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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 2 months 2 days ago

Quatre objectifs stratégiques

Wed, 01/08/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « États-Unis : de nouvelles options nucléaires ? », écrit par Benjamin Hautecouverture dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). <<

Der neue französische Traum

Tue, 31/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère
(n° 2/2018)
. Hans Stark, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa), propose une analyse de l’ouvrage de Christian Schubert, Der neue französische Traum. Wie unser Nachbar seinen Niedergang stoppen will (Frankfurter Allgemeine Buch, 2017, 320 pages).

La Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) est, on le sait, un très bon journal. On sait aussi que ce journal n’est pas insensible aux idées et positions que l’on peut classer à la droite libérale du spectre politique allemand. Si le correspondant économique de la FAZ à Paris depuis 2004 se livre à une analyse de l’évolution économique de la France durant ces deux ou trois dernières décennies, on ne s’étonnera donc pas que celle-ci soit plutôt critique. Pourtant, Christian Schubert ne se livre nullement à un French bashing gratuit, ni à une description misérabiliste de l’économie française. Bien au contraire, sur 320 pages il développe les forces et faiblesses économiques du principal partenaire et voisin de l’Allemagne, et donne à lire une analyse globalement équilibrée, qui en apprendra certes plus au lecteur allemand qu’au lecteur français. Mais celle-ci est intéressante dans la mesure où elle nous livre avec précision l’image que les milieux d’influence en Allemagne ont de la France.

Sans surprise, Schubert s’attaque d’abord à nos maux : la désindustrialisation, notamment dans le Nord et dans l’Est, les échecs consécutifs des politiques de l’emploi, la résignation face au chômage et notamment celui des jeunes et des seniors, sans oublier les « ravages » (selon l’auteur) provoqués par les 35 heures. Il consacre également des chapitres aux tensions dans les banlieues (y compris dans le contexte de la radicalisation islamiste), ainsi qu’au rôle des syndicats, au fort potentiel de nuisance mais peu représentatifs. Enfin, Christian Schubert ne travaillerait pas pour la FAZ s’il n’établissait un lien entre la politique budgétaire (systématiquement déficitaire depuis le début des années 1970) et la situation économique, et entre cette dernière et l’endettement public (17 % du PNB en 1981, presque 97 % du PNB en 2017).

Trois chapitres consacrés à l’histoire économique de la France depuis le XVIIe siècle permettent à l’auteur de souligner que le pays a d’abord inventé le libéralisme pour ensuite le rejeter, et à quel point les structures traditionnelles de l’économie française s’inscrivent dans la durée et le subconscient collectif de toute une nation. Mais ce constat ne le rend pas pessimiste pour autant quant à l’évolution future du pays. Le dernier tiers de l’ouvrage décrit avec précision les atouts de la France : une infrastructure qui n’a pas son égal en Europe, une formation des élites de très haut niveau (on aurait aimé que Schubert parle aussi de ceux qui n’en font pas partie). Un réseau de très grandes entreprises parfaitement intégrées dans les échanges mondiaux (mais Schubert évoque aussi les énormes difficultés des petites PME traditionnelles), une culture et une audace entrepreneuriales considérables, un exceptionnel savoir-faire technologique (notamment dans l’aéronautique), et surtout une e-economy s’appuyant sur des start-ups bénéficiant d’une vraie longueur d’avance sur leurs concurrents européens. Il ne manque donc plus qu’une force réformatrice pour éveiller ce potentiel. Et Schubert ne cache pas qu’il la voit s’incarner en Emmanuel Macron, élu à l’Élysée peu de temps avant la publication de cet ouvrage.

Hans Stark

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« Géopolitique de la cyber-conflictualité » : 3 questions à Julien Nocetti

Mon, 30/07/2018 - 09:00

Auteur de l’article « Géopolitique de la cyber-conflictualité » paru dans le numéro de printemps de Politique étrangère (2/2018), Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri et spécialiste des questions liées au numérique et à la cybersécurité, répond à 3 questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

1) Vous expliquez dans votre article que le cyberespace est un « perturbateur du système international ». Qu’entendez-vous par là ?

Pour l’analyste des relations internationales, le cyberespace désoriente bon nombre de repères traditionnels. L’émergence d’internet s’est faite au départ dans un contexte de relative indifférence des pouvoirs publics et sans percevoir que la transition numérique constituerait une lame de fond allant jusqu’à bousculer les prérogatives souveraines des États. Sans parler de la remise en cause quasi généralisée de l’économie « traditionnelle », qui a des conséquences majeures pour l’avenir de notre pacte social et politique en Europe.  La sophistication et la démocratisation de l’intelligence artificielle chambouleront l’art de la guerre aussi profondément que les armes à feu le firent en leur temps, et entraîneront une lutte entre puissances pour la maîtrise de cette technologie de rupture.

Celle-ci a d’ailleurs déjà commencé et structure largement la relation sino-américaine, avec des répercussions prévisibles pour l’avenir du système international. En 2018, une part significative de la politique internationale tourne autour du champ numérique. Les menaces se sont accrues avec la dépendance toujours plus forte de nos sociétés et économies vis-à-vis du numérique. Et les effets d’attaques informatiques peuvent désormais être systémiques, comme l’ont montré les rançongiciels WannaCry et NotPetya en 2017. Ainsi WannaCry, au printemps 2017, a touché, dans 150 pays, de nombreuses infrastructures critiques : le système national de santé britannique, des réseaux internes de la police chinoise, les systèmes de transport en Allemagne, etc.

2) Votre vision de la cybersécurité intègre aussi bien des cyberattaques commises par des réseaux criminels que des opérations d’influence conduites par des services de renseignement. Pourquoi avoir opté pour un prisme aussi large ?

Le prisme est encore plus large puisque de nombreux autres acteurs entrent en jeu dans la cyber-conflictualité. De simples individus peuvent avoir un impact profond et durable en politique internationale via le numérique. L’exemple le plus évident est celui d’Edward Snowden. Les initiatives personnelles de l’ancien contractuel de la NSA ont alors conduit à une remise en cause de la prééminence des États-Unis sur le cyberespace. La tendance la plus lourde, cependant, est celle d’un renforcement par les États de leurs capacités cyber, défensives comme offensives.

Un prisme aussi « large » en termes d’actions menées est justifié par la plus grande convergence entre celles-ci, et par la difficulté, parfois, de distinguer les acteurs impliqués.

De même, un État X pourra disposer de différentes typologies d’actions dans le cyberespace, dont la plupart auront un effet politique : une cyberattaque visant telle infrastructure vitale, la propagation d’un logiciel malveillant détruisant les données d’opérateurs publics et privés, ou des actions de désinformation et de propagande sur les réseaux sociaux… Toutes ces actions participent d’une même volonté d’obtention d’un résultat politique tout en restant sous le seuil de la guerre. Ces dernières années, l’Ukraine est le théâtre où se sont concentrées les manifestations les plus violentes de cette cyber-conflictualité, sur les plans « physique » (les réseaux) comme « cognitif » (les échanges d’information).

3)  Vous décrivez la cyber-diplomatie comme une « nouvelle frontière ». La régulation du cyberespace passe-t-elle par une redéfinition de la diplomatie ?

La cyber-diplomatie est en effet un terrain à « conquérir » dans le sens où des formes de gouvernance sont à inventer pour « cadrer » les activités dans le cyberespace, et que la diplomatie traditionnelle doit nécessairement évoluer pour épouser la grande complexité – technique et humaine – des enjeux numériques.

Cette cyber-diplomatie consiste à négocier les normes de comportement, les normes et standards techniques : dans ces négociations, les diplomates ne sont pas les seuls : les acteurs privés y sont très influents. Aujourd’hui, des multinationales comme Microsoft ou Siemens ambitionnent de peser sur la gouvernance de la cybersécurité en proposant des chartes ou des conventions qui empruntent largement au langage diplomatique (« convention de Genève »…), soulevant au passage de nombreuses questions.

Par ailleurs, l’adaptation de notre outil diplomatique aux grands enjeux du numérique n’est pas un vain mot. Sur l’approche, il y a une – évidente – voie médiane à trouver entre une vision prométhéenne du numérique et une lecture exagérément souverainiste de ces enjeux. Sur la méthode, il faudra investir sur un vaste effort de rattrapage pour peser dans les discussions et négociations internationales.

Interview de Julien Nocetti, réalisée le 30 juillet 2018.

L’aide alimentaire. Un instrument de la politique mondiale

Fri, 27/07/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « L’aide alimentaire. Un instrument de la politique mondiale » a été écrit par le docteur Otto Matzke, qui occupait jusqu’au début 1974 une position dirigeante au sein de la F.A.O. et dans le programme mondial d’alimentation, et qui était, au moment de la publication de cet article dans le numéro 2/1977 de Politique étrangère, correspondant à Rome de la Neue Ziircher Zeitung pour les problèmes de matières premières et d’alimentation.

La situation critique des années 1972-1974 nous a fait largement comprendre que le monde manque de ressources alimentaires. Depuis lors, de nouveaux slogans ont fait leur apparition, provoquant de nouvelles associations d’idées, telles que « Food power »,
« l’arme du blé », « l’alimentation : arme diplomatique ou politique », etc. On a même évoqué l’idée d’un cartel alimentaire et d’une « puissance agricole » en analogie avec la
« puissance pétrolière ».

Ces spéculations se nourrissent surtout d’une étude du service secret américain, la CIA, d’août 1974, étude très souvent, sinon toujours correctement citée, et où il est dit qu’étant donné la situation alimentaire de plus en plus précaire, particulièrement dans beaucoup de pays en développement, les États-Unis auront une position encore plus dominante sur le marché mondial du blé. Ce rapport dit textuellement : « Ce rôle important de fournisseur de vivres procurera des moyens d’influence accrus (levers of influence). Il posera, d’autre part, des options difficiles et créera peut- être de nouveaux problèmes pour les États-Unis… Les États-Unis se trouveront toujours devant la question difficile de savoir à qui ils doivent livrer leur blé ». Dans ce contexte, le rapport signale le danger que courent les États-Unis de devenir le bouc-émissaire de ceux qui n’obtiennent pas satisfaction, ou peu de satisfaction, quant à leurs demandes d’aide alimentaire.

