You are here

IRIS

Subscribe to IRIS feed
Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 3 weeks 2 days ago

« Moins on se découvre, plus on a de chances de rester au pouvoir « 

Wed, 18/04/2018 - 14:20

Après soixante ans de pouvoir des frères Castro à Cuba, l’Assemblée nationale de l’île va élire un nouveau président. Trois questions à Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Espagne et de l’Amérique latine, permettent de préciser les contours flous du futur diplomatique de l’île.

Quelle ligne politique peut-on attendre du nouveau président?

Dans ces régimes, il est très difficile de prévoir les décisions du comité central, qui se prennent derrière des portes closes.
Ces élections sont un peu comme l’élection d’un nouveau pape au Vatican : on ne sait pas ce qui se passe à l’intérieur, on doit attendre la fumée blanche. On n’est pas à l’abri d’une surprise du Parti communiste cubain, mais a priori, ce sera Miguel Diaz-Canel qui sera élu. Il a été formé et préparé à prendre la succession des frères Castro. C’est lui qui est là lorsque Raul ne l’est pas. Il représente la prochaine génération de ce système politique.
Dans ce type de régime, moins on se découvre, plus on a de chances de rester au pouvoir. Pour l’instant, tout semble indiquer que le régime va poursuivre une évolution à petits pas vers une ouverture économique, sans forcément d’ouverture politique. Mais là encore, ce ne sont que des hypothèses. Cette situation rappelle un peu l’accession au pouvoir de Gorbatchev, qui lorsqu’il a été élu à la tête du parti communiste soviétique paraissait être dans la droite ligne de ses prédécesseurs. Même Ronald Reagan, à l’époque, a estimé que rien n’allait changer. Il a fallu plusieurs mois pour que Gorbatchev ne rompe avec la ligne du Parti.

L’économie de Cuba est en partie soutenue par Venezuela, qui lui vend du pétrole à bas prix en échange de l’envoi de médecins cubains. Quelles conséquences pourraient avoir la crise dans ce pays sur Cuba ?

Au Venezuela, l’économie fonctionne mal, les revenus pétroliers baissent. Même si le régime actuel, qui fait preuve de « sympathie » envers Cuba, reste en place, le Venezuela ne peut plus vendre de pétrole en dessous du prix du marché. Cette situation ravive le souvenir à Cuba de la période de la fin des aides soviétiques dans les années 1990 : il s’en est suivi une période d’austérité très sévère. C’est pour cela que depuis quatre ou cinq ans, Cuba cherche à diminuer sa dépendance envers le Venezuela en se tournant vers d’autres pays.
Du côté européen, Cuba compte déjà beaucoup de capitaux français, espagnols, allemands ; mais aussi des capitaux colombiens, brésiliens, canadiens. Le régime essaye donc déjà depuis quatre ou cinq aux de se diversifier en se tournant vers les Etats Unis et la Chine. Mais depuis que Trump est au pouvoir, ce développement est devenu très incertain.

Miguel Diaz-Canel tient justement des discours ambivalents à propos des Etats-Unis : comment peut-il se positionner face à ce voisin imposant ?

Donald Trump reste très imprévisible dans sa ligne politique, ce qui est un élément de contrainte non négligeable sur la politique de Cuba. Si les Etats-Unis se montrent plutôt ouverts, plus de changements économiques voire politiques seront possibles. Mais si ce n’est pas le cas, cela aura des conséquences directes dans l’île.
Parmi les membres du parti communiste de Cuba, certains pensent que le mandat de Trump n’est qu’une parenthèse avant un retour à une politique de détente plus proche de celle d’Obama par le président suivant. D’autres au contraire pensent que ce durcissement de la position américaine est durable et qu’il faut donc se montrer intransigeant envers les Etats-Unis. C’est peut-être pour cela que les discours de Miguel Diaz-Canel sur les relations de Cuba avec ce pays paraissent contradictoires : cela lui permettrait, à l’avenir, de s’appuyer sur les uns ou les autres selon la tournure qu’aura pris la situation.

1968-2018 : 50 ans après, que reste-t-il du message de Martin Luther King ?

Wed, 18/04/2018 - 11:34

Rokhaya Diallo, éditorialiste et essayiste, répond à nos questions à propos de l’héritage de Martin Luther King aujourd’hui :
– Quel est l’héritage du message de Martin Luther King dans l’Amérique d’aujourd’hui ?
– Un demi-siècle après l’assassinat de Martin Luther King, comment interpréter le mouvement Black Lives Matter ? Assiste-t-on à un renouveau de la révolte de la communauté afro-américaine ?
– Quels ont été et quels sont les échos de l’action de Martin Luther King sur le militantisme français engagé contre le racisme ?

« Une histoire populaire du football » – 3 questions à Mickaël Correia

Wed, 18/04/2018 - 10:46

Mickaël Correia est un journaliste indépendant. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Une histoire populaire du football » [1], aux éditions La Découverte.

Pourquoi, alors qu’il est fréquent d’entendre que le football est l’opium du peuple, considérez-vous qu’il est, au contraire, un moyen de contestation ?

La simplicité des règles du football, tout comme le peu de moyens nécessaires à sa pratique (un ballon, même rudimentaire, et un coin de rue suffisent), font du football un sport facilement appropriable par tous et toutes. Qu’il s’agisse d’une pratique sportive ou d’un spectacle, il a d’ailleurs tout au long de l’Histoire été approprié par des groupes sociaux opprimés ou des communautés de lutte.

Sur le terrain, jouer au ballon peut avoir une portée politique, car il met en scène des corps en mouvement. Les exemples sont nombreux, mais on peut citer les ouvriers britanniques du XIXe siècle qui font de la passe à un coéquipier un geste essentiel du football, alors que ce sport, initialement aux mains de la bourgeoisie victorienne, était très individualiste et considérait cette action comme un aveu de faiblesse. D’une certaine manière, le jeu collectif déployé par la working class et basé sur la passe traduit sur la pelouse l’esprit de coopération et de solidarité qui règne à cette époque au sein des usines et des communautés ouvrières. On peut aussi mentionner le football féminin qui possède pour nombre de féministes une dimension politique, car il met en scène une autre vision du corps de la femme, contestant en acte les stéréotypes de genre autour de la féminité. On peut enfin souligner la popularisation du dribble au Brésil au début des années 1920-1930, qui permettait aux Afro-brésiliens d’esquiver les charges brutales des défenseurs blancs que les arbitres racistes ne sifflaient pas… C’est un geste qui incarne la condition du colonisé : pour exister sur le terrain comme dans la société, il doit se soustraire à la violence du colon.

Les clubs, en tant que structure démocratique et espace social, furent aussi des lieux de résistance à l’ordre établi. Durant l’occupation allemande, aux Pays-Bas comme en France, certains ont servi de réseau d’entraide. En Afrique subsaharienne, notamment au Nigéria, les clubs de foot autoadministrés furent un des foyers de contestation de la domination coloniale. Au Brésil, au début des années 1980, des joueurs mythiques comme Sócrates ou Wladimir ont fait de leur club, le SC Corinthians de São Paulo, un étendard populaire de contestation de la junte militaire, au pouvoir depuis 1964. En mettant en place des pratiques d’autogestion et de répartition équitable des bénéfices au sein du club, ils ont démontré, dans une société verrouillée par une dictature militaire, que la démocratie était possible.

En quoi, dans de nombreux régimes autoritaires, le stade est-il un refuge pour les protestataires ?

Sous le totalitarisme stalinien ou sous la dictature franquiste, les tribunes des stades vont en effet être un espace où il est possible d’échapper un temps à la surveillance policière grâce à l’anonymisation que permet la foule. Ainsi, à Moscou dans les années 1930, lors des matchs où jouent le Dynamo (affilié à la police politique soviétique) ou le CSKA (le club de l’Armée rouge), on entendait dans les gradins des slogans hostiles aux forces de répression et à l’armée. Quant au Camp Nou, le stade du FC Barcelone, il était sous Franco un lieu de résistance culturelle, dans le sens où l’on a pu y converser en catalan (alors que la langue était prohibée) à partir des années 1960, y faire circuler des pamphlets anti-franquistes ou entonner des chansons populaires interdites par le régime comme Els Segadors, chant de ralliement des Catalans républicains durant la guerre civile d’Espagne.

