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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 6 days ago

« Guerres humanitaires ? Mensonges et intox » – 3 questions à Rony Brauman

Mon, 26/02/2018 - 17:15

Rony Brauman est médecin, ancien président de Médecins sans Frontières (MSF) de 1982 à 1994. Directeur de Recherche à la Fondation MSF et professeur à l’université de Manchester (HCRI), il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Guerres humanitaires ? Mensonges et intox », aux éditions Textuel.

Comment expliquer que la première des guerres humanitaires (Somalie, 1992) est venue considérablement aggraver une situation qui n’était pas si désespérée ?

La situation était très dégradée, le conflit ayant provoqué des déplacements massifs de population, en proie à la famine, que les quelques organisations humanitaires présentes sur le terrain tentaient d’assister. Les images de cette catastrophe ont surgi sur les écrans durant l’été 1992, montrant des scènes de désolation qui, si elles n’étaient pas fabriquées, ne reflétaient pas la situation d’ensemble du pays. De même que n’étaient pas inventées les attaques de convois de vivres ni la violence des groupes armés qui se disputaient l’accès au pouvoir.

Pour autant, contrairement à ce qui était souvent dit, l’assistance n’était pas impossible. C’est ce que démontrait l’action des organismes d’aide à pied d’œuvre dans le pays, et qui réclamaient à cor et à cri une intensification de l’aide alimentaire. Nous estimions[1] qu’il fallait amplifier les apports d’aide alimentaire, quitte à en laisser une partie aux mains des groupes armés ; il fallait les organiser de manière régulière et prévisible de façon à en faire chuter la valeur et donc dépouiller ces vivres de leur intérêt marchand. Nous pensions, et je continue de le croire, qu’il s’agissait de la bonne réponse à l’insécurité et aux attaques de convois.

Mais ce pragmatisme n’avait, semble-t-il, pas droit de cité face au dispositif hésitant des Nations unies : leurs émissaires sur le terrain affirmaient, ignorant les opérations d’aide en cours, que les conditions de sécurité interdisaient le déploiement des aides. De même, les tentatives de négociations menées par le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies n’étaient pas soutenues par la hiérarchie et ont été disqualifiées afin de privilégier l’option sécuritaire. Au lieu d’envoyer de la nourriture rapidement, on a préparé le terrain à un déploiement militaire qui a eu lieu des mois plus tard, décalé par rapport à l’urgence, et qui a été lui-même happé dans le conflit.

Les guerres humanitaires ne sont-elles qu’une formidable affaire de communication ?

La communication en est une dimension primordiale, puisque leur intitulé même est une affaire de communication. Pour la Somalie par exemple, il s’agissait pour le Secrétariat général de l’ONU de promouvoir le projet et de se donner des moyens militaires de gestion de crises internationales. Ceux-ci étaient prévus par la charte, mais avaient jusqu’alors été neutralisés par la guerre froide et ses vétos automatiques. En imposant une vision sursimplificatrice de la crise en Somalie – des enfants affamés condamnés à mort par des miliciens barbares qu’il fallait mettre hors d’état de nuire, Boutros Boutros-Ghali pensait sans doute agir pour le renforcement du multilatéralisme. L’objectif n’était pas honteux, loin de là, mais sa mise en œuvre a considérablement retardé la marche des secours, sans même parler de la catastrophique dérive militariste qui a coûté de nombreuses vies.

Et que dire de notre dernière « guerre humanitaire » en Libye, sinon qu’elle fut le règne du mensonge ? Là encore, le bellicisme se travestissait en sauvetage, mais d’une manière plus caricaturale : je montre dans mon livre la succession de mensonges franco-qataris qui ont conduit à la guerre et qui ne le cèdent en rien à ceux proférés par les Américains pour justifier l’invasion de l’Irak en 2003. J’ajoute qu’aujourd’hui encore, je suis sidéré par la passivité, voire la docilité, avec laquelle les allégations de massacres ont été relayées, sans vérification, sans recoupement, par une grande partie de la presse et de la classe politique en France. À quand une commission d’enquête parlementaire sur cette guerre, comme l’ont fait les Britanniques ?

Vous dîtes refuser le pacifisme. Comment, dès lors, définir des guerres légitimes ?

Je ne suis pas pacifiste, en effet. Avant tout parce que je crois qu’il est légitime de recourir à la force pour se défendre en cas d’attaque, mais aussi parce je pense qu’il existe des situations qui appellent à l’usage de la violence pour prévenir de violences plus grandes encore. C’est ici que les critères de la « guerre juste » peuvent aider à y voir plus clair.[2] On voit qu’en Somalie, on peut considérer comme satisfaits les trois premiers critères, mais que les deux derniers, les plus importants à mes yeux, ne le sont pas. Rien de sérieux n’a en effet été tenté pour offrir une alternative à l’usage de la force ; et les objectifs de cette intervention armée sont rapidement devenus irréalistes et vagues, allant jusqu’à la « construction étatique » (state building), ce qui était un irrémédiable passeport pour l’échec.

Reste que prévenir ou enrayer un massacre peut demeurer une cause juste et que l’on a vu des situations où des forces extérieures ont joué un rôle positif : au Timor oriental (1999), en Sierra Leone (2002), et dans une moindre mesure, au Kosovo (1999). Dans ces diverses situations, on peut dire que la situation après intervention est préférable à celle d’avant. Bien que très différents, ces trois cas présentent des similarités éclairantes : il y a un gouvernement en place, ou prêt à s’installer, le territoire est exigu, les buts de l’intervention armée extérieure sont limités et précis. À défaut de pouvoir parler de guerres « justes », on peut tout de même les qualifier de « justifiables ». Ce n’est certainement pas le cas pour la Libye : la cause était fabriquée, toute tentative de médiation était immédiatement disqualifiée et les chances de succès étaient d’emblée nulles, si l’on veut bien se rappeler que l’on n’installe pas un État de droit avec des missiles.

[1] Je parle ici notamment du CICR, de World Vision et de MSF, trois organisations aux méthodes sensiblement différentes.

[2] Ils sont au nombre de cinq : une cause juste, une autorité légitime, une réponse proportionnée, la force comme ultime recours et des chances raisonnables de succès.

Hybridation criminelle : quand les organisations criminelles utilisent l’action humanitaire comme stratégie de légitimation

Fri, 23/02/2018 - 12:25

Une organisation criminelle est dite « hybride » lorsqu’elle est en capacité de présenter différents visages[1]. Elle ne se limite pas à ses activités criminelles, et s’investit dans des actions plus légales et légitimes, telles que des activités financières, commerciales, politiques, sociales ou humanitaires. Le Hamas, par exemple, possède une branche politique, une branche sociale et une branche armée qui est qualifiée d’organisation terroriste par l’Union européenne depuis 2001. L’organisation a longtemps bénéficié d’une distinction entre ses différentes branches jusqu’à ce que des liens soient reconnus et que l’organisation dans sa totalité soit inscrite sur la liste des organisations terroristes de l’UE en 2003. Pablo Escobar s’était également servi de cette hybridation, en mêlant le trafic de drogues avec le développement de plans sociaux à Medellín et l’intégration dans la vie politique colombienne[2]. Aujourd’hui, c’est Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et présente au Yémen, qui se sert de la reconstruction d’infrastructures et du soutien à la population pour étendre son influence au-delà de ses activités criminelles[3]. La forme d’hybridation qui nous intéresse ici, est l’association d’activités criminelles avec des activités sociales ou humanitaires. Véritable stratégie de légitimation, il est essentiel de comprendre son fonctionnement et son intérêt si l’on veut lutter contre l’enracinement et la propagation de ces acteurs criminels dans les sociétés.

L’opacité provoquée par cette hybridation rend la définition et la catégorisation de ces acteurs complexes et difficiles. Le Hezbollah, par exemple, est-il un parti politique, une organisation caritative ou une organisation terroriste ? L’Union européenne n’a inscrit que la branche armée du Hezbollah dans sa liste d’organisations terroristes, contrairement aux États-Unis qui considèrent que l’organisation dans son ensemble est terroriste[4].

En s’investissant sur différents plans, tels que la lutte armée, la vie politique, la reconstruction sociale ou des activités commerciales, les acteurs non-étatiques sont en mesure de brouiller les frontières entre leurs activités criminelles et leurs activités plus légitimes, de se positionner en tant qu’acteurs politiques légitimes, et/ou de s’enraciner durablement au cœur des sociétés en créant, ou en conservant, une base sociale. La légitimité populaire apporte pouvoir et soutien aux acteurs qui l’obtiennent : une base sociale permet notamment à un acteur non-étatique (agissant dans la légalité ou non) d’acquérir un poids face aux États et autres acteurs politiques.

L’action sociale-humanitaire devient alors un atout stratégique. Elle permet à une organisation de créer un contact direct et positif avec les populations, utilisant ce que Joseph Nye appelle le soft power. Construire ou réhabiliter des infrastructures culturelles, sportives, sanitaires, ou des infrastructures routières permet d’améliorer sensiblement les conditions de vie des populations. Lorsque l’action est ciblée dans des quartiers, des zones ou des régions habituellement délaissées par les autorités étatiques, elle permet à l’acteur non-étatique de prendre la place de l’État providence et de concurrencer, voire de défier sa légitimité. L’acteur non-étatique qui réussit à tisser un réseau de solidarité et de communication loin du regard de l’État peut aboutir à la création d’une véritable société parallèle, régulée par ses propres lois, comme le font les mafias. En intervenant dans des situations de crises, de guerre, ou de catastrophe naturelle, l’acteur non-étatique peut également gagner la confiance des populations et, par sa seule intervention, mettre en lumière l’absence ou la faiblesse de l’intervention étatique. En 2011, après le tremblement de terre au Japon, ce sont les Yakuza qui ont fourni les premiers secours et acheminé les fournitures nécessaires aux habitants de certaines régions isolées, plusieurs jours avant l’arrivée de l’État[5]. De plus, en infiltrant une société par le moyen de l’action sociale, une organisation criminelle devient plus résistante aux pressions de l’État ou d’autres acteurs internationaux.

L’action humanitaire, pour des acteurs criminels qui aspirent à être reconnus comme des acteurs étatiques, est également un moyen de démontrer leur capacité de gouvernance, à la fois au niveau local et international. En se positionnant comme un acteur responsable, capable de gérer, protéger et gouverner des populations, là où l’État souverain ne le fait plus, l’organisation criminelle plagie les acteurs politiques traditionnels, et se construit une identité légitime. Si Daech gère des écoles, développe les systèmes de transports, ouvre des bureaux de plaintes, et redistribue de la nourriture en Syrie[6], c’est bien pour y acquérir une légitimité qui lui fait défaut. AQPA a même réussi à se positionner comme défenseur des populations, en se retirant de la ville de Mukalla au Yémen, dans le but d’épargner à ses habitants un combat imminent[7]. En se présentant comme des organisations capables de respecter certaines règles du droit international (dont le droit humanitaire), les organisations criminelles revendiquent une place dans la communauté des acteurs des relations internationales, réclamant le droit d’être traité comme tels.

Pour les guérilleros, le changement social n’est pas un moyen, mais une finalité. Che Guevara définissait un guérillero comme un réformateur social, qui, n’ayant pas réussi à atteindre son but de manière légale et pacifique, s’engage sur une voie violente[8]. Or, en utilisant la violence, le guérillero risque de s’aliéner la population qu’il entend soutenir. Il devient donc essentiel pour lui d’allier sa lutte armée avec des actions sociales et humanitaires. En retour, le soutien de la population lui permet de se cacher, de s’informer, et de trouver des ressources (économiques, matérielles et humaines). L’action sociale est également un moyen efficace de propagation idéologique. Pour les acteurs criminels qui ont des visées politiques et une identité idéologique, leur présence au sein de structures éducatives ou culturelles (sportives, artistiques ou religieuses) leur permet de transformer les agents de socialisation en véritable cheval de Troie. Enfin, dans des sociétés où la liberté politique est restreinte, les acteurs criminels, en se présentant comme des acteurs sociaux et culturels souterrains, deviennent un support favorable à l’expression des frustrations et colères ressenties par les populations, ce qui leur permet par la suite de canaliser ces griefs au profit de buts politiques.

