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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 1 month 3 weeks ago

Destroying a Nation: The Civil War in Syria

Thu, 29/11/2018 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Thomas Pierret propose une analyse de l’ouvrage de Nikolaos van Dam, Destroying a Nation: The Civil War in Syria
(I. B. Tauris, 2017, 336 pages).

Destroying a Nation se situe à mi-chemin entre introduction accessible à la crise syrienne et essai critique des politiques occidentales vis-à-vis du conflit. La première partie du livre, qui propose un arrière-plan historique faisant une large part à la question confessionnelle, est la plus convaincante. En comparaison, le traitement du conflit actuel dans les deuxième et troisième parties laisse une impression plus mitigée. Certes, van Dam ne prétend pas offrir un récit exhaustif et définitif, mais on aurait souhaité plus de rigueur à plusieurs égards.

Premièrement, plusieurs tournants majeurs du conflit sont mentionnés sans être datés, comme la suspension de la Syrie par la Ligue Arabe en novembre 2011, ou la prise par les rebelles de postes-frontières avec la Turquie en juillet 2012. Deuxièmement, l’ouvrage réduit l’opposition dite « de l’intérieur » aux organisations tolérées dans les territoires du régime, excluant donc les multiples structures révolutionnaires civiles, tels les conseils locaux, opérant en zones rebelles. Troisièmement, évoquant les massacres de civils sunnites de 2012-2013, notamment à Houla, van Dam ne désigne pas de coupable et se retranche derrière deux ouvrages accusant respectivement le régime et les rebelles. Or, la responsabilité des forces d’Assad dans ces massacres est établie par des rapports de l’Organisation des Nations unies (ONU) et d’organisations internationales de défense des droits de l’homme. En outre, l’« étude » présentée par van Dam à l’appui de la thèse d’opérations menées sous fausse bannière par des rebelles est tirée d’un site conspirationniste où il est par ailleurs question d’Illuminati, de chemtrails et d’arguments contre la vaccination…

La thèse qui sous-tend l’ouvrage ne convainc qu’à moitié. Certes, ses prémisses paraissent inattaquables. Vu l’étroitesse de sa base confessionnelle alaouite, affirme van Dam, le régime Assad était incapable se réformer, et ne pouvait que réagir violemment à la contestation et refuser tout compromis pour un règlement diplomatique. Les demi-mesures des Occidentaux, qui soutinrent les demandes maximalistes de l’opposition sans lui donner les moyens de l’emporter militairement, ne pouvaient donc qu’échouer. La conclusion de van Dam semble toutefois paradoxale : il estime qu’il aurait fallu chercher une solution de compromis par le dialogue en maintenant ouverts les canaux diplomatiques officiels avec Assad et en s’abstenant de demander sa démission. L’auteur n’esquisse pourtant jamais les contours de la « solution politique » qu’eut favorisé le dialogue avec un régime qu’il reconnaît lui-même congénitalement réfractaire à la réforme.

Il n’était pas réaliste d’attendre d’Assad qu’il négocie sa propre disparition politique, répète van Dam. Certes, mais tel n’était pas l’objet de la conférence de Genève 1 de juin 2012, qui consistait non à négocier mais à imposer une transition par consensus des grandes puissances – le refus de la Russie de spécifier le sort du président syrien dans le communiqué final signant l’échec de la conférence et la désuétude du processus. L’auteur, qui passe vite sur cette initiative, rétorquerait sans doute qu’il faut l’évaluer à l’aune de ses résultats, inexistants. Elle fut pourtant, à notre sens, la seule tentative sérieuse d’explorer une troisième voie entre un dialogue futile avec Assad et une solution militaire qui a fini par s’imposer à son profit.

Thomas Pierret

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The Rage: The Vicious Circle of Islamist and Far-Right Extremism

Wed, 28/11/2018 - 08:30

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Thomas Bouvatier propose une analyse de l’ouvrage de Julia Ebner, The Rage: The Vicious Circle of Islamist and Far-Right Extremism (I. B. Tauris, 2018, 224 pages).

The Rage décrit la relation gagnante-gagnante entre l’ultra droite et l’islam intégriste. Connu sous le nom de « radicalisation réciproque », ce cercle vicieux a largement été sous-exploré.

Le livre de Julia Ebner, issu d’une recherche de terrain, a ainsi le grand mérite d’analyser scrupuleusement les points communs de la rhétorique des deux jusqu’au-boutismes : critique virulente du « système », accusation des membres du camp opposé de souiller ou violer le corps des femmes, incitation à la guerre comme unique solution… Le discours victimaire de l’un trouve ainsi une justification dans le discours diabolisant de l’autre, avant de le diaboliser lui-même, lui permettant de se victimiser, etc. Le jeu politique est bien rodé et aboutit à la symétrie des cris de ralliement : « Non à l’islamisation de l’Occident ! » et « Non à l’occidentalisation de l’islam ! »

L’ouvrage s’attache d’abord à comprendre comment les extrémistes de droite et les fondamentalistes islamistes ont exploité les problématiques et les opportunités actuelles de la société occidentale pour faire triompher leurs histoires en noir et blanc. Après avoir disséqué leurs idées, leurs motivations et leurs manifestations, The Rage montre comment la montée de la politique identitaire face à l’immigration, et l’effondrement du centre ont aidé leur développement. De même, le rôle des médias dans l’amplification des actions extrémistes est évalué, en examinant les nouvelles dynamiques de la propagande, du sensationnalisme, des faits alternatifs et des fausses nouvelles.

L’auteur explore ensuite l’interaction de la construction narrative entre l’État islamique et les militants d’extrême droite. Enfin, en utilisant les connaissances acquises sur le terrain, Julia Ebner donne un aperçu des foyers de « radicalisation réciproque » les plus dangereux du monde, principalement en Europe et aux États-Unis. Pour conclure, et avant d’offrir quelques idées sur la voie à suivre, elle reprend les histoires de personnes qui ont contribué concrètement à briser ce nouveau cercle vicieux de la peur et de la haine.

À force de négliger les origines historiques de l’extrême droite (en rapport à l’extrême gauche), et de l’islam radical (en rapport à l’islam des Lumières), cet essai peut nous faire croire que les deux pôles n’existent que dans leur rencontre, et non distinctement. De même, on peut s’interroger sur l’opportunité de mettre les termes « extrême droite » et
« Daech », ou « djihadisme », sur un même niveau. Nazisme ou néonazisme sembleraient mieux correspondre à l’État islamique dans sa violence rhétorique, tandis que l’extrême droite peut être davantage comparée à l’association des Frères musulmans, avec leurs positions ultra-conservatrices et leur désir politique d’accéder à un passé idéalisé. De même, les deux servent souvent d’incubateurs à ceux qui finissent par préférer le passage à l’acte. Enfin, il aurait été intéressant d’ajouter l’étude d’autres groupes, comme l’ultra-gauchisme violent, afin de définir, non un langage dual, mais structurel à la source d’associations, de ruptures et de luttes entre des pôles identitaires agressifs.

Néanmoins la lecture de cet ouvrage semble essentielle pour comprendre le danger qu’il y aurait à répondre à une radicalisation par une autre radicalisation. Si l’un a besoin de la haine de l’autre, alors une des meilleures réponses consiste en effet à garder à l’esprit qu’ils ont plus à voir entre eux qu’avec le reste de la population.

Thomas Bouvatier

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South Korea at the Crossroads

Tue, 27/11/2018 - 08:30

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Scott A. Snyder, South Korea at the Crossroads: Autonomy and Alliance in an Era of Rival Powers (Columbia University Press, 2018, 360 pages).

La politique étrangère sud-coréenne se caractérise depuis la fin de la guerre de Corée (1950-1953) par la recherche d’un équilibre entre désir d’autonomie et besoin de maintenir l’alliance avec les États-Unis pour assurer sa sécurité et sa prospérité. Le livre de Scott Snyder est une chronique de cette quête. Spécialiste de la Corée du Sud au Council on Foreign Relations, l’auteur a déjà publié plusieurs ouvrages, dont The Japan-South Korea Identity Clash: East Asian Security and the United States (2015, coécrit avec Brad Glosserman[1]). Il nous offre ici une solide introduction à l’histoire récente et à l’actualité de la politique étrangère sud-coréenne. Il montre bien que, pendant toute la période étudiée, les choix stratégiques de Séoul ont été contraints par la faiblesse relative d’un pays entouré de puissantes nations.

Les six premiers chapitres abordent chronologiquement les choix stratégiques des dirigeants sud-coréens, de la fin de la guerre de Corée à la présidence de Park Geun-Hye (2013-2017). La deuxième partie du livre se compose, elle, de chapitres thématiques. C’est la question du statut de puissance moyenne de la Corée du Sud qui est d’abord analysée. Elle est abordée sous l’angle d’un paradoxe : des moyens grandissants – aujourd’hui la onzième puissance économique mondiale – ont donné au pays la capacité de jouer un rôle constructif dans les affaires internationales, et à ses dirigeants comme à sa population l’espoir de disposer d’une plus grande autonomie. Pourtant, aujourd’hui, les options stratégiques de Séoul demeurent extrêmement contraintes vu la complexité de son environnement régional. Un chapitre aborde d’ailleurs la question du difficile équilibre que la Corée du Sud doit maintenir entre États-Unis et Chine. Washington demeure une garantie de sécurité incontournable pour Séoul, mais la Chine, dont les échanges commerciaux avec la Corée du Sud ont dépassé la somme de ceux avec les États-Unis et le Japon, est un partenaire qu’il est impossible de s’aliéner, au risque de remettre en cause la prospérité économique.

La question de l’unification constitue le thème d’une autre partie. L’auteur explique très bien que cet objectif n’est aujourd’hui pas prioritaire par rapport à la croissance économique et à la sécurité. La population sud-coréenne n’est clairement pas prête à sacrifier son niveau de vie actuel. En guise d’épilogue, Snyder s’attache à dresser quelques perspectives d’avenir sur la durabilité de l’alliance entre Corée du Sud et États-Unis sous l’administration Trump, ou encore sur l’influence de la puissance grandissante de la Chine sur les choix stratégiques à venir de Séoul.

Ce livre ne dévoile rien d’inédit, l’auteur n’ayant pas consulté, par exemple, d’archives nouvelles. Cependant, grâce à la mise en perspective historique, à un remarquable travail de synthèse et à la pertinence des réflexions proposées, il constituera une excellente base de travail pour tous ceux qui s’intéressent à la Corée du Sud en particulier, et à l’Asie en général.

Rémy Hémez

[1]. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère (n° 1-2016), p. 208-209.

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Politique étrangère n° 4/2018 : votez pour (é)lire votre article préféré !

Mon, 26/11/2018 - 10:09

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Le prix du pétrole dans le monde

Fri, 23/11/2018 - 08:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « Le prix du pétrole dans le monde » a été écrit par Jules Leveugle dans le numéro 4/1975 de Politique étrangère.

Si l’on veut comprendre les grands événements des dernières années qui ont concerné le pétrole et en particulier son prix, il faut se référer, comme c’est le cas en tout domaine, à une histoire plus ancienne. Nous exposerons rapidement celle de la décennie 1950, puis de la décennie 1960, avant de passer à celle de la crise aiguë des années 1970-1975.

La décennie 1950-1959 : le système américain Les prix aux États-Unis en 1950

Depuis les années 30 — avec la politique du « New-Deal » — était en vigueur aux États-Unis une réglementation officielle de limitation de la production de pétrole (proration) dont le but déclaré était de ménager les réserves nationales de pétrole, et le résultat pratique de stabiliser le prix. Selon cette réglementation, la production nationale était fixée, chaque mois pour le mois à venir, exactement au niveau de la demande des raffineurs au prix du mois précédent. Les ajustements de production étaient surtout le fait de l’État du Texas, qui produisait à lui seul 40 % du total de la production américaine, et consentait à imposer à ses producteurs un sous-emploi de leurs capacités pouvant atteindre le tiers ou la moitié. Les fluctuations rapides et profondes de prix qui avaient été la règle auparavant — comme il est normal pour un bien dont la demande et l’offre à court terme dépendent très peu du niveau de prix — étaient ainsi fortement freinées surtout à la baisse. Mais une telle réglementation était exceptionnelle aux États-Unis (agriculture exceptée) : la libre concurrence et la libre formation des prix étaient universellement révérées ; aussi, lorsque une hausse de prix du pétrole se produisait, protestations et accusations de collusion s’élevaient-elles d’une opinion très sensibilisée à l’égard de l’industrie pétrolière : le prix du pétrole aux États-Unis avait donc forcément un caractère politique.

