a bien souvent tenu lieu de politique envers l’autre, Israélien ou Arabe. Les opinions publiques des deux bords s’en sont imprégnées, empêchant de voir l’adversaire autrement que comme une entité homogène, hostile et réfractaire à toute option de paix. Nathan Thrall, expert à l’International Crisis Group, renverse l’argument en montrant qu’il y a paradoxalement un fond de vérité dans cette assertion – vérité qui se retourne contre celui qui la profère. Sa démonstration est intéressante : ce sont les pressions et les arguments de force qui ont été la cause directe des concessions faites, lorsqu’elles ont été faites, par les deux parties et particulièrement de la part d’Israël, le camp le plus puissant. Chaque fois que l’armée israélienne s’est retirée d’un territoire qu’elle contrôlait, ce fut sous la force de pressions diplomatiques ou militaires.

Ce sont les menaces combinées de l’Union soviétique et du président Eisenhower qui convainquirent David Ben Gourion de retirer l’armée du Sinaï en 1957. C’est sous la pression de Jimmy Carter que Menahem Begin décida le retrait des forces israéliennes du Sud-Liban en 1977. En 1991, après la guerre du Golfe, James Baker « violait » pratiquement le Premier ministre Yitzhak Shamir, en menaçant de lever la garantie américaine à un important prêt qu’Israël réclamait s’il ne se rendait pas à la conférence de paix de Madrid. En juillet 2000, Ehoud Barak concluait à la nécessité de retirer Tsahal du Sud-Liban suite aux attaques répétées des combattants du Hezbollah. Ce sont deux insurrections palestiniennes qui ont fait bouger Israël. La première Intifada démarrée en 1987 conduisait Yitzhak Rabin, revenu au pouvoir en 1992, à conclure que le conflit ne s’apaiserait pas si Israël ne s’ouvrait pas aux revendications politiques palestiniennes.

Nathan Thrall rappelle que pendant la seconde Intifada, commencée en septembre 2000, Ariel Sharon avait affirmé en mai 2003, devant un parterre de députés du Likoud, qu’Israël ne pouvait pas continuer à « occuper » 3,5 millions de Palestiniens. La décision fut prise de désengager Israël de la bande de Gaza, et d’évacuer les 7 500 colons qu’il avait d’ailleurs lui-même contribué à installer par le passé. La force est donc bien « le seul langage qu’ils comprennent », selon l’auteur. C’est lorsque le coût de l’inaction peut se révéler trop élevé qu’on voit apparaître des concessions. Les incitations positives ne servent pas à grand-chose conclut-il, regrettant que la politique américaine des dernières décennies, bien qu’hostile à la colonisation des territoires palestiniens, ne se soit pas accompagnée de plus de fermeté envers le gouvernement israélien. Les États-Unis ont presque toujours mis leur véto au Conseil de sécurité, protégeant Israël des motions condamnant sa politique en Cisjordanie.

C’est d’un livre engagé qu’il s’agit ici. Sa thèse centrale est développée dans les 74 premières pages, la suite se composant de textes parus précédemment, sans lien direct avec le sujet. Ce mélange des genres nuit hélas à la cohérence du livre. Celui-ci pourrait toutefois apporter de l’eau au moulin du camp de la paix (mais aussi de certains diplomates occidentaux) qui, lassé de l’apathie de ses compatriotes, réclame que les États-Unis s’engagent à faire pression sur la droite au pouvoir. L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis devrait cependant doucher ces espoirs.

Samy Cohen

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Making Sense of the Alt-Right

Wed, 13/06/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Corentin Sellin propose une analyse de l’ouvrage de George Hawley, Making Sense of the Alt-Right (Columbia University Press, 2017, 232 pages).

