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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 2 months 2 days ago

Le développement nucléaire américain face à la Chine et la Russie

Wed, 29/08/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « États-Unis : de nouvelles options nucléaires ? », écrit par Benjamin Hautecouverture dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). <<

Collusion. Comment la Russie a fait élire Trump à la Maison-Blanche

Tue, 28/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Luke Harding, Collusion. Comment la Russie a fait élire Trump à la Maison-Blanche (trad. Flammarion, 2017, 352 pages).

Le journaliste Luke Harding possède une bonne connaissance des mécanismes d’influence sur lesquels s’appuie le Kremlin. Il s’agit cette fois de déterminer si le candidat Donald Trump a bénéficié en 2016 d’interventions téléguidées visant à faire pencher la balance électorale en sa faveur. L’auteur a consulté un certain nombre de sources dignes de crédit, dont Christopher Steele (ex-MI6), auteur du rapport d’Oppo Research qui a mis le feu aux poudres. Et il s’est intéressé à l’historique des relations entre la Russie et le promoteur Trump, ce dernier ayant très tôt entrepris de rattraper ses fiascos immobiliers en sollicitant des appuis étrangers.

L’enquête résumée dans Collusion a été menée en accéléré. Elle n’en établit pas moins des conclusions crédibles : le candidat républicain a profité d’interférences (hackings, fuites, rumeurs) décrédibilisant son adversaire démocrate. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agit là d’un facteur décisif, comme l’assène le sous-titre de l’ouvrage. Hillary Clinton et son staff d’apparatchiks ont commis un nombre incalculable d’erreurs, en bien des points similaires aux bévues de 2008. Ils n’ont pas non plus pris la mesure d’un outsider ayant animé plusieurs années un show TV à fortes audiences, et doté d’un bagage « spectacliste » bien plus riche que celui d’une oratrice de podiums engluée dans le politiquement correct. À ne pas négliger non plus : le jeu distancié d’Obama, générateur d’incertitudes pour une hiérarchie policière (FBI) peu à son aise dans la prospective électorale et le décodage des courants socio-culturels de fond.

Pour revenir aux manipulations russes, on observera qu’elles témoignent d’une bonne compréhension des vulnérabilités du système politique américain, déstabilisé par une crise de médias traditionnels enfermés dans l’exacerbation narcissique des « différences marginales » (Freud), et toujours pas décidés à traiter le problème de la haute criminalité financière. On notera aussi que Poutine dispose d’un pool de talents confirmés, opérant dans des milieux hétérogènes mais dynamiques, alors que les entourages de l’actuel président des États-Unis (Michael Flynn, Carter Page…) laissent transparaître de sévères déficiences. En contrepartie, on peut se demander avec Harding si les initiatives du Kremlin et de ses relais administratifs (GRU ou FSB) vont avoir les retombées présumées.

L’élection de Trump constitue un succès tactique pour Moscou. Elle intensifie la crise hégémonique à laquelle les États-Unis sont confrontés depuis l’invasion de l’Irak et le scandale des tortures. Les manœuvres défensives (dénis mensongers, tweets rageurs, dénonciations névrotiques du « quatrième pouvoir » et de ses libertés) de la Maison-Blanche ajoutent au trouble, en ce sens qu’elles ruinent le travail de re-légitimation morale mené à l’occasion du Watergate (1972-1974). On ne saurait pour autant prédire que la Russie va tirer de cet épisode des avantages durables. La divulgation des manipulations opérées en 2015-2016 a mis de nombreuses capitales occidentales en alerte. Elle a effacé une partie des gains statutaires engrangés dans la crise syrienne. Elle a exposé le fond du ressentiment rancunier qui anime Poutine et le conduit à prêter une importance excessive aux raisonnements régressifs des services spéciaux. Endosser le costume du trickster a sans doute ses charmes. Mais on ne fait pas une politique étrangère de haute volée sur de telles bases.

Jérôme Marchand

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Armenia’s Future, Relations with Turkey, and the Karabagh Conflict

Mon, 27/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Gérard Chaliand propose une analyse de l’ouvrage de Levon Ter-Petrossian, Armenia’s Future, Relations with Turkey, and the Karabagh Conflict (Palgrave Macmillan, 2017, 176 pages).

Le conflit du Haut-Karabagh (1988-1994) constitue pour l’État enclavé qu’est l’Arménie, une victoire qui débouche sur une impasse. Le double blocus qui en résulte, avec la Turquie et l’Azerbaïdjan, grève le développement du pays et accélère l’émigration. La population passe d’un peu plus de trois millions d’habitants à la chute de l’Union soviétique à, sans doute, un peu moins de deux millions.

Dès 1988, le Mouvement national arménien (MNA) dirigé par Levon Ter-Petrossian se développe à l’abri de la glasnost gorbatchévienne et réclame le rattachement de l’enclave du Haut-Karabagh à l’Arménie – l’Arménie soviétisée comportait deux régions enclavées, le Nakhitchevan et le Haut-Karabagh, dont la souveraineté était dévolue à l’Azerbaïdjan.

L’annuaire politique et économique de l’URSS publié à Moscou en 1926 mentionne : « Les Arméniens du Nakhitchevan forment la majorité de la population (55,7 %). En 1991, elle n’en comptait plus aucun. La région autonome du Karabagh montagneux a été formée le 3 juin 1923. La population se compose de 137 000 habitants. Les Arméniens forment
97,4 % de toute la population. » Lors de la dissolution de l’Union soviétique, ils étaient
un peu plus de 75 %.

En 1988, en réponse aux demandes arméniennes de rattacher le Karabagh à l’Arménie,
les Azerbaïdjanais répondent par des pogroms. De part et d’autre, les populations non nationales se réfugient dans leurs pays d’origine. Le MNA parvient à battre le Parti communiste aux élections du Soviet suprême, devenant ainsi le premier gouvernement non communiste en URSS. En 1990, Levon Ter-Petrossian proclame la souveraineté de la République d’Arménie. Jusque-là, Moscou appuie l’Azerbaïdjan. Par la suite, la politique russe prend parti pour les Arméniens, pour contraindre Bakou à rejoindre la Communauté des États indépendants (CEI). Le conflit se termine en 1994 par la victoire de l’Arménie, après avoir causé la mort de 30 000 personnes dans les deux camps. Entre-temps, à Kelbajar, verrou stratégique, les forces arméniennes tuent quelque 600 civils (ce que Bakou désigne comme un « génocide »). Le conflit se solde pour l’Azerbaïdjan par la perte quasi totale du Haut-Karabagh et des territoires adjacents à l’ouest et au sud de l’enclave, et par des centaines de milliers de réfugiés.

Durant les années de sa présidence (1991-1998), Levon Ter-Petrossian s’efforce d’établir des relations non antagoniques avec la Turquie. Il ne fait pas de la reconnaissance du génocide des Arméniens dans l’empire ottoman un préalable aux rapports arméno-turcs.

Des contacts se multiplient avec la direction azerbaïdjanaise pour trouver un compromis acceptable. En vain. Levon Ter-Petrossian est destitué par ceux qui trouvent sa politique trop portée sur le compromis. Après sept ans de silence, il juge ici le bilan de ses successeurs et rivaux.

Levon Ter-Petrossian n’avait pas commis l’erreur de son successeur Robert Kotcharian : poser en préalable à toute entente avec la Turquie, la reconnaissance du génocide des Arméniens. Ni celle de Serge Sarkissian, donnant par la suite son consentement à l’offre turque d’une commission d’historiens turcs et arméniens pour définir la nature des événements de 1915-1917 !

Entre-temps, l’Azerbaïdjan s’est renforcé grâce à son pétrole, et la Russie reste garante de la sécurité de l’Arménie, État à peine souverain. En 2017, après quatre journées d’affrontements déclenchés par Bakou, Vladimir Poutine convoquait les deux présidents belligérants à Moscou et les sommait de mettre un terme immédiat à leurs combats, réaffirmant ainsi qu’il reste, grâce au contentieux du Karabagh, l’arbitre en Transcaucasie. Les positions défendues par Levon Ter-Petrossian étaient pertinentes. Pour la Turquie, les relations cordiales avec l’Arménie étaient-elles nécessaires ? Soutenir Bakou, par contre, paraissait évident. Quant à l’Azerbaïdjan, était-il prêt à renoncer à la possession du Haut-Karabagh ? La dimension passionnelle, de part et d’autre, l’aura emporté, laissant Moscou maître du jeu.

Gérard Chaliand

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Pression démographique et expansion économique en Asie orientale

Fri, 24/08/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « Pression démographique et expansion économique en Asie orientale » a été écrit par le spécialiste de l’Asie Étienne Gilbert dans le numéro 4/1957 de Politique étrangère.

Durant les premiers mois de 1956, la question d’une participation plus active à l’expansion économique de l’Asie retenait l’attention des hommes d’état européens et nord-américains. Un certain éveil se manifestait dans l’opinion publique occidentale qui commençait à s’intéresser à l’aide aux pays sous-développés.

La réaction en chaîne déclenchée par les événements d’Égypte et la répression de la révolution hongroise sont autant d’éléments qui ont brouillé les cartes économiques.

Les problèmes politiques ont repris plus que jamais le dessus et, comble d’infortune, les événements ont pris une tournure telle qu’ils ne profitent ni aux Asiatiques, dont l’avenir économique est inquiétant, ni aux Occidentaux qui n’ont pas intérêt à voir plus de la moitié du globe vivre dans des conditions d’extrême pauvreté.

Il est donc opportun de revenir aux réalités économiques, de passer en revue les possibilités de progrès en Asie ainsi que les obstacles en présence. Pour ce faire nous devons aborder de front démographie et économie. Elles sont à tel point liées que seule leur confrontation donnera une image des problèmes.

Le problème démographique

Ne sommes-nous pas en train de répéter l’erreur de Malthus quand nous nous alarmons de la pression démographique qui sévit dans la plupart des pays sous-développés ? En dépit de ses sombres pronostics, l’Europe a connu un prodigieux essor économique, pourquoi n’en serait-il pas de même en Asie ?