Les prix dans le reste du monde, ajustés en 1950 sur ceux des États-Unis

En 1949, la production américaine (250 Mt) dépassait largement la moitié de la production du monde non communiste (460 Mt). Les compagnies américaines à activités étrangères, Esso, Texaco, Gulf, Standard of California, Mobil, qui produisaient environ la moitié du pétrole des États-Unis, produisaient également la moitié du pétrole du reste du monde non communiste (Venezuela, Arabie Saoudite…).

A partir de fin 1949, le prix du pétrole américain servit de base aux compagnies pour la fixation du prix des pétroles des autres pays producteurs : les prix-départ de chaque origine furent ajustés en tenant compte du coût du transport, des droits de douane et des différences de qualité, de manière que les prix rendus sur la côte est des États-Unis fussent égaux à celui du pétrole du Texas rendu sur cette même côte. Voici quels furent pour trois pétroles importants les prix, appelés « prix postés », qui conduisaient à des prix rendus à Philadelphie de 3,10 $ /bl (1 baril : 158 litres ; 7,5 barils : 1 tonne) :

East Texas, départ champ 2,65 $ /bl
Officina, F.O.B., Venezuela 2,65 $ /bl
Arabe léger, F.O.B., golfe Persique 1,75 $ /bl

Ce mode de détermination des prix était logique : dans une économie de marché, il ne saurait exister deux prix pour une même marchandise en un même lieu, et ce lieu ne pouvait être que la côte est des États-Unis : l’ajustement du prix sur un port d’Europe aurait conduit à un prix départ golfe Persique trop élevé pour permettre les importations sur la côte est. Or l’Amérique du Nord avait déjà importé, en 1949, 6 Mt de pétrole du Moyen-Orient contre 20 Mt pour l’Europe.

Le régime fiscal du pétrole à l’extérieur des États-Unis en 1950

Jusqu’à 1950 environ, les recettes des pays producteurs se limitaient aux redevances dues aux propriétaires du sous-sol, appelées aux États-Unis « royalties », qui étaient en général de 12,5 % du prix de vente. A la fin des années 40, les compagnies pétrolières, se souvenant sans doute qu’elles avaient été nationalisées au Mexique vers 1938, souhaitèrent intéresser davantage les pays producteurs : elles offrirent de remplacer la
« royalty » par un partage à égalité du bénéfice entre compagnies et pays producteurs, selon la formule devenue illustre du « 50/50 ». Cependant cette générosité ne coûtait guère aux compagnies américaines. Une disposition fiscale dite « crédit de taxe étrangère » destinée à favoriser les investissements américains à l’étranger venait en effet réduire l’impôt sur le revenu dû au fisc américain — lui-même au taux de 50 % environ — d’un montant égal à celui payé aux pays producteurs. Dans ce nouveau système, la royalty subsistait comme somme à valoir sur l’impôt.

On voit que l’ensemble prix du pétrole et redevances aux pays producteurs dérivait des prix et du système fiscal en vigueur aux États-Unis à la même époque ; ce « système américain » résistera dix ans à l’épreuve des forces de l’économie et de la politique.

La hausse des prix postés de 1950 à 1957

La vague d’inflation qui accompagna et suivit la guerre de Corée (1950-1952) fit monter le prix du pétrole d’environ 25 c/bl aux États-Unis en 1953, d’où une hausse des prix postés dans le reste du monde. En 1956, la fermeture du Canal de Suez fut la cause d’une hausse des taux de frets, qui à son tour, provoqua l’arrêt des importations aux États-Unis et même certains achats européens dans ce pays. Il s’ensuivit une nouvelle hausse de 25 c/bl du prix du brut aux États-Unis au début de 1957 et donc une nouvelle hausse des prix postés dans le reste du monde. Vers la mi 1957, les prix postés étaient devenus les suivants :

East Texas, départ champ 3,25 $ /bl
Arabe léger, F.O.B., golfe Persique 2,12 $ /bl

La baisse des prix du pétrole de 1957-1959 se propage de l’extérieur à l’intérieur des États-Unis, ce qui entraîne le contingentement des importations dans ce pays.

A la réouverture du Canal de Suez, en mai 1957, le marché du pétrole s’affaiblit, les prix de marché du pétrole brut en dehors des États-Unis tendant à s’écarter de plus en plus des prix postés qui devenaient des prix d’ordre, à partir desquels on définissait les prix de marché (énoncés : prix postés moins 10 cents, 20 cents, etc.), mais qui continuaient à servir pour établir les redevances dues aux pays producteurs.

De tels rabais pouvaient difficilement ne pas avoir lieu. En effet, d’une part, le prix de revient, amortissement compris, du pétrole brut au Moyen-Orient étant très faible, 0,10 c/bl environ, grâce aux caractères géologiques extraordinairement favorables de la région, le bénéfice des compagnies concessionnaires pour une vente au prix postié de 2,1 $ /bl aurait été d’environ 1 $/bl, c’est-à-dire du même ordre que l’investissement. D’autre part, la concurrence entre les compagnies pétrolières exploitant les concessions du Moyen- Orient et du Venezuela — les cinq américaines déjà citées, plus la Shell, la BP et la CFP — était très vive, et de plus, il était impossible aux compagnies américaines de garder la totalité du bénéfice sur le prix posté sur des quantités devenues importantes sans se voir accusées dans leur propre pays de former un cartel. L’abaissement de prix gênait d’ailleurs moins ces compagnies américaines que leurs concurrents européens ou indépendants américains. Les premières disposaient déjà de grandes réserves (notamment en Arabie Saoudite) et de positions fortes dans le raffinage et la distribution sur les marchés européens et autres, tandis que leurs concurrents, nouveaux venus, cherchaient à s’implanter par des efforts coûteux au départ. En résumé, du point de vue des compagnies américaines, le maintien du prix du pétrole étranger au niveau des prix postés n’était ni possible, ni souhaitable.

Les compagnies américaines à activités étrangères dont les capacités de raffinage dépassaient les capacités de production aux États-Unis avaient certes grand intérêt à importer aux États-Unis le pétrole de leurs propres concessions du Venezuela et du Moyen-Orient, plutôt que de développer leur production aux États-Unis ou d’acheter celle des autres producteurs américains (appelés « producteurs indépendants »), généralement dépourvus de capacités de raffinage. Cependant, leurs importations restaient sagement limitées par ce qui était possible politiquement. Les autres raffineurs américains dits
« raffineurs indépendants » qui eux aussi avaient intérêt à acheter du pétrole étranger depuis l’apparition de rabais sur prix postés ne pratiquaient pas la même modération.
A cause de ces importations, les prix du pétrole américain tombèrent d’environ 10 c/bl au début de 1959 entraînant avec eux les prix postés du golfe Persique.

Les producteurs indépendants américains, de qui provenait la moitié de la production des États-Unis se trouvaient souvent, en particulier au Texas, être des personnes physiques, riches, audacieuses, influentes politiquement, qui ne pouvaient tolérer sans réagir vivement cette concurrence du pétrole étranger ruineuse pour leurs intérêts. Les importations étaient aussi une menace à long terme pour l’indépendance énergétique, donc stratégique des États-Unis et par conséquent éveillaient la vigilance du Département d’État et des militaires. L’Administration américaine mit fin à la liberté des importations de pétrole en mars 1959 et instaura un système de contingentement, les quotas étant répartis entre les raffineurs au prorata des quantités traitées. Les importations globales de pétrole brut furent limitées à environ 12 % du pétrole brut traité.

1960 : la baisse des prix postés et la formation de l’OPEP

Le contingentement des importations de pétrole aux États-Unis de 1959 marquait la fin du système logique des prix mondiaux instauré en 1950. Le prix du marché hors États-Unis restant inférieur aux prix postés, ces derniers furent abaissés de 10 c/bl en août 1960 ; cette baisse ne fut ni précédée, ni suivie d’une baisse notable des prix américains protégés désormais par le contingentement des importations. La justification de cette baisse décidée par les compagnies était que les prix du marché ayant baissé, les prix postés devaient suivre, sinon les compagnies paieraient des taxes sur un revenu qu’elles ne percevaient pas. Mais, par cette baisse elles voulaient aussi démontrer au fisc américain que les revenus payés aux pays producteurs étaient bien des impôts sur les bénéfices. Sur ce point, le fisc américain devait finalement retenir la thèse de l’industrie.

De leur côté, les pays producteurs qui avaient compté sur des revenus d’un certain niveau, avaient engagé des dépenses publiques et établi des plans en conséquence, se voyaient douloureusement amputés de 5 % du revenu escompté. Mais il y avait plus grave : aux yeux des pays producteurs, la baisse des prix postés entraînait des baisses de taxes qui, elles-mêmes, permettaient de nouvelles baisses de prix de marché, donc de prix postés, etc. Cette évolution pouvait conduire à une situation finale absurde.

Les pays producteurs inquiets constituèrent une Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (O.P.E.P.) se proposant de ramener les prix postés au niveau de 1958 et demandant fermement à être consultée dorénavant.

La décennie 1960-1969 : le sommeil européen dans la paix américaine Première raison : les réserves d’énergie du monde paraissaient très abondantes

Le niveau des prix postés de 1960 à l’extérieur des États-Unis avait été atteint un peu par hasard, comme nous venons de voir. Il devait néanmoins rester stable pendant dix ans. Les prix de marché s’écartèrent de plus en plus de ces prix postés. Les rabais étaient d’environ 45 c/bl vers 1968 sur un prix posté de l’Arabe léger de 1,80 $/bl : le prix de marché F.O.B. golfe Persique était donc d’environ 1,35 $/bl soit 10 $/t. Aux États-Unis, les prix restèrent sensiblement constants de 1960 à 1968. (…)

Lisez l’article en entier ici.

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L’avenir du monde occidental

Fri, 09/11/2018 - 08:30

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « L’avenir du monde occidental » a été écrit par Robert Strausz-Hupé, ancien diplomate américain, dans le numéro 4-5/1963 de Politique étrangère.

Je dois à un maître sage et éclairé d’avoir été familiarisé dès mon jeune âge avec Thucydide et son Histoire de la Guerre du Péloponèse ainsi qu’avec les Vies de Plutarque. J’en ai retiré un enseignement qui a fortement marqué mon esprit : c’est parce que les cités grecques n’ont pas su s’allier contre le danger commun qu’elles ont péri. Philippe de Macédoine n’eut qu’à les cueillir les unes après les autres.

N’ayant à cet âge aucune expérience des hommes et de la politique, je m’interrogeais sur l’incapacité manifeste des Grecs à discerner un danger si évident pour tous et une solution à leur problème qui sautait aux yeux. C’est peut-être la même angoisse avec laquelle je suivais dans les pages de mon livre la désintégration, par une défaite commune, d’une Grèce divisée, qui m’étreint de nouveau aujourd’hui lorsque je contemple le désarroi de l’Alliance atlantique.

Par un artifice aussi vieux que le monde, il est facile, dans un débat politique, de compliquer ce qui est simple et de rendre simple tout ce qui est compliqué. Il ne devrait échapper à aucun membre de l’Alliance atlantique que l’essentiel de la puissance militaire soviétique est toujours stationné en Europe et fait face à l’Occident. Aucun changement politique, économique et social ayant pu se produire en Union soviétique depuis la mort de Staline y compris la proclamation, par M. Khrouchtchev de la politique de coexistence, ne peut changer ces faits, pas plus que ne peuvent le faire les controverses qui ont surgi entre les membres du bloc communiste, en particulier entre l’Union soviétique et la République populaire de Chine.

Au cours de ces dernières années, la plupart des débats de politique étrangère à l’intérieur des pays de l’Alliance atlantique ont été centrés sur ces changements supposés et ces controverses au sein du monde soviétique. Le monde communiste peut difficilement échapper à la loi universelle du mouvement ; une pratique communiste bien établie veut que la bataille doctrinale ait toujours fait rage parmi ceux qui briguaient la direction du parti, depuis Marx, en passant par Lénine, Staline, Trotsky et Boukarine ; et ce serait un phénomène historique sans précédent qu’aucun conflit ne surgisse entre les aspirations nationales des divers membres du bloc communiste.

En vérité, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, il y a eu des changements notables dans la structure du pouvoir en URSS, dans les relations entre pays communistes, dans la politique stratégique de Moscou vis-à-vis du reste du monde. La nature de ces changements est l’objet de recherches qui peuvent être passionnantes pour des professeurs de sciences politiques : d’un point de vue pratique, s’il s’agit de politique étrangère, nous devons nous demander si ces changements diminuent pour l’Occident les dangers de l’expansion communiste, et s’ils atténuent la sérieuse menace soviétique qui vise les membres européens de l’Alliance.

