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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 2 weeks 1 day ago

Missiles nord-coréens : la longueur de retard du Japon

Thu, 25/01/2018 - 09:52

De quelques centaines de milliers à plusieurs millions de morts. Le bilan humain estimé suite à l’explosion d’un engin nucléaire à Tokyo varie en fonction de sa puissance. Après les nombreux tirs balistiques de ces derniers mois et l’essai nucléaire de septembre dernier, les spécialistes ne doutent plus des progrès significatifs des programmes militaires de la Corée du Nord, désormais considérée par certains comme une puissance nucléaire. Si les États-Unis et la Corée du Sud sont menacés, le Japon l’est aussi. Il n’est pas non plus à l’abri d’un dérapage et se prépare à y faire face. Tant bien que mal.

La défense de l’Archipel repose d’abord sur sa capacité à abattre les missiles avant qu’ils n’atteignent son sol. Les systèmes actuels, en développement depuis 2004, semblent toutefois insuffisants. En mer, les quatre destroyers Aegis sont censés permettre une interception au niveau supérieur, hors de l’atmosphère terrestre, lorsque les engins à neutraliser se situent près de leur apogée. Toujours est-il que le nombre de missiles antibalistiques est limité et que le navire dans la zone de survol devrait se situer juste sous la trajectoire pour effectuer un tir de meilleure précision. Sur terre, pour abattre des engins au niveau inférieur, c’est-à-dire en fin de phase de descente, les unités PAC-3, réparties en dix-sept endroits, sont dotées d’un nombre limité de missiles et leur portée n’est que de 20 km. La majeure partie du territoire japonais se trouve ainsi vulnérable. Le taux de succès des deux systèmes lors des exercices passés est en outre inférieur à 90 %, le second étant légèrement moins fiable que le premier.

Le Japon entend certes augmenter ses capacités antimissiles. Il devrait doubler le nombre de destroyers Aegis d’ici 2021 et les doter de missiles antibalistiques plus performants. Le renforcement de son système de défense terrestre est également en cours. Il s’agit d’une part de remplacer les PAC-3 par des PAC-3 SME, et d’autre part de mettre en place un troisième système, appelé Aegis Ashore, la version terrestre d’Aegis – le ministère de la Défense comptant en particulier sur la coopération des États-Unis pour son déploiement rapide. Outre des questions de coûts, qui pourraient atteindre plusieurs centaines de milliards de yens, la défense rencontrera toujours des limites techniques : la portée des PAC-3 SME ne sera ainsi allongée que d’une dizaine de kilomètres. Pour l’heure, si le système de défense japonais est en voie d’amélioration, les programmes balistique et nucléaire nord-coréens semblent avancer bien plus vite.

Face à ces barrières, d’autres mesures, de protection cette fois, consistent à alerter la population de l’arrivée de missiles et à l’inciter à se mettre à l’abri. Or la performance du système n’est pas optimale et demanderait à être améliorée, compte tenu de dysfonctionnements et d’une préparation non satisfaisante, à la fois des autorités et des habitants.
Dès qu’un tir est détecté, après estimation de la trajectoire, le gouvernement envoie un message d’alerte aux collectivités qui pourraient être survolées ou touchées, celles-ci diffusant l’information aux habitants, principalement via un réseau de haut-parleurs. Mais 2 % des collectivités locales du pays (une trentaine) ne disposent toujours pas aujourd’hui de moyens de transmission. En plus, lors des situations réelles et des exercices récents, des problèmes techniques n’ont pas permis de prévenir la population dans certaines localités.

Pour adopter les bons gestes rapidement, en moins de trois ou quatre minutes, des entraînements sont également indispensables. Pourtant, le premier exercice d’évacuation en cas d’alerte aux missiles, lancé sous l’impulsion du gouvernement, n’a eu lieu qu’en mars 2017. À la fin de l’été, au moment où le Japon a été survolé par un missile à deux reprises, seules quelques dizaines de municipalités en avaient organisé.

Nombre des citoyens ciblés ne savaient pas comment réagir à l’information de protection les appelant, lors du tir du 29 août, à évacuer « dans un bâtiment solide ou dans un souterrain ». Ce manque de réactivité, facile à comprendre, est également observé en cas d’alerte précoce déclenchée quelques secondes avant l’arrivée de secousses sismiques destructrices. Il est par ailleurs nécessaire d’ajouter que seuls quelques milliers de personnes ont accès à un abri antiatomique dans le pays – situation qui ne s’améliorera pas, quoiqu’en ont dit nombre de médias, notamment occidentaux, relayant un « boom » des installations de ce type, alors qu’il n’en est rien réellement. Le gouvernement a toutefois retenu la leçon, puisque le message diffusé après le tir du 15 septembre a été modifié, l’adjectif « solide » ayant disparu. Cet effort de clarté de la part de l’État et des collectivités locales devra être poursuivi. Expliquer par exemple qu’il est recommandé de se réfugier dans les toilettes ou une salle de bain, pièces dont les fenêtres sont beaucoup plus petites, voire absentes, serait un message plus concret et compréhensible par le grand public.

Mais ne nous y trompons pas. Le taux de mise à l’abri des Japonais en cas de danger d’inondation ou de mouvements de terrain, c’est-à-dire des risques qui ne datent pas d’hier, est déjà si faible qu’il paraît malheureusement vain d’espérer une réaction massive de la population face à une menace invisible, moins ancienne et qui ne s’est pas encore concrétisée. Si beaucoup imaginent déjà qu’un séisme majeur ne les touchera jamais, alors que tout l’Archipel peut être frappé à n’importe quel moment par des secousses très violentes, on peut imaginer qu’ils peuvent être aussi nombreux à penser qu’il est impossible que des missiles s’abattent sur le pays ou que celui-ci est suffisamment protégé par les puissants États-Unis.
Les mesures de défense et de protection sont donc sans doute trop faibles aujourd’hui, surtout en cas de tir simultané de quelques dizaines de missiles en direction du Japon. Si ce scénario catastrophe est peu probable aujourd’hui, il ne peut être exclu et doit inciter le Japon à s’y préparer plus sérieusement. En attendant, car les progrès ne se verront pas du jour au lendemain, une des solutions serait pour le Premier ministre Shinzo Abe de s’appuyer sur ses liens avec son allié et ami Donald Trump pour l’encourager à privilégier la voie diplomatique avec Kim Jung-Un, parallèlement aux sanctions économiques. Sans quoi l’option militaire pourrait prendre le dessus, pour le plus grand malheur de tous.

Davos, entre « partage » et « fractures »

Wed, 24/01/2018 - 16:46

La décision de Donald Trump de participer au forum économique mondial de Davos a surpris, tant sa personnalité pour le moins controversée tranche avec l’image feutrée de cette rencontre des dirigeants politiques et économiques mondiaux dans les Alpes suisses. Alors que ce forum est conçu comme l’occasion de penser l’avenir de l’économie mondiale dans une perspective volontiers prospective, pour ne pas dire futuriste, les failles qui caractérisent le modèle de mondialisation actuel s’y invitent désormais.

Le titre donné à cette nouvelle édition de Davos n’évoque pas de simples divisions ou divergences mais, de manière plus frappante, les « fractures ». Si ce thème a été mobilisé rhétoriquement en France de façon poussée depuis la campagne de Jacques Chirac en 1995 sur la « fracture sociale », il dénote davantage dans un cadre censé donner lieu à un optimisme économique à toute épreuve.

La forme que prend le débat économique mondial depuis l’élection de Donald Trump et le vote du Brexit a quelque chose de déconcertant. On avait vu naître dès 2008, parfois entre les lignes, une remise en cause profonde des crédos économiques qui avaient guidé la libéralisation des marchés financiers et, surtout, la croyance dans le caractère organisateur des flux de capitaux mondiaux sur les plateformes de négoces de titres financiers.

C’est là où cette croyance s’est développée sous une forme absolue, dans les grands centres financiers mondiaux, en particulier anglophones, que la remise en cause semblait avoir été la plus immédiate et la plus profonde.

La présidence de Barack Obama a marqué un véritable début de remise en cause de la pensée économique des quarante dernières années, au cœur même du système où cette pensée était née. La fin de son mandat avait certes vu croître des polémiques légitimes sur les accords de libre-échange qu’il souhaitait développer, qu’il s’agisse de l’accord transatlantique ou de l’accord transpacifique.

S’il a vraisemblablement dû, par la mise en avant de ces accords, donner des gages aux partisans de la doctrine commerciale héritée des années 1990, sa réactivité dans la gestion des conséquences diverses, et notamment sociales, de la crise financière a indiqué une prise de conscience substantielle des failles du système économique.