Malheureusement, trop peu souvent abordée par les théoriciens des relations internationales, ou reléguée à l’état d’anecdote, l’hybridation des organisations criminelles et terroristes, plus spécifiquement dans le domaine du social et de l’humanitaire, est pourtant un mécanisme essentiel à comprendre et approfondir en vue de développer des stratégies globales de lutte contre le terrorisme et la criminalité. Plus les acteurs non-étatiques se développeront à travers l’hybridation, plus une analyse et une approche pluridisciplinaires et pluridimensionnelles seront indispensables. La dimension sociale d’un conflit ne se limite plus seulement au champ des causes, mais entre dans celui de la stratégie in bello. Il serait dommage de ne pas y prêter attention.

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[1] Voir la définition de Boaz Ganor, The hybrid terrorist organization and incitement”, p. 14, in “The changing form of incitement to terror and violence: the need for a new international response”, Jerusalem Center for Public Affairs, 2011.
[2] Villegas Diana, « Le pouvoir de la mafia colombienne des années 1980 et 1990 », Pouvoirs, janvier 2010, n° 132, pp. 77-90.
[3] Elizabeth Kendall “How can al-Qaeda in the Arabian Peninsula be defeated?”, Washington Post, 3 mai 2016.
[4] Inscrit depuis 1997 sur la liste des Foreign Terrorist Organizations.
[5] Bouthier, Antoine « La reconstruction après le séisme, un enjeu pour la mafia japonaise », Le Monde.fr, 25 mars 2011.
[6] Abis, Sébastien, « La subsistance alimentaire, une arme de Daech », La Croix, 15 avril 2016.
[7] Elizabeth Kendall “How can al-Qaeda in the Arabian Peninsula be defeated?”, Washington Post, 3 mai 2016.
[8] Ernesto Che Guevara, Guerrilla warfare, BN publishing, p.31.

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Cet article est basé sur le mémoire réalisé par Isabelle Kemmel-Noret sur « L’action humanitaire comme stratégie de légitimation : le cas de l’utilisation politique et sociale de l’action humanitaire par les acteurs non-étatiques » (sous la direction d’Olivier Baconnet), dans le cadre de son année d’études à IRIS Sup’ en Management humanitaire (parcours stratégique).

Lutte contre l’argent sale : enjeux et moyens

Fri, 23/02/2018 - 11:37

Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS, et Carole Gomez, chercheuse à l’IRIS, répondent à nos questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage « Argent sale. À qui profite le crime ? (Eyrolles) :
– De quelle manière “l’argent sale”, problématique interne aux États est-il devenu un enjeu géopolitique ?
– L’expression “Too big to fail” popularisée à la suite de la crise des subprimes en 2008, est-elle devenue une prime à l’impunité pour les grands établissements financiers en matière “d’argent sale” ?
– Quels sont les moyens déployés en matière de lutte contre les paradis fiscaux par les États et les organisations internationales ?
– Comment les sociétés civiles se sont progressivement saisies de la question de “l’argent sale” afin qu’elle devienne une thématique citoyenne transnationale ?

Oui nous enseignons la shoah normalement, non nos élèves ne sont pas massivement antisémites. Le faire croire est une faute morale et une injustice.

Fri, 23/02/2018 - 10:52

Le lundi 12 février, s’est tenu au Sénat un colloque organisé par l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) sur le thème : « Israël-Palestine : a-t-on le droit de contester la politique israélienne ? » À cette occasion, Nathalie Coste, professeure agrégée d’Histoire-Géographie au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie, nous livre le témoignage suivant. 

J’y ai été invitée par mon ami Pascal Boniface, qui se montre très attentif à ce que des paroles de praticiens de terrain soient entendues. C’est en effet en tant que professeure d’Histoire-Géographie d’un lycée de Mantes-la-Jolie que je suis intervenue, non pas sur la pertinence de contester en classe la politique israélienne, ce qui n’est pas l’objet de l’historien et de l’enseignant, mais pour témoigner de situations pédagogiques qui abordent la question dans le cadre des programmes institutionnels.

Ce matin-là, c’est mon expérience d’enseignante, qui est née et a grandi au Val Fourré, qui y enseigne et assure en même temps des conférences de méthode à l’Institut d’études politiques de Saint-Germain-en-Laye, qui trouvait sa place aux côtés de Rony Brauman et Isabelle Avran, dans une table ronde intitulée : Y a-t-il un mal français ? Autrement posée, la question aurait pu être : la France est-elle particulièrement perméable à l’antisémitisme et autres formes de racisme et quelles en seraient les expressions aujourd’hui ?

Je n’ai pas hésité à m’associer à cette réflexion car, comme de nombreux enseignants d’Histoire, je trouve insupportable la vulgate médiatique qui diffuse l’idée que la Shoah ne serait plus enseignée dans certaines classes, que les « questions sensibles » du programme liées au conflit israélo-arabe puis israélo-palestinien seraient phagocytées par des élèves antisémites face auxquels les professeurs renonceraient. Si je ne prétends parler que de mon humble expérience, et non au nom de tous les enseignants, notamment de collège, je peux cependant attester n’avoir jamais rencontré de difficulté à enseigner la Shoah, et encore moins de professeurs d’Histoire qui auraient accepté d’en rabattre sur leurs ambitions pédagogiques et scientifiques face à ce type de situation.

Je n’ai pas hésité à témoigner que nous sommes nombreux à ne pas reconnaître nos élèves dans la représentation fantasmée des jeunes de banlieue, présentés comme majoritairement et presque essentiellement antisémites dans certains médias, au demeurant peu présents sur les terrains dont ils se prétendent pourtant experts. Celle-ci est à la fois fausse et dangereuse, parce que participant d’une assignation identitaire mortifère sur des adolescents. Ces pratiques peuvent même finir par fabriquer chez certains jeunes des réflexes de mise en conformité avec l’image diffusée, par provocation, incompréhension ou dépit. Finirait-on donc par renforcer ce contre quoi on affirme lutter ?

J’ai ainsi naturellement exposé, depuis ma position et mon expertise, ce que je savais du supposé antisémitisme des jeunes de banlieue, sans angélisme, ni diabolisation, en rappelant seulement quelques faits et constats.

  • Cette affirmation n’est à ma connaissance ni avérée ni établie par des études scientifiques larges et solides, produites par l’Institution ou d’autres experts, et nous sommes plusieurs à nous réjouir que, par prévention, des programmes de lutte contre le racisme et l’antisémitisme aient été développés, comme ceux contre le harcèlement sexiste ou l’homophobie, sans que cela ne soit nécessairement « curatif ».
  • Beaucoup de nos élèves sont musulmans et nombreux sont instruits, à commencer par leur famille, souvent à l’origine d’une spiritualité respectueuse des religions du Livre et il n’est pas rare que, dans nos cours, ces élèves soulignent les passerelles et les proximités entre les trois religions monothéistes.
  • Nos lycéens sont des adolescents qui, comme de très nombreux adolescents, sont angoissés par l’état du monde et candidement épris de paix universelle. C’est souvent ce qui dicte leurs premières réactions face aux conflits contemporains. Peut-être, après tout, comme nous à leur âge ?
  • Beaucoup de nos élèves sont ignorants du conflit israélo-palestinien et manifestent, il est vrai, une curiosité plus aiguisée sur celui-ci que sur d’autres. Nombreux expriment en effet une empathie particulière et perceptible pour les Palestiniens qui agit comme un catalyseur identitaire. Les Palestiniens représentent souvent pour eux la figure de l’opprimé, une image sublimée qui entre en résonance (à tort ou à raison) avec la représentation de leur vécu de la relégation sociale et territoriale. Parce que ce sont des adolescents, il y a une forme de « fusion romantique » avec l’identité palestinienne, nourrie par les chaines arabes et les réseaux sociaux. Le Palestinien est aussi perçu comme celui que le monde arabe à trahi et abandonné. Une forme de « prolétariat géopolitique », en somme. Pour autant, cela ne conduit pas ces jeunes à développer une haine contre les juifs, mais plutôt une colère contre le gouvernement d’un État. Ce conflit est en effet le « mauvais objet » contre lequel une génération unifie sa rancœur, un peu leur « Vietnam ». Signalons de ce point de vue que cette réaction est fréquente chez des lycéens très différents, du jeune musulman du quartier, à l’enfant de la classe moyenne ou supérieure, chrétien ou athée, voire juif, de quartiers plus favorisés. J’ai entendu avec intérêt les mêmes remarques formulées par des étudiants de Sciences Po sur la politique israélienne.
  • Il est également vrai que nos élèves s’interrogent sur la forte présence de l’enseignement de la Shoah dans le parcours scolaire et, surtout, sur l’absence de temps consacré à d’autres génocides : arménien, khmer, rwandais. Ils ont parfois une impression d’un « deux poids deux mesures » sans pour autant délégitimer la place du premier dans les programmes. Ils ne comprennent simplement pas ce silence sur d’autres séquences historiques.
  • La question de l’impunité internationale face à la colonisation croissante des territoires occupés, ou l’absence de solution apportée par la diplomatie sur ce conflit qui dure, soulèvent de nombreuses incompréhensions et éloignent la jeune génération de la confiance dans le droit international. Cela nourrit à la fois une forme de dépit, de nihilisme (rien ne sert à rien) et de fatalisme devant la puissance, et parfois aussi la tentation du « complotisme », dont les ordonnateurs vont bien au-delà des seuls sages de Sion.

Pour toutes ces raisons je n’ai pas hésité à dire ce que nous faisons en classe d’Histoire avec nos élèves qui, pour peu que la relation de confiance soit bien installée avec leur enseignant, hésitent beaucoup moins qu’on pourrait le croire à venir vérifier auprès de nous ce qu’ils entendent de part et d’autre. Au fond d’eux, ils ont l’ambition de maîtriser un savoir afin de pouvoir argumenter face à des contradicteurs de « cage d’escalier » (et ce n’est pas méprisant de ma part, parce qu’il se mène souvent des conversations très engagées sur le monde actuel dans ces cages d’escalier).

Alors nous contextualisons, nous historicisons, avec rigueur et méthode. Nous déconstruisons patiemment les stéréotypes, nous produisons une compréhension politique du conflit, sur le long terme. Nous portons attention à l’usage des notions, nous les définissons, les circonscrivons, nous refusons les approximations et les réductions. Mais nous acceptons aussi d’écouter et de partir des représentations de nos élèves pour mieux les rectifier si nécessaire. Nous organisons des conférences, des rencontres avec des chercheurs, parfois même des acteurs de l’Histoire. Ces rencontres comptent parmi les plus beaux moments de ma vie professionnelle, comme cette chanson de rap écrite et produite par des garçons du quartier, touchés par le témoignage d’Ida Grinspan, ancienne déportée juive à Auschwitz, ou comme ces « merci , on comprend maintenant mieux et on sait qu’il ne faut pas dire n’importe quoi sur le conflit entre Israël et la Palestine », ou encore ces élèves enthousiasmés par la publication conjointe d’une femme rabbin et d’un imam (Delphine Horvilleur et Rachid Benzine). De tout cela, je n’ai vu aucune restitution médiatique, écrite ou filmée.

Certes, il y a incontestablement des actes antisémites intolérables et des paroles antisémites inadmissibles qui prennent appui sur le conflit israélo-palestinien pour espérer se légitimer. Chaque citoyen français doit se mobiliser contre ces violences de toute nature. Pour autant, les faire reposer sur des « ennemis de l’intérieur », jeunes en construction de surcroît, est non seulement injuste mais totalement irresponsable et contribue à creuser un fossé dans lequel d’aucuns veulent faire tomber le vivre ensemble.

Nathalie Coste est professeure agrégée d’Histoire-Géographie au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie, fortement mobilisée pour dénoncer le traitement très souvent réducteur, mal informé, voire mal intentionné, réservé aux banlieues et singulièrement du silence concernant l’intelligence collective qui s’exprime dans de nombreux établissements de quartiers populaires. Elle n’a eu par conséquent aucune réticence à rendre compte de son expérience de praticienne dans la manière dont la Shoah et le conflit israélo-palestinien sont enseignés ainsi que de la façon dont les élèves réagissent et s’approprient ces questions.