En politique étrangère, il faut, dans les rapports avec les États, savoir sonder leurs intentions. C’est une tâche difficile, car il n’est jamais facile et souvent impossible de jauger la profondeur des sentiments qui font agir autrui ni de faire correctement la distinction entre ce qui est dit dans l’intention de faire connaître sa pensée et ce qui est dit de façon à mieux dissimuler ses motifs véritables.

Les communistes ont toujours cherché à tromper les « capitalistes » et les « impérialistes » sur leurs intentions. Le langage dialectique marxiste que les communistes utilisent pour se comprendre entre eux, pose bien des problèmes de sémantique ; c’est pourquoi il nous appartient d’examiner ce que nous pensons être les buts communistes à la lumière de leurs possibilités. Dans le cas de la confrontation de l’Alliance atlantique avec les puissances de ce qu’on appelle le Pacte de Varsovie, il appartient à l’alliance occidentale de mener son jeu d’après les possibilités militaires de l’alliance orientale.

En disant ceci, je n’ai pas ajouté grand chose à ce qu’un enfant ignorant des subtilités de la haute politique aurait pu trouver de lui-même. Cependant, il semble que tous les hommes d’État occidentaux ne soient pas guidés par cet instinct logique et je l’admets, simpliste.

M. Khrouchtchev, lorsqu’il commente les vertus de la coexistence pacifique, est très persuasif. Les démocraties occidentales se laissent mieux convaincre encore par des solutions de facilité et des formules alléchantes qui leur promettent, en matière de sécurité militaire, la paix au plus bas prix.

Je suis assez vieux pour me souvenir de cette aube d’espoir qui s’était levée au moment du pacte Briand-Kellog, il y a trente-cinq ans de cela. Une vague d’optimisme semblable à celle qui, avant la Seconde Guerre mondiale, avait balayé les capitales occidentales, avait semblé surgir, ces derniers temps, dans les mêmes capitales, à Londres et à Washington surtout. Si nous insistons sur le fait que les péroraisons de M. Khrouchtchev sont destinées avant tout aux oreilles de ses camarades du parti et non à l’opinion publique occidentale, et que la politique étrangère soviétique continue à se durcir dans la pratique, on nous accuse d’un scepticisme grincheux — à moins qu’on ne nous attribue des arrière-pensées plus ténébreuses encore.

D’après une revue très lue aux États-Unis et réputée bénéficier de la confiance de l’Administration américaine, le plus grand problème actuel n’est pas l’expansionisme communiste, mais la réticence que montrent certains alliés européens des États-Unis à suivre les Américains sur le chemin de la détente. La revue fait carrément allusion au désir de l’Administration de conclure un pacte de non-agression entre les puissances atlantiques et les puissances du Pacte de Varsovie. Il en ressort que ce ne sont pas les Soviétiques, mais l’Allemagne et la France qui font obstacle à un règlement européen qui permettrait une co-existence pacifique, écartant ainsi le cauchemar d’une guerre atomique, particulièrement celle qui pourrait être déclenchée par accident ou par erreur. La revue conclut son étude sur la politique étrangère américaine par cette phrase :

« On est d’avis, aux États-Unis, que si les deux super-puissances peuvent s’entendre, les réserves actuelles de la France et de l’Allemagne seront éventuellement surmontées ». (Newsweek, 12 août 1963, p. 30). […]

Lisez l’article en entier ici.

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The Evolution of Central Banking: Theory and History

Wed, 07/11/2018 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Stefano Ugolini, The Evolution of Central Banking: Theory and History (Palgrave Macmillan, 2017, 328 pages).

Stefano Ugolini, professeur à l’université de Toulouse, nous présente une étude remarquable sur les banques centrales, qui s’inscrit dans la lignée des travaux de recherche publiés ces trois dernières décennies par Charles Goodhart, Curzio Giannini et Charles Calomiris. S’affranchissant de l’approche institutionnelle, le livre approfondit les quatre fonctions principales d’une banque centrale : l’entretien du système de paiement, la supervision des établissements de crédit, l’émission de monnaie et la conduite de la politique monétaire.

La mise en place d’un système de paiement est loin d’être élémentaire. En théorie, un tel système devrait avoir toutes les caractéristiques d’un monopole naturel, c’est-à-dire d’un marché où l’ensemble de la demande peut être satisfaite au plus faible coût par une seule entreprise plutôt que par plusieurs. En pratique, il en va tout autrement puisque de nombreuses économies ont été longtemps réticentes à l’avènement d’un tel monopole. Le même problème se pose quant à l’instauration d’un système de paiement international. Il faudra attendre la faillite retentissante de la banque Herstatt en 1974 pour qu’une coordination transnationale s’organise sous l’égide du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire.

Le chapitre sur la supervision éclaire les différences de culture qui prévalent des deux côtés de l’Atlantique. Les États-Unis ont souvent privilégié les outils d’intervention ex ante (exigence de fonds propres et réserves obligatoires), tandis que l’Europe a préféré les outils d’intervention ex post (renflouements, garanties des dépôts et rôle de prêteur en dernier ressort de la banque centrale). Toutefois, l’auteur souligne que ces grands modèles de supervision ont tous deux échoué à endiguer le phénomène d’aléa moral depuis les années 1990. La taille excessive et la forte « interconnection » des grandes institutions financières expliquent cet échec.

La capacité d’une banque centrale à émettre de la monnaie est évidemment liée à sa crédibilité, qui requiert la préservation des droits et intérêts des créanciers. Au fil du XXe siècle, cette crédibilité a été renforcée avec l’indépendance des banques centrales, facteur clé de la stabilité monétaire. À cet égard, une divergence perdure entre Européens et Américains. Chez les premiers, les banquiers centraux sont en charge de la stabilité interne (faible inflation) et externe (faible fluctuation de la monnaie vis-à-vis des autres devises). Chez les seconds, la Federal Reserve se consacre exclusivement à la maîtrise de l’inflation, laissant au Trésor le soin de veiller à la stabilité monétaire externe. L’histoire récente a cependant montré que cette dernière demeure une préoccupation mineure de l’administration américaine : « Le dollar, c’est notre monnaie mais c’est votre problème », comme l’avait claironné en 1971 le secrétaire au Trésor John Connally.

Cet ouvrage s’adresse aux lecteurs qui souhaitent mieux comprendre le champ d’action et l’étendue des pouvoirs des banques centrales. La légitimité de ces dernières dépend fondamentalement de leur capacité à maximiser leur utilité sociale. Elles doivent donc demeurer pragmatiques et s’adapter en permanence aux chocs économiques et politiques. Tout un programme pour la Banque centrale européenne !

Norbert Gaillard

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[Save the date] L’État est-il « has been » ?

Tue, 06/11/2018 - 16:49

« Que reste-t-il de l’État dans le monde d’aujourd’hui ? »
Cette année, les trois premiers numéros de Politique étrangère ont abordé, chacun à leur façon, la question de l’État et de son efficacité dans le monde actuel.

Pour approfondir cette réflexion, l’Ifri et Diploweb vous invitent à assister à la rencontre-débat organisée à la Sorbonne le mercredi 21 novembre, de 19h à 20h30 :
« L’État est-il has been ? »

Cette rencontre sera animée par Pierre Verluise, directeur de Diploweb et Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère, avec :

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Adresse : Université Paris I Panthéon Sorbonne, Amphi de Gestion.
Accès par le 14 rue Cujas, 75005 Paris.

Inscription en ligne : Conférence gratuite. Inscription obligatoire via ce lien.

Pour plus d’informations sur le débat :
Service des Publications de l’Ifri, lavergne@ifri.org.

La mesure de la force

Mon, 05/11/2018 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Martin Motte, La mesure de la force. Traité de stratégie de l’École de guerre (Tallandier, 2018, 416 pages).

Parce que « la guerre est la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement, il est indispensable de l’étudier à fond ». Pour nous aider à tenir compte de cet avertissement de Sun Tzu, les auteurs – tous quatre des références dans le domaine de la pensée stratégique – proposent un manuel à partir des cours de stratégie dispensés à l’École de guerre depuis plusieurs années. En 13 chapitres clairs et passionnants, les principaux domaines de la matière sont abordés.

Les cinq premières parties reviennent sur les fondements de la théorie stratégique. Le propos liminaire est utilement consacré à un travail de définition. Est retenue celle de Georges-Henri Soutou : « La stratégie est l’art de la dialectique des volontés et des intelligences employant, entre autres, la force ou la menace de recours à la force à des fins politiques. » S’ensuivent des réflexions sur le stratège et les qualités dont il doit faire preuve, ainsi que sur la nature de la stratégie, entre science et art. Un chapitre est dédié aux principes de la guerre. Deux tendances y sont distinguées : une « clausewitzienne », qui s’efforce de penser globalement la guerre, et une autre « jominienne », davantage concentrée sur l’exécution.

Deux parties sont ensuite dédiées aux stratégies de milieu : navale et maritime d’abord, puis aérienne. Dans cette dernière, il est bien montré que les principaux concepts stratégiques aériens ont été empruntés à la stratégie maritime. On pense, par exemple, à la maîtrise de l’air ou à la puissance aérienne. Deux autres chapitres reflètent l’élargissement de la conflictualité à de nouveaux milieux, dédiés aux stratégies spatiale et cyber. La partie consacrée à la cyberstratégie revient de façon pertinente sur les principes et les modes d’action applicables à ce milieu, où l’on peut aussi agir par le choc, le feu ou la manœuvre. Les cultures stratégiques ne sont pas oubliées et font l’objet d’importants développements.

L’évolution de la stratégie classique depuis 1945 est analysée, notamment au prisme du mouvement de balancier entre focalisation sur la guerre majeure et sur les conflits de basse intensité. À ce titre, un rappel salutaire : « Toute puissance militaire conséquente doit en permanence faire porter sa réflexion stratégique sur l’ensemble du spectre des affrontements – et en particulier sur les savoir-faire de haute intensité, car ils sont difficiles à acquérir et à maintenir. » Le chapitre qui suit renvoie à cette problématique. On y étudie les stratégies « alternatives », revenant notamment sur les notions d’irrégularité et d’approche globale. Un bilan, pour le moins contrasté, des deux dernières décennies d’opérations antiterroristes et de contre-insurrection est ébauché. Quant aux stratégies nucléaires, elles sont bien entendu détaillées : elles tiennent un rôle de pivot, tant
« l’emploi de l’arme nucléaire bouleverse le rapport coût/bénéfice qui fonde le calcul stratégique depuis la nuit des temps ».

Cet excellent ouvrage n’est certes pas, et les auteurs le savent, le plus complet sur la stratégie – on se référera pour cela au Traité de stratégie d’Hervé Coutau-Bégarie (1999) qui reste la référence en français –, mais il constitue un indispensable manuel de stratégie à destination du « grand public cultivé ».

Rémy Hémez

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L’URSS comme facteur de la politique internationale

Fri, 02/11/2018 - 08:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « L’URSS comme facteur de la politique internationale »a été écrit par Georges Luciani dans le numéro 1/1939 de Politique étrangère.

Le dualisme de l’action de l’URSS

L’action extérieure de l’URSS se développe depuis la fondation du nouveau régime selon deux lignes qui parfois sont parallèles, quelquefois même se confondent, mais qui parfois aussi divergent sensiblement. L’une de ces lignes, c’est celle de la IIIe Internationale, de l’Internationale communiste (que l’on appelle en abrégé le Komintern), l’autre, celle du Commissariat aux Affaires Étrangères, de l’État russe si l’on veut. D’une manière simplifiée on peut dire que le Komintern a pour but avoué et officiel la révolution universelle, tandis que le Commissariat aux Affaires Étrangères vise à défendre les intérêts de l’État soviétique.

Comment le Komintern agit-il ? Par l’intermédiaire des sections nationales de l’Internationale, c’est-à-dire par les partis communistes nationaux, tandis que le Commissariat aux Affaires Étrangères emploie les méthodes diplomatiques ordinaires. Le Komintern s’inspire d’une idéologie qui tend a dépasser les frontières de l’URSS, tandis que le Commissariat aux Affaires Étrangères cherche à défendre les intérêts russes, à assurer la sécurité des frontières de l’URSS. L’ancien régime a d’ailleurs connu un dualisme assez analogue. Au nom du panslavisme, au nom de l’orthodoxie, c’est-à-dire au nom d’une idéologie, l’Empire russe. intervenait dans les Balkans pour porter secours aux frères slaves. Le tsar était à la fois le chef de l’État russe et le chef de l’Église orthodoxe. Ce césaro-papisme existe toujours, bien que sous d’autres formes, et Staline est aujourd’hui à la fois le chef réel de l’État russe et l’inspirateur tout-puissant du Komintern. Il est le premier personnage d’un État temporel (qui est énorme puisqu’il couvre presque la sixième partie des terres émergées), et il est en même temps le souverain pontife de la religion communiste. En sa personne, se rejoignent en somme les deux lignes de l’action extérieure de l’URSS.

