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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
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Les États-Unis et le monde de George Washington à Donald Trump

Mon, 21/01/2019 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Laurence Nardon, responsable du Programme Amérique du Nord de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Maya Kandel, Les États-Unis et le monde de George Washington à Donald Trump (Perrin, 2018, 256 pages).

D’une lecture agréable, cet ouvrage est un excellent résumé de la politique étrangère américaine depuis 1776, et un prétexte à une relecture de cette politique sous l’angle de
l’« exceptionnalisme » américain.

Même si commerçants et agriculteurs ont aussi joué un rôle dans la colonisation de l’Amérique, les colonies religieuses protestantes ont imposé le récit national d’une élection divine des États-Unis, porteurs du Bien dans le monde. Ils ont dès lors accepté la mission d’y porter la démocratie et les droits de l’homme.

L’auteur s’attache à démontrer que les États-Unis n’ont jamais été isolationnistes. Le fameux discours d’adieu de George Washington exhortant la jeune république à rester hors des affaires du monde, doit être pris comme un conseil de patience : solidement établie, elle pourra mener une politique étrangère. D’où l’effacement du XIXe siècle. Autre preuve que les États-Unis n’ont pas été isolationnistes : leur expansion territoriale face aux tribus amérindiennes et au Mexique.

Le Congrès – les électeurs – pèse aussi. La guerre contre l’Espagne en 1898 à propos de Cuba ouvre la possibilité pour les États-Unis de devenir une puissance coloniale. Les Philippines, Porto-Rico, Guam et Panama sont également concernés. Or, l’octroi de la nationalité américaine, qui va de soi lorsque des territoires continentaux deviennent des États (sauf pour les Noirs et les Amérindiens), inquiète l’opinion lorsqu’il s’agit de terres peuplées de non-WASP. Dès lors, le Congrès développe un colonialisme principalement économique.

L’activisme idéaliste du président Wilson est suivi d’un repli entre 1920 et 1940. Les Américains sont déçus par l’attitude des Européens après la Grande Guerre : le Congrès est alors protectionniste et anti-immigration. Ces réticences sont balayées dès 1941, quand le magnat de la presse Henry Luce appelle à l’avènement d’un « siècle américain », dont les principes sont énoncés dans la Charte de l’Atlantique en 1942. Le pessimisme de penseurs tel Reinhold Niebuhr est oublié dans la période d’« über-exceptionnalisme » qui marque l’après-guerre.

Vietnam, Watergate, premier choc pétrolier : les crises des années 1970 donnent un coup d’arrêt au triomphalisme américain, sur fond de réalignement idéologique. Un courant contestataire et pacifiste divise le Parti démocrate, considéré comme faible en politique étrangère à partir de Jimmy Carter. La droite chrétienne s’impose au Parti républicain, qui devient le parti fort et martial, porteur d’un regain d’exceptionnalisme sous la présidence Reagan.

Les années 1991-1992 semblent annoncer l’avènement de la Pax americana célébrée par Francis Fukuyama. À la mondialisation démocratique et économique s’ajoute l’adoption du principe de « responsabilité de protéger » de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2005. Mais ce moment de grâce ne dure pas.

Pour éviter un véto russe à l’ONU, les États-Unis passent par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) pour intervenir au Kosovo en 1999. C’est la fin de l’espoir d’un monde réunifié. Le doute se réinstalle aux États-Unis, dont la mission originelle a été pervertie par l’individualisme et la rapacité. Sommes-nous sortis de ce moment ? Barack Obama, Donald Trump, mais aussi Ted Cruz et Bernie Sanders doutent du rôle de modèle universel de la puissance américaine. La Chine et la Russie sont remises en jeu. L’ouvrage se clôt donc sur une note pessimiste.

Laurence Nardon

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Les démocraties à l’épreuve des terrorismes

Fri, 18/01/2019 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Les démocraties à l’épreuve des terrorismes » a été écrit par Dominique Moïsi, à l’époque adjoint au directeur de l’Ifri et et rédacteur en chef de Politique étrangère, dans le numéro 4/1986 de Politique étrangère.

L’utilisation systématique de la violence pour obtenir des avantages politiques obéit à des logiques diverses et prend des formes multiples. Le terrorisme révolutionnaire du type Brigades rouges ou Action directe veut déstabiliser la société et s’attaque aux symboles du régime politique en place au nom d’une vision idéologique du monde elle-même héritée de mai 1968 et de ses désillusions. Le terrorisme nationaliste ou régionaliste de type IRA, ETA, arménien, palestinien, veut obtenir la reconnaissance de l’indépendance politique et territoriale d’un groupe ou d’une ethnie. Le terrorisme diplomatique ou terrorisme d’État entend modifier, influencer ou paralyser l’action diplomatique d’un État en prenant en otage sa société par la menace d’une violence indiscriminée sur ses citoyens ou par la prise d’otages au sens propre du terme comme dans le cas du Jihad islamique.

Au-delà de leurs diversités, il existe un point commun entre ces différents terrorismes. Ils s’attaquent tous de façon privilégiée à ces sociétés ouvertes et pluralistes que sont les démocraties. La mort étant pour les organisations terroristes davantage un message qu’un objectif, celles-ci profitent de la caisse de résonance médiatique que leur offre « sur un plateau d’argent » nos sociétés démocratiques. Phénomène publicitaire et transnational, le terrorisme profite également des limites que les démocraties imposent à la coopération antiterroriste au nom de la souveraineté nationale, de l’indépendance des diplomaties et d’une fâcheuse tentation au « chacun pour soi » qui s’inscrit dans une logique démocratique et électoraliste.

D’un point de vue géographique, les démocraties sont inégalement touchées par le terrorisme. L’Europe est devenue le théâtre privilégié du terrorisme international. 35 à
50 % des attentats recensés par la Rand Corporation depuis 1981 ont eu lieu sur le territoire ouest-européen contre 30 % en 1980. Le Moyen-Orient a pris la place de l’Amérique latine comme second théâtre d’opérations des terroristes.

Un tiers des attentats ont désormais lieu dans cette zone, et en particulier au Liban, contre 20 % en Amérique de Sud. Le Moyen-Orient demeure aussi la source principale du terrorisme international, 50 % des attentats terroristes dans le monde étant liés, en 1984, aux problèmes de cette région, tendance qui n’a fait que s’accélérer depuis, comme le rappelait le rapport RAMSES 86-87.

Si les intérêts et les personnels américains répartis dans le monde entier sont les cibles favorites du terrorisme international, le territoire américain reste lui-même pratiquement épargné par la violence des terroristes (moins de 1 % du total mondial des actes terroristes). Cette relative invulnérabilité qui fait l’objet d’un débat entre experts et hommes politiques demeure assez mystérieuse. Les États-Unis sont-ils « à l’abri » pour des raisons géographiques, diplomatiques ou militaires ? L’éloignement géographique du territoire américain par rapport au centre du terrorisme international — le Moyen-Orient — est-il, combiné à l’efficace protection que lui assureraient des mécanismes de contrôle rigoureux, la raison principale de l’invulnérabilité américaine ? Les mouvements terroristes ont besoin d’un sanctuaire qu’il leur est difficile de trouver à proximité du territoire américain. Le territoire européen à l’inverse est proche du Moyen-Orient et ses frontières, héritage d’une tradition d’asile et résultat des réalités communautaires, sont très perméables.

L’Amérique serait-elle épargnée en raison de son statut de superpuissance et de la fermeté de ses positions antiterroristes ? Le terrorisme est l’arme des faibles contre les faibles. Il est plus que toute autre chose une épreuve de volonté politique, un test de la résolution ou de la lâcheté des sociétés démocratiques. On ne s’attaquerait donc pas au territoire de celui qui est présumé fort, même si le comportement des États-Unis à l’égard des terrorismes ne diffère pas fondamentalement de celui des autres démocraties. L’Amérique ne s’est- elle pas acharnée sur la Libye de Kadhafi parce que cette dernière avait commis l’imprudence de se déclarer ouvertement terroriste et parce que son poids politique et militaire semblait à la mesure d’une Amérique peut-être plus velléitaire que résolue ? Les États-Unis ont choisi d’ignorer les éventuelles responsabilités d’un État comme la Syrie et se sont lancés, comme l’affaire « Irangate » le démontre chaque jour davantage, dans un processus de négociations directes avec des terroristes soutenus par l’Iran pour tenter d’obtenir la libération des otages américains.

Pour certains, la relative invulnérabilité du territoire américain serait la confirmation de l’existence d’un chef d’orchestre unique qui manipulerait, du Kremlin bien sûr, les rouages du terrorisme international. Moscou, dans le cadre de sa politique de dialogue compétitif avec Washington, éviterait de s’attaquer directement à son adversaire principal. Il est difficile de se rallier à cette dernière thèse simplificatrice qui ne correspond pas à la complexité d’une situation éclatée et baroque. Il se peut que l’URSS soit de façon ultime la principale bénéficiaire d’un terrorisme qui prouverait la faiblesse des régimes démocratiques et leur vulnérabilité à toutes formes de pressions extérieures. Mais le grand profiteur n’est pas nécessairement le grand manipulateur. Au-delà et face à ce mystère que constitue encore la particularité du cas américain, on ne peut que faire preuve de la modestie la plus grande, renforcée par le sentiment que le territoire américain ne constituera peut-être pas éternellement un oasis de tranquillité face à cette forme particulière de violence qu’est le terrorisme.

A l’opposé du modèle américain se trouve, bien entendu, le cas français que traite longuement dans ce numéro Edwy Plenel. La France a le douteux privilège de regrouper sur son territoire toutes les formes de terrorisme (révolutionnaire, nationaliste, diplomatique). Si le terrorisme issu du Moyen-Orient est devenu au cours des derniers mois le plus meurtrier de tous., c’est que la France, symbole d’un Occident haï, dans une région déstabilisée, est à la fois plus visible que les autres pays européens et plus vulnérable que ne semble l’être une superpuissance comme les États-Unis. Ce mélange de vulnérabilité et de visibilité ne saurait être dissocié des comportements antérieurs de la France à l’égard du terrorisme. Notre pays a donné l’impression au cours des années 70 d’être moins résolu dans sa détermination à combattre le terrorisme. La tentation du sanctuaire que dénonce justement Edwy Plenel n’a pu qu’encourager ceux qui, pour des raisons politiques, souhaitaient tester la volonté de la France.

En matière de lutte contre le terrorisme, plusieurs leçons peuvent être retenues. La première est que le terrorisme ne saurait être réduit totalement. Pour l’essentiel, la lutte antiterroriste est affaire de renseignement à plus de 80 %. La protection, quelle que soit son efficacité, ne peut que contribuer marginalement à limiter l’extension du terrorisme. La deuxième leçon que les démocraties doivent sans doute tirer de plus de dix années d’expérience du terrorisme, c’est la nécessité, difficile mais nécessaire, de relativiser les enjeux de ce combat. On ne s’habitue certes pas à vivre avec le terrorisme, mais céder à la dramatisation, c’est déjà verser dans une panique qui prépare à tous les abandons de fait. La France a connu des défis autrement difficiles et des circonstances autrement plus dramatiques au cours de son histoire récente. Vouloir « terroriser les terroristes » n’est conforme ni à la réalité du rapport de forces sur le terrain, ni à l’exigence psychologique d’un traitement dépassionné et rationnel. La dernière leçon que les démocraties se doivent de tirer est qu’en matière de lutte antiterroriste, on ne se sauve pas seul. La tentation du sanctuaire est non seulement immorale mais aussi, ce qui est plus grave, inefficace et contre-productive. Mettre en doute, comme le premier ministre Jacques Chirac a pu le faire dans un entretien privé avec un journaliste du Washington Times, les conclusions de la justice britannique lors de l’affaire Hindawi est contraire à l’exigence de solidarité démocratique et européenne qui doit animer les pays occidentaux. Il est certes des limites concrètes à la collaboration entre les polices et tous les services qui ont pour mission de confronter les terrorismes. Il n’en demeure pas moins qu’à l’« internationale » des terroristes doit répondre une solidarité accrue des démocraties.

 

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Strategy, Evolution and War

Wed, 16/01/2019 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Jean-Christophe Noël, chercheur associé au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Kenneth Payne, Strategy, Evolution and War: From Apes to Artificial Intelligence (Georgetown University Press, 2018, 272 pages).

Kenneth Payne est un chercheur britannique travaillant à la School of Security Studies du King’s College de Londres. Après avoir écrit notamment deux livres sur les liens entre psychologie et stratégie dans les conflits récents, il publie un ouvrage stimulant mettant en regard l’évolution de l’homme et la stratégie.

L’auteur mobilise plusieurs disciplines comme l’histoire, l’anthropologie, les relations internationales, l’économie comportementale ou la psychologie évolutionniste pour caractériser le passé et l’avenir de la stratégie. La psychologie évolutionniste prend pour hypothèse principale que notre comportement est le produit de notre évolution. Nos ancêtres ont survécu et se sont reproduits en mettant en œuvre des qualités particulières, qui définissent désormais notre espèce. Kenneth Payne tente de les mettre à jour dans le domaine de la stratégie et souhaite démontrer que cette dernière est demeurée une affaire essentiellement psychologique au cours du temps. Il sélectionne à cet effet trois moments de l’histoire militaire occidentale, décrivant les analyses de Thucydide sur les guerres du Péloponnèse, les écrits de Clausewitz ou les réflexions autour de la guerre nucléaire. Il reconnaît que la technologie ou la culture ont sans conteste influencé les formes de la guerre et qu’elles ont ajouté des dimensions supplémentaires à la stratégie en la complexifiant. Mais pour Kenneth Payne, la stratégie a bien conservé la même essence au cours des siècles. Elle est toujours élaborée par des groupes d’hommes disposant de capacités biologiques et cognitives similaires depuis 100 000 ans.