Nulle expression n’a eu plus de succès pendant la campagne présidentielle 2016 aux États-Unis que l’alt-right, concept fourre-tout désignant la droite nationaliste blanche
(« suprémaciste ») qui semblait faire un retour en force derrière la candidature Trump. La première qualité du livre vif et bien écrit de George Hawley, professeur de science politique de l’université d’Alabama, est d’en donner une définition beaucoup plus rigoureuse. L’alt-right désigne ces groupes d’anonymes à faible coordination pullulant sur internet depuis 2015, sur les réseaux sociaux comme Twitter et Facebook, ainsi que sur les blogs et forums. Ils y défendent une doctrine centrée sur la création d’États peuplés exclusivement de Blancs sur le territoire actuel des États-Unis, y compris par la déportation des populations non blanches. Mais Hawley démontre que l’alt-right a bouleversé les méthodes et le recrutement du suprémacisme blanc par rapport au Ku Klux Klan ou aux néo-nazis.

D’une part, l’alt-right emploie sur internet l’ironie nihiliste (par exemple l’usage des
« mêmes » tel Pepe la Grenouille) et l’humour agressif caractérisant la pratique du trolling. George Hawley remarque que l’alt-right est difficile à connaître du fait de cette dérision permanente envers le politiquement correct que ses membres retournent contre la presse en diffusant des fausses informations sur leur cause. Le trolling produit aussi des campagnes massives de dénigrement sur internet de personnes jugées hostiles à l’alt-right. Durant la campagne 2016, l’alt-right a harcelé en ligne le stratège républicain Rick Wilson et l’animateur conservateur de radio Erick Erikson car ils avaient pris parti contre elle. D’autre part, l’auteur démonte l’idée reçue d’une alt-right avatar nationaliste du conservatisme traditionnel, qui serait née, par exemple, des campagnes présidentielles d’un Pat Buchanan en 1992 et 1996. Son livre montre que l’alt-right recrute d’abord des jeunes hommes blancs de moins de 35 ans, sans aucune culture politique avant leur insertion dans les réseaux de socialisation nationaliste et identitaire sur internet. Ils sont le plus souvent diplômés d’université mais privés de la mobilité sociale escomptée, et le reprochent aux conservateurs, « traîtres » à la cause économique et sociale de leur identité blanche.

George Hawley établit enfin une distinction nette entre Donald Trump et l’alt-right qui ne le considère pas comme un des siens. Trump fut pensé par cette nouvelle extrême droite identitaire en outil de « disruption » de la scène politique, renversant le conservatisme traditionnel et sa position dominante à droite. Et il a diffusé dans le grand public des idées compatibles avec l’alt-right (comme le Muslim ban), préparant la conquête culturelle de celle-ci, à l’image de ce que Hawley appelle « l’alt-lite », c’est-à-dire les figures publiques non affiliées quoique popularisant ses thèmes (Ann Coulter, Milo Yiannopoulos). On comprend mieux, à lire George Hawley, la joie exprimée après l’élection de Trump par Richard Spencer, figure centrale mais non dirigeante de l’alt-right, dont il a forgé le nom en 2008. Cette joie fut énoncée en ces mots terrifiants et vite reniés par le président :
« Hail Trump. Hail our people. Hail victory. »

Corentin Sellin

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Histoires du djihad

Tue, 12/06/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°2/2018). Laurence Bindner propose une analyse croisée des ouvrages de Lemine Ould M. Salem, L’Histoire secrète du djihad. D’Al-Qaïda à l’État islamique (Flammarion, 2018), de Hélène Sallon, L’État islamique de Mossoul. Histoire d’une entreprise totalitaire (La Découverte, 2018), et de Romain Caillet et Pierre Puchot, « Le combat vous a été prescrit ». Une histoire du djihad en France (Stock, 2017).

L’effondrement de l’État islamique (EI) en tant que proto-État n’a pas pour corolaire son anéantissement. En témoigne, au-delà de la reprise des activités clandestines au cœur même de sa base territoriale, ou du repli de combattants vers d’autres provinces actives, la survivance de l’idéologie-matrice qu’est le djihadisme. Si le système mis en place par l’EI a déçu de nombreux adeptes, la doctrine et l’utopie qu’il portait demeurent, à bien des égards, intacts, sur les différents théâtres d’opérations ainsi qu’en Occident. Ces ouvrages offrent trois perspectives sur la menace djihadiste, trois analyses sous des angles complémentaires. Tout d’abord la lecture, à travers le prisme d’une figure tutélaire d’Al-Qaïda, des orientations historiques adoptées par cette organisation met en lumière la constance doctrinale, en dépit du délitement du groupe. Le deuxième ouvrage étudie comment l’EI a mis en place et imposé une doctrine proche, concrétisée dans sa forme la plus extrême comme modus vivendi, à des millions d’individus. Le troisième livre, enfin, analyse la façon dont cette idéologie s’est greffée sur le contexte français, mutant et s’adaptant sur plusieurs générations.