STAGNATION DU DÉBAT ÉCONOMIQUE FACE À DONALD TRUMP

L’élection de Donald Trump, qui s’est emparé du thème de la guerre commerciale et de la relance budgétaire, semble avoir produit un électrochoc remettant en cause les efforts intellectuels certes insuffisants mais relativement fructueux qui avaient été réalisés, dans l’environnement post-2008, par rapport à la période de la « mondialisation heureuse ».

Il est désormais de rigueur, pour critiquer Donald Trump, de proclamer sa croyance dans les dogmes économiques qui paraissaient pourtant s’être effondrés en 2008 ou, dans tous les cas, faire l’objet d’un véritable bémol. Leur remise en cause par l’actuel président américain semble redonner du crédit à ces idées. On assiste dans ce contexte à une forme de désintellectualisation du débat économique entre, d’un côté, un président dont on ne compte plus les outrances et, de l’autre, et une myriade d’experts qui semblent tout droit sortis des années 1990 et des écoles qui professaient cette « mondialisation heureuse ».

Ce face-à-face est non seulement stérile, mais il ne permet pas, par ailleurs, de masquer la prise de conscience plus profonde des déséquilibres que connaissent nos systèmes économiques. Le thème des inégalités a donné un support, depuis quelques années, à une certaine forme de compréhension du problème, mais il n’est pas parvenu, du fait de son biais fiscaliste notamment, à enclencher une réflexion de fond sur les déterminants du développement économique pour les économies avancées. Une approche de type comptable a eu tendance à prédominer au détriment de la réflexion sur les modalités productives et ses implications en termes de revenu, notamment pour les populations.

RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE ET FRACTURES SOCIALES

Derrière l’idée d’une vague populiste qui balaie le monde, il reste difficile d’identifier une ligne cohérente et encore moins unique parmi les divers acteurs de ce bouleversement. Au sein même du camp du Brexit au Royaume-Uni s’opposent, d’une part, un camp libéral qui souhaite aller plus loin que le cadre européen dans un libre-échange à échelle mondiale et, de l’autre, un courant qui relève davantage du conservatisme social.

La représentation abstraite d’un front uni du populisme mondial a enclenché une riposte quelque peu superficielle, sous la forme d’une défense tous azimuts des préceptes économiques qui étaient pourtant remis en cause depuis la crise financière. Au-delà de la surenchère dogmatique, on sent pourtant la fébrilité d’une élite mondiale légitimement en proie au doute.

La situation française a ceci de particulier que la conversion à la croyance dans le caractère organisateur des marchés s’est déployée plus tardivement, sous une forme particulière, réinterprétée par les cercles étatiques. On peut ainsi voir avec un certain étonnement la France devenir une sorte de première de la classe aux yeux d’un certain nombre d’éditorialistes mondiaux en quête permanente de pays et de dirigeants à ériger en exemple.

Alors que Davos était plutôt le lieu d’une profession de foi inébranlable dans un progrès porté par les marchés, le thème des fractures révèle la conscience et l’inquiétude profonde d’une élite qui ne sait pas nécessairement quel modèle suivre, au-delà d’incantations optimistes.

D’un côté, la technologie est érigée en réponse à tous les maux économiques et, de l’autre, on l’accuse d’être le principal facteur de chômage de masse. Alors que l’exemple des pays qui ont le plus développé l’automatisation ces dernières années semble invalider l’association entre relégation sociale et technologie, la révolution industrielle en cours peut justement offrir les moyens de repenser la question sociale au travers de la localisation productive. Les gains considérables de compétitivité que la technologie rend possibles peuvent rétablir le lien, brisé depuis quatre décennies, entre conception, production et consommation.

La technologie n’est que ce que l’on en fait. Alors que la mécanisation était vue, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, à la fois comme une menace et potentiellement comme un extraordinaire moyen d’émancipation des masses, la période actuelle est marquée par la sombre prédiction d’un progressif remplacement de l’homme qui en deviendrait superflu et serait condamné à être exclu du système économique.

Derrière l’optimisme scandé sur les réseaux sociaux et face à récupération des thématiques libérales par les cercles étatiques, il est intéressant qu’un forum tel que celui de Davos reconnaisse le péril social qui pèse sur le modèle de mondialisation actuel et offre la possibilité d’un échange entre des tendances politiques différentes et antagonistes, aussi difficile et chaotique soit-il.

Opération « Rameau d’olivier » : un embrasement prémédité ?

Wed, 24/01/2018 - 10:31

Avec le lancement de l’opération « Rameau d’olivier » dite « de sécurisation », le président turc Recep Tayyip Erdogan a mis à exécution les menaces qu’il réitérait depuis de nombreux mois. La montée en puissance d’une entité kurde à la frontière turco-syrienne à la faveur des victoires militaires contre Daech constituait pour la Turquie un casus belli. Marginalisées diplomatiquement dans la région, les puissances occidentales n’ont pu enrayer cette marche à la guerre alors même que les milices kurdes de Syrie ont constitué leur fer de lance militaire dans la région. Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS

Recep Tayyip Erdogan a mis sa menace à exécution avec le lancement d’une offensive à la frontière turco-syrienne. Comment comprendre l’intervention turque ? Celle-ci ne vient-elle pas rajouter du chaos dans une situation déjà passablement complexe ?

Depuis maintenant de nombreux mois, les autorités turques affirment leur forte préoccupation quant aux avancées des Forces démocratiques syriennes (FDS). Celles-ci sont structurées par les milices liées au Parti de l’Union démocratique (PYD), dont les Unités de protection du peuple (YPG) constituent la branche armée. La cause des multiples avertissements turcs réside dans le fait qu’Ankara considère que le PYD et les YPG sont la franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Le PKK est en guerre contre l’État turc depuis 1984, conflit dont on peut évaluer qu’il a fait près de 50 000 victimes au total. Cette organisation est qualifiée de terroriste par Ankara ainsi que par la plupart des puissances occidentales, dont l’Union européenne, la France et les États-Unis. Pour les autorités turques, les zones passées sous le contrôle du PYD, dans le nord de la Syrie, constituent « une entité terroriste » située à leur frontière. Il y a donc la perception d’une menace existentielle par le fait même de l’existence de cette entité de facto autonome au nord de la Syrie. À cela s’ajoute, facteur aggravant pour la Turquie, le fait que ces milices ont été entraînées et approvisionnées en armes et en argent par les États-Unis.

Cependant, les événements se sont accélérés, il y a de cela une dizaine de jours, lorsque Washington a publiquement déclaré sa décision de créer une « armée », une force de sécurisation, composée d’environ 30 000 hommes qui serait dans le nord de la Syrie sur une partie des 920 kilomètres de la frontière turco-syrienne. Or, cette force serait structurée autour des Forces démocratiques syriennes et donc du PYD. Depuis l’annonce de cette décision, on assiste à une escalade progressive des tensions, avec en point d’orgue, la mise en œuvre de l’opération « Rameau d’olivier » le 20 janvier.

Dans cette offensive, la marge de négociations avec R. T. Erdogan est extrêmement faible, car la Turquie considère, à tort ou à raison, que cette « entité terroriste » constitue un problème existentiel. Elle craint que la cristallisation de cette « entité terroriste » puisse influer sur les aspirations des Kurdes de Turquie liées au PKK. La marge de manœuvre des réponses de Washington et Moscou est limitée, car ni les Russes ni les Américains, qui avaient été prévenus par le gouvernement turc du déclenchement de l’opération, n’ont été en situation de l’empêcher.

La situation est donc très préoccupante. Alors que la situation en Syrie – sans ignorer bien sûr les combats actuels dans la région d’Idlib, ou les faubourgs de Damas de la Ghouta orientale – tendait à voir décroître les opérations militaires, la dynamique engendrée par l’offensive turque est source d’une potentielle résurgence du chaos dans le nord du pays.

Comment expliquer la faiblesse des réactions de la part des États-Unis, de la France et de la Russie ? Que retenir de la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU de ce début de semaine ?

Cette faiblesse s’explique avant tout par la détermination sans failles des autorités turques à mener à bien cette opération. James Mattis, le ministre américain de la Défense, a d’ailleurs publiquement reconnu avoir été mis au courant de la décision turque, mais les États-Unis se trouvent actuellement, pour de multiples raisons, dans une situation de tensions extrêmes avec Ankara et ne sont donc guère en situation de pouvoir peser sur cette dernière.

