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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
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La Tentation du repli

Wed, 10/10/2018 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère,  propose une analyse du dernier ouvrage de Philippe Moreau Defarges, La Tentation du repli. Mondialisation, démondialisation (XVe-XXIe siècles) (Odile Jacob, 2018, 248 pages).

Il y a trois thèses dans cet essai. La première : l’histoire du monde moderne est celle d’une ouverture, et d’un élargissement, constants, même si contrariés par l’événementiel des conflits et des reculs. La deuxième : l’élargissement et ses reflux forment un couple insécable, action-réaction naturelles, le deuxième n’étant qu’un soubresaut ne contrariant pas l’ouverture de fond. La troisième : la mondialisation actuelle a déjà modifié le monde, même si semblent s’opposer à elle de lourds acteurs étatiques.

La mondialisation est un destin. La plus grande partie du livre de Philippe Moreau Defarges est consacrée à étayer ce propos, à travers la description de « trois déferlantes » : celle que symbolise la découverte des Amériques ; celle des révolutions politiques et industrielles qui conduisent au « monde fini » de Paul Valéry ; celle qui s’est ouverte dans la seconde moitié du XXe siècle. Extension de l’espace des échanges commerciaux, expansion des espaces de contrôle politique, unification des espaces mentaux par l’élargissement des communications : ce monde qui continue à se diviser, à se faire la guerre, à se conquérir, devient progressivement plus un, et se construit comme monde humain. Jusqu’à le faire, aujourd’hui, largement par-dessus les États.

La dynamique d’expansion de la connaissance du monde, et des fantasmes de contrôle de plus large que soi, est certes au cœur de notre histoire. Mais forme-t-elle pour autant un monde un ? C’est le fond du débat qu’ouvre ce livre. En son cœur, campe finalement l’idée que l’ensemble des processus historiques conduit à une unification généralisée des modes de pensée, des types d’économies, des logiques juridiques, des régulations, etc. On pourrait, au contraire, arguer que les divisions et les inégalités générées par l’actuelle mondialisation – pas seulement conjoncturelles comme l’auteur semble le suggérer, mais structurelles : voir les effets de la financiarisation incontrôlée des économies occidentales – conduisent, sous l’apparence d’une unité généralisée, à la juxtaposition de plusieurs mondes, irréductibles les uns aux autres. Il ne suffit pas de constater que le téléphone portable envahit l’Afrique pour en conclure que l’Afrique devient un sujet libre de la mondialisation…

Cette vision d’une mondialisation irrépressible, égalisante, efficace et légitime, phénomène lui-même un, n’est-elle pas, en réalité, typiquement occidentale, part intégrante d’une philosophie du progrès dont les années 1990 ont décrit l’acmé et les limites : rêve d’un monde uni autour du doux commerce, en marche vers les mêmes valeurs, et régulé par les polices des puissances – même si ces puissances changent ?

Et si le monde était et restait divers, et contradictoire, tout fini qu’il soit ? Après une brillante apologie des vagues de mondialisation, Philippe Moreau Defarges semble s’arrêter à un constat plus mélancolique. Comme si, sous sa certitude que le monde s’unifiait irrépressiblement, il devait constater que Donald Trump, Xi Jinping, Vladimir Poutine ou le Brexit annonçaient une tout autre histoire…

Essai brillant, bourré d’informations et de visions dynamiques, ce livre rend compte d’un débat fondamental pour le temps présent. Penser la gouvernance du monde d’aujourd’hui, est-ce d’abord aider la dynamique de ce qui l’unit ; ou prendre en compte la juxtaposition de mondes qui restent étrangers l’un à l’autre ? Ou, plutôt faire les deux, en acceptant la complexité d’un monde politique trop souvent pensé avec des idées simples ?

Dominique David

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Cyberespionnage : bons baisers de Russie

Tue, 09/10/2018 - 10:00

Le 3 octobre dernier, Nicolas Martin, chroniqueur de l’émission « La méthode scientifique » sur France Culture, a interviewé Julien Nocetti, auteur de l’article
« Géopolitique de la cyber-conflictualité » et directeur du dossier « Cybersécurité : extension du domaine de la lutte », tous deux publiés dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018).

Comment se décline l’arsenal d’une cyberguerre ? Appelle-t-elle des belligérants spécifiques ? Qui sont les “cybersoldats” ? Quelle part du privé dans le cyberarmement, et dans l’armement spatial ? Y a-t-il une course à l’armement numérique ?

Découvrez ici son interview.

Début septembre, la France annonçait que l’un de ses satellites stratégiques avait été piraté par un satellite espion russe. Quelques jours après que les États-Unis ont délivré un mandat d’arrêt contre l’un des principaux hackers du groupe Lazarus, accusé d’être à l’origine du ransomware Wannacry qui a infecté des centaines de milliers d’ordinateurs dans le monde. Et on ne dénombre plus les attaques de moyenne ou grande envergure qui ont eu lieu dans la dernières dizaine d’année, du chaos en Estonie jusqu’aux attaques contre l’Ukraine ou l’Allemagne. Selon Angela Merkel, ces « conflits hybrides » tels que la Russie les appelle appartiennent désormais au quotidien. Bienvenue dans la cyberguerre froide.

Cyberguerre : bons baisers de Russie : c’est le problème qui va occuper La Méthode scientifique dans l’heure qui vient.

Et pour évoquer ce nouveau conflit à bas bruit, constant, et de plus en plus soutenu… nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Julien Nocetti, chercheur à l’IFRI, l’Institut Français des Relations Internationales, auteur de l’article « géopolitique de la cyber-conflictualité » publié cet été dans la revue « Politique étrangère » et Thierry Berthier, maître de conférence en mathématiques à l’Université de Limoges et chercheur en cyberdéfense et cybersécurité au CREC, le Centre de Recherche des écoles de Saint Cyr Coëtquidan.

Routledge Handbook of Air Power

Mon, 08/10/2018 - 09:25

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Jean-Christophe Noël propose une analyse de l’ouvrage de John Andreas Olsen, Routledge Handbook of Air Power (Routledge, 2018, 416 pages).

Si des théoriciens américains comme John Warden ou John Boyd ont participé au renouveau de la puissance aérienne dans les années 1990, il semble que le flambeau ait dorénavant été repris par l’aviateur norvégien John Andreas Olsen. Depuis une quinzaine d’années, il enrichit régulièrement la réflexion sur l’exploitation stratégique de la troisième dimension en dirigeant ou en écrivant des ouvrages sur l’histoire de la pensée aérienne, sur l’utilisation de l’aviation militaire.

Il dirige ainsi un Routledge Handbook of Air Power dont le but est d’offrir un recueil où tous les aspects de la puissance aérienne sont abordés, à partir duquel il sera possible d’en apprécier les atouts comme d’en comprendre les limites. Le livre est divisé à cet effet en cinq parties. La première traite des fondations, au travers notamment de la théorie, de l’histoire ou de l’influence de la technologie. La deuxième porte sur la manière dont les effets de la puissance aérienne sont fournis ; les différents types de missions sont ici évoqués et commentés. La troisième partie se concentre sur les liens qui unissent l’action dans la troisième dimension et l’action dans d’autres milieux physiques (terre, mer, cyber, espace) ou en coordination avec d’autres acteurs (forces spéciales, agences de renseignement notamment). La partie suivante, sûrement la plus originale, s’intéresse au contexte politique, social et économique, pour aborder des sujets divers comme la diplomatie coercitive, les coûts de l’aviation de chasse, ou les rapports de la puissance aérienne avec les médias et la culture populaire. La cinquième et dernière partie est composée d’études de cas, avec la description des puissances aériennes chinoise, russe, indienne, pakistanaise, brésilienne et japonaise.

La grande force de ce livre est de montrer que la puissance aérienne est loin de se résumer à des avions performants dopés par la technologie. Son développement et sa mise en œuvre nécessitent un environnement complexe, parfaitement décrit ici. Comme l’affirme l’auteur, la technologie de cinquième génération doit être accompagnée d’une adaptation organisationnelle et d’une pensée stratégique de cinquième génération pour fonctionner.

L’amateur curieux pourra ici structurer ses connaissances, tandis que le spécialiste les enrichira au détour de contributions écrites par d’excellents experts. L’ensemble est de haute tenue et il faut féliciter le colonel Olsen pour avoir mené à bien cette entreprise utile.

Reste néanmoins un regret pour le lecteur français. Un fort biais anglo-saxon domine les articles, rédigés il est vrai par des auteurs américains, britanniques ou nordiques, si l’on met de côté les textes sur les armées de l’Air nationales. L’aviation militaire ou l’industrie françaises ne sont évoquées qu’en passant. Bien que la France ait participé à la plupart des grandes opérations aériennes depuis 1990, le modèle de puissance aérienne « à la française » peine à rayonner. Est-ce parce qu’il est mal défini ? Est-ce par désintérêt ou par négligence de notre part ? Est-ce la faute de nos alliés anglo-saxons qui sont aussi des rivaux industriels ? L’intérêt de ce livre est aussi de poser, en creux, la question.

Jean-Christophe Noël

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Le veto dans l’Organisation des Nations unies

Fri, 05/10/2018 - 09:30

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Le veto dans l’Organisation des Nations unies » a été écrit par Jules Basdevant, professeur de droit international public, puis juge et président de la Cour internationale de justice de La Haye de 1949 à 1954, dans le numéro 4/1946 de Politique étrangère.

Le veto, dans l’Organisation des Nations unies, c’est, en gros, le pouvoir reconnu aux États ayant siège permanent au Conseil de sécurité (Chine, France, URSS, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, États-Unis d’Amérique) d’empêcher par leur vote contraire, ou même par leur abstention, que le Conseil de sécurité prenne une décision ; c’est même ce pouvoir d’empêcher ainsi que ne soient prises les décisions les plus importantes de l’ONU, ce pouvoir ne s’étendant pas, d’ailleurs, à l’adoption de recommandations par l’Assemblée générale des Nations unies. Ainsi l’unanimité des cinq Grands est requise pour les décisions du Conseil de sécurité, sauf pour les décisions de procédure : or le Conseil de sécurité est l’organe politique principal de l’Organisation, spécialement pour ce qui concerne la poursuite du but premier et essentiel de celle-ci : le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Cela suffit à faire apparaître l’importance du veto.

Le terme veto a acquis un sens péjoratif dans la tradition politique française. Nous gardons le souvenir du veto royal dans la Constitution de 1791, et, sous ce terme, apparaît une institution discréditée, alors qu’elle se présente avec une certaine noblesse quand on y voit la sanction donnée par le roi à la loi. Notre tradition n’est cependant pas suivie ailleurs, et le veto du président a été souvent accueilli avec une grande faveur aux États-Unis d’Amérique. Tenons-nous donc en garde contre les préventions verbales que l’emploi du terme veto pourrait susciter en France : il ne faut pas les transporter dans le domaine de la Charte des Nations Unies. Précaution de méthode facile à prendre.

En même temps — et ceci touche au fond, — il faut, dans l’étude du veto dans l’Organisation des Nations unies, se mettre en garde contre la tendance à transporter sans discrimination à l’ordre international ce qui est acquis dans l’ordre interne, à raisonner pour l’Organisation des Nations unies à l’imitation de ce que nous constatons dans une organisation nationale. La situation, ici et là, est profondément différente. Dans l’ordre interne, en effet, le gouvernement dispose lui-même d’agents d’exécution qui dépendent de lui, reçoivent ses ordres et ont à y donner suite. Au contraire, dans le système de la Charte, l’Organisation des Nations unies attend l’exécution des décisions prises ou recommandations énoncées par le Conseil de sécurité de ce que feront les gouvernements, de ce que ceux-ci ordonneront à leurs agents. En dehors de ce qui constitue des opérations de secrétariat : rédiger des papiers, les reproduire et les distribuer, le Conseil de sécurité n’a pas d’organes propres d’exécution : quand il s’agit d’arriver à une action extérieure, le Conseil de sécurité ne peut que s’adresser aux gouvernements, leur demander de faire ceci ou cela. C’est là une différence capitale entre l’ordre interne organisé en régime d’État et l’ordre international consacré par la Charte de San Francisco. Toute l’importance de cette différence apparaît si l’on observe que, pour maintenir la paix et la sécurité internationales, fin essentielle de l’Organisation des Nations unies, il faut, aux moments les plus graves, aboutir à une action et non pas seulement à des résolutions sans suite, qui n’auraient qu’une valeur intellectuelle ou ne constitueraient que des condamnations morales.

C’est de quoi on ne s’est pas toujours rendu compte dans le passé. Au cours d’une des dernières phases de l’examen par la SDN du conflit sino-japonais, un ministre des Affaires étrangères, homme très laborieux et très soucieux de son devoir, énonçait son désir d’arriver à une condamnation morale. C’était oublier que le Conseil de la SDN avait une mission politique à remplir et qu’admettre une condamnation morale c’était étendre un voile pour dissimuler la défaillance dans l’accomplissement de cette mission politique. Le Conseil de sécurité a, lui aussi, été investi d’une mission politique : s’il entend l’accomplir, il doit se persuader que son rôle n’est pas simplement ni principalement de porter des condamnations morales.

Ces précautions intellectuelles une fois prises, le veto peut être utilement considéré.

Le veto trouve sa place dans l’élaboration des décisions majeures que le Conseil de sécurité est appelé à prendre.

Or le Conseil de sécurité, aux termes de l’article 14 de la Charte, a « la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales », et, d’autre part, les membres de l’Organisation sont convenus « d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité » (art. 25). Ces deux règles suffisent à faire apparaître l’importance que va jouer, dans le mécanisme créé par la Charte, l’institution du veto.

En dehors de ce qui concerne le rôle du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales, le veto trouve sa place en d’autres points, par exemple à propos de l’entrée en vigueur de la Charte elle-même et pour celui des amendements qui lui seraient apportés.

Le veto a donné lieu à d’ardents débats, et il continue à faire l’objet des plus vives contestations. S’il figure en bonne place dans la Charte, il a rencontré plus d’adversaires convaincus que de partisans déclarés. Les débats au sujet du veto ont porté surtout sur son application aux résolutions du Conseil de sécurité : on comprend aisément qu’il en ait été ainsi, et c’est principalement sous cet aspect que j’entends l’examiner.