Ces considérations se fondent sur l’idée que pendant les prochaines années, voire les prochaines décennies, le monde ne connaîtra pas de grands bouleversements climatiques susceptibles d’entraver la production agricole. En considérant comme un donné la pénurie croissante en vivres à cause des changements de climat, l’étude de la CIA dit : « Cela pourrait donner aux États-Unis une plénitude de puissance jamais connue, et peut-être une puissance économique et politique plus grande que celle atteinte au lendemain de la deuxième guerre mondiale ». Dans cet ordre d’idées, l’étude poursuit : « Dans les années de vaches maigres, quand les États-Unis ne pourront pas satisfaire les demandes alimentaires de la plupart des pays importateurs, Washington aurait le pouvoir potentiel de décider de la vie et de la mort (life and death power) des masses d’hommes pauvres. Non seulement les pays en développement pauvres, mais aussi les puissances plus grandes dépendraient, au moins en partie, des importations de vivres en provenance des États-Unis ». Ce sont ces passages qui ont été trop souvent cités hors de leur vrai contexte. Ils se réfèrent à la possibilité d’une grave disette alimentaire, et aux mesures d’entraide qui, dans le débat public animé qui se poursuit aux États-Unis, ont été évoquées sous les noms de « triage » et de « concept du canot de sauvetage » . L’idée du « triage » se réfère au domaine médical militaire : il s’agit, en l’absence de moyens suffisants, d’établir trois catégories – de blessés afin d’aider ceux qui peuvent encore être sauvés, de condamner ceux qui n’ont plus de chance, et de refuser l’intervention à ceux qui n’en ont pas un besoin urgent pour pouvoir survivre. Il en résulte, pour l’alimentation, qu’il faut limiter l’aide à ceux qui possèdent une véritable chance de survie. De même, le concept du « canot de sauvetage » part de l’idée qu’un tel canot n’a qu’une capacité limitée et qu’il faut choisir ceux qu’on veut sauver de la noyade, étant donné que la tentative de les sauver tous équivaudrait au désastre commun.

Des voix autorisées aux États-Unis soulignent que des concepts, comme le « triage » et le
« sauvetage », sont déjà d’actualité. Une aide alimentaire devrait viser à résoudre durablement le problème de la pénurie des ressources, et une simple charité qui n’attaquerait pas le mal à sa racine serait moralement discutable, puisqu’elle accroîtrait la misère au lieu de la réduire. En 1971 déjà, Jay Forrester a déclaré devant le Conseil National des Églises des États-Unis, que les hommes sauvés de la famine se multiplieraient et qu’ainsi une crise encore plus grave menacerait les peuples, l’aide alimentaire ne permettant plus de maîtriser la situation.

Quel est le fondement de ces thèses contenues dans le rapport de la CIA et défendues par les avocats des concepts du triage et du canot de sauvetage ? Quelle est la situation actuelle et comment évoluera-t-elle dans un avenir prévisible ?

La situation actuelle et les perspectives

Les pays disposant d’excédents en vivres ne peuvent pas s’en servir pour exercer une pression ou pour manifester leur puissance politique ou militaire du simple fait qu’il existe d’autres pays tributaires des importations pour nourrir leurs citoyens. Pour que les exportations alimentaires deviennent un instrument de puissance, il faut qu’il y ait pénurie de vivres dans le monde ou pénurie de devises dans les pays dépendant de ces livraisons. Un avantage spécifique autre que celui dont bénéficie, sur le plan commercial, tout détenteur d’excédents, n’existe pas aussi longtemps que l’offre sur le marché mondial suffit pour satisfaire la demande. Même dans la situation où les pays les plus pauvres du Tiers-Monde ne disposent pas de devises pour payer les vivres importées, les conditions permettant d’instaurer entre les fournisseurs et les pays bénéficiaires de l’aide des rapports de dépendance n’existent pas nécessairement. Ces rapports ne peuvent résulter d’une pénurie de vivres, mais uniquement d’un manque de pouvoir d’achat. Au fond, nous sommes confrontés ici à un des aspects multiples du problème de la pauvreté. N’importe quel fournisseur d’aide au développement pourrait donc combler ce manque de pouvoir d’achat, en liant cette aide, comme dans toutes les autres opérations de développement, à certaines conditions. Nous touchons ici toute la problématique de l’aide alimentaire.

Bien que l’année de récolte en cours laisse prévoir globalement un meilleur approvisionnement en vivres, grâce surtout à de bonnes conditions climatiques, il serait prématuré d’en tirer des conclusions concernant la situation des années à venir. Les réserves de blé n’ont toujours pas atteint le niveau de l’année 1972. Selon les dernières estimations, la récolte de blé atteindra cette année un nouveau record avec environ 1,33 milliard de tonnes (contre 1,25 milliard de tonnes pour la récolte passée). C’est notamment la récolte record de l’Union soviétique (223,8 millions de tonnes, contre 140 millions de tonnes en 1975) qui explique ce résultat. Un cinquième de la production mondiale de blé provient de l’Amérique du Nord, les États-Unis à eux seuls en fournissent 17 %. Ces chiffres ne permettent pas de conclure à une position dominante de l’Amérique du Nord et encore moins des États-Unis seuls. Or, il faut aussi tenir compte du commerce mondial du blé, c’est-à-dire des exportations. Pour l’année courante le volume des exportations mondiales de blé atteindra environ 129 millions de tonnes (contre 138 millions pour l’année précédente) ; la moitié est destinée aux pays en développement (y compris la Chine et l’Inde, mais aussi les pays pétroliers riches) et l’autre à l’Europe occidentale et orientale, y compris l’Union soviétique.

L’aide alimentaire : instrument commercial et politique

Aujourd’hui, la place de l’Amérique du Nord, autrement dit, sa « position de puissance », se caractérise par le fait que sur un total de 129 millions de tonnes de blé et de céréales bruts exportés, environ 90 millions de tonnes proviennent de cette région. Une part aussi importante que 70 % des exportations globales assurera sans doute aux Américains du Nord une situation d’oligopole sur le marché mondial. Cependant, il faut apprécier le phénomène en tenant compte des substituts et en premier lieu du riz, et surtout du fait que ces exportations américaines ne représentent plus que 6,7 % de la production mondiale. Autrement dit, si les livraisons provenant de cette région devaient faire totalement défaut, cela ne réduirait la couverture des besoins en blé que de moins de 7 % ; il est donc exagéré, sinon démagogique, de dire que dès aujourd’hui les États-Unis disposent d’un pouvoir comparable à celui des pays exportateurs de pétrole puisque, selon cette thèse, « une grande partie du monde se nourrit du blé importé des États-Unis ».

Par rapport à la production mondiale, l’Amérique du Nord ne couvre que des déficits relativement mineurs, bien qu’environ un tiers du blé produit dans cette région soit exporté.

Cette position nord-américaine et surtout celle des États-Unis sur le marché mondial existe depuis les années cinquante et elle ne s’est guère renforcée pendant les dernières années. Tous les pays en développement qui entretiennent des rapports commerciaux étroits avec les États-Unis consomment aujourd’hui du blé américain, et le véhicule essentiel de ce commerce est constitué par les différents programmes d’aide alimentaire. Ainsi, des pays qui, par tradition, consommaient surtout du riz et des tubercules, se sont adaptés, au cours de décennies d’aide alimentaire, à de nouveaux modes de consommation, ce qui est le résultat très discutable d’une politique ayant des motivations à la fois altruistes et égoïstes. En effet, le fait de pouvoir compter sur une aide assurée pour des décennies entières a eu pour conséquence que beaucoup de pays en développement, et parmi eux, en première ligne, les pays où sévit la famine, ont négligé leur propre agriculture. Bien qu’on tente de minimiser cette situation, il ne faut pas se dissimuler que cette politique a plutôt découragé une relance de la production agricole.

A l’origine, les États-Unis ont accordé une aide alimentaire pour pouvoir se débarrasser de leurs excédents, mais, au fil des ans, d’autres motivations parfois contradictoires s’y sont ajoutées. D’une part, les intérêts commerciaux font qu’on lie l’octroi des dons en espèces à l’achat, par le pays bénéficiaire, du blé excédentaire aux prix du marché, ou à la création d’un marché de consommateurs futurs. D’autre part, les intérêts d’ordre politique jouent — comme pour d’autres formes d’aide — un rôle de plus en plus grand. Or, il n’y a guère de différence de principe entre l’utilisation de l’aide alimentaire comme moyen de pression commerciale, politique ou diplomatique, et l’utilisation des autres formes d’aide à des fins identiques. On pourrait parler d’une « arme du développement » au même titre que d’une « arme alimentaire », et cela est particulièrement vrai pour les cas de l’aide liée. La situation est caractérisée non pas par un manque absolu en vivres, mais par un manque de pouvoir d’achat et donc par la pauvreté des pays concernés.

La crise mondiale de l’alimentation des années 1972-1974 coïncidait avec une période de revirement de la politique américaine qui, dès 1969, avait pour objet de réduire plus ou moins pragmatiquement les gros stocks publics de blé. En 1972, la conjonction d’un recul de la production mondiale, dû aux conditions climatiques, de plus de 35 millions de tonnes, avec des achats massifs de blé par l’URSS ont eu pour effet de diminuer substantiellement les stocks américains. Les États-Unis ont alors réduit très considérablement leur aide, en poussant les ventes commerciales. Le slogan « Food for Peace » fut remplacé par « Food for Cash ». Ce revirement de la politique américaine frappa surtout les pays les plus pauvres qui s’étaient habitués à l’assistance alimentaire. Les États-Unis ont conclu, en octobre 1976, un accord de cinq ans avec l’Union soviétique, qui oblige les Russes à acheter 6-8 millions de tonnes de blé par an et fait dépendre la livraison du blé supplémentaire de l’autorisation expresse de Washington. Ainsi, une régularisation partielle prend la place des à-coups qui, auparavant, désorientaient les marchés. S’agissant du Canada, les contrats d’exportation de blé sont depuis longtemps soumis à l’approbation du « wheat board » qui peut ainsi influencer la fixation des prix. […]

Lisez l’article en entier ici.

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How Global Currencies Work: Past, Present, and Future

Thu, 26/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère
(n° 2/2018)
. Stefano Ugolini propose une analyse de l’ouvrage de Barry Eichengreen, Arnaud Mehl et Livia Chitu, How Global Currencies Work: Past, Present, and Future (Princeton University Press, 2017, 272 pages).

Jusqu’à quand perdurera le « privilège exorbitant » que le dollar confère aux États-Unis ? Le monde de plus en plus multipolaire dans lequel nous nous apprêtons à vivre sera-t-il caractérisé par une infrastructure monétaire tout aussi multipolaire ? L’euro aura-t-il quelques chances d’améliorer sa performance (jusqu’à présent, relativement décevante) en tant que devise internationale ? Ceux qui s’intéressent à ce genre de questions ne pourront se passer de How Global Currencies Work. Il s’agit d’une monographie académique mais accessible aux non-initiés, qui s’appuie largement sur les travaux de recherche menés récemment par plusieurs historiens-économistes (dont bon nombre de Français ou basés en France) autour de l’évolution du système monétaire international.

La thèse défendue par les auteurs est simple : alors qu’on a traditionnellement tendance à concevoir le statut de monnaie internationale comme un « monopole naturel » (les externalités de réseau n’admettant que l’existence d’une seule devise internationale, et empêchant donc l’essor de potentiels compétiteurs), l’évidence historique montre plutôt que ce statut est loin d’être unique et inattaquable. L’argument est surtout construit sur la base de l’épisode du « passage du flambeau » entre livre sterling et dollar américain dans l’entre-deux-guerres (dont la narration constitue le « noyau dur » de la monographie), mais les chapitres couvrent la totalité de la période allant du milieu du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. En ligne avec les contributions précédentes de Barry Eichengreen, la conclusion générale est que la primauté du dollar est effectivement contestable : si elle n’a pas vraiment été menacée jusqu’à présent, cela est plus dû aux faiblesses de ses principaux compétiteurs (notamment, le yen et l’euro) qu’à l’existence de véritables « barrières à l’entrée ».