Plus récemment, lors des printemps arabes en 2011, les supporters ultras ont réussi à échapper aux régimes autoritaires en place à l’époque. Ces « radicaux » sont organisés en groupes indépendants des clubs, autonomes financièrement, farouchement antiautoritaires et cultivant l’anonymat, autant d’éléments qui leur ont permis d’échapper à la mainmise du pouvoir étatique. Ils ont fait des tribunes un espace libéré de toute répression pour une jeunesse qui aspire à plus de liberté.

En Égypte, les premiers slogans anti-Moubarak sont donc entendus dans les stades et, quand la révolution de 2011 éclate, ces supporters vont devenir le bras armé du mouvement révolutionnaire égyptien. Comme ils sont le seul groupe social à avoir élaboré des pratiques d’autodéfense face à la police, ils vont apporter leur savoir-faire à l’ensemble du mouvement social égyptien et vont défendre la place Tahrir face à l’armée. On retrouve le même phénomène en Turquie, lors du mouvement de la place Taksim en 2013 : ce sont les ultras des clubs d’Istanbul, notamment du Besisktas, qui vont apprendre à la jeunesse stambouliote comment résister collectivement à la répression policière du régime d’Erdoğan.

Comment expliquez-vous le mépris d’une grande partie des élites françaises à l’égard du football ?

Parmi les grandes figures intellectuelles du XXe siècle, les défenseurs du ballon rond, à l’instar d’Albert Camus ou Pier Paolo Pasolini, sont plutôt rares. Sans compter qu’une théorie critique du sport, portée entre autres par le sociologue freudo-marxiste Jean-Marie Brohm, a émergé dans les années 1970, analysant le sport comme une idéologie purement capitaliste, voire fascisante. Une réflexion critique encore vivace aujourd’hui à gauche – mais qui fait paradoxalement part d’un incroyable mépris de classe – appréhende les amoureux du foot et ses pratiquants comme une « masse d’aliénés » …

Plus globalement, les stéréotypes du footballeur benêt et du supporter sexiste et raciste ont longtemps été assénés par les médias français, ce qui a participé à ce que les élites se distancent de ce sport populaire. Mais ces clichés s’érodent : depuis les années 1980, l’université aborde de plus en plus le football sous un angle historique ou social, grâce à des pionniers comme Alfred Wahl en France ou « l’école de Leicester » outre-Manche, portée par des sociologues comme Eric Dunning. Sans compter que dans le champ médiatique, nombre de revues et de sites internet abordent désormais le football en tant que culture.

Bref, le vent tourne et on découvre enfin que le football a toujours été intimement lié à l’histoire politique, autant qu’il est le support d’une culture populaire à la fois riche et inédite.

[1] http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Une_histoire_populaire_du_football-9782707189592.html

 

Bilan du 8e Sommet des Amériques : entre lutte contre la corruption et division sur le cas vénézuélien

Tue, 17/04/2018 - 15:41

Du 13 au 14 avril s’est déroulé le 8e Sommet des Amériques, à Lima (Pérou). Malgré l’absence du président des États-Unis, de Cuba, de l’Équateur et du Venezuela, cette rencontre a regroupé 33 chefs d’État du continent américain. Le thème de la corruption a été au cœur des discussions, interrogeant sur l’état des démocraties latino-américaines. La situation préoccupante au Venezuela a également été source de division entre les participants, alors que les élections présidentielles doivent y avoir lieu le 20 mai prochain. Pour nous éclairer, le point de vue de Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS.

 Quel bilan peut-on dresser de ce 8e Sommet des Amériques ? L’absence de Nicolas Maduro et de Donald Trump a-t-elle impacté la bonne tenue de la rencontre ?

Depuis plusieurs semaines déjà, le gouvernement péruvien – actif au sein du Groupe de Lima qui regroupe les 14 pays américains hostiles à Caracas sur la base des positions de l’opposition interne au gouvernement vénézuélien – avait déclaré Nicolas Maduro persona non grata à ce Sommet. Quant à ce dernier, il avait fait savoir qu’il ne s’y rendrait pas, ce sommet étant devenu désormais inutile pour la région selon lui. La présence de Donald Trump, quant à elle, était fortement attendue autant que redoutée. Il a finalement décliné quelques jours avant le début du Sommet en se déclarant prioritairement concentré sur la Syrie. C’est Mike Pence, le vice-président, et la fille du président, Ivanka Trump, qui ont représenté les États-Unis. Raul Castro ne s’est également finalement pas rendu à Lima, mandatant son ministre des Affaires étrangères Bruno Rodriguez. Il faut également mentionner l’absence du nouveau président de l’Équateur, Lenin Moreno. Ces absences ont permis d’ôter à cette rencontre une partie des tensions potentielles, mais également de sa symbolique, et ont eu des conséquences mesurables à plusieurs niveaux.

Les annonces préfigurant ce sommet semblaient avoir pour objectif de mener un front anti-vénézuélien. C’est en partie ce qui s’est passé puisque de nombreux États sur place ont condamné Nicolas Maduro. Dans une déclaration conjointe intitulée « Déclaration sur le Venezuela », l’Argentine, les Bahamas, le Brésil, le Canada, le Chili, la Colombie, le Costa Rica, les États-Unis, le Guatemala, le Guyana, le Honduras, le Mexique, le Panama, le Paraguay, le Pérou et Sainte-Lucie (c’est-à-dire 16 des 33 pays représentés) ont exigé « la restauration des institutions démocratiques » au Venezuela et l’organisation d’une élection présidentielle donnant « toutes les garanties nécessaires pour un processus libre, juste, transparent et démocratique, sans prisonniers politiques, qui inclue la participation de tous les acteurs politiques ». Les États-Unis ont rappelé par avance qu’ils ne reconnaîtront pas les résultats de l’élection présidentielle du 20 mai. Le message signifie : un nouveau train de sanctions, qui plongera le pays dans toujours plus de difficultés, sera adopté contre le Venezuela après cette échéance.

Cette déclaration n’a cependant pas fait consensus puisqu’elle n’a pas été signée par plusieurs acteurs de poids régionaux : la Bolivie, Cuba, l’Équateur, le Nicaragua ou l’Uruguay. On retrouve la ligne de fracture régionale. Il n’est pas fait mention du Venezuela dans la déclaration finale du Sommet.

Cette rencontre a par ailleurs permis de comprendre davantage la position des États-Unis vis-à-vis de la région. Leur intérêt s’est principalement porté sur les sujets comme la lutte contre la corruption – dont Washington considère qu’elle nuit aux entreprises américaines interdites de pratiques autorisées ou tolérées en Chine ou en Europe -, le narcotrafic ou les relations commerciales. Les États-Unis veulent imposer aux pays latino-américains plus de bilatéralisme à leurs conditions et souhaitent qu’ils se distancient plus de la Chine. Ici aussi, le thème de la lutte contre la corruption doit être compris comme une partie de la stratégie de Washington. Il y a la question des entreprises, mais aussi l’idée – qui va avec –  consistant à réduire considérablement les pratiques de prêts, contrats ou marchés « gré à gré » prisées par la Chine dans ses relations avec les Etats et entreprises latino-américaines.

Dans un climat d’événements tragiques – forte corruption, droits humains bafoués, assassinats de trois journalistes du quotidien équatorien El Comercio en Colombie -, dans quelle situation les démocraties latino-américaines se retrouvent-elles ?