Je me propose de rechercher et d’exposer comment le veto, dans cette application, a été introduit dans la Charte, puis de préciser la place qu’il y occupe. Je serai par là amené à déterminer le rapport qu’il y a entre le veto et le mécanisme général de la Charte et à apprécier, en conséquence, s’il apparaît comme une pièce ajustée au mécanisme de la Charte, ou, au contraire, un élément de trouble pour le fonctionnement de ce mécanisme.

II n’est pas superflu de rappeler que, dans la SDN, le principe pour les décisions soit de l’Assemblée, soit du Conseil, était l’unanimité. Un État quelconque, grand ou petit, pouvait ainsi empêcher le vote d’une résolution : il y en eut des exemples et surtout maintes résolutions projetées furent modifiées, ajustées, amenuisées jusqu’à parfois être vidées de substance pour arriver au vote unanime. La pratique avait un peu assoupli la règle de l’unanimité en ce que l’on avait admis que l’abstention n’empêchait pas la formation de l’unanimité. L’abstention exigeait une certaine bonne volonté de l’État qui, en la pratiquant, limitait son opposition à une résolution qu’il ne voulait pas voter : il ne la votait pas, mais, en s ‘abstenant, laissait les autres, s’ils étaient d’accord, en faire une résolution de l’Assemblée ou du Conseil. Ainsi le Portugal, en s’abstenant de voter au Conseil sur l’attribution d’un siège permanent à l’URSS, avait permis cet octroi et, par suite, l’entrée de l’URSS dans la SDN, tout en se prononçant contre cette entrée à l’Assemblée, où l’admission pouvait être décidée par la majorité des deux tiers : en n’usant pas du pouvoir qui lui appartenait de rendre inacceptable pour l’URSS l’entrée dans la SDN, que l’Union Soviétique subordonnait à l’octroi d’un siège permanent au Conseil, le Portugal avait donné un bel exemple d’esprit international.

Malgré cette atténuation et certaines exceptions expressément formulées, la règle de l’unanimité était une règle fondamentale du fonctionnement des organes politiques de la SDN. Certains ont vu en elle la cause qui fit échouer celle-ci. Je suis peu disposé à accepter cette explication. En effet, le Pacte de la SDN était, pour l’essentiel, construit non sur le pouvoir de l’Assemblée et du Conseil de décider ceci ou cela, mais sur des obligations incombant aux membres de la Société et qui devaient jouer sans que fût nécessaire une décision de l’Assemblée ou du Conseil. Les obligations de maintenir l’intégrité territoriale et l’indépendance politique des membres de la Société et de réagir par une rupture économique contre une agression illicite avaient un caractère automatique : il n’était pas besoin d’une décision du Conseil ou de l’Assemblée pour en déclencher l’effet : chaque membre de la Société, devait de lui-même et en vertu de l’autorité des traités, se conformer à ces obligations, sauf, conformément à l’esprit de l’institution, à se concerter avec les autres membres de la Société sur l’exécution des dites obligations. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Des ponts entre les hommes

Wed, 03/10/2018 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Amaël Cattaruzza propose une analyse de l’ouvrage d’Alexandra Novosseloff, Des ponts entre les hommes (CNRS Éditions, 2017, 312 pages).

« Si le mur unit rarement, le pont semble plus complexe, ambivalent, multiple. » De fait, nombreuses sont les situations géopolitiques où les ponts, loin de réunir, deviennent des lieux de filtrage, de contrôle des flux, d’exclusion et de division.

C’est autour de ce paradoxe que se construit cette étude, basée sur « neuf cas de ponts dans des zones de post-conflit ou de crise et franchissant des “frontières” ; certaines […] reconnues légalement, d’autres [étant] des limites administratives ou des lignes de cessez-le-feu qui aspirent à devenir des frontières ». Cette focale sur la figure du pont est l’occasion d’un voyage géopolitique à travers le monde.

Il commence dans les Balkans d’après-guerre, de Mostar à Mitrovica, où les ponts sont devenus malgré eux symboles de la séparation intercommunautaire. S’ensuivent des
« zooms » sur le fleuve Évros entre la Grèce et la Turquie, associé depuis plus d’une décennie à l’idée d’une Europe forteresse, sur le Jourdain, entre Jordanie et territoire palestiniens, sur le Dniestr entre Moldavie et Transnistrie, sur la rivière Ingouri entre Géorgie et Abkhazie, sur l’Amou-Daria entre Tadjikistan et Afghanistan, sur les ponts entre la Chine et la Corée du Nord, sur le Rio Grande entre États-Unis et Mexique, et enfin sur les ponts du fleuve Mano, entre Sierra Leone, Liberia et Côte d’Ivoire.

Plus qu’une simple étude thématique, ce livre est une invitation au départ, à mi-chemin entre écriture scientifique et récit de voyage. Chaque pont, rivière ou fleuve évoqué devient prétexte à un regard plus large sur l’histoire de sa région et son environnement géopolitique contemporain. Pour quelques chapitres, l’auteur a fait appel à des spécialistes régionaux, Renaud Dorlhiac (chapitre Balkans) et Katarina Mansson (chapitres Grèce/Turquie et Abkhazie). L’ensemble est magnifiquement illustré par les photographies de l’auteur. Ainsi la géopolitique régionale, sa géographie, son histoire, ses paysages prennent-ils vie à travers les images, les cartes et les textes, qui fourmillent d’informations et de témoignages sur la vie quotidienne des populations dans ces espaces de post-conflit marqués par les tensions et les antagonismes.

L’ambivalence des ponts, qui unissent autant qu’ils séparent, est en permanence interrogée dans cet ouvrage. Peut-être même, et ce sera la seule réserve à formuler, cette ambiguïté est-elle accentuée par les choix de l’auteur. De fait, les ponts étudiés sont toujours choisis dans une situation frontalière, dans des espaces marqués par des processus de rivalités géopolitiques, voire de réconciliation d’après-guerre. Ce travail apparaît comme une réflexion autour de ces contextes de post-conflit, de leurs répercussions politiques, sociales ou de leurs impacts sur le vécu des populations locales, plus que comme une véritable étude approfondie de la dimension géopolitique des ponts dans le monde. Plusieurs aspects auraient pu être traités et sont finalement absents, comme certaines prouesses techniques pour relier des îles ou désenclaver des régions. Néanmoins, l’angle d’analyse est expliqué et assumé par l’auteur dès l’introduction.

Des ponts entre les hommes est un bel et riche ouvrage, qui complète parfaitement les travaux antérieurs d’Alexandra Novosseloff sur les murs-frontières. Il fera le bonheur des amateurs de géopolitique, voyageurs et explorateurs dans l’âme.

Amaël Cattaruzza

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Violence et religion en Afrique

Mon, 01/10/2018 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Luc-Yaovi Kouassi propose une analyse de l’ouvrage de Jean-François Bayart, Violence et religion en Afrique (Karthala, 2018, 170 pages).

Dans ses deux derniers ouvrages, Jean-François Bayart met en cause ce qui est en passe de devenir un poncif : les crises les plus violentes en Afrique proviendraient du religieux. Il est vrai que la contestation sociale adopte volontiers une formulation religieuse, et qu’il y a, depuis les années 1980, une recrudescence des fondamentalismes pentecôtistes et salafistes sur le continent. Il serait cependant très réducteur d’appréhender Boko Haram principalement à l’aune du Coran.

Avec une réflexion théorique assumée, Violence et religion en Afrique constitue une boîte à outils d’analyse des rapports complexes qu’entretient la violence avec la religion. Le propos s’appuie sur certains des plus solides travaux empiriques africanistes de ces dernières années. On y trouve ainsi des références à l’œuvre de Marie Miran-Guyon sur la dimension mystique des conflits en Côte d’Ivoire, ou de Louisa Lombard sur la guerre civile centrafricaine.

L’ouvrage met en garde contre toute une série d’écueils qui guette celui qui s’intéresse au phénomène religieux. Il faut tout d’abord penser le fait religieux – phénomène culturel – « sans être culturaliste ». Celui-ci est en effet hétérogène, bien souvent polysémique politiquement et dépendant des situations historiques où il s’inscrit, et porté par des hommes et des femmes en perpétuel mouvement dans un espace social propre. Parallèlement, il convient de prendre acte des « logiques intrinsèques de la foi », en reconnaissant un espace de transcendance et de spiritualité « pur », qu’il serait vain de réduire à des intérêts matériels. L’auteur prévient également la tentation d’associer la religion à la tradition. La religion forme un creuset de transformation sociale et de « réinvention de la tradition ».

En somme, le fait religieux ne peut se comprendre que « comme une manifestation parmi d’autres de l’historicité des sociétés africaines », indissociable du triple phénomène de diffusion de l’État-nation, d’extension du marché et de cristallisation des identités ethniques qu’a connu le continent.

À partir de l’analyse de Boko Haram, parangon s’il en est d’un mouvement religieux violent, Bayart illustre ce que peut apporter sa perspective. Il démontre avec justesse la relation contingente entre violence et religion, en même temps que sa dimension avant tout politique. Boko Haram se révèle l’expression islamique d’un phénomène sociopolitique singulier : celui d’un mouvement terroriste qui procède entre autres d’une lutte des classes propre aux États du nord du Nigeria (sarakuna vs. talakawa), et d’une marginalité vis-à-vis des centres de pouvoir et de richesse. L’usage de la violence et le recours à un vocabulaire religieux deviennent alors des instruments de conquête matérielle, mais aussi d’une dignité longtemps déniée. Loin d’être le produit d’un islam désincarné, Boko Haram s’inscrit dans un certain « terroir historique », lui-même ancré dans la mondialisation, dont témoignent ses échanges avec les centres théologiques d’Arabie. On suit ainsi avec intérêt cet exemple, bien qu’il puisse se révéler très dense pour les lecteurs non arabisants ou totalement étrangers au cas nord-nigérian.

Court et direct, Violence et religion en Afrique constitue une réflexion incontournable pour quiconque s’intéresse au fait religieux. Bien qu’essentiellement axé sur l’Afrique de l’Ouest et le Sahel, l’ouvrage s’avérera sans doute fécond pour les spécialistes d’autres terrains, du fait des enjeux qu’il soulève.

Luc-Yaovi Kouassi

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La signification économique de l’Anschluss

Fri, 28/09/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « La signification économique de l’Anschluss » a été écrit par Henry Laufenburger (1897-1965), économiste français et spécialiste des sciences financières et de l’Allemagne, dans le numéro 3/1938 de Politique étrangère.

On a beaucoup insisté sur le côté politique de l’annexion de l’Autriche. Sans doute l’opération était nécessaire pour maintenir ou pour augmenter le prestige national-socialiste à l’intérieur du Reich; sans doute aussi le moment choisi pour réaliser une opération à laquelle tout le monde s’attendait à terme depuis des années a été des plus favorables. Mais l’Anschluss n’aurait pas pu se réaliser avec cette facilité malgré tout étonnante, si au point de vue économique il n’avait pas été à la fois mûr et nécessaire pour le Reich.

L’événement du 11 mars signifie tout d’abord un pas nouveau fait vers la constitution d’empires économiques. Quand on emploie ce terme, l’on songe généralement à l’expansion coloniale comme, après l’Angleterre et la France, l’Italie vient de la concevoir. Mais n’oublions pas qu’il y a eu en 1918 destruction d’un empire économique en pleine Europe. L’Autriche-Hongrie constituait, en effet, une autarcie naturelle dotée des principales ressources agricoles, industrielles et financières. Depuis vingt ans, on discute sur la viabilité des morceaux de cet empire qui avait été aussi hétérogène au point de vue politique qu’homogène au point de vue économique.

Comment, a-t-on dit, l’Autriche avec ses 6 millions d’habitants ne vivrait-elle pas au même titre que la Belgique qui en compte autant ? La situation n’est pas comparable. Notre voisine du Nord dispose d’une économie organisée depuis un siècle sur des bases très solides dont le libre-échange agricole relatif d’une part, la force de production industrielle d’autre part, étaient les pivots. L’économie belge disposant d’un important marché intérieur et aussi — ne l’oublions pas — d’un empire colonial, ne dépendait jamais autant que l’Autriche de la capacité et de la volonté d’absorption des marchés extérieurs.

L’Autriche au contraire ne comprenait plus en 1919 que des tronçons : ateliers textiles dont le complément se trouvait en Tchécoslovaquie ; économie laitière dont les débouchés étaient coupés par quatre frontières nouvelles ; métallurgie et mécanique trop lourdes pour un marché rétréci ; cœur financier (représenté par les banques de l’ancien Empire) auquel manquait désormais la circulation du sang. Et surtout, l’Autriche n’a jamais eu un marché intérieur suffisant ; en dehors de Vienne et des bassins industriels plutôt clairsemés, nous rencontrons une population paysanne et montagnarde qui consomme peu. Or, toute économie qui, faute de débouchés intérieurs suffisants, doit s’appuyer sur les marchés extérieurs, est essentiellement vulnérable. L’Autriche, en particulier, a dû payer cet appui par 1.977 millions de schillings d’emprunts extérieurs dont les Allemands semblent hésiter à assurer désormais le service. D’où deux solutions : soit la reconstitution d’une économie danubienne, soit l’Anschluss.

Voilà pour l’Autriche et voici maintenant pour l’Allemagne. Le national-socialisme a construit un vaste édifice autarcique dont les succédanés sont les pièces maîtresses. Or l’ersatz repose essentiellement sur deux matières : le charbon et le bois d’où sortent l’essence, le caoutchouc et le textile synthétique. L’Allemagne manque de bois. Il faut en plus équiper les industries appelées à fabriquer le succédané, et, à cet effet, le pays autarcique a besoin de fer : l’Allemagne n’extrayait des mines de son ancien territoire que 9 millions de tonnes de minerai pauvre ; elle se procurait deux fois autant par l’importation.

Il nous semble donc que le deuxième plan quadriennal auquel le Maréchal Goering a attaché son nom, manquait de deux pieds essentiels : le bois et le fer. L’Autriche les fournit après coup. Mais en même temps elle permet, par l’élargissement de l’économie allemande, d’atténuer la pression autarcique qui pesait sur elle. L’Allemagne a grandi, elle s’est constitué l’ersatz d’un Empire. Bien plus, l’Autriche lui permet d’élargir ses contacts avec le commerce extérieur, surtout dans la direction du Donauraum, de l’espace danubien.