Heisbourg, Encel : la délation comme un art

Wed, 14/02/2018 - 10:46

On emploie des méthodes indignes quand on est à court d’arguments.

À la rentrée, la revue Foreign Affairs prit contact avec l’IRIS, par l’intermédiaire de l’auteur franco-américain Romuald Sciora, afin d’organiser début 2018 une conférence commune sur les relations franco-américaines à l’ère de Donald Trump. Cette revue est certainement la plus influente des revues trimestrielles en matière de relations internationales aux États-Unis et, au regard de la suprématie américaine dans le domaine du débat international sur les questions stratégiques, également dans le monde. Elle émane du Council on Foreign Relations, créé juste après la Première Guerre mondiale aux États-Unis par des opposants à la politique isolationniste qui avait conduit Washington à ne pas adhérer à la Société des Nations. Foreign Affairs, c’est le moins que l’on puisse dire, n’adhère pas à la ligne de D. Trump et souhaite une politique américaine plus engagée auprès de ses alliés. Elle effectue une tournée européenne, en coorganisant quatre conférences à Berlin, Londres, Bruxelles et Paris.

L’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), que je dirige, était ravi d’être contacté pour être leur partenaire français. Nous sommes, de manière générale, toujours prêts à débattre et un partenariat de ce type est intéressant. Tout se mettait en place de façon harmonieuse.

Trois semaines avant l’événement, fixé au 6 février, nous avons eu une petite alerte. Le responsable de Foreign Affairs avait été contacté par François Heisbourg au sujet du caractère « problématique » d’une collaboration avec nous. Bien sûr, ce dernier l’avait fait dans notre dos, les mettant en garde sur le caractère sulfureux de l’IRIS et de son directeur, en envoyant des liens avec les différentes attaques menées par Manuel Valls contre nous. F. Heisbourg est assez connu aux États-Unis. Il est l’un des Français qui constituent pour eux un bon relais d’opinion ; sa voix peut donc compter.

Alors qu’il n’a pour sa part jamais été en contact avec Foreign Affairs, F. Encel, sans doute informé par F. Heisbourg, n’a pas souhaité être en reste : “ (…) many professors and reserchers in France are agree with my friend François Heisbourg about M. Boniface ”, a-t-il envoyé de son côté.

Il y a donc ajouté son grain de sel. Pour lui, la dénonciation cachée semble être une seconde nature ou un besoin compulsif puisqu’il a déjà eu plusieurs fois recours à cette méthode contre moi, et même contre mon fils.[1] Heureusement, Foreign Affairs, après avoir pris connaissance de la réalité des choses, n’a pas tenu compte de ces dénonciations calomnieuses et un passionnant débat a eu lieu comme prévu.

Au sein d’un monde normal, ceux qui se veulent influents dans le domaine intellectuel, qui se prétendent experts et universitaires, et qui ont recours à ce type de méthode devraient être condamnés par leurs pairs autant que par médias. La dénonciation masquée est indigne et devrait disqualifier ceux qui y ont recours. J’imagine qu’il n’en sera rien et qu’ils pourront continuer à délivrer de façon sentencieuse leur expertise. Il est vrai qu’ils avaient déjà soutenu la guerre d’Irak, même s’ils prétendent aujourd’hui le contraire, et prônaient des solutions militaires pour contrer le nucléaire iranien, sans que cela vienne nuire à leur exposition médiatique. Les néoconservateurs à la française ont la vie dure.

Mais leurs méthodes en ce cas sont franchement pitoyables. F. Heisbourg a une approche bien personnelle pour régler les problèmes de concurrence. Quant à F. Encel, il poursuit toujours insidieusement le travail de sape entamé contre moi il y a dix-sept ans. Je n’aurais pas aimé être leur voisin durant l’occupation.

Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, vient de publier Antisémite (Max Milo), et 50 idées reçues sur l’état du monde (Armand Colin).

[1] Cf. BONIFACE (Pascal), les pompiers pyromanes, Pocket, 2016 et Antisémite, Max Milo, 2018.

Cet article est également disponible sur Mediapart Le Club et mon blog.

La rénovation de la politique française de développement, des orientations, des interrogations et des lacunes

Tue, 13/02/2018 - 17:52

Le premier Comité interministériel pour la coopération internationale et le développement (CICID) du quinquennat d’Emanuel Macron s’est tenu le 8 février sous la présidence d’Édouard Philippe. L’objectif de ce Comité est, pour le gouvernement, de donner un cadre stratégique et opérationnel aux premières annonces faites par le chef de l’État relatives à la solidarité internationale.

Un inventaire

Dans cet exercice, on trouve de bonnes choses. La qualité de la concertation en amont du CICID en est une. Les acteurs non-étatiques ont été consultés et quelques recommandations des ONG ont été prises en considération, mais plutôt à la marge.

De nombreux rapports récents plaident pour une aide française « plus qualitative, catalytique et durable dans ses effets », portée par de nouvelles « coalitions d’acteurs » (État, secteur privé, collectivités locales, associations, fondations). Ces idées semblent avoir inspiré certaines conclusions du CICID. Les Objectifs du développement durable et la feuille de route de l’Agenda 2030, adoptées en 2015 par les Nations unies, sont cités à plusieurs reprises comme référentiels. Parmi les priorités sectorielles, l’éducation et la jeunesse arrivent en premier, juste avant le climat, la parité femme-homme et la santé. On trouve aussi de bonnes réflexions sur le « développement rural inclusif », le renforcement des capacités fiscales, la justice, les statistiques, les médias. La « focale Sahel » est particulièrement ajustée. Des engagements chiffrés sont pris pour certaines interventions : sur l’action humanitaire d’urgence (500 millions en 2022 au lieu de 220 actuellement), sur le Partenariat mondial pour l’éducation (200 millions sur 3 ans), sur l’adaptation au changement climatique (1,5 milliard d’ici 2020), sur les projets en faveur de la biodiversité (au-delà de 300 millions par an), sur le Fonds mondial de lutte contre le Sida, le paludisme et la tuberculose, sur l’Alliance pour le vaccin (GAVI), etc. L’Afrique restera, comme dans les documents des gouvernements précédents, le centre de concentration des moyens alloués en dons, avec 18 pays parmi les 19 présentés comme prioritaires (le 19e étant Haïti). Le détail de ce rééquilibrage n’est cependant pas indiqué. Actuellement l’aide française ne bénéficie que pour 25 % aux pays les moins avancés. Faire plus de bilatéral est aussi une exigence récurrente, qui n’empêche pas le CICID de décliner les obligations de la France envers le système de Nations Unies et envers l’Europe. La clé de répartition bi/multi n’est toujours pas clairement formulée en dépit du doute fréquemment formulé sur l’efficacité de certaines agences qui reçoivent des contributions françaises.

Un scepticisme non levé

Ce fut un rude combat entre Bercy et le Quai d’Orsay, une trajectoire de hausse du montant de l’aide publique au développement, pour atteindre l’engagement réitéré depuis six mois par Emmanuel Macron de parvenir à un effort global de 0,55 % du revenu national au terme de son mandat (contre 0,38 % actuellement), est donnée, avec une hausse annuelle moyenne qui devrait être de l’ordre de 1,2 milliard par an. La condition est que la trajectoire soit bel et bien inscrite dans une programmation budgétaire.

La circonspection est de mise ; elle porte précisément sur cette trajectoire très volontariste, que les Britanniques et les Allemands ont suivie scrupuleusement ces dernières années pour figurer aujourd’hui parmi les pays vertueux de l’OCDE. On ne la retrouve pas en France traduite dans la loi de finances 2018, loin de là, puisque l’augmentation de l’APD budgétée n’est de l’ordre que de 100 millions. Tant de promesses, déçues depuis trois décennies, d’atteindre le fameux 0,7 % ont fait naître le scepticisme.

En outre, derrière l’exhaustivité apparente du texte et le détail de certaines mesures, des interrogations persistent.

Des interrogations

D’abord sur le pilotage stratégique du dispositif de la coopération internationale française dont le gouvernement proclame la rénovation. Pour la première fois depuis le début de la 5e République, il n’y a pas de ministre parfaitement identifié comme étant en charge du développement et de la solidarité, une charge qui, on en conviendra aisément en lisant le relevé des conclusions du CICID, réclame un temps plein. L’Agence française de développement joue de fait tous les rôles, de la définition des stratégies à la mise en œuvre, de la recherche à l’évaluation des actions, et intègre à l’occasion Expertise France, une des rares innovations récentes de l’organisation, chargée de mobiliser l’expertise française à l’international. Plusieurs parlementaires de la majorité réclament la création d’un ministère de plein exercice, doté d’un poids politique important dans l’appareil institutionnel français (le député LRM Hubert Julien-Laferrière s’est engagé sur ce point dans son rapport d’octobre 2017).

Ensuite, on ne retrouve pas la volonté exprimée par le chef de l’État lors de son voyage en Afrique, à l’Université de Ouagadougou le 28 novembre dernier précisément, d’avoir une coopération plus efficace et pour cela étant davantage en proximité avec les bénéficiaires finaux. Les acteurs de la société civile, les ONG, les collectivités locales ont seulement droit à deux courts paragraphes sur une centaine que compte le relevé, avec la promesse de doubler les moyens budgétaires qui leur sont alloués (comme le fit F. Hollande, mais avec un médiocre résultat), ce qui est ridicule tant le niveau de départ (3 % de l’aide française en 2017) est bas, comparé à la moyenne de l’OCDE (17 %). Cette faiblesse des financements français est la marque du manque d’intérêt et de reconnaissance de la France pour ses ONG qui, par conséquent, ne jouent pas avec les mêmes atouts de départ que leurs alter ego dans d’autres pays (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Belgique, Allemagne…).

Le jacobinisme technocratique reste bien ancré en France au détriment d’une coopération proche du terrain et en écoute des préoccupations des acteurs du Sud. Les bonnes idées qui avaient présidé à l’adoption de la Loi d’orientation de juillet 2014 (dite Loi Canfin) et qui constituaient une véritable avancée démocratique pour la politique de développement de la France sont oubliées. Le gouvernement recentre.

Pour une vraie rénovation

L’on retrouve là le défaut majeur, endémique, de l’aide française : pas une ligne sur les modalités de partenariat avec les bénéficiaires, pas de cadre de concertation paritaire (de type commission mixte), pas de raccordement aux réseaux locaux, pas de relais dans les associations impliquées dans la défense des droits, pas de moyens renforcés sur le terrain auprès des ambassades pour établir avec elles un dialogue indispensable, identifier les vrais « porteurs de changement » et favoriser la responsabilisation des bénéficiaires, seul gage de la pérennité des actions. La France a encore du chemin à faire pour comprendre que l’aide ne peut pas avoir un effet positif tant qu’elle est accordée en fonction de programmes déterminés par des « planificateurs professionnels » extérieurs aux réalités locales, installés dans un tour d’ivoire, oubliant le sens du mot « co-opération » et dans l’incapacité de prendre en compte toutes les complexités pratiques auxquelles les acteurs de terrain sont confrontés.

La vraie rénovation de l’aide française consistera à reconnaître avant toute chose que la logique d’intervention en cette matière est devenue celle de la symétrie horizontale, du cadre partagé d’analyse et d’actions, de la co-construction et de la co-évaluation, de l’appui aux dynamiques de proximité entre acteurs – associatifs, décentralisés, publics et privés –, des liens de territoire à territoire, et enfin des garanties de transparence et de redevabilité.

Une loi de programmation militaire 2019-2025 aux objectifs contradictoires

Mon, 12/02/2018 - 12:44

Le projet de loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 a été adopté en conseil des ministres le 8 février, définissant ainsi le périmètre stratégique des armées pour les sept années à venir, les équipements nécessaires à sa réalisation et les moyens budgétaires qui y seront alloués. Cette nouvelle LPM se veut être la première pierre qui bâtira l’édifice « d’un modèle d’armée complet et équilibré » à l’horizon 2030, tel que préconisé dans la revue stratégique publiée, en octobre 2017. Toutefois, si l’inflexion budgétaire est notable, il est nécessaire d’analyser le projet de la prochaine LPM à la lumière des ambitions affichées par le président de la République en matière militaire, soit atteindre 2% du PIB affectés à la défense en 2025, mais également d’une autre ambition affichée, celle de restaurer les comptes de l’État et d’accroître la compétitivité économique de l’industrie et des services.