La thèse du livre est présentée et défendue de manière très claire et, au premier abord du moins, linéaire. Le prix de cette simplification est, inévitablement, une perte de complexité dans l’argument. Le terme « monnaie internationale » cache en effet des réalités différentes. Une devise peut être utilisée à l’international pour accomplir des paiements, en vertu de son acceptabilité (c’est par exemple le cas du renminbi en Asie du Sud-Est) ; pour diversifier un portefeuille financier, en vertu de ses propriétés contra-cycliques (comme c’est le cas du franc suisse) ; ou encore, pour accomplir des opérations spéculatives, en vertu de sa volatilité (exemple du dollar australien). Or, puisque ces multiples dimensions conduisent mécaniquement à l’usage simultané de plusieurs devises sur les marchés internationaux, le constat d’une telle coexistence (qui constitue le résultat central de ce livre) n’invalide pas nécessairement l’idée traditionnelle que le statut de devise internationale par excellence est un « monopole naturel ».

Si les auteurs prouvent être conscients de ces nuances dans leur narration historique, ils les passent sous silence dans la construction de leur argument, qui se base sur une définition de « monnaie internationale » assez restrictive (c’est-à-dire, comme synonyme de « monnaie de réserve », notamment détenue par les banques centrales). Les recherches futures nous diront si l’adoption d’une définition moins restrictive pourrait invalider, ou non, les conclusions ici proposées par Eichengreen et ses co-auteurs.

Stefano Ugolini

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Du risque des failles de sécurité…

Wed, 25/07/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « L’Union européenne et la lutte contre le terrorisme », écrit par Séverine Wernert dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). <<

Patton’s Way: A Radical Theory of War

Tue, 24/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère
(n° 2/2018)
. Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de James Kelly Morningstar, Patton’s Way: A Radical Theory of War (Naval Institute Press, 2017, 352 pages).

Le général Patton est une personnalité contestée. Ses succès au combat sont nombreux, en particulier à la tête de la Troisième armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais il est aussi régulièrement dépeint comme un chef caractériel et incontrôlable, dont les réussites ne s’expliqueraient que par des prises de risque inconsidérées. James Kelly Morningstar, officier de l’U.S. Army en retraite et professeur d’histoire militaire à l’université du Maryland, cherche dans ce livre à réhabiliter la pensée stratégique et tactique de Patton, et à montrer sa pertinence actuelle. Il appuie son propos sur de nombreuses sources primaires, notamment issues des archives personnelles du général.

Pour Morningstar, l’approche de Patton se caractérise par quatre principes de base : la priorité mise sur le choc pour détruire le moral de l’adversaire ; l’utilisation maximale du combat interarmes, et en particulier des unités blindées et mécanisées ; l’accent mis sur le commandement par objectif laissant une large part à l’initiative ; enfin, l’usage poussé du renseignement pour découvrir les points faibles du dispositif ennemi qui seront les points d’application de l’effort. L’auteur explique que la pratique de ces principes par Patton va à l’encontre de la doctrine de l’U.S. Army de l’époque. Cette dernière était en effet focalisée sur l’attrition beaucoup plus que sur la manœuvre, sur un commandement centralisé plutôt que sur l’initiative, et sur la puissance de feu davantage que sur la vitesse. Le caractère bien trempé de Patton est l’un des facteurs qui expliquent ses mauvaises relations avec ses supérieurs (Dwight Einsenhower et Omar Bradley), mais James Morningstar montre bien que l’opposition venait avant tout d’une profonde divergence quant à la façon de mener les combats.

Le style de Patton est ensuite illustré par deux chapitres sur la percée de 1944 en Normandie. L’auteur souligne bien l’absence de vision opérative d’Omar Bradley et Bernard Montgomery. La prudence de leurs manœuvres n’a en rien permis de limiter les pertes ou de gagner du terrain. Patton est l’inspirateur de la percée qui a finalement mis fin à cette impasse sanglante, mais il est aussi le chef d’orchestre de l’exploitation de plus de 1 100 km qui a lieu dans la foulée. Les unités de Patton ne s’arrêteront qu’à 70 km de la frontière allemande – au grand dam de leur chef –, le ravitaillement en carburant faisant défaut.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à l’héritage intellectuel de Patton dans les armées américaines. La guerre froide, avec sa focalisation sur l’arme nucléaire, n’est pas propice à une diffusion de ses idées. Mais les années 1970 font évoluer les choses avec l’introduction de la doctrine Air Land Battle, où l’on retrouve en particulier l’importance de la vitesse pour vaincre. L’auteur n’omet pas de souligner que la pensée de Patton n’est véritablement adaptée qu’au combat de haute intensité, pas à la contre-insurrection.

En somme, le livre de James Morningstar replace avec brio la pensée de Patton dans l’évolution des concepts stratégiques et tactiques américains. Il regorge de réflexions sur la guerre et la manœuvre particulièrement pertinentes, alors que les armées occidentales cherchent à réinventer leurs modes d’action pour le combat conventionnel de haute intensité. Cet ouvrage est à conseiller à tous ceux qui s’intéressent à la stratégie et à la tactique.

Rémy Hémez

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Vivre le temps des troubles

Mon, 23/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Jolyon Howorth, propose une analyse de l’ouvrage de Thierry de Montbrial, fondateur et président de l’Ifri, Vivre le temps des troubles (Albin Michel, 2017, 176 pages).

Thierry de Montbrial relève ici un défi « modeste et ambitieux » : celui d’une réflexion sur la perspective, dans un XXIe siècle mal parti, d’une progression empirique vers la « gouvernance mondiale ». Dans un vaste tour d’horizon, il étudie, en trois chapitres denses, foisonnants, l’intersection entre « la présence du futur », « l’empreinte du passé » et « le choc du présent ». On pense immanquablement à Antonio Gramsci : « La crise consiste justement en ce que l’ancien meurt quand le nouveau ne peut pas naître. »

Le futur est là. Voici la visite guidée et savamment critique de notre anthropocène (Paul Cruzen), où certains voient la perspective d’une énergie propre illimitée à un coût marginal (Jeremy Rifkin), d’autres une combinaison entre intelligence artificielle et percées médicales, laissant poindre l’immortalité (la « singularité » de Ray Kurzweil). Thierry de Montbrial ne se laisse pas séduire par les prophètes de l’avenir : la conscience l’emportera toujours sur l’intelligence artificielle ; les religions font de nouveau irruption sur la scène internationale et « expriment aussi bien le futur que le passé » ; le robot le plus intelligent sera incapable d’engendrer une éthique. Nous vivons donc « le temps des troubles ».

L’empreinte du passé demeure lourde. L’histoire sert trop souvent des intérêts étroitement nationaux, quand la méconnaissance de l’histoire des autres est source d’erreurs graves, à l’intérieur (réactions à la crise de l’immigration), à l’extérieur (les interventions « humanitaires » qui, le plus souvent, aggravent les crises régionales). Le XXe siècle nous a pourtant légué des révolutions scientifiques en tous domaines – relativité, mécanique quantique, logique mathématique, biologie moléculaire, informatique et intelligence artificielle… – qui suggèrent que la mondialisation relève de l’inévitable. Le « secret de la vie » serait à notre porte. Et pourtant, souligne l’auteur, au XXIe siècle la passion semble l’emporter sur la raison. « Les groupes humains, peuples et nations, ne se dissolvent pas dans l’océan de la technologie », et ils réagissent de manières très différentes à ces mutations.

Que signifie dès lors le concept de « progrès » ? Dans le domaine de la connaissance « pure », il est inéluctable. Mais quid des révolutions nucléaire et numérique ? Sait-on se doter d’institutions améliorant les relations sociales et politiques ? Le référendum améliore-t-il la démocratie ? On peut en douter. Surtout, l’erreur cardinale pour qui cherche le chemin de la gouvernance globale, est la tentation de considérer comme « universelles » les valeurs… de l’Occident. « Si avant-gardiste qu’un peuple puisse se considérer, au nom de quoi pourrait-il s’arroger le droit d’imposer ses vues sur d’autres peuples ? »

Quant au présent, il réinvente le rapport entre populations et territoires. Les conflits d’aujourd’hui traduisent le clash entre projets géopolitiques structurés par des phénomènes identitaires. Les belles avancées institutionnelles (ONU) ou conceptuelles (sécurité collective, « communauté internationale ») ont tourné en mythes, qui gomment les véritables leçons de l’entre-deux-guerres : la relation entre économie et politique, l’impuissance du droit à régler seul les différends entre États, et la pertinence, plus lourde que jamais, de l’équilibre des forces (« balance of power »).

L’auteur clôt sa réflexion sur six propositions. Les Américains ne sauraient gouverner le monde – ils défendent leurs intérêts nationaux. Les Chinois naviguent entre une ambition démesurée et le désir concomitant de stabiliser leur environnement international. L’interdépendance de fait se heurte au retour du nationalisme économique. La sortie de la guerre froide a été ratée par l’arrogance des Occidentaux. L’Union européenne, en dépit de ses multiples crises, offre un modèle positif de gouvernance internationale. Le système international est infiniment fragile – ce qui rend obligatoire la recherche de la gouvernance mondiale, un travail « de très longue haleine » et qui « ne pourra se mettre en place que par approximations successives, essais et erreurs ». Thierry de Montbrial a le mérite considérable d’en dessiner, dans ce livre important, quelques balises essentielles.

Jolyon Howorth

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La guerre survivra-t-elle au XXIe siècle ?

Fri, 20/07/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « La guerre survivra-t-elle au XXIe siècle ? » a été écrit par Jean-Louis Dufour, consultant pour les questions militaires et stratégiques, et publié dans le numéro 1/1997 de Politique étrangère.

Emmanuel Kant avait naguère conçu un projet de paix perpétuelle, laquelle interviendrait le jour où trois conditions seraient remplies : la disparition du territoire en tant que symbole pertinent de la puissance des États ; la mondialisation de l’économie ; la convergence des systèmes politiques.

Qu’en est-il donc aujourd’hui ? La mondialisation est en bonne voie. Les systèmes politiques ont esquissé un rapprochement à la mesure des progrès de la démocratie depuis qu’ont disparu l’Union soviétique et les idéologies conquérantes. En revanche, le territoire compte toujours pour beaucoup dans les querelles ou dans les crises pouvant conduire à la guerre. Nul ne saurait prévoir sans imprudence que cette tendance s’inverse dans les prochains lustres.

De surcroît, Emmanuel Kant, homme du XVIIIe siècle, ne pouvait prévoir deux phénomènes caractéristiques de notre fin de siècle, et passablement contradictoires : la folle multiplication des États jointe à la désagrégation progressive de bon nombre d’entre eux. Quand bien même les nations s’abstiendraient de s’affronter par les armes, les guerres ne disparaîtraient pas pour autant. L’analyse des relations internationales contemporaines le montre assez.