Moscou, a contrario, entretient des relations normalisées avec Erdogan depuis maintenant un an et demi. Les deux pays coopérèrent étroitement pour tenter de mettre en œuvre une solution politique au conflit syrien, notamment à travers les rencontres d’Astana et de Sotchi. Pour autant, ils sont en profond désaccord sur l’attitude à adopter envers les forces kurdes de Syrie organisées par le PYD. Les Russes considéraient déjà à l’époque soviétique que les dossiers kurdes – car ne se déclinant pas de manière identique en Turquie, Syrie, Irak ou Iran – pouvaient constituer un instrument au service du déploiement de leurs intérêts dans la région. Rappelons que le PYD a ouvert un bureau de représentation à Moscou en février 2016 et que Moscou souhaite aujourd’hui inclure ce parti dans les pourparlers de Sotchi, au grand dam des dirigeants turcs.

Concernant la tenue d’une réunion à huis clos du Conseil de sécurité de l’ONU, à la demande de la France lundi 22 janvier, elle a été sans aucun effet sur Ankara. La demande aux autorités turques de faire preuve de retenue, comme l’ont d’ailleurs déjà fait les Russes et les Américains depuis le début des opérations, relève plus d’un vœu pieux que d’une réelle capacité à infléchir la résolution d’Ankara.

À cela s’ajoutent, il est important d’en prendre la mesure, les divergences bien connues entre les membres du Conseil de sécurité sur la Syrie. Les Russes qui possèdent incontestablement les meilleurs atouts diplomatiques, politiques et militaires sur le terrain ne feront, à ce stade, aucune concession aux Américains, totalement démonétisés sur ce dossier. En ce sens, on peut considérer, qu’au moins tacitement, les Russes ont fourni leur aval à l’opération « Rameau d’olivier ».

Quels sont les objectifs de la force de sécurisation de 30.000 hommes voulue et soutenue par les États-Unis en Syrie, mais à laquelle s’oppose la Turquie ?

Cette force de sécurisation – qui a été l’étincelle des combats en cours comme évoqué précédemment – a pour principale fonction de renforcer la puissance du PYD et de ses milices. Les États-Unis, considérablement affaiblis par leur succession d’erreurs en Syrie depuis 2011, ont certainement cherché à se doter d’un point d’appui solide pour tenter de reprendre pied dans des négociations qui, il est vrai, ont actuellement quelques difficultés à se décanter. Au vu de l’instabilité qui persiste en Syrie, les Américains considèrent que s’appuyer sur le PYD, dont ils sont actuellement proches, constitue un moyen de peser dans les discussions.

Mais les Kurdes du PYD doivent pour leur part être conscients qu’ils peuvent être lâchés à tout moment par Washington. L’histoire des Kurdes de Turquie, de Syrie, d’Irak ou d’Iran est une longue succession de trahisons. Il est de bon ton, pour une partie des puissances occidentales, de les soutenir dans leur combat, présenté comme émancipateur, jusqu’au jour où cela ne sert plus leurs intérêts…

C’est un objectif parfaitement assumé par les Américains d’instrumentaliser des forces qu’ils contrôlent militairement et qui, avec le concours du PYD et du YPG, ont permis les défaites militaires de Daech. Pour autant, cela ne vaut pas soutien définitif et l’on peut considérer que d’un point de vue stratégique Ankara restera plus important que Kameshli aux yeux de Washington.

Chine, surveillance 3.0

Thu, 18/01/2018 - 17:02

Jadis utopie libertaire, Internet est devenu un instrument particulièrement puissant de contrôle social dans la République populaire de Chine. Gouvernement et firmes technologiques joignent leurs efforts pour faire tomber les dernières barrières de la vie privée dans le cyberespace.

La distinction traditionnelle du mode de pensée occidental, entre sphère privée et sphère publique, n’a pas les mêmes ressorts culturels en Chine. Le scrupuleux respect de la vie privée, auquel sont attachées les démocraties libérales européennes et nord-américaines, n’a pas de strict équivalent dans l’empire du Milieu. Pourtant, des éléments viennent troubler ce portrait schématique.

Un exemple : le cas de AntFinancial. La plus grande compagnie de paiement en ligne offre annuellement à ses centaines de millions d’utilisateurs le détail complet de leurs dépenses, avec des informations aussi variées que leur impact environnemental et leur classement parmi les acheteurs de leur région. Cependant, le mercredi 3 janvier, cette filiale du géant du e-commerce Alibaba a dû présenter ses excuses après s’être attirée les foudres de ses clients : elle avait automatiquement inscrit dans son programme d’évaluation du crédit social individuel (Sesame Credit) ceux qui voulaient recevoir le détail de leurs dépenses. Or, Sesame Credit a été conçu dans le but de « tracer » les relations d’ordre privé et les comportements des individus pour aider à déterminer les décisions de prêt : un instrument intéressant pour tout organisme de crédit. En clair, le programme recueille des informations qui peuvent avoir un impact notable sur la qualité de vie de ces citoyens et qui s’avèrent précieuses pour un État volontiers enclin à l’omniscience.

PRIVÉ, PUBLIC : DES NOTIONS INADÉQUATES ?

D’ordinaire peu regardants sur les intrusions dans leur espace privé, les internautes chinois ont paru manifestement outrés. La protection de la vie privée s’impose donc progressivement comme une exigence dans la société chinoise. Depuis quelques années, il est vrai, le gouvernement renforce substantiellement ses outils de surveillance intérieure. En juin 2017, une loi sur les données personnelles et sur la cybersécurité est ainsi entrée en vigueur, qui impose à certains services en ligne d’entreprises étrangères de stocker les données de leurs utilisateurs sur le territoire chinois. Le but ? Éviter que les informations personnelles des citoyens ne quittent le territoire, ne soient hébergées à l’étranger, espionnées et, enfin, utilisées contre l’État.

À l’évidence, cette loi vise également à surveiller les « émetteurs » de ces métadonnées, autrement dit la population elle-même. En imposant le stockage des informations personnelles sur le territoire national, l’État se facilite la tâche : désormais, il devient plus aisé d’exiger des firmes étrangères qu’elles fournissent les données recueillies par leurs serveurs. Les entreprises sont donc contraintes de collaborer à la politique de surveillance généralisée menée par Pékin.

Peu à peu, les technologies de l’information et de la communication envahissent le quotidien de la population. À Shenzen, des écrans géants placés aux carrefours des rues affichent les visages des piétons qui ne respectent pas les feux de signalisation. Des systèmes de reconnaissance faciale sont mis au point par des start-up dynamiques, telles SenseTime ou Yitu Tech qui, en novembre 2017, a obtenu la première place dans le Facial Recognition Prize Challenge organisé par l’Intelligence Advanced Research Projects Agency (IARPA), une agence gouvernementale américaine.

Le mode de paiement par reconnaissance faciale se diffuse : aéroports, supermarchés, banques… La circulation monétaire repose désormais sur le contour d’un visage. Ant Financial vérifie l’identité de l’acheteur en comparant son visage préalablement enregistré, via son service de paiement en ligne Alipay, avec sa carte d’identité. Reste au consommateur de certifier à nouveau son identité en composant son numéro de téléphone. Question de sécurité. JD.com, le concurrent de Ant Financial, élabore quant à lui un système uniquement fondé sur la reconnaissance faciale. Il espère aussi exploiter un service de vidéosurveillance fondé sur l’intelligence artificielle, nourri aux mégadonnées, afin de permettre aux magasins de grande distribution d’analyser le comportement des passants et, donc, de potentiels futurs clients.

LES TECHNOLOGIES AU SERVICE DE LA SURVEILLANCE

Par conséquent, le tissu économique chinois tend insensiblement à faire coïncider ses investissements en recherche et développement (R&D) avec les exigences sécuritaires de l’État, qui soutient largement en retour l’expansion de ses firmes technologiques et de ses organismes de recherche. De fait, les entreprises engrangent des quantités astronomiques de métadonnées sur la population : informations personnelles (nom, prénom, adresse…), habitudes de consommation (alimentation, culture, voyages…), localisation, relations sociales, caractéristiques « anthropométriques » (morphologie faciale, mensurations…), voire génétiques. Ces informations sont autant d’outils à la disposition du gouvernement pour mieux connaître et contrôler sa population. Elles participent d’une « technologie politique des corps », pour reprendre la terminologie foucaldienne, à des fins de « régulation sociale ».