La question des démocraties latino-américaines est paradoxale. L’Amérique latine reste une des régions parmi les plus démocratiques au monde, en comparaison au continent africain ou asiatique. Elle est devenue une région de stabilité et d’ancrage démocratiques au cours des années 2000, en rupture avec sa tradition passée (région des régimes dictatoriaux et des coups d’État au 20e siècle). Cela étant, la situation s’est indéniablement détériorée ces dernières années suite à différents phénomènes combinés : la crise économique, la crise sociale et les crises politiques plus ou moins intenses (Venezuela, Brésil, Pérou) démarrées dans la période mondiale post-2008. Parallèlement, d’autres phénomènes s’ajoutent à ces dynamiques cycliques, telles que la violence et le narcotrafic. Dans certains pays, ils sont structurels à la société. Le Mexique, en premier lieu, est dévasté par ces phénomènes rendant impossible la bonne gouvernance et l’existence d’une démocratie viable – certains parlent de «narco-État » pour le qualifier. On pourrait parler du « Triangle Nord » (Guatemala, Salvador, Honduras) en Amérique centrale. La Colombie connaît, quant à elle, un nombre important d’assassinats, touchant les défenseurs des droits humains, les syndicalistes, etc.

Dans ce contexte, la corruption est également devenue un thème central dans le débat public latino-américain, directement lié à la question de l’altération des processus démocratiques. C’est un des défis globaux aujourd’hui au sein du continent – mais pas seulement en Amérique latine, toutes les sociétés sont concernées dans le monde, à commencer en Europe.

À ce titre, ce sujet fut au cœur des travaux de Lima. Ce Sommet a établi un lien entre qualité démocratique et lutte contre la corruption. Mais la déclaration finale est paradoxale quant à ces thématiques, car si elle affirme bien plusieurs orientations utiles quant à l’assainissement et la modernisation des pratiques au sein des institutions et des administrations publiques (transparence, marchés publics, cyberadministration, autonomie judiciaire, renforcement des organismes de contrôle, coopération en matière de partage des données, traçabilité dans le financement des campagnes électorales, etc.), elle ne dit rien sur les moyens financiers mobilisés pour atteindre ces objectifs et très peu sur le rôle  – pourtant déterminant –  du secteur privé dans la corruption, comme agent corrupteur (évasion et fraude fiscales, corruption des agents publics, etc.). Mention de l’évasion fiscale est faite, mais quelques codes de bonne conduite pour les multinationales et le secteur privé ne font pas du tout le compte.

En Amérique latine, l’importance prise par le thème de la corruption a plusieurs causes. Tout d’abord, les pays de la région ont connu un enrichissement significatif dans les années 2000 (les Etats, le secteur privé, la société en général), ce qui a multiplié et accru les niveaux de détournement et d’accumulation frauduleuse. Ce phénomène est connu partout. Plus un pays s’enrichit, plus la corruption y augmente.

Dans le même temps, lorsque l’État et les tissus institutionnels restent fragiles, vulnérables comme c’est le cas dans la région, elle trouve un terrain de prolifération. Plus l’État est faible et absent de la société, plus la corruption, la violence, l’économie noire et sauvage sont fortes. Et dans des pays où pauvreté, inégalités, absence de sécurité collective, manque de services publics dominent, ce qu’on appelle « corruption » sont aussi des arrangements quotidiens qui permettent une sorte de répartition des ressources disponibles et organisent des formes de liens clientélistes de solidarité sociale. Ce thème est très délicat et compliqué.

Enfin, en Amérique latine, ce thème est aussi devenu, tandis que les opinions publiques tolèrent moins la corruption lorsque la vie quotidienne devient plus difficile (crise économique et sociale), un thème politique. La corruption est l’un des thèmes par lequel les forces de droite attaquent désormais pour éliminer celles de gauche, au pouvoir ces dernières années. La situation est cocasse lorsqu’on sait à quel point elles sont pourtant concernées par le sujet.

Syrie : les frappes, et après ?

Tue, 17/04/2018 - 10:37

Alors que les « lignes rouges » qu’ils avaient eux-mêmes fixées – à savoir l’utilisation d’armes chimiques – ont de nouveau été franchies par le régime de Bachar Al-Assad, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont décidé de répliquer. Ils ont néanmoins évité de franchir deux autres lignes rouges : un engagement massif et général contre la Syrie et un affrontement direct contre les alliés de cette dernière, la Russie et l’Iran.

Les frappes ont particulièrement visé des installations chimiques syriennes, et chaque protagoniste a déclaré qu’elles n’avaient causé aucune victime civile. Pour les pays occidentaux, il s’agissait avant tout d’un test de crédibilité. Mais, soucieux de ne pas tomber dans un engrenage aux conséquences incalculables, ils ont fortement encadré leur réaction et prétendent ainsi avoir respecté leur parole (ce qui est leur premier et principal objectif).

Certains s’étonnent des réactions occidentales devant l’usage d’armes chimiques et de leurs silences face à celui d’armes conventionnelles, qui causent pourtant beaucoup plus de morts. Les armes chimiques ont d’abord un statut à part depuis la Première Guerre mondiale, confirmé ensuite par le droit international : par une convention signée en 1993, dont la France est dépositaire, la possession, la fabrication et l’usage d’armes chimiques sont totalement interdits. Avec les armes biologiques (1972), il s’agit de la seule catégorie d’armes faisant l’objet d’une interdiction générale pesant de la même façon sur la totalité des États. Les armes nucléaires, elles, divisent entre les États qui ont le droit d’en posséder et les autres.

La Syrie a rejoint le traité d’interdiction des armes chimiques en 2013. C’est parce qu’elle en est signataire que l’intervention des puissances occidentales bénéficie d’un statut juridique particulier. Elle ne correspond pas aux critères légaux de l’action militaire – autorisation du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) ou légitime défense -, mais elle répond à un type particulier de violation du droit international. L’intervention ne change cependant pas le rapport de force militaire sur le terrain.

Les frappes ne sont pas venues affaiblir B. Al-Assad qui, grâce aux appuis russe et iranien, a réussi son pari de se maintenir au pouvoir, au prix d’une répression atroce et sanglante. La triste réalité est que B. Al-Assad demeure à la tête d’un pays qu’il sera très difficile de reconstruire. Cela prouve malheureusement qu’un gouvernement prêt à tout pour survivre est en mesure de le faire, à condition de bénéficier du soutien d’une grande puissance.

Il est dans un premier temps urgent d’éviter que la situation syrienne dégénère en conflit qui verrait s’affronter Russes, Américains, Israéliens, Saoudiens et Iraniens. Il n’en demeure pas moins que seule la diplomatie peut permettre de sortir de cette situation préoccupante. Au-delà de la dramatisation de l’action et du vocabulaire employé, on constate que chacun fait preuve d’une certaine retenue. Les positions russes ont été soigneusement évitées, quand cette dernière n’a pas déployé ses systèmes de défense. Mais avec la montée des tensions, chacun doit percevoir l’urgence d’approfondir les consultations entre puissances militaires concernées et, surtout, de relancer un processus diplomatique inclusif, et non avec ses seuls proches.

Qui fera céder B. Al-Assad ? Qui fera accepter à l’opposition modérée et à la majorité des Syriens le maintien au pouvoir de ce dernier ? Si l’intransigeance russe est condamnable, il ne faut pas oublier que les Syriens sont également des victimes indirectes des catastrophiques expéditions irakienne et libyenne de 2003 et 2011.

Les Russes pourraient-ils accepter de lâcher B. Al-Assad en échange d’une solution – déjà évoquée dans le passé – d’un gouvernement de coalition comprenant des éléments du régime sans B. Al-Assad et de l’opposition sans les groupes djihadistes ? De son côté, B. Al-Assad fera tout pour éviter cette situation.

La Russie n’a pas les moyens de reconstruire la Syrie, pas plus que l’Iran. Le principe défini en 1991 par Colin Powell à propos de l’Irak pour justifier son refus d’aller jusqu’à Bagdad (You break it, you own it) s’applique à la situation actuelle.

La semaine prochaine à Jérusalem ?

Fri, 13/04/2018 - 17:33

Invité par le consulat de France à Jérusalem pour y donner une conférence sur la géopolitique du sport à deux mois du coup d’envoi de la Coupe du monde, ma venue suscite quelques réactions indignées, voire menaçantes, assorties de commentaires enflammés.