L’Histoire secrète du djihad naît du hasard d’une rencontre : celle du journaliste mauritanien Lemine Ould Salem et de Abou Hafs Al-Mouritani – de son vrai nom Mahfoudh Ould el-Waled –, « mufti » d’Al-Qaïda. Préparés pendant plusieurs mois, nourris de la lecture des archives personnelles d’Abou Hafs, les entretiens sont menés dans sa demeure de Nouakchott.

La vie d’Abou Hafs s’articule autour des grands événements qui ont jalonné l’histoire du groupe. Né en 1967 à la frontière du Sénégal, il étudie à l’école coranique et s’éveille au militantisme sous l’influence d’un mentor chiite libanais, puis des Frères musulmans, à travers l’actualité des conflits palestinien et afghan, dont il rejoint le front en 1991. Rapidement reconnu pour son érudition en théologie, sa maîtrise du Coran et du droit islamique, il choisit d’intégrer Al-Qaïda pour sa vision transnationale du djihad, alors que les autres groupes privilégient des agendas locaux. C’est lors de l’exil de Ben Laden au Soudan qu’il devient son tuteur religieux et son intime. Dans la période qui précède le 11 Septembre, des divergences idéologiques éloignent les deux hommes, notamment sur le rejet par Abou Hafs d’une attaque d’envergure contre l’Amérique, qui ne pourrait selon lui que porter préjudice aux musulmans. Au lendemain de l’attentat, Abou Hafs trouve refuge en Iran, où il passe dix années entre prison et résidences surveillées.

L’ouvrage offre une double perspective, intimiste et historique. Il constitue tout d’abord un texte précieux pour cerner le parcours et la personnalité du « théologien » d’Al-Qaïda. Homme à la détermination farouche, réfléchi et serein, il dégage une force morale qui lui confère un vrai charisme. S’il fait preuve de curiosité intellectuelle – les relations qu’il entretient avec le beau-frère de Kadhafi, ou avec l’ex-patron de la sûreté d’État de Mauritanie en témoignent –, ses opinions ont été et demeurent ancrées dans un rigorisme inflexible. Il est partisan d’une charia intransigeante, auteur d’un mémoire sur l’incompatibilité entre islam et état de droit, et c’est notamment sous son influence que les talibans ont raffermi leur intention de détruire les Bouddhas de Bamyan. Il se refuse à condamner les derniers attentats, dont celui de Charlie Hebdo.

Si les informations du livre sont plus méconnues que secrètes, le récit de l’intérieur leur procure un intérêt particulier et lève certains flous. Abou Hafs évoque ainsi une entrevue entre le mollah Omar et le chef des renseignements pakistanais, durant laquelle ce dernier aurait appelé à ne pas dénoncer Ben Laden. Le récit de la semi-captivité en Iran donne également une perspective instructive sur l’ambivalence iranienne vis-à-vis des djihadistes. On peut regretter l’absence de sources ou la persistance de zones d’ombre entretenues par Abou Hafs lui-même (pourquoi n’a-t-il par été inquiété en Mauritanie ? Au Soudan ? Ignorait-il le projet du 11 Septembre ? Quelles ont été ses relations avec les autorités iraniennes ?). Mais l’ouvrage permettra au lecteur souhaitant s’initier à Al-Qaïda d’éclairer des moments clés de son histoire, et à l’expert de découvrir des anecdotes inédites.

Témoignage d’importance sur une autre réalité historique, L’État islamique de Mossoul offre une reconstitution très documentée de la mise en place d’un régime totalitaire dans ce qui fut la capitale économique du proto-État. Hélène Sallon a couvert pendant neuf mois la bataille de Mossoul pour Le Monde, a mené des dizaines d’entretiens, et consigné de nombreux témoignages sur la manière dont le corpus idéologique de l’EI s’est matérialisé pour bouleverser le quotidien de millions d’individus.