La situation des pays asiatiques en 1957 est hélas ! très différente de celle de l’Europe au temps de Malthus.

Déséquilibre entre économie et démographie

Dans plusieurs pays asiatiques et africains, économie et démographie n’ont pas évolué parallèlement au cours des cent cinquante dernières années : la seconde étant allée beaucoup plus vite que la première.

Ce phénomène est particulièrement net dans les pays qui ont été soumis au régime colonial. Faisant régner la paix intérieure, dotant le pays d’une bonne administration capable d’enrayer les catastrophes naturelles (famines et épidémies), améliorant l’hygiène publique, l’autorité étrangère a fait baisser le taux de mortalité, tandis que la natalité restait élevée.

A Java, la population a passé de 12,4 millions en 1860 à 51 millions en 1950, la densité par kilomètre carré croissant de 94 habitants à 385. Les progrès de l’agriculture sous les Hollandais n’ont pas suffi à maintenir l’équilibre et l’effort d’industrialisation a été très mince.

Les autres îles indonésiennes, où la colonisation hollandaise a été beaucoup moins poussée, sont restées peu peuplées jusqu’à maintenant. L’idéal serait de faire émigrer une partie des Javanais à Bornéo, Célèbes, Sumatra, îles riches qui manquent de main-d’œuvre. Des transferts de populations sont entrepris par le gouvernement, mais pour alléger les densités javanaises, il faudrait évacuer des millions de paysans, opération extrêmement coûteuse qui drainerait le plus clair des ressources indonésiennes.

En Inde, le facteur démographique n’est pas moins perturbateur. La population a triplé depuis le début du XIXe siècle pour être aujourd’hui de 390 millions d’âmes. Les Britanniques n’ont pas été inactifs : l’Inde leur doit un important réseau ferroviaire et routier, de beaux travaux d’irrigation. Pourtant l’économique est resté loin derrière le démographique.

De 1920 à 1941, la population augmente de 27 %, la surface cultivée de 8 %. Vers 1880, l’empire britannique des Indes (non compris la Birmanie) exporte en moyenne 1,2 million de tonnes de céréales par an. Dès 1920, les exportations cessent, l’Inde doit importer toujours plus de riz et de blé pour nourrir sa population.

A côté de son incidence sur le niveau de l’alimentation, le mouvement démographique exerce des effets désastreux sur le domaine de l’emploi. L’Inde compte plus de 5 millions de chômeurs complets et des dizaines de millions de paysans ne travaillent que cent cinquante à deux cents jours par an.

Le cas de la Chine est moins facile à expliquer en l’absence de données statistiques. Le premier recensement complet a eu lieu le 30 juin 1953 et a dénombré 582 603 417 habitants sur le territoire de la république populaire. Ce chiffre a surpris plusieurs démographes étrangers par son ampleur. En 1946, on estimait officiellement la population chinoise à 456 millions d’âmes. D’aucuns se sont demandé si, pour des raisons de prestige, le gouvernement n’avait pas grossi ses chiffres. Il nous semble que l’on doit faire confiance au recensement chinois. Grâce à leur administration et à leur organisation, les communistes ont été en mesure de dénombrer assez exactement leur population et ils auraient été eux-mêmes surpris du résultat.

L’estimation de 456 millions donnée plus haut est sujette à caution si on la compare à d’autres antérieures : en 1925, les services postaux chinois (une bonne administration) donnaient le chiffre de 485 millions. En 1918/1919, un gros travail fait par des missionnaires indiquait 452 millions. Sur de telles bases, il paraît plausible que les Chinois aient été près de 600 millions en 1953.

L’absence de statistiques sûres nous empêche également de préciser si le phénomène de déséquilibre enregistré à Java et en Inde se répète en Chine, mais un point ne fait pas de doute : au moment où la Chine se lance dans le planisme économique elle se trouve gênée par une démographie excessive. Pour l’instant sa population se trouve globalement moins mal nourrie que celle de l’Inde. […] Qu’en sera-t-il dans dix ou vingt ans ? Dangereuse pour l’alimentation générale, cette population trop lourde pose, comme nous le verrons plus bas, des problèmes très délicats sur le plan économique.

A côté de ces formes de déséquilibre économico-démographique, le Japon et l’Afghanistan illustrent deux cas d’équilibre relatif.

Après un timide début entre les deux guerres, le second a commencé à se moderniser d’une manière plus active après 1945. N’ayant pas subi de régime colonial, ce pays a conservé une sorte de balance naturelle entre économie et population : cette dernière est suffisamment nourrie, au moins en quantité, elle trouve à s’occuper dans l’agriculture, l’élevage, l’artisanat et les industries naissantes. Il n’existe pas de problèmes insurmontables. Économie et démographie ont commencé à évoluer parallèlement. Si l’effort agricole et industriel est assez vigoureux, il n’y a pas de raison pour que l’Afghanistan n’arrive pas en vingt ou trente ans à de sensibles progrès économiques par habitant.

A l’opposé, le Japon est le premier pays d’Asie à se moderniser, et il le fait en toute liberté : le mouvement inauguré en 1868 a suscité une forte augmentation de la population. Celle-ci ayant progressé de pair avec un énorme effort industriel et agricole, le Japon a réussi à atteindre un niveau de vie sensiblement supérieur au reste de l’Asie. Entre 1885 et 1925 seulement, le revenu par habitant actif a plus que triplé. […]

Les exemples que nous avons cités montrent que les principaux pays d’Asie commencent à intensifier leur modernisation au moment où ils sont déjà entravés par une démographie trop lourde. A cet obstacle vient s’en ajouter un autre encore plus alarmant, c’est l’accélération du processus démographique. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Pan-Islamic Connections

Thu, 23/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Rachid Chaker propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Christophe Jaffrelot et Laurence Louër, Pan-Islamic Connections: Transnational Networks between South Asia and the Gulf (Hurst, 2018, 288 pages).

Les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, et l’intervention internationale en Afghanistan qui a suivi, ont braqué les projecteurs sur une région jusqu’alors peu connue du grand public occidental. Les populations d’Europe découvrirent alors sur leurs écrans les madrasas pakistanaises et afghanes, où des jeunes enfants apprenaient dès leurs premières années la langue arabe et la récitation du Coran. Ces lieux d’apprentissage furent perçus comme le vecteur de transmission de la radicalisation religieuse, conduisant à l’adoption de doctrines rigoristes débouchant parfois sur la violence. Dans ce contexte, le rôle des monarchies du Golfe, et de l’Arabie Saoudite en particulier, dans le financement de ces structures et la propagation du wahhabisme en Asie du Sud, a été pointé du doigt.

L’ouvrage dirigé par Christophe Jaffrelot et Laurence Louër réunit des contributions de spécialistes internationaux sur les liens entre les pays du Golfe et l’Asie du Sud, notamment l’Inde et le Pakistan. On y apprend notamment que, bien qu’existantes, les relations entre musulmans du Golfe et d’Asie du Sud furent peu développées avant le XIXe siècle, le rigorisme religieux du Moyen-Orient ne convenant guère aux populations des Indes, plus proches d’un soufisme qui se voulait ouvert et tolérant. Toutefois, l’ouverture du canal de Suez, la répression qui suivit la mutinerie de 1857 aux Indes, et la proclamation du Califat ottoman vont permettre la naissance de fortes interactions, avec influences religieuses réciproques.

La naissance du Pakistan en 1947, qui se voulait un État islamique, et la volonté des dirigeants Bhutto puis Zia d’obtenir des financements pour leur programme nucléaire, vont progressivement rapprocher le Pakistan de l’Arabie Saoudite, qui verra dès lors d’un mauvais œil l’influence iranienne dans la région. La guerre d’Afghanistan (1979-1989) fut un accélérateur. Soucieux de combattre l’envahisseur soviétique, le Pakistan, via ses services de renseignement dont l’Inter Services Intelligence (ISI), fera transiter des armes et des fonds, en provenance notamment du Golfe, renforçant ainsi le poids des groupes religieux armés dont le régime des talibans sera une émanation quelques années plus tard, et ce avec la bénédiction des dignitaires religieux saoudiens, dont le grand mufti Ibn Baz.

L’Arabie Saoudite n’est pas le seul État du Golfe à s’être intéressé à cette partie de l’Asie. On apprend dans cet ouvrage que les Émirats Arabes unis ont de longue date entretenu des liens forts avec des groupes talibans afghans : Jalaluddin Haqqani aurait en effet autrefois visité les Émirats, et y aurait rencontré les plus hauts dignitaires du pays. Le Qatar n’est pas en reste. La volonté du petit émirat de peser sur la scène internationale l’a poussé à s’impliquer dans le processus de réconciliation afghan, bousculant parfois son rival et voisin saoudien. La question des financements privés du Golfe à destination de l’Asie du Sud est également abordée, tout comme le rôle de l’Iran dans cette partie du monde.

Cet ouvrage riche et complet retrace avec précision l’historique des connexions entre ces deux sous-régions asiatiques que sont le Golfe et l’Asie du Sud, leur état actuel, en offrant au lecteur des clés essentielles pour comprendre les enjeux géopolitiques liés à ces complexes régions.

Rachid Chaker

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Schengen, « l’un des plus importants fichiers de police au monde »

Wed, 22/08/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « L’Union européenne et la lutte contre le terrorisme », écrit par Séverine Wernert, membre du cabinet de Julian King, commissaire européen chargé de l’Union de la sécurité, dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). < <

Der frankreich-Blues

Tue, 21/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Katja Borck, chargée de projet au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa), propose une analyse de l’ouvrage de Georg Blume, Der frankreich-Blues. Wie Deutschland eine europäische Freundschaft riskiert (Körber Stiftung, 2017, 184 pages).