L’avènement de l’intelligence artificielle (IA) pourrait bouleverser ce processus. Kenneth Payne montre comment l’introduction de cette technologie pourrait par exemple transformer l’équilibre entre les puissances. Une nation possédant les IA les plus performantes pourrait s’imposer aisément, parce que ses machines domineraient celles de ses adversaires, plus lentes à réagir. Surtout, les fondements cognitifs des raisonnements ne seraient plus les mêmes. L’homme et la machine prendront certainement des décisions selon des modalités différentes. La machine ne sera pas soumise aux contraintes biologiques. Dans le cas de processus stratégiques comme l’escalade, la dissuasion ou la coercition, une IA stratégique pourrait suggérer des modes d’action sensiblement différents de ceux imaginés par les humains, offrant une plus grande probabilité de l’emporter mais négligeant nos affects. Pour autant, la friction, la chance ou l’incertitude demeureraient une constante du champ de bataille, du fait de la complexité du monde réel.

Plusieurs lectures peuvent être faites de ce livre très dense, dont quelques parties auraient mérité un plus long développement. Certains seront intéressés par les chapitres décrivant la manière dont l’esprit stratégique a émergé chez l’homme. D’autres scruteront avec intérêt les thèses sur l’introduction des logiciels dans la prise de décision. Ces lectures susciteront des critiques passionnées, des réactions ou de l’enthousiasme. Elles alimenteront sans aucun doute la discussion. Dans tous les cas, les ouvrages documentés tentant de saisir le sens de l’évolution de la stratégie depuis l’apparition de l’homo sapiens sont suffisamment rares pour que nous ne boudions pas notre plaisir.

Jean-Christophe Noël

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En guerre pour la paix

Mon, 14/01/2019 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Nadine Akhund et Stéphane Tison, En guerre pour la paix. Correspondance Paul d’Estournelles de Constant et Nicholas Murray Butler, 1914-1919 (Alma Éditeur, 2018, 552 pages).

Place des Jacobins, au cœur du Mans, veille une discrète stèle à Paul d’Estournelles de Constant, sénateur de la Sarthe, prix Nobel de la paix 1909 quelque peu ignoré désormais. C’est une partie de sa correspondance avec Nicholas Murray Butler, autre prix Nobel de la paix (1931), et inspirateur aux États-Unis de la Fondation Carnegie, qui nous est ici proposée – celle qui couvre la période du premier conflit mondial.

La correspondance est passionnante à découvrir, à de multiples égards. Elle est le dialogue de deux belles personnalités. Un dialogue qui nous rappelle l’intense activité des mouvements pacifistes, internationalistes, au tournant des XIXe et XXe siècles, et jusque dans la guerre même, jugeant cette guerre, et tentant de consolider la paix future. Les actions des deux hommes pour la paix, si elles se croisent, peuvent revêtir, au fil des décennies, diverses formes : plus diplomatiques pour d’Estournelles – son prix Nobel récompense son action lors de plusieurs conférences internationales et son rôle dans la création de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye en 1899 ; plus intellectuelles et d’influence pour Butler, en dépit d’une carrière politique qui l’installera sur un ticket présidentiel républicain – son propre prix récompensera d’abord son « action Carnegie ».

À travers cette Fondation Carnegie, c’est d’ailleurs toute la généalogie de l’idée de think tank, si galvaudée, si brouillée aujourd’hui, que l’on peut suivre. On sait que le concept de think tank s’est d’abord affirmé dans le monde anglo-saxon, pour construire l’organisation internationale, en associant à la réflexion les apports de ce que l’on ne nomme pas encore la « société civile ». Il se dessine là, à travers les échanges de deux intellectuels et praticiens de haut vol.

Au fil de cette correspondance choisie (les échanges commencent dès 1902, et sont abondants durant la guerre), le lecteur suit à la fois le conflit lui-même, dans ses développements politiques et sur ses divers fronts, et les avancées vers l’avenir, à travers deux esprits qui incarnent, par anticipation, ce que la solidarité transatlantique naissante produira de meilleur au service de la paix.

Un monde interdépendant, organisé autour de dialogues égalitaires, appuyé sur un nouvel « esprit international » : voilà la matrice de la paix à construire, matrice dessinée par une critique serrée de la guerre elle-même, et de ses prétendus bénéfices, politiques, stratégiques, ou économiques. La pensée de Butler mérite, en particulier, d’être redécouverte et approfondie à la lumière des succès et échecs des « multilatéralismes » du XXe siècle.

La correspondance de ces deux grands esprits allie l’analyse de court terme à la projection de long terme : croisement qui constitue toujours le fond du métier de tout « réservoir d’idées ». On lira ces pages (que complète un remarquable travail de références et de mise en perspective) pour en apprendre beaucoup sur l’histoire politique et intellectuelle du temps ; et pour les idées et l’optimisme qu’elles recèlent sur la construction d’une société internationale qui nous semble, aujourd’hui, un peu mal en point… Un siècle plus tard, il est bon de revenir sur la guerre, mais aussi sur son héritage au service de la paix internationale.

Dominique David

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Le désarmement désarmerait-il la méfiance ?

Fri, 11/01/2019 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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Écrit sous pseudonyme, l’article « Le désarmement désarmerait-il la méfiance ? » a été publié dans le numéro 4/1961 de Politique étrangère.

De tout temps, une relation a existé entre le sentiment de méfiance, la tension internationale et la course aux armements, de même que, à l’inverse, entre la confiance, la détente internationale et le désarmement. Mais ce lien entre des états d’âme et des états de fait, entre des éléments subjectifs et des éléments objectifs, est devenu plus étroit avec l’apparition des armes modernes et l’avènement de la stratégie d’intimidation.

Est-il question de course aux armements ? Aujourd’hui, la méfiance n’est pas seulement inspirée par l’adversaire, par ses armes, son attitude, les intentions qu’on lui prête et les menaces qu’il profère : elle vient aussi pour une part des armements dont on dispose, du danger que leur entrée en action instantanée fait courir à la paix, et de la décision que l’on peut avoir à prendre pour passer de l’intimidation à l’action. On se défie de soi et de ses propres armes presque autant qu’on se méfie des autres et de leurs armes.

Est-il question de désarmement ? La méfiance n’est pas moindre. Les uns, craignant que l’accord signé ne soit pas respecté, n’accordent qu’une confiance limitée au contrôle, dont il est évident que l’efficacité est restreinte ; a fortiori n’admettent-ils pas le désarmement sans contrôle. Pour les autres, au contraire, c’est le contrôle, qualifié d’espionnage officiel, qui provoque la méfiance.

Confiance et méfiance, dira-t-on, sont des sentiments ; et, comme les sentiments ne se raisonnent pas, on se bornera à constater, en la déplorant, l’opposition irréductible des points de vue. C’est vite dit, trop vite dit. Si confiance et méfiance sont des sentiments, ce ne sont pas des impulsions irraisonnées : elles résultent d’un jugement plus ou moins sommaire, plus ou moins conscient, fondé sur des éléments et des considérants multiples.

Un jury d’assises serait souvent incapable de motiver par le menu son verdict, et l’on serait tenté de l’accuser, lui aussi, de sentiment : pourtant c’est très honnêtement, par une synthèse inconsciente, qu’il a enregistré, rapproché, confronté les éléments complexes, de valeurs et de portées très diverses, fournis par l’enquête et par les témoins. De même, la méfiance vis-à-vis du désarmement résulte d’un jugement fruste : en réalité, elle s’appuie sur des données très concrètes dont l’analyse devrait permettre de traiter cet aspect du problème, non sous l’emprise d’une réaction affective, mais en portant une appréciation sur chaque facteur, en confrontant ces jugements élémentaires, et en s’efforçant de découvrir les procédés les plus propres à éliminer les facteurs de méfiance : c’est cette analyse, c’est cette confrontation que l’on a tentées dans la présente étude.

La menace des armes nouvelles

En 1900, la foule qui revenait en chantant, le 14 juillet, de la revue de Longchamp, n’avait pas seulement un sentiment de fierté nationale : elle avait confiance dans son armée et sentait que la patrie était défendue. Je doute que ces sentiments soient ceux de la foule soviétique qui assiste aux défilés d’engins sur la Place Rouge. Fierté, certes ; confiance, non. Il n’est que trop évident aux yeux de tous que l’emploi de ces engins signifierait un anéantissement réciproque.

A plus forte raison la confiance est-elle absente chez les dirigeants. Le jeu qu’ils sont obligés de jouer est dangereux, ils en ont conscience. Jusqu’où peuvent-ils aller dans l’intimidation ou dans le chantage pour prouver la solidité de leur résolution ? La guerre, si elle éclate, sera le résultat d’une erreur : erreur matérielle, peut-être ; mais plus vraisemblablement erreur de jugement, appréciation inexacte de la volonté adverse.

Ces considérations ne sont pas neuves. Leur conclusion est simple : du moment que la sécurité ne repose plus sur l’emploi des armes, mais sur leur présence et leur menace, du moment que cette menace peut devenir un facteur d’insécurité, force est bien de s’engager dans la voie, soit d’un désarmement soit au moins d’un contrôle des armements. Mais par quel procédé ?

Valeur des engagements moraux

Le procédé le plus simple serait à coup sûr celui des engagements moraux : interdiction absolue d’usage de l’arme nucléaire, interdiction d’en faire usage le premier. Depuis 1945, les Soviétiques n’ont cessé d’inscrire, l’une ou l’autre de ces clauses en tête de leurs plans de désarmement.

A l’appui de cette thèse, on invoque souvent le précédent des gaz asphyxiants, dont l’emploi a été interdit par la convention de Genève du 17 juin 1925, et qui n’ont effectivement jamais été employés depuis. L’argument mérite d’être examiné.

Il faut noter, tout d’abord, que l’engagement de ne pas faire usage des gaz n’est pas un engagement absolu : il se limite à l’engagement de ne pas les utiliser le premier. Chaque pays, en effet, s’est réservé le droit de riposte, de façon que l’avantage ne reste pas à celui qui violerait l’engagement pris. Ainsi, la préparation à la guerre des gaz n’a pas été arrêtée par l’interdiction de leur usage : entre les deux guerres, chacun des signataires de Genève a poursuivi dans ce sens ses préparatifs défensifs et offensifs.

Il en serait de même avec l’arme atomique : une interdiction d’usage ne changerait rien à la situation de fait actuelle ; elle n’empêcherait en rien les puissances de conserver, d’augmenter, de perfectionner leurs armements nucléaires. Or, c’est dans l’existence de ces armements «que réside la menace qu’il s’agit d’éliminer.

A d’autres égards, le précédent des gaz est intransposable dans le domaine nucléaire : ainsi, pour les chances de voir respecté un accord sur l’interdiction. Ces chances semblent beaucoup plus faibles pour l’arme nucléaire que pour les gaz, car ces derniers, du moins ceux qui furent employés de 1915 à 1918, n’avaient pas une efficacité suffisante pour entraîner la décision. Au contraire, un avantage décisif serait sans doute escompté de l’emploi de l’arme nucléaire.

Quelle est donc l’influence qu’une interdiction d’usage de l’arme nucléaire exercerait sur la méfiance ?

Elle pourrait mettre un frein aux menaces verbales, et, par là-même, aux pressions, au chantage, à l’intimidation. On ne peut, après avoir souscrit à une interdiction d’usage, se complaire à rappeler combien de bombes anéantiraient l’Angleterre, combien la France, combien la Belgique. La tension pourrait décroître : la méfiance, non.

Les engagements moraux, en effet, sont aussi faciles à violer qu’à conclure, et un accord fondé sur la bonne foi n’a pas grande valeur quand c’est précisément cette bonne foi que la méfiance met en doute. Mais surtout une interdiction d’usage ne changerait rien à l’existence même des armes, ni à la nécessité de les tenir prêtes pour riposter à une attaque qui resterait matériellement possible. Le monde continuerait de vivre sous la même menace, et la méfiance subsisterait.

Désarmement contrôlé

Le principe de mener de front désarmement et contrôle s’impose avec une telle évidence que personne ne s’avise plus de le contester. C’est dans l’application de ce principe, quand il s’agit de définir les attributions du contrôle, que de sérieuses divergences subsistent. Les positions peuvent se caractériser comme suit :

Du côté occidental, on préconise un désarmement progressif sous l’action régulatrice du contrôle. A cet effet, à chaque étape, il convient de vérifier que le niveau des armements restants est bien conforme aux plafonds attribués à chaque État. Ce n’est qu’à cette condition que l’on s’engagera dans l’étape suivante.