La facilité avec laquelle les troupes de l’EI sont parvenues à prendre la ville en juin 2013 pourrait surprendre : Mossoul était, en réalité, déjà investie de l’intérieur de longue date par les partisans de l’insurrection sunnite. Cette infiltration étendue, dans le tissu politique, socio-économique et administratif, leur a permis de capitaliser sur les fractures confessionnelles et démographiques locales pour asseoir leur domination, en exploitant les griefs des sunnites – victimes de la politique discriminatoire d’Al-Maliki – contre les chiites, et des ruraux – adeptes du salafisme récemment installés en ville et socialement déclassés – à l’encontre des citadins d’origine. Accueilli parfois avec crainte, souvent avec circonspection ou curiosité, l’EI adopte avec pragmatisme des mesures visant à combler les carences d’un État irakien défaillant, rassurant les plus inquiets : travaux de voiries, stabilisation du réseau électrique et ramassage des ordures… Puis se met en place une institutionnalisation généralisée de la terreur, régentant tous les aspects de la vie religieuse, sociale et politique des Mossouliotes. S’y retrouvent les attributs caractéristiques des totalitarismes du XXe siècle : administration politico-financière entièrement tournée vers la concrétisation de l’utopie du « califat » ; martellement de la propagande ; surveillance stricte ; volonté de faire table rase du passé (du changement de noms de rues à la refonte totale des programmes scolaires) ; déshumanisation de l’ennemi (Yézidis, chrétiens, chiites, apostats…) et projet génocidaire ; exactions arbitraires ; bureaucratie lourde et méticuleuse ; fanatisation d’une jeunesse destinée à perpétuer le projet.

L’ouvrage documente avec minutie l’installation graduelle mais rapide de l’implacable machinerie totalitaire, ses rouages et son emballement. La diversité des témoignages, ainsi que des sources (sources primaires – citoyens ou activistes, forces antiterroristes –, mais aussi articles ou études plus académiques), constitue l’une de ses forces et permet de cerner pleinement une réalité contemporaine glaçante. La place qu’il attribue aux ressorts du djihadisme invite les instances irakiennes ou internationales en charge de la reconstruction à prendre la mesure des obstacles à l’actuelle unité de la ville : en particulier la survivance des luttes confessionnelles et l’intrication toujours réelle d’anciens membres de l’EI au sein de la société et de l’économie. La question de la perte d’identité de la ville se pose également : est-il encore possible d’en reconstituer le cosmopolitisme et le patrimoine culturel, après les exactions à l’encontre des minorités, ou leur exode ?

Le troisième ouvrage, « Le combat vous a été prescrit », analyse la genèse du djihadisme sur le sol français et décrit, au travers de multiples profils, la diversité des parcours ainsi que leurs liens, mettant en lumière la continuité du phénomène, ses mutations, son déploiement dans les vingt dernières années en France, ainsi que sa « rencontre » avec l’agenda meurtrier de l’EI.

Les premières formes de djihadisme apparaissent dans le milieu de l’immigration algérienne des années 1990, naissant du ressentiment envers le régime algérien pour sa répression exercée contre le Front islamique du salut (FIS), puis contre le Groupement islamique armé (GIA), groupes associés à l’idée d’émancipation vis-à-vis de l’ancien colonisateur français. L’hostilité envers la France, alliée du régime d’Alger, prend de l’ampleur et le combat s’exporte d’Algérie vers le territoire national, notamment avec le détournement du vol Alger-Paris en 1994. Puis le djihadisme français s’affranchit du combat algérien, avec le ralliement du Groupement salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) à la conception transnationale du djihad d’Al-Qaïda, galvanisé par l’impact médiatique des attentats du 11 Septembre et le développement d’internet, qui en a profondément changé le paradigme. Les différents fronts (Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Irak) attirent par la suite des combattants qui assureront un mentorat idéologique aux générations ultérieures, jusqu’au départ de centaines de jeunes Français vers le territoire du « califat ».