Georg Blume, chef du bureau parisien de l’hebdomadaire allemand Die Zeit, lance ici un fervent appel aux Allemands pour repenser leur politique et leur attitude vis-à-vis de la France. Dans un style engagé, il met en garde contre l’arrogance allemande envers un partenaire français certes fragilisé sur le plan économique, mais qui demeure d’une importance cruciale. L’ouvrage se veut un plaidoyer passionné pour retrouver une amitié sincère, d’égal à égal, qui permettrait de relancer un projet européen soutenu par ses citoyens, et susceptible de les protéger dans un monde globalisé.

En dix chapitres enrichis de ses rencontres et de ses expériences personnelles, l’auteur, non sans une certaine subjectivité, manie thèses philosophiques – en passant de Voltaire à Finkielkraut et de Goethe à Habermas – et citations de presse pour réveiller et convaincre le lecteur. Sous le titre « Pourquoi l’Allemagne donne une mauvaise impression de la France », le journaliste ouvre un état des lieux des relations franco-allemandes qui s’étend sur trois chapitres. Angela Merkel et d’autres responsables politiques d’outre-Rhin n’en sortent pas sans dommages. Puis sont passés en revue les personnages clés des relations franco-allemandes, les difficultés surmontées et les efforts entrepris pour en arriver d’abord à la réconciliation, puis au couple moteur du projet européen.

Georg Blume déplore les occasions manquées et l’absence de volonté politique du gouvernement allemand, qui lui semble se complaire dans un rôle de « dirigeant de l’Europe » et de « bon élève ». Un gouvernement qui aurait, notamment, manqué à la fois de respect et de compréhension dans une gestion presque unilatérale de la crise grecque et dans celle des réfugiés. L’auteur se montre fortement déçu que public et médias allemands aient cru possible l’accès au pouvoir de l’extrême droite en France. Deux chapitres sont consacrés à son regret que les élites allemandes ne prêtent pas suffisamment d’attention aux discours des intellectuels français – notamment d’origine juive.

Quant aux divergences des cultures économiques nationales, sous le titre « Le plus fort n’a pas toujours raison », le journaliste exige plus de compréhension de la part des Allemands, et termine en soulignant que l’amitié ne persiste jamais sans effort : médias et dirigeants politiques d’outre-Rhin feraient bien de s’en aviser…

Si les festivités du 55e anniversaire du traité de l’Élysée, tout comme le contrat de coalition du gouvernement Merkel IV, semblent témoigner d’une certaine amélioration des relations franco-allemandes, ce livre – écrit avant les élections fédérales de septembre 2017 – incite toutefois à la réflexion sur l’importance de signaux politiques, notamment à l’heure du numérique, ainsi que sur la difficulté et la fragilité d’une « amitié entre
peuples ».

En dépit de la rhétorique d’un auteur quelque peu biaisée par sa francophilie – et sans doute « de gauche » –, c’est un wake-up call que Georg Blume lance aux Allemands, qui auraient tout intérêt à ne pas l’ignorer. Car, in fine, il n’y a pas d’alternative à l’amitié franco-allemande si le projet européen veut perdurer.

Katja Borck

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Security and Defense Cooperation in the EU

Mon, 20/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Michel Drain propose une analyse de l’ouvrage de Christian Deubner, Security and Defense Cooperation in the EU: A Matter of Utility and Choice (Nomos Verlagsgesellschaft, 2018, 272 pages).

Christian Deubner, membre d’un groupe de réflexion commun au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Ifri et à la Fondation Genshagen, publie un bilan critique des politiques de sécurité et de défense de l’Union européenne (UE) jusqu’en 2017.

Il s’en tient aux orientations fixées en décembre 2016 par l’UE pour mettre en œuvre la « stratégie globale » de juin 2016, sans examiner les mesures adoptées depuis lors. Il parvient néanmoins à définir certains des obstacles fondamentaux qui ont, jusqu’à présent, empêché l’émergence d’une Europe plus autonome dans la gestion de sa propre sécurité.

Christian Deubner considère que les pays de l’UE bâtissent leurs politiques de sécurité extérieure sur la base de quatre options institutionnelles : l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), l’Organisation des Nations unies (ONU), les coalitions d’États volontaires et l’UE, chacune de ces options étant retenue en fonction de la perception nationale des avantages offerts dans chaque cas. Face à la réaffirmation de la puissance russe, les pays de l’UE auraient ainsi tendance à s’adresser à l’OTAN. S’agissant des menaces émanant du sud et sud-est de l’Europe (terrorisme, mouvements migratoires illégaux), les pays les plus interventionnistes, et tout particulièrement la France, préféreraient l’action nationale, si nécessaire en coalition, notamment avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Pour les défis de sécurité du Sud, c’est le cadre de l’ONU, en liaison avec l’Union africaine ou les organisations sous-régionales, qui serait généralement privilégié.

La Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE ne serait retenue que pour les missions les moins dangereuses, de plus en plus à caractère civil. Même en dehors d’Europe, l’OTAN paraîtrait plus adaptée en cas d’emploi significatif de la force, en raison de la robustesse de ses structures de commandement, qui bénéficient de l’affectation prévisionnelle de la majeure partie des forces nationales.

Ces préférences, variables selon les pays, découleraient également des cultures stratégiques nationales. L’Allemagne trouve dans l’OTAN un cadre de coopération multilatéral éprouvé, et la France considère souvent qu’elle peut agir plus efficacement seule ou au sein de coalitions ad hoc.

Christian Deubner relève cependant que les défis du terrorisme et des migrations de masse introduisent un élément nouveau. Si le rôle de l’UE devenait plus actif dans ces deux domaines, l’opinion publique, dont c’est une des attentes, le soutiendrait probablement. Mais il faudrait pour cela mieux articuler les politiques de sécurité extérieure et intérieure de l’UE, en dépit de leurs profondes différences de nature et de moyens.

Au total, Christian Deubner n’envisage pour la PSDC que des perspectives de développement réduites dans l’état actuel des risques et menaces, ce qui le conduit peut-être à sous-estimer la portée d’une innovation comme l’intervention de la Commission européenne dans le domaine de la défense, et plus particulièrement de l’armement. Il demeure également sceptique quant à la capacité de la France et de l’Allemagne à s’entendre pour développer l’autonomie stratégique de l’UE. Sa recherche n’en constitue pas moins un utile cadre de référence pour l’évaluation des évolutions à venir des politiques européennes de sécurité.

Michel Drain

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Le Vatican, la guerre et la paix

Fri, 17/08/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Le Vatican, la guerre et la paix » a été écrit par Maurice Pernot. Officier de la Légion d’honneur et titulaire de la croix de guerre 1914-1918, il a été Président du Centre d’études de politique étrangère. Son article a été publié dans le numéro 2/1948 de Politique étrangère quelques mois avant son décès.

M. Myron-C. Taylor a publié récemment les messages échangés au cours de la deuxième guerre mondiale entre le pape Pie XII et le président Roosevelt. Ce recueil est précédé de deux préfaces : l’une du Souverain Pontife, l’autre du président Truman ; l’auteur y a joint une introduction et des notes explicatives où sont utilement définis le caractère et l’objet de la mission qu’il a remplie au Vatican. La grande presse américaine n’a pas manqué de signaler l’importance et l’opportunité d’une telle publication ; elle en a pris occasion pour rappeler et commenter l’attitude que le chef de l’Église catholique a prise en face des problèmes de la guerre et de la paix…

Dans le même temps, la presse soviétique, qui, au cours des dernières années, s’était peu occupée du Vatican et de sa politique, lançait contre le Saint-Siège une série d’accusations aussi violentes que gratuites. Sous prétexte de condamner le totalitarisme, le Pape attaquait les principes mêmes de la démocratie ; en France et en Italie, il favorisait ouvertement la réaction ; les agents du Saint-Siège s’appliquaient à rassembler les débris du fascisme, après avoir tenté de diviser entre eux les ennemis de l’Allemagne hitlérienne. Les monastères et les écoles catholiques recevaient du matériel militaire d’origine américaine destiné aux partis italiens de droite et aux agents français de de Gaulle. Les surplus américains auraient été cédés au Vatican, déclare la Pravda, qui ajoute : « Les représentants du Saint-Siège ont déjà gagné plus de trois milliards de lires en revendant ce matériel à la population à un taux de spéculation. Une partie de cet argent est destinée à financer la presse réactionnaire de France et d’Italie qui, sous la direction du Vatican, mène une propagande contre les forces démocratiques des deux pays ».

Le Vatican marchand de canons, voilà un slogan aussi pittoresque qu’inattendu. Mais d’autres griefs, bien qu’aussi peu fondés, sont plus spécieux. En tout cas, ils invitent à examiner de plus près le rôle qu’a joué le Saint-Siège dans la dernière guerre, ainsi que celui qu’il pourrait jouer dans le rétablissement de la paix et dans la future organisation du monde. C’est assurément prendre trop de libertés avec l’Histoire que de prétendre, comme l’ont fait récemment quelques écrivains français, que l’action du Saint-Siège s’est toujours exercée en faveur de la paix. En réalité, depuis le moyen âge jusqu’au début du XVIIe siècle, les pontifes pacifiques ont alterné sur le siège romain avec les pontifes belliqueux ; et la guerre que ces derniers prêchaient, soutenaient de leurs armes ou de leurs finances, ce n’était pas toujours la guerre sainte. A une époque voisine de la nôtre, on vit encore
Pie IX favoriser les Carlistes en Espagne, les Miguelistes au Portugal, et pousser l’empereur des Français à la folle expédition du Mexique. Aussi longtemps que les papes unirent à leur fonction de chefs de l’Église catholique celle de souverains temporels, de princes italiens, force leur fut d’entrer dans certaines alliances ou de lutter contre certaines coalitions. On peut dire que l’action proprement pacifique du Vatican date du jour où, dépouillés de leurs États, privés du pouvoir temporel, les pontifes romains se trouvèrent du même coup libérés des nécessités auxquelles l’exercice de ce pouvoir les avait longtemps assujettis. Leur influence politique n’en fut point diminuée, mais elle se manifesta sur un terrain plus large et en liaison plus intime avec leur action morale, sociale et religieuse.