Si donc l’autarcie produit l’effet d’une chaîne, l’Autriche n’a-t-elle pas permis à l’Allemagne de l’élargir et d’en éviter la rupture ? Voilà en quoi consiste à notre avis l’essentiel de l’apport autrichien au Reich, en face duquel l’apport inverse est plutôt maigre.

L’apport de l’Autriche

Laissant de côté, dans cette étude, « l’Anschluss » au commerce extérieur que l’Autriche permet au Reich d’approfondir, envisageons d’abord la valeur qu’a pour celui-ci le bois d’une part, le minerai de fer et l’électricité d’autre part.

Les réserves forestières de l’Autriche sont considérables. La superficie couverte de bois est de 3.137.110 hectares, soit 37,4 % de la superficie totale et 42 % de celle qui est pratiquement exploitée. Dans l’exportation européenne, l’Autriche figurait au troisième rang, derrière la Finlande et la Suède. Les forêts appartiennent pour 14,6 % à la fédération, pour 18 % aux communes et pour 67,4 % à des particuliers. La consommation autrichienne de bois a été de 6,75 millions de mètres cubes en 1937 ; les exportations ont atteint plus de 3 millions de mètres cubes de bois, participant à l’ensemble de l’exportation européenne de bois tendre jusqu’à concurrence de 8 % contre 4,9 à la Tchécoslovaquie, 3,9 à la Roumanie, 6,8 à la Pologne. Il va de soi que désormais la plus grande partie de l’excédent de bois autrichien sera absorbée par l’Allemagne qui importa en tout, en 1937, plus de 6.900.000 mètres cubes dont 822.000 seulement en provenance d’Autriche. Après l’Allemagne, les meilleurs clients étaient l’Italie, la Hongrie et la Suisse. La première va désormais se tourner vers la Yougoslavie et ce sera là une étape du partage des zones d’influence entre Hitler et Mussolini. Le bois autrichien permettra à l’Allemagne de pousser sa production de Zellwolle qui atteint déjà 140.000 tonnes, mais qui doit être doublée. Or jusqu’ici la substitution n’avait atteint que le premier degré : l’Allemagne a bien pu diminuer ses importations de coton et de laine, mais elle a accru celles de la pâte de bois et du bois tout court. L’Autriche, qui ne dispose jusqu’ici que d’une seule usine de rayonne à Saint-Poelten, aura sa part des fabriques de laine de cellulose.

Le minerai de Styrie rendra à l’Allemagne des services pour le moins aussi précieux. Sans doute, en apparence, l’apport est maigre. Les réserves de l’Erzherg contiennent, dit-on, 350 millions de tonnes contre, 3,7 milliards pour l’Allemagne, frontières anciennes. Seulement il y a une nuance d’ordre qualitatif. Le minerai allemand est pauvre, il titre de 28 à 33 % ; le minerai styrien est riche, non seulement en fer dont il titre 45 %, mais aussi en manganèse (3 %), si précieux pour la métallurgie. En 1937, l’extraction atteignait à peine 1,8 millions de tonnes, mais il sera facile de la pousser à 4 millions, ce qui vaut deux tiers de la production allemande de minerai pauvre de 9 millions de tonnes. Et du coup, le mariage du coke et du minerai est préparé. Il n’a jamais pu se contracter entre la Lorraine et la Westphalie, non seulement à cause de la frontière, mais aussi par suite du défaut d’une communication fluviale de « porte à porte ».

D’ici quelques années, le canal Rhin-Mein-Danube sera achevé et l’échange du combustible avec le minerai sera fait dans les conditions les plus économiques. Dès maintenant, une usine majestueuse se dressera sur cette voie d’eau. Les Hermann-Goering-Werke qui ont un pied en Allemagne, dans le Salzgittergebiet, sous forme d’une aciérie à un million de tonnes, viennent de poser l’autre à Linz, au confluent de l’Enns qui la mettra en communication fluviale avec la Styrie (mines de fer), et du Danube bientôt relié au Rhin. Et voilà sauvée l’entreprise d’intérêt public qui, avant 1′ Anschluss, s’était engagée dans une impasse ! On ne savait pas si en Allemagne on trouverait assez de minerai ; on savait par contre que l’exploitation coûterait en toute hypothèse très cher, qu’il ne suffirait pas de creuser des puits mais qu’il fallait construire en plus des hauts fourneaux sur le carreau de la mine, puisque le minerai pauvre ne supporte pas le transport ; il fallait prévoir aussi des lignes de chemin de fer pour rendre accessibles au marché les usines situées dans une région éloignée des grandes artères.

Aucun de ces problèmes ne se posera à Linz. Pour financer la première étape de la nouvelle aciérie, les Hermann-Goering-Werke viennent de porter leur capital à 400 millions de marks divisés en actions ordinaires à plein vote réservées au Reich (265 millions de marks) et en actions sans droits de vote (135 millions) attribuées de préférence aux métallurgistes, qui emploient du minerai de fer allemand et qui prennent une part importante à sa prospection. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Comprendre le « phénomène Salvini »

Thu, 27/09/2018 - 09:30

Le 25 septembre dernier, Paul Sugy, journaliste au Figaro, a interviewé Christophe Bouillaud, auteur de l’article « Des néo-nationalistes au pouvoir à Rome ? », publié dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2018). Découvrez ici son interview, dans laquelle il revient sur l’improbable alliance entre le M5S et la Ligue, sur fond d’aspiration populaire au dégagisme eurosceptique.

Dans un article de la revue «Politique étrangère» de l’IFRI, vous écrivez que le seul lien entre la Ligue du Nord et le M5S est qu’ils sont qualifiés de «populistes». Mais ce mot a-t-il encore un sens, en Italie?

Christophe BOUILLAUD – Tout dépend évidemment de ce que l’on met sous cette étiquette, généralement infamante, de « populiste ». En Italie, c’est depuis le début des années 1990 que toutes les forces politiques émergentes sans exception sont qualifiées par celles qui sont déjà en place et par leurs soutiens dans les lieux de savoir et les médias de
« populistes ». Être populiste, c’est avoir du succès électoral quand vous semblez venir de nulle part. Cela a été dit en son temps de la Ligue du Nord d’Umberto Bossi, mais bien sûr aussi de Forza Italia (FI) de Silvio Berlusconi, ou même d’un petit parti de centre-gauche, la Rete, mené à l’assaut de la Démocratie-Chrétienne (DC) par l’ancien maire de Palerme en dissidence avec cette dernière, Leoluca Orlando.

Cette délégitimation de tous les entrants par les partis en place a très vite été retournée par les partis ainsi mis en cause comme une preuve de leur caractère novateur et populaire, comme fut le premier à le faire U. Bossi dès 1991, qui accepta ce qualificatif, déformé linguistiquement par ses soins, pour s’en vanter.

À ce jeu de la stigmatisation par le terme de populisme et du retournement du stigmate par ceux qui sont ainsi désignés, assez classique par ailleurs dans la politique européenne contemporaine, il faut ajouter le fait, que, depuis la crise économique de 2007-2008 et plus encore depuis l’épisode du gouvernement Monti en 2011-2012, tous les acteurs politiques ont adopté en Italie un discours et une pratique très hostiles aux dirigeants en place, y compris au sein même des partis les plus établis, y compris donc contre leur propre camp. Le feu ami est devenu au moins aussi dangereux pour un politicien établi que le feu ennemi. Il faut ainsi rappeler que toute l’ascension de Matteo Renzi dans le cadre du Parti démocrate (PD), parti qui se trouve être le principal héritier du Parti communiste italien (PCI, 1922-1990) et de la gauche de la Démocratie-Chrétienne (DC, 1943-1993), jusqu’à en devenir le chef en 2013, puis dans la foulée Président du Conseil en 2014, repose sur ce qu’on appellerait en France le « dégagisme ». Cela vaut aussi au sein de la Ligue du Nord, où Matteo Salvini a de fait profité en 2013 de l’éviction de la génération Bossi par la magistrature pour s’imposer sans partage. Il fait de même en 2016-2018 au sein de l’alliance des droites, où il cherche d’évidence à envoyer S. Berlusconi vers une retraite politique définitive. Ces dernières années, tous les nouveaux leaders à la tête d’anciens partis ou tous les nouveaux partis comme bien sûr le M5S de Beppe Grillo prétendent en effet « Sortir les sortants » sans autre forme de procès. Le passé est nécessairement un passif.

De fait, cette stratégie « dégagiste » connaît un grand succès auprès des électeurs italiens, presque unanimement insatisfaits de la situation économique et sociale de l’Italie. Personne ne veut plus défendre le statu quo et surtout personne n’ose plus se vanter du statu quo. Il faut bien se rappeler aussi que, depuis 1994, l’Italie n’a connu que des élections d’alternance. Le pouvoir perd toujours les élections suivantes. En conséquence, tous les partis, quand ils ont du succès, finissent par se ressembler dans leur stratégie politique : ils annoncent du neuf par le fait même d’avoir une nouvelle tête de gondole, un nouveau chef, ils prétendent représenter le peuple contre les élites, et ils annoncent des lendemains qui chantent. En dehors de cette formule d’un parti personnalisé à l’extrême autour d’un leader qui promet la lune avec peu d’efforts, rien ne marche plus électoralement pour rassembler de nombreux électeurs. Cela correspond largement à l’écroulement aux élections du 4 mars 2018 de tous les centres pro-européens, voulant maintenir le statu quo.

Par ailleurs, ce « dégagisme », ou dit plus classiquement cette demande de changement, ne va pas dans des directions idéologiquement similaires. La Ligue et le M5S ne viennent pas du même univers de significations. En Italie, comme ailleurs en Europe et dans le monde, l’étiquette de populisme ne correspond pas aux mêmes aspirations idéologiques.

Comment expliquez-vous que 68 % des Italiens soient satisfaits de la formation du gouvernement de coalition? C’est largement plus que les résultats électoraux cumulés de ces deux partis…

Oui, c’est vrai, le gouvernement Conte bénéficie actuellement d’un état de grâce. […]

Lisez la suite de l’interview ici.

 

Europe’s Eastern Crisis: The Geopolitics of Asymmetry

Wed, 26/09/2018 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). David Cadier propose une analyse de l’ouvrage de Richard Youngs, Europe’s Eastern Crisis: The Geopolitics of Asymmetry (Cambridge University Press, 2017, 256 pages).

Centrées autour de la promotion des normes et standards européens et incarnées notamment par le programme du Partenariat oriental, les politiques de l’Union européenne (UE) relevaient jusqu’ici avant tout de logiques institutionnelles internes. Richard Youngs montre comment la crise ukrainienne a amené l’UE à amorcer un virage géopolitique caractérisé par une plus grande prise en compte, dans la définition de ses objectifs, des dynamiques de pouvoir externes et par une utilisation plus instrumentale de ses programmes de coopération.

Si le deuxième chapitre jette les bases d’un travail de conceptualisation, l’apport de l’ouvrage est avant tout empirique : il présente une image complète et détaillée des débats et mesures mis en œuvre par l’UE et ses États membres depuis le début de la crise en 2013, ainsi que des dynamiques qui ont amené à ces choix, et des limites de leur mise en œuvre. Le livre a le mérite de considérer la politique étrangère européenne dans sa multiplicité et sa diversité, c’est-à-dire tant les initiatives prises par les institutions de Bruxelles que les actions des États membres dans leurs diplomaties nationales ou dans d’autres organisations internationales (Organisation du Traité de l’Atlantique nord, Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe…). Il documente, de fait, une influence accrue de ces dernières dans la formulation des politiques européennes à l’égard du voisinage oriental, tout en mettant en lumière (de façon pas toujours équilibrée) les lignes de fracture entre les différentes positions nationales.

Quant au contenu et à la mise en œuvre de ces politiques, Richard Youngs montre que la crise ukrainienne a conduit l’Europe à « atteler ses valeurs à ses intérêts stratégiques », plus que par le passé. L’UE a accru son engagement et son soutien aux pays de l’espace post-soviétique, mais en le distillant de manière plus sélective, calibrée et utilitariste, cherchant par là à en faire un instrument de puissance. Le soutien à certaines valeurs ou réformes politiques est, en effet, de plus en plus perçu par Bruxelles comme un « avantage comparatif géopolitique » sur la Russie. Pour l’auteur, la politique européenne dans la région a changé d’objectif, passant de celui d’établir un partenariat avec la Russie à celui de renforcer la résilience des structures étatiques des pays de la région – contre l’influence russe.

Cette évolution reste néanmoins partielle et incomplète. L’auteur souligne que le « virage géopolitique » de l’UE n’est « pas suffisamment résolu pour lui permettre d’atteindre ses objectifs stratégiques ». L’UE est au milieu du gué : après la crise ukrainienne, elle ne s’est ni retirée de la région, ni véritablement dotée de moyens pour y faire valoir ses intérêts. Elle a renforcé sa présence dans l’espace post-soviétique, sans acquérir de véritables leviers d’influence sur ces pays ou être en mesure de leur offrir des garanties de sécurité. En cela, la nouvelle tendance de la politique européenne s’inscrit dans la continuité de l’ancienne.

Par ailleurs, s’ils sont plus souvent évoqués dans les communiqués officiels de l’UE, les
« intérêts européens » dans la région ne font toujours pas l’objet de définitions claires et consensuelles ; aussi est-il difficile d’évaluer dans quelle mesure le changement d’approche permet de mieux les servir. Si elle est plus géopolitique, la politique européenne à l’égard de la périphérie orientale apparaît toujours insuffisamment stratégique.

David Cadier

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« La guerre, un fait social total

Tue, 25/09/2018 - 10:00

A l’occasion de la journée internationale de la paix, Jacques Munier, chroniqueur chez France Culture, examine dans sa chronique « Le Journal des idées » du 21 septembre dernier, le thème de la paix : il cite à ce titre le dossier « Sorties de guerres » publié dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2018) et notamment l’article de Georges-Henri Soutou, « La négociation du traité de Versailles : exactement ce qu’il ne faut pas faire ».