Les auteurs s’appuient sur des sources policières, judiciaires et de renseignement, ainsi que sur de nombreux entretiens avec des djihadistes. Ils exploitent leur connaissance profonde du milieu pour dresser une recherche fouillée, parfois dense, sur la confluence entre les griefs d’un vivier de Français radicalisés et l’essor du projet de l’EI. Les biographies détaillées de figures emblématiques du djihadisme français illustrent les passerelles entre réseaux et le continuum entre générations, à la façon d’un arbre généalogique. Elles éclairent avec force détails les parcours d’idéologues et recruteurs influents de l’EI ou d’Al-Qaïda, la plupart ayant bâti leur idéologie dans les années 2000 en France, la cristallisant dans le sanctuaire salafiste francophone du Caire, antichambre de la future émigration vers la Syrie ou l’Irak. Parallèlement, les verbatim de personnalités du contre-terrorisme témoignent de la prise de conscience très progressive du phénomène par les autorités.

Dans un souci constant d’exhaustivité, ce panorama du djihadisme français rassemble les éléments clés permettant aux décideurs d’appréhender les strates successives de sa construction, et les ressorts idéologiques qui le sous-tendent, leur multiplicité et complexité expliquant l’échec des politiques de déradicalisation.

Une idéologie fermement ancrée, des causes qui perdurent, mais mutent ou font tache d’huile en fonction des contextes locaux : autant de facteurs qui alimentent le djihadisme et l’inscrivent dans le temps long. Ces ouvrages, issus de travaux de recherche sur des aspects particuliers du phénomène, en décortiquent les ressorts et invitent à la réflexion sur la nécessité de mener une lutte systémique, déclinée sur de multiples fronts, adaptée aux situations politiques, historiques, culturelles et socio-économiques nationales.

Laurence Bindner
Consultante sur l’analyse de la diffusion des contenus
terroristes en ligne, co-fondatrice de JOS Project

 

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Géopolitique de la cyber-conflictualité

Mon, 11/06/2018 - 09:00

La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Géopolitique de la cyber-conflictualité », écrit par Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri et spécialiste des questions liées au numérique et à la cybersécurité, et paru dans notre nouveau numéro de Politique étrangère (n° 2/2018), « Cybersécurité : extension du domaine de la lutte ».

Les événements internationaux des deux dernières années ont placé les problématiques de cybersécurité au cœur des agendas diplomatiques et stratégiques. Les piratages successifs de grands acteurs de la tech, comme Yahoo !, l’apparition de nouvelles menaces à grande échelle comme les « rançongiciels » WannaCry et NotPetya, ainsi que la confirmation d’une course aux cyber-armements, traduisent la volatilité d’une politique internationale bouleversée par la dissémination des moyens numériques. Les soupçons d’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine en 2016, via une campagne d’influence sur internet, ajoutent à ces préoccupations une dimension informationnelle que les Occidentaux ont longtemps négligée. La cybersécurité est devenue un objet de « grande politique », aiguisant les appétits des grandes puissances, mais aussi d’acteurs privés qui ambitionnent de peser sur l’élaboration des normes de comportement dans le cyberespace.

Le cyberespace, perturbateur du système international

La politique internationale s’articule désormais largement autour du cyber­espace. Dès l’origine de l’internet, l’action des États a été contestée dans ce domaine, tant par de puissantes plates-formes privées, majoritairement californiennes (les « GAFAM », Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), que par des individus, seuls ou coalisés, dont les registres d’action empruntent des formes variées (militantisme, influence, criminalité, etc.). Les applications de messagerie chiffrée (Telegram, WhatsApp, etc.), et les outils d’anonymisation des connexions comme Tor, rendent le contrôle du cyberespace très difficile.

Voici une décennie, on ne pouvait être assuré que des acteurs comme Google, Facebook ou Twitter seraient en mesure de défier la souveraineté des États sans s’exposer à de puissantes ripostes. Les faits sont aujourd’hui plus clairs. L’affaire des fuites de données de millions d’utilisateurs de Facebook témoigne de cette évolution, sur fond de campagne d’influence numérique de la Russie dans l’élection présidentielle américaine en 2016, et avec deux auditions tendues de Mark Zuckerberg au Congrès américain.