Cette coalition d’intérêts s’illustre parfaitement avec le partenariat noué entre l’État et la start-up Megvii, basée à Pékin : une entreprise en pointe dans le domaine de la reconnaissance faciale. À l’instar de SenseTime, la firme a accès aux données récoltées par le gouvernement : la photographie du visage de 700 millions de Chinois, âgés de plus de 16 ans et possédant une carte d’identité. Une mine d’or pour ses logiciels fondés sur l’intelligence artificielle, qui se perfectionnent précisément grâce aux données. En retour, l’État obtient, quant à lui, un outil de surveillance remarquablement efficace. Autre partenaire de choix, la société IsVision, basée à Shanghai, a développé une application mobile, elle aussi fondée sur la reconnaissance faciale, qui permet d’accélérer les contrôles d’identité effectués par la police. Une autre application de même nature a été développée pour les caméras de surveillance.

L’argument de l’État chinois est simple : la sécurité avant tout. La « précaution » même. Pékin souhaite rendre ses services de police et de renseignement intérieur proactifs. Mieux : le gouvernement veut « prévenir le crime ». Selon les termes même du vice-ministre des sciences et des technologies, Li Meng, le 21 juillet 2017 : « Si l’on utilise correctement nos systèmes intelligents et nos équipements intelligents, on peut savoir à l’avance… qui pourrait être un terroriste, qui pourrait faire quelque chose de mal. » Agir avant que les crimes ne soient commis, grâce aux applications prédictives de l’intelligence artificielle. Le programme est tracé.

L’intelligence artificielle. Ce fut justement l’un des sujets abordés par Emmanuel Macron et Xi Jinping, lors de la visite du président français à Pékin. Le chef de l’État et son homologue chinois ont évoqué la mise en place d’un fonds d’investissement commun d’un milliard d’euros, pour développer la recherche et les applications industrielles dans le secteur. Est également envisagé un programme d’échanges devant permettre à vingt « talents » chinois et à vingt « talents » français d’acquérir les compétences développées dans le pays partenaire. Dans une interview, le président français a également souligné le besoin, pour le secteur IA français, de coopérer étroitement avec la Chine, afin d’« accélérer les levées de capitaux massives et (d’)avoir les investisseurs en France. » Et le président Macron d’ajouter qu’il faut « ouvrir aussi les données, de manière réciproque. » Ouvrir les données et coopérer avec un État qui utilise l’intelligence artificielle à des fins autoritaires : cela demande réflexion.

Accord de Grande coalition en Allemagne : un système qui ne va plus de soi ?

Thu, 18/01/2018 - 12:49

Après des semaines de négociations et de tergiversations, un accord de coalition gouvernementale avait été trouvé entre les hautes sphères des conservateurs (CDU) et des sociaux-démocrates (SPD). Or, la remise en cause de ces négociations n’a pas tardé au sein de l’aile gauche du SPD. Au-delà des dissensions internes à un parti considérablement affaibli, l’ascension de l’extrême droite (AFD) aux législatives de septembre dernier amène les principales formations à se repenser sur le plan idéologique et programmatique ainsi que sur leurs systèmes d’alliances. Plus largement, c’est le modèle de grande coalition initié par la chancelière Angela Merkel en tant que système de gouvernement qui semble remis en cause aujourd’hui. Le point de vue de Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.

Quelle est l’ampleur politique de la remise en cause de l’accord de coalition trouvé entre les cadres de la CDU et ses alliés avec le SPD ? N’est-il pas paradoxal que des appels à la responsabilité politique soient émis dans l’optique d’une énième coalition gouvernementale quand en parallèle se dresse un constat croissant sur l’usure idéologique et programmatique de ce duopole ?

L’échec des négociations visant à la formation d’une coalition dite « Jamaïque », comprenant les conservateurs, les libéraux et les écologistes ne laisse pas d’autre option politique, si ce n’est un impraticable gouvernement minoritaire ou une périlleuse nouvelle élection. Pour les sociaux-démocrates cependant, la formation d’une nouvelle grande coalition ne va pas de soi et avait même été catégoriquement écartée, au lendemain du vote, par le leadership du parti au vu d’un score considéré comme désastreux, le plus bas que le parti ait connu depuis 1933. L’idée d’une nouvelle coalition entre sociaux-démocrates et conservateurs s’est en partie imposée au leadership du parti sous la pression du président fédéral Frank-Walter Steinmeier, lui-même issu du SPD.

La contestation a vu le jour chez un certain nombre de responsables qui ne sont pas forcément au sommet du parti, mais aussi, de façon résolue et massive, au sein du mouvement des jeunes sociaux-démocrates, très opposé à cet accord préalable et à l’idée même d’une nouvelle coalition avec les conservateurs. Pour beaucoup, l’érosion du parti à chaque échéance électorale est avant tout due à l’alliance avec la CDU, accusée de vider le SPD de sa substance politique.

À cela s’ajoute le style de gouvernance d’Angela Merkel qui prend des idées autant à droite qu’à gauche, quitte à inverser les idées en question quelques mois plus tard comme dans le cas de la politique migratoire. Ce qui a eu tendance à assécher le substrat idéologique et programmatique du SPD. L’inquiétude se fait sentir quant à la perspective d’une extinction lente du SPD s’il persiste dans ce schéma tactique traditionnel de participation au pouvoir sans pouvoir affirmer une ligne qui lui soit propre et qui parle de nouveau à l’électorat populaire. Alors que l’alliance CDU-CSU/SPD représentait jusqu’à 80% des sièges du Bundestag, elle serait aujourd’hui en-deçà de 60% ; ce qui remet en cause l’expression même de Grande coalition dans le contexte allemand.

Du côté de la CDU, c’est un moyen pour la chancelière de se maintenir au pouvoir même si ça n’était pas sur toute la durée du mandat. Elle aussi doit faire face à une équation politique très compliquée liée à l’érosion électorale du bloc conservateur qui, bien que moins sévère que dans le cas du SPD, n’est est pas moins problématique. Le fond actuel du paysage politique allemand, c’est avant tout l’envolée de l’extrême droite (AfD) qui fait tanguer le bloc conservateur et l’ensemble de l’échiquier politique. Dans le cadre des actuelles négociations avec les sociaux-démocrates, Angela Merkel est disposée à ouvrir un certain horizon sur la construction européenne, mais elle est rattrapée à sa droite par certains courants conservateurs et notamment l’AfD, dont le virulent chef de file actuel au Bundestag, Alexander Gauland, est lui-même issu de la CDU.

La presse politique pro-UE s’est largement enthousiasmée que cet accord entre Angela Merkel et Martin Schultz puisse intégrer certains aspects défendus et prônés par Emmanuel Macron sur la question européenne. Qu’en est-il réellement ? Y a-t-il un risque à ce que les dernières dissensions observées mettent en suspens cette convergence ?

La contestation de cette coalition a surtout lieu à l’heure actuelle chez les sociaux-démocrates. Mais sur la construction européenne, ils ont en général tendance à pousser pour une intégration davantage approfondie au sein de la zone euro en particulier.

Il est vrai qu’il y a eu nombre de commentaires positifs à la suite de la parution de ce document préalable à l’accord de coalition ces derniers jours. Sur la forme, l’Europe apparaissait dans les premières lignes ce qui a été interprété comme un signal fort en faveur de la poursuite de l’intégration européenne, et d’un dépassement à droite d’un euroscepticisme croissant.

Quand on scrute le détail des orientations mentionnées, cela reste cependant vague. Sur la dimension budgétaire, l’Allemagne serait prête en cas d’accord de coalition à accroître la contribution nationale au budget européen. Cela s’accompagnerait d’une réforme du Mécanisme européen de stabilité (MES) afin qu’il évolue vers une forme de Fonds monétaire européen qui devrait être actif en dehors également des périodes de crise en échange d’une surveillance accrue des budgets nationaux. Alors que le document semble évoquer un rattachement du fonds au budget européen, Wolfgang Schäuble, qui était ministre des Finances avant de prendre la présidence du Bundestag, excluait pourtant que ce type de structure soit sous le contrôle d’institutions européennes, en particulier de la Commission.

Le mérite pour les sociaux-démocrates aura été que Martin Schultz impose l’Europe comme thématique prioritaire au sein de ce document préalable à une coalition gouvernementale. Cependant, la volonté de ne pas dépasser les tabous allemands en matière de mutualisation budgétaire, de solidarité accrue et de transferts systématiques est toujours d’actualité. Par ailleurs, le volontarisme européen du SPD n’apparait pas comme un élément à même de remettre le parti sur la voie d’une ligne qui lui permettrait de se redresser et de renouer avec l’électorat populaire. Le risque est donc de voir un SPD résolument fédéraliste, mais dont le poids politique continuerait à s’effondrer. On a ainsi vu un certain nombre de tensions autour de Sigmar Gabriel, Vice-Chancelier social-démocrate de la Grande coalition sortante, qui s’est précisément exprimé dans le sens d’une réorientation du parti dans un sens plus populaire, et a ainsi été accusé de délaisser les enjeux sociétaux notamment.