L’époque connaît des changements d’importance. Pour tel chroniqueur, « la guerre échoue de nos jours à satisfaire les buts de la politique, la stratégie est abandonnée en tant que telle ». De fait, nonobstant la persistance fâcheuse de passions nationalistes que l’on avait pu croire démodées, les États ne se font plus la guerre. Pour autant cette dernière n’a pas fini de tourmenter les hommes. Des guerres civiles, aux apparences inusitées, éclatent, renaissent, perdurent. En se perpétuant, ces conflits internes se décomposent ; l’ambition politique fait place à l’appât du gain ; à l’instar des hommes, la bataille quitte les campagnes pour émigrer en ville. La dégénérescence de la guerre n’est certes pas un phénomène nouveau. Avant d’être codifiée par un droit spécifique, la guerre au Moyen Age revêtait des formes anarchiques, où la lutte pour un pouvoir mal défini se perdait souvent dans le simple banditisme. En revanche, la guerre menée systématiquement en ville, avec la ville pour enjeu, est une caractéristique singulière des conflits récents, qui pourrait bien marquer les combats du siècle prochain.

Confrontées à ces nouveaux défis et comme elles le font déjà ici ou là, les démocraties choisiront peut-être de rétablir la paix. Cela suppose toutefois satisfaits divers préalables : doctrines ad hoc mises au point et appliquées, soldats professionnels de qualité recrutés en nombre suffisant, matériels appropriés conçus, produits et mis en œuvre. Vaste tâche en vérité, et délicate, puisque l’observation des guerres d’aujourd’hui, seul moyen de nous projeter dans le XXIe siècle, ne garantit pas l’avenir mais peut seulement l’éclairer.

Feu la guerre d’autrefois

« La guerre est morte ! » Paradoxale et provocante, l’heureuse (et déjà ancienne) expression de Claude Le Borgne reflète une évidente réalité : la raréfaction progressive, depuis 1945, des affrontements armés interétatiques. Manifeste au temps de l’opposition Est-Ouest, cette tendance s’est encore amplifiée avec la fin de la guerre froide. Sera-t-elle durable ? De la réponse à cette question dépendent largement doctrines et systèmes de défense, alliances et budgets, matériels militaires et structures des forces. Or, les revendications territoriales sont toujours nombreuses, les tensions et les rancœurs entre nations perdurent sans retenue, et le recours aux juges de La Haye pour régler les différends internationaux n’est nullement systématique.

Pourtant, les faits sont têtus. Avant 1939, quatre fois sur cinq, la guerre concernait des États entre eux. Depuis 1945 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, la tendance s’est inversée. Nos contemporains privilégient les conflits internes, le plus souvent entremêlés d’interventions extérieures. Depuis 1980, les affrontements interétatiques se comptent sur les doigts des deux mains, Iran/Irak, Argentine/Grande-Bretagne, Burkina/Mali, Tchad/Libye, invasion du Liban par Israël, Irak/Koweït suivi de la guerre dite « du
Golfe ». Peu d’affaires en vérité même si, pour être précis, il convient d’ajouter à cette liste le débarquement américain sur l’île de la Grenade en novembre 1983, l’opération également américaine visant la capture du chef de l’État panaméen, le général Noriega, en décembre 1989, les incidents de frontière entre le Pérou et l’Équateur au début de 1995. Quant au conflit inter-yéménite, il est difficile de qualifier cet épisode sanglant : guerre civile ou conflit interétatique ? Les spécialistes ont du mal à trancher .

Cette raréfaction des guerres ne laisse pas d’être surprenante. La multiplication par 4 du nombre des États aurait dû entraîner celle de leurs querelles. Il n’en a rien été.

Rémanence des querelles internationales

Tout observateur peut néanmoins noter les risques rémanents de conflits entre nations rivales. L’Inde et le Pakistan sont toujours séparés par une solide inimitié que ne calmeront plus les superpuissances de la guerre froide. La Grèce et la Turquie doivent à leur commune appartenance à l’OTAN et aux fermes pressions du tuteur américain de n’avoir pas recouru aux armes dans ces dernières décennies. La Chine n’a pas renoncé à Taïwan. Israël et la Syrie, en dépit des négociations israélo-arabes, n’ont pas vraiment remisé les armes au vestiaire. L’Iran, adversaire cinq fois millénaire des Arabes, ne caresse-t-il pas le désir de s’installer sur les rives méridionales du Golfe ? Les Émirats le croient, qui s’arment pour l’en dissuader. Pourquoi la présence en Bosnie, dix-huit mois durant, de la SFOR, successeur de PIFOR, convaincrait- elle les populations balkaniques de renoncer à leurs pathétiques et séculaires jeux guerriers ?

Au-delà de ces disputes, génératrices éventuelles de grandes batailles, l’année 1996 a vu se multiplier d’inquiétants incidents internationaux. Ainsi, le 27 janvier, des journalistes turcs prenaient-ils pied sur l’îlot d’Imia, en mer Égée, pour hisser devant les caméras de télévision un drapeau turc aux lieu et place des couleurs grecques. Le 8 février de la même année, les Coréens déclaraient vouloir construire un quai de 80 mètres sur Tokdo, un îlot guère plus grand qu’un bel appartement parisien, que le Japon affirme sien. Quelques semaines auparavant, les îles Hanish, la Grande et la Petite, en mer Rouge, avaient été occupées par des militaires érythréens au grand dam du Yémen. Le 10 septembre, Pékin mettait Tokyo en garde après l’envoi par le Japon d’une équipe d’entretien d’un phare installé sur les îlots de Diaoyou revendiqués par l’ensemble des Chinois, de métropole comme d’outre-mer. Le 6 octobre 1996, des centaines de Taïwanais lançaient 10 000 bouteilles à la mer avec des messages en chinois, anglais, japonais, affirmant la souveraineté de Taipei sur les Diaoyou et dénonçant « les agissements nippons ». Cette agitation autour de rochers inhabités succédait à la tension de l’année précédente en mer de Chine, à propos des îles Spratleys revendiquées simultanément par une bonne demi-douzaine d’États riverains. Début 1997, la Turquie proclamait son intention d’aller détruire les missiles sol-air S 300 commandés par Chypre à la Russie, au cas où ils seraient finalement installés.

Un peu partout dans le monde, la passion nationaliste s’est encore manifestée de la manière la plus sommaire. Rien n’a manqué : déclarations belliqueuses d’hommes et de femmes d’État (Tansu Ciller en Turquie), mouvements de patrouilleurs côtiers et d’hélicoptères, drapeaux japonais brûlés dans les rues de Séoul, éditoriaux enflammés jusqu’à des affrontements armés entre Érythréens et Yéménites, que la France a dû calmer… Pourquoi ? En raison principalement des zones d’intérêts économiques exclusifs attachés à ces îlots, voire dans le cas de Chypre, pour cause de rupture possible des équilibres militaires. A chaque fois, l’opinion publique a paru aisément manipulable. Somme toute ténus, ces différends font resurgir les vieilles rancœurs gréco-turque, sino-japonaise, sino-coréenne… et même arabo-africaine dans le cas des îles Hanish, puisque la Ligue arabe a pris immédiatement fait et cause pour le Yémen contre l’Érythrée, elle- même soutenue par l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Annoncer dans ces conditions la fin des conflits entre États semblera pour le moins précipité.

La fin des conflits entre États ?

Cependant, ces sortes d’affrontements pourraient bien se raréfier encore un peu plus. Les raisons en sont diverses, que l’on peut regrouper sous cinq rubriques.

La technologie. Il existe une différence qualitative énorme entre les armements à la disposition des uns et des autres. Les technologies militaires occidentales, pour l’essentiel américaines, dominent largement celles, déclinantes, de l’ex-pacte de Varsovie. L’Occident, auquel il convient d’ajouter le Japon, n’a pas de rival ; ses dépenses d’armement sont supérieures à celles de tous les autres pays réunis, celles consacrées à la recherche militaire représentent 85 % du total mondial. Aucun État au monde ne paraît capable d’inverser la tendance dans un avenir prévisible. Les guerres naissent souvent d’un déséquilibre des rapports de forces d’une ampleur suffisante pour convaincre un État que la balance penche décidément en sa faveur. Serait-ce vraiment la fin de l’ordre militaire ? […]

Lisez l’article en entier ici.

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Turkey and the West: Fault Lines in a Troubled Alliance

Thu, 19/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Aurélien Denizeau propose une analyse de l’ouvrage de Kemal Kirisci, Turkey and the West: Fault Lines in a Troubled Alliance (Brookings Institution Press, 2017, 320 pages).

Alors que l’alliance entre la Turquie et les pays occidentaux s’est considérablement fragilisée ces dernières années, l’ouvrage de Kemal Kirisci propose une synthèse bienvenue. L’auteur est un bon connaisseur des relations extérieures turques ; il avait vu dans la diplomatie d’Ankara la pratique typique d’un trading state, avant que les enjeux sécuritaires ne reprennent le dessus. Son ouvrage a le mérite de ne pas simplement compiler les évolutions de la politique étrangère turque, mais de les relier aux évolutions internes du pays. En d’autres termes, plus le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir rejette le modèle kémaliste modernisateur aux origines de la République, et plus ses relations avec les pays occidentaux se tendent.

Turkey and the West s’inscrit dans une perspective historique large, revenant aux débuts de l’alliance occidentale turque. Une occasion de rappeler que cette relation a toujours été compliquée, traversée de crises et soubresauts. D’ailleurs, par certains aspects, l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, permet de rapprocher la Turquie de ses partenaires occidentaux, le pays semblant alors se rapprocher des standards d’une démocratie libérale. À l’ouverture politique interne et aux réformes audacieuses proposées par le parti de Recep Tayyip Erdogan correspondent une coopération réelle avec les États-Unis, et surtout les débuts du processus d’adhésion à l’Union européenne (UE). L’auteur rappelle, au passage, que l’anti-occidentalisme n’est pas en Turquie seulement le fait du camp islamiste : au contraire, dans les années 2000, kémalistes et nationalistes présentent l’AKP comme un instrument américain et européen pour affaiblir la souveraineté turque et son modèle républicain.

Kemal Kirisci, pour sa part, estime que ce lien transatlantique a eu de nombreux effets bénéfiques sur la Turquie. S’il s’efforce de garder un regard objectif, il est assez clair qu’il déplore la dégradation des relations entre Ankara et ses alliés américains et européens. À ses yeux, là encore, celle-ci doit être mise en parallèle avec un retour progressif à l’autoritarisme politique. Sûr de sa position hégémonique, mais également refroidi par les erreurs américaines en Irak et les réticences européennes à la candidature turque, l’AKP adopte une rhétorique de plus en plus critique envers l’Occident. La guerre en Syrie cristallise ces oppositions. Alors même que la Turquie et ses partenaires, notamment américain, français et britannique, semblent partager la même position hostile à Bachar Al-Assad, l’évolution du conflit les conduit à s’opposer. Un temps accusée de soutenir les mouvements djihadistes, Ankara accuse en retour les pays occidentaux d’armer les milices kurdes qu’elle combat. Cette rhétorique anti-occidentale rencontre un succès certain auprès d’une population déçue par l’UE et traditionnellement critique envers les États-Unis.

