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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 1 month 1 week ago

La révolution antiterroriste

Thu, 19/12/2019 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2019)
. Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère et chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de François Thuillier, La Révolution antiterroriste (Temps présent, 2019, 256 pages).

François Thuillier a effectué une grande partie de sa carrière à la Direction de la surveillance du territoire (DST) et à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). S’il a attendu d’être à la retraite pour écrire La Révolution antiterroriste, c’est que le contenu de cet essai est radical. Radical, d’une part au sens étymologique du terme : l’auteur y développe une réflexion stimulante sur les racines du terrorisme et de la lutte contre le terrorisme. Radical, d’autre part au sens de la contestation d’un ordre établi : l’ancien policier se livre en effet à un véritable réquisitoire contre l’évolution de la politique antiterroriste. La diatribe est tellement virulente qu’on peine à croire que l’auteur ait pu travailler si longtemps place Beauvau sans devenir schizophrène. Selon Thuillier, nous aurions purement et simplement « basculé dans un régime antiterroriste contraire à nos intérêts ».

L’auteur commence par analyser le « modèle latin du renseignement » qui a historiquement existé en France et reposait sur un trépied : fragmentation des agences, rôle central du secret et prédominance de l’approche judiciaire. Il décrit ensuite la manière dont, dans les années 1980 et 1990, la lutte antiterroriste a fait évoluer ce modèle dans trois directions : spécialisation, centralisation et coordination. Il examine enfin les dynamiques du basculement vers un autre modèle, plus proche de celui de nos alliés américain et britannique.

Deux concepts anglo-saxons sont, par exemple, rejetés par l’auteur : la guerre contre le terrorisme et la lutte contre la radicalisation. S’opposant à la militarisation de la lutte contre le terrorisme, Thuillier estime que les terroristes doivent être traités comme des criminels. Leur reconnaître le statut de soldat serait leur faire beaucoup d’honneur. Quant à la lutte contre la radicalisation, elle nous ferait passer « d’une police de l’acte à une police du comportement ». Ce « principe de précaution appliqué aux personnes » constituerait, selon l’auteur, une régression philosophique. Celle-ci se doublant d’une régression juridique. La loi du 30 octobre 2017 aurait rendu l’état d’urgence permanent, permettant aux autorités de prendre des mesures administratives préventives contre des individus considérés comme radicaux, et nous éloignant ainsi de l’état de droit. Par ailleurs, les contours imprécis de la notion de radicalisation, couplés à la « révolution technique du renseignement », auraient favorisé l’émergence d’une surveillance de masse.

L’ancien policier va très loin dans sa critique : il dénonce une dérive généralisée, qui toucherait tous les milieux. Sondages à l’appui, il montre qu’une majorité de la population approuve le rognement des libertés individuelles au profit de la sécurité. La métaphore qu’il privilégie est celle des digues sautant les unes après les autres : « La crue des peurs et des ignorances a tout emporté. Comme une rivière de plaine, paresseuse et reptilienne, comme un fleuve endormi réveillé dans la nuit, la lutte antiterroriste est sortie de son lit. »

Cet ouvrage fera probablement grincer des dents, suscitera des polémiques. Son auteur sera sans doute traité de « naïf » par ses détracteurs et de « courageux lanceur d’alerte » par ses défenseurs. Il mérite en tout cas d’être lu.

Marc Hecker

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Populismes européens

Mon, 16/12/2019 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2019)
. Eric-André Martin, conseiller auprès du directeur de l’Ifri et spécialiste des questions européennes, propose une analyse croisée des ouvrages de Ilvo Diamanti et Marc Lazar, Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties (Gallimard, 2019), Yann Algan et al., Les origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social (Le Seuil, 2019) et Roman Krakovsky, Le populisme en Europe centrale et orientale. Un avertissement pour le monde (Fayard, 2019).

Comment définir, penser et contextualiser le phénomène populiste en Europe ? Comment rendre compte des différentes réalités politiques et sociologiques que recouvrent les populismes et les populistes sur le Vieux Continent ? Comment appréhender un phénomène complexe, protéiforme et évolutif, ainsi que son impact potentiel sur les démocraties européennes, voire sur la démocratie tout court ? Voilà les questions auxquelles ces trois ouvrages, parus en même temps, contribuent à répondre, en empruntant des approches différentes.

Avec Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, Ilvo Diamanti, professeur de sciences politiques à l’université d’Urbino et directeur de l’Institut d’analyse de l’opinion publique Demos & Pi, a rédigé avec Marc Lazar, professeur d’histoire et de sociologie politique et directeur du Centre d’histoire de Sciences Po à Paris, un livre centré sur l’étude du populisme en France et en Italie. Il s’agit d’une version revue et augmentée d’un premier ouvrage traduit de l’italien, qui avait été publié chez Laterza en 2018. Par rapport à d’autres ouvrages traitant du populisme, ce livre présente une double originalité : d’abord, les auteurs se livrent à un travail important pour délimiter la notion de populisme, un « hybride » qui, même s’il s’ancre dans une tradition politique, dont l’éventail va de la gauche à l’extrême droite, présente des variantes multiples, car « il n’est pas fondamentalement idéologique mais pragmatique ». Par-delà ses différences, le populisme présente un certain nombre « d’invariants », tels : l’exaltation du peuple et l’appel continu au peuple ; l’affirmation de l’antagonisme irréductible entre le peuple et les élites, opposant ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas » mais aussi dans certains cas, l’exclusion de certains éléments « étrangers », minorités ethniques ou religieuses, pour mieux affirmer la cohésion d’une société, censée naître de son identité, et en renforcer l’unité et la puissance ; le triomphe de l’incarnation – à travers le rôle central du leader – sur le principe de la représentation. Ce dernier trait conférant souvent au populisme une dimension plébiscitaire.

L’autre originalité du livre est de s’ouvrir à une interrogation fondamentale, relative à la façon dont le populisme se normalise et s’installe dans la vie politique des États européens : comment pourrait-il, à terme, affecter le fonctionnement des démocraties européennes ? Nos auteurs considèrent ici l’Italie comme un observatoire privilégié, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Silvio Berlusconi et la création de Forza Italia. Le populisme serait ainsi le vecteur de « métamorphoses de la démocratie représentative » et ferait entrer les démocraties européennes dans une nouvelle ère, la « peuplecratie ». L’un de ses traits distinctifs serait l’avènement de la « démocratie immédiate », qui se conjuguerait avec une « personnalisation » des institutions et des systèmes de gouvernement. Dans un tel système, le populisme cohabiterait sous deux formes, avec d’une part la présence de mouvements politiques organisés, le populisme constituant le fondement de leur identité, et d’autre part l’emprunt aux populistes, par les partis de gouvernement, de certaines techniques, « utilisées comme une ressource pour la conquête voire pour l’exercice du pouvoir ». En Italie, « un certain degré de populisme est requis pour s’affirmer sur le plan électoral et politique », à l’image de Matteo Renzi qui a construit son succès sur la « mise à la casse » de la classe politique traditionnelle, et institué un leadership hyper personnalisé à travers une communication omniprésente.

Avec Les origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social, Yann Algan, professeur d’économie à Sciences Po, Élisabeth Beasley, économiste, Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’École normale supérieure, et Martial Foucault, directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), livrent une radiographie des déterminants socio-économiques du vote populiste en France, en Europe et aux États-Unis. Cette étude, très bien documentée, complète et prolonge le précédent ouvrage, à travers l’analyse des comportements électoraux.

Plutôt que de parler uniformément de populisme, les auteurs préfèrent parler de « forces antisystème », dont la poussée électorale traduit « le mal-être » d’une partie de la population, notamment des actifs du « monde post-industriel des services », menacés par la mondialisation et l’automatisation croissante induite par la révolution numérique. Bien qu’étant unies dans la critique du système et la détestation des élites, ces forces se subdivisent en deux groupes distincts, la « gauche radicale » et la « droite populiste ». Ces groupes divergent sur leurs programmes économiques et s’opposent profondément sur la question des valeurs. Cette dichotomie se traduit dans les résultats de l’élection présidentielle de 2017 en France, qui a mis en évidence une double polarisation de l’électorat : la prolongation de l’axe traditionnel gauche-droite autour des questions économiques, dont les enjeux portent notamment sur le rôle de l’État et la redistribution ; l’affirmation d’un axe « perdants-gagnants », valorisant la question de la protection, et qui a pour enjeu l’ouverture à l’Europe et au reste du monde.

Une des originalités de cette étude est de montrer comment le partage de l’électorat des forces antisystème est fortement corrélé au degré de confiance interpersonnelle des électeurs, lequel dépend du parcours individuel de chaque individu, mais est fortement déterminé par des paramètres tels que le revenu, l’éducation, le statut professionnel et la mobilité intergénérationnelle. Dans ce contexte, « le vote pour le Font national n’est pas réductible à un “vote ouvrier” au sens où on l’entendait encore en 1981 : il est davantage le vote d’individus malheureux, dont la satisfaction dans la vie est faible ». Le mouvement des Gilets jaunes constitue « l’expression d’une France où le bien-être est faible », mais dont les divergences internes rendent peu probable la création d’un front antisystème à l’instar de l’Italie, à travers la coalition formée entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles. Par conséquent, « l’interaction entre des risques économiques nouveaux et un faible niveau de capital social » s’impose comme l’un des déterminants de la crise politique contemporaine dans les pays européens. Pour ne pas risquer d’enfermer le débat dans une opposition entre « la démocratie et ses ennemis », il est devenu essentiel de développer des politiques inclusives qui ressourcent le débat démocratique et rétablissent la confiance avec les électeurs.