Une relève à Angela Merkel peut-elle s’imposer pendant ou à l’issue de son dernier mandat ? Quels peuvent être les risques en termes d’affaiblissement de l’Allemagne sur la scène européenne et internationale ? Comment la France appréhende-t-elle la situation ?

Le système de gouvernement pensé par Angela Merkel, depuis son arrivée au pouvoir en 2005 est actuellement arrivé à une impasse avec l’érosion de son parti et la situation d’ingouvernabilité du pays. Cela opère un véritable changement de logique progressif vers des coalitions qui, à terme, seront probablement multiples, malgré l’échec de la coalition Jamaïque, et de plus en plus instables sur le fond politique, comme c’est le cas pour d’autres pays en Europe. C’est également une remise en cause personnelle de la chancelière du point de vue de la stricte pratique du pouvoir. Elle s’est à tel point imposée sur l’échiquier politique allemand qu’il n’y a pas à l’heure actuelle, de figure alternative qui ait pu émerger, mais, comme susmentionné, c’est le principe même de sa politique. Elle s’est abreuvée dans les principaux partis, mais également les courants à l’intérieur de sa propre formation. Ceci afin de dégager une forme de consensus qui semble aujourd’hui consommé.

La crise est profonde au sein du bloc conservateur, notamment en ce qui concerne la CSU en Bavière, qui a connu une « révolution de velours » à Munich qui voit Horst Seehofer contraint de céder, par étapes, la place à un successeur bien plus à droite en particulier sur la question de l’immigration.

Concernant la place du pays en Europe, on peut observer un retrait a minima de l’Allemagne, car il n’y a pas de gouvernement fonctionnel. Ce qui va en revanche perdurer, c’est la mise en avant par le pays de ses intérêts nationaux, notamment sur le plan économique. L’envoi de signaux sur les questions européennes peut être interprété comme à la fois une volonté et une nécessité de rester au centre du jeu politique européen.

En France, il est clair que l’élection d’Emmanuel Macron avait fait naître une lueur d’espoir sur les questions européennes. Mais, simultanément, les dirigeants allemands dont Wolfgang Schäuble avaient adressé une fin de non-recevoir concernant la vision de l’approfondissement de la zone euro du président français. Actuellement, il y a sans doute une forme de soulagement du côté du gouvernement français notamment due au fait que l’Europe soit mise en avant dans le document de négociation préalable à une coalition. Sur le fond, les choses restent encore très compliquées, et, au-delà de la mise en avant de thématiques assez abstraites, les orientations restent finalement clairement différentes.

Des céréales russes au goût géopolitique

Wed, 17/01/2018 - 14:46

Quelle place occupent les céréales au sein des enjeux géopolitiques et économiques de la force agricole russe, et plus particulièrement le blé ?

Ces terres russes ont toujours été des greniers pour le monde. La Russie dispose d’environ 33 millions d’hectares de terres noires, soit près de 15% de sa superficie agricole totale. En dépit d’un climat défavorable et d’un manque d’eau réel, la Russie peut donc compter sur ses sols remarquablement fertiles pour développer son agriculture et sa production céréalière. Les ressources en hydrocarbure tout comme les denrées agricoles vont ainsi participer au redressement du pays. Secouée par la crise financière internationale à partir de 2009, l’économie russe est sévèrement touchée depuis 2014 par la chute brutale du prix du pétrole et du gaz. En effet, même si le cours des céréales s’est lui aussi affaissé depuis quelques années, il n’en demeure pas moins que le potentiel agricole russe s’exprime pleinement. Entre 2000 et 2017, le pays aura produit environ 1580 millions de tonnes (Mt) de céréales, avec un record historique battu en 2017 avec 130 Mt, un chiffre ainsi supérieur à celui de la récolte de 1978 (127 Mt). Parmi ces céréales, le blé figure comme l’élément clef d’une nation russe qui s’est toujours mobilisée pour cette denrée agricole stratégique pour la sécurité alimentaire tant nationale que mondiale. Il est récolté à hauteur de 60 à 70 Mt désormais, bien devant les autres productions céréalières que sont l’orge (15 à 20 Mt) et le maïs (15Mt). La Russie est redevenue la première puissance exportatrice de blé, détrônant dans ce classement le rival américain, qui en était le leader depuis les années 1930.

Pourquoi les efforts de la Russie dans le développement de son agriculture nationale ont-ils renforcé la compétition entre les grands greniers de la planète ?

Aux sanctions commerciales de Washington et de Bruxelles mises en place pour condamner la politique de la Russie en Crimée, le Président Vladimir Poutine riposte par un embargo à l’encontre des produits agricoles et alimentaires en provenance des États-Unis et de l’Union européenne, mais également de l’Australie et du Canada. Ce dispositif, toujours en vigueur, s’est depuis traduit par deux conséquences. Tout d’abord, la fermeture du marché russe a perturbé les performances agricoles européennes et intensifié les concurrences intra-communautaires tout en provoquant l’approfondissement de relations agro-commerciales avec d’autres pays de la planète dont les exportations vers la Russie se sont renforcées (Turquie, Chine, Brésil, Maroc, Argentine). Ensuite, l’embargo a impacté le secteur agricole russe, avec des filières comme le lait et les viandes où les productions se sont nettement amplifiées, au grand dam de pays européens, comme la France, autrefois fournisseurs nets de ces aliments pour les populations russes. Si les grains de Russie prennent essentiellement les routes pour la Turquie, l’Iran, la Syrie et surtout l’Égypte, ils se sont frayés un chemin de plus en plus large au Maghreb et tentent de rejoindre davantage les destinations africaines qui demain représenteront des marchés encore plus importants. Nul doute que si les opérateurs russes accentuent les manœuvres dans ces zones convoitées, la compétition se renforcera entre grands greniers du globe.

Quels sont les ressorts qui expliquent le succès du blé russe vers les marchés orientaux et africains ?

Sur la période 2000-2017, la Russie aura placé 350 Mt de céréales sur les marchés internationaux, représentant des ventes de 75 milliards USD environ. Moscou s’est évidemment tourné vers ces marchés pour imprimer son retour au premier au sein du commerce mondial de grains. Plus récemment, après avoir réussi à placer des quantités de blé dans les pays du Maghreb, notamment au Maroc, la Russie s’est activée sur le continent africain où les besoins augmentent. Avec des caractéristiques techniques correspondant bien aux besoins et aux attentes des cahiers des charges de chaque marché national, la Russie s’avère capable de vendre beaucoup de céréales avec une pluralité de qualités. C’est bien cette double performance productive qui nourrit le développement commercial entre la Russie et de nombreux États de la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO). Il convient d’ajouter à cela une diplomatie céréalière savamment orchestrée par Moscou. L’exemple emblématique provient des rencontres avec les autorités de l’Égypte, première nation importatrice de blé au monde (plus de 10 Mt en moyenne par an). Alors que les États-Unis avaient dominé ce marché pendant de longues années, au point que l’expression d’arme alimentaire fut souvent employée pour caractériser le robinet céréalier entre Washington et Le Caire, c’est la Russie qui assure en moyenne 60 à 80% des approvisionnements de l’Égypte depuis le milieu de la décennie 2000. Cette priorité donnée à ce secteur dans la coopération bilatérale se traduit par une plus forte robustesse du commerce céréalier réalisé par des opérateurs publics et privés, auquel s’ajoute des investissements russes en Égypte pour y construire des silos de stockage ou développer des infrastructures portuaires. Ce qui vaut au niveau présidentiel vaut bien entendu aux étages inférieurs, mais tout aussi stratégiques. Dernier exemple en date, la tournée au Maghreb du Premier ministre Dimitri Medvedev, lui-même grand défenseur d’une approche géopolitique avec l’agriculture de son pays. À l’automne 2017, à Alger comme à Rabat, les questions céréalières s’associaient à celles de défense et d’armement au menu des discussions. Moscou cherche très clairement à s’implanter durablement dans ces marchés marocains, algériens et tunisiens, traditionnellement plus connectés à l’Europe, à la France ou aux États-Unis. Son offre quantité-qualité-prix présente une compétitivité redoutable pour ces puissances céréalières « occidentales ». Depuis 2015, l’intensification des relations céréalières entre la Russie et le Maghreb est notable. Et les premiers signaux se font ressentir d’une conquête à venir de marchés africains céréaliers, aujourd’hui encore peu orientés vers les origines russes.