Les Soviétiques refusent cette vérification. Chaque étape du désarmement devant comporter l’élimination d’un certain nombre d’armements, ils acceptent que cette élimination soit soumise à vérification, de sorte que le contrôle sera invité à assister à la destruction des avions, des navires… en surnombre. En revanche, ils refusent que soit vérifiée la quantité des armements restants. Ce n’est qu’en fin de désarmement, quand tous les armements seront éliminés, que les investigations seront libres : jusque là, en dehors de la constatation des armements détruits, ces investigations ne seraient qu’espionnage.

Ainsi, d’un côté, le contrôle total est considéré comme la condition d’un désarmement, même partiel. De l’autre, le désarmement total est considéré comme la condition du contrôle total. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Yémen : écrire la guerre

Wed, 26/12/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. François Frison-Roche propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Franck Mermier, Yémen : écrire la guerre (Classiques Garnier, 2018, 192 pages).

Ce livre arrive au bon moment et n’a pas d’équivalent. La guerre fait rage au Yémen depuis presque quatre ans maintenant, et il était temps de donner la parole à des Yéménites pour qu’ils nous expriment leur façon de voir, leur vue « de l’intérieur » en quelque sorte, le conflit étant complexe. Rien ne saurait valoir l’avis des premiers concernés. Tels ont été le choix et l’objectif de Franck Mermier, anthropologue au Centre national de la recherche scientifique, dans cet ouvrage qui paraît sous sa direction. Les huit auteurs, quatre hommes et quatre femmes, écrivains, enseignants, journalistes, chercheurs, ont en commun une connaissance précieuse des ressorts qui animent ce pays largement méconnu, riche de sa culture mais pauvre en hydrocarbures ; ceci expliquant peut-être cela.

En raison des enjeux et de la multiplicité des parties au conflit, à la fois à l’intérieur du Yémen et intervenants extérieurs, on ne sait plus à quelle guerre se vouer pour comprendre une situation rendue inextricable. Pour cette raison, il est d’autant plus difficile pour les médias occidentaux d’en rendre compte à leurs opinions publiques. Il est vrai que se sont rapidement greffées sur les conflits intérieurs yéménites les réactions des voisins, et des intérêts internationaux qui peinent à dire leur nom quand ils n’imposent pas le silence sur la réalité de la guerre. La catastrophe humanitaire annoncée par les plus grandes organisations internationales spécialisées – 18 millions de personnes sont concernées – oblige néanmoins la communauté internationale à se pencher régulièrement au chevet du Yémen.

Parfois, les récits de certains auteurs devront être décryptés pour intéresser le non-spécialiste et lui permettre de comprendre la situation et la portée de tel ou tel propos ; mais l’essentiel est là quand référence est faite à des événements vécus, et quand on nous fait prendre conscience de la réalité de situations dramatiques, cruelles. Le « journal » de Jamal Jubran, ou « les nuits de Sanaa » de Sara Jamal, par exemple, avec leur part d’humour décalé sur la prise de Sanaa par les Houthis ou les bombardements de la capitale par l’aviation de « la coalition » dirigée par l’Arabie Saoudite, sont poignants de vérité.

De ce livre on retiendra particulièrement l’étude d’Ali Al-Muqri, qui revient sur les 33 années de pouvoir de l’autocrate Ali Abdallah Saleh (1978-2011), mais aussi les analyses de Maysaa Shuja Al-Deen consacrées, pour la première à l’alliance surprenante entre forces Houthis et forces militaires fidèles à l’ancien dictateur et, pour la seconde, à la
« nouvelle donne politique » créée par le « Conseil de transition sudiste » appuyé par l’autre membre important de la « coalition », les Émirats arabes unis. À les lire, on comprend que l’unité du Yémen est sérieusement mise en cause.

On retiendra également le témoignage d’Arwa Abduh Othman, une des figures féminines du soulèvement de 2011. Elle nous dit que les femmes yéménites ont entamé une lutte contre les archaïsmes de la société yéménite et son machisme, sans vouloir départager les hommes de l’ancien régime des « forces d’opposition » (qui ont tout fait pour discréditer le mouvement en défendant le statut traditionnel de la femme), sur sa place dans une société où la religion semble définitivement tracer les contours et définir les usages et les règles.

François Frison-Roche

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Politique étrangère vous souhaite un joyeux Noël !

Tue, 25/12/2018 - 09:00

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Disrupt and Deny

Mon, 24/12/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Rory Cormac, Disrupt and Deny: Spies, Special Forces, and the Secret Pursuit of British Foreign Policy (Oxford University Press, 2018, 416 pages).

Cet ouvrage enrichit les études des opérations clandestines extérieures des autorités britanniques. Il suit la chronologie : la guerre froide (1945-fin des années 1950) ; la fin de l’Empire (1953-milieu des années 1960) ; l’âge des illusions (1965-présent). Chacun de ces blocs retrace les interventions les plus abouties (Iran/Oman) comme les montages avortés ou affadis. L’ensemble est ainsi remarquablement lisible sans tomber dans les platitudes anecdotiques.

Ce travail méticuleux, qui s’appuie sur un large ensemble de documents déclassifiés et de recherches historiques, met en lumière la complexité des rapports entre leaders politiques, coordinateurs administratifs de haut niveau, responsables du Trésor, diplomates de carrière, fonctionnaires du renseignement et chefs militaires. Chacun de ces groupes possède son propre agenda, ses propres biais cognitifs, ses propres manières d’envisager le ratio gains/coûts de ses décisions. Faire en sorte qu’émergent des alignements stables constitue de ce point de vue un défi permanent. À défaut d’atteindre un consensus de fond, il arrive donc que des facteurs a priori annexes prennent le dessus dans les processus décisionnels.

À plusieurs reprises, l’auteur mentionne l’état des relations avec la CIA et la Maison-Blanche comme le déterminant ultime. Les considérations de politique intérieure (frustrations des grands décideurs) ne sont pas non plus absentes. À la fin cependant, l’auteur relève des constantes telles que l’orientation défensive (préservation des positions acquises) des manœuvres de déstabilisation, ou encore la recherche de systèmes de légitimation et de détournement du blâme (déni plausible), permettant de limiter les complications en cas de publicité négative. Ces facteurs expliquent pourquoi les chefs d’état-major ont longtemps été marginalisés. En substance : trop-plein de pulsions bellicistes et ostentatoires cadrant mal avec les impératifs de discrétion élémentaires.

Plus concrètement, Disrupt and Deny montre l’évolution des répertoires opérationnels et leur adaptation plus ou moins pertinente aux contraintes du moment. Enclins à recycler les recettes ayant marché dans un passé mythique, les anciens du renseignement ont longtemps exercé une influence stérilisante. Une partie des blocages semble avoir sauté dans les années 1970-1980. L’Irlande du Nord a notamment servi de laboratoire d’essai pour redéfinir les modes d’intervention du Special Air Service (SAS) et de ses extensions semi-clandestines. Plus près de nous, la lutte anti-terroriste a donné lieu à l’émergence de nouvelles tactiques de contre-information et de disruption, mettant à contribution les ressources du Government Communications Headquarters. À relever, encore, les efforts de Rory Cormac pour réhabiliter le Foreign Office, souvent taxé de pusillanimité par les milieux du renseignement. Les diplomates britanniques n’hésitent pas à exprimer à leurs réticences. À de nombreuses occasions, ils attirent l’attention sur les retombées contre-productives de telle ou telle initiative. Par exemple : pourquoi renverser un gouvernement socialiste si cela revient à installer un régime islamiste générateur de problèmes bien pires ? Ces mises en garde raisonnées semblent peser d’un poids restreint. Sur le long terme, elles ont permis au Secret Intelligence Service (SIS) de ne pas tomber dans les dérives du renseignement américain, en phase haute de la guerre froide ou post-2001.

Jérôme Marchand

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Start-Up Poland: The People Who Transformed an Economy

Fri, 21/12/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Krzysztof Soloch propose une analyse de l’ouvrage de Jan Cienski, Start-Up Poland: The People Who Transformed an Economy (University Press of Chicago, 2018, 272 pages).

En 2019, la Pologne fêtera 30 ans de liberté. Les Polonais salueront le formidable décollage économique qui a accompagné cette tranche d’histoire. Le livre de Jan Cienski arrive à point nommé. Durant plus de dix ans, comme responsable du bureau polonais du prestigieux Financial Times, il fut un témoin direct des changements économiques exceptionnels qui ont permis à la Pologne non seulement de doubler son produit intérieur brut, mais surtout d’échapper à la récession en 2009, et de devenir le seul pays d’Europe à enregistrer une croissance continue depuis 1992.

Bien que nombre d’analyses économiques aient déjà été consacrées à la Pologne de cette période, l’ouvrage de Jan Cienski a le mérite d’aborder la question de la transition économique en s’écartant des sentiers battus. Le lecteur n’est pas inondé de données statistiques, mais découvre la naissance du capitalisme polonais à travers des histoires personnelles de pionniers polonais qui ont pris le risque de développer leurs propres affaires dans le contexte particulier d’une économie post-communiste dévastée.

Le livre s’ouvre sur le passage douloureux d’une République populaire à la Troisième République. Les réformes économiques mises en place par le premier gouvernement de Tadeusz Mazowiecki sont racontées par des entrepreneurs qui soulignent eux-mêmes que rien n’était gagné d’avance, et que l’impopularité de ces réformes aurait pu être utilisée par les communistes pour détourner la Pologne du chemin menant vers un système libéral. Le lecteur découvre alors qu’à la fin des années 1980, 75 % de l’économie polonaise était sous monopole d’État ; seule la campagne était relativement épargnée. Les communistes n’ont en effet jamais réussi à soumettre la campagne polonaise – idée aussi absurde, commente l’auteur, que de tenter de mettre une selle à une vache, comme disait Staline. Dans le même temps, Jan Cienski explique comment, à la fin de la période communiste, les Polonais ont appris à se débrouiller. Leur esprit d’entreprise les a servis après la chute du communisme.

Dans les chapitres suivants, l’auteur met en lumière l’évolution très dynamique du secteur privé en Pologne au début des années 1990 – une caractéristique de la transition polonaise. Ce dynamisme était inconnu dans d’autres pays de l’ancien bloc communiste.

Le côté novateur de l’ouvrage mérite d’être souligné. Le lecteur plonge dès les premières pages dans la vie personnelle d’entrepreneurs qui ont dû faire face à l’absence de banques modernes, à des impôts très élevés, à des problèmes de visas, à des douanes et des administrations mal préparées pour les accompagner. Grâce à ces récits, le lecteur saisit l’importance de ce secteur privé qui a majoritairement contribué au succès de la transition économique polonaise. Certaines comparaisons peuvent être jugées hasardeuses, notamment lorsque l’auteur parle d’« oligarques polonais » en décrivant les investisseurs les plus fortunés de Pologne. Or il est difficile de comparer les entrepreneurs polonais aux oligarques de Russie ou d’Ukraine, dont la fortune provient souvent de transactions peu transparentes.

Sans conteste, cet ouvrage, qui peut se lire d’une seule traite, est d’une grande utilité pour comprendre l’un des aspects du succès de la transition économique polonaise.

Krzysztof Soloch

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Le Top 10 des articles de Politique étrangère en 2018

Wed, 19/12/2018 - 14:00

La revue Politique étrangère est présente sur Cairn, le portail de revues francophones, depuis plusieurs années maintenant. Merci à vous chers Lecteurs de nous lire tout au long de l’année !

Découvrez en exclusivité la liste des 10 articles les plus lus sur Cairn en 2018,
et profitez-en pour (re)lire ceux qui vous auraient échappé !

1ère place : Pierre Vimont, « L’ordre international face à l’Amérique de Trump »
(PE n° 4/2017)

2e place : Pierre de Senarclens, « Théories et pratiques des relations internationales depuis la fin de la guerre froide » (PE n° 4/2006)

3e place : David M. Faris, « La révolte en réseau : le ‘printemps arabe’ et les médias sociaux » (PE n° 1/2012)

4e place : Pierre Jacquet, « Les enjeux de l’aide publique au développement »
(PE n° 4/2006)

5e place : Nadège Rolland, « La nouvelle Route de la soie. Les ambitions chinoises en Eurasie » (PE n° 3/2015)

6e place : Asiem El Difraoui et Milena Uhlmann, « Prévention de la radicalisation et déradicalisation : les modèles allemand, britannique et danois » (PE n° 4/2015)

7e place : Ian Storey, « Discordes en mer de Chine méridionale : les eaux troubles du Sud-Est asiatique » (PE n° 3/2014)

8e place : Antoine Bondaz, « Corée du Nord/États-Unis : jusqu’où ira la confrontation ? » (PE n° 4/2017)

9e place : Sabine Saurugger, « Crise de l’Union européenne ou crises de la démocratie ? » (PE n° 1/2017)

10e place : Stanley Hoffmann, « Raymond Aron et la théorie des relations internationales » (PE n° 4/2006)

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Brexit : suspense et convulsions

Tue, 18/12/2018 - 09:00

Le 8 décembre dernier, Christine Ockrent, journaliste sur France Culture, a interviewé Pauline Schnapper, auteur de l’article « Le Royaume-Uni et le monde après le Brexit », publié dans le nouveau numéro de Politique étrangère (n° 4/2018). Était également présent, Vivien Pertusot, chercheur associé à l’Ifri et auteur, dans le RAMSES 2019, de la contribution « Brexit, un flou persistant ».