Si l’on envisage ce dernier point de vue — le seul auquel le Saint-Siège puisse désormais se placer, — il est évident que tout l’effort diplomatique du Vatican doit tendre à maintenir ou à rétablir la paix entre les nations du monde. L’état de guerre est préjudiciable à l’Église : il bouleverse l’ordre établi, sur lequel elle s’appuie ; il interrompt ou rend plus difficiles les relations internationales, dont son gouvernement ne peut se passer ; il arrache à leur ministère, à leurs fonctions pastorales ou administratives, une grande partie de ses prêtres et de ses religieux ; enfin il crée et laisse subsister longtemps après lui un déséquilibre, un désordre moral, une prédominance des intérêts matériels, où les religions et les Églises ont bien plus à perdre qu’à gagner. J’ai entendu, en 1918, un évêque anglican avouer son impuissance et celle de ses collègues à ranimer le foyer de la vie spirituelle dans des esprits que les soucis quotidiens d’une vie matérielle devenue très difficile accaparaient tout entiers. Quelle serait aujourd’hui son angoisse en face du désarroi général, de la démoralisation profonde, des troubles sociaux et de la misère économique que la deuxième guerre mondiale a produits dans toute l’Europe et dans une grande partie de l’Asie ! Quelques observateurs, il est vrai, prennent en considération un certain retour aux croyances ou aux pratiques religieuses, qu’ils attribuent tantôt au désespoir, tantôt à une réaction plus ou moins raisonnée contre le matérialisme environnant. Ce mouvement existe ; il s’en est produit d’analogues après chaque grande catastrophe. Mais il est moins général et moins profond que d’aucuns se plaisent à le représenter et ne compense que dans une très faible mesure les dommages que l’état de guerre inflige aux intérêts spirituels et aux organisations religieuses.

Il n’en demeure pas moins que, fidèles à une doctrine établie et illustrée par saint Thomas d’Aquin, les chefs de l’Église catholique n’ont jamais condamné la guerre absolument et sans réserve. Le recours à la force armée peut être légitime ; il y a des « guerres justes ». Nous n’avons ni l’espace, ni la compétence nécessaires pour traiter ici un argument aussi vaste et aussi délicat. Mais, comme on a fort épilogue sur trois allocutions prononcées par Pie XII en octobre dernier, nous les citerons en exemple. Dans la première, le pape rappelle et glorifie la victoire de Lépante (7 octobre 1571). « C’est à ce jour, dit-il, que les puissances représentant la civilisation chrétienne s’unirent pour conjurer la formidable menace venue de l’Orient. C’est un jour d’actions de grâces inscrit dans le calendrier liturgique… parce qu’alors les sanctuaires de l’Europe et leurs autels furent sauvés d’une destruction certaine… » En somme, il s’agit ici d’une sorte de guerre sainte, donc d’une juste guerre selon la doctrine catholique.

Le 8 octobre dernier, s’adressant à un groupe de parlementaires américains, Pie XII déclare : « Parfois la loi et l’ordre ont besoin de l’aide puissante de la force. Mais toujours la force doit être contrôlée par la loi et l’ordre et n’être employée que pour leur défense. » Le même jour, le pape recevait cinquante vétérans de l’American Legion et leur disait :
« Si votre nom est belliqueux, votre esprit ne l’est guère… Vous êtes les vétérans de nombreux champs de bataille sur lesquels, nous l’espérons, vous n’aurez plus jamais à retourner. Désormais vous êtes organisés comme une force pour la paix… La force est un grand bien à condition qu’elle soit mise au service d’une cause digne et bonne. Mais cette force peut être manœuvrée et détournée sur une voie qui ne conduit ni au bien de l’individu, ni à celui du pays qui l’a suscitée. Telle est la faiblesse de toutes les organisations humaines. »

Pour changer radicalement la nature de ces déclarations, il suffisait d’en isoler quelques phrases et d’y remplacer le mot « force » par le mot « violence». Les fauteurs d’une certaine propagande n’y ont pas manqué, et c’est ainsi qu’ils ont mis dans la bouche de
Pie XII l’éloge de la violence et la glorification de la guerre. Plusieurs journaux ont reproduit le texte ainsi falsifié, sans s’apercevoir qu’il contredisait maintes déclarations du même pape. Il suffît, en effet, de se reporter aux divers messages adressés par celui-ci, entre 1939 et 1947, tantôt aux évêques et aux fidèles, tantôt au monde entier, pour constater son souci de distinguer la « force », qui peut être mise au service du droit, d’avec la « violence », qui est un emploi injustifié de la force. Quant à la « guerre totale », telle qu’Hitler l’a définie et pratiquée, Pie XII n’en parle jamais qu’avec horreur. Bref, l’attitude du Vatican depuis près d’un siècle peut se résumer ainsi : il établit une distinction très nette entre la juste guerre et la guerre injuste ; il déplore la première, tout en reconnaissant ses tristes nécessités ; il condamne sévèrement la seconde et s’élève avec indignation contre les violences commises au mépris des lois par lesquelles on s’est vainement efforcé « d’humaniser » la guerre. […]

Lisez l’article en entier ici.

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La Russie de Poutine en 100 questions

Thu, 16/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Anne de Tinguy propose une analyse de l’ouvrage de Tatiana Kastouéva-Jean, La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier, 2018, 352 pages).

Alliant une excellente connaissance de son pays d’origine à une grande rigueur, Tatiana Kastouéva-Jean propose ici une analyse fine, sans concession mais sans polémique, des évolutions russes post-soviétiques. Destiné à un large public, cet ouvrage intéressera aussi le chercheur qui y trouvera des pistes de réflexion sur les mutations et dynamiques en cours, et sur l’articulation entre affaires intérieures et extérieures.

Une grande partie des Russes – 48 % des jeunes – pensent que leur pays va dans la bonne direction et soutiennent Vladimir Poutine. Ils saluent la hausse du niveau de vie des années 2000, le rétablissement de l’autorité de l’État après les désordres des années 1990 et plus récemment le retour de la puissance russe sur la scène internationale. Ils considèrent que le régime politique « semi-autoritaire » mis en place par Vladimir Poutine correspond à la voie spécifique dont leur pays a besoin, et soulignent les capacités de résilience dont celui-ci fait preuve depuis 1991. Cahin-caha, la Russie a en effet résisté à plusieurs crises économiques. Grâce à la modernisation de son outil militaire, elle a retrouvé dans le monde une crédibilité. Dans certains secteurs, comme le spatial et le nucléaire civil, elle reste un acteur majeur. Quant à l’annexion de la Crimée, elle est quasi unanimement perçue comme « un juste retour des choses après l’humiliation des années de transition ».

Au fil des pages et de statistiques qui sont, pour certaines, « impitoyables », le lecteur comprend que l’analyse ne peut s’arrêter là. Il découvre un pays qui continue à être en quête d’identité et qui peine à relever les immenses défis auxquels il est confronté. La modernisation apparaît comme l’un des plus sérieux. La Russie n’a toujours pas mené à bien les réformes structurelles nécessaires à la diversification de son économie : elle reste une économie de rente faiblement productive. Les investissements sont insuffisants ; les disparités régionales (économiques, sociales, démographiques) bousculent la cohésion territoriale ; dans le domaine scientifique et technologique, le pays est en perte de vitesse. Ces vulnérabilités sont aggravées par les évolutions démographiques. Dans le domaine social, les inégalités sont « criantes » et représentent « probablement l’un des plus grands échecs » de Vladimir Poutine. Dans moult domaines, les fragilités apparaissent ainsi patentes et les réformes ne se font pas, ou peu.

Pourquoi cette inertie ? La nature du régime est une clé d’explication. Tatiana Kastouéva-Jean met en cause un pouvoir hanté par une éventuelle révolution de couleur, qui redoute de s’engager dans une voie risquant de le dépasser et de l’emporter, comme ce fut le cas lors de la perestroïka gorbatchévienne. Elle dénonce une corruption qui est d’autant plus forte que la justice n’est pas indépendante. Le rapport à l’Occident est un autre défi majeur. L’auteur évoque une « véritable hystérie anti-occidentale, abondamment alimentée par la propagande » qui encourage l’idée de forteresse assiégée. Pourtant, les liens avec l’Occident continuent à être structurants, et l’Asie, de fait, n’est que partiellement une alternative, d’autant que le différentiel de puissance économique et financière avec la Chine ne cesse d’augmenter.

En dépit des atouts de cet État-continent, les tendances sont, on le voit, contradictoires. Ce que découvre ici le lecteur, c’est une Russie paradoxale dont l’avenir est incertain.

Anne de Tinguy

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Démocratie vs. cyberattaques

Wed, 15/08/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « Géopolitique de la cyber-conflictualité », écrit par Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI et spécialiste des questions liées au numérique et au cyber, dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). <<

Jihadi Culture

Tue, 14/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Laurence Bindner propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Thomas Hegghammer, Jihadi Culture: The Art and Social Practices of Militant Islamists (Cambridge University Press, 2017, 288 pages).

Alors que la recherche sur les groupes djihadistes privilégie habituellement les analyses historiques, opérationnelles ou doctrinales, cet ouvrage collectif en défriche un aspect méconnu : la culture et les pratiques sociales.

À travers sept champs d’étude explorés par dix spécialistes, Hegghammer éclaire le phénomène djihadiste à l’aune des préoccupations artistiques et esthétiques (poésie, musicologie, iconographie, cinématographie) de quelques groupes transnationaux, ainsi qu’à travers leurs us et coutumes (interprétation des rêves, martyrologie, pratiques non militaires – religieuses en particulier, ou d’autres plus surprenantes, comme les pleurs), des années 1980 aux années 2010.

L’exploration de ces champs souligne plusieurs aspects du djihadisme. La volonté de se poser comme héritier d’un islam des origines s’exprime dans tous les domaines artistiques. À titre d’exemple, les visuels de combattants en habits traditionnels mais à l’armement moderne révèlent la recherche d’une légitimité religieuse en illustrant la filiation entre passé et présent. L’adversité, l’appartenance à un cercle d’« élus » pratiquant un islam authentique est valorisée, notamment dans les textes poétiques. L’omniprésence de la martyrologie, esthétisée et désirée (les pleurs exprimant entre autres la déception de n’avoir pas encore été martyr) en confirme la centralité dans l’engagement djihadiste, au même titre que celle de la ferveur religieuse (pratique zélée, interventionnisme divin dans le réel ou les rêves…).