Auparavant, les révélations d’Edward Snowden, en 2013, ont déstabilisé les relations internationales et reconfiguré la géopolitique du cyber­espace. La présidence de Barack Obama avait installé l’industrie numérique américaine comme axe prioritaire d’un redéveloppement économique organisé autour des acteurs de cette industrie et de la stratégie de sécurité du pays. L’échelle de collecte des données par la National Security Agency (NSA) a dépassé tous les soupçons passés sur le degré d’intrusion et de surveillance numérique des agences américaines. Si la Russie s’est alors opportunément distinguée en accordant l’asile à l’ancien contractuel de la NSA, le Brésil a pris la tête d’une croisade contre l’hégémonie perçue des États-Unis sur le fonctionnement technique et le mode de gouvernance de l’internet. L’épisode a permis à une puissance dite alors émergente, le Brésil, de suggérer de nouvelles alliances dans la géopolitique du cyber­espace, tirant profit du discrédit moral des États-Unis.

L’essor d’une cyber-conflictualité protéiforme ne peut en effet être dissocié d’un contexte géopolitique en mutation accélérée. La Chine se pose en challenger des États-Unis pour la maîtrise du cyberespace. Elle défend ardemment son marché national, tout en projetant ses champions à l’international (les « BATX »), en industrialisant ses capacités de cyber-espionnage, et en se livrant à des tests réguliers de l’architecture physique de l’internet. La Russie, quant à elle, conteste le récit occidental sur les affaires du monde, ambitionnant de reformater un ordre international autour de ses propres intérêts. Le cyberespace lui permet de déployer des opérations d’influence à une échelle inédite, tout en jouant de l’effet d’asymétrie propre à ce domaine pour transformer ses faiblesses en atouts.

Des menaces informatiques protéiformes et intenses

Les cyber-menaces affichent aujourd’hui de multiples visages. Les actions offensives menées contre des réseaux et des infrastructures numériques peuvent se manifester de diverses manières. Elles peuvent tout d’abord se traduire par des attaques par déni de service, qui ont pour effet de paralyser les serveurs visés. Au printemps 2007, l’Estonie avait été paralysée pendant près de deux semaines par ce type d’attaque. Deuxième exemple : un virus peut être dirigé délibérément sur une infrastructure précise, comme les centrifugeuses d’uranium iraniennes en 2010, ciblées par Stuxnet, virus développé par Israël et les États-Unis pour ralentir le programme nucléaire de Téhéran. Entreprise coûteuse, planifiée dès 2006, Stuxnet intégrait un niveau inédit de sophistication technique et de précision opérationnelle. Troisièmement : on peut propager des virus de différents types, visant à extorquer des données et/ou de l’argent (cas de la cybercriminalité classique), ou à saboter et détruire. C’est le cas du logiciel malveillant (malware) NotPetya qui, ciblant massivement l’Ukraine en juin 2017, cherchait à fragiliser cet État. Plus de 70 % des machines infectées se trouvaient en Ukraine, le programme ayant amplement ciblé les infrastructures critiques du pays (système bancaire, aéroports, télécommunications, énergie, etc.), et pas seulement ses institutions. Quatrième exemple, enfin : l’espionnage informatique, via le vol de données, qui reste une dimension sous-évaluée de la cyber-conflictualité.

Depuis l’été 2016, les cyber-menaces sont entrées dans une phase de prolifération. L’attaque massive qui a visé la société Dyn en octobre 2016 – qui gère une partie essentielle de l’infrastructure de nombreux services numériques – a été perçue comme une « brique » supplémentaire dans les tests successifs ciblant l’architecture physique de l’internet. L’aspect novateur de cette attaque est qu’elle s’est appuyée sur l’utilisation d’objets connectés comme robots d’attaques. Des objets ou services de la vie quotidienne (radio-réveils, distributeurs de boissons, caméras de contrôle, etc.), peu sécurisés et faisant rarement l’objet de mises à jour de sécurité, peuvent ainsi servir à des cyberattaques de grande ampleur. […]

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