Le Royaume-Uni ne sait pas comment sortir de l’Europe, ni s’il le souhaite encore. On saura le 11 décembre prochain si l’accord de divorce, signé entre les 27 membres de l’UE et Theresa May, la Première ministre britannique, est approuvé par son parlement. Quels sont les enjeux et les scénarios ?

Réécoutez le podcast de l’émission ici.

Lisez l’article de Pauline Schnapper ici.

Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre

Mon, 17/12/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Michel Goya, Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre (Tallandier, 2018, 352 pages).

En France, l’histoire de la Première Guerre mondiale a été beaucoup étudiée à travers le prisme de la souffrance des soldats et de la vie dans les tranchées. Comme le souligne dans son introduction Michel Goya – colonel des troupes de marine, docteur en histoire contemporaine et auteur de plusieurs ouvrages de référence –, l’histoire militaire, celle des armées et des combats, est dominée par les Anglo-Saxons. En découle l’impression que « l’armée française, épuisée par les épreuves, ne joue plus qu’un rôle secondaire en 1918 face à la montée en puissance des Britanniques et des Américains ». L’objet de ce livre est de déconstruire ce lieu commun en soulignant notamment que l’armée française, qui comptait quatre millions d’hommes à la fin de la guerre, s’est transformée rapidement, qu’elle était « l’arsenal des nations », équipant les armées belge, serbe, roumaine, grecque et américaine, et qu’elle était alors la force « la plus moderne du monde » (chars Renault FT-17, avions Bréguet, etc.).

L’auteur articule son propos en 14 chapitres. Il débute en faisant le point sur les réflexions stratégiques et tactiques des deux camps pour mener à la victoire. Vient ensuite une utile synthèse portant sur l’état de l’armée française en 1918. Parmi les nombreuses évolutions majeures, l’infanterie n’a plus rien à voir avec celle de 1914, notamment grâce à l’apparition de l’articulation en groupes. De plus, l’armée est devenue véritablement mobile, passant de 9 000 véhicules détenus en 1914 à 88 000 en 1918. Surtout, elle s’est dotée d’une artillerie lourde.

Michel Goya décrit ensuite les campagnes militaires de l’année 1918. Il rappelle que les Français sont venus au secours des Britanniques en mars 1918 pour stopper une offensive allemande extrêmement puissante, et que la bataille des Flandres a constitué pour les Allemands un succès tactique mais un échec opératif. L’offensive contre les armées françaises lancée à la mi-avril leur permet de se retrouver à 85 kilomètres de Paris, mais elle n’est finalement qu’un demi-succès. En fait, les batailles défensives de 1918, en épuisant les armées du Kaiser, construisent la victoire des alliés.

Le « retournement » a lieu en juillet 1918, lorsque les Français passent à l’offensive. Les nouvelles tactiques mises en œuvre produisent leurs effets : moins d’hommes sont engagés mais avec plus de moyens, les avions (50 à 100 au-dessus d’une division en attaque) ainsi que les chars sont employés en masse, etc. À partir du 27 septembre, débute la plus grande bataille de l’histoire « par le nombre des hommes et la puissance des moyens engagés ». Elle s’avère décisive, tant les troupes allemandes sont ébranlées.

Dans le dernier chapitre, Michel Goya expose les réflexions ayant cours dans l’après-guerre en France pour préparer l’armée du futur. Très vite, le processus de modernisation ralentit. La France passe, par exemple, à côté de la révolution du porte-avions. La cause principale de cet immobilisme est un « repli des esprits » à partir des années 1920.

Michel Goya signe de nouveau un excellent livre en renouant avec l’histoire militaire des campagnes, de la tactique et de l’organisation des unités, un genre trop peu présent en France.

Rémy Hémez

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Relancer l’Union européenne

Fri, 14/12/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Relancer l’Union européenne » a été écrit par l’ancien Premier ministre belge Jean-Luc Dehaene dans le numéro 4/1994 de Politique étrangère.

Nous vivons des temps historiques, c’est-à-dire une période offrant plus d’interrogations que de réponses, pleine de promesses mais aussi de dangers. Des temps donc qui stimulent tant l’imagination que la volonté politique.

Pendant plus de quarante ans, l’Europe a été un continent divisé, et le processus d’organisation libre et volontaire s’en est trouvé limité à sa partie occidentale. Il aurait pourtant pu en aller autrement.

Souvenons-nous : l’offre Marshall, qui a constitué l’un des points de départ de la construction de notre Europe, s’adressait à tous les pays du continent, d’ouest en est. Les satellites de l’URSS ont dû y renoncer sous la pression de l’Union soviétique.

Tandis que les pays d’Europe centrale et orientale demeuraient sous le joug, l’Europe occidentale est rapidement passée de la simple coopération à l’intégration créatrice de liens de solidarité toujours plus étroits. S’élargissant progressivement jusqu’à embrasser la plupart des États libres, du nord au sud du continent, l’Union européenne a constitué un formidable pôle de développement et de stabilité.

Aujourd’hui, le mur de Berlin s’est écroulé et le rideau de fer s’est levé. Pour les pays de l’Europe centrale et de l’Est, l’Union européenne est un pôle de stabilisation qui attire et auquel ils veulent s’amarrer ; un pôle susceptible de contribuer à contrôler les risques de dérapage, voire les dangers d’explosion qui menacent d’affecter des sociétés désorientées par des décennies de régime étatique ou traversées par des différends ethniques dont la tragédie yougoslave montre jusqu’où ils peuvent conduire. A cet égard, on ne peut sous-estimer l’importance du pacte de stabilité lancé à l’initiative du Premier ministre français, Edouard Balladur.

Un élargissement du projet européen à l’ensemble des États voisins interpelle l’Union européenne telle qu’elle s’est construite progressivement depuis le début des années 50. Sera-t-elle capable d’intégrer tous les États qui frappent à sa porte sans mettre en péril ses propres fondements et ses politiques ?

Il est nécessaire qu’un nouveau débat soit engagé sur l’avenir de l’édification de notre continent. Il est temps de réfléchir, entre États ayant une vocation européenne forte, sur l’avenir de notre effort européen commun.

Je note aussi avec satisfaction que cette réflexion se fait au grand jour. Elle devra se poursuivre dans la transparence : l’opinion publique ne nous a que trop rappelé ces derniers temps qu’elle entend être pleinement informée des enjeux de tout débat politique. Les citoyens européens veulent connaître la vision que leurs mandataires politiques ont des choses ; ils attendent que nous leur expliquions nos projets pour notre avenir commun.

C’est dans ce contexte et dans cet esprit que j’ai le plaisir d’esquisser devant vous l’état de mes réflexions sur la « redynamisation de l’Union européenne ».

Je voudrais essayer d’apporter quelques éléments de réponse à trois questions qui, sous ce vocable, me paraissent fondamentales :

— Pourquoi l’Union européenne ?

— Quelles priorités pour l’Union européenne ?

— Quel avenir pour l’Union européenne ?

Pourquoi l’Union européenne ?

— Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les esprits éclairés se sont concentrés sur la recherche de moyens, de nature à éviter la répétition de l’effroyable spirale nationaliste qui, par deux fois, avait conduit l’Europe au cataclysme.

Pour contrecarrer toute tentation nouvelle de sublimation nationaliste, des esprits audacieux ont lancé l’idée de développer des solidarités fonctionnelles et objectives par delà les frontières qui séparaient les récents adversaires, et de choisir, pour commencer, la mise en commun du charbon et de l’acier, symbole de la reconstruction après avoir été les outils de la destruction.

En lançant un processus d’intégration, ils rompaient avec la forme traditionnelle des relations intergouvernementales. Les partenaires découvraient qu’ils avaient tout avantage à défendre leurs intérêts respectifs à la faveur d’une fusion dans la poursuite d’objectifs communs.

Sur cette lancée, sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne, et avec l’appui actif des gouvernements du Benelux toujours soucieux d’aller plus loin, le processus d’intégration s’est progressivement étendu à un nombre croissant de secteurs pour bientôt toucher à l’ensemble de l’activité économique dans le souci de créer et consolider un grand marché unique et d’y promouvoir la cohésion économique et sociale de l’ensemble.

Tous les efforts, ainsi déployés durant près de trois décennies, ont certes été favorisés par la menace extérieure que faisait planer le climat de guerre froide ; il serait cependant erroné de penser que la fin du communisme puisse enlever quelque raison d’être à cet acquis. Au moment où les nationalismes refont surface, il est au contraire plus que jamais nécessaire de poursuivre en commun le développement de solidarité d’intérêt.

— Qui plus est, les rivalités économiques et le jeu de la concurrence se développent aujourd’hui à l’échelle du globe.

Les Européens ont, dès lors, plus que jamais besoin d’unir leurs efforts pour investir les volumes de ressources suffisants dans la recherche, pour développer ensemble de nouvelles technologies plus performantes, et pour mieux assurer la compétitivité de leurs outils de production. N’est-ce pas Michel Albert qui a écrit qu’à force de continuer à jouer leur rôle de champion national, trop d’entreprises européennes de haute technologie sont devenues américaines ou japonaises ? L’approche des étroites coopérations et des synergies, basées sur des réseaux transeuropéens de communication performants, devra aussi permettre de compenser des coûts de production plus élevés que dans les pays nouvellement développés. C’est l’essentiel du message du Livre blanc approuvé au sommet de Bruxelles, en décembre 1993.

L’Europe est crédible lorsqu’elle apparaît unie et assume ses responsabilités en tant que communauté, en tant qu’Union.

Comment aurions-nous pu conclure les négociations de l’Uruguay Round de manière satisfaisante si la Communauté européenne n’y était pas, au moment crucial, apparue et reconnue comme unie et solidaire derrière son négociateur ?

Pourquoi donc l’Union européenne ? Parce que ce n’est pas moins mais plus d’Europe qui permet de relever les défis : emploi, compétitivité, croissance, bien- être social, stabilité politique et sécurité sur notre continent et autour de lui.

Au moment où apparaissent à nouveau une plus grande affirmation des options individualistes, une tendance au repli sur soi, des manifestations de xénophobie et de nationalisme exacerbé, voire des actes de violence gratuite, il ne faudrait pas que les fondements de notre société soient mis en danger. L’Europe sert notre liberté reconquise il y a cinquante ans.

— Contrairement à ce qu’on a parfois voulu faire croire ici et là, l’Union européenne ne prétend pas s’occuper de tout. Son domaine de compétence est au contraire strictement délimité par les traités.

En outre, l’exercice même des compétences ainsi minutieusement énumérées se trouve encadré par le fameux principe de subsidiarité, principe inscrit en lettres d’or au fronton des institutions de l’Union. La subsidiarité n’est pas un principe à sens unique. Le principe vise à inciter la réflexion sur le point de savoir quel est le niveau d’efficacité optimal d’une action : ce niveau peut être l’État national, mais peut tout aussi bien être celui d’une entité décentralisée plus près encore du citoyen ou, au contraire, celui de l’Union européenne. La réforme constitutionnelle en Belgique, qui a transféré plus de compétences aux régions et communautés, ainsi que le traité de Maastricht qui en a transféré au niveau européen sont l’un et l’autre fondés sur le principe de subsidiarité. Grâce au principe de subsidiarité, on peut sauvegarder la diversité en évitant l’émiettement, et réaliser l’unité en évitant la centralisation.

Il est tout à fait légitime de défendre la diversité des traditions et des cultures, ou la spécificité des peuples qui font la richesse profonde de l’Union et en constituent en quelque sorte son patrimoine. Il faut cependant être conscient qu’une sublimation de la diversité génère la discorde et conduit finalement au repli sur soi, au nationalisme exacerbé et au racisme. C’est pourquoi il faut contrebalancer la diversité par le principe d’unité, tout en évitant que cette unité débouche sur une uniformisation sur toute la ligne et une centralisation bureaucratique qui risque d’étouffer la diversité. C’est pourquoi l’unité dans la diversité doit rester le principe conducteur de la construction de l’Union européenne. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Faut-il avoir peur des GAFA chinois ?

Thu, 13/12/2018 - 09:00

Le 28 novembre dernier, Hervé Gardette, chroniqueur de l’émission « Du grain à moudre » sur France Culture, a interviewé Julien Nocetti, auteur de l’article
« Géopolitique de la cyber-conflictualité » et directeur du dossier « Cybersécurité : extension du domaine de la lutte », tous deux publiés dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018).

Méconnus en France, les géants du web chinois, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomu (les « BATX ») inquiètent. Comment appréhender l’arrivée de tels mastodontes numériques en Europe ? Leurs pratiques sont-elles plus problématiques que celles de Google, Apple, Facebook et Amazon (les « GAFA ») ?

Découvrez ici son interview.

Qui a dit que l’humour n’avait pas de frontières ? Dolce & Gabbana vient de faire l’expérience du contraire. Pour promouvoir un défilé en Chine, la marque de luxe italienne avait diffusé une vidéo « humoristique » montrant une jeune chinoise tentant de manger une pizza avec des baguettes. La blague a été d’autant moins appréciée qu’un des membres du duo de créateurs aurait eu des propos méprisants à l’égard de la Chine.

Résultat : plusieurs dizaines de millions de commentaires hostiles sur les réseaux sociaux chinois, et un défilé annulé. Cette histoire n’est pas une simple anecdote. Elle révèle la puissance des réseaux sociaux chinois, capables de générer une mobilisation monstre en quelques heures. Puissance dont nous n’avons sans doute pas encore pleinement conscience aujourd’hui, dans la mesure où ces entreprises du numérique exercent, pour l’instant, essentiellement sur leur marché national.