Les productions culturelles ont évolué avec le temps : l’audiovisuel, peu prisé auparavant, tient désormais une place de choix. Elles ont, de plus, intégré le progrès technologique et, fait remarquable, incorporé une altérité tant en provenance de l’Occident (rythmes musicaux, iconographie de « super-héros »…) que d’autres courants de l’islam, pourtant décriés (martyrologie soufie ou chiite). Cet effort d’adaptation peut s’expliquer par l’utilisation pragmatique des éléments culturels : les leaders djihadistes ont en effet conscience qu’ils mettent en jeu des moteurs émotionnels puissants et universels, plus susceptibles que l’intellect d’engendrer un militantisme et de renforcer une détermination à agir, comme l’écoute d’un nashid avant une opération-suicide. De plus, la prégnance de ces activités dans la mouvance djihadiste contribue à la construction d’une véritable identité culturelle, resserrant le lien d’appartenance au groupe autour de références communes, lien d’autant plus crucial que les djihadistes sont souvent en rupture avec leur environnement.

L’étude d’une culture djihadiste peut poser question : doit-on s’y pencher, au risque d’en humaniser les protagonistes ? L’ouvrage ne porte, à cet égard, nul regard complaisant. Les exposés, très descriptifs (parfois même techniques), ne perdent de vue ni le contexte, ni l’objectif totalitaire des groupes djihadistes, et constituent une source de connaissances substantielles sur leurs mentalités, leurs mœurs et leurs obsessions. Leur lecture s’inscrit donc dans la compréhension globale du phénomène et pourra alimenter la réflexion des autorités dans plusieurs domaines (contre-argumentaires, évaluation d’un stade de radicalisation ou d’une ancienneté dans la mouvance, voire possibilité d’infiltrer un groupe). Dans l’optique d’élargir l’étude de ces thèmes, Hegghammer pose de solides jalons.

Laurence Bindner

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Métropoles en Méditerranée

Mon, 13/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Helin Karaman propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Dominique Lorrain, Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes (Presses de Sciences Po, 2017, 320 pages).

Cet ouvrage est issu d’un projet de recherche coordonné par Dominique Lorrain, qui s’est intéressé aux modes de gouvernement des métropoles des pays dits du Sud. Comme dans un précédent volume (qui traitait de Shanghai, Mumbai, Le Cap et Santiago du Chili), il s’agit de montrer que les quatre grandes métropoles du sud de la Méditerranée étudiées, Beyrouth, Le Caire, Alger et Istanbul, à la croissance urbaine rapide, aux institutions souvent jugées défaillantes, ne sont pas pour autant ingouvernables et en proie au chaos. La méthode est identique : appréhender le fait métropolitain par l’analyse de ses institutions et de ses réseaux techniques.

Rédigés par un spécialiste de la ville en question (Éric Verdeil pour Beyrouth, Pierre-Arnaud Barthel pour Le Caire, Taoufik Souami pour Alger, Jean-François Pérouse pour Istanbul), les quatre chapitres valident des hypothèses communes. Première hypothèse, dire que les métropoles du Sud ne sont pas gouvernées est faux, car les réponses apportées par les habitants à certains problèmes collectifs (tels le logement ou l’accès aux services) et la mise en place de réseaux techniques constituent des « gouvernements de fait ». Sur ce point, Beyrouth joue le rôle de contre-exemple et justifie ainsi sa place dans l’ouvrage, alors que son statut de grande métropole est discutable. Deuxième hypothèse, l’idée que ces métropoles sont soumises au néolibéralisme global est à nuancer, car même si la rhétorique est similaire, le foncier et le secteur de la construction restent aux mains des acteurs locaux. Dernière hypothèse, et apport principal de cet ouvrage par rapport au précédent, les villes du sud de la Méditerranée présentent deux spécificités. La fabrique urbaine, c’est-à-dire la production du cadre bâti, qui regroupe les réseaux techniques et les activités de construction (bureaux, commerces, logement), est la principale activité économique d’Alger, de Beyrouth, du Caire et, dans une moindre mesure, d’Istanbul. L’autre spécificité mise en évidence, la violence intrinsèque au Moyen-Orient, convainc cependant un peu moins lorsqu’elle est envisagée comme facteur commun.

Enfin, il faut comprendre le titre « gouverner par les rentes » comme une proposition d’explication des mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans ces métropoles sud-méditerranéennes. Des coalitions d’élus, de propriétaires fonciers, d’agences publiques, et de petites ou grandes entreprises du BTP s’y partagent les rentes foncières ou urbaines, selon des processus similaires de transformation urbaine à forte valeur ajoutée, que ce soit l’étalement urbain à Istanbul, la politique des villes nouvelles au Caire, ou l’urbanisation des terrains agricoles périphériques et des petits bourgs à Alger et à Beyrouth. Si ce système perdure malgré son iniquité apparente, c’est parce qu’il permet de fournir des emplois et du logement à beaucoup parmi les couches plus modestes. À la suite des travaux récents sur le Global South, cet ouvrage affirme des arguments nécessaires pour envisager le sud de la Méditerranée comme une région développant ses propres modèles et des solutions adaptées à son contexte urbain, loin des bonnes pratiques occidentales en termes de gouvernance et d’aménagement urbain que certains voudraient y exporter.

Helin Karaman

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L’opinion publique française et les relations internationales

Fri, 10/08/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « L’opinion publique française et les relations internationales » a été écrit par le secrétaire général de la COFACE de l’époque, Jérôme Cazes, et publié dans le numéro 4/1989 de Politique étrangère.

L’opinion publique est un acteur des relations internationales : dans les pays démocratiques (et même dans certains pays non démocratiques…), les géographies mentales de l’homme de la rue influencent les politiques extérieures.

Les sondages donnent une idée de ces géographies mentales. Certains les dénigrent (ce sont parfois les mêmes qui pensent que les diplomaties seraient plus efficaces sans élections…) et il est vrai qu’un sondage isolé ne signifie rien. Mais une approche transversale comparant des enquêtes à différentes dates ou dans différents pays met à jour des éléments instructifs. Cet article s’y essaie à partir des sondages publiés en France sur les questions internationales.

Il se présente moins comme une démonstration que comme un panorama autour de deux dimensions principales, l’une active et positive, celle de la projection de la Nation à l’étranger, l’autre passive et négative, celle de la menace que l’étranger exerce sur la collectivité nationale.

Narcissisme et autodénigrement

Comme tous les peuples, mais peut-être un peu plus que d’autres, les Français se placent au centre de leur vision du monde. Ceci s’exprime en particulier par un rejet massif des modèles étrangers : japonais (70 % des Français refusent qu’en France on travaille comme au Japon), américain (66 % des Français en 1977, 74 % en 1987 refusent qu’en France on vive comme aux États-Unis, Agoramétrié), ou soviétique.

En revanche, les Français pensent que les autres s’intéressent à eux. Interrogés par exemple sur neuf thèmes d’intérêt Nord-Sud, plus d’un Français sur trois cite sans fausse pudeur : « ce que les gens du Tiers-Monde pensent de nous » ; un quart seulement des autres Européens affichent le même désir (Faits et opinions, EC AD, 1987).

Le narcissisme des Français n’exclut pas un goût certain pour l’autodénigrement : c’est l’orgueil autocritique de Cyrano de Bergerac. Les Français se disent fiers de la France et d’être français, niais leur fierté n’a rien à voir avec les certitudes nationalistes britanniques, espagnoles ou surtout américaines. Ils sont prudents dans leurs jugements sur les Français : pratiquement seuls dans la Communauté, ils témoignent à quatre autres peuples européens plus de confiance qu’au leur (Faits et opinions, Eurobaromètre) .

Le thème du déclin de la France revient de façon récurrente dans le débat national. Il traduit probablement une inquiétude et une certaine frustration, un décalage entre envies et moyens, plutôt qu’un pessimisme foncier dont il n’est pas prouvé qu’il soit plus fort que chez nos voisins : la question « votre pays aura-t-il plus ou moins d’importance dans le monde dans vingt ans ? » divise par moitié aussi bien l’opinion française que les opinions allemande ou britannique ; ceci contraste avec l’optimisme des Américains, des Japonais ou des Brésiliens (Gallup International, L’Express, 1984). Les jeunes Français ne paraissent pas plus sombres : interrogés sur les mots qui définiront la France en l’an 2000, un sur dix seulement cite « le déclin », et un sur dix « la grandeur » (Louis Harris, L’Express, 1987).

Une France peu compétitive

Ce manque relatif de confiance naît semble-t-il du sentiment que la France perd pied dans la concurrence économique internationale.

Les Français tiennent pour acquis le rayonnement culturel de leur pays ; ils sont par exemple les plus persuadés parmi les Européens de la prééminence de leur littérature (SOFRES, Figaro Magazine, 1989). Mais ils considèrent que c’est son économie qui assure aujourd’hui le rayonnement d’un pays. Un résumé de différents sondages illustre ce décalage : l’économie est à la fois pour les Français la qualité numéro un d’un pays et celle dont la France serait la plus mal dotée.

L’exportation des produits français est l’élément qui a le plus d’importance dans l’influence de la France à l’étranger, loin devant le rayonnement de la culture ou de la langue françaises (SOFRES, Le Quotidien de Paris, 1988). En revanche, la présence de la France sur les marchés mondiaux n’est classée qu’en huitième position parmi les points forts de notre pays (SOFRES, L’Expansion, 1985).

Les Français se jugent créatifs mais moins travailleurs que les Japonais, les Américains ou les Allemands (mais quand même plus que les Italiens…) (RES, L’Usine nouvelle, 1988). Trois salariés sur quatre sont d’accord avec l’idée que, « en France, les salariés sont accrochés à leurs avantages acquis et manquent de souplesse » (SOFRES, Le Figaro, 1989).