Ultimatum sur le nucléaire iranien : Donald Trump, artisan de la prolifération ?

Tue, 16/01/2018 - 18:13

En menaçant les autres parties prenantes de l’Accord sur le nucléaire iranien d’un retrait unilatéral des Etats-Unis en l’absence de renégociation, Donald Trump s’inscrit dans une certaine continuité. Mettre en œuvre la politique étrangère qu’il avait promise à son électorat et à ses soutiens internationaux 1 an plus tôt, et cela au mépris des engagements internationaux de son propre pays, de la normalisation des relations diplomatiques et in fine, de la stabilité et de la sécurité internationale. Pour nous éclairer, le point de vue de Thierry Coville, chercheur à l’IRIS

Quelle est la stratégie des États-Unis en voulant intégrant des enjeux – programme balistique, droits de l’homme, géopolitique régionale – ne faisant pas initialement partie des pourparlers de l’Accord, après l’annonce de Donald Trump sur une ultime reconduction de la suppression des sanctions à l’égard de l’Iran ?

L’interrogation porte avant tout sur la stratégie de Donald Trump. Ses prises de décision concernant la certification de l’Accord sur le nucléaire iranien sont très liées à son avis personnel sur l’Accord voir ce qu’il pense de l’Iran tout simplement. Il est peu probable que le ministre des Affaires étrangères ou encore le responsable de la sécurité nationale auraient affiché ce type de position.

Les États-Unis ont un certain nombre de griefs à l’égard de l’Iran qui sont liés à son programme balistique, à la question des droits de l’homme ainsi qu’à la politique régionale de l’Iran. En affirmant continuellement son hostilité à l’égard du pays et le fait qu’il soit une menace pour la paix et la sécurité, Donald Trump entretient un discours radical, il ne supporte pas le caractère gagnant de l’accord qui a contribué à sa signature, il est dans une perspective de gain absolu face ce qu’il désigne comme un ennemi prioritaire.

Or il s’agissait d’un bon accord avec l’Iran et les « 5+1 » à savoir le Conseil de sécurité des Nations Unies et l’Allemagne. D’un côté, il a permis à l’Iran d’enrichir de l’uranium, ce que le pays demandait, mais ce qui n’était pas la ligne initiale des Occidentaux. De l’autre côté, il permet un certain nombre de garanties afin qu’il n’y ait pas de militarisation du programme.

Pour bien des observateurs, cette volonté de remettre en cause l’Accord s’inscrit dans une démarche plus large de détricotage systématique de l’action de Barack Obama notamment à l’international comme on a pu le constater sur d’autres dossiers. Il souhaite intégrer dans cet Accord tous les griefs qu’ont les États-Unis contre l’Iran, mais ça ne tient pas la route du point de vue du droit international. Il a été signé en juillet 2015 puis confirmé par une résolution des Nations unies du Conseil de sécurité et donc par un président américain.

Il ne faut également pas oublier qu’il y a eu tout un processus : si l’Iran ne respecte pas ses obligations, de nombreuses procédures automatiques de sanctions sont prévues. Cependant, force est de constater que l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) confirme que l’Iran respecte bien l’Accord. C’est là que se dévoile le caractère quasiment illégal de ce que demande Trump. Il y aurait alors le sentiment que n’importe quel accord ou traité multilatéral peut être balayé du jour au lendemain.

Les États-Unis porteraient de lourdes séquelles en termes de crédibilité. Sans compter qu’ils font face à une crise sur le nucléaire nord-coréen. S’il abandonne l’Accord, leur crédibilité sur le dossier nord-coréen serait nulle.

En faisant beaucoup de gesticulations diplomatiques et en rajoutant en parallèle des sanctions contre l’Iran, Donald Trump accroît l’incertitude avec les entreprises étrangères qui veulent travailler avec l’Iran. Cela consisterait à ce que l’Iran ne tire pas de bénéfices économiques et éventuellement cela pourrait déboucher sur une réaction iranienne du type « si les bénéfices de cet accord ne sont pas perceptibles et bien autant en sortir ».

L’objectif des États-Unis serait d’amener l’Iran à hausser le ton, puis à la faute. Ils sont contre l’Accord mais ils savent très bien que la crédibilité de leur pays peut être engagée s’ils s’en retiraient les premiers. En limitant les bénéfices économiques de l’accord, ils poussent l’Iran à s’en retirer sans prendre le risque de le faire unilatéralement.

Quelles sont les positions des autres acteurs de l’Accord (Plan d’action global commun), notamment l’Union européenne, et les enjeux d’une rencontre des ministres des Affaires étrangères prévue à Bruxelles le 22 janvier prochain ?

Ils tiennent tous à cet Accord, et il n’est certainement pas prévu de le renégocier. Du côté européen, les positions françaises, anglaises et allemandes sont très claires. Après l’interrogation porte sur la capacité des Européens à maintenir ce discours de fermeté sur la durée. L’Europe pourrait éventuellement ouvrir d’autres canaux de discussions annexes à l’Accord pour éventuellement « calmer » Donald Trump, notamment sur le programme balistique ou le rôle de l’Iran dans la région.

Cependant un tel scénario paraît très peu probable, car l’Europe n’a aucun intérêt à jouer les intermédiaires entre l’Iran et les États-Unis. Elle doit penser ses intérêts propres en continuant d’approfondir sa normalisation des relations avec l’Iran. Cette position d’intermédiaire entre Téhéran et Washington n’est pas souhaitable et est même risquée, car cela pourrait conduire à un affaiblissement diplomatique de l’Union européenne vis-à-vis de l’Iran.

Les franges les plus conservatrices du régime accusent déjà les Européens d’être le cheval de Troie des États-Unis. Or, si l’on est majoritairement apprécié dans le pays, c’est avant tout parce que la politique étrangère française est jugée indépendante par rapport aux Américains.

Si l’Iran ne compte pas remettre en cause son programme de missiles pour des questions de souveraineté nationale, les gardiens de la Révolution seraient par exemple ouverts à une discussion sur la portée. Certes, cela ne mènerait pas à un nouvel accord, mais à une potentielle entente dans ce domaine entre les Iraniens et les Européens.

Cette menace de renégociation ou de sortie unilatérale par les États-Unis n’affaiblit-elle pas davantage les réformateurs iraniens vis-à-vis des clans les plus hostiles à l’Accord ? Un cadre propice à d’éventuelles discussions sur ce dossier peut-il se dessiner en Iran ?

Il est encore trop tôt pour anticiper ce que sera la position américaine dans 3 mois. S’il y a un retrait unilatéral des États-Unis comme sur d’autres dossiers multilatéraux, cela affaiblira considérablement la crédibilité de leur diplomatie. Cela serait d’abord un coup de boutoir porté à leur encontre.

Concernant l’Iran, qu’il s’agisse des modérés ou des conservateurs, il ne faut pas grossir les traits des positions de chacun sur ce dossier. Tous les clans tiennent en réalité à cet Accord pour la simple et bonne raison qu’il a été ratifié et qu’il est à l’heure actuelle toujours respecté.

Concernant les réactions iraniennes, elles ne sont pas encore connues. Ceci étant, le 1er conseiller de Rohani a annoncé qu’il existait « un plan B ». Sur le plan international, il est clair que cela mettrait l’Iran en position de force, car les USA sortiraient de l’accord sans raison objective.

Dans un tel scénario, la position de l’Europe serait déterminante, l’enjeu serait sa capacité à maintenir l’Accord, ce qui serait une bonne politique.

Si la situation actuelle devait déboucher sur une crise, Rohani devrait faire face au clan des « durs » qui auront beau jeu de dénoncer le fait que l’accord n’aura rien apporté aux pays sur le plan économique et que les États-Unis n’ont jamais été dignes de confiance.

Il pourrait néanmoins résister à ces attaques, car la position américaine apparaitrait comme totalement caduque sur le plan du droit international tout en montrant les bénéfices économiques de l’Accord et l’intérêt de le maintenir. Il faut également prendre en compte le large soutien de la population envers sa politique de normalisation. Les Iraniens sont également conscients du poids des sanctions américaines dans la morosité de la conjoncture économique et sociale.

Néanmoins, une orientation privilégiée pour le maintien de l’Accord passerait par un approfondissement des relations économiques avec l’Iran avec l’assurance que les sociétés européennes peuvent y faire des affaires sans courir le risque de sanction ce qui est actuellement très compliqué.