Les Baidu, Tencent, Alibaba et autres Xiaomi restent encore peu connus en dehors de leur pays d’origine. Mais que se passera-t-il quand les géants chinois de l’internet s’éveilleront ? Leur proximité (c’est un euphémisme) avec le pouvoir politique a de quoi inquiéter, du point de vue des libertés publiques. Car derrière leur puissance économique, c’est un modèle politique qui est véhiculé par ces entreprises.

Extrait de l’émission :

« Dans le projet des « routes de la soie », vous avez un volet numérique tout à fait substantiel. Je crois que c’est quelque chose comme 1000 milliards de dollars de projets annoncés en la matière qui sont censés exporter le modèle économique et politique de Pékin. En matière numérique, c’est tout à fait fondamentale car l’objectif est est de contrôler, à terme, les infrastructures et par extension les données. » (Julien Nocetti)

Russia and the Middle East

Wed, 12/12/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Dmitri Trenin, What Is Russia Up to in the Middle East? (Polity Press, 2017, 144 pages) et Alexeï Vassiliev, Russia’s Middle East Policy: From Lenin to Putin (Routledge, 2018, 624 pages).

Le retour diplomatique et militaire de la Russie au Moyen-Orient, confirmé depuis l’intervention armée en Syrie à partir de septembre 2015, a suscité de nombreux travaux dans l’expertise russe. Parmi ceux-ci, deux ouvrages se distinguent : éminemment différents par leur forme comme par leur ambition, ils permettent d’appréhender une
« lecture russe » sur le Moyen-Orient que les Occidentaux ont longtemps sous-estimée, voire négligée. Il s’agit de deux livres de chercheurs très expérimentés. L’un, Dmitri Trenin, dirige le Centre Carnegie de Moscou, qu’il a rejoint en 1994 après une carrière militaire qui l’avait par ailleurs brièvement conduit en Irak. L’autre, l’académicien Alexeï Vassiliev, est un orientaliste au parcours ressemblant à s’y méprendre à celui de son ami feu Evgueni Primakov, exerçant au carrefour entre journalisme, expertise universitaire, renseignement et action politique (quoique nettement plus riche chez l’ancien Premier ministre).

L’opus de Dmitri Trenin, très concis, vise clairement un lectorat occidental peu familier des actions russes dans un Moyen-Orient en recomposition accélérée depuis les événements des printemps arabes. Ce n’est pas un hasard si l’auteur consacre son chapitre le plus long à l’histoire des interactions entre la Russie et le Moyen-Orient. Bien que n’ayant pas contribué à la colonisation de cette région, les Russes connaissent leurs marches méridionales d’autant mieux qu’ils ont longtemps cherché à sécuriser leurs glacis caucasien et centre-asiatique, moyennant des guerres répétées avec les anciens empires ottoman et perse. Les intérêts russes dans la région, loin d’éclore spontanément, s’ancrent ainsi dans la longue histoire que la Russie a forgée avec la région. De l’époque impériale à la période soviétique, géopolitique et messianisme idéologique s’entremêlent. Dès le XIXe siècle, le Moyen-Orient est une région dont la Russie se sert pour jauger sa puissance à l’aune de ses rivalités successives – avec l’empire britannique jusqu’au milieu des années 1950, puis avec les États-Unis.

Dmitri Trenin relève une comparaison historique, qu’il juge éloquente, de la métamorphose de la présence russe au Moyen-Orient. Lorsqu’en 1972 le président égyptien Anouar El-Sadate renverse son alliance avec les Soviétiques au profit de Washington, il ne renvoie pas moins de 20 000 conseillers militaires soviétiques. Quand Hosni Moubarak, son successeur, est chassé du pouvoir par une révolution populaire près de quarante ans plus tard, plus de 40 000 touristes russes restent bloqués dans les stations balnéaires égyptiennes de Hurghada et Charm el-Cheikh – le soulèvement n’empêchant nullement la poursuite de leurs vacances.

Dans les trois autres chapitres du livre – sobrement intitulés « Guerre », « Diplomatie » et « Commerce » –, l’auteur s’emploie à délimiter les contours d’une politique russe parfois difficilement lisible, et souvent perçue en Occident à l’aune de l’expérience de la guerre froide. Sans surprise, Dmitri Trenin consacre de longs développements à la campagne militaire de Syrie, qui a marqué selon lui une rupture dans la politique moyen-orientale – et étrangère – de Moscou. D’abord, ni l’empire tsariste ni l’Union soviétique n’avaient combattu directement dans le monde arabe, se concentrant plutôt sur la périphérie immédiate du Moyen-Orient. En intervenant militairement en Syrie pour sauver le régime de Bachar Al-Assad, la Russie de Vladimir Poutine rompt avec cette « virginité » guerrière (et coloniale) qui avait été pourtant amplement exploitée par la diplomatie russe après l’invasion américaine de l’Irak en mars 2003. De récents travaux permettent toutefois de nuancer cet argument : après la guerre des Six Jours de 1967, l’URSS apporta une contribution massive à la remilitarisation du Moyen-Orient. La « guerre d’attrition », menée avec le soutien des conseillers militaires et des armements soviétiques, constitua d’ailleurs les prémices de l’affrontement égypto-israélien de 1973.

Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, un pays autre que les États-Unis projette ses capacités militaires loin de ses propres frontières sans consulter ou impliquer Washington dans la décision. Enfin, si la Syrie n’a jamais été « décisive » pour la défense des intérêts nationaux russes, Moscou a su tirer parti d’une opportunité tactique lui permettant de devenir un acteur incontournable sur la scène régionale et, partant, internationale.

Plus globalement, l’opération syrienne, pensée par le Kremlin dans sa dimension globale, illustre une caractéristique centrale de la politique russe au Moyen-Orient : elle ne concerne ni seulement la Russie, ni seulement le Moyen-Orient. Ainsi l’intervention en Syrie est-elle censée marquer le retour international de la Russie, et illustrer l’affaiblissement de l’Occident, incapable de cohésion et de décision sur la question syrienne. Moscou utilise le conflit pour se poser en contrepoids à l’Occident et façonner un ordre international qu’il souhaite voir muer en un ordre oligarchique, où il serait aux premières loges.

En réalité, les tensions autour de la Syrie jettent une lumière crue sur les différences de vision du monde entre puissances, et sur des principes majeurs comme la souveraineté ou l’utilisation de la force. Ces oppositions apparaissent très différentes de la rivalité soviéto-américaine au Moyen-Orient, structurée par l’idéologie et un enjeu de domination régionale. La Syrie est désormais une crise internationale qui se superpose à un conflit intérieur, lui-même partie d’un processus régional appelé « printemps arabe ». Les États-Unis et leurs alliés ne peuvent plus résoudre seuls de telles crises : telle est la sentence, non dénuée de cynisme, livrée par Dmitri Trenin. Et, contrairement aux Occidentaux, les Russes ont su dialoguer avec tous les acteurs régionaux. Sur le conflit syrien, les diplomates russes discutent en premier lieu avec leurs homologues des pays qui ont une influence directe sur le terrain, comme l’Iran, la Turquie et l’Arabie Saoudite – dialogue que ne freinent pas les tensions épisodiques entre Moscou et ces puissances régionales.

Alexeï Vassiliev retrace dans un ouvrage exhaustif la politique moyen-orientale de Moscou, de la révolution bolchevique à la résolution du conflit syrien. Il reprend néanmoins en bonne partie les idées développées 25 ans plus tôt dans son ouvrage La Russie au Proche et au Moyen-Orient : du messianisme au pragmatisme. Écrit juste après la dislocation de l’Union soviétique, ce livre décrivait la transition entre l’idéologie de la politique étrangère soviétique et le nécessaire pragmatisme d’une jeune Fédération de Russie, dorénavant fragile sur les plans institutionnel, diplomatique et économique. Au Moyen-Orient, cette triple faiblesse est rapidement remarquée par les acteurs locaux, qui ont déjà perçu le décrochage entamé sous Gorbatchev. Les années 1990 – « maudites » pour citer Alexeï Vassiliev – ne seront qu’un long tunnel, que Moscou traversera sans réel bénéfice dans le monde arabo-musulman. Avec la Turquie, la relation se limite alors pour l’essentiel à la sphère commerciale ; avec Israël, les interactions grandissantes ne masquent pas de vives réserves, surtout du côté israélien ; avec Bagdad, la relation ne sera finalement qu’une série de frustrations ; enfin, avec l’Iran, la relative convergence politique de ces années n’empêche pas l’éclosion de tensions dans d’autres environnements que le Moyen-Orient (Caspienne).

L’auteur interroge les tentatives de retour russe dans la région à la faveur de la guerre en Irak à partir de 2003. Moscou profite de la vague d’anti-américanisme qui saisit le monde arabo-musulman pour se lancer moins dans une entreprise de séduction vis-à-vis des acteurs régionaux que dans une stratégie de normalisation politique et commerciale. Cette ambition se traduit d’abord par un activisme en direction des deux puissances non-arabes que sont la Turquie et l’Iran. Dans le premier cas, Russes et Turcs parviennent avec succès à mettre de côté leurs différends dans les zones traditionnelles de tensions bilatérales (Caucase du Sud, mer Noire, Balkans), faisant des années 2000 une « décennie dorée » dans les relations russo-turques, comparables à l’amitié turco-soviétique de la première moitié des années 1920. Russie et Turquie, dès lors, trouvent un terrain d’entente au Moyen-Orient, souvent par opposition ouverte à la politique américaine dans la région.

Dans le cas de l’Iran, les enjeux locaux et régionaux restent alors largement subordonnés à la relation entre Moscou et Washington, dans un contexte d’accroissement des tensions internationales autour du dossier nucléaire iranien. En dépit de perceptions très souvent empreintes de méfiance, parfois d’animosité contenue, Russes et Iraniens ont su dépasser leurs principaux contentieux pour nouer une alliance de circonstance. Celle-ci trouve sa ligne directrice dans une même opposition à l’unilatéralisme des États-Unis, et dans des intérêts de court terme partagés dans un Moyen-Orient traversant une violente recomposition.

Les efforts russes en direction du golfe Persique et de l’Égypte se révèlent moins fructueux, notamment du point de vue économique. En dépit de leurs critiques à l’égard de la politique étrangère américaine, Riyad et Le Caire n’apparaissent pas désireux de remettre en cause leur alliance stratégique avec Washington. Dans le jeu de balancier auquel se livrent ces capitales arabes, Moscou apparaît comme un acteur secondaire, utile surtout pour transmettre des messages à l’administration américaine.

Les révoltes populaires de l’hiver 2010-2011 et leurs conséquences sont documentées surtout sous l’angle des contextes locaux et de la géopolitique régionale – la politique de la Russie est très rapidement analysée, l’auteur relevant d’abord les différents jeux de perceptions vis-à-vis des printemps arabes en Russie, ainsi que le poids des théories complotistes pour expliquer le déclenchement de ceux-ci. La crise syrienne est retracée depuis ses origines en mars 2011 jusqu’au printemps 2017 : l’analyse vaut essentiellement pour les (longs) témoignages directs recueillis par Alexeï Vassiliev auprès des décideurs russes, en particulier le vice-ministre des Affaires étrangères russe Mikhaïl Bogdanov, en charge de la question syrienne.

Complémentaires, ces deux ouvrages constituent de précieux témoignages sur une politique moyen-orientale russe souvent méconnue dans sa complexité et ses héritages historiques.

Julien Nocetti

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L’évolution de l’idée de supranationalité

Fri, 07/12/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « L’évolution de l’idée de supranationalité » a été écrit par l’ancien sénateur Jean Maroger dans le numéro 3/1956 de Politique étrangère.

Chacun a pu constater que, dans le communiqué consacré à l’Euratom du Comité que préside M. Monnet, le mot « supranational » avait disparu.

On m’a dit, dans le même sens, que nos amis du Mouvement européen avaient également pris comme consigne de ne plus parler de « supranationalité ».

Je ne sais si la chose a disparu avec le mot ; je ne sais par quoi on entend remplacer la chose ; j’en conclus simplement que la question est posée : la révision de la notion de supranationalité.

Rappelons donc l’objectif des partisans du « supranational ». Ils partent de la constatation de Y inefficacité des organismes internationaux qui étudient des problèmes pour le compte commun et font des recommandations aux États : le type en est l’O. E. C. E.

Ils réclament la création d’organismes supranationaux auxquels les États abandonnent une partie de leur souveraineté et qui l’exerceront à leur place, d’abord dans des domaines précis — cas du marché commun du charbon et de l’acier — puis peut-être dans des domaines plus généraux : politique extérieure, marché commun généralisé, comme dans le cas de la Communauté politique.

Cette doctrine a pris corps et forme dans la Communauté [européenne du Charbon et de l’Acier.

Les pouvoirs abandonnés par les six pays ont été transférés à une Haute Autorité, collège de neuf sages européens désignés par les six gouvernements, Haute Autorité qui, dans les matières de sa compétence, a le pouvoir et la responsabilité de prendre des décisions, applicables de plein droit aux six États et à leurs ressortissants.