L’inflexion notable du budget de la défense, pour les 7 prochaines années, est-elle soutenable ?

Le président de la République a fixé le cap pour les armées françaises, celui d’une « Ambition 2030 ». Dans un monde en plein réarmement, la France s’exprime clairement en faveur d’un accroissement de son budget de défense qui se traduit dans la nouvelle LPM 2019-2025. Cela n’aura échappé à personne, les attentats qui ont touché le pays depuis 2015, la multiplication des opérations extérieures, ont fini de convaincre François Hollande d’abord, puis Emmanuel Macron depuis son élection, d’enrayer la diminution des effectifs militaires, et de revoir à la hausse un budget qui avait diminué, puis stagné, depuis la chute du mur de Berlin. Cette loi de programmation militaire traduit sans doute une inflexion stratégique majeure que l’on avait pu constater en Asie et que l’on voit depuis deux ans au sein de l’Union européenne : les budgets de défense repartent à la hausse. La lutte contre le terrorisme djihadiste, en France et dans le cadre des opérations extérieures, la crise ukrainienne – même si la Russie ne peut être considérée comme un ennemi -, la croissance forte et continue du budget de la défense de la Chine, la multiplication des cyberattaques et le redémarrage à la hausse du budget de la défense des États-Unis avec la présidence Trump, créent un climat propice à une croissance des dépenses militaires.

Sur le plan comptable, cette LPM prévoit un effort de 197,8 milliards d’euros entre 2019 et 2022, soit une augmentation de 1,7 milliard d’euros par an jusqu’en 2022, et de 3 milliards d’euros à partir de 2023. L’objectif affiché par Emmanuel Macron durant la campagne électorale aux élections présidentielles était d’atteindre des dépenses de défense à hauteur de 2% du PIB à horizon 2025, et c’est bien ce qui a été retenu dans la LPM 2019-2025.

Difficile à l’heure actuelle de dire si cet objectif financier sera tenu dans les délais impartis. L’évolution du contexte macroéconomique dans les années à venir, l’élection présidentielle de 2022, la fluctuation de l’environnement stratégique, incertain et instable, sont autant de facteurs qui pourraient avoir une influence sur le déroulé de la LPM. Tout se passe comme si la première partie de la programmation se traduisait par une progression raisonnable des dépenses militaires, qui s’accentuent dans les dernières années. C’est en effet à partir de cette date que le coût du renouvellement des deux composantes de la dissuasion nécessitera une augmentation sensible des dépenses militaires.

Une première étape, celle de la « régénérescence »

Les premières années de la programmation militaire seront consacrées au renouvellement de matériels militaires usés par le temps. L’effort portera sur les véhicules blindés avec le programme Scorpion, et de manière générale, sur tous les matériels nécessaires à la protection du soldat. Le programme Scorpion était certes prévu de longue date, mais la multiplication des opérations extérieures avait encore accéléré l’usure de matériels vieillissants comme le VAB. Cette régénérescence nécessaire aux « conditions d’exercice du métier des armes » passe également par la mise à disposition de petits équipements indispensables à l’entraînement du soldat, et aux besoins d’outils individuels exigés par le métier (munitions de petits calibres, habillements, gilets pare-balles modernisés, outils technologiques performants, tels que des moyens de communication améliorés). Cette régénérescence se traduit par l’accroissement de la disponibilité des équipements militaires et de nos matériels nécessaires aux opérations. Cela sous-entend la hausse des crédits dédiés au maintien en condition opérationnelle (MCO). Notre armée est aujourd’hui une armée en guerre. Or, notre soutien des matériels était configuré pour une armée en paix : il fallait donc changer la donne.

Dans le domaine aérien, l’entrée en service des ravitailleurs A-330 MRTT permettra de prendre le relai des KC-135 qui avaient été acquis dans les années 60 pour ravitailler les Mirage IV, porteurs de notre première arme atomique. Dans toutes les opérations extérieures récentes, nous étions dépendants des capacités américaines dans ce domaine, ce qui n’était pas souhaitable en termes d’autonomie stratégique. L’avion de transport A 400 M vient, quant à lui, remplacer les Transall qui étaient entrés en service dans les années 60.

La quête sans fin du modèle d’armée complet

Mais les défis futurs s’annoncent déjà, et le comblement des lacunes capacitaires d’aujourd’hui ne fait que mettre en lumière les lacunes capacitaires qui s’annoncent pour demain. La rénovation des avions de patrouille maritime Atlantique 2 sera poursuivie, mais il faudra bien développer un nouveau système, peut-être avec les Allemands, afin de remplacer des avions entrés en service au début des années 80. Il faudra également se doter enfin de drones – en coopération avec les Allemands, les Italiens et les Espagnols -, 20 ans après que les Américains et les Israéliens se soient dotés de ce type de matériel. Il sera également nécessaire d’avancer dans la définition du système de combat aérien futur (SCAF), là aussi en coopération avec les Allemands, et sans doute avec d’autres pays, qui pourront s’agréger ultérieurement à ce projet.

Enfin, il faut préparer et développer les technologies du futur. Depuis plus de quinze ans, le budget de recherche et technologie (R&T) est en baisse. Il sera désormais porté à 1 milliard d’euros contre 730 millions d’euros aujourd’hui. Le défi technologique prendra d’ailleurs sans doute une autre forme que par le passé. Les nouvelles technologies, dans lesquelles investissent massivement Américains et Chinois, ont pour nom l’intelligence artificielle, le big data ou l’information quantique, et elles sont développées essentiellement dans le secteur civil.

Protéger l’autonomie stratégique nationale et favoriser l’autonomie stratégique européenne

Le terme est réutilisé à de nombreuses reprises tout au long de la nouvelle LPM. L’autonomie stratégique de l’outil de défense français est une priorité inconditionnelle, et elle éclipserait presque la recherche d’une autonomie stratégique européenne, pourtant elle aussi valorisée dans le projet de la prochaine loi de programmation militaire. L’argument retenu par celle-ci est subtil, la première – nationale – doit être en mesure de conditionner la seconde – européenne -, et ce pour parvenir à ce que la France appelle le développement d’une « culture stratégique commune ».

Cela passe par la réalisation des ambitions politiques en matière de défense européenne à travers la mise en œuvre du Fonds européen de défense, le développement d’une coopération en matière industrielle, et la coopération intensifiée, ou renouvelée, avec des partenaires européens sur des théâtres d’opérations. Par ailleurs, la nouvelle LPM annonce que les programmes d’équipements qui seront lancés entre 2019 et 2025 seront conçus dans une perspective de coopération européenne, hors programmes de souveraineté nationale, et sans parler des programmes européens d’ores et déjà en cours. Il faut ici y voir des opportunités dans le secteur des drones (programme de drone MALE), des avions de patrouille maritime (programme PATMAR Futur), du programme de démineurs SLAMF avec le Royaume-Uni, ou encore des réflexions conduites en commun avec l’Allemagne liées au remplacement du Char Leclerc.

Au final, la question principale porte sur la capacité de la France à maintenir un modèle d’armée complet avec une croissance des dépenses militaires que l’on peut considérer comme raisonnable, tout au moins sur les quatre premières années, au regard de la contrainte économique. Pour le moment, le sentiment est que deux discours sont tenus de concert avec deux objectifs contradictoires : augmenter les dépenses militaires et restaurer les comptes publics. Il n’est pas certain que cette stratégie soit tenable dans le temps, et il faudra peut-être se résoudre, soit à privilégier le premier objectif, mais cela nécessite sans doute une croissance plus forte des dépenses militaires, soit à privilégier le deuxième objectif, auquel cas cela nécessite que le modèle d’armée complet soit élaboré dans un cadre plus large que le cadre national, c’est-à-dire dans le cadre de l’Union européenne avec les 27 autres États membres, ou avec quelques partenaires européens uniquement.

Février 2018, les États-Unis tentent de reprendre la main en Amérique latine

Fri, 09/02/2018 - 18:03

Donald Trump, président des États-Unis, élu le 8 novembre 2016, avait, dès les débuts de sa campagne électorale, montré du doigt un bouc émissaire à ses concitoyens, l’Amérique latine. Criminalité, maladies, trafics en tout genre, commerce des stupéfiants, terrorisme, concurrences commerciales déloyales, le mal était au Sud. Pour faire bonne mesure, les musulmans du monde avaient été associés à cet opprobre électoraliste.

Entré à la Maison-Blanche le 1er janvier 2017, Donald Trump avait confirmé et persévéré. Les déclarations agressives se sont succédé. Le Mexique a été sommé de payer un mur frontalier. Les migrants clandestins ont été menacés. Une réforme de la politique des visas a été annoncée. Ainsi qu’une révision des accords commerciaux en cours de négociation ou déjà signés.

Un appel d’offres pour construire un mur sur la frontière sud a permis de vérifier sa faisabilité. Les arrestations de clandestins ont été plus nombreuses. Les États-Unis se sont retirés des négociations engagées pour mener à bon port un Traité de libre-échange transpacifique, ou TPP. Mexique et Canada ont été fermement invités à revoir la copie de l’ALENA, l’accord de libre-échange nord-américain.

L’Amérique d’abord, America First. Le mot d’ordre a déstabilisé la relation avec les partenaires des États-Unis les plus inégaux. En clair, ceux du Sud, ceux qui se trouvent à la périphérie des puissants, au premier rang desquels on trouve les Latino-Américains. Le 22 décembre 2017, Donald Trump a menacé de rétorsions ceux qui n’acceptaient pas de déplacer leur ambassade en Israël à Jérusalem. Les propos brutaux tenus devant un groupe de congressistes par le chef des États-Unis le 12 janvier 2018, sont cohérents avec sa pensée, sa vision géopolitique du monde et ses orientations diplomatiques. Haïti, le Salvador et les Africains sont des « pays de merde »[1].

Parallèlement, pourtant, devant un parterre choisi d’interlocuteurs privés et officiels, à Davos, le 28 janvier 2018, comme le 30 janvier devant le Congrès des États-Unis, le président a fait preuve d’une logorrhée en coitus interruptus. Lisant le texte sur prompteur, et donc un discours préparé, il a défendu la priorité américaine en termes mesurés. La défense de l’intérêt national, la sécurité des ressortissants nord-américains, la révision des conditions d’entrée et de séjour sur le sol des États-Unis ont bien occupé une place importante dans le propos présidentiel. Mais sans viser personne, pays ou peuple en termes désobligeants.

Ce double exercice de rhétorique politique a été suivi les 2-7 février 2018 d’un déplacement inédit du Secrétaire d’État des États-Unis, Rex Tillerson, dans cinq pays de la région (Argentine, Colombie, Jamaïque, Mexique, Pérou). Le déplacement a pris une tournure d’autant plus significative qu’il a été précédé d’une longue explication de texte devant les étudiants de l’université du Texas le 1er février[2].

Plus qu’une succession de rendez-vous de routine, cette tournée du Secrétaire d’État en terres « hémisphériques », au vu des agendas et des propos tenus, visait à recadrer les propos à l’emporte-pièce du président et à redonner du sens à une diplomatie en perte de boussole. Commerce bilatéral, lutte contre le trafic de stupéfiants, politiques migratoires ont bien sûr été évoqués.

Mais des gestes inattendus, compte tenu du passif accumulé ces derniers mois, ont été faits. Ils avaient pour objectif de reconstruire un climat de confiance. Ils l’ont été au cours de conférences de presse conjointes du Secrétaire d’État avec les ministres des Affaires étrangères argentin, mexicain, péruvien, et en Colombie avec le président Juan Manuel Santos.

À Mexico, le Secrétaire État a parlé ALENA avec son homologue mexicain, mais aussi avec la ministre canadienne des Affaires étrangères. Dans ses différentes étapes, Rex Tillerson a repris à son compte la reconnaissance d’une coresponsabilité des États-Unis faite par Barack Obama sur le dossier des stupéfiants. Et dans toutes les capitales visitées, l’accent a été mis sur les valeurs qu’auraient en partage Argentine, États-Unis, Colombie, Jamaïque, Mexique, et Pérou, ainsi que sur les libertés politiques comme commerciales. Le Venezuela, dénoncé à chacune des étapes, a servi de fil conducteur au lien que cherchait à renouer Rex Tillerson.