Dans Le populisme en Europe centrale et orientale, Roman Krakovsky, historien et maître de conférences à l’université de Genève, analyse les caractéristiques du populisme en Europe centrale et orientale (ECO), à travers la définition établie par le politologue argentin Ernesto Laclau, qui voit dans le populisme « une logique politique tendant à reconstruire la notion de peuple à partir des groupes marginalisés ou qui se perçoivent ainsi ». Dans l’acception de Laclau, des groupes sociaux ou des communautés se reconnaissent au travers de demandes insatisfaites et engagent un conflit visant à contester l’hégémonie d’un groupe dominant, au nom du peuple. L’intérêt de cette approche est de livrer une interprétation historique et sociale de l’histoire de la région. Le populisme apparaît dans les situations de crise systémique, comme une réponse à la fragmentation de la société et à l’incapacité de l’État à réformer.

Toute la difficulté pour les mouvements populistes a été d’identifier un groupe social capable d’incarner le peuple et de fédérer les demandes de réforme dans un programme cohérent. Ce fut le cas d’abord à travers le mouvement agrarien, qui s’appuya sur la communauté villageoise et la paysannerie, ensuite avec les communistes, qui s’appuyèrent sur la classe ouvrière. Cette phase de populisme, fondée sur la quête d’émancipation sociale, sera suivie à partir de la fin de la Première Guerre mondiale par une période « d’angoisse identitaire », dans des États-nations nouvellement créés et marqués par la présence d’importantes minorités ethniques et religieuses, considérées comme un obstacle à la construction de communautés politiques fortes. Le populisme identitaire, sera alors le vecteur d’un nationalisme exclusif, permettant de redéfinir le peuple à travers l’appartenance à une corporation, une ethnie, une race, ce qui provoquera des accès de xénophobie et d’antisémitisme. Mais aujourd’hui, après une transition politique et un décollage économique réussis, comment expliquer la résurgence du populisme à travers l’illibéralisme ? Ce rôle particulier qu’a joué le populisme dans l’histoire de l’ECO, a valorisé la notion de peuple uni, s’appuyant sur un État central fort, dont l’autorité est incarnée par un leader.

Pour des nations qui, au cours de leur histoire, ont été confrontées à la perspective de leur disparition, la dénonciation de la démocratie libérale peut apparaître comme le moyen de recréer une unité entre des revendications hétérogènes et de souder la communauté, au risque du repli. Ce qui confronte l’Europe à un double défi : d’ordre interne, à travers la constitution d’alliances populistes en Europe, qui seraient capables d’infléchir le projet européen ; sur le plan transnational ensuite, à travers des alliances conclues avec des régimes populistes hors d’Europe, susceptibles d’influer sur les équilibres internationaux.

Éric-André Martin
Conseiller sur l’Europe auprès du directeur de l’Ifri

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PE 4/2019 en librairie !

Tue, 10/12/2019 - 09:00

Le nouveau numéro de Politique étrangère (n° 4/2019) vient de paraître ! Il consacre un dossier complet au droit international et un Contrechamps à l’ambivalence de la relation franco-allemande. Comme à chaque nouveau numéro, de nombreux autres articles viennent éclairer l’actualité : le Soudan après la chute d’Omar el-Béchir, la fragile modèle démocratique de l’Afrique du Sud, Trump, l’Europe et l’OTAN

Quelle est la part du droit dans les relations internationales d’aujourd’hui, qui semblent de plus en plus privilégier les affirmations de puissance ? Le droit est à la fois un mode d’organisation, un instrument d’équilibrage des forces brutes, et un instrument de puissance. C’est tous ces visages qu’éclaire ce nouveau numéro de Politique étrangère, à travers les exemples de la Cour pénale internationale, de l’« extra-territorialité » du droit américain, de la complexe construction du droit européen, ou des besoins de régulation de l’internet. Le droit est nécessaire à l’édification progressive d’une société internationale ; mais il ne se suffit pas à lui-même.

Sous les ententes franco-allemandes proclamées, les désaccords s’accumulent. Le traité d’Aix-la-Chapelle réaffirme les domaines de la coopération sans réelle avancée nouvelle. Plus fondamentalement, qu’est-ce qui réunit aujourd’hui les stratégies française et allemande ? L’héritage de décennies de coopération peut-il dépasser l’affirmation d’intérêts nationaux parallèles, voire divergents ? La rubrique Contrechamps de ce numéro pose la question : qu’est-ce qui fait aujourd’hui tenir le  tandem franco-allemand ; et, d’ailleurs, tient-il vraiment, sous des sourires affichés mais pâlis ?

Soudan, Afrique du Sud : comment l’Afrique construit-elle ses modèles de transition et de démocratisation ? Faut-il créer une agence de renseignement européenne ? Et connaîtra-t-on jamais la cause du crash qui a coûté la vie à Dag Hammarksjöld ? Politique étrangère explore, une fois encore, de multiples facettes de la vie internationale.

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Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis

Mon, 09/12/2019 - 10:53

La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », écrit par Marion Leblanc-Wohrer. Il figure au sommaire de notre nouveau numéro de Politique étrangère (n° 4/2019)« Un monde de droit ? ».

Le droit, instrument de politique économique et politique : l’affaire n’est pas nouvelle, et n’est certainement pas l’apanage des États-Unis. Globalisation des échanges, internationalisation des entreprises, volonté de lutter contre la corruption et le blanchiment d’argent : les États cherchent à affirmer leur souveraineté dans et au-delà même de leurs frontières. Mais ce sont bien les États-Unis qui ont développé, à partir des années 2000, une « politique juridique extérieure » sans précédent, basée sur des textes réglementaires ou législatifs. Des dizaines d’entreprises étrangères ont été poursuivies pour violation des dispositifs américains, notamment anti-corruption et de sanctions économiques, ou sont empêchées d’exercer dans les pays qui se trouvent dans le viseur des États-Unis.

L’extraterritorialité des textes américains se heurte à la question du respect de la souveraineté des États, dès lors que les poursuites concernent des ressortissants étrangers. Elle pose également la question de la légitimité des poursuites américaines lorsque le lien entre les faits poursuivis et les États-Unis est particulièrement ténu, notamment lorsque ces poursuites se basent sur l’utilisation du dollar. Dans les faits, États comme entreprises étrangères restent souvent démunis face à la toute-puissance du droit américain. Le récent renforcement des législations nationales et la coopération internationale pourraient faire émerger une parade, notamment dans le domaine de la lutte contre la corruption.

Des textes à portée de plus en plus extraterritoriale

De multiples textes américains ont une portée internationale, notamment grâce à l’élargissement progressif de leurs critères d’applicabilité territoriale. Le Patriot Act, adopté après le 11 septembre 2001, et modifié par le Freedom Act du 2 juin 2015, s’applique à tous les pays qui ont signé un accord de coopération judiciaire avec les États-Unis, dont la France. L’administration américaine peut ainsi obtenir des informations sur le détenteur d’une boîte mail, la copie de messages privés ou des documents stockés dans le cloud, en passant par un Traité d’assistance judiciaire mutuelle (Mutual Legal Assistance Treaty – MLAT).

La vaste loi de réforme des marchés financiers américains, le Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act, promulguée par le président Barack Obama le 21 juillet 2010, comprend nombre de dispositions s’appliquant directement à des acteurs non-américains, notamment dans le cadre de la prévention du risque systémique, des dérivés, et de la gestion d’actifs. On peut également citer le droit américain de la concurrence, édicté par le Foreign Trade Antitrust Improvements Act (FTAIA) de 1982 ; le système de contrôle des exportations américaines, qui repose sur deux textes principaux : la Réglementation des transferts internationaux d’armes (Traffic in Arms Regulations, ITAR) de 1976 et la Réglementation sur l’administration des exportations (Export Administration Regulations, EAR) ; le Justice Against Sponsors of Terrorism Act (JASTA), voté en 2016 par le Congrès malgré le véto du président Obama, qui permet à toute victime du terrorisme aux États-Unis de poursuivre les États qui auraient assisté directement ou indirectement des organisations impliquées dans l’acte incriminé ; ou le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA), adopté en 2010 suite à plusieurs scandales d’évasion fiscale, et qui impose à l’ensemble des institutions financières dans le monde de communiquer à l’administration fiscale américaine des informations relatives aux comptes détenus à l’étranger par des personnes américaines, y compris les Américains « accidentels ». Enfin, le tout récent Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act), adopté en mars 2018, permet aux autorités judiciaires américaines d’obtenir des fournisseurs de stockage de données numériques (tous américains), sur la base d’un simple warrant, toutes les données non personnelles des personnes morales de toutes nationalités, quel que soit le lieu d’hébergement de ces données.