On sait que le traité s’est préoccupé de concilier les intérêts nationaux avec les objectifs supranationaux assignés à la Haute Autorité. Et c’est ainsi qu’un Conseil des ministres nationaux a été institué, dont l’avis préalable est requis pour les décisions tant soit peu importantes de la Haute Autorité. Mais, sauf dans des cas très limités où la décision de la Haute Autorité doit être conforme à l’avis du Conseil des ministres, la Haute Autorité n’est pas liée par cet avis, donné à une majorité, suivant les cas, qualifiée ou non. Ce qui veut dire que la Haute Autorité peut passer outre à l’avis d’une minorité et même de la majorité des six gouvernements.

Enfin, la Haute Autorité fonctionne sous le contrôle d’une Assemblée, actuellement désignée par les six Parlements. Mais, statutairement, ce contrôle n’est qu’un contrôle a posteriori. Une fois l’an, au mois de mai, la Haute Autorité soumet à l’approbation de l’Assemblée un rapport sur son activité pendant l’année précédente. C’est-à-dire que l’Assemblée statue sur des faits qui sont vieux de six à dix-huit mois, et sur des décisions qui sont déjà entrées en application.

En outre, l’Assemblée a le droit, à une majorité qualifiée (deux tiers des suffrages exprimés et majorité des membres composant l’Assemblée), de démissionner la Haute Autorité. Et, en ce sens, elle est souveraine, et elle est seule à avoir ce pouvoir : les gouvernements ne l’ont pas, même vis-à-vis des membres de la Haute Autorité pris individuellement. Mais ce n’est pas l’Assemblée qui désignera une nouvelle Haute Autorité. Ce sont les gouvernements.

Tel est le mécanisme. Il fonctionne depuis plus de trois ans. Quelles leçons peut-on tirer de cette expérience ?

Pour ma part, j’en tire d’abord deux enseignements.

Le premier — et j’y reviendrai plus en détail tout à l’heure — c’est qu’on se leurre sur la réalité des pouvoirs d’une organisation supranationale.

On peut donner à une Haute Autorité, à une Assemblée, des pouvoirs de souveraineté ; autre chose est de les avoir, autre chose est de les exercer. Et on constate qu’un organisme, si largement doté de pouvoirs qu’il soit dans ses statuts, devient extrêmement prudent pour les mettre en œuvre, dès qu’il sent qu’il va entrer en conflit avec les réalités nationales. Je poserai volontiers comme axiome qu’il n’y a pas de décisions internationales valables, c’est-à-dire susceptibles de se réaliser dans les faits, autres que les décisions d’unanimité ; plus exactement, car ce n’est pas tout à fait la même chose, autres que les décisions mûrement élaborées par un organisme indépendant et qui sont finalement acceptées, avalisées, par tous les États de la Communauté.

Le problème, selon moi, revient alors à déterminer l’organisation qui permettra le mieux d’aboutir à ces solutions d’unanimité, c’est-à-dire qui permettra de les dégager d’abord, de les faire accepter ensuite.

Si on pose ainsi le problème, on peut alors reconnaître que les Européens ont raison quand ils considèrent qu’un Conseil des ministres nationaux est congénitalement incapable de dégager de telles solutions : chaque ministre arrive imbu des revendications de ses administrés, prisonnier du point de vue national, et il lui est très difficile de transiger.

En outre, si on donne à un tel Conseil le pouvoir de statuer à la majorité, c’est-à-dire d’imposer une solution en échappant au veto de tel ou tel pays, les droits, les intérêts de la minorité ne sont nullement sauvegardés : la Communauté est à la merci d’une coalition d’intérêts politiques ou économiques.

Que ce Conseil des ministres s’entoure au préalable d’un collège d’experts ne change rien, ou peu de chose, car, en dernière analyse, c’est le Conseil qui devra prendre la décision.

Je considère qu’il est indispensable de confier à un organisme commun, indépendant des gouvernements, échappant à la pression des intérêts nationaux, la tâche de dégager pour des problèmes européens des solutions européennes qui soient sages, raisonnables, mûrement réfléchies et préalablement discutées en commun.

Cet organisme doit être plus qu’un collège d’experts ou qu’un secrétariat. Car finalement c’est lui qui, sous des conditions que nous verrons tout à l’heure, aura à prendre la responsabilité des mesures étudiées et à les traduire en actes.

A cet égard, l’expérience de la C. E. C. A. apporte un deuxième enseignement : c’est que la forme « Haute Autorité » — ce collège de neuf sages mi-apatrides, mi-nationaux — est une forme satisfaisante, que son recrutement est possible et son fonctionnement satisfaisant.

Je n’en connais pas la vie intérieure, mais elle reste discrète ; la Haute Autorité apparaît unie et élabore des doctrines cohérentes. Elle a survécu à l’épreuve d’un changement de président et à la succession de deux personnalités de nature, de tempérament très différents. C’est un outil très convenable pour une tâche d’administration, de coordination, de réglementation.

D’autre part, mon sentiment est qu’il ne faut pas multiplier les Hautes Autorités : je ne crois pas que le recrutement puisse en être indéfini. Je redoute aussi les frictions entre Hautes Autorités et les difficultés de délimiter leurs pouvoirs. Par contre, je pense qu’une seule Haute Autorité peut très bien s’acquitter de tâches multiples. Je verrais très bien la même Autorité pour la C. E. C. A., le Marché commun, l’Euratom, comme je l’aurais vu pour la C. E. D. Je ne crois pas à la nécessité d’une spécialisation technique de la Haute Autorité. Ni M. Monnet, ni M. René Mayer ne sont des techniciens du charbon et de l’acier.

Elle peut s’occuper de plusieurs domaines : il suffit de démultiplier les services. Au fond, c’est un gouvernement, un ministère international à neuf têtes.

En résumé, j’approuve la formule « Haute Autorité », organisme commun à six nations chargé d’une tâche ou d’une série de tâches bien déterminées.

Reste la question de savoir où il faut placer cet organisme pour qu’il soit le plus efficace dans la hiérarchie des institutions internationales. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Les boîtes à idées de Marianne

Thu, 06/12/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2018 de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. François Chaubet, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre, propose une analyse de l’ouvrage de Sabine Jansen, Les boîtes à idées de Marianne. État, expertise et relations internationales en France
(Le Cerf, 2017, 768 pages).

Issu d’une Habilitation à diriger des recherches (HDR), cet ouvrage marque un petit événement historiographique, en présentant l’une des toutes premières recherches de fond consacrées par la discipline historique (la science politique, de son côté avec Marc Patard, a livré une grosse contribution) à la question de l’expertise française dans le domaine des relations internationales. Ce terrain, déjà très défriché aux États-Unis par la recherche locale (depuis les travaux de David C. Engerman, et plus récemment ceux de Paul Dickson sur la Rand), ou étrangère (on songe au dernier livre de Justin Vaïsse consacré à Zbigniew Brzezinski[1]) restait en France largement terra incognita.

Grâce à une documentation exemplaire (les diverses archives publiques françaises et étrangères, notamment américaines, et de superbes archives privées remises par Thierry de Montbrial, le fondateur de l’Institut français des relations internationales – Ifri – en 1979), Sabine Jansen nous restitue brillamment la genèse et le développement de ce monde expert français entre les années 1935 et 1985. La démonstration s’avère constamment rigoureuse, en vertu du croisement très réussi des nombreuses sources – où l’archive orale a aussi sa part –, de l’analyse subtile des logiques d’acteurs (institutionnelles en général, parfois plus politiques ou personnelles) et du souci constant de replacer son objet dans les contextes plus globaux des grandes évolutions politiques et internationales traversées par la France.

Le livre propose trois grands axes de réflexion. Le premier, central, touche à la laborieuse mise en place de cette expertise, et à l’analyse très fine des difficultés rencontrées, qui tiennent principalement à la structuration particulière de l’État en France, et au jeu des élites étatiques. Le second axe porte sur l’auscultation d’un (petit) milieu, de ses ancrages sociologiques et intellectuels, de ses réflexes professionnels. Enfin, le troisième axe de réflexion esquisse une histoire transnationale de l’expertise dans le domaine des relations internationales.

Le cœur du livre examine l’institutionnalisation délicate de l’expertise en matière de relations internationales sur un temps long, rythmée en quatre grandes périodes : la naissance en 1935 du Centre d’études de politique étrangère (CEPE) ; la longue période d’après-guerre jusqu’au début des années 1970 où le CEPE prolonge son existence mais en s’affaiblissant constamment ; la création du Centre d’analyse et de prévision (CAP) au ministère des Affaires étrangères en 1973, et sa tentative de renouveler intellectuellement et politiquement l’expertise ; la fondation enfin de l’Ifri par Thierry de Montbrial en 1979, nouveau think tank davantage ouvert aux demandes du secteur privé. Un premier point commun court cependant sur toute la période, qui explique dans une large mesure chacune des reformulations institutionnelles. Il s’agit, en effet, à chaque fois, de la nécessité de comprendre un monde aux repères devenus de plus en plus flous.

En 1935, la montée des dangers internationaux exige la création du CEPE, dont le travail peut-être le plus prestigieux aura été l’élaboration (en partenariat avec Chatham House) du fameux projet franco-anglais de 1940 « d’association perpétuelle ». Après 1945, la construction européenne et les problèmes de décolonisation suscitent les demandes d’expertise auprès de ce même organisme. Les années 1973-1974, où se crée le CAP, sont celles du choc pétrolier et des nouveaux problèmes économiques internationaux. Enfin, le début des années 1980 est marqué par l’affirmation des acteurs transnationaux (notamment par l’accélération du mouvement d’internationalisation des grandes entreprises), et la montée de nouveaux acteurs diplomatiques (la République islamique d’Iran, la Corée du Sud). Et Sabine Jansen, qui a retrouvé une partie des archives du CEPE, nous décrit de manière très vivante et précise ces étapes successives.

Deuxième point commun à cette généalogie : les difficiles relations entre ces organismes et l’appareil d’État, à l’exception sans doute du premier CEPE des années 1930. L’analyse remarquable de la destinée du CAP entre 1973 et 1979 illustre à merveille ce constat. Durant ces années, le premier « directeur » du CAP, Thierry de Montbrial, se bat pied à pied avec l’administration du Quai d’Orsay afin de réaliser (quadrature du cercle il est vrai) une expertise d’État qui soit, en partie, indépendante des appareils administratifs. En cherchant à renouveler intellectuellement (souci de la prospective de moyen terme, audace de certaines propositions) et méthodologiquement (unir recherche fondamentale et appliquée) l’expertise des relations internationales, le futur fondateur de l’Ifri bouscule une grande partie d’un Quai attaché à garder son monopole d’expert. Jusqu’alors le CEPE n’avait pas cherché à jouer le jeu de la concurrence intellectuelle et politique avec le ministère des Affaires étrangères. Il s’était contenté d’être une bonne officine universitaire capable de fournir des connaissances générales au pouvoir politique ; ou, comme après 1945, d’élaborer des productions plus utilitaires quand le pouvoir d’État formulait des demandes précises (notamment le pouvoir gaulliste sur la question de la sortie de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord – OTAN).

Sabine Jansen propose ainsi une réflexion de fond sur l’État savant en France, et le poids capital de la haute fonction publique dans l’expertise (même si le Quai n’est pas au sens strict un « grand corps »). Sa passionnante analyse du parcours d’entrepreneur institutionnel réalisé par Thierry de Montbrial dans les années 1970 montre bien que, si ce dernier a pu réussir, il le doit à une rare maîtrise des réseaux économico-administratifs (il est constamment soutenu par le réseau des X-Mines, évidemment très présent dans l’industrie et dans divers ministères), des réseaux politiques et intellectuels français (il est proche du centre-droit) et américains (de la fondation Ford à la Trilatérale organisée par David Rockefeller, ou aux hommes du German Marshall Fund), qui l’aident à surmonter les obstacles dressés par la haute administration mais aussi ceux opposés par divers concurrents universitaires (Charles Zorgbibe, Jean-Baptiste Duroselle…).

En vertu de la « force des liens faibles » (Mark Granovetter), le fondateur de l’Ifri traverse ces différents milieux sans être captif d’aucun, tout en leur empruntant utilement. Par sa trajectoire individuelle, qui cherche la fécondation réciproque de divers milieux (c’est là d’ailleurs la définition sociologique et politique du think tank à l’anglo-saxonne), il illustre plutôt le mode de fonctionnement des élites américaines, perméables les unes aux autres. Un peu comme le sociologue Michel Crozier, grand entrepreneur institutionnel dans son domaine, Thierry de Montbrial sut incarner la position de « l’outsider de l’intérieur ». Pourtant, même si l’Ifri a réussi à imposer l’image d’un think tank indépendant, aux productions largement diffusées (le célèbre rapport Ramses – Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies –, dont le premier numéro, en 1981, est diffusé à 8 000 exemplaires), le poids des subventions publiques (75 % de son budget d’alors), le rôle intellectuel des hauts fonctionnaires mobilisés en force pour réaliser Ramses, attestent de liens restés très forts avec l’État et sa technostructure savante.