L’histoire de ce dualisme, c’est-à-dire l’histoire des rapports entre la politique du Komintern et celle du Commissariat aux Affaires Étrangères, est très intéressante à étudier. Je ne peux la faire ici, cela nous mènerait trop loin. Je rappellerai seulement que pendant les premières années du régime soviétique, entre 1917 et 1921, les dirigeants bolchevistes ont mis tous leurs espoirs dans la révolution universelle qu’ils espéraient très prochaine.

Pendant cette première période, les relations de l’URRS avec le monde extérieur se sont nécessairement bornées à la propagande révolutionnaire : fomenter des troubles sociaux, aider les mouvements révolutionnaires dans les divers pays, non pour appuyer une action diplomatique (ce qui plus tard a parfois été le cas), mais pour susciter la révolution universelle. Il ne pouvait s’agir alors d’une action diplomatique et de négociations régulières avec les pays étrangers : l’URSS était ignorée par les grandes puissances. L’Allemagne l’avait bien reconnue en mars 1918, au traité de Brest-Litowsk, mais Joffé, le premier représentant soviétique auprès du Reich, devait être expulsé de Berlin, dès novembre 1918, justement parce qu’il était accusé de faire de la propagande bolcheviste. Jusqu’en 1921, l’URSS attend le grand événement.

Pendant cette même période, le Commissariat aux Affaires Étrangères, bien qu’existant, n’avait pas de politique propre, il était entièrement subordonné au Komintern.

En 1921, la situation change parce qu’à l’intérieur la première expérience communiste, dite « communisme de guerre », a échoué. Lénine a lancé la Nep, c’est-à-dire la nouvelle politique économique, qui est un retour partiel au capitalisme. Lénine disait dans un discours : « Nous avons engagé notre œuvre en misant sur la révolution mondiale. Nous avons toujours souligné qu’il était impossible d’accomplir dans un seul pays une œuvre aussi formidable que la révolution socialiste. » Or, les mouvements révolutionnaires en Allemagne, en Bavière, en Hongrie avec Bêla Kun, avaient été écrasés. Le capitalisme avait su triompher des crises issues de la guerre, et, par conséquent, une nouvelle époque commençait. A côté des pays traditionnellement attachés au système social fondé sur la propriété privée et l’initiative individuelle, il s’agissait de faire vivre un État original qui s’était donné pour but la création d’un nouveau système social. Le veau socialiste, comme disait Lénine, devant exister à côté du géant capitaliste et faire bon ménage avec lui, il fallait s’adapter aux nouvelles circonstances historiques; il était nécessaire de rendre possible la coexistence pacifique des deux mondes, capitalisme et communisme.

C’est dire qu’après 1921, et surtout à partir de 1924 (date de la mort de Lénine), la perspective d’une révolution universelle s’éloigne, on la renvoie — sans toutefois y renoncer — à des temps meilleurs. Moscou se préoccupe de faire reconnaître l’URSS par les grandes puissances et d’établir avec elles des relations commerciales et politiques. L’Angleterre la première renoue avec l’URSS avec qui elle signe, dès 1921, un traité de commerce.

C’est le temps où dans la vie internationale l’URSS se présente plus que jamais sous le double aspect que nous avons signalé. Le Komintern et le Commissariat aux Affaires Étrangères s’équilibrent, ils se neutralisent, ils ne sont d’ailleurs pas d’accord : deux tendances coexistent et chacune cherche à l’emporter. C’est, parfois, encore le cas aujourd’hui.

Cette opposition se traduit à l’intérieur par la rivalité symbolique de Trotski et de Staline. Trotski est partisan d’une action révolutionnaire permanente; il pense que la construction du socialisme est impossible dans un seul pays, surtout quand il est aussi arriéré que la Russie : « Pour que le socialisme triomphe, affirme-t-il, il faut que les grands pays industriels, l’Angleterre, la France, l’Allemagne surtout, accomplissent leur révolution socialiste; il faut donc aider leurs mouvements révolutionnaires. » Et Radek, un de ses partisans, dit aussi : « II y a des gens qui veulent construire le socialisme dans un seul pays. Pourquoi ne pas le construire dans un seul arrondissement, une seule ville, une seule rue, dans une seule maison ? Si on fait la révolution socialiste, il faut la faire partout. »

La politique de Staline

A cette tendance s’oppose de plus en plus nettement la politique de Staline qui croit possible la construction d’un seul État socialiste, qui refuse la théorie de la révolution permanente, qui veut avant tout réorganiser l’URSS, augmenter sa puissance économique par les plans quinquennaux, et, pour cela, signer avec les pays capitalistes une trêve aussi longue que possible. (Il est bien entendu que tous les bolcheviks sont d’accord sur ce point, qu’un choc est inévitable entre les régimes capitalistes et le régime socialiste.) Cette trêve peut être très longue, on peut donc se mettre au travail et faire de l’Union soviétique un État fort qui, le jour venu, aidera la révolution à s’installer ailleurs.

La lutte Trotski-Staline s’est terminée, apparemment en tout cas, par la victoire de Staline en 1928. La Russie tout entière s’absorbe alors dans son travail intérieur, dans son labeur quinquennal. Le Komintern n’est plus l’adversaire du Commissariat aux Affaires Étrangères, et ce dernier est lui-même guidé, avant tout, par des intérêts purement russes. Les partis communistes deviennent des pions que le Kremlin recule ou avance en s’inspirant de considérations d’intérêt national russe. Et c’est ce qui explique les schismes et les exclusions dans les sections nationales du Komintern. Certains communistes ne veulent pas faire le jeu égoïstement russe de Moscou qu’ils considèrent comme contre-révolutionnaire.

La subordination du Komintern au Commissariat aux Affaires Étrangères a eu pour conséquence une perte de rayonnement révolutionnaire pour la IIIe Internationale. Il n’est donc pas étonnant que nous ayons assisté à la création d’une IVe Internationale, qui, elle, se dit animée du dynamisme révolutionnaire qui manquait à la IIIe devenue une bureaucratie. L’activité du Komintern se ralentit donc, de 1928 à 1935 il ne tient aucun congrès, alors qu’autrefois il en tenait un tous les ans ou tous les deux ans. Il faut attendre l’année 1935 pour que Moscou se décide à convoquer un nouveau concile rouge.

L’évolution du Komintern

A cette période de 1928-1935 correspond une volte-face complète des Bolcheviks en politique extérieure. Depuis Rapallo, c’est-à-dire depuis 1922, l’URSS était engagée dans une politique de collaboration avec l’Allemagne. Surtout après l’établissement du régime hitlérien, cette politique est abandonnée. Je dis surtout après, car l’évolution avait déjà commencé quand, avec von Papen, l’Allemagne avait proposé au président Hernot une alliance militaire contre la Russie. Les bolcheviks très inquiets s’étaient alors déclarés contre l’Allemagne et partisans d’un rapprochement avec la France et ses alliés. A l’arrivée d’Hitler au pouvoir, cette orientation se précise. Révisioniste, ou, en tout cas, favorisant le révisionisme alors qu’elle était liée au Reich, l’URSS défend maintenant l’ordre européen issu du traité de Versailles. Membre de la Société des Nations, elle peut être classée parmi les puissances attachées au statu quo territorial.

Or, l’évolution du Komintern est en tout point identique. En 1928, le VIe congrès lançait ses foudres contre la France, « gendarme de l’Europe Centrale, gardienne de l’odieux traité de Versailles… », Moscou dénonçait l’hégémonie française sur le continent. En 1935, au contraire, le VIIe congrès est essentiellement axé contre l’Allemagne hitlérienne, contre le fascisme allemand (il n’est alors presque pas question du fascisme italien considéré comme peu dangereux). Les positions de combat sont changées, la crainte de l’Allemagne nazie domine tout. […]

Lisez l’article en entier ici.

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The Caliphate at War

Wed, 31/10/2018 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Stéphane Mantoux propose une analyse de l’ouvrage de Ahmed S. Hashim, The Caliphate at War: The Ideological, Organisational and Military Innovations of Islamic State (Hurst, 2018, 392 pages).

Ahmed Hashim est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’insurrection et la contre-insurrection en Irak (2006, 2009), et d’un livre consacré aux Tigres tamouls au Sri Lanka (2013).

Dans The Caliphate at War, initialement paru en 2017, il entend expliquer ce qu’a été l’État islamique (EI) depuis ses origines en 2003 jusqu’au milieu de l’année 2017, moment où la phase territoriale de l’organisation commence à s’achever. L’approche est
« holistique » : l’auteur veut décrire l’EI en tant que système et secondairement déceler les facteurs qui ont conduit à son émergence.

Il le fait toutefois en se reposant sur un nombre trop limité de sources, ce qui est évident dès le premier chapitre qui décrit l’approche conceptuelle du livre. Le chapitre 2 résume l’histoire de l’Irak ; le chapitre 3 revient sur l’idéologie et les buts de l’EI ; le chapitre 4 s’intéresse à la construction de l’organisation depuis l’époque d’Abou Moussab Al-Zarqawi ; le chapitre 5 décortique l’art de la guerre mis en œuvre par l’EI ; le chapitre 6 enfin détaille l’État bâti par le groupe et son fonctionnement.

Dès le premier chapitre, Ahmed Hashim reconnaît ne pas avoir mené un travail à la source, sur le terrain, mais il n’utilise pas non plus de manière rigoureuse les sources primaires produites par l’EI, ce qui restreint considérablement la portée de son travail. En outre, il se limite au champ irakien et n’aborde la Syrie qu’indirectement, ce qui prive le lecteur de la moitié du spectre concernant l’EI.

Si l’on se focalise sur le chapitre 5 qui aborde la dimension militaire de l’EI, on mesure combien le propos de l’auteur souffre du postulat choisi au départ. Près d’un tiers du chapitre est une reprise plus ou moins nette des ouvrages précédents de l’auteur sur l’insurrection et la contre-insurrection en Irak. Certaines conclusions sur les capacités militaires de l’insurrection irakienne entre 2003 et 2011 sont parfois discutables, notamment sur le déclin militaire de l’État islamique d’Irak (EII), prédécesseur de l’EI, entre 2008 et 2011. Ahmed Hashim n’évoque pas l’importance de l’expérience militaire accumulée en Syrie à partir de la création de l’État islamique en Irak et au Levant (avril 2013) et rebasculée en Irak ensuite, par exemple pour l’emploi des missiles antichars. Quand il évoque la structure de commandement militaire de l’EI, l’auteur ne met pas à jour ses informations, par exemple : Abou Omar Al-Shishani a été tué par une frappe américaine le 10 juillet 2016 dans le secteur de Shirqat. L’auteur n’a pas non plus actualisé sa description de la bataille de Mossoul qui s’arrête avant la reprise de la ville en juillet 2017. La description de l’appareil militaire lui-même reste trop succincte, sur l’emboîtement des unités ou leur typologie, comme les inghimasiyyis. Le récit des différentes campagnes menées par l’EI est incomplet car il manque, justement, le volet syrien.

En conclusion, Ahmed Hashim insiste pourtant sur l’importance du conflit syrien dans le développement de l’EI, ce qui fragilise d’autant plus son choix de ne pas aborder la situation syrienne pour décortiquer l’EI en tant que système. On peut au moins reconnaître à l’auteur de conclure sur l’idée que la fin territoriale de l’EI ne signifie pas la disparition de la menace : le groupe, comme souvent depuis le début de son existence, a su évoluer pour survivre.

Stéphane Mantoux

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« Brésil : plus dure sera la chute »

Mon, 29/10/2018 - 10:22

A l’occasion des élections présidentielles au Brésil qui ont vu hier, dimanche 28 octobre, la consécration du candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, nous vous proposons de relire l’article de Joao Augusto De Castro Neves et Bruno Reis, « Brésil : plus dure sera la chute », publié dans le n° 3/2016 de Politique étrangère. Cet article est également disponible en anglais : « Brazil: The Harder They Fall ».