« … La victoire est-elle forcément synonyme de fin de la guerre ? La question est posée dans la dernière livraison de la revue Politique étrangère. Georges-Henri Soutou revient sur la négociation du Traité de Versailles, à la fin de la Première Guerre mondiale. Conformément à la pratique, on a commencé par fixer entre Alliés les grandes orientations pour inviter ensuite les puissances vaincues à négocier les détails. Comme les discussions préliminaires ont duré, il n’y eut pas de négociations avec les Allemands, qui se sont vu imposer un texte perçu comme un Diktat, « ce qui d’emblée le délégitima aux yeux de l’opinion allemande ». On connaît la suite… Si vis pacem para bellum, disaient les Anciens. Mieux vaudrait aujourd’hui renverser la formule : si tu veux la guerre, prépare la paix. ».

Lire la chronique de Jacques Munier en entier sur France Culture.

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« Robots tueurs ». Que seront les soldats de demain ?

Mon, 24/09/2018 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Brice Erbland, « Robots tueurs ». Que seront les soldats de demain ? (Armand Colin, 2018, 176 pages).

La question de l’emploi des systèmes d’armes létaux autonomes (SALA) fait débat, et beaucoup d’écrits existent déjà sur le sujet. Brice Erbland – officier de l’armée de Terre, auteur d’un témoignage sur ses engagements comme pilote d’hélicoptère d’attaque (Dans les griffes du Tigre, 2013) – constate cependant que les discussions sont, quasi exclusivement, d’ordre juridique et intègrent peu la dimension morale. Or, en partant du présupposé réaliste que les SALA seront développés et utilisés en opération, il est fondamental d’étudier le cadre éthique de l’emploi de ces systèmes. C’est à cette réflexion que s’attache l’auteur dans ce court essai, en s’appuyant sur son expérience opérationnelle.

Brice Erbland s’interroge d’abord sur les conséquences de l’emploi du « robot soldat », terme préféré à celui de « robot tueur », jugé impropre. Il plaide pour une utilisation des SALA en accompagnement des soldats, car il estime que leur emploi seul n’est pas souhaitable. En effet, l’acceptabilité morale du combat se fonde sur la réciprocité du danger : « Le droit de tuer doit s’accompagner du risque de mourir. » L’auteur insiste aussi sur la nécessité de maintenir une présence humaine pour la planification et la conduite des opérations des SALA. Par ailleurs, ces derniers ne pourront se satisfaire d’ordres vagues (« faites au mieux… »). Les consignes qui leur seront transmises devront donc envisager tous les cas non conformes.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude comparative des forces et faiblesses du soldat et du SALA. Huit faiblesses humaines spécifiques au combat sont détaillées. Certaines ne seront pas présentes chez les robots soldats, comme la vengeance ou les effets négatifs de la distanciation. « L’effet Lucifer », qui veut qu’un soldat peut parfois effectuer des actes allant bien au-delà de ses limites morales par soumission à l’autorité, implique qu’un SALA doit avoir une capacité de jugement autonome pour pouvoir « refuser » un ordre illégal ou immoral. Sont ensuite passées en revue cinq vertus humaines au combat. Certaines sont – au moins partiellement – reproductibles pour un SALA. C’est le cas de l’instinct, via un algorithme de remontée rapide des solutions possibles. D’autres ne peuvent être programmées, comme le discernement émotionnel. Or, pour l’auteur, ce dernier « est à la base du comportement vertueux du soldat au combat. Il s’agit en quelque sorte de faire le choix de la clémence au vu d’une situation particulière ».

Brice Erbland étudie ensuite l’éthique artificielle qu’il conviendrait de mettre en place. Il revient dans un premier temps sur le processus décisionnel humain, pour décrire par la suite un module d’éthique artificielle. Cette partie de l’ouvrage, passionnante, est cependant exigeante pour le lecteur du fait de l’emploi fréquent du langage de la programmation. Il faut souligner le grand intérêt de la dernière partie du livre : « Ce que nous apprend la littérature. » Elle s’attache à tirer des conclusions opérationnelles d’œuvres de science-fiction : méthode trop peu utilisée en prospective, et pourtant fructueuse.

L’auteur nous offre ici une réflexion très structurée, pertinente et raisonnée sur un sujet qui fait trop souvent l’objet d’argumentaires péremptoires. Cet ouvrage mérite la lecture de tous ceux qui s’intéressent à la robotique militaire et aux questions de défense en général.

Rémy Hémez

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The Burning Shores: Inside the Battle for the New Libya

Wed, 19/09/2018 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Jalel Harchaoui propose une analyse de l’ouvrage de Frederic Wehrey, The Burning Shores: Inside the Battle for New Libya (Farrar, Straus & Giroux, 2018, 352 pages).

Remarquable par son accessibilité et sa clarté, le nouvel ouvrage de Frederic Wehrey traite de la Libye depuis 2011. L’Américain ne s’attarde pas sur l’intervention militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et de ses alliés arabes, qui prit fin en octobre 2011. Allant au-delà de la mort de Mouammar Kadhafi ce mois-là, Wehrey se concentre surtout sur les six années qui ont suivi le départ des forces aériennes de l’Occident. D’une plume vivante et humaine, il esquisse l’itinéraire accidenté, parfois vertigineux, d’un pays nord-africain aux grandes richesses et à la petite population.

L’auteur livre ici un témoignage à la première personne. Sa démarche permet au lecteur de franchir le tournant, souvent idéalisé, des printemps arabes. Si les diplomaties française, britannique et américaine se sont désintéressées de la Libye durant la période 2012-2014, le livre, lui, va dans le sens inverse. Il s’attelle à faire un lien, tant bien que mal, entre la fausse paix de novembre 2011 et le démarrage, en mai 2014, de l’actuelle guerre civile libyenne.

On découvre ainsi que le pays n’a guère été détruit en 2011. À maints égards, la Libye était debout et fonctionnait pendant les premiers mois de 2012. Durant cette période clé, plusieurs opportunités furent manquées. Depuis le choc frontal de 2014 – entre les deux principales factions libyennes – jusqu’à aujourd’hui, le livre continue à suivre l’anarchie toujours changeante du pays, dont la complexité est chroniquement sous-estimée par les non-experts. Cette continuité temporelle, mariée à une description souvent sensorielle des atmosphères si variées d’un territoire vaste comme trois fois la France, est la contribution majeure de Wehrey.

La plupart des chapitres ont été rédigés en temps réel, au fil des séjours de terrain de l’ancien officier des forces aériennes, aussi bien à l’est qu’à l’ouest du pays depuis 2011.

The Burning Shores n’est pas un ouvrage académique ; il évite le jargon abstrait des politologues et le paternalisme des sociologues : quelques universitaires refuseront sans doute de le saluer. Il est pourtant extrêmement utile. Sans sur-simplifier ni dramatiser son propos, il constitue une intelligente introduction pour tous ceux (y compris universitaires…) qui souhaitent se pencher pour la première fois sur la Libye post-Kadhafi.

Quelques reproches peuvent toutefois être faits à Wehrey. Par exemple, on détecte chez lui un certain biais en faveur de l’OTAN. En septembre-octobre 2011, les bombes françaises, britanniques et américaines avaient joué un rôle dans la dévastation de la ville de Syrte, qui deviendra en 2015 le bastion de Daech aux portes de l’Union européenne. Cette réalité n’apparaît guère.

Dans les mois à venir, d’autres ouvrages consacrés à la Libye post-2011 seront publiés, dont notamment celui du journaliste de l’agence Reuters, Ulf Laessing, et celui du professeur de Paris 8 Ali Bensaâd. En attendant, celui de Wehrey saura mériter l’attention de toute personne s’intéressant au grand Moyen-Orient actuel.

Jalel Harchaoui

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Théories de la puissance

Mon, 17/09/2018 - 10:10

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Frédéric Ramel propose une analyse de l’ouvrage de Fabrice Argounès, Théories de la puissance (CNRS Éditions, 2018, 232 pages).

À l’instar de la sécurité, la puissance est l’un des concepts les plus discutés en relations internationales. L’ouvrage de Fabrice Argounès offre ici une série de repères pour l’appréhender dans le contexte actuel. Structuré en quatre parties – les dimensions conceptuelles, les approches théoriques, le statut et les modalités de différenciation dans le système international (petits, moyens, grands, émergents), les nouveaux acteurs et terrains d’expression de la puissance –, il propose une réflexion qui prend les traits d’un décentrement. La puissance n’est pas seulement question de mesure des arsenaux militaires des États. Confier la préface de l’ouvrage à Bertrand Badie constitue d’ailleurs un indice : appréhender la puissance ne peut plus reposer exclusivement sur des références réalistes et occidentales.

L’ouvrage présente trois qualités indéniables. La première réside dans le panorama bienvenu qu’il établit en vue de se frayer un chemin dans la littérature académique. La deuxième tient à l’usage éclairant d’une série d’encadrés qui illustrent de façon originale et percutante le renouvellement des formes de puissance, des jeux vidéo aux célébrités. La troisième correspond au déplacement qu’opère l’auteur en montrant les recompositions à l’œuvre, tant au sein des organisations intergouvernementales que dans les interactions au cœur des conflits armés contemporains. Il ne s’agit pas là d’une idée nouvelle, mais le mérite de Fabrice Argounès consiste à actualiser tant la vitalité que l’incarnation concrète de cette thèse.

La lecture invite à quelques discussions de fond. La tendance à l’exhaustivité, qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage sur le plan didactique, ne permet néanmoins pas d’appréhender l’ensemble des références dans le domaine. Ainsi, le passage sur l’hégémonie ne s’appuie pas sur la définition initiale de Thucydide ; celui sur le tournant pratique se restreint à l’approche de Bourdieu ; ou le développement consacré aux théories critiques ne convoque ni Michael Williams ni Thierry Balzacq. Plus surprenant : certaines figures de la puissance « décentrée », comme les lanceurs d’alerte, n’apparaissent pas dans la quatrième partie. Par ailleurs, la dimension technologique ne semble pas ici constituer un des paramètres structurants pour penser la puissance, qu’il s’agisse du nucléaire ou des neurosciences, et plus généralement de l’augmentation des capacités humaines. Ces éléments offrent pourtant autant de ressorts de puissance dont il faut repérer la robustesse, voire le devenir, dans les configurations guerrières à venir. Enfin, la puissance est aussi et surtout affaire d’images, ce que Fabrice Argounès ne reconnaît que partiellement. Il incorpore bien les représentations, notamment via les cadres libéraux et constructivistes. Mais les images ne sont pas seulement mentales. Elles peuvent être prises au sens littéral : du corps d’Aylan sur une plage turque aux photos des décapitations de l’État islamique en passant par les exactions sur les prisonniers irakiens à Abou Ghraib. La puissance n’échappe pas à l’abord visuel, lequel rime avec intégration des émotions.

À condition de s’émanciper des catégories classiques en relations internationales, qui la décrivent selon des critères essentiellement militaires, la puissance maintiendra « sa place de choix » dans le domaine. L’ouvrage de Fabrice Argounès livre incontestablement des moyens utiles pour mener cette analyse.

Frédéric Ramel

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Le désarmement après le traité de Versailles

Fri, 14/09/2018 - 09:30

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Le désarmement après le traité de Versailles » a été écrit par le journaliste Thomas Genevey dans le numéro 1/1967 de Politique étrangère.

Une étude récente sur le désarmement et le contrôle de l’Allemagne de 1919 à 1927 appelle l’attention sur cet épisode quelque peu oublié de l’entre-deux guerres, dont il n’est pas inutile, avec un certain recul, de méditer les enseignements.

I. L’exécution du traité et l’opposition au désarmement (1919-1921)

Les circonstances sont connues. Dans l’esprit du Président Wilson, le désarmement devait être, sous la garantie de la Société des Nations, un des fondements de la paix. Sans doute commençait-il par l’Allemagne : mais ce n’était là que le prélude d’un désarmement général dont le principe était affirmé dans l’article 8 du Pacte. En refusant la ratification du Traité, l’entrée des États-Unis dans la Société des Nations et la garantie promise à la France, le Congrès devait laisser aux Européens, et en particulier à la France, la responsabilité de la conduite du désarmement. Or, on sait à quel point les idées de Clemenceau et de Foch différaient de celles de Wilson.

L’institution et le fonctionnement des organes de contrôle ne pouvaient qu’envenimer des relations déjà tendues entre les Alliés victorieux et une Allemagne qui ne se sentait pas vaincue. « La guerre n’est pas finie » disait Foch au général Nollet en lui confiant la direction de la commission interalliée de contrôle ; et le général von Cramon, chef de la mission de liaison allemande, mission qui allait devenir l’instrument de l’« anticontrôle », estimait, lui aussi, que la guerre n’était pas finie. De fait, si les hostilités étaient arrêtées, une petite guerre allait naître. Les contestations surgirent aussitôt sur la durée du contrôle, sur son mode d’exécution, sur les moindres détails de procédure ou de protocole.

Dès le début, le désarmement se présenta sous le double aspect des effectifs et du matériel.

La réduction massive des effectifs de l’Armée de terre à partir de l’armée mobilisée devait aboutir au bout de trois mois à une armée de 200 000 hommes et en définitive, le 31 mars 1920, à une armée de 100 000 hommes, uniquement constituée de volontaires, la conscription étant abolie. Les effectifs de la police, sans être numériquement fixés par le Traité, étaient limités par référence à ceux de l’année 1913.