Deux corpus ont cependant des implications particulièrement fortes sur les relations internationales, et ont permis aux États-Unis de sanctionner directement des entreprises étrangères, ou d’influer sur leurs activités : le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), qui vise à poursuivre les faits de corruption ; et les programmes de sanctions, dirigés contre des États ou des personnes (les Specifically Designated Nationals, SDN). Supervisés par le Bureau de contrôle des biens étrangers, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), ils comprennent les dispositions les plus larges en termes de lien de rattachement avec les États-Unis.

La lutte contre la corruption, fer de lance de l’influence américaine

Les États-Unis ont été pionniers dans la lutte contre la corruption. Le FCPA, qui sanctionne les faits de corruption commis à l’étranger par des personnes ou entités ayant un lien avec les États-Unis, a été promulgué par le président Jimmy Carter en 1977, à la suite des enquêtes autour du scandale du Watergate, qui révélèrent l’étendue des pratiques de corruption d’agents publics étrangers afin d’obtenir des marchés publics au profit d’entreprises américaines. Lockheed Aircraft Corporation a ainsi été accusé d’avoir versé des sommes importantes à des agents publics au Japon, en Italie, aux Pays-Bas, en Allemagne… Les autorités, mais également l’opinion publique, prenaient alors conscience du lien entre financement occulte des partis, corruption nationale et transnationale et crime organisé. Le dispositif mis en place répondait donc à la fois à des ressorts moraux et à des motifs de sécurité, en sus d’un souci de transparence des marchés financiers. Le gouvernement américain s’engageait dans une entreprise universaliste visant à la moralisation des affaires.

Les premières cibles étaient américaines. Les trois catégories visées étaient les résidents et citoyens américains, même lorsqu’ils ne se trouvaient pas sur le territoire américain, et les sociétés constituées aux États-Unis, leurs succursales et filiales à l’étranger, bien qu’elles aient une autre nationalité (ce sont les domestic concerns) ; les émetteurs de titres (issuers), parmi lesquels figurent les entreprises dont les titres sont cotés sur les marchés financiers aux États-Unis, ainsi que celles qui sont soumises à certaines obligations de déclaration vis-à-vis de la Securities and Exchange Commission (SEC), quels que soient leur nationalité, leur forme sociale ou le lieu de leur incorporation ou siège social ; enfin, toute personne physique ou morale ayant commis un acte de corruption à l’étranger alors qu’un lien de rattachement peut être établi avec le territoire américain.

Dans les années 1990, les Américains ont milité pour la transposition des principes du FCPA dans des traités internationaux. Manière de mieux moraliser les affaires, mais aussi de s’assurer que les entreprises concurrentes étrangères étaient soumises à des contraintes équivalentes. Ces efforts ont conduit à la Convention OCDE du 21 novembre 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales.

La question de l’extraterritorialité du FCPA apparaît en 1998, lorsque les États-Unis donnent une définition beaucoup plus large du lien de rattachement aux États-Unis. De cette date, en effet, toute entreprise domestic concern ou issuer se rendant coupable de corruption à l’étranger peut être poursuivie par le département de la Justice des États-Unis (DoJ) ou la SEC, même sans lien de rattachement au territoire. Le FCPA prend une ampleur encore plus significative au début des années 2000, dans la foulée des attentats du 11-Septembre. À partir de cette date, les services fédéraux considèrent la lutte contre la corruption comme une priorité. Elle fait même partie des quatre priorités du FBI, aux côtés de la lutte contre le terrorisme, de la cyber-sécurité et du contre-espionnage. Dans l’esprit des autorités américaines, le FCPA sert désormais à prévenir les États-Unis contre tout risque de flux illégaux, lesquels sont à la fois une forme de délinquance et, souvent, une source de financement du terrorisme. Son extension aux entreprises étrangères suit donc une logique rationnelle : il s’agit de s’attaquer aux actes de corruption partout où ils se produisent et peuvent avoir une incidence sur les États-Unis. C’est ainsi que l’entreprise pétrolière norvégienne Statoil sera la première entreprise étrangère poursuivie par le DoJ pour corruption, en 2006.

La définition du rattachement aux États-Unis

La force du FCPA n’est pas seulement dans son application purement juridique. Elle réside surtout dans sa mise en œuvre par les autorités américaines par le truchement des accords transactionnels (deals) conclus entre les entreprises et le DoJ. En effet, la plupart des poursuites engagées par le département de la Justice sont réglées via des procédures transactionnelles et non par la voie judiciaire, considérée comme excessivement coûteuse et risquée. Ce choix a été généralisé après la faillite d’Arthur Andersen, condamné pénalement suite au scandale Enron en 2002. Les sociétés étrangères préfèrent ainsi coopérer et transiger, plutôt que courir le risque d’un procès.

Avec un Deferred Prosecution Agreement, (DPA), une personne physique ou morale se soumet à un certain nombre d’obligations, en contrepartie de l’abandon des poursuites à son encontre. L’entreprise qui conclut un DPA peut discuter des points précis (les montants en question, par exemple), mais ne peut débattre sur le fond, c’est-à-dire sur la compétence des autorités américaines à entamer ces poursuites. Si le DPA permet donc d’éviter une procédure longue débouchant sur un procès à l’issue incertaine, elle soumet l’entreprise au procureur relevant du DoJ et non au juge judiciaire, qui reste ainsi peu présent dans la procédure. Par ailleurs, cette procédure est particulièrement intrusive. Un DPA doit permettre de s’assurer que l’entreprise incriminée ne commettra plus d’infractions, et qu’elle adopte des mesures de mise en conformité. Les obligations imposées aux sociétés peuvent aller jusqu’à la réorganisation interne, et au licenciement de certains des dirigeants. Enfin, les conséquences pour une entreprise poursuivie par les autorités américaines sont immenses. En termes financiers d’abord, puisqu’en général le coût de la procédure double le montant de l’amende. Mais aussi en termes de cours de bourse, de perte d’activité (dépréciation des actifs, déstabilisation du management, exclusion des appels d’offre proposés par les organismes multilatéraux, fermeture du marché américain), de réputation, voire de pérennité.

Le bilan de l’application du FCPA est particulièrement impressionnant. À la date de septembre 2019, sur un total de 597 actions initiées depuis la mise en œuvre du FCPA, 34 % concernaient des étrangers. Cependant, parmi les dix amendes les plus élevées infligées par les autorités américaines en application du FCPA, seules trois avaient impliqué des entreprises américaines. Les entreprises européennes ont été indéniablement les premières cibles, et parmi les plus lourdement pénalisées, telles Telia Company AB (965 millions de dollars en 2017), Siemens (800 millions de dollars en 2008), VimpelCom (795 millions de dollars en 2016), Alstom (772 millions de dollars en 2014), Teva Pharmaceutical (519 millions de dollars en 2016), BAE (400 millions de dollars en 2010), Total SA (398 millions de dollars en 2013), et Alcoa (384 millions de dollars en 2014). Depuis 2017, les autorités américaines ont élargi leurs cibles pour y inclure les pays émergents, Chine et Russie étant en ligne de mire. Une compagnie brésilienne s’est acquittée d’une amende de 1,1 milliard de dollars en 2018, et la russe Mobile System de 850 millions de dollars en 2019.

Morale internationale et intérêts nationaux

En poursuivant des entreprises étrangères, les États-Unis se posent en instance moralisatrice du monde. Servent-ils leurs intérêts économiques et géostratégiques ? Ou pallient-ils simplement les lacunes des dispositifs existant à l’étranger, notamment dans la lutte contre la corruption ? Le débat sur ce sujet est éminemment politique et passionné, et a évolué dans le temps. […]

Lisez l’article dans son intégralité ici.

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L’Afrique du Sud, un modèle démocratique fragilisé ?

Thu, 05/12/2019 - 11:20

Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’hiver 2019 de Politique étrangère (n° 4/2019) – disponible dès la semaine prochaine – que vous avez choisi d'(é)lire : « L’Afrique du Sud, un modèle démocratique fragilisé ? », écrit par Victor Magnani, chercheur au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri.

Vingt-cinq ans après ses premières élections libres et démocratiques, l’Afrique du Sud a organisé le 8 mai 2019 les sixièmes élections générales de son histoire. L’African National Congress (ANC) a largement dominé le champ politique et électoral depuis 1994, mais s’est présenté à ces élections avec quelques incertitudes. En effet, l’image du parti avait été ternie ces dernières années par de nombreux scandales de corruption et par des critiques reprochant à l’ANC son incapacité à corriger de profonds déséquilibres économiques et sociaux hérités de la période d’apartheid.

Jacob Zuma, impliqué dans différentes affaires de corruption ou d’utilisation frauduleuse des deniers publics, a cristallisé les mécontentements, devenant la cible principale de l’opposition ; et les mauvais résultats de l’ANC lors des élections municipales de 2016 ont contribué à fragiliser sa position, y compris dans son propre camp. Une faction opposée au président en exercice s’est ainsi constituée autour de Cyril Ramaphosa lors des élections internes du parti en décembre 2017. Cette faction l’a emporté de justesse – moins de 200 voix d’avance sur près de 5 000 délégués – et a réussi à pousser Jacob Zuma à la démission le 14 février 2018.