Mais il y a sans doute une autre raison ayant motivé cet aggiornamento. Aux Nations unies, Bolivie, Brésil, Chili, Costa-Rica, Cuba, Équateur, Nicaragua, Uruguay, Venezuela ont condamné le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. Les Latino-Américains néo-libéraux, désormais aux affaires dans une majorité de pays, ont par ailleurs saisi depuis un an les échappatoires offertes par le monde global. Les échanges avec toutes sortes de pays se sont multipliés (Israël, la Turquie, l’Inde, la Russie et bien sûr la Chine). Colombie, Mexique, Pérou, pays membres de l’Alliance du Pacifique, ont décidé avec leurs partenaires asiatiques du TPP de poursuivre leurs négociations sans les États-Unis. Le sommet des Amériques qui se tient à Lima-Pérou, les 13 et 14 avril 2018, quelques mois avant un G-20 [3]en Argentine ne pouvait que mettre en évidence l’impasse diplomatique et commerciale des États-Unis.

Les gestes signalés en direction des Latino-Américains rappellent, selon Rex Tillerson, que pour ces pays « les États-Unis sont disposés à approfondir les relations mutuelles, (..) parce qu’ils sont le partenaire le plus constant de l’hémisphère occidental (..) L’Amérique latine n’a pas besoin de nouvelles puissances impériales » (..) la Chine, la Russie, (..) qui ne partagent pas les valeurs fondamentales de la région ». À bon entendeur …

—————————————-

[1] « Shitholes countries », dans le texte original

[2] Devant le Centre Clements de sécurité nationale et le Centre Robert Strauss pour la sécurité et le droit international

[3] Trois pays latino-américains sont membres du G-20, l’Argentine, le Brésil et le Mexique.

Theresa May et le bateau ivre du Brexit

Fri, 09/02/2018 - 16:56

Alors que la deuxième phase de négociations sur le Brexit vient de débuter, le pays est plongé dans un état de chaos politique inédit : le parti conservateur semble plus que jamais divisé sur la politique à mener, fragilisant Theresa May, la cheffe du gouvernement. D’autant que le Royaume-Uni paraît être affaibli également sur la scène extérieure. Le point de vue d’Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS.

Entre la publication dans la presse d’un rapport officiel démontrant les dégâts sérieux qu’occasionnerait le Brexit sous toutes les hypothèses, et les rumeurs de renversement de la cheffe du gouvernement, Theresa May dispose-t-elle encore d’un leadership tant au sein de sa famille politique que vis-à-vis de l’Union européenne ?

Le début des négociations de la seconde phase du Brexit a débuté suite à la visite de Michel Barnier à Londres cette semaine. Celles-ci doivent tracer les contours de la relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne au-delà de l’échéance du 29 mars 2019, ainsi que les modalités d’un éventuel accord de transition. Le moins que l’on puisse dire est que le Royaume-Uni n’aborde pas ces négociations en position de force. Le pays, qui traverse une période d’instabilité et d’affaissement politique assez inédit dans son passé récent, semble déboussolé.

Un rapport du ministère du Budget britannique est sorti inopinément dans la presse la semaine dernière. Il démontrait que sous tous les scénarios, négociés ou non, le Brexit infligerait un dommage conséquent au pays. Franchement, le constat est loin d’être une surprise. Tout d’abord, parce que ce sont les conclusions auxquelles ont abouti la majorité des experts depuis un an et demi. Mais, on l’a oublié aujourd’hui, c’est aussi le résultat auquel le gouvernement avait abouti lui-même dans son Balance of Competencies Report, une grande étude qu’il avait commandée avant le référendum, et que les conservateurs ont enterré. Il portait sur les relations eurobritanniques et concluait que la situation était relativement favorable aux intérêts nationaux britanniques. Les conclusions du rapport du ministère du Budget sont homogènes par rapport à toutes les analyses récentes, y compris celles du gouvernement britannique lui-même.

Cette annonce arrive dans un moment de fragilité politique très fort. Rendez-vous compte. Tout d’abord, un ministre en charge du Brexit a ouvertement désavoué sa propre administration à la suite de la publication de ses prévisions économiques, et l’a accusée d’avoir falsifié les chiffres afin de présenter des résultats orientés, avant de s’excuser. Des parlementaires ont été accusés de traîtrise pour avoir fait leur travail, et avoir demandé qu’au pays de la démocratie représentative, le parlement ait voix au chapitre dans le vote sur l’accord final. Les juges de la Cour Suprême ont été accusés d’être des « ennemis du peuple » dans la presse, ayant jugé que l’activation de l’article 50 de l’Union devait recevoir approbation du Parlement. Boris Johnson, ex-maire de Londres tout de même, et donc de la City, a violemment critiqué la Confederation of British Industries – peu ou prou l’équivalent anglais du MEDEF – qui souhaite rester dans l’Union douanière. Vénérable et respectée institution britannique, la BBC, après avoir été dénigrée pour sa position anti-Brexit, est aujourd’hui assez durement accusée du contraire.

Avec un bref recul historique on s’aperçoit en somme, que le système politique, juridique, médiatique et diplomatique britannique, qui était reconnu et envié de par le monde, a volé en éclat. Comme sur un bateau qui traverse l’équateur, tout est sens dessus dessous. Rappelons par ailleurs que les postes les plus puissants de l’exécutif britannique sont occupés par des personnalités qui désapprouvaient le Brexit avant le référendum. Theresa May avait (certes timidement) appelé au « Remain », de même que le chancelier de l’échiquier Philip Hammond, et la ministre de l’Intérieur, Amber Rudd. Aussi, l’exécutif britannique et globalement les Tories sont-ils atteints d’une véritable schizophrénie, tiraillés en leur propre sein entre les factions en faveur d’un soft ou hard Brexit. C’est la résultante des tensions qui parcourent le Parti conservateur depuis des décennies, et que le référendum n’a fait qu’exacerber. Mais la personne sous les auspices de laquelle ce bateau ivre qu’est le Brexit a commencé à naviguer est tout de même l’ancien premier ministre David Cameron, ne l’oublions pas. Lui est parti se retirer sur ses terres en sifflotant.

Quant à Theresa May, elle est prisonnière de son poste. En dépit de ce climat marqué d’une grande tension, la Première ministre britannique reste paradoxalement la moins mauvaise solution à l’heure actuelle. Elle est un trait d’union entre toutes ces factions qui s’affrontent et ne trouvent pas de terrain d’entente. Face à la question de Michel Barnier « Quel est votre choix ? », elle n’est pour l’instant pas en capacité de répondre, alors que le temps commence à manquer. Pour le Royaume-Uni, le risque est que la nécessité d’énoncer un choix clair dans des délais de plus en plus courts commence à prendre le pas sur le contenu précis des modalités de sortie de l’UE. Or, actuellement, personne n’est sûr de l’option prise, y compris au sein des conservateurs.

Quelle est la position de l’Union européenne vis-à-vis de cette période d’instabilité politique britannique qui tend à enrayer le processus des négociations ? Saura-t-elle conserver l’image d’unité qu’elle semble afficher jusque-là ?

L’affaiblissement du Royaume-Uni ferait presque passer l’Union européenne pour un acteur uni, cohérent et parfaitement au fait de ses objectifs.  C’est un constat paradoxal au regard des divisions politiques qui minent l’Union européenne sur d’autres dossiers. Sur le Brexit, l’Union européenne est toujours restée cohérente dans les négociations. Cette unité est certes compréhensible à long terme, car tout le monde a compris qu’il s’agissait d’une menace existentielle pour elle. Mais à court et moyen terme,  l’UE joue la partition de la cohésion tout simplement parce que cela fonctionne – comme l’a montrée la première phase des négociations qui fut dominée par l’UE.

Il y a néanmoins plusieurs dangers à cela. Tout d’abord, la seconde phase des négociations sera plus délicate que la première pour Bruxelles, car les intérêts économiques et commerciaux – industrie automobile allemande, agriculture et agro-industrie françaises – des États membres de l’UE vont s’entrechoquer, et des voix vont naturellement émerger pour les défendre.

Par ailleurs, ce succès lors de la première phase ne devrait pas être interprété pour autre chose qu’il n’est. Par exemple, soyons clair, il n’est en rien l’illustration d’une relance tant espérée du projet européen. L’unité de l’UE ne s’étendra pas magiquement du Brexit aux autres domaines qui font dissension. Or, en 2017, les États membres s’étaient dit que l’année 2018 serait cruciale pour le projet européen au vu des échéances en 2019 : élections européennes, nouvelles équipes à la Commission, nouveau budget en préparation. Or, pour l’instant, tout est en stand-by, les réformes se font attendre.

Cet aspect est crucial, car les défauts de l’UE sont connus et la volonté des Britanniques de quitter l’organisation ne vient pas de nulle part. Il ne faudrait donc pas que cette union circonstancielle serve de feuille de vigne pour persister dans le statu quo une année de plus et dissimule d’autres divergences non moins importantes.

L’international a été présenté au lendemain du Brexit comme l’opportunité de renforcer des partenariats bilatéraux avec des pays tiers de l’UE. Pouvez-vous revenir sur le concept de bilatéralisme comme « béquille diplomatique » ?

Pour simplifier, la politique extérieure du Royaume-Uni marche actuellement sur deux jambes : une économique, et l’autre stratégique. La jambe stratégique est inextricablement liée aux États-Unis, notamment à travers l’OTAN et en matière de dissuasion nucléaire, de renseignement, ou d’opérations extérieures.

La jambe économique, elle, est rattachée à l’Union européenne. Il s’agit du premier bloc économique et commercial du monde, et pour le Royaume-Uni, c’est un peu moins de 50% de ses échanges. Le pays s’est ainsi tiré une balle dans le pied économique pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec les enjeux économiques.

Rappelons que depuis John Major et Margaret Thatcher, Londres a eu une énorme influence sur la création du marché unique et sur sa définition. Les Tories sont donc en train de renoncer à un objet qu’ils ont contribué à créer. Si son partenariat économique avec Bruxelles est menacé, sa relation stratégique avec Washington l’est également depuis l’arrivée de Donald Trump. Theresa May se voit donc contrainte de trouver dans le bilatéralisme une béquille diplomatique.

Cette stratégie pose question néanmoins, quand il faudra obtenir des résultats tangibles. Un accord commercial avec la Chine mettrait sans doute plus d’une dizaine d’années pour être préparé, négocié et conclu après le Brexit. Et si l’on prend des pays comme la Chine ou l’Inde, ils ont leurs propres intérêts. Dans le contexte actuel, le rapport de force serait forcément asymétrique et la négociation se ferait mécaniquement aux dépens des Britanniques.

« Faire l’Europe dans un monde de brutes » – 4 questions à Enrico Letta

Fri, 09/02/2018 - 10:31

Enrico Letta fut chef du gouvernement italien dans les heures mouvementées de la crise de l’euro et de la crise des migrants. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage, « Faire l’Europe dans un monde de brutes », aux éditions Fayard, fruit d’entretiens avec Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques Delors.

Européen convaincu, vous regrettez néanmoins que l’Europe ait été façonnée principalement pour les élites.

Aujourd’hui, les citoyens européens vivant « sur leur propre peau » les grandes opportunités offertes par l’Europe représentent un faible pourcentage de la population totale. C’est la partie « cosmopolite » de nos sociétés. Je pense, par exemple, aux étudiants hautement spécialisés qui parlent différentes langues, aux managers qui voyagent souvent pour le travail, etc. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’avantages pour le reste de la population ; cependant, ceux-ci ne sont pas également évidents et tangibles.

Quand nous parlons d’Erasmus en tant que symbole par excellence de l’Europe, nous pouvons tomber dans un piège. Il est certainement vrai que le projet d’échange entre les étudiants universitaires a été et continue d’être un succès ; néanmoins, c’est précisément quelque chose qui ne vise qu’une partie de la société, c’est-à-dire les familles qui peuvent se permettre d’envoyer leurs enfants à l’université. Aujourd’hui, cette logique doit être élargie, afin que tout le monde puisse profiter de ce type de projets. L’Europe n’aura de futur que si elle parvient à entrer positivement dans la vie quotidienne de tous les secteurs de la société, afin de réduire au maximum le fossé réel, mais surtout perçu, entre les élites et le reste des citoyens.