Tokyo renforce sa défense antimissile face à Pyongyang

Fri, 12/01/2018 - 11:23

Le projet de budget japonais pour l’année fiscale 2018-2019 approuvé fin décembre en conseil des ministres est marqué par un niveau de dépenses militaires record sur fond de tensions liées à la Corée du Nord.

Le poste de la défense, en hausse pour la sixième année consécutive, augmente de 1,3 % et se monte à 5 190 milliards de yens (38,6 milliards d’euros). Au sein de ce budget militaire, le poste le plus important, d’un montant de 137 milliards de yens (1 025 milliards d’euros), vise à renforcer la défense de l’archipel contre une éventuelle attaque de missile balistique de la Corée du Nord. En effet, même si en ce début d’année on observe un rapprochement entre les deux Corées – rapprochement très modeste puisqu’il porte sur la réunion des familles séparées par la division Nord-Sud et sur la participation d’athlètes nord-coréens aux Jeux olympiques d’hiver qui se tiendront en février en Corée du Sud -, le Japon est sur ses gardes après deux années qui ont vu Pyongyang procéder à trois essais nucléaires et de nombreux lancements de missiles balistiques, dont certains sont passés au-dessus du Japon. Fin novembre, le régime communiste a ainsi testé un nouveau missile balistique intercontinental (ICBM) qui s’est abîmé en mer du Japon.

Face à ces menaces, le Japon va acheter un système d’interception de portée plus longue, le SM-3 Block IIA, procéder à une modernisation des batteries de missiles Patriot qui sont la dernière ligne de défense contre des ogives arrivant sur le pays, et lancer les préparatifs pour la construction de stations de radars Aegis. La proposition de construire deux batteries Aegis Ashore (donc terrestres, à la différence des systèmes Aegis déployés sur des destroyers que le Japon possède déjà) développées par Lockheed Martin, approuvée en décembre dernier par le Cabinet japonais, coûtera au minimum 2 milliards de dollars (1,67 milliard d’euros) et ce système ne sera pas opérationnel avant 2023 au plus tôt, ont cependant indiqué des sources proches de ce projet en décembre dernier.

Le gouvernement américain encourage néanmoins ces acquisitions, étant le principal allié du Japon par le Traité de sécurité de 1951, modifié en 1960. Lors de sa visite officielle au Japon début novembre, le président américain Donald Trump avait exhorté le Japon à se réarmer pour se protéger en achetant de préférence du matériel militaire américain. « C’est beaucoup d’emplois pour nous (les États-Unis) et beaucoup de sécurité pour le Japon », avait-il déclaré. Le gouvernement japonais envisage aussi de se doter de missiles américains de croisière d’une portée d’environ 900 kilomètres, capables d’atteindre la Corée du Nord. Une enveloppe de 2 200 milliards de yens (1 839 milliards d’euros) est prévue à cette fin pour lancer l’acquisition de ces missiles capables de frapper des sites militaires du « royaume ermite » (surnom parfois donné à la Corée du Nord tant ses dirigeants se comportent en empereurs tout puissants et en dynastie). Il s’agirait de dissuader Pyongyang qui continue ses tests de missiles balistiques malgré les tensions internationales. Cependant, acheter de telles armes offensives risque de faire débat au Japon, car la Constitution pacifiste du pays – par son article 9 -, depuis 1947, lui interdit de recourir à la guerre pour régler les différends internationaux.

Néanmoins côté américain, la vente de missiles défensifs avance. Le département d’État a demandé mercredi 10 janvier 2018 d’approuver la vente pour 133 millions de dollars (111 millions d’euros) des quatre missiles et du matériel connexe, qui peuvent être lancés par des destroyers en mer ou à partir d’un système terrestre. La vente des missiles antibalistiques, produits par Raytheon Co. et BAE Systems, poursuit « l’engagement du président Donald Trump à fournir des capacités défensives supplémentaires aux pays alliés menacés par le comportement provocateur de la République populaire de Corée du Nord », a déclaré mardi 9 janvier un responsable du département d’État, indique le Japan Times.

Néanmoins, cette ambition de renforcer la capacité défensive et notamment antimissile du Japon risque rapidement de se heurter aux limites budgétaires. L’ambition du Premier ministre japonais Shinzo Abe de renforcer la défense du pays et de renforcer son assise internationale se heurte aux problèmes budgétaires croissants en raison du vieillissement accéléré de la population qui se réduit chaque année. Quelque 27 % de la population nippone a plus de 65 ans, proportion qui va s’accroître à l’avenir. Cela va peser sur les jeunes générations de plus en plus réduites qui auront de plus en plus de mal à financer les dépenses sociales et de retraite. Pour 2018, le gouvernement prévoit que le déficit budgétaire primaire s’élèvera à 10,4 milliards de yens (870 millions d’euros) et le pays est le plus endetté parmi les pays riches de la planète. Takuya Hoshino, économiste chez Dai-ichi Life Research estime qu’ « il est vraiment temps de  travailler sur les questions de santé dans le budget ». La nation doit aborder fondamentalement le problème démographique, estime-t-il. Il est donc fort probable à l’avenir qu’il sera de plus en plus difficile de financer les dépenses de défense même si la défense antimissile restera une priorité. Le Japon continuera de compter très largement sur son allié américain avec lequel il coopère pour développer de nouveaux missiles antimissiles.

 

Tunisie : « La contestation actuelle est un rappel à l’ordre des engagements pris durant la révolution »

Fri, 12/01/2018 - 10:26

Ce n’est pas la première fois qu’une vague de contestation secoue la Tunisie depuis la révolution de 2011. Ces regains de tensions réguliers sont-ils le symptôme d’une crise profonde ?

Depuis le soulèvement populaire, né en décembre 2010, la chute de Ben Ali et la transition démocratique qui s’en est suivie, la Tunisie n’a jamais véritablement connu d’état de grâce. Si la situation sécuritaire s’est globalement améliorée (l’état d’urgence est en vigueur depuis novembre 2015 et la dernière attaque de grande ampleur remonte à mars 2016), la Tunisie vit sous une tension politique et sociale continue, bien que latente et diffuse.

Jusqu’à présent, on assistait à des crises liées à des réalités locales, qui donnaient lieu à des manifestations ou à des mobilisations et des grèves sporadiques. On peut citer la crise sociale de fin 2016, qui avait déjà donné lieu à des manifestations contre le fléau du chômage frappant une jeunesse — y compris diplômée — désœuvrée, et qui avait conduit les autorités à décréter un couvre-feu nocturne dans tout le pays.

Derrière la succession et la démultiplication de ces manifestations, se traduit un mal plus profond, plus global, qui fait écho au sentiment qui s’était déjà exprimé au moment de la révolution. L’appel à « la dignité » est toujours à l’ordre du jour…

Le mouvement actuel se différencie-t-il des précédents ?

Nous assistons à un mouvement d’une ampleur et d’une intensité plus importantes. La tension et la contestation sociales semblent avoir atteint un niveau paroxystique, un point de rupture. Ce mouvement s’est cristallisé autour de l’adoption de la loi de finances 2018. Celle-ci prévoit l’augmentation de la TVA et donc du coût de la vie, mais aussi la création de nouvelles taxes. Le gouvernement amplifie sa politique d’austérité, alors que le pays est déjà marqué par une inflation galopante, qui a dépassé 6 % fin 2017.

Or, le gouvernement est comme pris en étau. D’un côté, la situation des finances publiques a placé le pays dans une position de dépendance à l’égard du Fonds monétaire international, qui a conditionné sa dernière ligne de crédit de 2,4 milliards d’euros sur quatre ans à la lutte contre le déficit public. De l’autre, les appels officiels à la patience et aux restrictions ne sont plus audibles.

Non seulement les couches populaires comme la classe moyenne sont confrontées à un coût de la vie qui dégrade leur condition — alors que la révolution devait l’améliorer —, mais elles ont l’impression de subir la pression fiscale accrue d’un Etat inefficace.

A la différence des précédentes crises, ancrées localement, le mouvement est cette fois d’une ampleur nationale et touche l’ensemble du territoire, des villes défavorisées de l’intérieur du pays à certaines villes du littoral, y compris les banlieues populaires de la capitale, Tunis.

Le mouvement revêt-il un caractère politique ?