Cette question de la compétitivité est d’ailleurs l’une de celles qui préoccupent le plus l’opinion française. A partir d’une série d’enquêtes, on peut risquer le classement suivant des thèmes internationaux :

1 – le terrorisme (en recul depuis un an) ;

2 – la compétitivité de l’économie française ;

3 – l’immigration (en hausse) ;

4 – l’armement nucléaire ;

5 – l’Europe ;

6 – la politique de défense ;

7 – le Tiers-Monde.

L’hypothèse d’un désir de projection internationale des Français bridé par la piètre estime dans laquelle ils tiennent leur compétitivité économique peut expliquer à la fois leur sympathie pour la coopération économique en général (du moins entre pays développés), pour la coopération européenne en particulier et, au sein de l’Europe, leur goût pour l’Allemagne.

Le désir de projection internationale

Les Français sont plus favorables que la moyenne à la construction européenne et leur soutien a crû régulièrement (avec des oscillations qui annonceraient un minimum… vers 1993 !) (Eurobaromètre).

La Communauté est pour les Français un instrument de projection collective ; 83 % sont d’accord avec l’idée que « la construction européenne est le seul moyen de peser sur la scène internationale », contre 15 % qui maintiennent que « la France est une grande puissance et a donc un poids suffisant » (SOFRES, Pèlerin magazine, 1987). Le rêve de grandeur nationale s’est déplacé : pour 40 % des Français, l’Europe des Douze sera la première puissance mondiale dans vingt ans, devant les États-Unis (21 %) ; première pour la qualité de la vie, la culture, la science, l’économie et même le militaire ! (Louis Harris, L’Express, 1989).

Les Français ne voient pas de contradiction entre la France et l’Europe. Deux Français sur trois pensent que l’appartenance à la CEE est une bonne chose pour la France ; ils sont nettement plus optimistes à cet égard que les Britanniques ou les Allemands. Ils sont aussi les plus nombreux à s’affirmer prêts à élire un étranger chef de gouvernement de l’Europe (Eurobaromètre). Les jeunes diplômés français préféreraient même une nationalité européenne à la nationalité française (SOFRES, L’Expansion, 1987).

Les Français sont à la fois nombreux à mettre beaucoup d’espoir dans le marché unique (23 %, contre 11 % en RFA et 12 % en Grande-Bretagne) et à ressentir un peu ou beaucoup de crainte (37 %, 25 % seulement pour la moyenne européenne) (Eurobaromètre, printemps 1989). Leur pessimisme s’est semble-t-il aggravé en 1988, mais il ne doit pas être exagéré : sur dix-huit secteurs ou professions, les Français estiment que les effets positifs l’emporteront dans quinze (seuls perdants : la sidérurgie, l’agriculture et les agriculteurs). Mais il illustre un autodénigrement économique, qu’expriment également nos chefs d’entreprise : ceux-ci sont au sein de l’Europe parmi les plus inquiets avec les patrons grecs (CEE, rapport Cecchini, 1988). L’opinion des Français pourrait peut-être se résumer ainsi : l’Europe peut pallier notre faiblesse économique, mais si nous étions trop faibles pour tirer notre épingle du jeu ? […]

Lisez l’article en entier ici.

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Liberalism and the Welfare State

Thu, 09/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Roger E. Backhouse, Bradley W. Bateman, Tamotsu Nishizawa et Dieter Plehwe, Liberalism and the Welfare State: Economists & Arguments for the Welfare State (Oxford University Press, 2017, 264 pages).

Ce brillant ouvrage collectif analyse les liens – plus complexes qu’il n’y paraît – entre libéralisme et État-providence dans trois grands pays développés : Royaume-Uni, Allemagne et Japon.

Le premier chapitre, consacré au Royaume-Uni, rappelle que ce sont les gouvernements libéraux de Henry Campbell-Bannerman et Herbert Asquith (1905-1916) qui lancent les grandes mesures en faveur des retraités, des travailleurs et des chômeurs. À partir de l’entre-deux-guerres cependant, la tradition libérale se scinde en deux grands courants intellectuels irréconciliables.

D’un côté, le « New Liberalism » et l’économiste Arthur Pigou s’attachent à défendre l’idée de bien-être, qui servira de base à l’organisation de l’État-providence par William Beveridge en 1942. De l’autre côté, un certain nombre de libéraux comme Robbins s’opposent à cet interventionnisme croissant : c’est l’émergence du néolibéralisme, porté sur les fonts baptismaux en 1947 lors de la création de la Société du Mont-Pèlerin (SMP) par Friedrich Hayek et Ludwig von Mises. Durant les trois décennies d’après-guerre, conservateurs comme travaillistes – qui ont supplanté le parti libéral – poursuivent des politiques d’inspiration keynésienne et approfondissent l’État-providence.

Outre-Rhin, le panorama est bien différent. L’économie sociale de marché des années 1950-1960 se présente comme le fruit de l’« ordolibéralisme » et de la « compensation sociale ». Concrètement, l’État adopte de multiples mesures d’assurance sociale (en accord avec les syndicats), tout en garantissant la stabilité monétaire, le respect de la propriété privée, la libre concurrence et les grands équilibres budgétaires. La doxa keynésienne ne sera véritablement suivie qu’en 1967-1974, sous la houlette des socio-démocrates Willy Brandt et Karl Schiller.

Le cas japonais est singulier. L’essor de l’après-guerre s’est accompli selon des modalités éloignées des principes keynésiens, et plus encore des théories libérales. Le Japon a en fait suivi un modèle développementaliste, où les politiques industrielles visent à maximiser le taux de croissance du PIB en stimulant les exportations. En parallèle, un système universel de sécurité sociale et un salaire minimum sont institués sous les gouvernements Kishi et Ikeda (1957-1964). Le néolibéral Katsuichi Yamamoto craignait qu’une telle politique n’alimente l’inflation, et ne sape la solidarité intergénérationnelle.

La crise économique des années 1970 conduit à une remise en cause progressive de l’État-providence. Au Royaume-Uni, les relais de la SMP et le Tory Keith Joseph convainquent Margaret Thatcher d’épouser les thèses néo­libérales qui triompheront durant la décennie 1980. Le chapitre sur le New Labour montre que le gouvernement de Tony Blair (1997-2007), loin de démanteler l’État-providence, l’a au contraire réorganisé. En Allemagne, le principal vecteur du néolibéralisme est l’Initiative Neue Soziale Marktwirtschaft. Créée en 2000, elle milite surtout en faveur de la flexibilisation du marché du travail, estimant que les lois Hartz vont dans la bonne direction mais demeurent insuffisantes. Le tournant néolibéral au Japon, impulsé par le gouvernement Koizumi (2001-2006), est à la fois tardif et timide.

Norbert Gaillard

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Le BJP : parti central en Inde

Wed, 08/08/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « L’Inde de Modi : un développement pour tous écorné », écrit par Isabelle Saint-Mézard, chercheur associé au Centre Asie, dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). <<

Avec les compliments du guide

Tue, 07/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Fabrice Arfi et Karl Laske, Avec les compliments du guide. Sarkozy-Kadhafi, l’histoire secrète (Fayard, 2017, 400 pages).

Avec les compliments du guide propose une série de vignettes sur les réseaux d’influence opérant au sommet de l’État français et connectant les rôles stratégiques aux mouvances exogènes susceptibles de leur assurer un avantage quelconque. Immédiat ou différé. L’enquête s’articule en cinq parties, avec 39 chapitres plus ou moins longs.

Elle évoque d’abord les rapprochements entre l’équipe de Nicolas Sarkozy et le régime libyen durant la période 2002-2006. Viennent ensuite des développements plus pointus, portant sur la campagne présidentielle de 2007, les démonstrations d’hospitalité subséquentes et leurs projections sous-jacentes, le retournement de situation de 2010-2011, ainsi que les pressions et contre-pressions auxquelles se livrent certains acteurs confrontés aux questionnements à éclipses de la justice française.

La richesse de l’ouvrage vient de la quantité des précisions étayées et datées y figurant. Fabrice Arfi et Karl Laske ont digéré une masse considérable d’informations et su construire un narratif vivant, assimilable par le lectorat non spécialisé. On y trouve des inserts biographiques (Ziad Takieddine, Alexandre Djouhri…) évocateurs. L’angle mélodramatique n’est pas négligé, mention étant faite des « cadavres exquis » qui émergent ici et là, et qui auraient valeur de rappels au silence d’après les deux auteurs.

Cet ouvrage se présente au total comme un texte sérieux, persuasif sur bien des points. Ce qui n’a rien de rassurant pour le devenir des institutions gaulliennes ou ce qu’il en reste… Peut-être la présentation des sources documentaires aurait-elle pu gagner en limpidité. Que dire par exemple des extraits de documents administratifs éclairant tel ou tel point saillant ? Préciser les conditions d’accès à telle ou telle pièce sensible aurait permis de dissiper toute interrogation sur les interférences de certains décideurs haut placés et leurs motivations auto-intéressées.

Plus généralement, l’analyse manifeste une nette propension à se focaliser sur le blâme. Si le texte d’Arfi et Laske contient une part de vérité, il faut observer que les chaînes de responsabilités s’étendent bien au-delà du petit cercle désigné dans l’ouvrage comme source d’interrogations récurrentes. Si inflexions non conformes du système de pouvoir il y a bien eu, elles n’ont pas fait irruption en 2002. Et elles n’ont pas proliféré dans un vide institutionnel. Concrètement, le type de « dispositif d’influence » décrit dans l’ouvrage ne peut se maintenir et prospérer que si toutes sortes de rôles secondaires lui apportent assistances logistiques, acquiescements de cour, validations géopolitiques, emballements d’égos et enrobages juridiques.

De ce point de vue, le lecteur concerné aiguisera sa réflexion en confrontant cet ouvrage avec d’autres publications récentes, tel l’ouvrage de Vincent Crouzet, Une affaire atomique (Robert Laffont, 2017). Il en tirera d’intéressants éclairages sur le stock de justifications croisées auxquels recourent les détenteurs d’enjeux en présence, de manière à se donner bonne conscience et bonne contenance.