Cependant la situation troublée de l’Allemagne, l’insécurité qui régnait à ses frontières de l’Est, et, ajoutons-le, l’empreinte laissée par quatre années de guerre sur la génération des combattants avaient fait proliférer des unités paramilitaires de choc ou de police. Que l’on se reporte par la pensée à ces années troubles : le désarroi de l’opinion, la faiblesse du IIe Reich, les difficultés économiques portaient déjà en soi tous les germes de l’hitlérisme. Ce n’était pas seulement la Reichswehr qu’il s’agissait de démobiliser, mais aussi ces ligues, ces sections de protection, ces gardes civiques, ces corps francs dont les uns étaient plutôt gênants pour le gouvernement allemand, mais dont les autres lui étaient fort utiles pour maintenir l’ordre et asseoir son autorité contestée. Aussi, à peine le Traité de Versailles était-il signé que le gouvernement allemand demandait la révision des clauses relatives aux effectifs. En même temps, une action clandestine s’efforçait de tourner ces mêmes clauses, que ce fût sous l’impulsion discrète de la direction de la nouvelle Reichswehr, ou à l’initiative d’éléments isolés de l’armée, agissant de concert avec les corps francs et les ligues. Le gouvernement légal désavouait cette action ; peut-on dire qu’il la réprouvait ? Les organisations illégales se dressaient bien en quelque sorte contre lui, et c’est au détriment de son autorité qu’elles gagnaient de l’influence en symbolisant l’esprit de résistance en face de la position officielle, celle de l’exécution du Traité. Mais leur action venait appuyer celle du gouvernement dans le sens d’une atténuation des conditions de Versailles. De ces organisations, celles qui trouvaient le plus de faveur auprès des dirigeants du IIe Reich étaient les formations de gardes civiques, sortes d’auxiliaires de police où se fondaient des groupes d’auto-protection, de combattants du front, et que les autorités régionales avaient organisées pour assurer l’ordre public. Leur maintien en sus des effectifs autorisés pour la Reichswehr et pour la police fut refusé par la commission de contrôle.

Selon le Traité de Versailles, la réduction des armements devait se dérouler parallèlement à la réduction des forces, pour aboutir le 31 mars 1920 à un niveau final correspondant aux forces armées autorisées à cette date. Les excédents devaient être livrés aux Alliés ou détruits. On sait comment la flotte livrée à Scapa-Flow fut sabordée.La livraison et la destruction des armements terrestres et aériens ne se prêtaient pas à semblable coup de théâtre. Les difficultés allaient venir du désarmement industriel qui devait maintenir les armements de la nouvelle Reichswehr dans les limites autorisées.

D’un côté, le désarmement exigeait le démantèlement des usines de guerre ; mais, de l’autre, toute atteinte au potentiel économique de l’Allemagne, demeuré intact après la défaite, réduisait d’autant la capacité de production sur laquelle les Alliés comptaient prélever les réparations en nature prévues dans le Traité. Entre les usines d’armement et les autres, la frontière est souvent imprécise. En Allemagne, comme chez tous les belligérants, toute l’industrie avait été plus ou moins convertie à l’effort de guerre. Fallait-il donc étendre le démantèlement à l’extrême limite, au risque d’aggraver un chômage déjà critique, et de provoquer une crise économique et sociale ? C’est aux couches laborieuses de la population qu’allaient se heurter les agents du contrôle et ceux qui passaient pour leurs complices, les organes de liaison allemands. En même temps, chez les Alliés, des divergences se faisaient jour entre la commission des réparations et la commission de contrôle, la première tendant à freiner, la seconde à accélérer le désarmement de l’industrie. Ces conflits internes furent largement exploités par l’Allemagne. Finalement, le point de vue économique l’emporta ; ce fut le bureau de liquidation des matériels de guerre, à Berlin, section de la commission des réparations, qui reçut la responsabilité du désarmement industriel ; il fut aussi admis que la « suppression » des moyens de production d’armes et de munitions, prévue à l’article 168 du Traité, ne s’étendrait qu’aux moyens de fabrication non reconvertis aux fabrications pacifiques.

Ce même article 168 faisait aux puissances alliées l’obligation de désigner limitativement les établissements qui seraient autorisés à fabriquer du matériel de guerre au profit de la Reichswehr réduite. Il y eut à ce sujet d’interminables marchandages. A la fin de 1920, on envisageait une liste de sept usines : en 1926, on devait en admettre trente-trois.

Force était aussi de corriger certaines dispositions inutilement rigoureuses du Traité de Versailles. L’article 171 interdisait la production et le stockage des gaz toxiques et des masques à gaz. Ce dernier point ayant soulevé des protestations justifiées, la conférence des ambassadeurs réautorisa l’équipement de la Reichswehr en moyens de protection contre les gaz, et, par voie de conséquence, l’étude des procédés de guerre chimique. Ainsi la remise en cause du Traité était parfois provoquée par le caractère excessif de certaines de ses clauses.

D’ailleurs, la commission de contrôle ne tarda pas à constater que l’industrie chimique échappait pratiquement aux investigations, en dépit des moyens importants qu’elle y consacrait. Il y a là une limitation dans l’efficacité du contrôle qui tient à la nature même des fabrications.

Le mois de mars 1920, échéance essentielle du désarmement d’après le Traité, allait être marqué en Allemagne par de graves événements intérieurs. On se bornera ici à évoquer le rôle de la commission de contrôle dans cette période troublée. […]

Lisez l’article en entier ici.

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La Guerre froide de la France, 1941-1990

Wed, 12/09/2018 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Thomas Gomart, directeur de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Georges-Henri Soutou, La Guerre froide de la France, 1941-1990 (Tallandier, 2018, 592 pages).

Professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Georges-Henri Soutou retrouve une de ses périodes de prédilection, celle de la guerre froide, à laquelle il a déjà consacré deux ouvrages de référence. Il se concentre sur la place de la France au sein du bloc atlantique, en commençant par constater que celui-ci, pas plus d’ailleurs que le bloc soviétique, n’était homogène. Cet ouvrage enrichit l’historiographie de la guerre froide d’une approche française souvent rare, mais aussi celle de la politique étrangère française.

Reposant sur une parfaite maîtrise bibliographique et une connaissance intime non seulement des archives diplomatiques françaises mais aussi des cercles décisionnels, cet ouvrage ne s’adresse pas seulement aux spécialistes. Georges-Henri Soutou offre un récit enlevé dans lequel il n’hésite pas à donner sa propre interprétation des situations et son appréciation du rôle de certains acteurs. Il excelle dans l’explication des enchaînements conduisant à une décision de nature politico-stratégique, ainsi que dans l’exposé des forces en présence. Se lisant avec plaisir, La Guerre froide de la France apporte des éléments de compréhension indispensables pour saisir les origines récentes du positionnement international de la France. En effet, la « géopolitique à la française » de la guerre froide s’observe encore, sous bien des aspects, en dépit de la fin de l’ordre bipolaire.

De quoi s’agit-il ? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France met rapidement en place un système de « double sécurité » : sécurité par rapport à l’Allemagne grâce à sa division ; sécurité face à l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) grâce à la construction d’une Europe occidentale englobant la République fédérale d’Allemagne (RFA), idéalement sous leadership français, et bénéficiant de la garantie américaine via l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). De la ive République au deuxième mandat de François Mitterrand, la politique française se résume à la préservation de ce système, qui offre aux gouvernements successifs un confort intellectuel pour analyser le monde et se positionner. Cela conduit Georges-Henri Soutou au constat suivant à la fin du dernier chapitre : « La fin de la guerre froide laissait la France sans politique extérieure réellement cohérente. » Aujourd’hui encore, cette perte de cohérence fait ressentir ses effets. Pour les spécialistes de la politique étrangère française, cet ouvrage permet de retracer des généalogies politico-administratives visibles jusqu’à nos jours, qui aident à comprendre les positions françaises actuelles, notamment à l’égard de la Russie.

Il n’y a pas eu en France l’équivalent d’un George Kennan, à la fois diplomate et historien, capable d’analyser froidement le système soviétique et d’inspirer la politique américaine pour y faire face. En revanche, il y a eu un « Kennan collectif » c’est-à-dire un groupe de diplomates qui ont su élaborer collectivement « une sorte de doctrine française dans la guerre froide », puis encourager une « soviétologie appliquée » associant, sur l’ensemble de la période, des universitaires, des représentants des armées et des services de renseignement de manière à la fois informelle et efficace. Quelques noms parmi d’autres : Jean Chauvel, René Massigli, Henri Bonnet, Jean Laloy, Henri Hoppenot, Maurice Dejean, le général Catroux et Yves Chataigneau. À partir des années 1970, des universitaires apportent des clés de lecture supplémentaires : Georges Nivat, Alexandre Bennigsen, Hélène Carrère d’Encausse, Alain Besançon, Michel Heller ou Françoise Thom. Le Centre d’analyse et de prévision (CAP), dirigé par Thierry de Montbrial de 1973 à 1978, participe aussi à cet effort d’interprétation.

Georges-Henri Soutou tire un bilan globalement positif de cet effort collectif d’analyse, qui a permis « aux dirigeants français de ne pas surévaluer la menace soviétique et de ne pas ignorer certaines faiblesses structurelles du régime, sans néanmoins se faire d’illusions sur ses objectifs ultimes », tout en constatant qu’ils n’avaient pas percé le cœur du processus de décision soviétique : « Très différent du modèle anglo-saxon, et avec beaucoup moins de moyens, le renseignement français pendant la guerre froide a fait dans l’ensemble preuve de la vertu théologale de prudence. C’était déjà beaucoup. »

L’ouvrage se compose de 13 chapitres chronologiques, qui identifient les principaux points d’inflexion. La Seconde Guerre mondiale sert évidemment de matrice : l’appréciation initiale de l’URSS de Staline doit beaucoup à la politique d’équilibre observée par celui-ci à l’égard du régime de Vichy et de la France libre, laquelle a besoin de Moscou pour asseoir sa légitimité internationale et ne pas dépendre exclusivement des Britanniques et des Américains. Le premier échange de haut niveau se tient en mai 1942 entre De Gaulle et Viatcheslav Molotov. Le choix du Parti communiste français (PCF) de soutenir le général de Gaulle plutôt que le général Giraud joue un rôle décisif, même si le chef de la France libre ne se fera jamais d’illusion sur la capacité de la France et de l’URSS à construire un système de sécurité après la guerre qui échapperait à l’influence américaine. À n’en pas douter, son voyage de décembre 1944 en URSS marque un temps fort de l’histoire diplomatique française et contribue à sculpter la statue du commandeur face à celle du « petit père des peuples ».

La conférence de Yalta (février 1945) ramène la France à la réalité de sa puissance face aux deux futurs supergrands et à la Grande-Bretagne. Le général de Gaulle n’y est pas convié. Naît alors le « mythe de Yalta » selon lequel la France subit désormais la double hégémonie américano-soviétique, qui devient « le mythe fondateur de la politique extérieure de la ve République par la suite ». En réalité, le général de Gaulle choisit d’emblée le camp occidental en gestation, tout en conservant à l’esprit le contrepoids géopolitique que l’URSS offre en certaines occasions. En septembre 1945, le général Pierre Billotte, alors gouverneur de Rhénanie et Hesse-Nassau, constate que les Soviétiques ne démobilisent nullement, à la différence des alliés ; il préconise dans une note un accord militaire secret entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. En octobre 1945, il est nommé par De Gaulle chef d’état-major adjoint de la Défense nationale (EMGDN) pour préparer la négociation et la réalisation de cet accord.

Le départ du général de Gaulle en janvier 1946 et les premiers choix de Félix Gouin suspendent ce processus. Cependant, le général Billotte est rapidement envoyé à la délégation française aux Nations unies pour suivre discrètement les négociations qui aboutissent en 1949 à la création de l’Alliance atlantique : « On peut donc avancer, sans trop de paradoxe, que De Gaulle a été l’un des lointains auteurs de cette alliance… » conclut Georges-Henri Soutou.

Selon lui, le basculement de la France dans la guerre froide s’opère au printemps 1947 avec le traité franco-britannique de Dunkerque (mars 1947), puis le renvoi des ministres communistes du gouvernement Ramadier. Compte tenu du poids de la France en Europe, le choix fait par les dirigeants français a des conséquences profondes : « Leur plus grande contribution dans la guerre froide fut de choisir eux-mêmes le camp occidental. » Cette orientation occidentale ne doit pas masquer les divergences, feutrées mais profondes, qui existent alors au sein de l’appareil d’État, divergences toujours visibles aujourd’hui. D’un côté, un groupe composé notamment de Georges Bidault, du général Billotte et du maréchal Juin, préconise une étroite entente franco-américaine ; de l’autre, le président Auriol et le général de Lattre souhaitent d’abord constituer un ensemble européen auquel les États-Unis viendraient ensuite apporter leur contribution : « Il s’agissait de savoir si la France devait chercher à jouer un rôle mondial, sur le même plan que l’Angleterre et l’Amérique, ou se contenter d’un rôle européen. » Question toujours d’actualité…

Georges-Henri Soutou situe en juin 1948 le tournant au terme duquel la menace soviétique prend le pas sur une possible résurgence de la menace allemande. Il montre à quel point les choix des décideurs français n’avaient rien d’évident dans un contexte troublé aussi bien sur le plan national qu’international, et incidemment, le rôle clé de certaines personnalités sur les orientations fondamentales. Si elles engagent un peuple, les décisions de nature politico-stratégiques émanent d’un petit groupe actionnant des mécanismes de décision complexes, toujours décrits avec précision.

Après cette analyse des origines, Georges-Henri Soutou balise son récit de séquences clés : 1950-1952 avec les implications de la guerre d’Indochine ; 1953-1954 avec l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) ; 1954-1958 avec Suez et le projet de bombe nucléaire franco-germano-italienne ; 1958-1963 avec le retour du général de Gaulle qui dé-idéologise l’approche de l’URSS ; 1964-1969 avec le triptyque « détente, entente et coopération » ; 1969-1974 avec la reconnaissance par Washington du même rôle international pour Paris que celui tenu par Londres ; 1974-1981 avec la conférence d’Helsinki pour laquelle la diplomatie française joue un rôle de tout premier plan ; 1981-1989 avec la crise des euromissiles.

De 1948 à 1989, les dirigeants français ont tous été sur la ligne de la « double sécurité ». Ce constat conduit l’auteur à un jugement sévère sur la compréhension de la fin de la guerre froide : « Ce confort intellectuel explique sans doute que la diplomatie française n’ait guère vu venir l’automne de 1989 et qu’elle n’ait admis la réalité inéluctable d’une réunification allemande pure et simple qu’après les élections en RDA de mars 1990. » Jugement fortement nuancé par son appréciation d’ensemble : « Certes, la France n’a pas “gagné” la guerre froide. Au moins, elle ne l’a pas perdue. Étant donné les profondes divisions du pays sur la politique à suivre envers l’URSS mais aussi les États-Unis et l’Allemagne, c’était déjà beaucoup. » En creux, Georges-Henri Soutou montre la difficulté pour la diplomatie française de s’affranchir de cet héritage, qui lui a permis d’adopter des positions singulières, tout en étant sûre des conditions de sa sécurité extérieure. Qu’en est-il aujourd’hui ? Cet ouvrage aide à aborder cette difficile question.