Le deuxième axe du livre repose sur une analyse sociographique des hommes, et d’un milieu avec son mode de fonctionnement. Les différentes compositions du CEPE sont habilement brossées, de Louis Joxe et Étienne Dennery, ses premiers secrétaires généraux, à Jacques Vernant, leur successeur de l’après-guerre. Dans l’histoire du déclin d’une institution, on pourrait lire en creux, si on le voulait, le constant affaiblissement de l’université française, qui manque de personnalités qualifiées dans bien des domaines, celui de la réflexion stratégique et militaire au premier chef, à l’exception d’un petit volant humain (Jean Klein, Raymond Aron, le général Beaufre). À tout le moins pourrait-on relever sa difficulté patente à intégrer les relations internationales dans ses cursus dans l’après-guerre. On le sait, en matière universitaire, l’innovation vient traditionnellement des marges (Collège de France, Sciences Po, la VIe section des Hautes études qui devient l’École des hautes études en sciences sociales en 1975), et il n’est pas anodin que le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) soit créé en 1952 au sein de Sciences Po, au moment même où le CEPE échoue dans son rapprochement avec la rue Saint-Guillaume. Il faudra attendre le début des années 1970 pour que le monde universitaire commence à sortir de sa torpeur institutionnelle et propose enfin plusieurs formations (à Paris I avec le Centre d’études politiques de défense – CEPODE – et le Centre d’études de recherches et de documentation sur le désarmement – CEREDE). L’étude du milieu de l’Ifri donne lieu à de très intéressants aperçus sur le renouvellement générationnel en cours, avec des membres aux parcours de formation plus internationaux qu’auparavant (Pierre Lellouche, Albert Bressand, Dominique Moïsi, Bassma Kodmani…).

Enfin le livre propose les jalons d’une histoire transnationale de l’expertise dans le domaine des relations internationales, historiographie à laquelle participent aussi Ludovic Tournès ou Nicolas Guilhot avec leurs études dédiées à l’histoire des fondations américaines. Les États-Unis demeurent, sur le plan organisationnel et intellectuel, la grande référence pour les experts français. Si Sabine Jansen analyse les liens entre le CEPE et Chatham House avant 1940, elle se penche surtout sur le côté américain, en examinant le rôle des fondations d’outre-Atlantique pour aider le CEPE initial, puis l’Ifri, ou en notant l’inspiration apportée par le National Security Council pour fonder le CAP. Sur ce terrain déjà assez balisé, le livre apporte sa contribution à l’examen de milieux d’experts qui utilisent leurs participations à toute une série d’activités transnationales (centrées sur les États-Unis toutefois) pour mieux s’imposer sur la scène locale. Les carrières d’un Dominique Moïsi ou d’un Pierre Lellouche sont révélatrices de cette stratégie. Sabine Jansen évoque également avec beaucoup de justesse le rôle de la fondation Ford dans l’émergence de l’Ifri, en évaluant à la fois ses mérites (une grande prudence dans le magasin de porcelaine que représente le petit monde de l’expertise française, mais un soutien décisif dans le financement des études sur la sécurité), et ses lacunes (la Ford ne connaît pas toujours très bien le monde français).

Incontestablement, cette histoire sur le long terme du think tank « à la française » dans le domaine des relations internationales, adapté par nécessité au fonctionnement d’un État resté plus puissant que dans bien d’autres pays, retiendra toute l’attention des spécialistes. Par sa rigueur d’analyse (notamment une forte conclusion qui revient sur le champ français des think tanks en général, et de l’Ifri en particulier, pour en soupeser les limites), sa richesse archivistique, l’allant de ses démonstrations, ce livre fera date dans un champ d’étude encore en voie de défrichement qui mêle histoire politique, histoire administrative et histoire des relations internationales dans sa dimension intellectuelle. Cette passionnante combinaison de thèmes ici rassemblés suffit à dire l’importance de ce livre.

François Chaubet

[1]. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension dans le numéro d’automne 2016 de Politique étrangère (n° 3-2016), p. 158-159.

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PE 4/2018 en librairie !

Tue, 04/12/2018 - 09:00

Le nouveau numéro de Politique étrangère (n° 4/2018) vient de paraître ! Il consacre un dossier complet au Brexit et un Contrechamps sur les élections européennes de 2019. Comme à chaque nouveau numéro, de nombreux autres articles viennent éclairer l’actualité : les guerres commerciales de Trump ; l’évolution de la situation en Afghanistan ; la crise des Rohingya ; la Libye depuis 2015 ; et bien d’autres encore…

Au seuil du Brexit, que dire des dossiers décisifs ? Politique étrangère les résume en quatre questions. Un Royaume-Uni solitaire aura-t-il les moyens de redéfinir à sa convenance ses relations avec le vaste monde ? Comment résoudre le problème de la frontière irlandaise : à restaurer pour les relations avec l’Union européenne, à garder invisible pour préserver la paix ? Quelles seront les vraies conséquences économiques de la rupture, pour les deux côtés ? Le poids du Royaume-Uni restera-t-il central en matière de sécurité et de défense, Londres étant écartée des circuits de décision continentaux ?

L’approche des élections de mai 2019 invite aussi à revenir sur le fameux « déficit démocratique » européen. La rubrique Contrechamps s’ouvre à deux approches opposées. L’une fait confiance aux processus à l’œuvre dans l’Union pour instaurer des pratiques d’équilibrage et de contrôle de plus en plus démocratiques entre les diverses institutions. L’autre constate que les échanges politiques et les principes qui fondent la démocratie ne peuvent être assumés que par des peuples, autrement dit nationalement : l’Union n’est démocratique que par la coopération volontaire des entités qui la composent. Un débat essentiel pour une Union en chute de crédibilité auprès de ses opinions.

Politique étrangère s’éloigne de l’Europe pour approcher le drame des Rohingya, les inconnues de l’Afghanistan post-élections, du désordre libyen, de l’inattendu rapprochement Éthiopie-Érythrée. Et ouvre une réflexion sur le rôle de l’Intelligence artificielle (IA) en matière de stratégie militaire : l’IA démultiplie l’efficience des stratégies humaines ; à terme, menace-t-elle de les remplacer ?

* * *

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Où va l’Afghanistan ?

Mon, 03/12/2018 - 11:18

Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en cette rentrée l’article du numéro d’hiver 2018-2019 – disponible dès demain – que vous avez choisi d'(é)lire : « Où va l’Afghanistan ? », écrit par Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et chercheur senior à Asia Centre.

Derrière la tragique litanie des attentats et la multiplication des initiatives appelant à un dialogue inter-afghan pour sortir le pays d’une suite de guerres ouverte voici bientôt quarante ans, où va l’Afghanistan ? Quatre ans après l’arrivée au pouvoir d’Ashraf Ghani, l’incertitude prévaut sur tous les plans : sécuritaire, politique, et économique. Pour autant, le régime affaibli ne s’effondre pas, et les talibans ne peuvent garder plus de quelques jours les rares capitales provinciales qu’ils tentent de conquérir, telles Kunduz en 2015 et Ghazni en 2018. Cet apparent enlisement ne doit toutefois pas faire penser que rien ne bouge : la société afghane s’éveille, les talibans s’interrogent sur la ligne à suivre, et l’apparition des émules de Daech mobilise Russes et Chinois, qui entendent prendre la main pour contrer la menace, tandis que l’administration Trump parle aux talibans. Alors que le pays s’enfonce dans la crise, un nouveau Grand Jeu se dessine, sans claires perspectives de paix.

Le cœur du problème : la situation sécuritaire
Après les attentats du 11 septembre 2001, l’intervention américaine en Afghanistan renversa en deux mois le régime taliban, avec l’appui des milices de l’Alliance du nord, d’ethnies tadjike et ouzbek. L’objectif premier était apparemment atteint : éradiquer la menace terroriste d’Al-Qaïda et de ses soutiens afghans. L’autre ambition affichée, la reconstruction du pays, impliquait une politique de long terme. Choisi comme leader de l’Afghanistan post-talibans lors de la conférence de Bonn fin 2001, le Pachtoune Hamid Karzai fut confirmé par les élections présidentielles de 2004, et réélu en 2009. Mais la campagne de contre-insurrection lancée par les Américains et leurs alliés de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) pilotée par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) sous mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU), n’obtint pas les résultats escomptés, et la complémentarité entre militaires et agences étatiques ou internationales eut bien du mal à mettre en œuvre les trois volets de la contre-insurrection – « nettoyer, tenir, construire » –, au service d’une stratégie visant à
« prévenir la résurgence des talibans et à développer le soutien à la coalition et au gouvernement afghan ».

La fluctuation des forces étrangères : de la Force internationale
d’assistance à la sécurité à la mission Soutien résolu
Dès 2004, et a fortiori après 2007, les talibans, dont le leadership s’était réfugié
au Pakistan, commencèrent à retrouver du poids sur le terrain afghan, multipliant attentats-suicides et bombes artisanales. Jugeant le statu quo intenable, Barack Obama annonça en 2009 un sursaut (le surge) temporaire de 30 000 hommes, achevé en 2011, quand la FIAS compta plus de 132 000 hommes, dont 90 000 Américains. Fin 2012, ces forces tombèrent à 100 000 hommes, et à 84 000 un an plus tard. En novembre 2014, la FIAS ne comptait plus que 28 000 hommes, dont 18 000 Américains. Le président Obama avait annoncé dès juin 2011 ce retrait, par phases. Le sommet de l’OTAN de Chicago, en mai 2012, confirma que la mission de la FIAS prendrait fin en décembre 2014, l’essentiel des forces étrangères ayant alors quitté l’Afghanistan, Obama pensant retirer la totalité de ses troupes en 2016, avant la fin de son second mandat.

De façon surprenante, Washington et l’OTAN faisaient ainsi coïncider en 2014 la transition militaire avec la transition politique imposée par la fin du second mandat d’Hamid Karzai : calendrier d’autant plus problématique que les élections présidentielles afghanes d’avril-juin 2014, à la légitimité contestée, ne virent le nouveau président Ashraf Ghani prendre ses fonctions que fin septembre, après des mois de tractations sous médiation américaine avec son concurrent Abdullah Abdullah, promu « Chief Executive Officer » d’un « gouvernement d’union nationale » devant faire ses preuves dans un contexte très difficile. Sitôt en fonction, le nouveau gouvernement signa l’accord sur le statut des forces, maintenant sur le sol afghan les troupes étrangères.

Washington et l’OTAN avaient commencé à former les forces afghanes (armée et police nationale) qui, dès 2013, ont élargi leurs responsabilités sur le terrain, avant de couvrir l’ensemble des provinces fin 2014, la nouvelle tâche de l’OTAN étant, sous le nom de Mission de soutien résolu (RSM), d’« aider les institutions et les forces de sécurité afghanes à développer la capacité de défendre l’Afghanistan et de protéger durablement ses citoyens », sous le triptyque « former, conseiller et assister ». En fait, à la mission non-combattante affichée, s’ajoutèrent des forces spéciales américaines chargées de protéger les positions de leur pays, et d’intervenir auprès des forces afghanes en cas de besoin, avec appui aérien si nécessaire. Elles ont joué un rôle décisif dans la reprise de Kunduz et de Ghazni aux talibans. Quand le président Trump prend ses fonctions en janvier 2017, la RSM compte 13 300 hommes, dont 6 941 Américains. Sept mois plus tard, en définissant sa nouvelle politique en Asie du Sud, Trump concède avoir écouté ses généraux et, contre son intuition première, accepte de renforcer les troupes en Afghanistan, considérant que
« les conséquences d’un retrait rapide seraient prévisibles et inacceptables ». En juin 2018, la RSM compte 16 000 hommes de 39 nations, dont 8 475 Américains.

Poussée talibane et résilience des forces afghanes
Le revirement de Trump, comme les fluctuations de la politique d’Obama, illustrent l’incapacité des forces de l’OTAN à venir à bout des talibans. Certes l’élimination d’Oussama ben Laden dans une ville de garnison pakistanaise, le 2 mai 2011, a marqué une victoire du président Obama, qui avait toutefois noté, deux ans plus tôt, qu’au-delà d’Al-Qaïda, des « défis considérables » perduraient en Afghanistan, notant que « les talibans ont pris de l’élan ».

Près de dix ans plus tard, l’élan des talibans s’est confirmé, tandis que monte une nouvelle menace, celle de la branche régionale de Daech, l’État islamique-Khorassan (IS-K). La violence s’est accrue au fil des ans : près de 6 000 victimes civiles dont 2 412 morts en 2009 ; plus de 10 000 victimes dont 3 438 morts en 2017, le pic ayant été atteint en 2015 et 2016, après le retrait de l’essentiel des forces de l’OTAN (plus de 11 000 victimes dont plus de 3 500 morts chaque année). (…)

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Le problème des réfugiés devant l’opinion

Fri, 30/11/2018 - 08:00

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L’article « Le problème des réfugiés devant l’opinion » a été écrit par Francis Blanchard, ancien fonctionnaire au sein de l’Organisation internationale des réfugiés, dans le numéro 2/1949 de Politique étrangère.

La deuxième guerre mondiale nous a valu de connaître un problème des réfugiés de proportions absolument inhumaines. En mai 1945, lorsque les armées alliées eurent vaincu le Reich, 8 millions de personnes ont été dénombrées, qui appartenaient aux populations chassées, déracinées, déportées d’une manière scientifique par les Allemands pour le travail obligatoire.