Devenu président de la République sud-africaine, Cyril Ramaphosa entendait incarner le changement, en promettant d’éradiquer la corruption et de relancer l’économie du pays. Ces deux thèmes ont ainsi été au cœur de la campagne électorale de 2019. Ramaphosa s’est également engagé sur un sujet d’une grande portée symbolique, mais sensible économiquement et socialement : la redistribution des terres sans compensation.

Le résultat des élections n’a été ni un succès ni une défaite pour l’ANC. Le parti a certes connu son plus faible score historique lors d’élections nationales, avec 57 % des voix, mais il a néanmoins rebondi par rapport aux élections municipales de 2016. Il conserve par ailleurs la majorité absolue dans 8 des 9 provinces sud-africaines. La seule province qui lui échappe, le Cap-Occidental, reste aux mains de l’Alliance démocratique (DA). Les résultats ont été jugés décevants pour l’opposition. La DA a obtenu un peu plus de 20 % des voix, ce qui est encore loin de mettre en péril la domination de l’ANC, et surtout elle perd des voix alors que sa progression électorale avait été constante depuis la création du parti en 2001. Les Combattants pour la liberté économique (EFF), parti de gauche radicale issu d’une scission de l’ANC, ont obtenu moins de 11 % des voix, illustrant leurs difficultés à convaincre une large base électorale, notamment parmi les électeurs déçus de l’ANC. Contrairement aux élections municipales de 2016 où ils avaient fait office de « faiseurs de roi » en nouant des accords avec la DA pour exclure l’ANC de la direction de certains conseils municipaux, ils n’ont pas été en mesure cette fois-ci de contester la majorité absolue de l’ANC dans les provinces.

Vingt-cinq ans après l’avènement de la démocratie en Afrique du Sud, l’ANC reste donc dominant dans le champ politique. Ceci s’explique notamment par une légitimité historique liée à son engagement dans la lutte contre l’apartheid, à un ancrage local dû à ses liens avec les syndicats et la société civile, à la confusion qui s’opère parfois entre l’État et le parti pour la distribution d’aides sociales, mais aussi à la difficulté pour l’opposition de convaincre et d’incarner une offre politique alternative.

Pourtant, la situation économique et sociale du pays reste précaire. La croissance est atone, le taux de chômage officiel avoisine les 30 %, les entreprises publiques ou parapubliques présentent des résultats économiques très préoccupants, les inégalités sont parmi les plus élevées au monde, la criminalité est un problème sécuritaire majeur et, enfin, l’accès aux services publics reste difficile, notamment dans les zones les plus pauvres du pays. Tout ceci provoquant une hausse de la contestation sociale qui relativise la domination de l’ANC dans l’espace politique sud-africain.

Le pays est aujourd’hui une démocratie fonctionnelle et les principes démocratiques se sont institutionnalisés au cours des vingt-cinq dernières années. On verra toutefois que cet ancrage démocratique, son modèle de gouvernance et de régulation des conflits, sont parfois remis en cause à la fois par des pratiques de corruption, par la persistance d’une situation économique et sociale fragile, et par une expression politique citoyenne qui se détourne de plus en plus des règles du jeu électoral.

Une architecture démocratique fonctionnelle

Sortie de l’apartheid par une transition négociée et relativement pacifique, l’Afrique du Sud a posé les fondements, au tournant des années 1990, d’un régime politique démocratique. Pour ce faire, des prisonniers politiques ont été libérés (dont Walter Sisulu en 1989 et Nelson Mandela en 1990) et les principales lois du système d’apartheid ont été abrogées en 1991 : le Population Registration Act qui classait et enregistrait chaque habitant du pays en fonction de ses caractéristiques raciales, le Natives Land Act qui réservait 7 % du territoire aux populations noires et leur interdisait d’acquérir ou de louer des terres en dehors des bantoustans, le Group Areas Act qui obligeait les populations à résider dans des zones urbaines d’habitation selon le groupe racial qui leur était assigné, et le Separate Amenities Act qui légalisait la ségrégation raciale dans les lieux, les véhicules et les services publics.

Le 25 octobre 1991, 92 organisations liées par leur opposition à l’apartheid se sont réunies à Durban pour former le Front patriotique et définir une stratégie commune sur le processus de négociation. Le mécanisme et les aspects techniques de la transition et d’un changement de direction politique ont été clarifiés. À la fin de la conférence, toutes les organisations ont convenu qu’un gouvernement intérimaire était nécessaire pour gérer la transition. Des lignes directrices ont été proposées, définissant les responsabilités du gouvernement intérimaire : mettre en œuvre un contrôle non partisan des forces de sécurité, du processus électoral, des médias d’État, et élire une assemblée constituante sur la base « un homme une voix », qui rédigerait et adopterait une Constitution démocratique. Ce processus de négociation a connu des soubresauts, avec notamment le retrait de l’ANC en juin  1992, mais il a posé les fondements des principes démocratiques de la « nouvelle » Afrique du Sud, qui se retrouvent dans la Constitution intérimaire de 1993 ainsi que dans la Constitution définitivement adoptée en octobre 1996.

La réconciliation, contrat fondateur

Cette nouvelle Constitution incarne une rupture démocratique en fondant la citoyenneté sur le respect de l’égalité des droits de chacun et en mettant en place un cadre juridique empêchant tout retour à la situation d’apartheid. L’organisation des premières élections libres et non raciales d’avril 1994 a consacré cette conversion au régime démocratique, et la notion de « réconciliation » a servi de contrat social fondateur de la nouvelle nation sud-africaine. […]

Lisez le texte dans son intégralité ici.

Of Privacy and Power: The Transatlantic Struggle over Freedom and Security

Thu, 19/09/2019 - 12:21

Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère
(n° 3/2019)
. Julien Nocetti, spécialiste des questions numériques à l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Henry Farrell et Abraham Newman, Of Privacy and Power: The Transatlantic Struggle over Freedom and Security (Princeton University Press, 2098), Shoshanna Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power (PublicAffairs, 2019) et Amaël Cattaruzza, Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data (Le Cavalier Bleu, 2019).

Pour l’expertise en relations internationales, le sujet des données est particulièrement malléable et stimulant. Les données numériques représentent tout à la fois un enjeu de sécurité et de souveraineté pour les États, un enjeu démocratique pour les populations (à travers la question des données personnelles) et un enjeu fondamental de création de valeur pour les entreprises. Début 2018, l’affaire Cambridge Analytica s’était précisément située au croisement de ces différents enjeux, venant rappeler, d’une part, les capacités de riposte des États dans la sphère numérique et, d’autre part, que la vie privée de millions d’individus pèse peu face aux stratégies commerciales des grands acteurs de l’économie numérique. Les trois ouvrages présentés ici abordent, chacun à leur manière, les défis que fait peser l’exploitation toujours plus exponentielle des données en politique internationale, pour la relation transatlantique, et pour l’avenir du capitalisme.

Concis, l’opus du géographe Amaël Cattaruzza est celui qui présente de manière la plus claire et précise l’entremêlement de la problématique des données et de logiques géopolitiques toujours plus complexes. Longtemps, les données – et plus précisément leur circulation, leur stockage, leur traitement, par des acteurs privés et par des États – ont été une composante négligée des Internet studies et de la gouvernance mondiale du numérique. Or, elles s’imposent aujourd’hui comme un enjeu fondamental en matière de gouvernance ; sur ce plan, les enjeux de la gouvernance mondiale de l’Internet, par exemple, ont trop souvent été réduits à la question de la maîtrise du « cœur » de l’Internet, à savoir les ressources critiques et le système de nommage et d’adressage. Un point fort de l’ouvrage est de se distancier d’une stricte lecture de la donnée comme contenu, pour analyser la matérialité de ces données, leur caractère physique présentant un caractère éminemment stratégique à l’heure où les États entendent concevoir des politiques numériques souveraines.

Ainsi les données sont des composantes à part entière d’une souveraineté numérique âprement débattue, en Occident comme ailleurs. La question de la maîtrise des données est devenue la condition sine qua non de l’autonomie stratégique – tant sur le plan économique et industriel que géopolitique, affirme l’auteur. L’émergence d’un discours sur la souveraineté numérique entre dans ce cadre : maintenir les données sur le territoire national, via une politique de localisation, a structuré une véritable géopolitique des centres d’hébergement de données (data centers). La question de la territorialisation des données fait l’objet d’une deuxième partie très instructive. Cette territorialisation révèle des stratégies nationales de la donnée prenant des formes différentes et nuançant partiellement le consensus issu de la mondialisation. Les États-Unis ont fait du contrôle des données l’axe prioritaire tant du redéveloppement économique structuré autour de leurs géants technologiques que de leur stratégie de sécurité. Ces deux éléments se conjuguent dans une longue tradition d’open door policy visant à l’ouverture de marchés et au maintien de la prééminence américaine. La Chine, rappelle l’auteur, se situe dans une démarche décomplexée de puissance nationale, via un effort au long cours de rattrapage technologique et une volonté de briser le monopole numérique occidental. Dans cette optique, les données doivent permettre d’affirmer la vision chinoise du cyberespace autant que servir d’« instrument géopolitique » du projet des Routes de la soie. L’Europe, elle, pâtit d’un double effet ciseau : l’hégémonie américaine et l’affirmation chinoise affaiblissent le continent qui peine à se positionner en puissance industrielle de premier plan, adoptant en conséquence une posture pour l’essentiel défensive qu’est venu illustrer l’adoption du Règlement général sur la protection des données (RGPD), voté en mai 2018.