Ces réactions viennent confirmer ce que j’ai écrit dans l’ouvrage Antisémite[1] : la lutte contre l’antisémitisme, dans laquelle je suis un allié, est pour certains abandonnée au profit de la sanctuarisation de l’action du gouvernement israélien. Elles viennent de plus montrer comment la prolongation du conflit israélo-palestinien et l’éloignement des perspectives de paix peuvent susciter un mélange de haine et de bêtise au front de taureau. Car, ce qui frappe dans ces « opinions » est bel et bien l’absence totale de cohérence intellectuelle.

Incohérence, tout d’abord, est le fait de se prononcer vigoureusement contre les campagnes de boycott d’Israël pour s’en prendre à quelqu’un qui souhaite venir à Jérusalem. Quelle logique guide ceux qui trouvent inadmissible le boycott des produits importés des colonies pour organiser celui d’intellectuels pour délit d’opinion ? Incohérence, ensuite, de mettre constamment en avant le fait qu’Israël soit la seule démocratie du Proche-Orient, mais de vouloir empêcher ceux qui ont eu le toupet de critiquer son gouvernement d’y mettre les pieds. On observe enfin une contradiction de la part de ceux qui dénoncent sans cesse les territoires perdus de la République que seraient devenues les banlieues françaises, mais veulent interdire la venue des personnes qui leur déplaisent sur les territoires où ils estiment être en position de force.

Dans la cohorte de ceux qui se déchaînent se mêlent extrême droite revendiquée, journalistes n’ayant visiblement jamais entendu parler de charte déontologique et personnes se réclamant de la gauche politique, mais qui ont visiblement une vision tronquée des principes politiques.

NB : en mars 2018, j’ai fait sept conférences ou débats en région. Quatre fois, les organisateurs m’ont signalé que des personnes s’autoproclamant représentantes de la communauté juive ont protesté contre ma présence, provoquant d’ailleurs plus l’agacement que suscitant la frayeur.

[1] Max Milo, 2018.

Les routes de la soie seront-elles agricoles et alimentaires ?

Fri, 13/04/2018 - 14:53

Avec l’initiative Belt and Road Initiative (BRI), la Chine propose-t-elle une vision géopolitique qui suscite beaucoup d’intérêts et de commentaires ? Devrait-on également regarder cette initiative sous l’angle des enjeux agricoles et alimentaires pour ce pays ?

Cette initiative, lancée en 2013, mais propulsée lors d’un Sommet de chefs d’État à Pékin en mai 2017, couvre désormais près de 70 pays, c’est-à-dire environ 60% de la population et 40% de la richesse mondiale. Avec les nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative), la Chine propose une vision géopolitique originale qui consiste à établir un immense pont terrestre et maritime entre l’Asie et l’Europe, sillonnant le Moyen-Orient, l’Afrique et la Méditerranée. Ce projet ambitieux et de long terme incarne donc une vision chinoise de la mondialisation et de la gouvernance mondiale, qui vise à conforter sa puissance, ainsi que son prestige à l’international (stratégie du « Go Global »). Pour la Chine, sous la présidence de Xi Jinping, il ne faut pas sous-estimer la dimension agricole dans cette initiative. En effet, les besoins alimentaires de la Chine sont colossaux. Depuis 50 ans, la Chine a construit sa sécurité alimentaire exclusivement par elle-même et s’est imposée en tant que premier producteur du monde sur des produits stratégiques clés pour ses besoins domestiques. Cependant, nourrir 1,4 milliard d’habitants, soit 20% de la population mondiale, représente un défi considérable que la seule réponse productive nationale ne permet plus de garantir. Disposant que de 9% des terres arables de la planète, le pays dispose d’une surface agricole utile très restreinte, en plus d’être impacté par des sols épuisés, pollués et grignotés par l’urbanisation qui ne cesse de progresser, notamment sur le front littoral, à l’Est de la Chine. Faim de terre et soif d’eau, combinées à des conditions météorologiques instables, ces éléments poussent aujourd’hui la Chine à mettre les moyens pour réagir sur le plan agricole et assurer sa sécurité alimentaire. Les réponses scientifiques et l’innovation technologique constituent des solutions, au même titre que l’internationalisation de la sécurité alimentaire chinoise.

Quand bien même la Chine produit sur son territoire presque tout et occupe, sur d’innombrables denrées agricoles, la première place des producteurs mondiaux (riz, blé, pommes de terre, tomate, lait de chèvre, œufs, viandes de porc et de mouton, poires, pêches, pommes, raisins de table, etc.), elle doit recourir aux marchés internationaux pour construire sa sécurité alimentaire. Les approvisionnements extérieurs complètent de plus en plus les récoltes nationales pourtant volumineuses (et qui contribuent encore pour 10% environ du PIB). Le géant chinois est le premier exportateur mondial (14% du total) et le second importateur (10% du total), toutes marchandises confondues. Sur le plan des produits agricoles, la Chine se classe 4e exportateur mondial (5% du total) et 2e acheteur (10% du total). Ces chiffres, calculés sur la moyenne 2012-2016, appellent facilement une observation : si la Chine génère des excédents commerciaux sur le plan global, elle présente une balance agro-commerciale déficitaire. Celle-ci était de 75 milliards de dollars en moyenne sur la période ici couverte. La première puissance économique mondiale (en parité de pouvoir) est donc exposée à la dépendance alimentaire. Sur plusieurs denrées stratégiques, ses approvisionnements augmentent graduellement et constituent les principaux moteurs du commerce agricole international. Prenons l’exemple du soja : la Chine polarise plus de 60% des importations mondiales et devrait dépasser les 100 millions de tonnes achetées cette année sur les marchés. Il faut en effet répondre à la demande alimentaire animale, et nourrir les 600 millions de porcs abattus chaque année dans le pays. Si les Etats-Unis, le Brésil et l’Argentine assurent la moitié des exportations agricoles vers la Chine, celle-ci cherche également à diversifier ses approvisionnements. Sur les céréales, le lait ou le vin, l’Europe et la France sont bien placées.

Concrètement, quelles sont les dynamiques à souligner qui revêtent un caractère stratégique ?

Le projet des nouvelles routes de la soie est une composante de la stratégie d’approvisionnement alimentaire de la Chine. L’équation de la demande alimentaire se complexifie en Chine : croissance démographique avec une classe moyenne émergente (800 millions de personnes en 2030), en pleine transition nutritionnelle, et qui va de pair avec une urbanisation massive. Ces dynamiques sociétales interrogent la sécurité et la logistique alimentaires des « méga-cités » (Chongqing compte 35 millions d’habitants, soit la moitié de la population française), et mettent également l’accent sur l’objectif politique premier de Pékin en interne : n’avoir aucun risque de secousses sociales liées à des problèmes alimentaires. Inscrites dans cette ambition politique, voir géopolitique, les nouvelles routes de la soie sont une autoroute vers les assiettes des ménages chinois au service de la sécurité alimentaire du pays.

La Chine a fait un choix pour sa stratégie agricole : être à l’équilibre sur des denrées agricoles de base (blé, maïs, riz) contre le sacrifice d’un recours à une logique d’importation massive de la protéine. Avec l’exemple du soja, Pékin s’efforce de rapprocher les zones de production pour limiter ses risques d’approvisionnement et aussi sécuriser les flux. C’est ici l’enjeu de la logistique et des routes commerciales, terrestres et maritimes, que l’initiative « Une ceinture, une route », vient clairement illustrer, tout en intégrant la dimension agricole. Pour l’Europe, c’est un terrain de jeu à considérer dans le dialogue stratégique avec la Chine. En effet, le Vieux-Continent possède des atouts à l’extrémité de ces nouvelles routes de la soie qui traversent l’Asie centrale, le Moyen-Orient et la Méditerranée. Elle produit des biens alimentaires que la Chine importe et présente une situation géopolitique stable, ce qui la distingue du théâtre d’investissements africain. Mais la Chine, sur le plan agricole, outre l’Europe et l’Afrique, n’oublie ni l’Australie (avec ses terres à louer ou à vendre), ni l’Amérique du Sud (où la construction de corridors interocéaniques servira notamment à intensifier le transport de marchandises agricoles).