Thomas Gomart,
Directeur de l’Ifri

 

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Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran

Tue, 11/09/2018 - 09:30

La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », écrit par Pierre Pahlavi, professeur au Collège des forces armées canadiennes, et paru dans notre nouveau numéro de Politique étrangère
(n° 3/2018), « Sorties de guerres ».

Jusqu’à peu, les astres semblaient alignés pour un retour en grâce de l’Iran. Sur le plan interne, la présidence d’Hassan Rohani emportait la promesse d’une ouverture politique et économique. Sur les plans régional et international, la contribution iranienne à la lutte contre Daech et l’accord nucléaire du 14 juillet 2015 offraient à la République iranienne l’occasion de redorer son blason, et l’espoir d’une réintégration dans le concert des nations. Déjà, Paris, Londres, Berlin et Ottawa œuvraient à renouer les liens diplomatiques avec Téhéran et, sans laisser l’encre de l’accord nucléaire sécher, Airbus et Total se ruaient vers le pays des mollahs pour y signer des contrats.

L’élection de Donald Trump rebat les cartes et hypothèque la normalisation du statut de l’Iran au sein de la communauté internationale. Dès son investiture, le nouveau président opère un virage à 180 degrés, en rompant le dialogue avec Téhéran et en renforçant les liens avec les Israéliens et les Saoudiens. Leur offrant son soutien indéfectible, Trump met à exécution sa promesse de déchirer l’accord de 2015. À nouveau relégué au rang de paria, l’Iran se voit menacé d’être neutralisé, et cantonné à sa sphère d’influence pré-2011. À ces revers s’ajoute une résurgence de la dissidence interne. Fin 2017-début 2018, des manifestations – les plus importantes depuis 2009 – éclatent à Méched, fief du président Rohani, puis dans d’autres métropoles du pays. Les manifestants défilent aux cris de « Mort au Guide ! », « Mort au régime ! ».

Dans quelle mesure ces développements risquent-ils de modifier la trajectoire de la politique de sécurité iranienne et d’influer sur l’évolution externe et interne du régime ? Pour déterminer les tendances qui marqueront les prochaines années, il faut replacer cette politique dans le contexte de ses objectifs fondamentaux, de ses moyens stratégiques, des résultats obtenus jusqu’ici, des obstacles auxquels elle se heurte et des options qui s’offrent désormais à elle – autant de prismes qui permettent de mieux entrevoir l’évolution et l’avenir du régime.

Des objectifs pérennes

Revenons d’abord sur les impératifs qui guident la politique étrangère iranienne ainsi que sur les raisons culturelles, géopolitiques, historiques et stratégiques qui les sous-tendent. Cette politique s’articule autour de deux axes majeurs : d’une part, l’objectif interne de garantir l’indépendance nationale de l’Iran et de préserver le régime islamique et, d’autre part, l’objectif externe de constituer autour de l’Iran une sphère d’influence protectrice pouvant servir de marchepied pour le développement de son rayonnement régional et international.

Loin d’être l’apanage des seuls nationalistes ou d’une élite intellectuelle, l’aspiration au rayonnement international découle de la nostalgie d’une grandeur passée et de la fierté qu’ont les Iraniens d’être les héritiers d’une civilisation plurimillénaire. Cette prétention est une constante de leur histoire qui, en dépit des éclipses de la civilisation perse, s’incarne aussi bien dans le kémalisme des Pahlavi que dans le nationalisme d’un Mossadegh, dans l’approche offensive (Tahajomi) d’un Ahmadinejad que dans la stratégie de détente (Tashanojzedai) d’un Rohani. Cette volonté de puissance, qui transcende les obédiences idéologiques et les époques, constitue la première des tendances lourdes qui continueront d’influencer la politique internationale de l’Iran.

Motivée par cette ambition, la politique étrangère iranienne l’est aussi par un profond sentiment de fragilité géopolitique. Un sentiment qui découle d’abord de l’histoire chaotique de l’Iran et de la suite incessante d’ingérences de toutes sortes qui l’ont ponctuée – des conquêtes macédoniennes à l’opération Stuxnet de 2010. Cette succession ininterrompue d’interférences étrangères a cultivé chez les Iraniens un syndrome de citadelle assiégée, qui se traduit par la croyance quasi paranoïaque qu’à tout moment les puissances extérieures ourdissent des plans pour s’immiscer dans les affaires du pays, limiter sa souveraineté et mettre la main sur ses ressources d’hydrocarbures. Et Christophe Réveillard d’ajouter : « La méfiance à l’égard de ce monde par ailleurs objet de toutes les fascinations est la chose la mieux partagée en Iran. »

L’Iran ne peut compter sur aucune solidarité ethnoculturelle naturelle

Ce sentiment de vulnérabilité va de pair avec un « complexe d’obsidionalité », à savoir l’impression d’être enclavé dans un environnement régional et international particulièrement hostile. Seul pays persan et chiite dans un voisinage à majorité turco-arabe et sunnite, l’Iran ne peut compter, face aux menaces extérieures, sur aucune solidarité ethnoculturelle naturelle. À ces raisons d’un isolement iranien s’en ajoute une dernière : le pays est à la fois trop grand et trop petit. Trop grand pour ne pas attiser la convoitise des poids-lourds du jeu international. Trop petit – et donc trop faible – pour inhiber leurs appétits.

De ce double sentiment de grandeur et de fragilité émanent donc deux impératifs stratégiques : protéger la forteresse iranienne en préservant son autonomie économique et son intégrité territoriale, et projeter hors de ses enceintes son influence à l’échelle régionale. Deux réflexes d’apparence contradictoire qui, en réalité, se complètent : « Si l’Iran brave la communauté internationale, c’est qu’il sait que l’enjeu est la sanctuarisation de l’État-nation iranien, prélude à une nouvelle phase d’expansion idéologique. » La politique étrangère de l’Iran trouve toute sa cohérence dans la poursuite de cette double ligne stratégique, qui transcende les clivages idéologiques et qui a été pratiquée par tous les régimes qui se sont succédé à sa tête ces quatre derniers siècles. À moins d’un écroulement total du pays, ces deux impératifs constitueront les leitmotivs de la politique iranienne dans les court, moyen, et long termes.

Voilà pour les objectifs pérennes qui continueront à guider la politique iranienne. Mais comment et à l’aide de quels moyens ? […]

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PE 3/2018 en librairie !

Mon, 10/09/2018 - 10:42

Le nouveau numéro de Politique étrangère (n° 3/2018) vient de paraître ! Il consacre un dossier complet aux sorties de guerres et un Contrechamps sur l’avenir de l’Iran. Comme à chaque nouveau numéro, de nombreux autres articles viennent éclairer l’actualité : bilan sur la crise du Golfe, un an après ; le tournant néo-nationaliste italien ; la géopolitique de l’Intelligence artificielle ; l’évolution du marché pétrolier ; et bien d’autres encore…

Comment sort-on des guerres ? Cent ans après 1918, le dossier de Politique étrangère reprend la question sous plusieurs éclairages, selon les conflits auxquels, volens nolens, les armées occidentales sont parties prenantes. Quelle place pour les négociations multilatérales ? Avec quels objectifs politiques ? Quel est le sens de la victoire militaire au XXIe siècle ? Et si nous ne pouvions pas penser la sortie de certains affrontements – par exemple en Afrique –, simplement parce que nous ne les comprenons pas ?

La rubrique Contrechamps ébauche quelques futurs possibles pour l’Iran, tant sur le plan interne que sur celui de ses relations avec les grands partenaires internationaux après la sortie des États-Unis de l’accord nucléaire de 2015. Le régime survivra-t-il à la crise économique et aux contestations internes qui l’accompagneront ? Le pays basculera-t-il vers ces acteurs très actifs que sont Moscou et Pékin ? Avec quelles conséquences pour une région en ébullition ?

La crise Arabie Saoudite/Qatar un an après ; le virage politique de l’Italie ; l’avenir d’un marché pétrolier incertain ; la fragmentation croissante de la société israélienne ; Boko Haram au Nigeria : autant de thèmes également présents dans ce numéro.

Quant à l’Intelligence artificielle, au-delà des bouleversements qu’elle dicte à nos vies quotidiennes, elle annonce peut-être une vaste recomposition des grands équilibres internationaux, autour de nouvelles définitions de la puissance : il est plus que temps de s’en préoccuper…

* * *

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Géopolitique de l’Intelligence artificielle

Fri, 07/09/2018 - 10:35

Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en cette rentrée l’article du numéro d’automne 2018 – disponible lundi 10 septembre – que vous avez choisi d'(é)lire : « Géopolitique de l’Intelligence artificielle : le retour des empires ? », écrit par Nicolas Miailhe, président de The Future Society, un think-and-do tank incubé à la Harvard Kennedy School of Government et spécialisé dans la gouvernance des technologies émergentes.

« Celui qui deviendra leader en ce domaine sera le maître du monde » déclarait Vladimir Poutine à propos de l’Intelligence artificielle (IA) en septembre 2017 devant un parterre d’écoliers russes et de journalistes. Trois jours plus tard, Elon Musk, fondateur de SpaceX et Tesla, renchérissait : « La lutte entre nations pour la supériorité en matière d’IA causera probablement la troisième guerre mondiale. »

Les progrès très rapides de l’IA en font un outil puissant sur les plans économique, politique et militaire. Imbriquée dans la révolution numérique, l’IA contribuera à déterminer l’ordre international des décennies à venir, accentuant et accélérant les dynamiques d’un cycle ancien où technologie et pouvoir se renforcent mutuellement. Elle transformera certains axiomes de la géopolitique au travers de nouvelles relations entre territoires, dimensions spatio-temporelles et immatérialité.

Les empires digitaux américain et chinois domineront probablement la géopolitique internationale dans les années à venir. Si l’Europe veut reconstruire sa souveraineté numérique, elle devra redoubler d’efforts et d’investissements. Autrement, elle devra se contenter d’alliances stratégiques synonymes de « cyber-vassalisation ». L’Afrique, quant à elle, s’annonce déjà comme un grand terrain d’affrontement, clairement menacé de « cyber-colonisation ».

Qu’est-ce que l’Intelligence artificielle ?

L’IA n’a pas de définition universellement admise. Bien qu’elle soit fermement ancrée dans le domaine informatique et qu’elle ait été consubstantielle à son essor depuis les années 1940, elle renvoie aujourd’hui à un large éventail de disciplines, de technologies et de méthodes. Co-auteur du manuel de référence Intelligence artificielle : une approche moderne, Stuart Russell, professeur à Berkeley, définit l’IA comme « l’étude des méthodes permettant aux ordinateurs de se comporter intelligemment ». Pour lui, l’IA englobe des tâches telles que l’apprentissage, le raisonnement, la planification, la perception, la compréhension du langage et la robotique.

L’IA est donc un terme plus générique qu’il n’y paraît : en fait un imaginaire collectif sur lequel nous projetons nos espoirs et nos peurs. Les technologies de l’IA comprennent, entre autres, le machine learning, la vision par ordinateur, la robotique intelligente, la biométrie, l’intelligence d’essaimage, les agents virtuels, la génération de langage naturel, et la technologie sémantique. Ces technologies ne sont bien sûr pas exclusives les unes des autres.

L’IA et le retour des empires

Peut-on d’ores et déjà analyser la montée en puissance de ce que l’on pourrait appeler les « empires numériques » ? Ces derniers sont le fruit d’une association entre des multinationales, plus ou moins soutenues ou contrôlées par des États qui ont financé le développement des bases technoscientifiques sur lesquelles ces entreprises ont pu innover et prospérer.

Historiquement, les empires ont été caractérisés par trois traits principaux : 1) un pouvoir exercé sur un large territoire ; 2) une inégalité relative entre le pouvoir central et les « régions » administrées, souvent associée à une volonté d’expansion ; 3) la mise en œuvre d’un projet politique à travers différentes formes d’influence (économique, institutionnelle et idéologique).

Contrairement à l’idée commune selon laquelle la révolution numérique enclenche nécessairement une décentralisation économique, il est en réalité possible que l’IA provoque, ou renforce, un mouvement global de centralisation du pouvoir dans les mains d’une poignée d’acteurs. Ces empires numériques bénéficieraient d’économies d’échelle, et d’une accélération de leur concentration de puissance dans les domaines économique, militaire et politique grâce à l’IA. Ils deviendraient des pôles majeurs régissant l’ensemble des affaires internationales, avec un retour à une « logique de blocs ». Les frontières de ces nouveaux empires numériques publics-privés se déploieraient à une échelle continentale, avec notamment des empires américain et chinois, et des stratégies de non-alignement qui seraient le fait d’autres acteurs, comme l’Europe.

La convergence entre big data, puissance de calcul et machine learning

L’IA est propulsée par la convergence et la maturité industrielle de trois grandes tendances techno-scientifiques : le big data (capacité de traitement d’énormes quantités de données, produites entre autres par l’internet des objets et des personnes), le machine learning (capacité d’apprentissage automatique des ordinateurs), et l’informatique de très haute puissance dans le cloud. Bien que l’IA soit un domaine d’étude depuis plus d’un demi-siècle, l’accélération de l’augmentation de la puissance de calcul, et la disponibilité récente de stocks et de flux massifs de données numériques, ont rendu possible le déploiement de solutions très performantes à base de machine learning.

Il serait tentant de penser que l’IA est neutre mais elle ne se situe pas dans un vide dénué d’humains. Le big data, la puissance de calcul et le machine learning forment en fait un système socio-technique complexe, où les humains ont et continueront à jouer un rôle central. Il ne s’agit donc pas vraiment d’intelligence « artificielle » mais plutôt d’intelligence « collective » impliquant des communautés d’acteurs de plus en plus massives, interdépendantes et ouvertes – avec leurs propres dynamiques de pouvoir.

Des équipes d’ingénieurs construisent de grands ensembles de données (produites par tout un chacun : consommateurs, vendeurs, travailleurs, usagers, citoyens, etc.), conçoivent, testent et paramètrent des algorithmes, interprètent les résultats et déterminent comment ils sont mis en œuvre dans nos sociétés. Équipés de téléphones et d’objets connectés toujours plus « intelligents », des milliards de personnes utilisent quotidiennement l’IA et participent donc à l’entraînement, et au développement, des capacités cognitives de celle-ci.