L’ouvrage des politistes Henry Farrell et Abraham Newman ne traite pas directement des données ; plutôt, il envisage ce sujet au prisme de l’évolution de la relation transatlantique et de la notion de privacy (respect de la vie privée). Les auteurs relèvent l’évolution inexorable des notions (et des tensions autour) de privacy et du secret. Ainsi le rôle traditionnellement prêté aux États en la matière – opacité des processus de décision, collecte d’informations sur les citoyens – a-t-il vécu ou, du moins, est très insuffisant pour appréhender la complexité des mutations en cours. Plutôt qu’un Big Brother centralisé, les auteurs soulignent la menace posée par une architecture de systèmes décentralisés, certains privés, d’autres publics, certains internes, d’autres internationaux, collectant tous des milliards de données sur les individus. L’État n’est ni absent ni obsolète : il recourt aux données pour rationaliser ses services, viser des opposants politiques ou poursuivre des criminels.

L’environnement autour des États a été radicalement altéré par la surveillance décentralisée des navigateurs Internet, l’ubiquité des téléphones mobiles avec des capteurs et réseaux satellitaires qui communiquent instantanément l’information aux maisons-mères, de vastes banques de données commercialisables, et de processus d’apprentissage autonome (machine learning) qui permettent de catégoriser des données et de prédire les comportements. Puisque les États de part et d’autre de l’Atlantique cherchent à globaliser les problématiques de sécurité intérieure, ceux-ci ne recréent pas les vieilles peurs mais les transforment. Ils louent – ou subtilisent – des données commerciales, les combinant avec les leurs, et mettent en place d’énormes bases de données destinées à des acteurs privés comme Palantir qui les exploitent à des fins lucratives. La ligne de démarcation public-privé vole en éclat, et les États ne peuvent que constater qu’ils dépendent d’initiatives privées pour la collecte de données. Aux États-Unis, les campagnes électorales de Barack Obama et de Donald Trump ont recouru à des techniques de micro-ciblage fondées sur la fusion d’informations commerciales sur les comportements des consommateurs et de tendances de vote politique. Les conditions de la privacy évoluent de la gestion de bases de données publiques vers la gestion d’un accès des États à des bases de données privées. Pour les démocraties, il s’agit d’une tendance de fond particulièrement inquiétante, ce que ne manque pas de nous rappeler le propos final de l’ouvrage.

L’universitaire américaine Shoshanna Zuboff prolonge de manière plus large les réflexions décrites ci-haut : selon elle, les violations toujours plus massives de la privacy ne sont ni fortuites ni facultatives ; elles représentent une source primordiale de profit pour les entreprises les plus riches de la planète. Ces acteurs privés ont un rôle financier direct dans le renforcement et le perfectionnement de la surveillance généralisée dont ils bénéficient – ainsi que dans le maintien de la légalité de cet appareil de surveillance. La thèse centrale de l’ouvrage est la suivante : si le capitalisme du XXe siècle reposait sur la production de masse et l’amélioration des revenus de la classe moyenne, le capitalisme du XXIe siècle repose sur la surveillance, soit l’extraction de données personnelles à l’insu des usagers qui en sont à l’origine.

En se concentrant sur les cas de Google et de Facebook, Zuboff démontre que la valeur créée par les grandes plateformes numériques découle de l’exploitation de données comportementales « cachées », comme les cookies (des fragments de code contenant des informations sur l’internaute, laissés sur son navigateur via les sites qu’il fréquente). Ce sont ces cookies qui assurent un profilage fin des internautes à leur insu. Ainsi, l’exploitation des données extraites à partir des comportements passés des individus (en ligne, mais également et de manière croissante dans le monde physique) permet des prédictions de plus en plus précises de leurs comportements futurs. Dès lors, selon l’auteur, le risque pour nos sociétés est qu’il devient possible d’inciter des individus à agir d’une certaine manière, à leur insu, et donc de les façonner.

L’argumentaire de Zuboff n’échappe pas toutefois à une certaine grandiloquence, au point même que certains techno-critiques pourtant acerbes comme Evgueny Morozov considèrent l’analyse de l’auteure trop alarmiste et pessimiste. Le portrait qui est dressé de la Silicon Valley est uniformément noir, ce qui grève la portée politique de son analyse. Selon Zuboff, la Silicon Valley est sous la coupe d’une idéologie instrumentaire radicale (un chapitre est consacré à instrumentarian power) dont l’objectif est de supplanter l’individualisme libéral par une ingénierie sociale à grande échelle. Elle affirme que Google et Facebook sont devenus le « contraire de la démocratie » – la formule est presque devenue mainstream dans la classe politique américaine depuis le scandale Cambridge Analytica et les fuites de données massives et successives qui concernent Facebook. Au final, le lecteur regrettera le manque de profondeur derrière la notion de « capitalisme de surveillance », laquelle aurait sans doute mérité une analyse davantage « micro » et politique. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage donne du grain à moudre aux nécessaires et complexes formes de régulation à inventer pour encadrer l’action débridée des géants du numérique.

Julien Nocetti,
chercheur à l’Ifri

 

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Sahel : soubassements d’un désastre

Tue, 17/09/2019 - 10:14

La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Sahel : soubassements d’un désastre », écrit par Alain Antil, directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri. Il vient de paraître dans notre nouveau numéro de Politique étrangère (n° 3/2019), « Indo-Pacifique : un concept flottant ? ».

Au premier semestre 2019, l’exécutif français demandait au Quai d’Orsay, au ministère des Armées et à l’Agence française de développement (AFD) de travailler sur des scénarios d’évolution de la bande sahélo-saharienne (BSS), et d’envisager de nouvelles approches, tant la dégradation de la situation y semblait rapide. Un regard sur la cartographie dynamique des actes violents suffit en effet à se convaincre d’une aggravation des problèmes.

En premier lieu, les zones touchées par les violences sont en nette extension, et le nombre d’attaques et de victimes s’est accru fortement en 2018, avec un premier semestre 2019 qui prolonge ces tendances. La palette des violences s’est aussi enrichie : actes terroristes certes, mais également conflits entre groupes armés, entre milices d’autodéfense, violences de certaines forces de sécurité (FDS) contre des populations civiles…

Au premier trimestre 2019, des massacres de villages ont par ailleurs commencé à rythmer le centre du Mali et le nord du Burkina Faso. Début janvier, au nord du Burkina, suite à une attaque d’éleveurs peulh sur la localité de Yirgou qui avait occasionné plusieurs morts dont celle du chef de village, des expéditions punitives menées par des populations mossi auraient fait près d’une cinquantaine de morts selon le bilan officiel. En mars 2019, dans le village d’Ogossagou, au centre du Mali, plus de 160 victimes civiles étaient tuées lors d’une attaque d’hommes à motos, présumés liés au groupe d’auto-défense dogon Dan Nan Ambassagou. Ces derniers accusaient les communautés peulh de la zone, dont celle du village d’Ogossagou, d’attaquer des villages dogon, appuyées par les « terroristes » de la Katiba Macina. Conséquence de ces événements : le nombre de déplacés internes et de réfugiés continue de progresser rapidement.

Certes, les marges de progression des armées nationales, en particulier malienne et burkinabè, sont importantes, et, mieux équipées et aguerries, elles pourront sans doute à l’avenir mieux répondre aux défis sécuritaires. D’ailleurs, le Tchad et la Mauritanie, avec des moyens équivalents, pré-sentent de meilleurs résultats quant à la protection de leur territoire. Mais aujourd’hui, force est de constater les grandes difficultés des appareils sécuritaires.

De plus, l’horizon reste globalement sombre, tant les tendances fondamentales de la zone demeurent préoccupantes. L’explosion démographique n’est pas un problème dans l’absolu mais de facto elle accentue tous les problèmes, à commencer par les besoins de services de base des populations, déjà difficilement couverts. Les économies nationales sont des économies de rentes, caractérisées par une importante prédation des élites. Un nombre restreint de produits sont exportés ; d’où l’exposition de chaque économie nationale, de chaque budget, aux évolutions aléatoires des cours mondiaux des dits produits. La baisse du cours du pétrole brut depuis 2014 a ainsi cruellement impacté le Tchad.

Cette complexion économique produit des marchés de l’emploi particulièrement atones, dont les capacités à créer de bons emplois ne couvrent pas 10 % des entrants annuels. Dans des pays où l’âge médian de la population est particulièrement bas (entre 15 et 17 ans selon les pays du G5 Sahel), les économies ne pourront pas profiter du dividende démographique, et l’état des marchés de l’emploi est une mécanique infernale et menaçante de frustration pour la jeunesse.