Jérôme Marchand

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Le soldat. XXe-XXIe siècle

Mon, 06/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère
(n° 2/2018)
. Le lieutenant-colonel Serge Caplain, chercheur au sein du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD) de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par François Lecointre, Le soldat. XXe-XXIe siècle (Gallimard, 2018, 448 pages).

Quelle est l’essence même du métier de soldat ? Qu’est-ce qui unit ou dissocie le combattant de Camerone et le militaire français engagé aujourd’hui dans l’opération Sentinelle ? C’est en un sens la question posée par cet ouvrage, recueil de textes issus de la revue Inflexions. Cette revue a l’ambition de « participer au débat intellectuel autour de problématiques centrées sur l’action militaire », en associant « praticiens et théoriciens, français et étrangers, civils et militaires ». C’est ainsi que les témoignages et réflexions de 18 auteurs – philosophes, historiens, sociologues, médecins et officiers – ont été réunis dans cet ouvrage sous la direction du général François Lecointre, aujourd’hui chef d’État-major des armées.

Chaque contribution apporte une pierre à l’édifice toujours en construction de la compréhension de l’identité militaire. Le soldat est dévoilé dans sa singularité complexe : celle de sa mission faite de « servitude » et de « grandeur » comme l’écrivait Alfred de Vigny, incluant « la mort comme hypothèse de travail », et qui oblige les militaires à entretenir des valeurs et des idéaux peu en adéquation avec l’hédonisme consumériste de leur époque. Le malheur du soldat est de ne pouvoir se nourrir que de l’affection d’une Nation qui ne lui offre en retour qu’« indifférence bienveillante ».

Dans la première partie, il est question de la quintessence de l’état de « soldat ». Le courage s’y révèle une vertu glorifiée entre toutes, exigence de l’esprit qui vient compléter celle du corps. Cette double exigence, chantée et valorisée dans toute l’histoire militaire, est avant tout ce qui permet au soldat d’affronter en conscience sa responsabilité morale et légale. La deuxième partie – « au combat » – aborde le « pouvoir exorbitant de donner la mort », avec les questions morales et éthiques qui se posent au combattant, et au chef. La guerre est l’empire des émotions : l’empathie qui permet de comprendre amis et ennemis, la joie dans la victoire et dans certaines banalités du quotidien, et la peur, toujours présente, qu’il faut canaliser et utiliser. Le chef, quant à lui, se révèle tiraillé entre la ferme sérénité qu’il est nécessaire d’afficher et les doutes qui l’assaillent sans cesse. Ainsi, dans un monde de technologies, le soldat cultive et défend sa fragile humanité, condition nécessaire pour assumer son rôle avec déontologie et efficacité. La dernière partie évoque le sujet délicat du « retour au monde civil », bien éloigné géographiquement et culturellement du domaine de la guerre. Si l’antimilitarisme semble avoir vécu, la société peine à reconnaître un soldat incompris.

Le côté pluridisciplinaire de l’approche rend cet ouvrage des plus intéressants, psychologues et historiens apportant le recul nécessaire aux témoignages vibrants et concrets des officiers. On regrettera pourtant une approche trop orientée vers l’armée de Terre, et plus spécifiquement vers l’infanterie. Aviateurs, marins, officiers des appuis et du soutien sont les grands absents de ces réflexions. Pour autant, le lecteur averti comme le profane trouveront là toute la matière nécessaire pour comprendre la spécificité militaire, et faire en sorte que le soldat ne soit plus un « inconnu ».

Serge Caplain

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La question albanaise

Fri, 03/08/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « La question albanaise » a été écrit par Hans Stark, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa), et publié dans le numéro 1/1994 de Politique étrangère.

Dans tous les scénarios, plus ou moins réalistes, d’une extension éventuelle des hostilités de la Bosnie-Herzégovine vers le sud de la péninsule balkanique, l’Albanie joue un rôle-clef. Nation divisée (près de la moitié des Albanais se trouvent sur le territoire de l’ex- Yougoslavie), limitrophe de deux régions minées par des conflits ethniques du fait de la présence d’une majorité écrasante d’Albanais (au Kosovo surtout et, à un moindre degré, en Macédoine occidentale), confrontée à un voisinage difficile (la Grèce), voire hostile (la Serbie) et, de l’intérieur, par une surenchère nationaliste, l’Albanie présente de nombreuses incertitudes liées à des facteurs d’instabilité tant internes qu’externes.

Pays le plus pauvre des Balkans avec un PIB de 600 dollars par habitant en 1990 et le taux de natalité le plus élevé d’Europe (en moyenne six enfants par femme), l’Albanie est aussi, abstraction faite de la Turquie, l’unique pays européen à majorité musulmane (70 %). De plus, elle n’est entourée que d’États orthodoxes qui, sur le plan national, entretiennent des rapports tendus avec « leurs » minorités musulmanes (c’est le cas de la Grèce, de la Macédoine et de la Bulgarie), ou même conflictuels (Serbie et Monténégro).

Mais le particularisme albanais ne s’arrête pas là. En effet, depuis sa naissance en juillet 1913, l’Albanie — à la différence de l’ensemble de ses voisins — est tombée à plusieurs reprises sous la tutelle d’une puissance « protectrice » : l’Italie mussolinienne (puissance occupante entre 1939 et 1943), la Yougoslavie titiste (dont elle a failli devenir la
7e république), l’URSS de 1948 à 1961 (c’est à cette période que l’Albanie s’est dressée en champion du stalinisme) et la Chine de 1961 à 1978 (dont elle partage les critiques au sujet du « révisionnisme » soviétique). Chacune de ces quatre phases de « protection » s’est terminée par une rupture brutale et définitive suivie, en 1978, de la « reconquête » de l’autonomie nationale qui devait mener le pays directement à l’autarcie et au repli sur soi.

Aussi entre 1978 et 1988, l’Albanie s’est retrouvée complètement isolée, en désaccord, tant avec ses voisins qu’avec le reste du monde, et enlisée dans le système communiste le plus totalitaire qu’ait connu l’Europe de l’Est. Durant cette période d’isolationnisme effréné, qui va au delà même de la mort, le 11 avril 1985, d’Enver Hoxha à la tête de l’État depuis 1944, l’Albanie s’est enfermée dans une espèce de logique d’assiégée, hantée par l’idée que les
« impérialistes » américains, soviétiques et chinois menaçaient sa survie étatique. Or, ce complexe d’encerclement, absurde et néfaste pour le développement de l’État, n’était pas dû seulement à la nature paranoïaque du régime albanais, mais surtout aux conditions de sa création en 1913 et, en général, à l’attitude des voisins vis-à-vis des Albanais.

La genèse de l’irrédentisme albanais

La renaissance de l’Albanie (Rilindja), en tant qu’État indépendant, s’est produite dans le cadre de la seconde guerre balkanique (juin-juillet 1913) durant laquelle Grecs, Serbes et Monténégrins ont affronté la Bulgarie au sujet de la répartition des dernières possessions européennes de l’Empire ottoman (Albanie, Macédoine et Thrace). Ce dernier, vaincu lors de la première guerre balkanique (octobre 1912-mai 1913) s’était vu obligé, à la suite de la conférence de Londres, d’abandonner tous ses territoires des Balkans, à l’exception de la Thrace orientale. Mais si Grecs, Serbes et Bulgares ont tant bien que mal réussi à se partager, avec l’aval des grandes puissances, la Macédoine et la Thrace, il n’en est pas allé de même pour l’Albanie.

A la suite de la proclamation de l’indépendance albanaise et de la formation d’un gouvernement provisoire à Vlorë, le 28 novembre 1912, les représentants européens à la conférence de Londres (qui s’est tenue entre décembre 1912 et juillet 1913) ont d’abord opté pour une autonomie albanaise sous le contrôle de la Sublime Porte et, en même temps, pour l’octroi, à la Serbie, d’un accès à la mer Adriatique. Cependant, ils ne sont pas pour autant parvenus à arrêter le tracé des frontières albanaises. La défaite ottomane au printemps 1913 a rendu bientôt nécessaire une remise à plat de la question albanaise, déjà particulièrement inextricable à l’époque, et ce, pour deux raisons. D’une part, le Monténégro et la Serbie n’ont pas hésité à occuper toute la moitié nord de l’Albanie, tandis qu’au sud, la Grèce s’est emparée de l’Epire jusqu’à Gjirokastër et Vlorë. Grecs, Serbes et Monténégrins comptaient bien alors se partager toute l’Albanie, ainsi qu’ils avaient procédé pour la Thrace et la Macédoine. D’autre part, les puissances, siégeant à Londres depuis décembre 1912, se sont divisées sur la question albanaise. La France et la Russie, qui soutenaient les ambitions de la Serbie et de la Grèce, considéraient la nation albanaise comme une création artificielle, fabriquée de toutes pièces par Vienne. L’Autriche-Hongrie, en revanche, appuyée par l’Allemagne, craignait la formation d’une Grande Serbie et s’opposait à ce que Belgrade obtienne un accès à la mer Adriatique. Elle s’est donc prononcée en faveur d’un État-tampon albanais aussi vaste que possible, une position défendue par l’Italie qui avait, elle aussi, des ambitions hégémoniques sur cette zone.

Le 29 juillet 1913, sous les auspices de la médiation britannique, les diplomates ont tranché et adopté une formule de compromis, donnant naissance à la « Principauté souveraine héréditaire et neutre sous la garantie des grandes puissances », selon le titre officiel de baptême de la nouvelle Albanie. Cependant, la principauté albanaise (28 000 km2) ne devait regrouper qu’environ 800 000 habitants sur les 1,5 million d’Albanais recensés alors dans les Balkans ottomans. Le Kosovo et le pays d’Ohrid avaient, en effet, été attribués à la Serbie, les régions de Pec et de Djakovica au Monténégro, et l’Epire à la Grèce — une concession franco-russe à une Serbie privée d’accès à la mer Adriatique. Mais le problème des frontières n’était pas réglé pour autant. Une commission internationale a imposé le partage de l’Epire dont la moitié nord est revenue à l’Albanie, selon un tracé que ne devait garantir la Grèce qu’en 1923, pour le remettre plus tard à nouveau en question avant de le reconnaître définitivement en 1987. Depuis le compromis de Londres, qui a donné naissance à une « petite » Albanie au tracé de frontières défini seulement en fonction de considérations géopolitiques, un Albanais sur deux vit donc à l’étranger. C’est ainsi qu’est né l’irrédentisme albanais.