Enfin, la Chine assume dorénavant son statut de puissance mondiale. Ces nouvelles routes de la soie doivent aussi être considérées comme une volonté de Pékin d’avoir la main mise sur un certain nombre d’affaires stratégiques mondiales. Il n’est donc pas surprenant que le projet BRI passe par des territoires riches en ressources naturelles, surtout en eau et en terre/sol, formant ainsi un axe de passage pour les routes agricoles, à travers le développement des infrastructures portuaires et logistiques.

La France est située à l’extrémité occidentale du continent eurasiatique. Est-elle le terminus des nouvelles routes de la soie ? Comment l’agriculture française peut-elle profiter de cette initiative ou au contraire être impactée par cette ambition géopolitique ?

Face aux changements des modes de vie de la société chinoise, la croissance de la consommation de viandes (bovines et porcines essentiellement) conduit la Chine à en importer de plus en plus, sans oublier les besoins en produits laitiers qui font que le pays achète sur les marchés tout en investissant fortement à l’étranger. En France, des unités de transformation ont été créées en Bretagne pour le segment du lait infantile, illustrant l’attractivité du pays pour certaines gammes de productions agricoles qui s’avèrent sûres et performantes, en quantité et en qualité, vues de l’extérieur. D’autres filières sont concernées par les investissements chinois : les vins dans le Bordelais depuis plusieurs années, les semences compte tenu de leur caractère stratégique, ou encore les céréales.

Avec l’initiative des routes de la soie, ces dynamiques déjà à l’œuvre, peuvent s’amplifier. Plus de productions agricoles européennes et françaises sont susceptibles avec ce dispositif de prendre le chemin de la Chine dans un avenir proche. Seuls 3% des importations de la puissance asiatique proviennent de France actuellement sur le plan agricole et agro-alimentaire. Ce sont donc des opportunités supplémentaires pour les acteurs français du secteur qui chercheraient à mieux pénétrer le marché chinois ou ceux d’un continent asiatique, où il peut parfois être utile d’avancer de concert avec un partenaire chinois. Simultanément, il est probable de voir augmenter les investissements chinois dans le secteur agricole européen et français, à tous les niveaux, à l’amont comme à l’aval des filières. De plus, il est important de mentionner les outils logistiques et les plates-formes de commerce, notamment digitales, qui constituent les maillons de compétitivité nécessaires au bon fonctionnement de ces flux.

S’il convient assurément de rester vigilant sur la portée de certains investissements et les objectifs que ceux-ci visent à moyen-long terme, la France ne peut pas tourner le dos à l’initiative des routes de la soie.  Bien au contraire, et c’est ce dialogue ouvert et en confiance que le Président de la République, Emmanuel Macron, a appelé de ses vœux lors de sa visite en Chine en janvier 2018. Forte de ses atouts agricoles et agro-alimentaires, la France dispose d’une carte stratégique pour placer concrètement ce secteur sur ces nouvelles routes géopolitiques.

Un Sommet des Amériques sans les Etats-Unis

Fri, 13/04/2018 - 12:01

Le 8e Sommet des Amériques qui se tient ces 13 et 14 avril à Lima, au Pérou, s’ouvre sur fond de tensions. Si la corruption et la bonne gouvernabilité sont au menu, l’absence du président américain – une première depuis la création de ce sommet – interroge sur les capacités des pays sud-américains à s’organiser et à coopérer sans leur voisin du Nord. D’autant que les tensions restent vives à propos du Venezuela, dont les représentants n’ont finalement pas été invités à ce rendez-vous. Le point de vue de Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS.

Quel est le poids politique du Sommet des Amériques ? Est-il capable d’apporter une ligne directrice commune à l’ensemble des nations du continent américain ?

Historiquement, ce sommet a été créé sur l’initiative de Georges Bush et mis en œuvre par Bill Clinton. Le premier sommet eut lieu à Miami, en 1994. Dans un contexte d’après-guerre froide, le retour des Etats-Unis sur le continent américain s’est effectué sur des bases différentes que celle de la période antérieure, fondée davantage sur le dialogue et le multilatéralisme. Le Sommet des Amériques, en tant qu’enceinte de consultations, fut le symbole de ce changement de politique de la part de Washington.

Mais aujourd’hui, le système est de plus en plus grippé : les deux derniers sommets (Colombie en 2012, Panama en 2015) se sont terminés sans déclaration commune, illustrant le manque de vision unifiée des Etats participants. Ce qui va être intéressant à suivre durant ce 8e sommet est la capacité des pays présents à créer un contexte de coopération malgré les tensions entre les uns et les autres dans cette partie du monde, et sans la puissance étasunienne.

Quelles vont être les thématiques clés et enjeux abordés durant ce 8e Sommet des Amériques ?

Les principaux points abordés seront a priori ceux de l’ordre du jour officiel,  la corruption, la bonne gouvernabilité, la coopération et les alliances public-privé. Ces thèmes ont été définis en consultation avec le Pérou, pays hôte du Sommet, et avec l’Organisation des États américains (OEA). La question du commerce va également être discutée. En effet, un certain nombre de pays d’Amérique du Sud prenant part au « Trans-Pacific Partnership » (TPP) ont confirmé leur engagement, en mars dernier, à Santiago du Chili, en dépit du retrait de Washington.

Les dirigeants mexicains espéraient la présence du président des Etats-Unis à Lima, pour relancer la négociation concernant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Objectif retardé ou reporté par l’absence d’un Donald Trump qui, par ailleurs, vient d’annoncer le déploiement de 2 000 à 4 000 soldats le long de la frontière avec le Mexique. Cette opération s’effectue dans le cadre de sa politique contre l’immigration et le trafic de stupéfiants. Qui a semble-t-il pris le dessus sur les enjeux commerciaux.

Enfin, pour associer politiquement le Nord et le Sud du continent, un dénominateur commun avait été défini par le précédent secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, l’isolement du  Venezuela, cible supposée rassembler l’ensemble du continent américain. Le 14 février dernier, le Pérou et 13 autres Etats américains ont adopté une déclaration, dite de Lima,  demandant à Nicolas Maduro (le président du Venezuela) s’il souhaitait assister à ce Sommet, de reporter les élections dans son pays prévues le 20 mai prochain. Caracas a maintenu son calendrier électoral, avec pour conséquence la suspension de l’invitation au sommet des Amériques du président vénézuélien. Le secrétaire d’Etat Rex Tillerson, brutalement démis de ses fonctions, n’est plus en poste. Donald Trump semble actuellement se désintéresser du Venezuela en réorientant ses critiques principales en direction du Mexique. Dans le désordre conceptuel des propos contradictoires émanant de la Maison Blanche, il était difficile de comprendre réellement quel pays, entre le Venezuela et le Mexique, pouvait être la cible de la rencontre continentale. En ne venant pas à Lima, Donald Trump a finalement acté l’inexistence aujourd’hui à Washington d’un discours sur l’Amérique latine.

L’absence de Donald Trump à ce rendez-vous est-elle le symbole de la politique américaine ambiguë avec les pays d’Amérique latine, spécialement avec le Mexique ?

A première vue, cette décision peut sembler totalement contradictoire dans la mesure où l’existence de ce Sommet des Amériques est le résultat d’une initiative inventée par les Etats-Unis. Washington souhaitait réorganiser par la voie du dialogue son autorité morale et politique, ainsi que son influence économique, commerciale et culturelle sur l’ensemble du continent américain. La décision du président des Etats-Unis, de Donald Trump, de ne pas assister à cette conférence a un sens politique qui est totalement cohérent avec la façon dont il considère les relations internationales, ainsi que les rapports que son pays doit avoir avec les pays d’Amérique centrale et du Sud. Ces liens sont fondés sur l’idée que ces derniers sont des pays de « second ordre ». Donald Trump a notamment utilisé des propos particulièrement grossiers envers Haïti, le Salvador (et les pays africains) qui reflètent son sentiment à leur égard. Les relations avec ces pays répondent à des injonctions découlant des intérêts des Etats-Unis. Cette relation ambiguë et inégalitaire est caractérisée aussi par les déclarations du président américain concernant le Mexique et l’ALENA, ce dernier étant le plus mauvais accord signé par les Etats-Unis, selon Donald Trump. Ou encore envers la Colombie. Le chef d’État a critiqué la centralité prise par le processus de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), soulignant que le plus important n’était pas la paix mais plutôt de mettre fin au trafic de stupéfiants, qui compromet la sécurité des Etats-Unis.