Les États s’appuient sur des bases fiscales étroites, et dépendent structurellement de l’aide extérieure pour mettre en place leurs politiques, voire simplement pour le traitement de leurs fonctionnaires. Lorsque le boom minier ou pétrolier leur permet temporairement d’échapper à cette réalité, les largesses budgétaires ne sont pas forcément utilisées pour mettre les pays sur les rails du développement ou de la diversification économique. Pour la Mauritanie, Moussa Fall, président du Mouvement pour le changement démocratique (MDC), pointe, dans un document non publié intitulé 2008-2018. Une décennie perdue, le mésusage des ressources issues du boom minier, notamment au profit d’infrastructures de prestige, ou de la très discutable priorisation des investissements.

Les élites, ou tout du moins une partie d’entre elles, considèrent l’aide comme une rente et, plutôt que de d’ordonnancer les aides et les coopérations de développement en accord avec les plans de développement nationaux, préfèrent les recevoir de manière désordonnée, sans cohérence avec les politiques sectorielles nationales, afin qu’un maximum de flux de financements puissent être captés. Ainsi – on y reviendra –, c’est la présence même de l’État qui se détricote.

Enfin, l’absence de sursaut de ces élites est peut-être l’élément le plus inquiétant. On aurait pu espérer qu’au Mali par exemple, après la défaite de l’armée en 2012 et la rapide dégradation de la situation au Centre, s’instaure une autre gouvernance ; que des lignes rouges s’imposent contre les pratiques de corruption, de népotisme et de clientélisme qui avaient mené à la catastrophe. Or, le cours politique semble s’écouler paisiblement à Bamako, sans changement majeur, alors que plus de la moitié du territoire national est aujourd’hui contrôlée par d’autres acteurs que l’État. Cette incapacité à intégrer les leçons d’une triste décennie constitue sans doute la plus grande faute de ces élites contre le devenir national. […]

Lisez l’article dans son intégralité ici.

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PE 3/2019 en librairie !

Thu, 12/09/2019 - 17:14

Le nouveau numéro de Politique étrangère (n° 3/2019) vient de paraître ! Il consacre un dossier complet à l’Indo-Pacifique et un Contrechamps à la stabilisation du Sahel. Comme à chaque nouveau numéro, de nombreux autres articles viennent éclairer l’actualité : l’Union européenne et les défis migratoires, la contestation de la mondialisation, le financement de la prolifération des armes de destruction massive

Indo-Pacifique : le concept, qui n’a que quelques années, veut exprimer une nouvelle structure de la mondialisation de la planète. En termes d’échanges économiques, et de distribution de puissance, c’est bien une zone unitaire qui se dessine du golfe Arabo-Persique au Pacifique, où se croisent, se mesurent, s’affrontent toutes les grandes puissances. Il faut penser cette aire nouvelle, et les moyens d’y agir : dispositifs politiques, économiques et militaires.

Mais ce concept d’Indo-Pacifique est aussi une tentative d’encadrer la montée en puissance chinoise, de la brider dans un entrelacs de puissances limitant son poids. L’acceptera-t-elle ? Et pourra-t-on organiser la coexistence d’intérêts si divers, dans une zone si vaste, en tenant compte des spécificités régionales et locales ?

Le dossier de Politique étrangère pèse la pertinence d’un concept qui tente de penser une zone stratégique-pivot.

Autre espace d’importance, particulièrement pour les Européens : le Sahel – qui fait l’objet de la rubrique Contrechamps de ce numéro. Ce Sahel si proche de nous est-il condamné à la misère et à la violence ? Les États de la région parviendront-ils à rétablir leur autorité sur leur propre espace ? Les forces de sécurité à protéger les populations, et non à les insécuriser ? Et l’aide internationale a-t-elle vraiment pris la mesure des causes multiples de l’instabilité de la région, qui dépassent de beaucoup ce que nous résumons au terme de terrorisme ?

* * *

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Après le 11 Septembre : les États-Unis et le Grand Moyen-Orient

Wed, 11/09/2019 - 10:06

Le 11 Septembre 2001 le terrorisme frappait l’Amérique.

Redécouvrez le dossier publié par Politique étrangère (n° 3/2011), « Après le 11 Septembre : les États-Unis et le Grand Moyen-Orient », 10 ans après cet attentat terroriste à l’ampleur inédite.

« Dix ans après, pourquoi revenir sur un 11 septembre qui n’a cessé de faire parler ? Parce que, volens nolens, la date représente bien un seuil. Un seuil dans la découverte d’un monde nouveau né de l’après-guerre froide, mais demeuré, dans la dernière décennie du XXe siècle, une sorte de brouillon quelque peu mystérieux. Un seuil dans l’utilisation symbolique de la violence contre la puissance – le « génie » terroriste est là : non dans la frappe elle-même, somme toute assez élémentaire quant à sa manœuvre, mais dans le choix de la cible : les Twin Towers, image de la modernité, de la richesse et de l’arrogance du fort. Un seuil aussi dans l’évolution de la société internationale : la violente mise en cause de la force américaine s’est accompagnée ces dix dernières années de l’affirmation progressive de pays qui seront demain les puissances « émergées », lesquelles, au sens le plus précis de l’expression, bouleverseront l’ordre du monde.

La frappe traumatisante du 11 septembre a eu des effets directs sur les rapports de force dans le monde. Un instant tétanisée, la puissance dominante de la planète, fugitivement rêvée en « gendarme du monde » dans les années 1990, a violemment réagi, en développant une irrépressible force de transformation. Transformation des visions classiques de la sécurité – la « guerre contre la terreur » a d’abord été une lutte contre les terroristes, renforcée dans toutes les sociétés concernées et en définitive relativement victorieuse. Les victoires ne peuvent être ici que relatives, mais se prouvent par l’absence ou la limitation des faits : le monde n’a pas connu, ces dernières années, les dévastations qui semblaient promises par le coup inaugural du 11 septembre. Transformation de certains rapports internationaux au nom de cette lutte globale contre la terreur : rapports d’alliances redéfinis, coopérations entre services de police ou de renseignement, etc. Transformation, enfin, dans un espace cardinal supposé être à l’origine de nombre de maux « terroristes » : le monde musulman, plus ou moins assimilé, dans une certaine pensée américaine, au « Grand Moyen-Orient » des discours bushiens.

Cette puissance transformatrice, les États-Unis l’ont maniée sans complexe, appuyés sur leurs deux cartes maîtresses : la puissance économique et la puissance militaire. Avec des résultats complexes à analyser. L’efficacité a été moins globale que prévu : l’emblème est ici le destin pour le moins incertain de la zone AfPak. Et, paradoxe, là où elle fut incontestable, la transformation s’est révélée au final plus perturbatrice qu’organisatrice : voir l’exemple irakien et plus largement la région moyen-orientale au sens traditionnel de ce terme.

***

C’est donc à travers le prisme du Moyen-Orient – de stricte ou de large définition – que ce numéro de Politique étrangère a choisi d’analyser, dix ans plus tard, les conséquences du 11 septembre. Un Moyen-Orient décisif – politiquement, économiquement, moralement même – pour des Occidentaux qui donnent encore pour un temps le la des débats politiques de la planète ; mais décisif aussi, par exemple en termes énergétiques, pour la puissance chinoise. Un espace où se joue, depuis les révolutions arabes du printemps 2011, une grande part du débat sur la démocratisation des sociétés politiques, débat largement hérité de la fin de la guerre froide mais qui avait peu progressé après les premiers enthousiasmes des années 1990. Une aire où se joue une bonne part de l’assise diplomatique et militaire de la (toujours) première puissance de la planète.

Que représentent aujourd’hui les États-Unis dans le Grand Moyen-Orient qu’ils essayèrent de définir, de redéfinir sous les deux mandats de George W. Bush ? Une force économique et militaire considérable ? Une référence : positive, négative, ou mêlée ? Une force en voie de marginalisation, ou en plein retour à partir d’autres règles ? Le positionnement de Washington face au printemps arabe a été à la fois hésitant et subtil, et tels Européens qui annoncèrent voici plusieurs mois l’extinction de l’influence américaine dans la région paraissent aujourd’hui bien pressés.

Washington devrait continuer de jouer dans la région trois cartes majeures : sa puissance économique et militaire (même si cette dernière montre ses limites, chacun sait qu’elle reste décisive, comparée à celle des autres) ; son image, contradictoire et mixte dans la plupart des opinions publiques de la zone, sauf sans doute à l’est où elle est plus largement rejetée, en Afghanistan ou au Pakistan ; et l’absence des autres. Chacun souhaite que l’affaire libyenne se termine positivement, au premier chef pour le peuple libyen, puis pour nos armées qui y sont engagées. Mais on ne peut guère prétendre que les derniers mois ont mis en scène des acteurs internationaux susceptibles de remplacer les États-Unis face aux traumatismes régionaux qui s’annoncent.