Si le mouvement s’est cristallisé sur la loi de finances défendue par le gouvernement en place, c’est l’ensemble de la classe politique qui est mise en accusation. Pour au moins deux raisons : l’impuissance des politiques en général, et celle des gouvernements successifs en particulier, qui n’ont pas relevé le défi de la lutte contre la corruption et de la justice sociale et territoriale.

De plus, la classe politique donne l’impression d’ignorer la gravité de la situation, le degré de dégradation de la condition de la population. Une ignorance ou une indifférence qui contraste avec l’attention portée par ces mêmes acteurs aux jeux d’appareils et autres calculs électoraux. Ce décalage nourrit le profond sentiment de désenchantement démocratique et de défiance politique, que ressentent l’écrasante majorité des Tunisiens.

Y a-t-il une désillusion par rapport aux revendications portées durant la révolution ?

Les événements actuels prouvent que les revendications de progrès social exprimées avec force en 2010-2011 ne se sont toujours pas concrétisées. Elles restent d’actualité, sept ans plus tard. La jeunesse demeure désœuvrée, y compris parmi les diplômés de l’enseignement supérieur (avec un taux de chômage autour de 30 %).

Pire, le sentiment général consiste à voir la révolution comme le point de départ, si ce n’est l’origine, d’une dégradation de l’économie du pays, comme de la condition individuelle. Toutefois, la crise actuelle n’est pas animée par un mouvement réactionnaire, appelant à un retour de l’ancien régime et de sa figure tutélaire, Ben Ali. La désillusion porte plutôt sur l’absence de toute équation entre avancées démocratiques et progrès social.

Il s’agit donc d’un rappel à l’ordre des politiques quant aux engagements pris durant la révolution. Et ce n’est pas pour rien que le mois de janvier, autour de l’anniversaire de la chute de Ben Ali, est traditionnellement une période de mobilisation sociale : cela traduit bien une déception par rapport aux attentes qu’a soulevée la révolution.

Ce mouvement peut-il remettre en cause le processus de transition démocratique ?

Le processus de démocratisation reste long et difficile et la question sociale pèse comme une épée de Damoclès sur la transition. Jusqu’à récemment, la priorité de l’agenda politique était de nature sécuritaire, ce qui a conduit le pouvoir à minorer l’enjeu social. Il en paye le prix. L’état d’urgence n’est plus tant sécuritaire que social. Le pouvoir doit redéfinir son propre agenda et ses priorités stratégiques.

Pour autant, personne n’a intérêt à voir la situation se dégrader. Le mouvement de contestation actuel n’a de toute façon pas de leader charismatique, pas de structure partisane qui puisse l’orienter ou le contrôler… La principale centrale syndicale du pays, l’UGTT, reste prudente, précisément parce qu’elle a peur de voir basculer ce mouvement dans une forme de dérive anarchique incontrôlable.

La situation pourrait s’envenimer si le pouvoir politique et les forces de sécurité cédaient au vieux réflexe de la répression massive et aveugle, ou bien si le gouvernement persistait dans son absence de dialogue : les Tunisiens sont exaspérés par le discours d’austérité. Un geste politique pourrait consister à proposer une loi de finances complémentaire qui corrige le niveau d’augmentation de la TVA, voire supprime certaines taxes créées. En cela, cette crise sociale représente aussi un test majeur sur le savoir-faire politique du pouvoir en place.

Propos recueillis par Camille Bordenet pour Le Monde

Tunisie : 7 ans après la « Révolution de jasmin », d’une contestation à une autre ?

Fri, 12/01/2018 - 10:19

Les soulèvements populaires qui touchent la Tunisie en ce début d’année sont les plus importants depuis la chute de Ben Ali et révèlent les inachevés de la transition démocratique. Si la Révolution de 2011 avait permis aux citoyens tunisiens d’accéder à l’exercice de leurs droits civiques, la situation sur le plan économique et social met à mal les exigences de la population en termes d’amélioration des conditions de vie. Parallèlement, la coalition gouvernementale, en raison d’une situation budgétaire défavorable, n’a pas les marges de manœuvre nécessaires lui permettant de répondre à ces revendications. Pour nous éclairer, le point de vue de Béligh Nabli, directeur de recherche à l’IRIS.

Quelles sont les causes de la contestation qui frappe actuellement la Tunisie ?

La tension sociale perdure en Tunisie depuis la chute de Ben Ali et le début de la transition, le pays a été traversé par des vagues continues de manifestations, de grèves. Le mouvement actuel est néanmoins d’une autre ampleur et intensité.  Il exprime à l’échelle nationale le sentiment de « ras-le-bol » généralisé qui traverse l’ensemble de la société et du territoire national.

Les raisons profondes qui ont poussé et suscité le soulèvement populaire de 2011 perdurent et demeurent intactes parmi la population tunisienne, particulièrement l’amélioration du niveau de vie. Le mécontentement vient du fait que l’exercice des nouveaux droits politiques par les citoyens ne s’est pas accompagné d’une amélioration des conditions économiques et sociales.

Le fait que ces déceptions et frustrations s’expriment actuellement et qui plus est, à quelques jours du 7e anniversaire de la chute de Ben Ali, n’est pas fortuit. C’est l’adoption de la loi de finances de 2018 qui a agi comme un catalyseur.  Celle-ci prévoit notamment une augmentation de la TVA qui se répercutera sur le coût de la vie.

Quel est l’état socio-économique du pays ? Les revendications illustrent-elles les difficultés de la transition démocratique depuis ce que l’on a appelé « La Révolution de Jasmin » ?

Sur le plan macroéconomique, la conjoncture est très délicate. La Tunisie souffre d’un déficit public important, la dette publique atteint les 70% du produit intérieur brut et le chômage officiel qui est à 15% au niveau national grimpe à 30% chez les jeunes diplômés. A cela s’ajoute une inflation très forte à 6,5% à la fin de l’année 2016. Enfin, la monnaie nationale – le dinar tunisien – a connu une dévaluation de près de 30% de sa valeur par rapport à l’Euro en 2 ans. Cela a pour conséquence une hausse du coût des importations et une balance commerciale agricole déficitaire. Dans la vie quotidienne des Tunisiens, il s’agit d’un renchérissement direct des produits de première nécessité.

Or, le gouvernement n’a absolument pas les moyens financiers de mener une politique contracyclique ou plus communément appelée keynésienne. Il ne peut donc pas répondre aux demandes sociales de ses citoyens. Cette absence de latitude budgétaire est assumée par une politique d’austérité en contrepartie d’une aide conditionnée de près de 2,4 milliards d’euros du Fonds monétaire international. Cet argent sert à la résorption de la dette publique et des déficits.

On a donc une coalition gouvernementale qui est prise en étau entre d’un côté une société civile de plus en plus exigeante et dont l’insatisfaction à l’égard de la politique économique et sociale croît avec les gouvernements successifs et, de l’autre, un état des finances publiques qui ne permet pas de satisfaire de telles revendications.

Cette conjoncture peut-elle mener à une instabilité politique et sécuritaire ?

Sur le front sécuritaire, la situation s’est améliorée ces dernières années, le pays n’ayant pas connu d’attentats terroristes majeurs contrairement aux années précédentes, notamment en 2015. Il est vrai que l’état d’urgence a été prorogé, mais, parallèlement, l’appareil sécuritaire se révèle plus efficace qu’à une certaine époque. Cela s’est notamment traduit par un rebond du secteur touristique en 2017, rare indicateur au vert du pays. Mais, à l’inverse, il ne faut pas interpréter cette donnée positive comme la résultante d’une stabilisation politico-sécuritaire généralisée à l’ensemble du pays.

Actuellement, c’est plutôt l’instabilité économique et sociale qui pourrait engendrer finalement les ferments d’une déstabilisation politique. Ces ferments pourraient être alimentés par l’absence d’une véritable alternative politique présentée aux Tunisiens lors des prochaines échéances électorales, avec les élections municipales au premier semestre 2018 et les présidentielles en 2019.

Le mouvement Ennahdha participe à la coalition gouvernementale actuelle et est en partie lié à la politique menée. Quant à Nidaa Tounes, le parti majoritaire, il est divisé sur la politique menée et ne fait pas œuvre d’un fervent soutien à l’action du gouvernement. Elément encore plus illustratif de la situation confuse, le syndicat majoritaire, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ne soutient pas vraiment cette mobilisation sociale et ce basculement vers la contestation. Pour les acteurs institutionnels, la Tunisie s’est engagée dans un processus qui doit l’amener à stabiliser et équilibrer ses finances publiques. Cet objectif fixé comme prioritaire ne laisse pas vraiment de marge au pouvoir politique.

 

 

 

 

 

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