Le Brésil subit actuellement l’une des plus graves crises politique et économique de son histoire moderne – et certainement la plus sévère depuis le retour de la démocratie au milieu des années 1980. Enfant chéri de la mondialisation pendant une bonne partie de la dernière décennie, le pays est brutalement tombé de son piédestal. L’accès de pessimisme tient en partie à la tendance des experts en relations internationales et des commentateurs du marché à voir le monde comme inexorablement pris dans un mouvement – toujours plus rapide – de transfert de puissance d’un grand marché à un autre. Hier encore, les BRICS apparaissaient comme la pierre de touche d’un nouvel ordre mondial et un eldorado de l’investissement ; aujourd’hui, les caprices des vents de la finance veulent accorder à un autre acronyme son quart d’heure de célébrité.

Sur le plan économique, le Brésil connaît sa plus sévère dépression depuis de nombreuses décennies. Son produit intérieur brut (PIB) a baissé de près de 10 % en quatre ans, le taux de chômage a explosé et le déficit budgétaire tend à se creuser. Sur le plan politique, le pays est confronté à une procédure de destitution de la présidente, à un gigantesque scandale de corruption touchant la totalité de la classe politique et, dernièrement, à une vague de contestation dans les rues des grandes villes où des millions de citoyens ont dénoncé le manque de réactivité – et parfois de responsabilité – de la classe politique.

Ces événements ont conduit le système politique à une quasi-paralysie et manifesté l’incapacité des dirigeants à répondre aux nombreux défis auxquels le pays doit faire face. […]

Lisez gratuitement l’article dans son intégralité ici.

Why Europe Intervenes in Africa

Mon, 29/10/2018 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Catherine Gegout, Why Europe Intervenes in Africa: Security, Prestige and the Legacy of Colonialism (Oxford University Press, 2018, 320 pages).

Depuis la fin des années 1980, la France est intervenue militairement en Afrique plus de trente fois, le Royaume-Uni sept fois. Alors que jusque dans les années 1990, les questions africaines de sécurité étaient peu discutées dans l’Union européenne (UE), cette dernière a conduit cinq opérations militaires sur ce continent depuis 2000. Les motivations du déclenchement de ces interventions sont sujettes à débat, mais les réponses apportées sont rarement fondées sur une étude approfondie. C’est ce à quoi s’attelle, avec succès, Catherine Gegout, professeur associé de relations internationales à l’université de Nottingham.

Le premier chapitre est dédié à la mise en place d’une typologie des motifs d’intervention, qui s’appuie sur les apports de trois théories des relations internationales – réalisme, constructivisme et post-colonialisme – et vise à pousser le chercheur à reconsidérer l’histoire et la politique du point de vue des pays en voie de développement. Le deuxième chapitre replace les interventions dans leur contexte historique, de la colonisation à aujourd’hui. Une troisième partie dresse le portrait des différents acteurs gravitant autour de ces opérations extérieures européennes, par leur présence politique ou économique : États africains, organisations régionales africaines de sécurité, Nations unies, États-Unis, Chine, etc. Enfin, cœur de la démonstration, les trois derniers chapitres de cet essai sont consacrés à l’analyse successive et détaillée des desseins poursuivis lors de chacune des interventions africaines de la France, du Royaume-Uni et de l’UE.

Catherine Gegout souligne que la recherche de sécurité (pour son territoire et ses citoyens) a été déterminante dans toutes les interventions. La problématique de la lutte contre le terrorisme qui s’est développée récemment (2008 pour la France et 2013 pour le Royaume-Uni) est venue renforcer cette prédominance. La quête de prestige est, selon l’auteur, l’autre motif majeur expliquant les actions militaires européennes en Afrique, qu’il s’agisse de prestige pour le dirigeant du moment, de celui d’une organisation internationale ou du pays hôte de l’intervention. En revanche, Catherine Gegout souligne que les pays européens ne lancent plus vraiment d’opérations extérieures sur le continent africain pour défendre ou promouvoir leurs intérêts économiques. Un seul cas est à cet égard recensé : la mission de l’UE dans le golfe d’Aden (2008). Concernant la France, c’est surtout vrai depuis 2003, avec la montée en puissance de la Chine en Afrique.

De même, entre 1986 et 2016, l’action à des fins humanitaires n’a jamais été la cause première d’une intervention. Enfin, et même si son influence diminue, les opérations extérieures demeurent partiellement conditionnées par le passé colonial : France et Royaume-Uni continuent à agir dans leurs zones d’influence historiques respectives.

Le livre de Catherine Gegout offre une grille d’analyse intéressante des interventions européennes en Afrique. La qualité et le niveau de détail de la recherche, la grande clarté de l’argumentation, une bibliographie fournie, ainsi que plusieurs tableaux clairs et utiles, font de cet essai une lecture importante pour tous ceux qui se préoccupent des questions de sécurité en Afrique.

Rémy Hémez

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L’Europe entre la peur de la guerre et le désir de la paix

Fri, 26/10/2018 - 10:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « L’Europe entre la peur de la guerre et le désir de la paix » a été écrit par l’ancien chef d’État-major des armées Guy Méry dans le numéro 2/1983 de Politique étrangère.

Nous vivons une époque marquée, à l’évidence, par le caractère multiforme et l’aspect mondial des facteurs généraux d’insécurité. En raison de la rivalité qui oppose, sur tous les plans, le « bloc soviétique » aux pays du « monde libre » et dans laquelle les pays du
« Tiers-Monde » ne constituent — hélas — bien souvent qu’un enjeu (c’est-à-dire le terrain privilégié des luttes d’influence, des tentatives de déstabilisation, voire des affrontements), des menaces peuvent à tout moment surgir en n’importe quel point du globe, sans que l’on puisse même, parfois, prévoir leur nature.

Face à ces menaces, les faiblesses actuelles de la défense de l’Europe (objectif potentiel d’une stratégie globale soviétique, de caractère offensif) sont de plus en plus dénoncées par les Européens eux- mêmes et, en tout cas, de plus en plus ressenties. D’où viennent ces faiblesses ? Peuvent-elles être surmontées par l’organisation d’une « défense européenne », de caractère plus ou moins autonome ? Telles sont les deux questions qu’appelle immédiatement une telle situation et auxquelles il peut être intéressant d’apporter, sinon de véritables réponses, du moins quelques éléments de réflexion.

Les faiblesses de la défense de l’Europe ont des causes multiples, dont il serait prétentieux de vouloir dresser une liste exhaustive. Ces causes peuvent être toutefois, me semble-t-il, regroupées sous trois grandes rubriques.

• D’abord, bien sûr, le déséquilibre des forces existant sur le théâtre européen ; de part et d’autre de la frontière symbolique du rideau de fer, se trouvent face à face, sur ce théâtre, deux appareils militaires importants, appartenant à des systèmes socio-politiques opposés, et dont l’un (le soviétique) surclasse l’autre, aussi bien dans le domaine classique que, désormais, nucléaire.

Cependant, ce déséquilibre n’est pas, en soi, un phénomène nouveau ; il résulte à la fois de la remarquable continuité du développement militaire soviétique au cours des vingt dernières années et — simultanément — du relâchement de l’effort de défense des États- Unis après la guerre du Vietnam, accompagné de celui de la plupart des pays occidentaux. Pour prendre un exemple précis, il existait, avant l’apparition des SS-20 soviétiques, des missiles intermédiaires SS-4 et SS-5 qui menaçaient déjà toute l’Europe de l’Ouest, avec sans doute moins de précision, mais avec des charges autrement plus puissantes ; le SS-20 n’a apporté, en fait, qu’un certain degré de modernisation, autorisé d’ailleurs par les accords de 1972.

Le déséquilibre est donc réel, il existe déjà depuis d’assez nombreuses années, mais c’est surtout sa perception qui est devenue plus aiguë, à travers des déclarations politiques qui n’étaient pas toujours exemptes de préoccupations internes et qui se sont trouvées souvent amplifiées par la caisse de résonance des media.

Quoiqu’il en soit, ce déséquilibre (réel) ne m’apparaît pas tel qu’il puisse présenter, dans l’immédiat, un véritable danger d’agression de la part de l’Union soviétique. Cela, bien sûr, à condition que les États-Unis poursuivent leur volonté affichée de redressement et que, de leur côté, les États européens ne « baissent pas la garde » et soient bien conscients du seuil critique en deçà duquel leur capacité de défense cesserait d’être crédible ; cela, bien sûr, aussi, à condition que ne se posent pas, à l’intérieur même du bloc soviétique, des problèmes de cohésion interne d’une telle gravité que le seul moyen pour ce bloc d’y faire face ne soit la « fuite en avant », quels qu’en puissent être les risques.

• Beaucoup plus graves et préoccupants, par contre, m ‘apparais sent les remous et les états d’âme qui ébranlent actuellement le monde libre. Qu’il s’agisse de la détérioration de la confiance réciproque entre les États-Unis et l’Europe ; qu’il s’agisse des mouvements pacifistes, voire neutralistes, qui se sont développés dans presque toute l’Europe du Nord et ont atteint leur point culminant en République fédérale allemande ; qu’il s’agisse des discussions ou des atermoiements auxquels donne lieu le déploiement des euromissiles américains face aux SS-20 soviétiques ; qu’il s’agisse de la rivalité exacerbée entre la Grèce et la Turquie, nous enregistrons les signes d’une possible désagrégation de la solidarité occidentale, dont le bloc soviétique ne manque pas, en maintes occasions et dans beaucoup de domaines, d’exploiter les effets. Or il s’agit d’un phénomène extrêmement dangereux parce qu’il est fondé en grande partie sur la peur, parce qu’il peut conduire à une véritable démobilisation des volontés de défense en Europe et qu’à terme il pourrait entraîner dans l’opinion publique américaine une lassitude (pour ne pas dire plus) que la meilleure bonne volonté des dirigeants ne parviendrait plus à surmonter et dont ils devraient, plus ou moins, tenir compte.

Certes, un sursaut vient d’avoir lieu à Williamsburg et il est intéressant de noter que les discussions de cette conférence « économique » se soient très vite élargies aux problèmes de sécurité et aient conduit les différents participants à insister sur la nécessaire solidarité du monde libre face aux menaces soviétiques. Il reste cependant à voir ce qu’il adviendra, dans les faits, de ces intentions et de ces déclarations, obtenues non sans quelques réticences de certains.

• Dernier élément de ce sentiment de faiblesse : la stratégie de l’Alliance et les structures mêmes de l’organisation militaire chargée de la mettre en œuvre.

La stratégie de la réponse « flexible » ou « adaptée », valable sans nul doute lorsque les États-Unis disposaient d’une supériorité nucléaire incontestée, apparaît, dans les circonstances présentes, quelque peu dépassée ; de même que le principe d’une bataille
« de l’avant », conduite dans un dispositif très filiforme, ne semble plus correspondre à la disparité de volume des forces classiques en présence.

Quant à l’organisation, elle a vieilli, elle s’est alourdie, elle s’est — à certains niveaux — centralisée et automatisée d’une manière excessive ; bref, elle ne répond peut-être plus tout à fait aux phénomènes de soudaineté de déclenchement des crises et à la rapidité de leur développement, tels que l’on peut les observer dans le monde moderne.

Le moment serait donc venu, sans doute, de réfléchir aux améliorations à apporter à cette stratégie et à ces structures et cela d’autant plus que, si elles s’avèrent de moins en moins bien adaptées à une menace d’agression directe, elles sont totalement inadaptées — car ce n’était pas leur but, à l’origine — aux agressions indirectes que nous subissons dès maintenant.

En présence de ces faiblesses accumulées, des voix s’élèvent, chaque jour plus nombreuses, pour prôner la constitution d’une véritable défense « européenne ». Quelles en sont les chances ?

Certes, dans l’absolu, la formule ne manque pas d’attrait et l’Europe dispose, pour la réaliser, d’un certain nombre d’atouts. D’abord, sa démographie , soit quelque 300 millions d’habitants, qui la rendent supérieure, sur ce plan, aussi bien à l’URSS qu’aux États-Unis. Ensuite, ses capacités technologiques et industrielles qui en font un ensemble économique important, capable de dominer l’inéluctable inflation des coûts des matériels militaires, même si elle demeure assez dépendante de l’extérieur pour ce qui concerne certains de ses approvisionnements en matières premières et en produits énergétiques.

Enfin sa situation géographique, qui en fait un théâtre d’opération d’une importance capitale, au carrefour des affrontements Est- Ouest et Nord-Sud, ouvert en même temps assez largement sur le monde par les intérêts et la présence que conservent, outre-mer, certains de ses membres.