***

Au-delà, se pencher sur le Moyen-Orient dix ans après le 11 septembre dans ses rapports avec l’Amérique, c’est aussi parler de l’ailleurs, du monde qui va, hors des obsessions de la « guerre contre la terreur ». L’équilibre des puissances change, même si le résultat futur du changement n’est pas connu, et le Moyen-Orient est aussi le champ d’exercice de ces nouveaux rapports de force : avec des puissances désormais de premier rang comme la Chine, ou d’autres comme l’Iran ou la Turquie. Ce nouveau damier de la puissance n’a pas trouvé les formes de cogouvernement qui lui correspondent : la nouvelle gouvernance mondiale hésite et balbutie, et cela se traduit d’abord dans cette région. Enfin, l’ouverture économique et technologique des sociétés modèle de nouvelles formes de vie sociale et politique, sans doute déterminantes pour les systèmes de gouvernement et les gouvernances futures : et cela est aussi à l’œuvre dans l’aire arabe et moyen-orientale.

Le dossier exceptionnel que propose ce numéro de Politique étrangère dépasse donc de beaucoup sa thématique : les rapports entre les États-Unis et le Grand Moyen-Orient dans le sillage du 11 septembre. À travers le devenir d’une région qui reste décisive et celui d’une puissance qui demeure, au-delà de ses traumatismes et de ses erreurs, la « puissance référente », c’est l’avenir des équilibres internationaux qui s’y joue dans ses multiples dimensions : énergétique, démographique, militaire et tout simplement démocratique. »

Retrouvez en libre accès tous les anciens numéros de Politique étrangère, de 1936 à 2005 sur Persée, puis à partir de 2005 en barrière mobile de 3 ans sur Cairn.

L’UE est-elle prête pour les prochains défis migratoires ?

Tue, 03/09/2019 - 11:45

Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’automne 2019 de Politique étrangère (n° 3/2019) – disponible dès la semaine prochaine – que vous avez choisi d'(é)lire : « L’UE est-elle prête pour les prochains défis migratoires ? », écrit par Matthieu Tardis, chercheur au Centre des Migrations et Citoyennetés de l’Ifri.

La crise de l’Union européenne (UE) ouverte avec l’arrivée irrégulière d’un million de personnes sur les côtes européennes en 2015 ne cesse de créer des effets, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union. Pourtant, l’élément déclencheur de cette séquence, communément qualifiée de « crise des réfugiés » ou de « crise migratoire », semble avoir pris fin. Les indicateurs utilisés pour déterminer le caractère exceptionnel du phénomène migratoire sont retombés aux niveaux antérieurs à 2015.

Les chiffres des arrivées irrégulières sur les côtes méditerranéennes ont à peine concerné 140 000 personnes en 2018 et, selon les données du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), cette tendance à la baisse se préciserait pour l’année 2019. De même, avec 580 000 premières demandes d’asile enregistrées en 2018, la situation est comparable à celle de 2014.

Un premier constat serait que l’UE a survécu à la crise. Schengen est toujours en place et les systèmes d’asile des pays les plus impactés – l’Allemagne et la Suède – ne se sont pas effondrés. Pourtant, la question migratoire reste au cœur des préoccupations des responsables européens. On lui attribue la montée des extrêmes droites, bien que dans nombre de pays celle-ci soit antérieure à 2015. Or, cette montée, avec l’enjeu environnemental, a été le principal marqueur des élections européennes de mai 2019. Vingt ans après le sommet de Tampere qui a lancé la politique commune d’asile et d’immigration, le chantier reste donc ouvert. L’appel à un nouveau pacte pour la migration et l’asile formulé devant les députés européens par Ursula von der Leyen le 16 juillet 2019 souligne que la question migratoire demeurera un sujet prioritaire pour la nouvelle Commission européenne.

Les responsables européens semblent avoir réalisé que, face aux désordres géopolitiques mondiaux mais également environnementaux, les défis migratoires sont devant eux. Mais la crise de 2015 a creusé des fissures tellement profondes entre pays européens qu’on peut craindre qu’une nouvelle crise migratoire provoque un effondrement de l’édifice européen. Les États membres sont-ils dès lors mieux préparés collectivement à un nouvel afflux de migrants ? Autrement dit, ont-ils appris de leurs erreurs ?

Pour répondre à cette question, au-delà du bilan des mesures adoptées interrogera leur efficacité et leurs effets sur la position de l’Union européenne face aux défis qui fracturent la planète. Sans se lancer dans l’impossible prospective des flux migratoires, on questionnera la capacité de l’UE à évaluer les risques liés à ces migrations. Et d’analyser dans quelle mesure le traitement de la « crise migratoire » peut affaiblir à la fois la position de l’UE face aux pays tiers, et le processus d’intégration européenne lui-même.

L’Union européenne et l’évaluation des risques migratoires

Ceux qui travaillaient sur les questions d’asile et d’immigration n’ont pu être totalement surpris de l’urgence humanitaire et du chaos politique de l’été 2015. Ces derniers résultaient de deux facteurs concomitants, pas inconnus des responsables européens. Le conflit syrien avait déjà fait fuir quatre millions de personnes en mai 2015, dont 1,8 million
avait trouvé refuge en Turquie et 1,2 million au Liban. Or la situation en Syrie, mais également les conditions de vie des réfugiés dans ces pays de premier asile, ne cessaient de se dégrader. Si l’on ajoute à cela le sort des réfugiés afghans, du Pakistan à la Turquie, et l’escalade de la violence en Irak, il était peu surprenant que l’Europe soit la prochaine étape de personnes dont l’immense majorité était en quête de protection internationale.

Les États européens n’avaient pas totalement compris l’ampleur de l’explosion du nombre de réfugiés depuis le début des années 2010, de l’autre côté de leurs frontières sud-orientales, ou sur l’ensemble de la planète. L’UE était jusqu’alors largement à l’écart de ce phénomène mondial. Et elle n’a pas su prendre à temps les mesures nécessaires. D’un côté, l’aide aux pays tiers n’a pas été à la hauteur des problèmes produits par un accueil massif de réfugiés et de migrants. Ce n’est qu’en 2014 que l’UE mettra en place un programme pour le développement et la protection régionale des réfugiés au Moyen-Orient, doté de seulement 26 millions d’euros.

À l’intérieur de l’UE, les systèmes d’accueil et d’asile n’ont pas été conçus pour des arrivées aussi subites et importantes. Surtout, en dépit de 15 ans de construction d’un régime d’asile européen commun, il est apparu qu’il n’y avait ni convergence ni respect des standards européens en matière de conditions d’exercice du droit d’asile. C’était particulièrement le cas en Grèce, État membre en première ligne et porte d’entrée dans l’espace Schengen, vers laquelle la Cour européenne des droits de l’homme avait interdit tout renvoi de demandeurs d’asile en raison des défaillances de son système d’asile dans un arrêt de 2011.

Un risque africain à questionner

Alors que près de 200 000 personnes arrivaient encore chaque mois en Grèce, l’UE et ses États membres conviaient leurs partenaires africains à Malte en novembre 2015. Le Sommet de la Valette fut l’occasion de réaffirmer les principes de solidarité, de partenariat et de responsabilité partagée, pour gérer les flux migratoires dans tous leurs aspects. Il s’agissait donc de rappeler aux États africains leurs responsabilités relatives aux départs de leurs ressortissants. Deux outils sont adoptés à cette occasion : un plan d’action détaillé et ambitieux et, surtout, un Fonds fiduciaire d’urgence (FFU). Doté initialement de 3,6 milliards d’euros – la majorité des crédits provenant de la réserve du Fonds européen pour le développement –, le FFU entend contribuer à améliorer la gestion des migrations et à combattre les causes profondes des migrations irrégulières et des déplacements forcés.

Deux mois après la déclaration du 16 mars 2016 entre, d’un côté, les chefs d’État et de gouvernement européens et, de l’autre, le gouvernement turc qui a permis de tarir les flux d’entrée en Grèce, l’UE révise son cadre de partenariat avec les pays tiers en matière d’immigration. Si le nouveau cadre diffère peu de l’approche globale sur les migrations lancée en 2005, il se distingue par son périmètre géographique prioritaire. L’Afrique est spécifiquement ciblée, dont cinq pays en particulier : l’Éthiopie, le Mali, le Niger, le Nigeria et le Sénégal.

Pourquoi l’Afrique ? La question peut étonner tant est installée l’idée d’un couple migratoire Europe/Afrique du fait de la proximité géographique, de l’histoire coloniale et des divergences de développements économique, social et démographique. Pourtant, lorsqu’on regarde les données disponibles, la relation migratoire entre l’Europe et l’Afrique est moins forte qu’il n’y paraît. […]

Lisez le texte dans son intégralité ici.

 

Politique étrangère n° 3/2019 : votez pour (é)lire votre article préféré !

Mon, 26/08/2019 - 11:18

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À quoi sert le G7 ?

Thu, 22/08/2019 - 10:28

En 2019, la France préside le G7. Le sommet de Biarritz se tiendra du 24 au 26 août. L’Ifri assure la présidence du « Think Tank 7 » (T7), un groupe d’engagement qui réunit des instituts de recherche de l’ensemble des pays du G7.