Les derniers chapitres de l’ouvrage reviennent plus spécifiquement sur la politique étrangère turque. L’auteur y remet notamment en question le rôle d’Ahmet Davutoglu dans l’élaboration de celle-ci. S’il reconnaît volontiers le rôle et l’influence de l’universitaire, il relève que la politique étrangère de l’AKP s’inscrit dans une certaine continuité avec les initiatives antérieures. Ce faisant, Kemal Kirisci renouvelle également le regard porté sur cette diplomatie turque, dont la relation à l’Occident n’est qu’un des aspects les plus symboliques.

Aurélien Denizeau

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Le spectre d’une cyber-conflictualité…

Wed, 18/07/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « Géopolitique de la cyber-conflictualité », écrit par Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI et spécialiste des questions liées au numérique et au cyber, dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). <<

La Ruée vers l’Europe

Tue, 17/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Stephen Smith, La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent (Grasset, 2018, 272 pages).

On pardonnera le titre, tant le livre s’efforce de décrire humainement un phénomène humain : l’accroissement in-maîtrisé des populations au sud du Sahara, et ses conséquences, en particulier sur la vieille Europe.

Les chiffres font aisément le spectacle : au sud du Sahara, 4 habitants sur 10 n’étaient pas nés le 11 septembre 2001 ; 5 % seulement d’entre eux ont plus de 60 ans ; d’ici à 2050, 28 pays subsahariens verront leur population doubler, et 9 autres la verront quintupler ; Lagos compte aujourd’hui 60 % d’habitants de moins de 15 ans (Paris intra-muros :
14 %…) ; et en 2050, l’Afrique devrait avoir quintuplé sa production agricole pour assurer sa sécurité alimentaire.

D’où, à la fois, une déstructuration des sociétés, en particulier du fait des inégalités, et un envol des migrations transméditerranéennes qui, avec le timide décollage de certains espaces, de Sud/Sud deviennent massivement Sud/Nord. Le grand mérite de ce livre est en effet de rappeler toute la complexité des phénomènes migratoires : au croisement d’un certain développement (il faut avoir les moyens psychologiques et matériels de partir) ; d’une ingouvernabilité des sociétés (comment gère-t-on des sociétés traditionnellement basées sur la sagesse de l’âge, et où les jeunes sont à la fois lourdement majoritaires et exclus économiquement et politiquement ?) ; d’un basculement mental et idéologique, avec l’individualisation des parcours que promeut la vague néo-protestante au sud du Sahara…

Sans conteste possible, les migrations trans-Méditerranée, boostées par le progrès inégal, la présence de diasporas déjà installées, et sans doute demain les problèmes environnementaux, posent – et plus encore poseront – problème à la vieille Europe. Le barrage est impuissant. Et l’ouverture totale serait très dispendieuse et socialement dangereuse. L’idée de l’ingestion mesurée de populations immigrées pour contrebalancer la faiblesse démographique européenne étant un mythe, qui fait totalement abstraction des problèmes concrets.

Loin de fournir des solutions clé en main (ce qui est plutôt rafraîchissant…), Stephen Smith liste en fin de parcours cinq modèles pour la réflexion : l’ouverture totale, qui signifierait la fin de « l’Europe sociale », telle que l’ont conçue les deux derniers siècles ; l’Europe forteresse, une option perdue d’avance si elle est vue comme un absolu ; la dérive mafieuse, les mafias africaines faisant leur jonction avec la pègre européenne au profit de tous les trafics, y compris humains ; le retour à un certain protectorat, les Européens s’entendant avec les régimes africains pour endiguer le flot migratoire en échange de contreparties politiques ou économiques – pratiques déjà développées. Le cinquième modèle pouvant être une combinaison d’éléments des quatre précédents ; et l’auteur appelle l’attention sur l’exemple de l’Espagne, dont les adaptations successives ont réussi le double défi de l’accueil des entrants et de la limitation des entrées.

Appuyé sur une profonde connaissance des multiples réalités de l’Afrique, sur une vraie empathie et de fermes données, balayant les solutions évidentes et idéologiques, le livre de Stephen Smith lui fait honneur. On a rarement l’occasion de lire des pages si claires, qui soulignent l’ampleur de notre ignorance, et l’impuissance des solutions prônées à longueur de campagne électorale. Si la sagesse commence par la lucidité, il faut lire Stephen Smith avec grande attention.

Dominique David

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The Sword’s Other Edge

Mon, 16/07/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Dan Reiter, The Sword’s Other Edge: Trade-Offs in the Pursuit of Military Effectiveness (Cambridge University Press, 2017, 280 pages).

La plupart des contributions à cet ouvrage collectif dirigé par Dan Reiter – professeur de science politique à l’université Emory – sont issues de communications données lors d’un séminaire de 2015 consacré à l’efficacité militaire. Les études dédiées à cette thématique sont nombreuses. Certaines sont devenues des classiques, à l’instar de Military Effectiveness, trois volumes dirigés par Allan R. Millett et Williamson Murray. Cependant, l’ouvrage dirigé par Dan Reiter aborde la question de façon singulière. Les auteurs se consacrent en effet à l’analyse des contrecoups de la recherche de la performance tactique et stratégique.

Les contributions, au nombre de neuf, sont très diverses. Elles traitent des conséquences sur l’efficacité des différentes façons de financer une guerre, des sources de la performance dans les opérations de contre-insurrection – avec une étude de cas intéressante sur l’armée philippine entre 2000 et 2008, qui présente des statistiques inédites –, ou encore des risques d’escalade nucléaire liés à une trop grande efficacité militaire conventionnelle.

Trois contributions retiennent plus particulièrement l’attention. La première, d’Emanuele Castelli et Lorenzo Zambernardi, est une bonne synthèse sur les effets négatifs que peut avoir, pour une force, la recherche de protection. La question est analysée sous plusieurs angles : la dépendance vis-à-vis des frappes aériennes pour éviter de s’engager au sol ; le
« déploiement sans le combat » via, par exemple, le mentoring ; ou encore les mesures techniques prises afin d’améliorer la protection de la force, comme l’emploi de véhicules lourdement blindés.

La deuxième, écrite par Jason Lyall – Forced to fight –, est certainement la plus originale du livre. L’auteur y étudie l’utilisation de la coercition, et particulièrement d’unités chargées de la mise en place d’un cordon de contrôle à l’arrière du front. À partir de l’étude des batailles de Koursk et Stalingrad, Lyall montre que les mesures de contrôle permettent de maintenir la cohésion d’unités qui, sinon, se seraient probablement délitées. Mais le coût de ce type de mesures est prohibitif. La combinaison d’exécutions sommaires, de vengeances contre les officiers, d’automutilations, et d’absence d’esprit d’initiative entraîne des taux de pertes bien supérieurs à la moyenne. Ces méthodes créent aussi une atmosphère « tuer ou être tué », qui concourt à la « barbarisation » de la guerre.

Enfin, Michael Horowitz participe à l’ouvrage avec un examen des effets sur l’efficacité militaire de l’intégration croissante de la robotique et des systèmes autonomes. Pour ce faire, il présente d’abord les aptitudes actuelles et futures des drones aériens concernant la puissance de feu, la mobilité, l’endurance et les capacités de communication. Dans le domaine de la robotique terrestre, sont étudiés les différents scénarios d’intégration dans les appareils militaires : la substitution « un pour un » (un robot terrestre remplace un char, par exemple), l’insistance sur la masse (essaims) ou l’interaction hommes/machines.

Cet ouvrage offre d’intéressants travaux de recherche sur des sujets peu traités. Les chercheurs dans le domaine de la défense y trouveront de nombreuses réflexions et données utiles et, certainement, des pistes à approfondir.

Rémy Hémez

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La Turquie entre la recherche de l’équilibre et l’isolement

Fri, 13/07/2018 - 08:30

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « La Turquie entre la recherche de l’équilibre et l’isolement » a été écrit par le politiste franco-turc Semih Vaner et publié dans le numéro 1/1982 de Politique étrangère.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la politique extérieure de la Turquie a connu deux périodes relativement distinctes : la première lorsque Ankara s’engagea totalement dans le camp occidental — nécessité oblige, disaient les diplomates et les dirigeants de l’époque ; la seconde commence après le coup d’État militaire de 1960, et, plus précisément, à partir des années 1964-1965, lorsque la diplomatie turque s’efforça de suivre une politique plus équilibrée : rapprochement avec le camp socialiste, normalisation des relations avec le monde arabe, voire à certains moments, une plus grande sensibilité aux thèses du Tiers-Monde dont la Turquie pourrait être considérée, pourtant, à maints égards, comme partie intégrante. Cette recherche de l’équilibre n’a pas suffi, toutefois, à faire sortir complètement le pays de l’isolement ressenti surtout au moment des rebondissements de la crise chypriote : le premier, en 1964, qui est, pour une grande part, à l’origine de cette nouvelle politique, et surtout, le second, plus dramatique, en 1974, où l’intervention au nord de l’île et le peu de soutien qu’elle a trouvé dans le monde a été plus le symptôme de la solitude éprouvée par la Turquie que véritablement la cause.

De la « doctrine Truman » au « consensus stratégique »

La position que la Turquie occupe sur la scène internationale est largement déterminée par les liens spéciaux qui la rattachent aux États-Unis d’Amérique, liens qui reposent essentiellement sur les traités bilatéraux conclus entre les gouvernements des deux pays. En fait, l’alliance turco-américaine remonte aux années décisives de 1945-1947.

La Turquie se trouvait alors seule face au « grand voisin du Nord » conscient de sa victoire. Adoptant une attitude franchement hostile à l’égard de la Turquie, Staline refusa, en mars 1945, de renouveler le traité de neutralité et de non-agression conclu vingt ans auparavant avec Atatürk et réclama la restitution des provinces de Kars et d’Artakan, cédées à la Turquie par Lénine, et l’établissement d’une base soviétique dans les Dardanelles. Le rejet de ces deux exigences entraîna la dégradation des relations entre les deux pays et, corollairement, le rapprochement entre la Turquie et les États-Unis. Outre la pression soviétique, la nécessité d’une aide économique extérieure et les changements survenus sur le plan intérieur ont conduit la Turquie à choisir l’option occidentale.

L’acceptation de la « doctrine Truman » formulée en 1947 et destinée à « fournir une aide aux peuples libres qui luttent contre les pressions étrangères et contre des minorités qui tentent de s’imposer par la force », l’envoi d’un corps expéditionnaire en Corée, l’adhésion au Pacte atlantique en 1952, puis en 1955 au pacte de Bagdad — devenu par la suite le CENTO —, concrétisèrent cette orientation.

Par ailleurs, la Turquie continuait de constituer tout un réseau de traités bilatéraux avec les États-Unis. Ces traités, autorisant l’implantation de bases stratégiques et de lancement balistique sur le territoire turc, ont été signés et mis en application soit par le ministère des Affaires étrangères, soit par les autorités militaires, mais ils n’ont jamais été soumis à la ratification du Parlement.

Toutefois, l’alliance turco-américaine a connu des hauts et des bas. Après les événements de Chypre, en 1974, et le refus, en février 1975, de la Chambre des représentants américaine de lever l’embargo imposé à la Turquie — grâce notamment au puissant
« lobby grec » de Washington et afin de forcer la solution de la question chypriote — , celle-ci avait riposté en annonçant, le 20 juillet 1975, l’entrée en vigueur du « statut provisoire » réglementant désormais le fonctionnement de vingt-cinq bases militaires, c’est-à-dire leur « mise en veilleuse ».