La concentration géographique des institutions européennes à Bruxelles contribue également à creuser ce fossé, donnant l’impression que l’Europe n’est que froide, bureaucratique et distante, même physiquement, de la vie, des besoins et des préoccupations des citoyens. Le message n’est pas seulement trompeur, mais aussi contre-productif, car il aliène et décourage les populations. Dans le livre, j’ai intitulé un chapitre « Dé-bruxelliser », précisément pour attirer l’attention sur la nécessité de revoir la relation entre l’Europe et ses membres : européaniser certaines compétences ne signifie pas créer un « super-État » européen ; au contraire, cela signifie maximiser la valeur ajoutée pour le citoyen, selon le principe de subsidiarité.

Pourquoi, selon vous, est-ce la perception d’une domination allemande de l’Europe qui explique le ressentiment général des populations des autres pays ?

C’est une question complexe car de nombreux facteurs contribuent à donner une telle image de l’Allemagne. Tout d’abord, en période de difficulté, il y a toujours une tendance à identifier un ennemi externe à blâmer. Or, l’Allemagne, à certains égards, se prête bien à ce rôle.

Je pense toujours à une couverture de 2013 de l’Economist, dans laquelle l’Allemagne a été définie comme l’« Hégémon réticente ». La question est la suivante. D’un côté, le leadership de l’Allemagne en Europe est indiscutable ; il suffit de regarder les chiffres. D’un autre côté, parmi les classes dirigeantes allemandes, il semble y avoir encore une résistance trop répandue à exercer ce leadership jusqu’au bout ; et, par conséquent, en assumant aussi les fardeaux de la direction elle-même et en prenant en charge les intérêts propres et communs des autres Européens.

Au cours de la crise économique, les Allemands prétendaient imposer des réformes à tout le monde, mais sans un horizon idéal durable, c’est-à-dire un projet qui tient compte de l’évolution du contexte économique et social et qui interprète profondément l’esprit d’intégration entre les États membres. Celui-ci aurait pourtant dû être fondé sur la solidarité mutuelle et pas seulement sur l’orthodoxie comptable de la Bundesbank.

Mais je pense que quelque chose a changé au cours des dernières années. L’Allemagne est plus encline à assumer ses responsabilités de leadership. Le chaos mondial des trois, quatre dernières années – et je pense en particulier à la crise ukrainienne, la question des réfugiés et la menace du terrorisme – ainsi que les résultats des dernières élections, qui ont montré à tout le monde que même l’Allemagne n’est pas totalement immunisée contre l’avancée du populisme, semblent avoir inversé la tendance. En particulier, la crise des réfugiés a permis à Angela Merkel de jouer un rôle de véritable femme d’État, essentiel pour promouvoir une solution européenne partagée. Paradoxalement, cette nouvelle position, ou perçue comme telle à l’extérieur, a suscité une réaction presque contraire en Allemagne.

Dans les prochains mois, la contribution de l’Allemagne aux réformes en Europe sera cruciale. J’espère donc que l’incertitude politique qui a caractérisé les derniers mois au-delà du Rhin disparaîtra le plus rapidement possible.

Quelle distinction faites-vous entre « leadership » et « homme fort » ?

Partant d’un aspect sémantique, le leadership est un concept qui peut être décliné de plusieurs façons. Par exemple, il peut être vertical ou horizontal, diffus ou concentré, partagé ou individuel. Au contraire, quand on parle d’un homme fort, il n’y a pas beaucoup d’interprétations possibles : il n’y a qu’un seul individu. Mon concept du leadership est ainsi exactement inverse.

Je crois que dans le monde d’aujourd’hui, aux mille nuances et facettes, une seule personne, même bien préparée, n’est pas capable d’affronter seule la complexité des défis. Je suis un partisan convaincu du leadership partagé et diffus, qui exalte la diversité, qui cherche à impliquer et à responsabiliser le gens. Nous devons donc dissiper le mythe selon lequel il n’y a qu’un seul type de leadership, celui de l’homme fort. L’avenir exige un changement de paradigme, même dans le leadership.

Il ne s’agit cependant pas d’un modèle facile à encourager en temps de crise ou d’incertitude comme celui que nous traversons actuellement, où certains sont prêts à renoncer à une partie de leur liberté en échange d’une plus grande sécurité, compris à la fois d’un point de vue économique, mais aussi physique. Selon leur logique, les valeurs démocratiques sont incompatibles avec la sécurité. En réalité, cette incompatibilité n’existe pas : au contraire, nos valeurs sont un élément essentiel du bien-être et de la croissance. C’est la vraie bataille actuelle : une bataille culturelle. Gagner cette dernière permettrait de défendre nos valeurs, qui constituent la base de notre modèle de société. Au contraire, si nous ne trouvons pas une façon de rester unis, nous deviendrons de simples récepteurs de règles décidées par d’autres ; et ces autres sont des hommes forts qui sont à la tête de géants non européens…

Quelles sont les responsabilités du monde occidental dans les crises stratégiques actuelles ?

Les classes dirigeantes du monde occidental ont de nombreuses responsabilités et il est crucial qu’elles soient reconnues. L’alibi facile et banal du populisme, derrière lequel se cache une classe politique, ne permet plus de s’acquitter des lourdes responsabilités. Prenons deux exemples peut-être les plus pertinents à l’heure actuelle : la situation au Moyen-Orient et les inégalités.

Concernant le premier point, il est frappant de regarder les statistiques des demandeurs d’asile en Europe en 2015 : on y constate l’explosion de flux de réfugiés. Les trois premiers pays d’origine étaient, dans l’ordre, la Syrie, l’Afghanistan et l’Irak, qui coïncident avec les trois dernières grandes campagnes militaires de l’Ouest. À ces pays s’ajoute la situation difficile en Libye, aujourd’hui le théâtre de graves violations des droits de l’homme et de la jonction fondamentale dans le terrible trafic d’êtres humains de tout le continent africain. Il est évident que les grandes migrations sont un phénomène d’époque conduit par des processus démographiques ; cependant, les échecs occidentaux en matière de politique étrangère ont contribué à rendre la situation plus complexe, notamment par la formation de groupes terroristes.

Concernant le second domaine, celui des inégalités, on constate un échec des classes dirigeantes. En fait, la seule redistribution partielle des avantages de la mondialisation a laissé beaucoup de gens derrière – les soi-disant left behind – et a mis en difficulté la classe moyenne, qui est l’épine dorsale des démocraties. Tout cela a provoqué une polarisation interne des sociétés occidentales, créant, avec d’autres facteurs, un terrain extrêmement fertile pour le succès des partis antisystèmes. Mais il s’agit des effets de l’échec des classes dirigeantes, pas la cause ! Il est essentiel d’inverser cette relation de cause à effet.

« Les Jeux offrent une visibilité diplomatique »

Fri, 09/02/2018 - 09:57

Les deux Corées mettent leurs rivalités de côté le temps des Jeux olympiques. A qui va profiter cette trêve ?

La Corée du Sud est la grande bénéficiaire de cela, dans la mesure où elle a la garantie que les Jeux vont bien se passer, sans incident, et que chacun se sentira en sécurité et pas sous la menace d’un chantage permanent de la Corée du Nord. C’est aussi une victoire personnelle pour le président Moon, puisqu’il veut montrer que sa stratégie de petits pas avec la Corée du Nord produit plus d’effets que la stratégie du coup de poing sur la table et des déclarations agressives de Donald Trump. Le premier vainqueur c’est donc plutôt le président sud-coréen. Kim Jong-Un de son côté y a gagne aussi, parce qu’il va apparaître, non pas comme le fou que tout le monde prétend qu’il est, mais comme le chef d’une Corée du Nord qui est un pays finalement pas aussi éloigné des autres. Il va montrer qu’il n’est pas quelqu’un qui menace la Terre entière et la région en permanence.

Le perdant est un peu Donald Trump qui a été pris de court par la participation de la Corée du Nord aux JO. Trump apparaît un peu isolé et finalement esseulé, même s’il communique en disant que si la Corée du Nord est venue à un meilleur comportement, c’est du fait de ses menaces. Mais quand on entend les demandes de Trump pour obtenir des scénarios d’options militaires, quand on entend que l’ambassadeur américain désigné en Corée du Sud, qui est pourtant un faucon, juge les déclarations de Trump dangereuses, on voit bien que c’est le président américain qui sort perdant.

Que va-t-il se passer entre les deux Corée après les Jeux ?

Les relations inter-coréennes sont depuis vingt ans soumises au chaud et au froid : des rapprochements suivis de ruptures. On peut donc difficilement anticiper. Mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y aura pas de réconciliation, car la Corée du Nord ne renoncera pas aux armes nucléaires qui sont la garantie du régime. Deux options sont alors possibles : de nouveau un retour aux invectives en cas de manœuvres militaires importantes, ou un apaisement entre les deux Corées débouchant sur une relation plus stable.

Les Jeux olympiques sont-ils la seule façon pour certains pays d’exister diplomatiquement ?

La Corée du Nord existe sans les Jeux olympiques, mais de façon négative. Avec les JO, elle va exister cette fois de façon positive. Les Jeux olympiques ont été pour la Corée du Nord un prétexte idéal pour faire un geste vers la Corée du Sud. Les Jeux ont donc été extrêmement utiles pour faire baisser les tensions. Sans les JO, cela aurait été beaucoup plus difficile.

Dans le choix des villes hôtes des JO, dans la façon dont les JO ou certaines grandes compétitions sont organisées, les enjeux sportifs ne sont-ils pas éclipsés par les enjeux diplomatiques ?

Il y a les deux. Il y a bien sûr des enjeux sportifs qui restent. On va regarder les épreuves, on va suivre, les uns et les autres, des athlètes en fonction du pays ou de la discipline, etc. Les enjeux sportifs donnent une visibilité énorme aux Jeux olympiques, et notamment pour ceux d’été. Mais il y a également une visibilité diplomatique, stratégique qui est très forte.

Les Jeux olympiques sont-ils encore une tribune pour certaines causes, comme on l’a vu par le passé à Mexico en 1968 ?

Parallèlement aux Jeux, cela peut être l’occasion de faire avancer des causes. Mais pour les athlètes, le CIO (Comité international olympique, ndlr) interdit toute manifestation de peur d’être débordé. Pour les athlètes qui participent, s’ils montraient le moindre signe, ils seraient sanctionnés. Il y a bien sûr des exceptions, comme à Mexico, mais c’est extrêmement rare.

Propos recueillis par Philippe Rioux pour la Dépêche du Midi

Forum de Davos : au-delà du « business as usual », une édition (géo) politique

Sun, 28/01/2018 - 18:41

« America first », « Choose France », « Go global », ces slogans utilisés par les dirigeants politiques pour promouvoir l’attractivité économique de leur pays tendent à affirmer une dimension de puissance de plus en plus assumée. Dans un environnement international où la conjoncture est annonciatrice d’une reprise économique. Les États rivalisent dans leur communication et stratégie politique pour en tirer les bénéfices. Cela serait ignorer le risque géopolitique au sein de cette période de reprise de la croissance mondiale et dont les milieux d’affaires semblent avoir pris toute l’ampleur dans cette édition 2018 du Forum de Davos. Pour nous éclairer, le point de vue de Sylvie Matelly, directrice adjointe à l’IRIS.

Au-delà de la dimension communicationnelle « Choose France » d’Emmanuel Macron lors de la réception de 140 représentants de firmes multinationales à Versailles, ce lundi, ou encore la Une d’un numéro de The Economist consacrant la France comme pays de l’année 2017, quelle analyse tirer de ce regain d’intérêt pour la France à l’international ?