Le paradoxe des relations entre les Etats-Unis et les pays d’Amérique latine est que, pendant longtemps, Cuba a été exclu des Sommets des Amériques et de l’OEA en raison du caractère de son régime politique. Mais depuis le rétablissement de relations officielles entre La Havane et Washington, Cuba a pu participer au 7e Sommet des Amériques. Le président cubain, Raul Castro, va participer à ce 8e Sommet, sa dernière intervention publique avant sa retraite, sans que cela soit contesté par les Etats-Unis.

Ce sommet sera intéressant à suivre dans la mesure où les pays latino-américains, y compris ceux, aujourd’hui majoritaires, menant une politique de « droite », c’est-à-dire les plus favorables à la politique des Etats-Unis, vont se trouver au défi de s’organiser en faisant abstraction, dans une certaine mesure, de l’absence d’un dialogue, suivi et cohérent, avec leur grand voisin du Nord.

Syrie : Faut-il avoir peur? (Déambulation dans la tête de Donald Trump…)

Thu, 12/04/2018 - 14:26

Le monde regarde du côté de la Syrie et retient son souffle. L’avenir de notre planète va-t-il se décider dans les quelques heures qui viennent? Y aura-t-il des frappes américaines? Et si oui, y aura-t-il une réplique russe? Est-on, avec des mots clairs, à la veille de la 3e guerre mondiale ? Faut-il avoir peur?

On se perd en conjoncture et il convient de reposer l’ensemble des données connues pour tenter de distinguer quelque chose de cohérent, et suivre à peu près quelle sera la marche vers une décision : le premier tweet qui est tombé en provenance du téléphone privé de Donald Trump a surpris tout le monde : le président des Etats-Unis semblait défier les Russes, avec sa rhétorique habituelle, lorsqu’il parlait de missiles « beaux », « tout neufs » et « intelligents ». On aurait volontiers rit si l’affaire n’avait pas été aussi grave.

Pire que durant le guerre froide?

Du côté des Russes on a eu beaucoup moins envie de rire. L’ambassadeur russe au Liban a violemment réagi, promettant la destruction des bases de lancement. Comprenez : les navires d’où serait hypothétiquement tirés ces beaux missiles. La porte-parole de la diplomatie russe s’est exprimée assez vite dans à peu près les mêmes termes ; cela suffisait pour inquiéter le monde et s’interroger sur notre avenir à tous. Donald Trump a fini de nous faire peur en ajoutant que les relations entre les deux pays sont exécrables, et même pires que durant la guerre froide !

Mais on sait aussi que Donald Trump ne souhaite pas froisser son homologue russe et Vladimir Poutine semble dans les mêmes dispositions d’esprit. Quelles que soient les crises, les sanctions décidées, les deux hommes ne cessent jamais de se parler et d’envoyer des signes qui, au contraire, nous rassurent. D’ailleurs, un nouveau tweet présidentiel américain venait confirmer qu’il en serait encore une fois ainsi puisque Donald Trump tendait à nouveau la main à Vladimir Poutine, et expliquait qu’ils avaient bien plus intérêt à s’entendre qu’à se déchirer. On retrouvait là le businessman, celui qui ne veut pas faire la guerre mais préfère faire du commerce. Du côté russe, même son de cloche, qui a été un peu inaudible dans une ambiance surchauffée, avec Vladimir Poutine qui a invité tout le monde à rester calme.

Les débats médiatiques, diplomatiques et politiques ont donc tourné toute la journée autour de ces questions existentielles d’une possibilité de tirs américains –ou avec une coalition de pays–, ainsi que des rapports entre les Américains et les Russes.

Et si on changeait de point de vue ?

Arrêtons-nous là quelques instants : n’est-on pas dans une discussion très « classique » sur le plan de la diplomatie ou du militaire ? Et comme il nous faut obligatoirement répondre par l’affirmative, comment ne pas s’interroger sur cette chose si étrange ? Car, en effet, depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump on n’a JAMAIS parlé de diplomatie avec les mots d’autrefois, ceux d’avant sa présidence. Cette constatation n’est pas indigne d’intérêt. Creusons donc cette idée, quitte à changer notre point de vue, pour regarder toute cette scène avec un œil neuf…

On a compris depuis très longtemps que Donald Trump ne veut pas froisser Vladimir Poutine : avec ses appels répétés à collaborer avec lui, il s’est mis à dos pendant sa campagne l’ensemble des élus républicains, qui ne veulent pas en entendre parler. Même s’il a été élu et qu’il a fait plier le parti, ceux-ci lui ont tout de même imposé fin juillet 2017 des sanctions contre les Russes, avec une loi qu’il n’est même pas autoriser à amender ou interpréter. Un véritable camouflet voté à la quasi-unanimité du congrès !

Sur le plan diplomatique, de façon plus générale, Donald Trump n’aime pas subir les évènements : c’est donc lui qui créé sans cesse les actions et oblige toutes les places diplomatiques du monde à s’adapter à sa volonté, après les avoir mise à chaque fois en émoi profond. Pourquoi y aurait-il soudain une mutation aussi nette de sa part ? Est-ce dû à son entourage, qui a changé récemment ? Va-t-on encore une fois nous expliquer qu’il n’est qu’une marionnette aux mains de quelques conseillers qui font de lui ce qu’ils veulent, avant de se faire renvoyer manu-militari ? Ou bien, le président Trump est-il tellement englué dans des affaires intérieures qu’il n’a trouvé que ce moyen pour obliger tout le monde à regarder ailleurs ? Certains commentateurs voient en effet là une énième conséquence de l’enquête russe (la collusion entre la campagne Trump et la Russie).

Regardons l’entourage

Un nouveau tweet est tombé deux heure après le premier, celui qui est signalé plus haut : le président Américain a étrangement associé les difficultés que les Américains rencontrent avec les Russes à l’enquête menée par le procureur Mueller. On était là bien loin de la guerre froide. L’incompréhension est devenue grande. A vrai dire, c’est un peu comme à chaque fois. Certains commentateurs se sont donc concentrés sur la crise en Syrie, avec les manœuvres militaires et diplomatiques, car c’était déjà assez compliqué à expliquer. D’autres, au contraire, se sont à nouveau précipités sur cette enquête russe, un feuilleton digne de « Dallas », la série fleuve des années 1980, où on se savait plus qui était méchant ou gentil mais que tout le monde regardait, car il y avait un côté addictif avec de multiples rebondissements qui se contredisaient les uns les autres.

Bien évidemment, comme à chaque fois, d’autres encore se sont inquiétés d’un possible renvoi de ce procureur, ou de son supérieur direct, Rod Rosenstein, et il y a même eu un projet de loi déposé illico par une groupe de sénateurs très motivés pour permettre à Mueller de faire appel de son renvoi si celui-ci devait intervenir dans les prochains jours.

Le fou montre la lune et tout le monde regarde son doigt

L’agitation qui règne à Washington n’émeut plus les foules américaines depuis très longtemps. Chacun vaque à ses occupations et attend de voir ce qui va en sortir, autrement dit pas grand-chose, d’habitude. Sauf si l’enjeu est ailleurs.

Car on a aussi appris à suivre cette présidence avec un décodeur qui nous a été fourni par Donald Trump lui-même : son livre « l’Art du Deal ». Il a répété à toutes les pages que lorsqu’on veut quelque chose il faut surtout le cacher à son adversaire et lui faire croire que, justement, l’enjeu est ailleurs. Pour cela, explique-t-il très bien, il faut avoir recours au chaos, dans lequel on cache ses intentions et sa progression. Malin ! Il reste à faire une hypothèse sur ce qui motive si fortement Donald Trump en ce moment. A vrai dire, je ne vois qu’une chose qui pourrait prodigieusement l’ennuyer : ce serait que son poulain, Mike Pompeo, qu’il vient de nommer au ministère des Affaires Étrangères en remplacement de Rex Tillerson, ne soit pas confirmé par le sénat.