Pendant plus de trois ans, les dirigeants turcs demandèrent à Washington, sans succès, la reprise des ventes d’armes, allant jusqu’à suggérer que cette situation pourrait, si elle se prolongeait, les conduire à reconsidérer l’appartenance de leur pays à l’Alliance atlantique. En juillet 1978, la Turquie obtint finalement satisfaction, ce qui provoqua de vives réactions grecques. Trois mois plus tard, un statut temporaire fut accordé aux bases américaines, statut rendu définitif par l’accord américano-turc du 9 janvier 1980. Cet accord prévoit notamment la restitution aux États-Unis de trois bases considérées comme particulièrement vitales par le Pentagone.

La position de la Turquie, qui possède des installations d’écoute ultra-modernes, s’est trouvée renforcée après le départ du Shah et la perte des installations d’écoute américaines en Iran. Trois stations d’écoute fournissent en permanence aux Américains environ 25 % des informations concernant les essais des missiles stratégiques soviétiques : Belbasi, non loin d’Ankara, où des sismologues détectent les explosions nucléaires souterraines soviétiques ; Diyarbakir, en Anatolie orientale, où deux radars sont à l’affût des mouvements de satellites adverses ; Sinop, sur la mer Noire qui capte les messages radio. Ces installations appartiennent à l’Agence de sécurité nationale chargée de toutes les questions de décryptage, de décodage, de brouillage et de protection des communications.

Toutes les stations d’écoute de l’agence américaine jouent un rôle dans l’écoute des centres d’essais soviétiques de Kapustinyar, à l’est de Volgograd et de Tyuratam près de la mer d’Aral. Ce dernier site expérimente les missiles intercontinentaux soviétiques SS-18 et SS-19 et plus particulièrement les ogives multiples à trajectoire indépendante. Ces stations sont aussi chargées d’intercepter les communications en URSS entre différentes unités, les autorités publiques, etc. Outre ces stations d’écoute, la Turquie abrite quatorze stations de surveillance et d’alerte aérienne du réseau NADGE de l’OTAN. Par ailleurs, sur les bords de la mer de Marmara, la station de Karamùrsel contrôle le passage des navires soviétiques de la mer Noire, où se trouvent presque tous les chantiers navals de l’URSS du sud.

Après l’effondrement de la monarchie iranienne et l’invasion soviétique de l’Afghanistan, il est apparu de façon évidente que le point névralgique de la sécurité européenne s’était déplacé et que l’attention se portait désormais plus particulièrement vers la région du golfe Persique. La nouvelle Administration américaine, pour laquelle le conflit israélo-arabe n’est plus le dossier prioritaire au Proche-Orient, met plutôt l’accent sur « la menace des Soviétiques et de leurs représentants » dans le Golfe.

Aussi l’Administration Reagan considère-t-elle désormais la Turquie comme un des éléments essentiels de sa stratégie pour contenir la poussée soviétique au Moyen-Orient. Elle souhaite que la Turquie se rallie au « consensus stratégique » même si aucune proposition précise — du moins officielle — ne semble avoir été faite jusqu’à maintenant. Au cours de la visite à Ankara, en décembre 1981, de M. Weinberger, secrétaire d’État américain à la Défense, la contribution éventuelle d’Ankara à la force de déploiement rapide (Rapid Deployment Force) n’aurait pas été évoquée et cela pour une simple raison : les Turcs, estimant que « la défense du Golfe ne relève que des pays du Golfe », ont indiqué depuis plusieurs mois qu’ils ne souhaitent nullement servir de fer de lance aux troupes américaines au Proche-Orient ni par le biais des facilités de stockage ni par celui des bases militaires.

Or, au cours des derniers mois, les responsables américains et ceux de l’OTAN ont multiplié les déclarations laissant à penser que les pressions s’exerceraient à rencontre de la Turquie afin de l’impliquer dans le partage des tâches pour la défense des intérêts occidentaux au Moyen-Orient. Alors que pour M. Robert Komer, ancien ambassadeur des États-Unis à Ankara, le rôle de la Turquie qui est « un pont entre l’OTAN et le golfe Persique » devrait être « stratégiquement dissuasif », un haut responsable américain aurait déclaré pour sa part et sans ambages : « la Turquie a choisi son camp et a pris sa place dans le camp occidental. Le moment venu, elle aura à remplir ce qu’elle a assumé ».

Les exigences des partenaires de l’OTAN se manifestent également sous forme soit
d’« espérances » soit de « certitudes ». Ainsi, M. Joseph Luns, secrétaire général de l’OTAN, a déclaré qu’il « espère que la Turquie, en cas de nécessité, ne refusera pas son concours à une entreprise de défense du Golfe ». Or, au cours des débats sur le traité de coopération et de défense qui devait être signé et qui a été mis en chantier en janvier 1979, à Ankara, la Turquie avait insisté tout particulièrement afin que des clauses précises délimitent le champ des forces de l’OTAN, en tenant la région du golfe Persique hors du traité, ce contre quoi les États-Unis s’étaient résolument opposés.

La Turquie refuse, pour le moment, d’accepter un rôle actif au sein des différents scénarios conçus par les stratèges occidentaux. Cependant il est permis de s’interroger sur sa capacité de résistance, surtout si l’on tient compte de son économie largement tributaire de l’aide extérieure, essentiellement américaine, et de la présence, dans les allées du pouvoir, de ceux qui poussent vers un plus grand engagement aux côtés des Américains. Dans un tel cas, la Turquie risquerait de se trouver au premier plan d’une éventuelle confrontation entre les États-Unis et un pays musulman, ce qui ne manquerait pas d’affecter gravement les relations établies avec beaucoup de soins et d’efforts, au cours de ces dernières années, avec le monde arabe.

De la rupture à la normalisation des rapports avec le monde arabe

La méfiance réciproque existant entre la Turquie et les pays arabes, qui n’a pas complètement disparu aujourd’hui, s’explique premièrement par le fait que certains pays arabes s’étaient rangés du côté des puissances hostiles à l’Empire ottoman, au cours de la Première Guerre mondiale, et avaient ainsi acquis leur autonomie. Deuxièmement les réformes de laïcisation introduites par la république turque entre 1923 et 1935 — abolition du califat, abandon de la loi coranique et de l’enseignement religieux, substitution de l’alphabet latin à l’alphabet arabe — , ont été considérées par les pays arabes comme un rejet de la religion musulmane. De plus, la Turquie a été le premier pays musulman à reconnaître officiellement Israël et à rétablir des relations diplomatiques avec ce pays.

La signature, en 1955, du pacte de Bagdad — devenu le CENTO en 1964, après la défection du seul membre arabe — entre la Turquie et l’Irak, et auquel adhérèrent successivement la Grande-Bretagne, l’Iran et le Pakistan — malgré l’hostilité de la Syrie, de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite, qui l’appelaient le « pacte turc » — , répondait à l’objectif américain d’entourer l’Union soviétique d’une ceinture ininterrompue de pays alliés. La « doctrine Eisenhower » de 1957, qui était une nouvelle formulation à l’usage du Moyen- Orient de la « doctrine Truman » — c’est-à-dire acceptant le principe d’une intervention militaire des États-Unis au Moyen-Orient en cas « d’agression directe ou indirecte, de la part du communisme international » — reçut l’approbation du gouvernement Menderes soucieux de donner des preuves de bonne volonté aux États-Unis dont l’assistance financière lui était de plus en plus vitale.

Ce n’est qu’à partir de 1964 que la Turquie s’orienta vers une révision de ses relations avec le monde extérieur. La crise qui venait d’éclater à Chypre constitua, à cet égard, un facteur déterminant. La lettre adressée par le président Johnson au premier ministre turc, I. Inônù, rappelait que les États-Unis s’opposeraient catégoriquement à l’emploi d’armement américain dans une éventuelle intervention de la Turquie à Chypre. Elle provoqua, dans le pays, l’effet d’un choc. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Listening In: Cybersecurity in an Insecure Age

Thu, 12/07/2018 - 08:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri et spécialiste des questions liées à la cybersécurité et au numérique, propose une analyse de l’ouvrage de Susan Landau, Listening In: Cybersecurity in an Insecure Age (Yale University Press, 2017, 240 pages).

La sécurité informatique serait le « ventre mou » de nos sociétés ultra-connectées. Le diagnostic de Susan Landau se distingue de la myriade d’essais et d’articles annonçant, depuis des années, l’imminence d’un « Pearl Harbor numérique » dévastant sur son passage les acquis de la révolution numérique.

Ses principales idées ne sont pas toutes novatrices (la « double face » des technologies numériques…), mais elles ont le mérite d’éviter tout jargon technique excluant les non-initiés. Nous serions ainsi entrés dans un nouvel âge de « cyber-vulnérabilité », dont la responsabilité incomberait principalement au gouvernement américain, qui a sapé les piliers de la confiance de l’internet à l’échelle mondiale en affaiblissant les systèmes de sécurité et de chiffrement.

L’auteur prend clairement parti en faveur du droit pour tous au chiffrement des données, étayant l’idée que se cristallise sur cet enjeu la tension entre l’intérêt supérieur des États et les exigences des masses en matière de respect de la confidentialité des échanges. À cet égard, l’affaire de San Bernardino, en 2015, a marqué une nouvelle ère dans les débats sur la cybersécurité. Le conflit qui a opposé pendant de longs mois Apple (refusant de dévoiler ses clés de chiffrement) aux autorités fédérales américaines via le Federal Bureau of Investigation (FBI), est devenu le symbole d’une bataille politique de souveraineté entre États, qui ne peuvent accéder à certaines données lors d’enquêtes sur des faits de terrorisme, et géants du Web, qui ont commencé à proposer des outils de chiffrement renforcé après les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse de la National Security Agency (NSA), en 2013.

Susan Landau resitue les enjeux actuels dans l’« histoire » de la cybersécurité et des crypto wars. Désignant les efforts de Washington, dès les années 1970, pour limiter l’accès du public et des pays étrangers, via des contrôles à l’exportation, à des méthodes de chiffrement assez fortes pour résister à la cryptanalyse de la NSA, les premières crypto wars ont pris fin dans les années 2000 avec la généralisation et la sophistication croissantes des technologies de chiffrement. Les affaires Snowden puis San Bernardino ont remis en cause l’issue des crypto wars : la deuxième « guerre du chiffrement » se focalise désormais sur la question des « accès exceptionnels » que s’arrogent les services de police et de renseignement.

L’issue de cette deuxième crypto war est loin d’être décidée : en affaiblissant la sécurité au lieu de la renforcer, les responsables politiques, rarement dotés d’une solide culture numérique, font peser un risque majeur sur les démocraties. Réseaux criminels, terroristes, États : la liste des acteurs potentiellement malveillants s’est considérablement élargie et les failles trouvent souvent leur origine dans le facteur humain. Tel est le double avertissement de Susan Landau, qui cite tant le piratage des fichiers de la convention démocrate aux États-Unis en juin 2016, que la diffusion du virus israélo-américain Stuxnet dans les centrifugeuses d’uranium iraniennes en 2010.