La communication du Président de la République est assumée et elle s’adosse à une véritable stratégie politique, voire économique. Il s’agit de faire pour rassurer, et donc attirer les investisseurs étrangers. À l’international, en effet, la France était perçue depuis des années comme le bastion irréductible de l’anticapitalisme, le pays où le mot même « libéralisme » était un tabou et dans lequel des partis politiques ouvertement antilibéraux sur le plan économique pouvaient enregistrer de bons scores aux élections, ce qui rendait impossible les réformes politiques sur le libéralisme. Aujourd’hui, Emmanuel Macron veut signifier aux investisseurs étrangers que tout cela a changé. Il a ajouté un nouvel argument, lors de son discours prononcé à Davos, celui que s’il ne réussit pas à redresser le pays et faire bouger les lignes, donc à attirer au préalable les investisseurs étrangers, la prochaine fois, l’extrême droite ou gauche pourrait gagner les élections.

À l’étranger, en effet, l’élection d’Emmanuel Macron a souvent été perçue comme un renouvellement générationnel et des mentalités et le Président surfe sur cette vague.  Par ailleurs, il est vrai que le manque de contestation de sa réforme du marché du travail lui donne des arguments qui vont dans ce sens. Cependant, il sait toutefois que la réalité est plus complexe. Le pays est extrêmement divisé, et il y a urgence à réussir pour ne pas reproduire des scénarios comme le Brexit au Royaume-Uni, ou l’élection de Trump aux États-Unis.

Faire venir des entreprises étrangères en les invitant à investir dans le pays, permet au chef de l’État de monétiser ce gain politique en leur expliquant qu’une véritable transformation peut s’opérer, mais que cela ne pourra se concrétiser sans que les entreprises étrangères y prennent une part active. Mais surtout, que le défi dépasse la seule question économique et/ou nationale. La question qui se pose ensuite est de savoir si ce discours fonctionne. Certes pour partie, et le nombre d’entreprises (mais surtout la qualité de celles-ci) ayant répondu présentes à son invitation à Versailles en est une illustration. Pour autant, et comme souvent pour ce qui le concerne, il bénéficie également d’un bon alignement des planètes. La France donne en ce moment une impression de stabilité et de détermination dans l’action, aussi parce que le Royaume-Uni et l’Allemagne sont affaiblis, et que d’autres pays en Europe et ailleurs sont dominés par des populismes risqués et réactionnaires.

Dans un contexte où l’économie redémarre vraisemblablement plus vite que prévu, si on se fie aux prévisions revues à la hausse les unes après les autres, les hommes d’affaires sont avides d’investissements et de profits. Un pays qui est perçu comme un îlot de stabilité politique et économique devient alors attractif. Cela, Emmanuel Macron l’a très bien compris et il compte en profiter un maximum.

Quant à la réalité de cette embellie ou renouveau, il ne faut pas faire abstraction de la situation économique et commerciale de l’Allemagne. Celle-ci engrange des excédents commerciaux qui sont numéro 2 dans le monde, derrière les excédents chinois. Or, pour l’instant, la France n’arrive pas à réduire une balance fortement déficitaire. Mais il est vrai que les entreprises françaises commencent à mieux se positionner à l’international, à gagner des parts de marché, notamment en Chine où elles talonnent l’Allemagne. Il faut aussi engager des réformes afin de mieux les accompagner dans ce sens pour véritablement convaincre.

Toutefois, il importe de prendre également en compte le fait que cette perception dynamique provient du caractère relatif de l’économie qui se base avant tout sur la confiance. Et cette confiance crée ce que l’on appelle dans le jargon « des anticipations auto-réalisatrices ». Si les hommes d’affaires sont persuadés que la France est en train de changer, il est alors fort probable que la France va changer.   Si pour eux la conjoncture est au vert pour investir, et parce qu’ils vont investir et parier là-dessus, il est également probable que la situation économique du pays s’améliore.

Rapatriement massif de capitaux étrangers, menace de taxations élevées sur les importations étrangères, retraits et renégociation d’accords au seul bénéfice des intérêts américains : quel sens donner à la politique néo-mercantiliste de Donald Trump ? Quel peut en être l’impact à l’international ?

La politique économique et commerciale de Donald Trump ne nous surprend guère. Ce qui est édifiant, c’est le temps qu’il a mis pour matérialiser sa doctrine qui était, il ne faut pas l’oublier, au cœur des discours et de sa campagne. Tout le monde était sûr d’une chose : Donald Trump, au moins en parole, souhaitait relocaliser et attirer les entreprises américaines, ainsi que les investisseurs étrangers aux États-Unis.

Dès son élection, la bourse de Wall Street avait pris quelques points et les analystes en avaient conclu que les investisseurs pariaient réellement sur un retour d’une croissance « Made in USA », ainsi qu’un retour des capitaux aux États-Unis.

L’objectif de Donald Trump est de remettre au travail toute une frange de la population américaine, vivant loin des grandes villes côtières, dans des régions sinistrées et enclavées. C’est une main-d’œuvre peu qualifiée et oubliée depuis des décennies qui vit très mal la réussite d’une partie de l’immigration. Pourtant, sans investissement dans les infrastructures ou la formation, il est peu probable que cela fonctionne. Les entreprises qui réinvestiront aux États-Unis ne le feront probablement pas dans ces régions, et il est utile de rappeler que le retour de certaines productions dans le pays ne date pas de l’élection de Trump. Cela créera probablement encore plus de colère et de frustrations.

Le risque porte également sur les restrictions à l’immigration, car rien ne nous dit que les Américains, aussi peu qualifiés soient-ils, veuillent prendre les emplois de ces immigrés qu’on renverrait dans leurs pays. L’expérience a d’ailleurs coupé court dans certains États fédérés  où des lois restreignant la possibilité de travailler pour les immigrés ont tourné court.

À l’international, il est en revanche plus compliqué d’élaborer des prévisions sur l’impact de cette politique. Dans le cas d’une relocalisation massive, il pourrait en effet y avoir des conséquences. On est malgré tout dans un contexte qui paraît perméable à cette hypothèse pour au moins deux raisons. Tout d’abord, la croissance économique est de retour, les entreprises voient émerger de nouveaux marchés de par le monde. C’est le cas, par exemple, de la Chine où le marché intérieur est loin d’être comblé par les acteurs privés nationaux.

Cette politique est aussi profondément mercantiliste avec les risques qu’elle peut présenter si elle est menée à son terme de conduire à une guerre des monnaies ou une guerre commerciale entre les États-Unis et ses principaux partenaires économiques, Chine et Europe en tête.

À cela s’ajoute un clivage qui est en train de se creuser entre l’Ancien monde au sein duquel on pourrait ranger les États-Unis et le Royaume-Uni dans une moindre mesure, et d’un autre côté avec à sa tête la Chine, l’Inde, le Canada – comme on a pu l’observer au Forum de Davos – qui seraient les défenseurs d’un monde ouvert. Les Européens ont d’ailleurs un intérêt majeur à se rallier au dernier groupe. La politique économique et commerciale des États-Unis risque avant tout de coûter très cher aux citoyens et contribuables américains.

« Construire un avenir commun dans un monde fracturé ». Quels étaient les principaux enjeux de cette édition du Forum de Davos qui tend à donner une prépondérance à l’environnement géopolitique sur la conjoncture économique ? Quel sens donner à la participation des États-Unis après 18 années d’absence, et qui plus est, dans un contexte de divergences sur la gouvernance économique et financière internationale ?

Il y a deux aspects à distinguer dans cette édition du Forum de Davos et tout d’abord le titre. Depuis 2008, on sent qu’il y a une certaine gêne des grandes entreprises, ces « happy few » de la mondialisation, et que quelque part, il faudrait afficher son inquiétude dans un monde qui ne tournerait pas rond. Simplement, au-delà des effets d’annonce, 10 ans plus tard, l’on se rend compte que les choses n’ont pas beaucoup changé, voire que la situation s’est aggravée. Si on voulait caricaturer la situation, on pourrait dire que les riches sont toujours plus riches et paient toujours moins d’impôts, alors même que tout cela est régulièrement dénoncé à Davos. Encore cette année, le Président chinois ou le chef du gouvernement canadien ont milité pour une croissance plus ouverte, mais aussi « solidaire » …

Une différence peut-être cette année, les sévères critiques tous azimuts, auxquelles sont confrontées les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon qui constituent quatre entreprises les plus puissantes du monde de l’internet), et autres entreprises du numérique présentes à Davos. Est-ce le signe d’une évolution des mentalités ? On a envie d’y croire, car au-delà de la rhétorique, l’indignation prend de l’ampleur y compris aux États-Unis.

En revanche, et c’est un facteur majeur, dans un monde où la croissance économique est de retour, les plus grandes menaces qui peuvent peser sur cette conjoncture favorable sont d’ordre géopolitique. Durant des décennies, les économistes ont raisonné en usant de la locution « toutes choses étant égales par ailleurs ». Ces raisonnements étaient fondés sur des anticipations rationnelles, mais hors de toute contextualisation de l’environnement international. Cela n’est plus possible aujourd’hui. C’est initialement le marché des matières premières qui a fait comprendre que, derrière la théorie économique, il y avait des enjeux stratégiques non négligeables. Les entreprises sont d’ailleurs de plus en plus menacées par les risques géopolitiques, comme l’illustrent les affaires Lafarge ou encore Alstom.

Concernant la venue de Donald Trump, ce vendredi, pour la clôture du Forum, on peut émettre l’hypothèse qu’il a très peu apprécié le discours du président chinois Xi Jin Ping lors de la dernière édition l’an passé. Ce dernier s’était en effet présenté comme le chantre du libéralisme donnant à l’audience « une leçon de mondialisation » ce qui est bien évidemment cynique de la part de sa part. Ce discours voulant faire des États-Unis une nation du repli sur soi était déjà à l’œuvre à la dernière conférence annuelle de l’OMC à Buenos Aires au mois de décembre. Le représentant au commerce des États-Unis, qui est un proche de l’actuel président, avait rendu la pareille aux Chinois en expliquant que les États-Unis n’étaient pas un pays fermé, mais libre-échangiste, mais que lorsqu’on leur imposait des barrières ils appliquaient le principe de réciprocité. L’objectif est ainsi avant tout de ne pas laisser le devant de la scène occupé par les Chinois. À ce titre sa venue au discours de fermeture est tout sauf anodine de sa part : il souhaite avoir le dernier mot. Il souhaite peut-être également rassurer les milieux d’affaires, ou au contraire, leur mettre la pression et les menacer de sanctions si ces derniers ne suivaient pas ses traces. Donald Trump est aussi un businessman, probablement un habitué de ce forum lui et ses équipes. Il se rendra à Davos pour discuter et échanger avec des personnes qu’il connaît et qu’il a sans doute côtoyées quand il était aux affaires. Sur les dossiers économiques et commerciaux majeurs, la visibilité est très faible. Comme mentionné plus haut, sa présence se justifie avant tout pour ne pas laisser les applaudissements aux Chinois.

Condamnation de l’ex-Président Lula en appel : corruption ou éviction politique ?

Fri, 26/01/2018 - 18:07

Alors que l’ex-Président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva avait été condamné à 9 ans et demi de prison au mois de juillet dernier, le procès en appel qui s’est tenu ce mercredi a finalement débouché sur un alourdissement de la condamnation initiale, soit 12 ans de prison dans le cadre d’une affaire de corruption avec la société de BTP OAS. Derrière cette décision de justice appuyée par le controversé juge Sergio Moro se dessine des enjeux politiques qu’il importe de souligner alors que les prochaines élections présidentielles doivent se tenir au mois d’octobre. Pour nous éclairer le point de vue de Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS.

Quels étaient les enjeux de la tenue du procès de l’ex-président Lula ? Quelle est la réalité des allégations des soutiens de Lula ainsi que d’une lettre émanant d’une dizaine de parlementaires américains dénonçant la tournure politique de cette affaire judiciaire ?