Mais ces atouts ne doivent pas occulter un certain nombre de difficultés qui sont encore à surmonter pour parvenir à l’édification d’un « ensemble européen de défense » et qu’il convient donc d’examiner avec le maximum de réalisme et d’objectivité. Sans parler de la composition même de cet ensemble sur laquelle les avis sont partagés (avec ou sans l’Espagne, avec ou sans la Grèce et la Turquie, avec ou non certains pays du Nord), toutes questions qui ne sont cependant pas secondaires, je m’en tiendrai à ce qui m’apparaît constituer les trois difficultés principales.

• D’abord et avant tout, le fait nucléaire qui suppose l’existence d’une autorité politique unique et donc une union politique de l’Europe qui, à mon sens, doit intervenir nécessairement avant l’organisation d’une défense européenne et non pas en être le résultat. Certes, l’idée de défense peut être plus « motivante » que de simples relations économiques et commerciales pour réaliser cette union ; mais c’est seulement lorsqu’une volonté politique commune se sera clairement exprimée, sans réserves, dans les plus hautes instances, que le problème pourra progresser et je ne vois pas pourquoi, dans cet esprit, une Assemblée européenne, élue au suffrage universel, serait, a priori, écartée du débat.

Il est à noter d’ailleurs que toutes les tentatives qui ont été faites, ou tous les jalons qui ont été lancés jusqu’ici, pour établir les bases d’une coopération plus ou moins poussée en matière d’armements nucléaires, se sont toujours soldés par des échecs ; il y a donc là un problème délicat, dont il ne faut pas méconnaître la réalité et qui est particulièrement sensible en ce qui concerne l’Allemagne de l’Ouest, puisque cette dernière s’est engagée — notamment vis-à-vis de l’Union soviétique — à ne pas se doter d’un tel type d’armement.

• La seconde difficulté est de caractère plus psychologique. Pour constituer une entité de défense, encore faut-il que tous les partenaires soient convaincus de la nécessité de cette défense, ne veuillent pas se reposer sur d’autres du soin de l’assurer, manifestent une très ferme volonté dans ce domaine et apprécient tous, d’une manière sensiblement analogue, l’ampleur et la nature de la menace. Or force est de constater que ce n’est pas toujours le cas pour tous les pays européens concernés et même pour ceux qui constitueraient les bases de ce système de défense. Je songe au peu d’effort de défense fait par la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark ; je songe aux mouvements pacifistes et antinucléaires dont la maîtrise est loin d’être

assurée ; je songe, aussi, au caractère toujours un peu « insulaire » de la défense britannique ; je songe, enfin, à l’attitude allemande en matière d’« Ostpolitik » ou de réunification et, d’une manière plus générale, à la grave insuffisance de perception de la menace d’agression indirecte qui me semble caractériser le comportement de la plupart des pays de l’Europe continentale.

• La troisième difficulté est de nature économique. Il n’est pas douteux que, dans une période de crise mondiale, les secousses économiques qui atteignent, sans exception, tous les pays européens, ont plutôt tendance à les séparer qu’à les unir et à conduire à une politique du « chacun pour soi » plutôt qu’à une politique du « tous pour un, un pour tous ». C’est sans doute regrettable, mais, dans ce domaine, l’intérêt prime le sentiment et nous voyons le même phénomène se produire, malheureusement, entre les États-Unis et l’Europe.

Donc il y a certainement un problème de la défense de l’Europe, qui peut aller d’ailleurs en s ‘aggravant, mais je ne pense pas, pour ma part, qu’il puisse être résolu, dans un avenir proche, par l’organisation d’une « défense européenne ». Faut-il, pour autant, « baisser les bras », « laisser aller et ne rien faire » ? Certainement pas, en raison de l’importance même du problème dont dépend peut-être, à terme, l’avenir de notre sous-continent européen. C’est pourquoi j’estime que les réflexions dans ce domaine doivent être poursuivies et approfondies, mais qu’elles devraient, pour l’essentiel, s’articuler autour de quelques idées simples et pratiques, concernant les caractéristiques mêmes du problème à régler. […]

Lisez l’article en entier ici.

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The Long Hangover: Putin’s New Russia and the Ghosts of the Past

Wed, 24/10/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Céline Marangé propose une analyse de l’ouvrage de Shaun Walker, The Long Hangover: Putin’s New Russia and the Ghosts of the Past (Oxford University Press, 2018, 288 pages).

Voici un essai sur le poids de l’histoire en Russie et en Ukraine. Son auteur s’interroge sur les « fantômes du passé » (la « longue gueule de bois »…) qui hantent les mémoires et tourmentent les vivants : les ivresses idéologiques et les excès de violence du XXe siècle taraudent encore les consciences. Correspondant du Guardian à Moscou, Shaun Walker cherche moins à développer une argumentation serrée qu’à rassembler des témoignages évocateurs. D’une plume alerte, il brosse une succession de portraits qui composent un tableau d’ensemble.

La première partie explore les ambiguïtés du rapport au passé à partir de quatre événements traumatiques de l’histoire russe contemporaine. Elle montre que l’importance accordée par Vladimir Poutine à la restauration de l’État russe entrave le travail de mémoire et contribue à imposer une histoire officielle. La fétichisation de l’État empêche, en effet, de reconnaître sa nature criminelle à l’époque stalinienne.

Le premier chapitre illustre la perte de repères induite par l’effondrement du communisme et l’implosion de l’Union soviétique. Le deuxième s’intéresse à la mémorialisation de la Seconde Guerre mondiale, objet d’un réinvestissement politique croissant. En atteste la fête du 9 mai qui commémore la victoire sur l’Allemagne nazie avec toujours plus de pompe depuis l’époque brejnévienne, alors que cette journée était auparavant réservée au souvenir des morts. Le troisième chapitre évoque l’écharde tchétchène et son histoire. Il montre comment de la deuxième guerre de Tchétchénie émerge un nouveau contrat social, fondé non seulement sur l’amnistie de milliers de combattants en échange d’une loyauté quasi-féodale à l’égard du président russe, mais aussi sur deux amnésies imposées, celle de la déportation et celle des guerres récentes.

Le quatrième chapitre, sans doute le plus touchant, porte sur la mémoire des répressions staliniennes à partir de l’exemple de la Kolyma. L’auteur cherche – presque en vain – dans la région des traces de ce passé, d’abord à Magadan, puis sur la « route des os ». Il croise le chemin de personnages tragiques tout droit sortis d’un roman de Dostoïevski : Oleg le chauffeur, Panikarov le collectionneur, Olga l’Ukrainienne, déportée sans raison en 1946 et libérée en 1956 avec interdiction de rejoindre sa terre natale. Chacun à sa manière témoigne de l’extrême difficulté que les survivants et les descendants éprouvent à affronter un passé lancinant.

La deuxième partie du livre éclaire les antagonismes du présent à la lueur du passé. Elle montre que les conflits autour de l’Ukraine s’enracinent dans des expériences historiques et des visions opposées du passé. L’auteur revient sur l’histoire de l’Ukraine dans l’entre-deux-guerres puis expose comment, dans les années 2000, le président Iouchtchenko a instrumentalisé la politique de la mémoire et réhabilité des figures controversées pour conjurer sa baisse de popularité.

Particulièrement éclairant, le chapitre sur les Tatars de Crimée explique l’attitude inébranlable des dirigeants tatars après l’annexion de la Crimée à la lumière de l’histoire longue de leur peuple, floué par le pouvoir impérial russe au XVIIIe siècle et déporté par les autorités soviétiques en 1944. Les derniers chapitres décrivent la spirale de la violence et la nostalgie de l’Union soviétique qui ont conduit à la déstabilisation du Donbass.

Toute personne intéressée par la culture politique russe devrait lire ces pages qui offrent, de manière vivante et incarnée, une réflexion sur l’imbrication du passé et du présent.

Céline Marangé

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Directorate S: The C.I.A and America’s Secret Wars in Afghanistan and Pakistan

Mon, 22/10/2018 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Steve Coll, Directorate S: The C.I.A and America’s Secret Wars in Afghanistan and Pakistan (Allen Lane, 2018, 784 pages).

Ghost Wars, publié en 2004 et récompensé par le Pulitzer, avait permis au journaliste Steve Coll de démontrer l’étendue de son talent. Ce livre-ci reprend et complète le récit. Il s’agit de comprendre pourquoi l’intervention américaine en Afghanistan s’est transformée en intensificateur de tensions géopolitiques. Prenant ses distances vis-à-vis des narratifs concentrant le blâme sur George W. Bush et sa garde rapprochée, l’ouvrage contient des passages très critiques à l’encontre de la bureaucratie militaire américaine.

Selon Directorate S, les carences de cette hiérarchie sont de tous ordres : ignorance, impréparation, narcissisme, vénalité, culte de l’autopromotion personnelle, hubris, absence de retour sur l’erreur, surexploitation du mensonge officiel à des fins auto-protectrices, etc. Plusieurs hauts gradés encensés dans les médias (David Petraeus, Stanley McChrystal…) se retrouvent ainsi ramenés à des proportions plus « réalistes ». Également en cause, la surproduction paperassière à laquelle se livre le Pentagone, sans se soucier de la qualité analytique de ses dossiers. Plus important peut-être, Steve Coll fait ressortir la paupérisation intellectuelle d’une CIA amenée à se rapprocher des forces spéciales et à se conduire en instrument de croisade pseudo-démocratique. En substance : bakchichs obscènes, tortures sadiennes, frappes de drones et raids d’intimidation à foison, mais fort peu de considération pour la dimension ethnologique des conflits et les systèmes de motivations étagées déterminant les actions des acteurs-tiers. Le titre de l’ouvrage met d’ailleurs ce point en avant.

Le Directoire S est une branche du renseignement pakistanais (ISI) en charge de mener toutes sortes d’opérations clandestines via le soutien opérationnel de différents types de groupements armés (talibans, indépendantistes du Cachemire, islamistes radicalisés…). Telle que la décrit Steve Coll, cette unité contrôlée par la haute armée mène un jeu retors, exploitant sans vergogne les faiblesses de ses alliés d’opportunité. Sur le long terme, ces doubles discours en boucles exponentielles, et ces fixations paranoïaques (l’Inde comme source de tous les maux) semblent destinés à produire de graves effets contre-productifs. Cependant, l’auteur admet que l’ISI et ses contrôleurs suivent une ligne cohérente, une fois intégrées les perceptions sous-tendant leurs raisonnements. Par comparaison, les élites de Washington paraissent n’obéir à aucune logique de fond, postures médiatiques (syndrome Obama/Holbrooke) et rapports bureaucratiques prenant systématiquement le pas sur toute réflexion articulée et autocorrectrice.

Le constat est sévère, mais il est étayé par une multitude de sources, américaines et étrangères. La bibliographie est en revanche assez succincte, la force du livre résidant dans la qualité et la diversité des témoins mis à contribution. Steve Coll a mené des centaines d’entretiens sur une décennie, y compris avec de hauts responsables afghans et pakistanais. Il s’est ainsi fait une idée précise des illusions et rancœurs que nourrissent les décideurs des trois systèmes de gouvernement gérant le conflit afghan. À noter : l’auteur a pris soin de recueillir les retours d’opérationnels de terrain et d’analystes dissidents comme Marc Sageman. Bilan : lecture hautement recommandée, l’un des meilleurs ouvrages documentaires sur les questions de sécurité et de renseignement de ces dernières années.

Jérôme Marchand

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À chacun sa Corée

Fri, 19/10/2018 - 09:30

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « À chacun sa Corée » a été écrit anonymement dans le numéro 5-6/1950 de Politique étrangère.

Depuis le 25 juin 1950, le gouvernement chinois était intervenu, de Pékin, dans l’affaire coréenne avec les moyens de sa diplomatie et de sa propagande : l’invasion de la Corée du Sud par les Coréens du Nord lui offrait l’occasion d’afficher sa sympathie pour le pays entier. La Chine n’y exerça- t-elle pas une suzeraineté nominale jusqu’au début du présent siècle ?