Un tel événement serait un coup de tonnerre politique sans précédent, qui affaiblirait prodigieusement sa présidence puisqu’elle détruirait son autorité et le rangerait dans le camp des « perdants » aux yeux de ses supporters. Cette chose-là ne doit évidemment pas arriver aux yeux de Donald Trump, alors que tout est objectivement réuni pour que ce soit inévitable : Pompéo n’est pas apprécié des élus. Son passage à la tête de CIA lui a surtout collé la réputation d’un homme intransigeant, dur, favorable à la torture. Pour cette raison-là, Rand Paul a déjà indiqué qu’il votera contre cette nomination. Or les républicains n’ont plus qu’une seule petite voix de majorité d’avance au sénat. L’aubaine est trop belle pour les démocrates, qui considèrent déjà tous que cet homme ne peut pas occuper ce poste car il est ouvertement islamophobe. Ils resserreront donc les rangs pour infliger à ce président insaisissable une défaite majeure, à quelques mois des élections de mi-mandat.

Du moins, tout cela aurait été possible dans un climat plutôt apaisé. Ça ne l’est plus dans un climat de guerre potentielle ou de crise internationale majeure. Les démocrates s’exposeraient en effet à une critique sévère des électeurs qui ne plaisantent jamais avec l’intérêt national. La donne a donc changé et tout est devenu très compliqué.

Les auditions de Mike Pompéo en vue de sa confirmation commencent aujourd’hui. En se levant ce matin, il devait être un peu plus serein qu’il ne l’aurait été voici quelques jours à peine. Cela ne nous épargnera pas les frappes, ou peut-être que oui. Donald Trump décidera de l’intérêt de poursuivre sur cette voie, ou pas. Mike Pompéo devrait être confirmé. Très peu aurait parié là-dessus voici quelques jours encore.

Attaque d’un pétrolier saoudien par des miliciens houthis au large du Yémen : prémices d’un nouveau front sécuritaire ?

Thu, 12/04/2018 - 12:41

Dans l’article « Crise au Yémen : les enjeux du détroit de Bab el-Mandeb » publié le 31 mars 2015, nous avions analysé les risques de perturbation du trafic naval dans le détroit de Bab el-Mandeb suite à la crise politique et militaire qui venait de démarrer au Yémen.

Le détroit de Bab el-Mandeb (qui sépare le Yémen de Djibouti et relie la mer Rouge au golfe d’Aden, dans l’océan Indien) est le quatrième passage maritime le plus important au niveau mondial en termes d’approvisionnement énergétique. Selon les données de l’Energy Information Administration américaine [1], en 2016, ce détroit a vu passer chaque jour 4,8 millions de barils de pétrole brut et raffiné, notamment en provenance d’Arabie saoudite.

Dans l’article cité, nous avions indiqué que si « le risque d’un blocage prolongé et complet du détroit demeure toutefois faible, le risque de perturbations ponctuelles dans le détroit semble cependant plus élevé, par exemple dans le cadre d’attaques de pétroliers saoudiens par des miliciens houthis ».

Un événement de ce type s’est produit le 3 avril 2018 : le pétrolier MT Abqaiq appartenant à la compagnie saoudienne National Shipping Company of Saudi Arabia’s (Bahri) a été victime d’une attaque au sud de la mer Rouge à hauteur de la ville de Al Hudaydah (Yémen) qui est le principal port actuellement contrôlé par les milices houthies. La cause et l’origine de l’attaque restent encore à préciser, mais selon les informations convergentes de source saoudienne et yéménite, le navire aurait été touché par un missile (probablement lancé par les Houthis en représailles du bombardement saoudien qui – selon les médias yéménites – a frappé la ville de Al Hudaydah le 1er avril). Selon les autorités de Riyad, l’attaque n’a pas eu de conséquences pour l’équipage, et le navire a été endommagé de façon légère lui permettant de continuer sa route.

Il ne s’agirait donc pas d’un cas de piraterie (évènement assez commun dans la région, notamment au large de la Somalie), mais bien d’un acte belliqueux lié au conflit en cours depuis 3 ans au Yémen – intervention militaire de l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition d’États sunnites, contre les Houthis qui, selon les autorités de Riyad, bénéficient du soutien de l’Iran. Dans le cadre de ce conflit, le territoire de l’Arabie saoudite a déjà été frappé à plusieurs reprises par des missiles lancés depuis le Yémen et au moins à deux reprises des navires militaires ont été visés par des tirs de missiles au cours de l’année 2017.

Il est impossible de prévoir si cette attaque restera un événement isolé ou s’il s’agit des prémices d’un nouveau front sécuritaire,

Pour mieux comprendre l’enjeu stratégique que représentent le transport pétrolier et la libre circulation dans le détroit de Bab el-Mandeb pour l’Arabie saoudite, il est utile de faire une mise en perspective géographique et historique.

La plupart des champs de production d’hydrocarbures en Arabie saoudite se situent dans les régions de l’Est du pays (où se concentre aussi la minorité chiite), et dans le passé les principales infrastructures et ports d’exportation ont été construits le long du Golfe arabo-persique. Ce qui signifie que pour avoir accès aux marchés internationaux, le pétrole saoudien devait transiter par le détroit d’Ormuz. En cas de tension avec l’Iran – qui contrôle la rive nord du détroit et qui pendant la guerre avec l’Irak a montré sa capacité à perturber le trafic –, ce passage représente donc une faiblesse stratégique majeure pour le régime de Riyad qui tire une partie prépondérante de ses revenus de la vente du pétrole.

Pour pallier cette situation, l’Arabie saoudite a progressivement développé des infrastructures permettant d’exporter sa production pétrolière depuis la mer Rouge, notamment avec la construction du East-West Pipeline, oléoduc de 1200 km de longueur qui relie le gisement d’Abqaïq avec la mer Rouge, ayant actuellement une capacité de transport de 5 millions de barils/jours (des travaux pour augmenter la capacité à 7 millions de barils/jours sont en cours). D’autres installations comme les complexes portuaires et de raffinages de Yanbu, de Rabigh et de Jazan (construction en cours de finalisation) permettront à la région de la mer Rouge de prendre le dessus sur la région du golfe arabo-persique comme principale zone de raffinage et d’exportation pour le royaume.

Trois ans après son début, l’intervention militaire de l’Arabie saoudite et de ses alliés n’est pas un succès, avec une constante instabilité au Yémen, le contrôle territorial des Houthis sur des larges parties du pays et la possible présence de forces iranienne. L’éventuel développement de risques sécuritaires sur le transport pétrolier (avec son corollaire d’augmentation des primes d’assurances et de perturbations sur le flux d’exportation) représente une perspective inquiétante pour le pouvoir de Riyad.

Il est donc probable que nous assistions à une augmentation de la présence militaire dans la région et notamment des forces navales saoudiennes et de celles de ses alliés des Émirats arabes unis et de l’Égypte (pour lequel la sécurité en mer Rouge est nécessaire afin d’assurer l’activité du canal de Suez).

————————–

 [1] U.S. Energy Information Administration, 2017 World Oil Transit Chokepoints.

 

“Canada is back” : où en est la diplomatie canadienne ?

Wed, 11/04/2018 - 12:18

Entretien avec Frédérick Gagnon, titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand, directeur de l’Observatoire sur les États-Unis à l’UQAM :
– Comment définir la diplomatie actuelle du Canada ? Comment le pays se positionne-t-il notamment sur le secteur de la paix et de la sécurité ?
– En quoi l’ALENA est-il un dossier particulièrement stratégique pour le président Trudeau ? Quelle est la nature des relations entre D.Trump et J.Trudeau ?
– Alors que les prochaines élections fédérales se tiendront en 2019, sur quels enjeux devraient-elles porter ? Quel est le bilan de la politique de Justin Trudeau ?

Vers une « désagricolisation » des campagnes françaises ?