Les Alliés, qui les découvrirent dans les ruines de l’Allemagne, organisèrent immédiatement leur rapatriement. Dans l’espace de trois ou quatre mois, 5 millions de personnes étaient rentrées. Mais, dans le même temps où ces rapatriements se poursuivaient à une cadence accélérée, on s’apercevait que des centaines de milliers de personnes refusaient de rentrer dans leur pays d’origine, soit pour des raisons politiques, dans la mesure où elles refusaient d’accepter les régimes qui s’étaient instaurés dans ces pays, soit pour d’autres raisons, par exemple la modification du tracé des frontières qui leur valait de perdre la nationalité qu’elles avaient avant leur déportation.

C’est dans ces conditions que les Nations Unies se voyaient saisies, dès 1946, d’un problème dont les incidences humaines, sociales, économiques et politiques dépassaient très largement les possibilités de chaque nation, problème qui exigeait une intervention et une action internationales. La disparition de l’U.N.R.R.A., qui s’occupait des personnes déplacées à cette époque, mais dont l’activité essentielle était le secours aux pays éprouvés par la guerre, est à l’origine de la décision prise par les Nations Unies, le 15 décembre 1946, de créer une organisation internationale pour les réfugiés, dont l’Assemblée fixait à cette époque le mandat d’une manière extrêmement précise.

Le problème des réfugiés est ainsi né d’un double refus : celui de centaines de personnes de rentrer dans ce qui était leur patrie d’origine, et celui des puissances occupantes occidentales, Angleterre, États-Unis, France, de contraindre ces gens à rentrer, et volonté de leur part de leur accorder le droit d’asile dont le principe a été inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme, votée récemment par l’Assemblée générale des Nations Unies.

Le budget de l’O.R.I. est théoriquement de 150 millions de dollars, ce qui représente à peu près quatre fois le budget des Nations Unies. Dès lors, les pays ont été extrêmement réticents pour se décider à adhérer à l’O.R.I., à laquelle ils étaient tenus de fournir des contributions fixées par un barème établi par l’Assemblée des Nations Unies. (La France apporte, par exemple, à l’O.R.I. une contribution de 6 millions de dollars.) Il est néanmoins encourageant de noter que certains petits pays, très éprouvés par la guerre, comme la Belgique et la Hollande n’ont pas hésité et ont été parmi les premières nations à adhérer à l’O.R.I., alors que des pays très puissants et très riches ont, jusqu’à présent, négligé de remplir ce qu’on peut considérer comme un devoir de morale internationale.

Des raisons politiques expliquent aussi la lenteur mise par certains pays à se joindre aux autres. Au lieu de ne considérer que l’aspect humanitaire du problème, ils ont mis l’accent sur l’aspect politique et ils ont pris le parti de se détourner de l’Organisation. En réalité, les opinions publiques nationales ont réagi avec une incroyable apathie. Elles eussent dû exiger de leurs gouvernements que des efforts fussent faits en commun pour que le fardeau que représente la masse des réfugiés et des personnes déplacées soit réparti d’une manière égale entre toutes les puissances. Cette réserve excessive a provoqué l’association de quelques nations de bonne volonté dans une commission préparatoire qui s’est inspirée du mandat et des principes de la future organisation. Cette commission est entrée en activité le 1er juillet 1 947.

A la date du 1er novembre 1948, l’organisation fournissait des services matériels à 705 000 personnes déplacées, c’est-à-dire l’entretien, l’assistance, le rapatriement et le rétablissement.

Parmi 550 000 personnes abritées dans les centres d’hébergements, il y avait, au Ier novembre 1948, 130 000 Polonais, 1 26 000 Baltes, 124 000 Juifs (la plupart d’origine polonaise) et 90 000 Ukrainiens. Il y avait également un groupe spécial de 13 000 Chinois, résidant avant la guerre dans différents territoires de l’Asie du Sud-Est, Indonésie, Singapour, Indochine, Philippines et qui ont été déplacés par suite des événements de guerre. L’organisation se préoccupe d’assurer leur rapatriement. On compte 135 000 unités familiales représentant 412 000 individus et 138 000 personnes absolument isolées.

En fait, c’est de plus d’un million de personnes que l’Organisation doit s’occuper actuellement. Ce sont les « ressortissants » de l’Organisation, parce qu’elles répondent, si j’ose dire, à des définitions précises contenues dans la Charte de l’O.R.I., qui règlent les conditions dans lesquelles les réfugiés peuvent se réclamer de l’Organisation ; elles visent également à l’exclusion de certaines catégories de personnes comme les criminels de guerre et les réfugiés d’origine* ethnique allemande.

Le mandat de l’O.R.I. est tout d’abord d’héberger les réfugiés et les personnes déplacées, ensuite de les nourrir. Il a donc fallu établir un réseau de ravitaillement qui trouve sa source dans différents pays, aux États-Unis en particulier, et qui permet l’importation de produits qui viennent s’ajouter à une maigre ration fournie gratuitement par l’Allemagne. Il faut ensuite les vêtir, les chauffer, veiller sur leur santé (2 500 médecins et 2 000 infirmiers, eux-mêmes des réfugiés, viennent aider le personnel médical de l’O.R.I). L’état de santé est bon en général, excellent même si on le compare à l’état de santé des différentes populations d’Europe occidentale. L taux de mortalité est bas et le taux de natalité relativement élevé.

Pourvoir aux besoins matériels des réfugiés est une tâche « passive ». L’important, c’est de régler le sort de ces réfugiés. L’Organisation s’y emploie par deux moyens, soit en les rapatriant, soit en les rétablissant dans différents pays d’accueil. Du 1er juillet 1947 au 30 novembre 1948, l’O.R.I. a rapatrié 59 000 personnes, principalement à destination de la Pologne et de la Yougoslavie. Dans le même temps, elle a fait émigrer 328 500 personnes. La différence entre ces deux chiffres a conduit un certain nombre de gens à prétendre que l’Organisation était engagée dans des activités politiques, visant à détourner d’une manière systématique les personnes déplacées du rapatriement. Je voudrais faire justice de cette accusation.

Le rapatriement est poursuivi sur une base parfaitement volontaire ; ne rentrent dans leur pays d’origine que les personnes qui se portent candidates au rapatriement. A celles qui, craignant des persécutions religieuses, politiques, raciales, refusent de rentrer dans leur pays d’origine et opposent des raisons valables à leur retour, à celles-là l’Organisation ouvre la voie de l’émigration. Sur 8 millions de réfugiés dénombrés en Allemagne en mai 1945, 7 millions sont rentrés dans leur pays d’origine et 328 000 ont émigré dans des pays d’accueil. La proportion des gens qui ont renoncé à leur pays est donc modeste.

Le 15 décembre 1946, en même temps qu’elle créait l’O.R.I., l’Assemblée recommandait aux pays membres d’accepter, sur leur territoire, une « part équitable des réfugiés et personnes déplacées non rapatriables ». Mais, comme il était à craindre, les pays d’accueil n’acceptèrent d’ouvrir des négociations que dans la mesure où ils pourraient trouver une main-d’œuvre bon marché qui comblerait des déficits dans des métiers ingrats ou désertés, et ceci en dépit des appels solennels lancés par l’Assemblée. Ainsi se développa un malentendu entre les pays d’accueil et l’Organisation. M. William Tuck, directeur général de l’O.R.I., disait lui-même en mai 1948 : « Nous ayons trop peu de temps, trop peu d’argent, trop peu de bateaux, et, ce qui est le plus grave, trop peu de charité chrétienne entre les nations. » C’était traduire à la fois le maigre soutien financier qu’on obtenait des gouvernements et l’égoïsme cynique des nations que ne voyaient dans les réfugiés qu’un moyen de satisfaire certains intérêts économiques. Une rigoureuse sélection médicale et professionnelle était imposée, le choix tombait de préférence sur les célibataires. L’attitude ferme de M. Tuck a contribué à améliorer un peu la situation. Si le plan de répartition équitable envisagé par les Nations Unies n’a pas même reçu de commencement d’application, les pays d’accueil en ont accepté cependant les principes : accueil dés familles tout entières, augmentation du nombre des immigrants.

Au cours des derniers mois, les États-Unis ont voté l’admission de 205 000 réfugiés et personnes déplacées, l’Australie a accepté de prendre 200 000 réfugiés, première tranche d’un programme plus ambitieux ; le Canada est prêt à en prendre 100 000. On espère ainsi disposer de 500 000 personnes. L’Organisation a pris des mesures pour acheminer cette année 380 000 réfugiés, et autant l’année suivante. Il est facile d’imaginer ce que représente, du point de vue administratif et du point de vue technique, un programme de cette envergure. (L’Organisation dispose, par exemple, actuellement, de 30 navires qui sillonnent sans arrêt les mers.) La réalisation de ce programme sera extrêmement longue. Les conditions qui figurent dans la loi américaine sont telles qu’elles rendent difficile l’admission de tous les candidats à l’émigration aux États-Unis. De sorte qu’il n’est pas absolument sûr qu’en dépit des décisions prises un programme de cette envergure puisse être mené à bien dans un temps minimum.

Est-ce à dire que, si ce programme est exécuté, le problème des réfugiés sera réglé? Certains faits interdisent d’aller si loin. Le problème au début de 1949 n’est pas celui qui avait été étudié par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1946. Le mandat que celle-ci avait fixé était précis et limitait l’activité de l’O.R.I. aux seules personnes déplacées se trouvant en Allemagne du fait des événements de guerre. Depuis, de Pologne et de Roumanie, plus de 200 000 Juifs ont reflué sur l’Allemagne, dont 125 000 se trouvent encore dans les centres d’hébergement. Le rythme des arrivées de réfugiés politiques s’est accru au cours de ces derniers mois, et parmi eux 20 000 Tchèques. L’O.R.I. est donc aux prises avec de nouveaux problèmes qui excèdent largement son mandat et ses moyens.

Pour concilier ses devoirs humanitaires avec une saine appréciation de ses ressources, I’O.R.I. dut inaugurer une politique visant à limiter l’assistance matérielle aux seules personnes se trouvant dans la détresse. Cette politique a entraîné de longs et difficiles débats au sein du conseil d’administration de l’Organisation. Quatre-vingt mille réfugiés ont trouvé ainsi le chemin des centres d’hébergement au cours des six derniers mois.

Il y a d’ailleurs des cas où l’Assemblée générale des Nations Unies crée des organisations spéciales, pour les réfugiés arabes, par exemple. Cinq cent cinquante mille réfugiés arabes sont dans un état de détresse matérielle et morale absolument indescriptible. Tandis que l’Assemblée discutait ce problème, des télégrammes arrivaient tous les jours à Paris pour signaler que des enfants mouraient par dizaines. Un petit état-major fonctionne à Beyrouth, qui essaye de soulager leur misère effroyable. Parmi d’autres problèmes, je mentionnerai seulement encore celui des réfugiés hindous.

L’ignorance ou la superstition ont fait fermer trop de portes. Ces personnes déplacées, ces victimes des régimes totalitaires sont, contrairement à ce que certains disent, des éléments extrêmement sains moralement et physiquement, et très attachés aux principes démocratiques. Au service de leurs convictions et de leurs espérances, ils apportent leur santé et leur jeunesse.

N’y a-t-il pas un défi au bon sens dans le fait que ces centaines de milliers de personnes vivent, depuis bientôt quatre ans, dans une oisiveté forcée à peu près complète, qu’elles consomment alors qu’elles ne produisent rien dans une région du monde et à une époque où tous les hommes et toutes les femmes devraient être associés aux tâches de la reconstruction et de la production? Les Nations Unies vont-elles se déclarer impuissantes à libérer ces gens? Il n’est pas question pour eux de demeurer en Allemagne, où ils constitueraient, dans les conditions actuelles, un foyer de troubles dans une Allemagne surpeuplée, encombrée de ses propres réfugiés. Sept millions de réfugiés d’origine allemande ont en effet trouvé asile sur le territoire depuis la fin de la guerre, à la suite des décisions de Potsdam et de certaines décisions prises unilatéralement par différents pays.

II importe que le problème des réfugiés soit réglé non seulement au bénéfice des personnes en bonne santé, des producteurs, mais au bénéfice de certaines catégories qui sont pour l’instant tragiquement méprisées, et parmi elles non seulement les intellectuels, mais encore les infirmes, les inaptes partiels ou totaux, les incurables, toutes personnes qui ne répondent pas aux conditions fixées par les pays d’accueil. En septembre 1948, à Genève, au conseil général de l’O.R.I., un grand débat s’est tenu, sur l’initiative de la délégation française, sur ces dernières catégories de gens inaptes physiquement. Un appel a été fait à la conscience humaine et à l’opinion publique.

Je tiens ici à souligner que la France est certainement un des pays qui a fait le plus pour soutenir la cause des réfugiés. Le problème des réfugiés est en France un problème très ancien. Pour ne parler que de l’époque contemporaine, je citerai l’accueil des Russes blancs, des Arméniens et des républicains espagnols. Si la France n’a pris que 22 000 personnes déplacées depuis le 1er juillet 1947, il ne faut pas oublier qu’elle a recueilli près de 600 000 personnes avant cette dernière guerre et qu’elle reçoit tous les jours des réfugiés politiques, en nombre important. Les initiatives privées se sont multipliées, et c’est peut-être en définitive la solution du problème ; le souci qui les inspire est celui qui doit inspirer l’action nationale et internationale : redonner aux réfugiés la condition qu’ils ont perdue, la condition d’hommes.

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