Le gouvernement Mao Tse Toung lie l’affaire de Corée à son entrée dans l’Organisation des Nations Unies, à sa participation au Conseil de sécurité. Il se dit donc ami des Coréens. Mais il convient de rappeler que les Coréens établis en Mandchourie — terre chinoise — s’entendirent mal avec les Chinois. C’étaient les Japonais qui avaient poussé des Coréens (par dizaines de milliers), dès 1 925, à s’expatrier en Mandchourie : ouvriers agricoles qui rivalisaient avec les fermiers chinois dans la frugalité ou la misère. Il y en avait au moins un million, dès 1931. Dans le district de Chientao, on comptait trois Coréens pour un Chinois. Les incidents qui éclatèrent entre fermiers chinois et coréens pendant l’été 1931 furent provoqués peut-être, et certainement exploités, par les Japonais, qui se portèrent alors au secours de leurs « ressortissants » : prétexte saisi parmi d’autres pour justifier l’occupation de la Mandchourie désirée. Les circonstances actuelles reposent des questions capitales : comment se comporteront, en Mandchourie du Sud, les paysans coréens et chinois engagés dans de mortelles concurrences ? Et quels sont les vrais, les profonds sentiments des Coréens et des Chinois à l’égard les uns des autres ?

Le Japon prend position

Le Japon ne peut se désintéresser de la Corée. Dans l’impossibilité d’intervenir militairement, il ne saurait négliger un pays qu’il convoita toujours, à travers l’histoire ; pour lequel il combattit souvent (1870-1910) ; qu’il annexa purement et simplement (1910). Sans entrer dans les détails d’une occupation de huit lustres, on mentionnera les investissements et les entreprises japonais. Si le réseau routier demeurait insuffisant, les chemins de fer stratégiques construits par les Japonais indiquaient assez leur préoccupation : la Corée nourricière, grenier de riz de l’archipel, servait de passage vers la Mandchourie, dont les ressources minières et industrielles devenaient, d’année en année, plus nécessaires à l’armature nippone. Dans l’été 1950, le Japon allait-il rester rigoureusement neutre ou laisserait-il percer une préférence à l’égard d’un des blocs ? Le Livre blanc, publié le 19 août, exprime l’approbation du gouvernement japonais pour les efforts des Nations Unies en Corée. Le Livre blanc ajoute que le Japon y aide déjà, par son industrie, les forces américaines. En même temps, il réclame des moyens de défense plus importants que la police autorisée par le général MacArthur, qui était portée à 70 000 hommes au début des opérations. Enfin, M. Yoshida, président du Conseil, soulignait le fait que le Japon « ne peut pas plaire aux deux camps de la guerre froide ». Le Japon se souvient de la longue hostilité russo-japonaise ; il s’inquiète de ses besoins constants que peuvent satisfaire Corée et Mandchourie. Il penche — aujourd’hui — vers les États-Unis.

Glacis russe ou glacis japonais ?

De 1930 à 1940, le Japon avait voulu constituer simultanément : 1° un bloc économique (et monétaire, le bloc yen) Japon, Corée, Mandchourie, Chine ; 2° un système de glacis. La Corée, qui protégeait l’archipel, recevait la couverture du Man-tcheou-kouo (État de Mandchourie), lequel, à son tour, était gardé par le glacis mongol, qui, lui-même, était préservé par les provinces du Nord de la Chine. Inversement et symétriquement, l’URSS considère, en 1950, que la République de Mongolie, intégrée dans le système soviétique, a besoin de la couverture d’une Mandchourie industrielle et agricole, laquelle trouve sa protection dans une Corée braquée (selon certaine formule de l’époque napoléonienne) vers l’archipel japonais.

Si les Chinois font état de leur amitié « historique » pour les Coréens, les Russes, de leur côté, invoqueront des événements vieux d’un demi-siècle ; quand les Japonais se montraient trop agissants à la cour de Séoul, le roi-empereur de Corée se réfugiait (1896) à la légation tsariste et il y demeurait une année.

Autre motif de l’attention que portent à la Corée les régimes russes successifs, et plus particulièrement à des ports et à des points situés dans un secteur voisin de la frontière russo-coréenne : en 1938, les soldats japonais contestèrent des hauteurs tenues par les Russes, à proximité de ces frontières russo-mandchou-coréennes. Ces hauteurs commandent la baie de Possiet, les approchés de Vladivostok. On fut étonné que les Japonais, qui, à l’époque, menaient le jeu en Extrême-Orient, dussent battre en retraite. Les Russes, eux, avaient maintenu toutes leurs positions, affirmé victorieusement une puissance dont on avait douté. Or, au mois d’août 1950, un commando américain, puis des escadrilles américaines ont attaqué, bombardé un port coréen, à 60 kilomètres du champ de bataille de 1938. L’attention reste la même dans l’attaque et la défense aux exutoires des provinces maritimes soviétiques, si utiles aux Russes quand Vladivostok est encombré de glaces. Points névralgiques et épreuves de forces. La coïncidence n’est pas un hasard. Tout se tient ou tout se répète. Il n’y a de changé qu’un antagoniste dans la dispute du terrain.

Les parents pauvres

A la table de Corée, les Américains se sont assis, en juillet, parents pauvres. Ils avaient quelque peu oublié le traité de commerce et d’amitié signé en 1882 avec le royaume longtemps dénommé « ermite ». Depuis 1905, leurs relations commerciales y étaient insignifiantes et assez effacé le rôle de leurs missionnaires. Les États-Unis avaient accepté, en somme, la main de fer du Japon et ses succès économiques : moins par indifférence que par nécessité. Pourtant un Américain, averti des insuffisances et mollesses coréennes, avait écrit, en 1905, que le Japon devrait abandonner la prétention de traiter la Corée comme si elle était réellement un État souverain et indépendant. C’était donner une sorte de blanc-seing à la grande nation japonaise avec laquelle on souhaitait de s’accorder.

L’ONU n’est pas morte

L’ONU a montré le 28 juin qu’elle n’était pas morte. La majorité des Nations Unies se le démontrait a elle-même, en décidant l’intervention. Le secours accordé à la Corée du Sud, pour n’être encore que symbolique (les effectifs internationaux restent faibles jusque dans les prévisions), signifiait que se resserrait le faisceau de l’ONU. Deuxième preuve de vitalité de celle-ci : après six mois d’absence, le représentant de l’URSS allait reparaître sur la scène de Lake Success et assumer, le 1er août, la présidence du Conseil de sécurité. Sans doute sa participation n’était-elle pas destinée dans son esprit à fortifier l’ONU, mais à intervenir en jouant de la division de ses membres. On sait que la mission essentielle de l’ONU est de préserver la paix générale et que, dans sa session perpétuelle, elle s’efforce de réduire les conflits naissants par la recherche commune des compromis. Mais il lui faut la collaboration de toutes les nations et, d’abord, des plus grandes. Que l’une de ces dernières vienne à se retirer, l’ONU, insensiblement, se transforme en coalition. Les risques d’une coalition qui se reformait autour des États-Unis suffisaient à motiver la rentrée des Russes. Le président Truman, cependant, disait le 19 juillet : « Le monde libre a rendu évident, par le canal de l’ONU, que l’agression illégale se heurtera à la force… Si l’on n’avait pas répondu à ce défi, l’ONU aurait perdu toute espèce d’efficacité. »

Mais l’ONU — entité juridique, faisceau de forces, de volontés ou de velléités — connaît en son sein des tendances divergentes. On pouvait distinguer, grosso modo, trois tendances : groupés autour des États-Unis, les purs ; les satellites de l’URSS ; les « troisième force », prêts à s’entremettre et dont le pandit Nehru prenait la tête.

Leçons de l’été 1950

On n’a rien dit encore des opérations. Il faut avouer qu’elles échappent à toute critique qui se veut de caractère objectif ou historique. Malgré l’abondance des dépêches et des reportages publiés par les presses, on manque de précisions : nombre et formation des armées coréennes du Nord ; qualité, provenance de leur matériel. L’armée coréenne du Sud avait paru s’évaporer ; on avait déploré la faiblesse des contingents américains… A la vérité, un voile pudique est, le plus souvent, tendu sur les choses militaires par deux antagonistes qui veulent éviter les entanglements : constatation optimiste d’un grand prix.

Pourtant, les faits relatés, le soudain élargissement de ce qui fut le « réduit » de Fousan, le débarquement des troupes américaines au nord, loin du « front », analogue à la manœuvre de Normandie en 1944 ; les arguments brandis, les procédures introduites permettent aux Russes et aux Chinois, aux Japonais et aux Américains, à l’entité ONU, aux Coréens eux-mêmes de tirer les leçons d’une campagne de cinq mois.

Les Russes ont appris qu’il est des frontières que ne peuvent violer leurs satellites sans que se rassemblent et se dressent en armes les Américains. Test inattendu, puisque les Américains avaient déclaré, cinq années durant, que là Corée n’était pas défendable et qu’ils n’avaient plus en Corée du Sud qu’un millier de fonctionnaires ; qu’au surplus l’armée du Sud était très inférieure à celle du Nord. De même, les Rouges chinois comprennent que, pour eux aussi, il est des frontières qu’ils ne franchiraient qu’au risque de provoquer : 1° les bombardements de leurs ports, de leurs villes ; bien plus : 2° la conflagration générale.

Pour les Japonais, l’heure d’une politique de bascule est dépassée (quitte à y revenir). Les forces aériennes de bases coréennes, distantes de moins de cinquante lieues des côtes nippones, représentent en effet une terreur suspendue sur les maisons de bois des immenses agglomérations japonaises.

Seuls les Américains «informés» n’étaient pas surpris par les très mauvaises conditions dans lesquelles s’ouvraient pour eux les hostilités ni par l’inévitable retraite du début : amener les troupes à pied d’œuvre, non pas seulement du Japon, mais de Californie ; assurer une traversée de 8 000 kilomètres, la besogne n’était pas mince. Mais l’opinion publique alarmée, secrètement humiliée, se retrempait dans une volonté collective de mobilisation industrielle et militaire. […]

Lisez l’article en entier ici.

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The Price of Prestige

Wed, 17/10/2018 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Guilhem Penent propose une analyse de l’ouvrage de Lilach Gilady, The Price of Prestige: Conspicuous Consumption in International Relations (University of Chicago Press, 2018, 232 pages).

Depuis plusieurs années, un certain nombre d’internationalistes venus d’horizons théoriques variés (réalisme, constructivisme, etc.) travaillent à remettre au goût du jour la notion classique de prestige. Deux tendances se dessinent : ou les efforts visent trop haut et prétendent expliquer toutes les relations internationales (RI), ou ils visent trop bas et se révèlent n’être tout au mieux qu’un recueil d’anomalies et de curiosités. Le concept de prestige est difficile à opérationnaliser et à mesurer. Marginalisé par les théories dominantes en RI, il est aussi sous-théorisé, victime d’attributs à la fois compétitifs, hiérarchiques et sociaux qui le placent dans un entre-deux paradigmatique inconfortable. À cela, on ajoutera la réticence des acteurs à justifier leurs politiques par une référence explicite au prestige, impliquant de s’appuyer sur une méthodologie et des évaluations indirectes.

Cet ouvrage reprend à son compte ces interrogations, tout en proposant un cadre original et inhabituel en RI, inspiré par l’intérêt renouvelé dont les travaux sur la « consommation ostentatoire » et « l’effet Veblen » font l’objet dans le domaine des sciences économiques. L’objectif de l’auteur est en effet de développer une analyse des relations internationales fondée sur la consommation, dans laquelle le prestige est considéré comme une marchandise comme les autres, que les États peuvent choisir ou non de mettre dans leurs paniers.

L’ouvrage, qui fait son miel de la fausse dichotomie entre rationalité et logiques symboliques, se concentre ainsi sur la notion de « biens Veblen », ces biens de nature positionnelle pour lesquels les acteurs sont prêts à payer plus cher dans l’espoir que cette dépense supplémentaire – le « prix du prestige » – leur permette de signaler publiquement leur statut social supérieur. Par ce biais, l’analyse explique de manière convaincante pourquoi certains pays choisissent d’investir dans l’acquisition de programmes de défense comparativement sous-optimaux (à l’image des porte-avions), se mobilisent en faveur d’activités pro-sociales en apparence davantage orientées par le souci de l’autre que le self-help, comme les opérations de maintien de la paix, ou encore développent, sous couvert de science, de coûteux et extravagants programmes spatiaux alors qu’ils pourraient allouer leurs ressources à d’autres activités moins onéreuses sur le plan économique et surtout plus efficaces sur le plan instrumental.

En appliquant à la politique internationale les leçons socio-économiques souvent oubliées de Thorstein Veblen – pour qui la crainte était que l’économie, en faisant l’impasse sur le social, n’en vienne à s’éloigner de la vie réelle et à perdre sa pertinence –, Gilady fait œuvre utile. À regarder les dynamiques actuelles de la hiérarchie internationale, cette entreprise qui s’appuie sur un travail de thèse soutenue en 2006, arrive en effet à point nommé pour confirmer combien le prestige constitue une force qui compte, et peut aider notre compréhension des enjeux de défense et de sécurité. D’autant que la critique constructive de la rationalité qui est la sienne suggère d’intéressantes pistes de travail, en particulier sur la dimension « stratégique » du prestige.