Ce panorama occulte néanmoins la responsabilité des géants de la tech américaine, dont la puissance inédite fait l’objet de vifs débats politiques et de société aux États-Unis et en Europe. L’affaire Facebook/Cambridge Analytica est venue rappeler que les données personnelles de dizaines de millions d’individus pèsent peu face aux stratégies commerciales des grandes plates-formes.

Julien Nocetti

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L’Inde, une grande puissance en devenir ?

Wed, 11/07/2018 - 08:30

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « L’Inde peut-elle devenir une grande puissance ? », écrit par Nicolas Blarel dans le numéro d’été 2018 de Politique étrangère (n° 2/2018). < <

Jihad : des origines religieuses à l’idéologie

Tue, 10/07/2018 - 08:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Héloïse-Anne Heuls propose une analyse de l’ouvrage de Myriam Benraad, Jihad : des origines religieuses à l’idéologie. Idées reçues sur une notion controversée (Le Cavalier bleu, 2018, 216 pages).

Briser les clichés, creuser les complexités et défaire les stéréotypes qui s’accumulent autour de la notion de djihad, telle est l’ambition du dernier ouvrage de Myriam Benraad, professeur de science politique à l’université de Leyde aux Pays-Bas. Cette spécialiste du monde arabe n’en est pas à son coup d’essai. Auteur déjà reconnue, forte d’une production riche sur un sujet qu’elle décortique depuis plusieurs années, elle s’évertue à redonner un sens à un terme entré dans le langage commun depuis les attentats du 11 septembre 2001, et dévoyé de son sens initial parce que trop souvent banalisé.

La démonstration de Myriam Benraad passe par la déconstruction minutieuse de vingt idées reçues. L’auteur y rappelle les différences fondamentales existant entre les notions théologiques et idéologiques, entre les considérations religieuses et l’ensemble des militances politiques. À coups d’arguments historiques, sémantiques, politiques et sociologiques, elle rappelle que causes et expressions du djihadisme sont multiples.

Dans son dernier chapitre, l’auteur revient sur la notion de déradicalisation, qui inonde la sphère publique française depuis les attaques menées à Toulouse et Montauban par Mohammed Merah, en mars 2012. Elle rappelle en outre que de nombreux programmes ont été mis en place dans différents pays, de l’Arabie Saoudite à l’Angleterre, en passant par les Pays-Bas et l’Égypte, afin d’endiguer les velléités terroristes. Si les études scientifiques sur le sujet restent floues et éparses, la lutte contre la radicalisation est un impératif premier pour de nombreux États, dont l’objectif est de réduire l’engagement de ceux qui défendent leurs arguments dans la violence.

La conclusion de l’ouvrage est sans appel : tenter de trouver des lieux communs et définir le profil d’un « djihadiste type » relève de l’impensable, quand on sait par ailleurs que l’abondance de la littérature sur le sujet empêche tout lieu commun. Si le djihad ne peut se réduire à une notion guerrière et violente, l’emploi de ce concept, emprunté à la littérature religieuse, devrait faire l’objet de précautions particulières pour ne pas susciter la controverse. D’une notion religieuse plutôt mineure, les idéologues du djihad comme Abdallah Azzam, Sayyid Qutb, ou Oussama ben Laden, sont parvenus à argumenter une doctrine autoritaire.

Enfin, comme l’écrit si justement Myriam Benraad, la complexité des sens empruntés par le djihadisme est difficilement adaptable aux enjeux médiatiques, qui obligent à la vulgarisation. C’est donc un appel aux précautions et à la connaissance que lance, dans son dernier ouvrage, la spécialiste du monde arabe, poussant ceux qui usent de concepts à ne pas les dénaturer de leurs substrats matriciels.

Héloïse-Anne Heuls

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La lutte contre la corruption, le blanchiment, la fraude fiscale

Mon, 09/07/2018 - 08:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Vincent Piolet propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Michel Hunault, La lutte contre la corruption, le blanchiment, la fraude fiscale. L’exigence d’éthique dans les mouvements financiers (Presses de Sciences Po, 2017, 232 pages).

Ce livre est assez inégal selon les contributions, et selon que l’on souhaite approfondir ses connaissances sur la corruption, le blanchiment ou la fraude fiscale. En bon avocat, Michel Hunault fait le point dans son introduction sur les différents processus législatifs qui se sont attaqués à ces différents maux.

Le premier chapitre est consacré à l’histoire de l’association Transparency International France, et rédigé par son ancien président Daniel Lebègue. L’histoire de cette association, pour intéressante qu’elle soit, est assez éloignée d’une étude de la corruption et des moyens de lutte au cas par cas. Le deuxième chapitre, rédigé par Jean-Louis Fort, ancien président du Groupe d’action financière internationale (GAFI), présente la même faiblesse, celle de raconter l’histoire d’une organisation – le GAFI – et non pas celle de l’objet contre laquelle elle lutte. Michael Meister, membre du Bundestag, met enfin en perspective le sujet, en relevant les limites des organisations internationales ou de la législation, et en soulignant certains aspects techniques importants, comme le problème de l’identification des bénéficiaires ultimes des trusts – un combat politique pour l’instant perdu face aux États anglo-saxons. Le chapitre suivant, rédigé par Éric Robert, fonctionnaire de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), nous décrit les coulisses et les problématiques de l’échange d’informations dans la lutte contre la fraude fiscale. Il en souligne les limites, et les lacunes. Gérard Rameix, ancien président de l’Autorité des marchés financiers (AMF), se lance dans un long chapitre consacré à cette institution et à ses pairs nationaux et internationaux, et on peine à voir le rapport avec le sujet du livre. Jean-Baptiste Carpentier, ancien dirigeant de TRACFIN (cellule française de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme), se consacre, comme Daniel Lebègue et Jean-Louis Fort avant lui, à l’histoire d’une organisation, sans perspective critique de son fonctionnement ni de ses limites. Le magistrat François Badie se lance dans une étude de la législation avant, heureusement, d’en revenir au sujet de son chapitre, à savoir la corruption dans les entreprises. Il est ainsi intéressant de suivre les cas de grands groupes français (Alstom, Total, Technip, Alcatel) face à la législation américaine du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), cas d’école d’extraterritorialité législative. Enfin, le livre se clôt sur un chapitre de Philippe Poiget, expert en assurance, tout à fait dispensable, qui, tout au long de son texte, explique que le secteur de l’assurance n’est pas concerné par ces maux, et que les diligences sont à voir du côté du milieu bancaire. Il eût été intéressant d’évoquer le cas des sociétés captives d’assurance aux îles Caïmans, véritable fléau de la fraude fiscale par exemple.

L’ouvrage présente donc de nombreuses limites, et déçoit le lecteur quant à la promesse du titre. La réédition de l’excellent La Richesse cachée des nations de Gabriel Zucman sur la fraude fiscale, ou du livre d’Éric Vernier Techniques de blanchiment et moyens de lutte permettront au lecteur de trouver une réelle mise en perspective et des solutions originales à ces fléaux.

Vincent Piolet

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Interventions internationales, souveraineté des États et démocratie

Fri, 06/07/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Interventions internationales, souveraineté des États et démocratie » a été écrit par Thierry de Montbrial, président et fondateur de l’Ifri, et publié dans le numéro 3/1998 de Politique étrangère.

« Le principe de la souveraineté des États est à la base du droit international depuis les traités de Westphalie (1648). Un État est défini par trois attributs : un territoire, une population, un gouvernement. Aucun État ne reconnaît d’autorité qui lui soit supérieure, et donc qui ait compétence pour s’ingérer dans ses affaires « intérieures » et pour lui faire justice. Lorsqu’un État reconnaît un autre État, il en accepte normalement le gouvernement tel qu’il est, dès lors que ce gouvernement est effectivement en charge. Par exemple, la France n’a pas eu à reconnaître le gouvernement de Laurent-Désiré Kabila après la chute du maréchal Mobutu au Zaïre devenu République démocratique du Congo, puisque Laurent-Désiré Kabila paraissait contrôler effectivement le pays. En particulier, du point de vue strictement juridique, la qualité plus ou moins démocratique d’un gouvernement ne devrait pas entrer en ligne de compte dans les rapports internationaux.

Dans la conception classique des relations internationales, les États se font la guerre lorsqu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas régler leurs différends par voie de négociation, dans les cas où de grands enjeux sont en cause. La guerre est alors, selon les formules célèbres de Clausewitz, « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » et « une simple continuation de la politique par d’autres moyens ». Dans le passé, une guerre se déclarait et se concluait par un traité de paix, avec éventuellement un redécoupage des États. À l’époque contemporaine, ce modèle de la guerre interétatique ne correspond plus à la réalité. La légitimité du recours à la violence pour résoudre les conflits est de plus en plus contestée, et l’on est de plus en plus attentif aux conséquences extérieures (un économiste parlerait d’effets externes) des guerres, lorsqu’elles se produisent. On ne déclare plus les guerres et on ne fait plus la paix. La plupart des conflits contemporains commencent dans des conditions ambiguës (les agressions caractérisées, comme celle du Koweït par l’Irak en 1990, sont devenues rarissimes) et s’apparentent au type de la guerre civile. Ils sont suspendus plus souvent qu’ils ne s’achèvent. Il en est ainsi en conséquence de la décomposition des derniers empires, en particulier la décolonisation et la chute de l’Union soviétique.

On a donc assisté, au cours des dernières décennies, à la multiplication des « États ratés » (failed states, on parle aussi de troubled states) ou des États qui ne sont reconnus comme tels que par complaisance. Beaucoup de ceux qui, dans la dernière phase de la guerre froide, étaient maintenus en équilibre métastable en raison de la logique du système bipolaire, se sont effondrés aussitôt après. Dans une guerre civile, par définition, le gouvernement devient incapable d’exercer son autorité sur l’ensemble du territoire. Cela ouvre généralement la voie à des interactions antagonistes avec l’extérieur et donc à l’internationalisation du conflit. Lorsque, au sein d’un État ethniquement, culturellement ou économiquement différencié, un groupe humain impose son autorité à l’ensemble de la population, quand bien même le gouvernement contrôle effectivement le territoire, l’anticipation d’un conflit à venir peut fournir la justification d’une ingérence extérieure, laquelle peut évidemment être menée avec plus ou moins de bonne foi. Car il est vrai que, dans certains cas, le gouvernement par une minorité peut être au contraire la seule manière à court terme d’éviter un conflit sanglant. C’est également au nom de la prévention de conflits futurs que l’on justifie les interventions contre les « États voyous » tels que l’Irak de Saddam Hussein, ou Haïti sous le régime militaire entre 1991 et 1994 (en anglais on parle de rogue states ; Stanley Hoffmann dit murderous states). Il s’agit d’États hors normes. Le cas d’un Saddam Hussein envahissant le Koweït et multipliant les efforts pour acquérir des armes de destruction massive est évidemment extrême.