Wed, 11/04/2018 - 11:24

Le secteur de l’agriculture traverse actuellement des mutations systémiques majeures. A la fois profondes et traumatisantes pour nombre de fermiers, elles engagent durablement l’agriculture française dans une nouvelle ère à la fois sur le plan social, économique et territorial.

Activité commercialement très rentable (9,3 milliards d’€ en 2015) dans un contexte (tous secteurs économiques confondus) de déficit commercial chronique (qui a quadruplé depuis 2015), gestionnaire des paysages et garante de leur entretien, engendrant des effets économiques induits majeurs tant sur le plan entrepreneurial que social (17 600 entreprises travaillent dans l’agroalimentaire et emploient 427 220 personnes) et financier (le chiffre d’affaires de l’agroalimentaire atteint 172 milliards d’€), l’agriculture demeure une base solide de puissance pour la France[1]. Et pourtant, tout comme l’industrie française est entrée, à partir des années 1970, dans une phase de désindustrialisation qui n’a cessé depuis lors de s’accélérer, l’agriculture semble connaitre à son tour, mutatis mutandis, des évolutions sensiblement analogues et que l’on pourrait appeler un processus de « désagricolisation ».

Celle-ci prend d’abord la forme d’une contraction forte des effectifs humains, mais aussi de l’espace agricole cultivé. Entre 1988 et 2013, le nombre d’exploitations a chuté de 56 %. Jamais les effectifs agricoles n’ont été aussi bas (577 000 exploitants et co-exploitants en 2013) et ils poursuivent leur orientation baissière, ce qui n’empêche pas le métier de continuer de susciter de nouvelles vocations paysannes. Mais si l’on compte 13 215 installations de nouveaux agriculteurs en 2013, 28 675 ont en même temps cessé leur activité. Le foncier agricole s’est aussi nettement réduit : la France perd tous les ans plus de 70 000 ha de terres. Certes, la pression urbaine explique pour partie cette rétraction mais la progression des superficies forestières (25 % du territoire métropolitain), ainsi que l’extension des friches traduisent des formes très réelles, mais territorialement ciblées, de déprise agricole. Les agrosystèmes de production ne couvrent plus désormais que 54 % de l’espace national.

Longtemps protégée, jusqu’à la réforme de 1992, derrière les principes régulateurs de la Politique agricole commune (PAC : soutien des prix, protectionnisme, aide aux exportations, préférence communautaire), l’agriculture française est fortement déstabilisée par la libéralisation des marchés agricoles. Cette ouverture commerciale est organisée par l’Union européenne elle-même notamment via la construction d’un marché communautaire décloisonné aussi bien en interne que sur le monde par des accords de libre-échange (CETA avec le Canada, accord en discussion avec le MERCOSUR). Même le foncier agricole devient l’objet d’une marchandisation planétaire (achat de plus de 2 500 ha de terres par l’investisseur chinois Hongyang dans l’Indre et dans l’Allier) qui fragilise les agriculteurs français et interroge le principe de la souveraineté productive nationale.

Produire est désormais un paradigme finalement connexe à un impératif premier : trouver des débouchés et vendre dans un marché national largement européanisé et mondialisé. Car la concurrence, exacerbée par les stratégies commerciales des industries agro-alimentaires et des centrales d’achat de la grande distribution, est désormais de mise dans tous les secteurs, aussi bien dans le conventionnel que dans l’agriculture biologique. Alors que la part de marché de la ferme France décline (8,3 % en 2000, 5 % en 2014), ses importations agroalimentaires s’accroissent (elles augmentent de 2,6 milliards d’€ entre 2016 et 2017) – y compris sur des secteurs de niche comme le bio où 29 % des produits consommés sont importés.

L’irrégularité exacerbée des revenus agricoles démontre que l’agriculture française est durement éprouvée : selon la Mutualité sociale agricole, 30 % des agriculteurs vivent avec moins de 350 € par mois. En 2016, les revenus paysans baissent de 22 %, notamment dans l’élevage mais aussi dans des secteurs traditionnellement considérés comme riches. Aujourd’hui, être céréalier ne signifie plus être un agriculteur nanti surtout lorsque les mauvaises récoltes se combinent aux effets commerciaux délétères liées à l’émergence de nouveaux compétiteurs. En 2016, les revenus des producteurs de céréales et d’oléo-protéagineux ont chuté de 51 % alors que la collecte française en blé tendre s’affaisse de 32 %. Parallèlement, les prix baissent de 11 % sous la pression induite par le déferlement sur le marché international des céréales venues d’Europe de l’Est et plus encore de Russie. En 2016, cette dernière dépasse, avec 72,2 millions de tonnes, les records de production de feue l’URSS (qui disposait de superficies autrement plus vastes) et met sur le marché mondial 27 millions de tonnes de blé. Les Etats-Unis perdent alors leur leadership commercial avec 24 millions exportées. Les 18 millions de tonnes mises sur le marché par la France la font passer derrière le Canada et l’Australie (avec respectivement 20 millions de tonnes).

Pour autant, tous les agriculteurs ne sont pas également impactés par l’ouverture des marchés. Car les trajectoires paysannes sont très variées et les exploitations agricoles tout aussi hétérogènes. Le monde agricole ne forme pas un bloc uniforme : l’individualisation des logiques productives est toujours plus prégnante. La course à la concentration foncière et à la massification productive ainsi que la quête d’économies d’échelle engendrent des structures de production de plus en plus grandes. Désormais, les fermes de plus de 200 hectares ne forment que 5 % du total des exploitations, mais concentrent 25 % des terres. Elles reposent le plus souvent sur des formes sociétaires complexes (GAEC, EARL) dont la « ferme des 1 000 vaches » ou « la ferme des 1 000 veaux » sont des avatars majeurs dans le secteur de l’élevage. A rebours, des micro-exploitations jouant la carte de la qualité productive et développant des filières de commercialisation courtes s’en sortent très bien. A l’instar de la mondialisation qui est un phénomène qui s’articule entre les échelles planétaires et locales, les agriculteurs ciblent des segments de marché parfois diamétralement opposés. En revanche, les exploitations de taille intermédiaire, qui maintiennent une logique de production conventionnelle et qui avaient été grandement aidées par la PAC (surtout entre 1962 et 1992), sont les grandes perdantes des évolutions agricoles actuelles. Trop peu concentrées, victimes de la concurrence extra et intra-européenne, elles peinent à se reconvertir vers des filières de production alternatives. Leur devenir pose plus largement celui des campagnes dans lesquelles elles jouent un rôle fondamental dans l’animation de la vie locale.

Cette diversité agricole se traduit aussi par un total éclatement des logiques culturales et des modalités d’élevage. L’exploitation des terroirs juxtapose des méthodes a priori contradictoires. Aux processus d’intensification reposant notamment sur une chimisation poussée (engrais, pesticides) des assolements culturaux répondent par exemple des modes d’agriculture biologique proscrivant tout intrant non naturel. Cette diversité se retrouve jusque dans la façon de cultiver les sols : l’agriculture de conservation prône les TCS (Techniques de culture simplifiées), allonge les rotations culturales afin d’éviter les logiques de monoculture et prohibe le recours aux labours jugés traumatisants pour les terres – si souvent utilisés par ailleurs.

Si « désagricolisation » il y a, celle-ci reste, tout comme la désindustrialisation, un processus socialement et territorialement très sélectif qui procède moins d’un déclin strict que de l’éclatement d’un secteur économique dont les trajectoires productives s’individualisent et se complexifient. Le monde agricole oscille alors, selon ses acteurs, entre crise sévère et réussite insigne. A l’heure où la PAC entre dans une nouvelle phase de réforme, le politique est tenu de répondre clairement à une question structurante : la « désagricolisation » doit-elle être combattue ou, au contraire, accélérée au nom du principe de rentabilité économique qui suppose une mise en concurrence, à l’aune de leur inégale compétitivité, des systèmes agricoles et des exploitations ?

[1]. Il faut lire à cet égard les travaux de Sébastien Abis, notamment Agriculture et mondialisation. Un atout géopolitique pour la France, en collaboration avec Thierry Pouch (Presses de Sciences Po, 2013) ainsi que Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale (Armand Colin, 2015).

Pages