Le triptyque plate-forme, data, média

Des business models spécifiques et matures sur le plan industriel sous-tendent la convergence entre big data, puissance de calcul et machine learning. La spécificité des géants du secteur – qu’ils soient américains (GAFAMI) ou chinois (BHATX) – tient plus à leur modèle économique novateur, où le client (et non le produit) tient une place centrale, qu’aux solutions technologiques proposées.

Les plates-formes utilisent les données des utilisateurs comme matière première

Pour la plupart de ces entreprises, le produit est gratuit ou peu cher (par exemple l’utilisation d’un moteur de recherche ou d’un réseau social). Comme dans l’économie des médias, l’essentiel pour ces plates-formes est de concevoir des solutions qui mobilisent le « temps de cerveau disponible » des utilisateurs, en optimisant leur expérience, afin de transformer l’attention en engagement, et l’engagement en revenus directs ou indirects. En plus de se concentrer sur l’attention des utilisateurs, les grandes plates-formes utilisent les données de ces derniers comme matière première. Ces données sont analysées pour profiler et mieux comprendre l’utilisateur afin de lui présenter, au meilleur moment, produits, services et expériences personnalisés.

On distinguera d’abord les groupes qui proposent en premier lieu la vente de produits et de services (Apple, Alibaba, Amazon, Huawei, Microsoft, Xiaomi, IBM) ou recommandent des produits et des services à acheter en ligne. Pour les autres, il s’agit d’exploiter les données des utilisateurs pour leur proposer des services commerciaux différents (Baidu, Tencent, Facebook, Google). Le modèle économique de ces entreprises repose également sur l’étroite imbrication de leurs activités respectives, très variées, en un ensemble cohérent. Par exemple, le service de messagerie et de paiement instantané WeChat, principale application de Tencent, est utilisée par 500 millions de Chinois. Elle mêle les fonctionnalités de Facebook, Twitter, Instagram, Paypal, WhatsApp, et même de l’application de rencontres Tinder…

Les recherches de Tristan Harris, ancien ingénieur de Google et créateur du Center for Humane Technology, ont dénoncé certains excès des grandes plates-formes. Même si leurs produits ont sans conteste bénéficié aux utilisateurs du monde entier, ces entreprises sont aussi engagées dans une course à somme nulle pour capter notre attention, dont elles ont besoin pour monétiser leurs produits. Constamment forcées de surpasser leurs concurrents, les différentes plates-formes s’appuient sur les dernières avancées des neurosciences pour déployer des techniques de plus en plus persuasives et addictives, afin de garder les utilisateurs collés à leurs écrans. Ce faisant, elles influencent notre perception de la réalité, nos choix et comportements, dans une forme de soft power puissante et totalement dérégulée à ce jour.

Le développement de l’IA et son utilisation à travers le monde sont donc constitutifs d’un type de puissance permettant d’influencer, par des moyens non coercitifs, le comportement d’acteurs, ou la définition que ces acteurs ont de leurs propres intérêts. En ce sens, on peut donc parler d’un « projet politique » de la part des empires numériques, lequel se mêle à la simple recherche de profits.

Convergence des effets de réseaux, des économies d’échelle et du winner takes most

Avec les masses critiques de données et les capacités de traitement requises pour le machine learning, la montée en puissance de l’IA enclenche presque nécessairement une dynamique de marché monopolistique dans une sphère économique donnée, et oligopolistique sur le plan global. On assiste donc à une centralisation du pouvoir numérique entre les mains de ces empires numériques.

Le développement de l’IA répond aux dynamiques des économies d’échelle et de gamme, ainsi qu’aux effets de réseaux directs et indirects : les méga plates-formes numériques sont en capacité de recueillir et de structurer davantage de données sur les consommateurs, et d’attirer et de financer les rares talents pouvant maîtriser les fonctions les plus avancées de l’IA. Ces plates-formes peuvent aussi donner à ces talents l’accès à des capacités de calcul et à des bases d’utilisateurs de taille suffisante pour développer encore plus les capacités de leur IA.

Les algorithmes de machine learning utilisés dans certaines applications sont par ailleurs transférables à d’autres, dans le cadre d’une discipline appelée « apprentissage par transfert » (transfer learning), ce qui favorise encore plus les acteurs établis. En l’occurrence, AlphaZero, développé par Google DeepMind à partir du programme AlphaGo, a appris le jeu de go seulement en jouant contre lui-même, sans assistance d’experts humains pour l’entraîner ; puis il a réussi à battre les meilleurs ordinateurs d’échecs et de shogi grâce aux dynamiques de l’apprentissage par transfert.

La domination actuelle du marché mondial par les GAFAMI et les BHATX découle, dans une certaine mesure naturellement, des composants nécessaires au développement de l’IA dans le cadre de l’économie numérique. Cette logique devrait s’accentuer avec la poursuite du processus de convergence entre le hardware et le software, qui pousse les opérateurs à se tourner vers le développement de leurs propres solutions et composants critiques. Cette centralisation du pouvoir numérique autour de quelques acteurs caractérise une nouvelle forme d’empire numérique.

Peut-on parler de cyber-colonialisme ?

À l’image des empires du passé, ces plates-formes concentrent les ressources et cherchent à étendre leur sphère d’influence. Cédric Villani, mathématicien et député, a été chargé par le Premier ministre Édouard Philippe d’une mission sur l’Intelligence artificielle. Son rapport, remis en mars 2018, explique : « Il y a un risque de captation de la valeur et de la compétence par les institutions étrangères. C’est un peu ce que nous avons déjà connu en France : les grandes plates-formes sont les compétiteurs numéro un du gouvernement français pour ce qui est du développement de l’Intelligence artificielle. » Cédric Villani a également déclaré, à propos des investissements des grandes plates-formes en Afrique – telles Google, Facebook ou Alibaba : « Ces grandes plates-formes captent toute la valeur ajoutée : celle des cerveaux qu’elles recrutent, et celle des applications et des services, par les données qu’elles absorbent. Le mot est très brutal, mais techniquement c’est une démarche de type colonial : vous exploitez une ressource locale en mettant en place un système qui attire la valeur ajoutée vers votre économie. Cela s’appelle une cyber-colonisation. »

Laurent Alexandre, entrepreneur et spécialiste des questions d’intelligence artificielle, souligne que les entreprises françaises et européennes sont « devenues des naines au niveau mondial », rappelant que « nos entreprises atteignent un milliard d’euros de capitalisation quand les GAFA en totalisent 1 000 milliards d’euros et le seul Tencent atteint 540 milliards d’euros ». En août 2018, la capitalisation boursière d’Apple a dépassé 1 000 milliards de dollars, l’équivalent de la capitalisation des dix premières entreprises du CAC40.

Un enjeu de souveraineté bien identifié par les gouvernements

Les acteurs nationaux sont de plus en plus conscients des enjeux stratégiques, économiques, et militaires du développement de l’IA. Ils anticipent également son impact sur les élections, comme l’ont montré les interférences dans le scrutin présidentiel aux États-Unis en 2016, et dans le référendum sur le Brexit.

Au cours des 15 derniers mois, la France, le Canada, la Chine, le Danemark, la Commission européenne, la Finlande, l’Inde, l’Italie, le Japon, le Mexique, la région nordique et balte, Singapour, la Corée du Sud, la Suède, Taïwan, les Émirats arabes unis et le Royaume-Uni ont tous publié des stratégies pour promouvoir l’utilisation et le développement de l’IA. Ces stratégies varient autour de l’éducation, la recherche et le développement, les infrastructures numériques, les services publics et l’éthique. Tous les pays ne peuvent prétendre devenir leader en la matière. Il s’agit plutôt d’identifier et de construire des avantages comparatifs, et de répondre aux besoins spécifiques des pays. Certains États se concentrent sur la recherche scientifique, d’autres sur le développement des talents et l’éducation, d’autres encore sur l’adoption de l’IA dans l’administration, ou sur l’éthique et l’inclusion.

Parmi les acteurs qui se distinguent par leur volonté de devenir des leaders globaux, on compte les États-Unis et la Chine, mais aussi l’Union européenne. De plus petits acteurs comme la France, le Royaume-Uni ou le Canada, ont une stratégie ambitieuse et y consacrent des investissements significatifs. D’autres pays se spécialisent dans certains aspects de l’IA, dans une logique de niche. L’Inde, par exemple, veut devenir un « garage de l’IA », en se spécialisant sur les applications spécifiques aux pays en développement. La Pologne explore les aspects liés à la cybersécurité et au domaine militaire. Le gouvernement des Émirats arabes unis a lancé sa stratégie IA en octobre 2017, et a créé le premier ministère au monde de l’Intelligence artificielle, avec pour objectif principal d’utiliser l’IA pour améliorer sa performance et son efficacité.

Un duopole américano-chinois

Aujourd’hui, les États-Unis et la Chine forment une sorte de duopole de l’IA de par la taille critique de leur marché, et leur politique laxiste en matière de protection des données personnelles. Leur rivalité s’illustre notamment dans une guerre commerciale qui a commencé par l’imposition par l’administration Trump de droits de douane de 25 % sur des biens chinois (y compris certains relevant de l’IA), représentant une valeur totale de 34 milliards de dollars, en réponse à ce que Trump qualifie de « vol » de propriété intellectuelle et de technologies. La Chine a répliqué en imposant des droits de douane de 25 % sur 540 produits américains. Par ailleurs, en août 2017, les États-Unis ont lancé une enquête contre la Chine, accusant cette dernière de pratiques commerciales déloyales en matière de propriété intellectuelle, touchant en particulier le domaine technologique.

La Chine a vécu son « moment Spoutnik » en mars 2016, lors de la défaite du champion sud-coréen de jeu de go Lee Sedol face à l’intelligence artificielle AlphaGo de DeepMind. Pékin a publié une stratégie nationale particulièrement ambitieuse en juillet 2017 visant à atteindre un marché estimé à 15 700 milliards de dollars en 2030. Elle compte devenir « le premier centre global de l’innovation en IA en 2030 ».

La Chine a vécu son « moment Spoutnik »
en mars 2016

Selon cette politique pilotée étroitement depuis le sommet de l’État, l’écosystème technologique chinois suit une stratégie offensive d’investissements et de renforcement des capacités de l’IA. Alibaba a, par exemple, investi 15 milliards de dollars en recherche et développement (R&D) – chiffre comparable à ceux des géants américains : Amazon a investi 16,1 milliards de dollars en R&D en 2017. Les avancées en matière d’IA sont rapides ; les équipes chinoises ont, par exemple, remporté la compétition ImageNet de reconnaissance visuelle deux fois de suite, en 2016 et 2017.

La Chine a par ailleurs articulé le numérique et l’IA dans sa stratégie géopolitique. L’initiative Belt & Road de construction d’infrastructures reliant Asie, Afrique, et Europe intègre depuis 2016 une déclinaison numérique sous la forme du programme Digital Belt and Road. La dernière avancée du programme a été la création d’un nouveau centre international d’excellence des « Routes digitales de la Soie » en Thaïlande, en février 2018.

Après l’approche volontariste de l’administration Obama, celle du président Trump semble axée sur le laisser-faire. En mai 2018, la Maison-Blanche a énoncé quatre objectifs : 1) maintenir le leadership américain en matière d’IA, 2) soutenir le travailleur américain, 3) promouvoir la R&D publique et 4) éliminer les obstacles à l’innovation. Bien que la Chine bénéficie d’un avantage comparatif s’agissant de la masse de données – elle prévoit de posséder 30 % des données mondiales d’ici 2030 –, et d’une régulation plus permissive en matière d’exploitation, elle demeure en retard par rapport aux États-Unis en matière de talents. En dépit d’un plus grand nombre de diplômés en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques, la Chine ne dispose que d’environ 39 000 chercheurs en IA, soit la moitié d’un bassin américain de plus de 78 000 chercheurs. Par ailleurs, malgré de gros efforts depuis plusieurs décennies, la Chine reste dépendante des États-Unis pour le développement des processeurs et des puces, notamment les Graphical Processor Units, critiques pour le machine learning.

L’Europe, championne de l’éthique ?

L’Europe a accumulé un profond retard techno-industriel par rapport à la Chine et aux États-Unis. Dès 2013, un rapport du Sénat français s’inquiétait de voir le Vieux Continent devenir une « colonie numérique». La situation ne s’est pas arrangée ces cinq dernières années. L’approche européenne semble consister à profiter de son marché de 500 millions de consommateurs pour jeter les bases d’un modèle industriel éthique de l’IA, tout en renégociant un partenariat stratégique de fait avec les États-Unis. Ainsi le ministre suédois du Développement numérique déclarait-il, au moment de la publication de la stratégie de la Commission européenne en matière d’IA en avril 2018 : « Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que la Chine [mette en place des normes éthiques]. Nous devons le faire. Avec une démocratie et un système juridique qui fonctionne, l’Europe doit considérer cela comme le facteur le plus important. La concurrence avec la Chine, la concurrence avec les États-Unis, est évidemment importante. Mais si nous ne créons pas de cadre juridique et éthique, nous serons de toute façon perdants. »

 

Le rachat des pépites européennes
par les géants américains et chinois

L’Europe est en retard pour les investissements privés en IA, qui ont été d’environ 2,4 à 3,2 milliards d’euros en 2016, contre 6,5 à 9,7 milliards d’euros en Asie et de 12,1 à 18,6 milliards d’euros en Amérique du Nord. En dépit de la taille de son marché – qui reste à bien intégrer sur le plan numérique –, d’une excellence scientifique et d’une vigueur entrepreneuriale et créative reconnues, les « licornes » européennes sont peu nombreuses. Leur croissance est freinée par le manque de surface industrielle numérique et capitalistique du marché européen. Il est difficile, dans ces conditions, d’empêcher le rachat des pépites européennes par les géants américains et chinois, comme ce fut le cas pour DeepMind, l’entreprise britannique pionnière en matière d’IA rachetée par Google en 2014 pour 500 millions de dollars ; ou du joyau de la robotique allemande Kuka par le géant chinois de l’électroménager Midea en 2016 pour 4,5 milliards de dollars.