Il est important d’examiner au-delà du verdict – proclamé en juillet 2018 pour une affaire de corruption avec la société de BTP OAS – les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’instruction de ce procès, ainsi que le contexte politique dans lequel il s’inscrivait. L’ex-président du Brésil Luiz Inácio Lula da Silva, avait fait l’objet d’écoutes téléphoniques, notamment dans des conversations avec l’ex-présidente Dilma Roussef. Or, comme dans tous les pays du monde, procéder à des écoutes téléphoniques du Chef de l’État en exercice, exige le respect d’un certain nombre de règles de droit, ce qui n’a pas été le cas. Inacio Lula a été conduit manu militari, à 6h du matin, de son domicile à un commissariat d’aéroport pour sa première audition sur cette affaire, sans avoir reçu au préalable une convocation par courrier recommandé comme cela est de droit dans tous les systèmes judiciaires du monde. La presse en revanche était présente et avait donc été informée.
La condamnation, repose sur la présomption, non pas d’innocence qui doit jouer en faveur de toute personne qui passe devant un tribunal, mais sur une présomption de culpabilité. Le juge a ainsi joué aussi une fonction de procureur. Il a fondé sa condamnation sur une conviction personnelle sans avoir présenté la preuve formelle que l’ex-président Lula serait propriétaire d’un appartement cédé par la société de BTP OAS. Cette conviction repose sur le témoignage d’un ancien cadre de cette société de BTP qui a pu ainsi bénéficier d’une remise de peine. Le juge Sergio Moro, comme ses trois collègues de Porto Alegre ont considéré que ce témoignage avait en lui-même valeur de preuve.
Un procès en appel, suppose une instruction exigeante de la part des juges instructeurs. L’appel présenté par les avocats de l’ex-président brésilien a été déposé devant le Tribunal fédéral régional de Porto Alegre après la condamnation en première instance, en juillet 2018. Ce tribunal a été fermé de Noël 2017 au 22 janvier 2018. Les procédures déposées devant ce tribunal prennent un délai assez long, parfois plusieurs années, selon un magistrat consulté. Or, dans cette affaire, en dépit de la longue pause de fin d’année, le dossier a bénéficié d’un traitement accéléré exceptionnel. Qui plus est il a été l’un des premiers examinés le 24 janvier, 2018 soit deux jours après la réouverture du tribunal.
Un autre élément jette le doute sur le traitement de l’affaire. Il renvoie aux raisons profondes de la destitution de l’ex-présidente Dilma Roussef, victime d’un détournement constitutionnel dans l’optique d’un changement de politique économique et sociale. L’annonce de la condamnation du Président Lula a été saluée par la bourse de Saint Paul qui a gagné 3 points. Le Réal, monnaie brésilienne, a également remonté face au dollar. La confirmation de la sentence condamnant l’ex-président a été saluée par les milieux d’affaire inquiets de son possible retour au pouvoir. En tête des sondages il avait en effet de grandes chances de l’emporter et de remettre au centre de l’action du gouvernement des politiques sociales actives, et une politique commerciale sélective protégeant les intérêts vitaux du pays.
Le Brésil est à l’heure actuelle en situation de fragilité et de crise. Le brutal coup de frein apporté depuis la destitution de Dilma Rousseff aux dépenses sociales, et aux investissements de l’Etat ont provoqué un retour au Brésil des grandes inégalités. La grande pauvreté, la mal nutrition ont réapparu. La délinquance a explosé. Retrouver la voie de la démocratie inclusive, de nouveaux impôts un effort solidaire des catégories supérieures, ainsi que la reprise d’une politique de développement national. Or, le gouvernement actuel s’inscrit dans une démarche socialement égoïste et d’ouverture aux capitaux étrangers. La société Embraer, troisième avionneur mondial, va ainsi intégrer le groupe Boeing, les champs pétroliers de Pétrobras, dont les rentrées financières étaient initialement affectées à la politique sociale et d’éducation du pays et de l’Etat de Rio ont été ouverts aux transnationales du pétrole.
Ces enjeux, en toile de fond de la sentence, permettent de questionner la véritable indépendance de la justice brésilienne. Et ce, d’autant plus que les juges ont un niveau et un style de vie qui les rapprochent plutôt des élites économiques que du Brésilien moyen. Le quotidien Globo de Rio a publié le 17 décembre dernier un papier sur le salaire des juges : alors que le salaire moyen de la profession est plafonné à 33000 Reais, soit 11000 euros, 71% des juges gagneraient entre 33000 et 68000 Réais Cette distorsion dans le niveau de vie et donc la perception des réalités économiques et sociales font dire à beaucoup que la justice brésilienne est mieux à même de comprendre les arguments des élites économiques que ceux du Brésilien moyen.

Ces événements ont révélé une corruption systémique à toute une génération d’élus et de représentants de l’État, tous partis confondus. Assiste-t-on à la faillite structurelle de la démocratie brésilienne ?

L’actuel système politique brésilien est issu de la Constitution de 1988 qui a fragmenté la représentation politique. La corruption est inhérente au fonctionnement des institutions du pays. Les grands partis présidentiels que sont le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) ou le Parti des travailleurs (PT) successivement au pouvoir n’ont jamais eu plus de 90 députés sur 517. Ils sont contraints à fabriquer des alliances pour constituer des majorités avec des caciques locaux demandant en échange de leur soutien des compensations.
Ce système s’est perpétué. Vouloir le réformer signifierait une modification de la loi électorale et donc de la Constitution. Or, les députés brésiliens sont majoritairement issus de baronnies locales. Ils ne vont certainement pas se tirer une balle dans le pied et se suicider politiquement et financièrement en introduisant plus de transparence et d’efficacité démocratique dans la Constitution.
Dans un contexte politique en tension, la corruption est par ailleurs un outil permettant de fonder éthiquement un changement de politique. Au-delà des affaires de ces dernières années, ces pratiques ont largement été utilisées au Brésil dans le passé. Ce fut le cas en 1954 contre le Président Getúlio Vargas qui avait pris des mesures en faveur des catégories les plus défavorisées et qui finalement avait été contraint au suicide sous la pression d’accusations de corruption.
En 1964, le Président João Goulart avait également lancé des politiques audacieuses en matière sociale. Les militaires en prenant le pouvoir, l’ont écarté et avec lui ses ambitions égalitaires. On assiste actuellement de la part des groupes économiques dominant, appuyés par le principal média brésilien Globo à l’association corruption /politique pour écarter Lula et le PT du pouvoir et dénoncer toute initiative contestant la politique économique et sociale du gouvernement Temer.

Quel est l’impact de ces événements sur la campagne pour les prochaines élections présidentielles d’octobre ? Qu’adviendra-t-il si Lula est condamné ?

Si l’ex-président Lula est écarté des élections d’octobre 2018, le sens de la présidentielle sera faussé. La gauche n’aura pas le temps de trouver un candidat crédible. La droite traditionnelle, qui s’active pour empêcher la présence d’une option de gauche, paradoxalement n’a pas davantage de candidat crédible. Qui plus est, beaucoup de ses responsables font l’objet d’accusations de corruption. A la différence du PT, le statut de leurs collègues sénateurs et députés les protègent de toute poursuite effective. L’actuel Président Michel Temer, Aecio Neves, ancien président du PSDB, candidat aux élections présidentielles de 2014, l’ancien gouverneur et candidat actuel du PSDB aux présidentielles, Geraldo Alckmin, ex-gouverneur PSDB de l’Etat de Sao Paulo, ne seront pas jugés pour l’instant.
On assiste aujourd’hui à un retrait du Brésilien lambda de la vie politique. Sous l’effet des campagnes de dénigrement des partis et des élus de la part de la grande presse. Mais aussi en raison des difficultés croissante de la vie quotidienne. Ce décrochage civique pourrait favoriser un candidat sans parti, apolitique, ancien militaire soutenu par les églises évangélistes, Jair Bolsonaro. Il a des positions fermes contre la législation sur l’avortement, contre le mariage des personnes de même sexe. Il privilégie pour régler les problèmes du Brésil la voie sécuritaire. Ce candidat est pour l’instant second dans les sondages derrière l’ex-Président Lula avec 20% des intentions de vote. Face au vide qui pourrait se produire à droite et à gauche, il pourrait apparaître de manière inattendue comme le candidat susceptible d’être élu aux prochaines élections présidentielles.

« Antisionisme = antisémitisme ? » – 3 questions à Dominique Vidal

Fri, 26/01/2018 - 10:16

Journaliste et historien, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient, Dominique Vidal est collaborateur du Monde diplomatique. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron », aux éditions Libertalia.

Pourquoi écrivez-vous que l’antisionisme est une opinion et l’antisémitisme un délit ?

L’antisémitisme est une forme de racisme spécifique, qui, en l’occurrence, vise les Juifs. Et, comme toutes les autres formes de racisme, il tombe sous le coup de plusieurs lois françaises : la loi sur la presse de 1881 qui punit divers agissements racistes, celle de 1972 sur la lutte contre tous les racismes, mais aussi la loi Gayssot de 1990 qui réprime la négation des crimes contre l’Humanité – et bien sûr le Code pénal.

L’antisionisme critique l’idéologie sioniste selon laquelle les Juifs, inassimilables dans les pays où ils vivent, devraient être rassemblés dans un État qui leur soit propre. Il s’agit donc d’une opinion, qu’on peut approuver ou rejeter, mais qui ne saurait constituer un délit. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme en effet : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Et l’article 11 ajoute : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Quant à la Constitution de la Ve République, son article premier assure que la France « respecte toutes les croyances ». La France étant membre de l’Union européenne, elle reconnaît en outre la suprématie de la Convention européenne des droits de l’homme qui, pour sa part, stipule dans son article 9 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »

D’ailleurs, imagine-t-on les communistes demander l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaullisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ? Quand le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Francis Kalifat, exige une loi contre l’antisionisme, sa démarche est liberticide. Elle relève même d’une pensée totalitaire.

Il va de soi, cela dit, que ceux qui professent des opinions antisionistes doivent, comme tous les citoyens, combattre avec une vigilance de tous les instants toute forme d’antisémitisme comme de racisme. Il n’est pas acceptable que leurs convictions servent de prétexte à quelque dérapage que ce soit.

Quel est l’intérêt d’entretenir la confusion entre antisionisme et antisémitisme ?

La manœuvre est cousue de fil blanc : en confondant antisionisme et antisémitisme, Israël et ses inconditionnels français entendent interdire toute critique de la politique de Tel-Aviv. Certes, le chantage à l’antisémitisme ne constitue pas un phénomène nouveau : de nombreux chercheurs et journalistes en ont été victimes au début des années 2000. Pressions, intimidations et diffamations tentaient de les faire taire. Les traîner devant les tribunaux était même devenu une sorte de sport pour les sionistes les plus extrémistes. Aucun de ces procès n’a toutefois abouti. Mais tout cela a en revanche réussi à intimider certains médias – et à faire évoluer certains hommes politiques…

La criminalisation de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions ou une réponse parlementaire favorable à la demande du CRIF d’une loi interdisant l’antisionisme, marquerait une nouvelle et dangereuse étape. Rien là d’un hasard : jamais Israël n’a été aussi isolé sur la scène internationale. L’État de Palestine a été accueilli à l’UNESCO, à l’ONU et à la Cour pénale internationale. La provocation de Donald Trump sur Jérusalem a été rejetée par tous les autres membres du Conseil de sécurité et condamnée par l’Assemblée générale – par 128 voix contre 9.

Or cet isolement ne peut que s’accentuer. La droite et l’extrême droite israélienne envisagent en effet de passer de la colonisation à l’annexion, enterrant ainsi la solution des deux États au profit d’un seul État où les Palestiniens ne jouiraient d’aucun droit politique – c’est-à-dire une forme d’apartheid. Voilà la politique dont nos censeurs voudraient empêcher la critique.

Devient-il de plus en plus difficile de débattre sereinement de ce sujet ?

C’est en tout cas ce dont rêvent les propagandistes du gouvernement israélien. Mais je ne crois pas que cette opération leur portera bonheur. Je vois mal le Conseil constitutionnel valider une loi créant un délit d’opinion. J’imagine mal le ministère de la Justice et, à sa demande, les Parquets poursuivre des chercheurs et des journalistes ayant critiqué la colonisation des territoires occupés, a fortiori leur annexion. Bref, je ne pense pas que la France puisse réprimer les défenseurs du droit international.

Certes, le président de la République a déclaré, à la fin de son discours, lors de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv en présence de Benyamin Netanyahou : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » C’est d’ailleurs à cette affirmation malheureuse que mon livre répond. J’ai voulu éclairer le public sur une question confuse, mettre de l’ordre dans les concepts utilisés, faire les rappels historiques nécessaires ainsi qu’éclairer les coulisses de la manœuvre. Mais j’espère aussi contribuer à ce qu’une erreur verbale ne se transforme pas en forfaiture.

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