On voit en tout cas de quelle manière la notion de « droit d’ingérence » peut s’infiltrer à l’intérieur d’un système hétérogène. «J’appelle systèmes homogènes, écrit Raymond Aron, ceux dans lesquels les États appartiennent au même type, obéissent à la même conception de la politique. J’appelle hétérogènes au contraire les systèmes dans lesquels les États sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires ». Les systèmes hétérogènes sont plus instables que les systèmes homogènes, plus sujets aux phénomènes d’ingérence. À l’extrême, on a les situations de type révolutionnaire analysées par Henry Kissinger dans sa thèse de 1964 sur le Congrès de Vienne, et dont le système bipolaire et hétérogène de la guerre froide lui a fourni un terrain d’expérience.

Face à des États multiethniques, par exemple, l’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est la forme d’ingérence la plus répandue. Le principe des nationalités – énoncé au XIXe siècle dans le sillage de la Révolution française – a servi de fondement idéologique au redécoupage de l’Europe après la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, un courant idéologique postule l’avènement de la paix perpétuelle grâce à l’extension universelle de la démocratie, inéluctable si l’on en croit Francis Fukuyama. On aurait alors un système international véritablement mondial et parfaitement policé. Si l’on admet que la démocratie est la forme générale de gouvernement la plus compatible avec la morale — particulièrement avec l’exercice effectif des droits de l’homme – et en conséquence qu’elle est aussi le type de régime politique le mieux à même de minimiser le risque de conflits sanglants, on voit comment le sous-système démocratique, au sein de la société internationale, peut s’estimer fondé à revendiquer un « droit d’ingérence » dans les affaires intérieures des États non démocratiques. D’autres facteurs contribuent également à atténuer, de nos jours, la distinction entre ce que Tocqueville appelait les « affaires du dedans » et les « affaires du dehors ». On pense ainsi à l’internationalisation des activités criminelles (drogues, trafics d’armes, etc.).

Ce point de vue permet de rendre compatibles les deux approches traditionnelles, réaliste et idéaliste, des relations internationales. Ici, le droit sinon le devoir d’intervention est justifié par la nécessité de prévenir des conflits futurs. Bien entendu, les États non démocratiques ne sont pas prêts à admettre le déterminisme qu’implique une telle théorie. La dynamique des systèmes humains est fondamentalement sujette à l’incertitude et rien n’est plus difficile que de discerner, dans une effervescence locale, les germes d’un conflit futur. De plus, l’un des principes les plus élémentaires et les plus sûrs de la stratégie est que la familiarité avec le terrain est une condition essentielle pour la compréhension des situations belliqueuses. Par exemple, les Serbes connaissent mieux le Kosovo que les Américains ou les Européens de l’Ouest. Ou encore : qui peut se permettre de donner des leçons de gouvernement aux Chinois, dont la civilisation et l’expérience politique sont plusieurs fois millénaires ? Rien de plus difficile en pratique que l’art de la prévention des crises, et rien de plus facile que de tomber dans le piège de l’illusion du déterminisme rétrospectif. Autre difficulté de taille : toute intervention extérieure doit avoir un but, et donc faire l’objet d’une stratégie. Par exemple, face au refus de Saddam Hussein de se soumettre aux réglementations de l’ONU, la « communauté internationale » n’a jamais été capable de formuler une stratégie cohérente, et les États-Unis eux-mêmes n’ont pas clarifié leurs choix. Autre exemple : que faire pour remédier aux carences des « États ratés», au-delà des actions purement humanitaires et nécessairement limitées visant à soulager un peu les souffrances qui en sont la conséquence ?

Il convient de noter que l’équation implicite dans les raisonnements qui précèdent, à savoir que la démocratie – combinée à une prospérité économique justement répartie – assure la paix, est plus formelle que substantielle. Dans la réalité historique, toute la difficulté est de lever les obstacles qui s’opposent à l’accomplissement des conditions posées par le premier terme de l’équation, et cela ne se fait pas du jour au lendemain. Dans les États issus de l’éclatement de l’Union soviétique, on n’est pas passé brusquement à la démocratie et encore moins à la prospérité matérielle. La stabilité du système international ne saurait résulter d’un coup de baguette magique.

En pratique, les limitations au principe de la souveraineté des États n’ont cessé de s’étendre à travers le temps, particulièrement dans la seconde moitié du XXe siècle, mais de façon contractuelle et donc réversible. Les organisations internationales sont en fait des organisations interétatiques. Cela vaut pour l’Organisation des Nations unies (ONU) elle-même. Un État qui déciderait de se retirer de l’ONU serait ipso facto relevé des obligations de la Charte, mais évidemment à ses risques et périls. Avec le temps, l’ONU a cependant pris un caractère partiellement supranational ou supraétatique. Elle constitue de nos jours le seul cadre de référence pour la légalité et la légitimité des interventions internationales les plus importantes, en tête desquelles figure l’« action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression » (chapitre VII de la Charte). Hormis le cas de légitime défense, seule l’ONU, dans l’état actuel des choses, est compétente pour décréter que des actions (sanctions, interventions militaires) dirigées contre un État sont « justes ». Il est bien évident en effet qu’en l’absence d’une telle structure, chaque État serait tenté d’abuser en agissant à sa guise et selon ses intérêts propres, quitte à justifier ses ingérences au nom des considérations évoquées ci-dessus et donc au nom de la morale. L’existence de l’ONU n’élimine d’ailleurs pas tous les risques dans ce domaine. Les États-Unis, forts de leur supériorité écrasante dans tous les domaines, en ce XXe siècle finissant, prouvent constamment combien ils sont tentés par l’unilatéralisme et par la confusion de leurs intérêts propres avec ceux de la « communauté internationale ». Mais à l’inverse, sans la puissance américaine, l’effectivité des résolutions de l’ONU, tout au moins dans les cas les plus graves, ne serait-elle pas encore plus faible qu’elle n’est ? C’est dire que le rempart de l’ONU n’est pas très élevé. Déjà, à l’intérieur d’un État de droit, le système juridique et judiciaire n’est qu’un amortisseur, partiellement efficace, de la brutalité des rapports humains. L’imperfection fondamentale de toute construction juridique est encore plus manifeste s’agissant du droit international.

Nous avons utilisé les concepts classiques de légalité et de légitimité. La légalité d’une action, c’est sa conformité vis-à-vis du droit international, dont l’établissement donne souvent lieu à d’âpres discussions, lesquelles ont du moins l’avantage, comme on vient de le dire, d’amortir les chocs. La légitimité d’une action se rapporte au sentiment d’adhésion des populations concernées. L’intervention conduite par les États-Unis dans le Golfe en 1990-1991 n’aurait pas eu les mêmes effets politiques si elle n’avait pas été approuvée par le Conseil de sécurité et si d’autres États n’y avaient pas participé. Cependant, dans ce domaine de la légitimité, l’ONU souffre d’un biais fondamental. Le système du Conseil de sécurité est en effet articulé autour des cinq membres permanents, dotés du droit de veto : les États-Unis, l’Union soviétique à laquelle a succédé la Russie en 1991, la Chine (d’abord représentée par Formose, puis par la République populaire depuis 1971), la Grande-Bretagne et la France. Dans nombre de cas, les membres permanents sont à la fois juges et parties. Ce système répond au souci de doter l’ONU d’une efficacité qui avait fait cruellement défaut à la Société des Nations (SDN). Les pouvoirs particuliers attribués aux puissances réputées victorieuses en 1945 pouvaient paraître naturels sinon légitimes aux yeux des populations de la planète à l’époque. Tel n’est certainement plus le cas à la fin du XXe siècle. Le Japon et l’Allemagne, forts de leur accès au club des grandes puissances économiques et des grandes démocraties, ne sont plus disposés à accepter indéfiniment un statut de second rang. D’autres États du Tiers-Monde, comme l’Inde souvent qualifiée de
« plus grande démocratie de la planète », ne s’y résignent pas davantage. […]

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Japan, South Korea, and the United States Nuclear Umbrella

Thu, 05/07/2018 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Terence Roehrig, Japan, South Korea, and the United States Nuclear Umbrella: Deterrence after the Cold War (Columbia University Press, 2017, 272 pages).

L’accélération des progrès de la Corée du Nord dans les domaines nucléaire (sixième essai en septembre 2017) et balistique (84 essais entre 2014 et 2017 dont, fin 2017, des missiles inter­continentaux), a remis sur le devant de la scène le débat sur la dissuasion nucléaire en Asie du Nord-Est, et plus particulièrement en Corée du Sud et au Japon. Le livre de Terence Roehrig s’inscrit dans ce contexte, et s’impose comme une synthèse complète et utile.

Professeur au Naval War College (Newport, États-Unis) et auteur de plusieurs livres sur la Corée du Sud (dont, en 2007, l’excellent From Deterrence to Engagement: The U.S. Defense Commitment to South Korea), l’auteur est un fin connaisseur des questions stratégiques en Asie orientale. Il se concentre ici sur la problématique du « parapluie nucléaire » offert par les États-Unis au Japon et à la Corée du Sud, c’est-à-dire l’engagement pris par Washington d’utiliser son arsenal nucléaire pour dissuader et, si nécessaire, répondre à une attaque contre l’un de ses deux alliés. L’auteur revient au fil des chapitres sur les théories de la dissuasion et de la dissuasion élargie, offre des perspectives historiques en rappelant l’état de ces questions pendant la guerre froide, et analyse les menaces principales que constituent la Chine et la Corée du Nord. Deux chapitres sont aussi consacrés à l’étude de la conception élargie qu’a chacun des alliés de la dissuasion.

La thèse de l’auteur est claire. Les États-Unis ont les capacités nécessaires pour tenir leur engagement. La vraie question est de savoir s’ils en ont la volonté. S’il fait peu de doutes que Washington défendrait ses deux alliés s’ils étaient attaqués, il est fort probable que la première réponse n’inclurait pas l’utilisation d’armes nucléaires. En effet, leur impact de destruction extrême, le coût de leur emploi en termes de réputation internationale pour les États-Unis, et la complexité que la contamination ajouterait à d’éventuelles opérations militaires ultérieures, restreignent fortement l’intérêt d’utiliser ces armes. De plus, dans le cas où le pays visé aurait la faculté de frapper le territoire américain, se poserait un dilemme bien connu : « Les États-Unis seraient-ils prêts à sacrifier Los Angeles pour Séoul ou Tokyo ? » Roehrig rappelle aussi que la taille et la qualité des moyens militaires conventionnels américains font qu’ils pourraient avoir des effets stratégiques comparables à ceux des armes nucléaires, leur usage étant plus crédible. Pour autant, retirer l’engagement de dissuasion élargie au profit de Tokyo et Séoul marquerait une rupture diplomatique et politique majeure peu souhaitable. Une de ses conséquences principales serait sans doute l’acquisition d’un arsenal nucléaire par le Japon et la Corée du Sud, deux pays dits « du seuil nucléaire ».

Ce livre aide à mettre en perspective les engagements de défense des États-Unis au profit du Japon et de la Corée du Sud. Roehrig nous offre une analyse très structurée, faisant le lien entre histoire, théorie, analyse de la menace, études de cas et stratégie. Il passionnera tous ceux qui s’intéressent aux questions de défense en Asie du Nord-Est.

Rémy Hémez

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