Comme l’indiquait le cofondateur de Darty dans une récente tribune, la révolution de l’IA est perçue en Europe – plus technophobe que la Chine ou les États-Unis – comme une vague venue de l’étranger qui menace son modèle socio-économique, et contre laquelle il faut se protéger. Poussés par des acteurs industriels dominants qui n’ont pas réussi à réaliser leur transformation numérique, les Européens cherchent plutôt à réguler la révolution de l’IA (à la contraindre) plus qu’à la gouverner (à l’accompagner).

L’ambition universaliste est bien là, mais elle est plus conservatrice que progressiste. Elle se traduit par la recherche d’un modèle européen de l’IA qui articule reconquête de la souveraineté, recherche de la puissance, et respect de la personne humaine. La péréquation entre les trois ne sera pas simple : en régulant à partir d’une position d’extrême faiblesse et de dépendance industrielle par rapport aux Américains ou aux Chinois, l’Europe risque d’entraver sa propre montée en puissance. C’est le risque que le Règlement général sur la protection des données (RGPD) pourrait faire planer sur les ambitions de puissance de la France et de l’Europe.

Sonnant un possible mais très relatif réveil, la Commission européenne a annoncé accroître ses investissements en matière de recherche et d’innovation dans l’IA à 1,5 milliard d’euros pour la période 2018-2020, dans le cadre du programme Horizon 2020. L’UE s’est aussi rapprochée du Canada, puissance « hors bloc » en matière d’IA, pour nouer des coopérations en matière de recherche scientifique et technologique.

L’Afrique : le grand champ de bataille ?

Le continent africain est pratiquement vierge en termes d’infrastructures numériques orientées vers l’IA. Le gouvernement kenyan est à ce jour le seul à développer une stratégie en la matière. L’Afrique a pourtant un énorme potentiel pour explorer les applications de l’IA et inventer de nouveaux modèles d’affaires et de services. Les investissements chinois en Afrique se sont intensifiés cette dernière décennie, et la Chine est actuellement le premier partenaire commercial des pays africains, suivie de l’Inde, de la France, des États-Unis et de l’Allemagne. L’Afrique est probablement le continent où les cyber-impérialismes sont les plus flagrants.

Les exemples de l’implantation industrielle chinoise y sont nombreux : Transsion Holdings fut la première compagnie de smartphone en Afrique en 2017. ZTE, le géant des télécoms chinois, fournit l’infrastructure au gouvernement éthiopien. CloudWalk Technology, une start-up basée à Guangzhou, a signé un accord avec le gouvernement zimbabwéen et travaillera notamment sur la reconnaissance faciale.

Un phénomène cyber-colonialiste puissant est ici à l’œuvre. Confrontée aux urgences croisées du développement, de la démographie et de l’explosion des inégalités sociales – que la Chine connaît bien –, encore traumatisée par le passif de la colonisation européenne, l’Afrique est en train de nouer avec la Chine un partenariat techno-industriel logique mais très déséquilibré. À la manière des Américains en Europe après la guerre, la Chine exporte massivement en Afrique – en les finançant tout aussi massivement – ses solutions, ses technologies, ses standards, et le modèle de société qui va avec.

Ayant le champ libre vis-à-vis des Européens, les géants américains du numérique tentent de contre-attaquer. Google a, par exemple, récemment lancé son premier centre de recherche pour l’IA sur le continent à Accra. Les GAFAMI multiplient, en outre, les incubateurs de start-up et les programmes de soutien au développement des talents africains.

***

L’IA est d’ores et déjà un outil de puissance, et le sera de plus en plus, au fur et à mesure que ses applications – notamment dans le domaine militaire – se développeront. Se focaliser exclusivement sur le hard power serait toutefois une erreur, tant l’IA influence indirectement ses utilisateurs à travers le monde, culturellement, commercialement et politiquement. Ce soft power, qui bénéficie surtout aux empires numériques américain et chinois, pose des problématiques éthiques et de gouvernance majeures.

Henry Kissinger a exprimé son inquiétude à propos de l’IA dans The Atlantic en juin 2018. Dans un article intitulé « How the Enlightenment Ends », il explique que les sociétés humaines n’étaient pas préparées à la montée de l’IA. Sans la nommer explicitement, il dénonce l’impact de l’IA sur la campagne électorale américaine, en parlant de la capacité de ciblage de micro-groupes, notamment sur les réseaux sociaux, et de la possibilité de brouiller le sens des priorités. Si l’IA permet d’influer sur les électeurs dans les pays démocratiques, elle permet aussi, dans les États autoritaires, de renforcer le contrôle des populations.

Les grandes plates-formes doivent intégrer ces enjeux éthiques et de gouvernance à leur stratégie. L’IA, comme toute révolution technologique, offre de grandes opportunités, mais présente également de nombreux risques, imbriqués de façon inextricable.

Nicolas Miailhe

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La radio pendant les deux premiers mois de guerre

Fri, 31/08/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « La radio pendant les deux premiers mois de guerre » a été écrit par le journaliste Thomas Grandin dans le numéro 5/1939 de Politique étrangère.

Un pays en état de guerre ne diffuse pas les mêmes nouvelles à ses nationaux et à l’étranger. Les émissions destinées à l’intérieur s’appliquent d’abord à maintenir le moral des militaires aussi bien que des civils ; le gouvernement adoptera en cela une véritable stratégie défensive. Il donnera au contraire plutôt un caractère offensif aux émissions qui traversent les frontières puisque leur but est de miner le moral des forces de l’ennemi. S’il est possible d’empêcher l’entrée des journaux étrangers, d’abattre les avions porteurs de tracts, les ondes, elles, se glissent à travers chaque pays avec la vitesse de la lumière.

La radio est une arme nouvelle et perfide qui va probablement jouer, comme instrument de propagande, un rôle important dans cette seconde guerre mondiale. En effet, selon les avis autorisés, cette guerre sera une guerre d’endurance, sans victoires militaires absolument décisives. Aucun pays ne cédera avant que la résistance de sa population n’ait été complètement minée : la guerre entre dans chaque foyer, dans chaque usine et dans chaque ferme. Des villes et des bateaux peuvent être bombardés, des millions d’hommes sacrifiés sur le front, en définitive, la volonté de vaincre du peuple entier sera le facteur décisif. On conçoit que la radio devienne alors d’une importance vitale puisqu’elle a le pouvoir d’affermir ou d’affaiblir la résistance de la population.

En plus des polémiques et des informations, la radio a une tâche importante, celle de diffuser les discours des hommes d’État dont la voix et le programme politique se font entendre au monde entier. Il n’y a pas lieu de citer ici tous les discours faits à la radio depuis le 1er septembre, il suffira de dire que presque tous les hommes d’État des pays belligérants et des pays neutres ont parlé.

En outre elle transmet les communiqués militaires des belligérants; ceux-ci font sept fois et demie le tour du globe en l’espace d’une seconde et peuvent donc être publiés aussitôt dans le monde entier.

C’est la radio qui porte dans tous les coins du monde des nouvelles d’importance historique, telles que l’entrée des troupes allemandes en Pologne, la déclaration de l’état de guerre par la France et l’Angleterre et l’occupation de la Pologne par l’armée rouge (qui fut rendue publique à la fois par les stations russe et allemande).

Dans le domaine strictement militaire, elle établit, par exemple, au front la liaison entre le haut commandement et les sections aux armées, ou elle dirige les avions d’après les ondes radiophoniques. A ce propos, on note qu’à Paris, pendant les alertes, l’Allemagne émettait des notes « directives » à l’usage de ses bombardiers qui, heureusement, n’arrivèrent jamais au-dessus de la capitale française.

Considérons enfin l’aspect négatif de la radio, ce qu’on appelle le « brouillage », les interférences volontairement provoquées sur les longueurs d’ondes étrangères. Le procédé fut employé longtemps avant le début de la guerre; il l’est aujourd’hui d’une manière plus générale et sert, en particulier, à empêcher que les émissions ennemies soient entendues dans les grandes villes. Mais l’efficacité du brouillage dépend de la position et de la puissance du poste transmetteur utilisé pour noyer les paroles indésirables. Certains observateurs ont pensé que le brouillage serait si fréquent en temps de guerre que les effets de la radio perdraient de leur valeur. En fait, si les belligérants « brouillent » de temps à autre réciproquement leurs programmes, le rôle positif de la radio en temps de guerre n’en demeure pas moins très important. La science radiophonique a fait des progrès gigantesques ; elle est devenue une arme dans les mains des belligérants : on supprime, on altère, on fabrique des nouvelles ; en un mot la propagande emplit l’éther ; elle est plus dangereuse dans cette guerre que les gaz et les canons; de son ampleur et de sa qualité dépendront la victoire et la défaite.

L’Allemagne a déjà acquis en matière de radiodiffusion destinée à son peuple une expérience de longue date. Dès 1933, elle s’est appliquée à le persuader de croire en la mission du national-socialisme. Il semble que ses émissions intérieures soient absolument au point.

Les émissions du B.B.C. en Angleterre, comme celles des P.T.T. en France, ont été sévèrement critiquées par les auditeurs dans ces deux pays. Les Anglais se plaignent de la monotonie et de la longueur de leurs bulletins d’information, donnant très peu de nouvelles; les plaisanteries antinazies surchargent à tel point tous les programmes que le directeur du « B.B.C. Variety » a dû demander aux speakers anglais de renouveler l’intérêt des sujets. En France, Gallus, écrivant dans L’Intransigeant du 18 octobre, décrit ainsi la radio officielle française :

« Mêlons notre voix à celles qui maudissent et condamnent à l’unisson la radio française. Trois reproches principaux peuvent être adressés à ce service national.

D’abord il devrait nous renseigner, et il nous renseigne fort mal, incomplètement, insuffisamment. Nous ne demandons pas d’indiscrétion, en matière militaire moins qu’en toute autre. Nous savons qu’il est impossible de tout nous

dire au jour le jour et heure par heure. Mais nous savons aussi que certains renseignements pourraient nous être donnés qui ne toucheraient nullement au secret nécessaire des opérations, ni des pourparlers diplomatiques qui peuvent être engagés ici ou là. En d’autres termes, nous savons que les communications radiophoniques devraient être mieux nourries… Second reproche : les speakers, comme on dit, s’expriment dans un langage ennuyeux et pesant. Il y a des exceptions, que tout le monde connaît. Mais, pour un grand nombre, ceux qui nous parlent semblent ignorants du style qu’il faut prendre pour parler à un public immense. Ils récitent un petit papier rédigé à l’avance et dont aucun journal à grand tirage ne voudrait… Enfin, troisième reproche : ils commettent des fautes de français impardonnables… »

Il est peu vraisemblable qu’une critique aussi franche soit autorisée en Allemagne ou en Russie. Il faut reconnaître d’ailleurs que les Allemands et les Russes écoutent régulièrement des émissions dont le dynamisme les encourage. Celles de la France et de l’Angleterre peuvent par comparaison sembler insipides à leurs populations.

La raison de ces insuffisances est simple : les dirigeants des démocraties ont l’appui de leur opinion, ils ont donc porté leurs efforts vers d’autres buts plus pressants. Il semblerait que le défaut le plus marquant des émissions françaises soit le suivant : les nouvelles, si elles sont exactes, sont d’une façon générale déjà anciennes comparées aux bulletins de Rome ou des pays neutres, pour ne pas parler d’informations d’origine allemande, transmises avec rapidité et quelquefois fausses, telle l’annonce de la chute de Varsovie par deux stations allemandes longtemps avant la reddition de la capitale polonaise. Le but de cette nouvelle prématurée fut, sans aucun doute, de décourager les nations en guerre avec l’Allemagne.

Les émissions allemandes

S’il s’agit, pour un but stratégique, de toucher l’opinion de l’ennemi, les émissions sont ou de la polémique ou de la propagande accompagnée de commentaires de nouvelles. On peut discerner trois objectifs principaux dans l’ensemble des émissions allemandes actuelles : exalter les réalisations militaires et diplomatiques du régime nazi, entretenir la haine de l’Angleterre dans le monde entier, enfin amener la France à rompre son alliance avec la Grande-Bretagne. Les émissions transmises de Stuttgart sont typiques à ce dernier point de vue. N’en relevons que le « slogan » aujourd’hui réfuté par les faits mêmes : « Les Anglais donnent leurs machines, les Français leurs poitrines. »

Il est intéressant de relever d’autres méthodes employées par les Allemands pour influencer l’opinion française. On connaît l’histoire de la retransmission de la cérémonie des obsèques du lieutenant Deschanel, où furent rendus les honneurs militaires, ce qui, d’ailleurs, amena une réplique en langue allemande de la part des stations françaises. Stuttgart a transmis des programmes de musique variée pour les soldats de la ligne Maginot, soi-disant à la demande de soldats français; notons le titre suggestif de l’un des morceaux : « Parlez-moi d’amour ». Sarrebruck a donné les noms et les adresses de prisonniers français, accompagnés de messages envoyés par eux à leur famille. Pendant la campagne de Pologne, on donna des récits de témoins, combattant sur le front Est, et accompagnés des bruits de bataille. Des camions allemands équipés de haut-parleurs circulèrent le long du Rhin, en face de Strasbourg, répétant sans discontinuer des extraits du discours d’Hitler du 6 octobre, dans lequel il proclamait qu’il n’avait pas de querelle avec la France. Le poste de Sarrebruck n’a cessé de démentir qu’il y eût sur le sol français un nombre considérable de troupes anglaises : ce qui intéresse l’Angleterre, déclarent les Allemands, ce sont les bénéfices faits par les banquiers anglais, les Juifs internationaux et l’aristocratie; l’Angleterre, expliquent-ils encore fréquemment, est dans une situation critique du fait de son chômage, de son manque de vivres et de pétrole. C’est après seulement que des doutes sont élevés sur la situation de la France : « Français, voulez-vous vous suicider ? Parce que vous êtes faibles, voulez-vous mourir? « Sarrebruck émet : « Nous connaissons la France, nous, de l’autre côté du mur de l’Ouest… La France est forte, mais forte dans la paix. La paix seule lui donne force et bonheur. » […]

Lisez l’article en entier ici.

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