Guilhem Penent

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Les trois Corées

Mon, 15/10/2018 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Patrick Maurus, Les trois Corées (Hémisphères Éditions, 2018, 192 pages).

Patrick Maurus est l’un des plus fins connaisseurs de la Corée en France. Il a voyagé à de nombreuses reprises en Corée du Nord et s’interroge dans cet ouvrage sur « la Corée », en étudiant ses trois divisions actuelles : Corée du Sud, du Nord, et chinoise, tout en éclairant leurs interactions.

Concernant la Corée du Sud, l’auteur met d’abord en relief sa formation à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il revient notamment sur la « cécité historique » du Sud sur la période d’occupation japonaise (non-dits quant à la collaboration, entre autres). Le « miracle » économique du pays est bien entendu évoqué : lorsque le général Park Chung-Hee arrive au pouvoir en 1961, son pays a un produit intérieur brut (PIB) équivalent à celui du Mali. Enfin, sont passées en revue les « cicatrices » de la Corée du Sud : du soulèvement de Gwangju avec sa répression sanglante (1980) au désastre du naufrage du ferry Sewol (16 avril 2014).

Patrick Maurus déplace ensuite sa réflexion vers la Corée du Nord. Il souligne la difficulté à parler de ce pays : ce qui en est dit relève de « la fusion constante du récit et de la fiction, du fictif et du fictionnel ». La trajectoire économique du Nord est décrite : développement jusqu’aux années 1970, puis épuisement progressif dans des travaux improductifs. Les intempéries de 1995 mettent finalement le pays à genoux, mais il ne s’effondre pas et se mue en un gigantesque marché noir. Puis l’auteur explique ce qui a permis, selon lui, le rebond de la Corée du Nord avec, en particulier, une relative ouverture commerciale permettant la mise en place de « marchés libres ». Il insiste aussi sur une réforme institutionnelle, officialisée en mai 2016, qu’il estime majeure. Le régime est désormais tricéphale : Parti des travailleurs (une enveloppe vide), armée (rentrée dans ses casernes) et – nouveauté – un cabinet ministériel à la tête des ministères que Kim Jong-Un considérait comme irréformables. Ce cabinet est géré par des gens formés à l’étranger ou des professionnels.

Vient enfin une partie consacrée à la « troisième Corée » – la partie désormais chinoise de la Corée. Bien entendu, il n’y a actuellement que deux États coréens reconnus à l’Organisation des Nations unies. Mais au début de notre ère, le royaume coréen de Koguryo occupait le nord de la péninsule et une bonne moitié de la Mandchourie actuelle (provinces du Liaoning, du Jilin et du Heilongjiang). Aujourd’hui, une partie des deux millions de personnes qui constituent la minorité coréenne de Chine réside dans le district autonome de Yanbian. Ce dernier est pourtant dominé par les Hans, les Coréens ayant massivement émigré vers la Corée du Sud. Les dirigeants nord et sud-coréens n’évoquent jamais cette « troisième Corée », qui pourrait pourtant, selon l’auteur, jouer un rôle majeur pour le désenclavement de la péninsule, la normalisation des relations et le décollage économique du Nord. L’auteur insiste sur le projet de gazoduc Sibérie-Corée du Sud, qu’il juge susceptible d’œuvrer à un rapprochement de facto, et de bouleverser la géopolitique mondiale.

Dans ce livre érudit, Patrick Maurus montre sa connaissance intérieure des « trois Corées ». Même si certains passages peuvent être discutés, cet ouvrage est important pour tous ceux qui s’intéressent à la Corée et à l’Asie du Nord-Est : il offre une voix différente et a le mérite d’ébranler certains clichés, tout en participant à la compréhension d’une situation complexe.

Rémy Hémez

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Sur l’accident nucléaire de Tchernobyl

Fri, 12/10/2018 - 09:30

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* * *

L’article « Sur l’accident nucléaire de Tchernobyl » a été écrit par Raymond Latarjet, membre de l’Institut, Académie des sciences, section biologie cellulaire et moléculaire et ancien directeur de l’Institut Curie, dans le numéro 3/1986 de Politique étrangère.

L’Académie des Sciences a demandé à Raymond Latarjet de lire, lors de sa séance publique du 2 juin 1986, une note résumant les points essentiels et les conclusions majeures de l’exposé qu’il avait présenté en Comité secret le 26 mai.

…L’Académie comprend l’émotion provoquée dans notre pays par cette catastrophe. Elle espère que la publication de la note de Raymond Latarjet permettra à chacun d’apprécier la gravité de l’accident, sans la sous-estimer, ni la surestimer. Elle saisit l’occasion qui lui est donnée pour souligner le devoir qu’ont les administrations, les organismes et les entreprises concernés par le développement de l’industrie électronucléaire, de perfectionner sans cesse les dispositifs et les mesures de sécurité, en les faisant bénéficier constamment des progrès les plus récents. Ce devoir est ici particulièrement fondé en raison de l’extrême sensibilité, bien compréhensible, du public ; mais faut-il rappeler que cet impératif de sécurité concerne aussi d’autres activités que celles de l’industrie nucléaire.

Il convient de plus que nos concitoyens, en des circonstances propres à éveiller les doutes et les interrogations, puissent recevoir rapidement des informations sûres et aussi complètes que possible. Alors que les services chargés des mesures avaient rempli leur tâche avec précision, la diffusion des informations a été récemment mal conduite et insuffisante. Évoquant « le Conseil de l’information sur l’énergie électronucléaire », qui fonctionnait il y a peu, l’Académie recommande que soit restauré ou mis en place un dispositif adéquat, destiné à pallier cette déficience.

Le samedi 26 avril dernier, un accident s’est produit dans la centrale nucléaire de Tchernobyl (Ukraine, URSS) à 150 km au nord de Kiev, le plus grave de tous les accidents connus survenus dans l’industrie nucléaire civile. Beaucoup de données essentielles nous manquent encore pour nous faire une image adéquate des événements et de leurs conséquences pour l’URSS, et, à un moindre degré, pour l’Europe, et en particulier pour la France. Il nous semble néanmoins possible de dire aujourd’hui ce qui suit.

L’accident

La centrale de Tchernobyl comprend quatre réacteurs de 1 000 megawatts à double destination, la production d’électricité et la production de plutonium (3 kg de Pu par tonne d’U brûlé). Ces installations soviétiques se distinguent des installations françaises de même puissance par trois autres différences majeures qui, toutes trois, vont dans le sens d’une sûreté moindre :

— Le réacteur est du type graphite-eau bouillante. En France, comme aux Etats-Unis, on a adopté la filière PWR à eau pressurisée. Le graphite ne subsiste plus chez nous que dans les anciennes installations (Chinon, Bugey, Marcoule et Saint-Laurent-des-Eaux). Encore, le fluide calo-porteur y est-il l’anhydride carbonique dans lequel le graphite a une probabilité de combustion pratiquement nulle, ce qui n’est pas le cas dans la vapeur d’eau.

— Il n’y a qu’une circulation d’eau. Celle qui alimente la turbine est celle-là même qui refroidit le cœur. Elle est radioactive. En France, la chaleur est transférée, au sein d’un échangeur étanche, du circuit primaire radioactif de refroidissement au circuit secondaire non radioactif d’alimentation de la turbine.

— Il n’y a, semble-t-il, autour du réacteur soviétique, qu’une enceinte calculée pour résister à 1,9 bar, et ne ménageant qu’un faible volume de détente, alors que les réacteurs français et américains bénéficient d’un vaste volume de détente cerné par une très résistante enceinte, dite de confinement, comportant une paroi d’acier et du béton armé sous 1 mètre d’épaisseur. L’enceinte soviétique a cédé à l’explosion d’hydrogène, alors que celle de Three Mile Island avait résisté dans des circonstances comparables.

On ignore — et on ignorera peut-être toujours — comment l’accident s’est amorcé (circonstance fortuite ou erreur humaine ?) et comment il s’est déroulé. D’après les quelques données dont on dispose, on peut toutefois considérer comme plausible le scénario suivant.

[…]

Conséquences locales – les irradiés à fortes doses

Par suite de la fusion du cœur, de la dispersion des eaux radioactives et de la destruction du bâtiment sous l’explosion (qui ne s’était pas produite à Three Mile Island) et selon ce que l’on peut calculer, le champ de radiations fut très intense à proximité du foyer : de 2500 à 70 rads hr-1 au début, depuis le voisinage même du réacteur jusqu’à une distance de 500 m ; de 270 à 8 rads hr-1 aux mêmes endroits 4 jours plus tard.

Très tôt, 400 sujets furent évacués, comme fortement irradiés. 200 furent hospitalisés à Moscou dans un hôpital où se trouve un service spécialisé dans le traitement des irradiés, les autres dispersés dans d’autres hôpitaux. Le service moscovite est dirigé par le Dr Angelina Gouskova, spécialiste très compétente qui est venue plusieurs fois à l’Institut Curie à Paris. Le gouvernement soviétique, jaloux de son image, refusa les aides officielles étrangères venues notamment des États-Unis et de la France, mais il accepta l’initiative privée de l’industriel américain Armand Hammer, ami des dirigeants soviétiques, d’envoyer à ses frais une équipe dirigée par le Dr Robert Gale (Los Angeles).

Parmi les 200 hospitalisés, un petit nombre furent considérés comme justiciables d’une transplantation médullaire. Parmi eux, 19 furent rapidement traités, les autres ayant reçu des doses de radiations suffisamment réduites pour que ce traitement ne s’imposât pas ou, au contraire, des doses trop fortes pour que l’on pût en attendre un effet salvateur (car l’intervalle des doses — 500-1 000 rems — au sein duquel la transplantation peut être bénéfique est malheureusement restreint). Ces transplantations soulèvent le problème du typage immuno-génétique du receveur, lequel dicte le choix des donneurs (c’est de ce typage que le Dr Gale est un spécialiste). En l’occurence, ce typage fut rendu souvent impossible du fait de l’aplasie lymphocytaire très précoce dans laquelle les sujets se trouvaient déjà. C’est pourquoi, sur 19 transplantations, 13 seulement utilisèrent des moelles et 6 des foies fœtaux, moins différenciés du point de vue immuno-génétique. On annonçait 7 décès le 15 mai, 11 le 20 mai, 20 le 23 mai. Ces décès précoces ne sont pas des « morts hématologiques » qui ne surviennent guère avant le 30e jour, mais plutôt des
« morts intestinales » contre lesquelles la transfusion ne peut pas grand chose. C’est pourquoi l’on peut s’attendre à ce que, dans les jours qui viennent, croisse le nombre des victimes lorsque les morts hématologiques vont se produire.

La pollution régionale

On ne peut pas en dire grand chose pour l’instant, faute de renseignements. On sait seulement que les doses de radiations directes et que la radioactivité déposée furent considérables sur un rayon de plusieurs kilomètres et s’atténuèrent vite avec la distance. Ainsi, les doses de radiations reçues au sol du fait du panache pendant la durée de celui-ci seraient estimées de l’ordre de 200 rads à 1 km, de 30 rads à 5 km, de 1 rad à 30 km et de 0,1 rad à 100 km. De leur côté, les doses au sol dues au dépôt radioactif et totalisées sur les 4 premiers jours seraient d’environ 100 rads à 1 km, 15 rads à 5 km et 0,40 rad à 30 km. Le débit de dose le 9 mai à 60 km de la centrale aurait été de 8 milliards par jour.

Ces valeurs font pressentir que de nombreux habitants ont reçu, avant leur évacuation, de fortes doses, sublétales certes, mais porteuses de sérieuses conséquences pathologiques à plus ou moins long terme et avec une fréquence d’autant plus élevée que l’on était plus proche du foyer. Notons, toutefois, que, sauf pour les sujets les plus proches de la centrale, ces doses sont inférieures dans leur ensemble à celles que reçurent les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki. Aussi, comme dans le cas du Japon, la communauté internationale doit pouvoir tirer les enseignements de ce douloureux événement. Souhaitons que les autorités soviétiques fournissent un jour toutes les précisions utiles sur la distribution territoriale des divers radio-éléments, sur les doses totales reçues, et procèdent, pendant plusieurs décennies, au suivi médical des sujets exposés, ainsi qu’il a été fait au Japon. […]

Lisez l’article en entier ici.

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