A peine créée, l’Albanie disparaît à nouveau de la scène européenne pour servir uniquement de zone de déploiement aux troupes de l’Entente et des puissances centrales, coupant le pays en deux, le long du « front d’Orient ». La renaissance albanaise, après la Première Guerre mondiale, s’est une fois encore heurtée aux intérêts géopolitiques de ses voisins. L’Italie d’abord, qui s’est arrogé un droit de protectorat sur l’Albanie lors du traité secret signé le 26 avril 1915 avec la Russie, la France et la Grande-Bretagne (qui régit l’entrée en guerre des Italiens aux côtés de l’Entente), espérait se voir confier un mandat sur cet État. La Grèce ensuite qui, le 29 juillet 1919, s’est emparée de l’Epire du Nord avec l’aval de l’Italie, dont elle soutenait les desseins mandataires. Le président Wilson, en revanche, considérait comme nulles et non avenues les promesses faites lors des traités secrets de la guerre. Sous la pression des États-Unis, l’Albanie — qui a obtenu le départ des troupes françaises et italiennes et s’est dotée d’une administration et d’un conseil national, quoique sous contrôle italien — a cependant été admise à la Société des Nations (SDN) en dépit du veto français contre cette décision et des protestations des Grecs et des Serbes, qui occupaient toujours le pays. Face au refus de la Grèce et de la Serbie de retirer leurs troupes du territoire albanais, et après de multiples incidents et des recours à La Haye et à la SDN, la France a obtempéré et reconnu en commun avec la Grande-Bretagne, le Japon et l’Italie, le 9 novembre 1921, l’État albanais dans ses frontières de 1913, après avoir cédé une nouvelle fois à Belgrade la région du Kosovo. Un million d’Albanais ont alors été absorbés par le royaume des Serbes, Croates et Slovènes.

L’indépendance albanaise était pourtant loin d’être garantie. Les traités italo-albanais des 27 novembre 1926 et 22 novembre 1927, établissant une protection italienne sur le statut politique, juridique et territorial de l’Albanie, ont préparé le terrain à une occupation rampante. Rome a dépêché sur place conseillers diplomatiques et militaires, exercé son contrôle sur la vie économique et s’est bientôt assuré de la quasi-totalité des exportations albanaises. L’Albanie, en tant qu’État indépendant, disparaît de nouveau de la scène européenne le 7 avril 1939, date à laquelle l’Italie mussolinienne a envahi le territoire de son voisin outre-Adriatique, après que le roi Zogu (qui s’est enfui en Grèce à partir du
9 avril) a décliné « l’offre » à l’Anschluss présentée par Rome à la fin du mois de mars. L’ironie du sort veut que l’Albanie a dû attendre d’être occupée, d’abord par l’Italie, puis par l’Allemagne, pour voir son territoire s’étendre à toutes les régions balkaniques peuplées par une majorité albanaise, de l’Epire du Sud au Monténégro, à la Macédoine occidentale et jusqu’au Kosovo. Cette donnée, ainsi que la création, en avril 1944, d’une division albanaise SS-Skanderbeg, ont largement contribué à discréditer l’idée d’une
« Grande Albanie », et ce, en particulier, à Belgrade et Athènes. Le territoire albanais a
en effet servi de point de départ aux troupes italiennes lors de l’invasion de la Grèce le
28 octobre 1940. Cet élément devait empoisonner les relations gréco-albanaises pendant plus de quarante ans et justifier, aux yeux des Grecs, les revendications d’Athènes sur
« l’Epire du Nord » : il faudra en effet attendre 1987 pour voir les deux voisins mettre fin à l’état de guerre et reconnaître leur frontière commune. En revanche, au sortir de la guerre, les relations avec Belgrade se sont améliorées, grâce à la coordination des mouvements de résistance dirigés de concert par Tito et Hoxha dès 1943. Du fait de cette coopération — et sous la pression de Belgrade — le Parti communiste albanais (PKSH) a renoncé à la
« Megali Idea » et donné son accord au retour à la situation territoriale de 1923, en dépit du mouvement de résistance, réprimé par Tito, des Albanais du Kosovo qui protestaient contre leur réincorporation dans l’État yougoslave.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la restauration de l’indépendance albanaise s’est heurtée une nouvelle fois à des obstacles extérieurs, dus, cette fois-ci, et à la différence de 1913-1920, au désintéressement total des grandes puissances. La question albanaise n’a été inscrite à l’ordre du jour d’aucune des trois grandes conférences de Téhéran, Yalta et Potsdam. De même, le partage des Balkans en sphères d’influence, fixé en tous points par Churchill et Staline, le 10 octobre 1944, « a oublié » l’Albanie. Tirana n’a pas non plus été admise à l’ONU et ne devait pas être invitée à la conférence de paix de Paris (29 juillet 1946-10 février 1947), ni même, bien que dotée d’un gouvernement communiste, convoquée lors du congrès de fondation du Kominform. A toutes ces occasions, l’Albanie a dû se faire représenter par la Yougoslavie qui, en tant que premier pays à l’avoir reconnue le 28 avril 1945, s’est arrogé le droit de prendre en charge ses intérêts. A cette période, les relations entre les deux États étaient au beau fixe. Outre un traité d’amitié et de coopération, Tirana et Belgrade ont signé quelque 27 traités bilatéraux, par le biais desquels la Yougoslavie a pris le contrôle, tout au long des années 1944-1948, de la politique étrangère, militaire et commerciale de l’Albanie. Cette dépendance aurait d’ailleurs pu se solder par une incorporation de l’Albanie dans l’État yougoslave en tant que 7e république, si la rupture entre Tito et Staline, en 1948, n’avait pas mis fin à l’attitude pro-yougoslave de Hoxha, qui s’est alors rapproché et inspiré totalement de la personnalité de Staline, dont le « style » de gouvernement devait imprégner la politique intérieure albanaise jusqu’à la fin des années 1980.

La rupture avec la Yougoslavie, entraînée non seulement par la croisade « antititiste » de Staline mais aussi par la répression qui s’est abattue sur le Kosovo (orchestrée par le ministre serbe de l’Intérieur, Aleksandar Rankovic), et l’absence de rapports avec la Grèce, du fait de l’immixtion albanaise dans la guerre civile grecque (1947-1949) et de la question de « l’Epire du Nord », ont contribué à isoler l’Albanie dans les Balkans, et ce, jusqu’à la fin des années 1980. L’évolution des relations avec la Yougoslavie est restée soumise à celle du traitement infligé aux Kosovars, dont le sort n’a commencé à s’améliorer qu’après la chute d’Aleksandar Rankovic (1966) et surtout après l’instauration d’une province autonome au Kosovo (1974-1989) et la création d’une université à Pristina. La position de Tirana sur le problème du Kosovo ne devait plus se modifier jusqu’à nos jours : l’Albanie ne remet pas en cause les frontières avec la Yougoslavie, mais revendique le droit des Albanais du Kosovo d’obtenir un statut égal à celui des autres nations yougoslaves, à savoir le rang d’une nation constitutive au sein d’une république de l’État yougoslave. […]

Lisez l’article en entier ici.

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L’islamisme au pouvoir

Thu, 02/08/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Héloïse-Anne Heuls propose une analyse de l’ouvrage d’Anne-Clémentine Larroque, L’islamisme au pouvoir. Tunisie, Égypte, Maroc (PUF, 2018, 256 pages).

Dans une analyse tripartite, l’auteur décortique les mutations d’une idéologie protéiforme aspirée par des velléités de gouvernance. En Égypte, après avoir été porté par les urnes, le Parti Liberté et Justice (PLJ) issu des Frères musulmans, est chassé du pouvoir, entraînant en 2013 la chute de Mohamed Morsi un an seulement après sa consécration. Au Maroc, si le Royaume n’a que peu vacillé devant les mécontentements de la rue, le Parti Justice et Développement (PJD) remporte les élections législatives en 2011. Si le roi Mohammed VI semble céder, c’est sans doute pour mieux soumettre une formation largement influencée par les cercles égyptiens. Enfin en Tunisie, la fuite de Ben Ali et la chute du pouvoir permettent en octobre 2011 aux islamistes du parti Ennahda d’accéder aux portes de l’État. Une victoire idéologique et symbolique qui se nuance de fortes négociations affaiblissant le mouvement.

Anne-Clémentine Larroque rappelle également que si la normalisation de l’islamisme politique a été précipitée par une ouverture brutale, inattendue et puissante de la scène politique, le djihadisme s’est quant à lui externalisé. Décrit comme un hybride politique et social traversant le monde musulman, ce « mot-valise » trop souvent utilisé à tort recouvre une réalité plurielle, dont les différentes mouvances sont à la fois singulières et imbriquées. L’Égypte, la Tunisie, et le Maroc ont, comme l’explique l’auteur, alimenté de leurs ressortissants les groupes de combattants étrangers entre 2011 et 2016. La réouverture des prisons dans ces trois pays à la fin de la décennie 2000 a parallèlement permis la restructuration de certains réseaux, la mise en liberté de cadres et le retour d’exil d’anciens prédicateurs.

Ce livre suggère donc une réflexion sur différents types d’engagement, leurs causes et leurs conséquences. Si chaque paragraphe s’attache à l’histoire des mutations de la pensée islamiste, l’auteur oblige à une distinction essentielle : celle qui sépare l’islamisme politique de l’activisme djihadiste.

Héloïse-Anne Heuls

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