Politique étrangère, la revue de l’Ifri, comprend une rubrique « Contrechamps » qui confronte deux points de vue opposés ou complémentaires. Pour le numéro de cet été (n° 2/2019), deux auteurs renommés – un ancien sherpa canadien et un spécialiste russe des relations internationales – répondent à la question : « À quoi sert le G7 ? ».

La rédaction a le plaisir de vous offrir ce tiré-à-part.

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Inside Al-Shabaab

Thu, 22/08/2019 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Jean-Bernard Véron propose une analyse de l’ouvrage de Harun Maruf et Dan Joseph, Inside Al-Shabaab: The Secret History of Al-Qaeda’s Most Powerful Ally (Indiana University Press, 2018, 328 pages).

Cet ouvrage, rédigé par deux journalistes du service Afrique de Voice of America, analyse le phénomène des Shabaab en Somalie. L’ambition est ici de deux ordres. D’une part, il s’agit d’exposer le parcours, l’histoire et l’idéologie de ce groupe islamiste militant. D’autre part, les auteurs, en bons journalistes, collent aux personnages, qu’il s’agisse des dirigeants successifs des Shabaab ou des combattants de base, voire de ceux qui firent défection. Ce souci du détail humain vaut également pour ceux qui s’opposent aux Shabaab : autorités et forces armées somaliennes, ou intervenants extérieurs. Pour relever ce double défi, le livre est divisé en quatre parties.

La première présente l’origine du mouvement, sa radicalisation avec l’appui d’Al-Qaïda, ce qui fractura le camp islamiste, puis sa montée en puissance et ses affrontements avec les seigneurs de la guerre, l’armée éthiopienne, les services secrets américains et les militaires de la Mission militaire de l’Union africaine en Somalie (AMISOM).

La deuxième partie décortique cette longue bataille, au cours de laquelle les Shabaab furent à deux doigts de prendre le contrôle de Mogadiscio, capitale de la Somalie. Mais sans y parvenir.

La troisième – au lendemain de cet échec – analyse le repli territorial du groupe, et ses divisions internes ainsi que les purges à son sommet. Mais, dans le même temps, les Shabaab basculent de la guerre vers la guérilla, et multiplient les attentats, tant à Mogadiscio que dans ces pays voisins dont les armées sont présentes en Somalie, et tout particulièrement au Kenya.

La quatrième partie prend acte de l’arrêt de ce déclin et souligne la résilience dont ont su faire preuve les Shabaab. D’où, aujourd’hui, un contexte sécuritaire pour le moins incertain, et ce d’autant que l’État islamique est désormais présent en Somalie.

Ce constat conduit les auteurs à se montrer, à juste titre, fort prudents dans leurs conclusions. Certes les Shabaab n’ont plus aujourd’hui la puissance militaire qui leur permettait, il n’y a pas si longtemps, de contrôler une bonne partie du pays, y compris de grandes villes d’où ils tiraient les ressources nécessaires au financement du groupe. Mais les défaillances de l’État somalien pour dispenser aux populations sécurité et services de base, ajoutées à une gouvernance publique défaillante et à la présence de forces armées étrangères, qui nourrissent des réflexes nationalistes chez une partie de la population, donnent à penser que certaines des causes profondes qui expliquent l’émergence, puis le renforcement, des Shabaab sont loin d’avoir été éradiquées.

Ce travail s’appuie sur une bibliographie riche et diversifiée. Celle-ci regroupe tant des travaux scientifiques que de fort nombreuses références issues des médias, et même des documents secrets récemment déclassifiés. L’ouvrage est intéressant pour mieux comprendre ce phénomène. Tout au plus – s’il fallait exprimer un regret – pourrait-on dire qu’à trop s’appuyer sur une approche journalistique au jour le jour, les causes profondes de l’instabilité de la Somalie ne semblent pas avoir été suffisamment creusées.

Jean-Bernard Véron

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Entrer en stratégie

Mon, 19/08/2019 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Serge Caplain propose une analyse de l’ouvrage de Vincent Desportes, Entrer en stratégie (Robert Laffont, 2019, 256 pages).

« Seules la prise de recul et la stratégie peuvent conduire les projets humains là où nous voulons les mener. Il nous faut entrer en stratégie ! » C’est cette conviction qui a poussé le général Vincent Desportes à reprendre la plume. Docteur en histoire, ancien directeur de l’École de guerre, et auteur de nombreux ouvrages, il est aujourd’hui professeur associé à Sciences Po et enseignant à HEC. Son dernier livre, Entrer en stratégie, constitue un guide destiné aux décideurs, afin de les sensibiliser et leur donner les clés de compréhension indispensables pour aborder ce domaine trop souvent délaissé en France. Ici, ni recette, ni méthode : juste des postures mentales à adopter, des « actes réflexes » à acquérir pour bien se préparer au « voyage en stratégie ».

Dans le premier chapitre, « Faire face à l’autre », Vincent Desportes rappelle que la maximisation de la production a longtemps tenu lieu de seule stratégie, avant que la mondialisation ne force la réflexion stratégique entrepreneuriale, en exacerbant l’altérité compétitrice. L’« autre que soi » est doté d’intelligence, d’une volonté de nuisance, et adapte ses actions à cette fin. Aucune stratégie n’est possible sans chercher à le connaître, le comprendre, anticiper ses agissements, même si une part d’inconnu reste incompressible. « Embrasser l’incertain » est le propre du stratège. En entreprise comme à la guerre, il est impossible de prévoir l’ensemble des effets directs, indirects ou induits par une action, même parfaitement préparée. Les mêmes causes n’ayant jamais les mêmes conséquences, l’innovation est plus vitale que l’expérience. Cependant, dans ce monde ouvert et complexe, le décideur-stratège doit vivre l’incertitude avec sérénité, en gardant en tête son but et en sachant s’adapter aux circonstances.

Conscient du caractère inévitable de la surprise, le dirigeant doit investir dans le renseignement, la prévention des risques, et anticiper les moyens matériels et humains qui le rendront résilient. C’est en introduisant la « friction » clausewitzienne dans sa réflexion stratégique, en adoptant des dispositifs et des modes d’action souples, en se gardant des réserves, que le décideur conserve sa liberté d’action. Le général Desportes qualifie cette dernière de « monnaie stratégique », à dépenser à bon escient pour faire face aux imprévus et saisir les opportunités. C’est là que la capacité de discernement du stratège est mise à l’épreuve, lui qui doit viser l’essentiel, savoir dans quel domaine, à quel moment, à quel endroit porter l’effort de son entreprise pour arriver à ses fins. Ce « point culminant » à déterminer est forcément fugace : nul effort ne peut être poursuivi indéfiniment. En somme, c’est le choix résolu de l’incertain, fait de conviction comme de remise en question, qui attend le dirigeant.

Avec de nombreuses références aux grands penseurs de la stratégie, et en illustrant son propos d’exemples historiques, l’auteur réussit à comparer judicieusement – ce qui est toujours délicat –, la compétition économique et la guerre. Ses fidèles lecteurs ne devraient pas être surpris de retrouver, dans ce livre, son thème favori de la décision dans l’incertitude. L’objectif avoué d’attirer un nouveau public et de convaincre les décideurs de s’intéresser à la stratégie semble atteint.

Serge Caplain

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The Oxford Handbook of Nigerian Politics

Wed, 14/08/2019 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Marc-Antoine Pérouse de Montclos propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Carl LeVan et Patrick Ukata, The Oxford Handbook of Nigerian Politics (Oxford University Press, 2018, 832 pages).

Cette somme volumineuse et indispensable analyse toute la complexité du géant de l’Afrique, troisième pays le plus peuplé de la planète d’ici 2050. Le Nigéria, premier producteur de pétrole du continent, est souvent vu comme une économie mono-dépendante de ses ressources en hydrocarbures. Pourtant, l’essentiel de la richesse nationale provient désormais d’activités qui ne sont pas liées à la rente pétrolière : une révolution depuis le boom des années 1970. La chute des prix du baril et la crise de 2015 n’y ont pas été pour rien. Mais la résilience de l’économie tient aussi à la débrouillardise de la population. Ainsi, les commerçants locaux sont réputés pour leur capacité à prendre des risques, y compris dans la diaspora. Ils ont par exemple été parmi les premiers Africains à s’établir en Chine pour s’y approvisionner à bon prix. Ce sont donc les Nigérians qui ont débarqué en Chine, plutôt que les Chinois qui ont entrepris d’arroser le marché nigérian de produits de mauvaise qualité.

Le secteur formel de l’économie, en revanche, stagne dans un pays où le nombre de travailleurs syndiqués est tombé de 1,9 million de personnes en 1988 à 1,8 en 2005. Dans un État rentier, la fonction publique vit pour l’essentiel des revenus de l’extraction d’hydrocarbures. Elle demande donc peu aux citoyens en termes de paiement d’impôt, de civisme et d’obédience idéologique. Le Nigéria est en quelque sorte l’archétype d’une économie libérale par défaut d’État, un des pays où la part des revenus fiscaux dans le produit national brut est la plus faible : 6 % en 2017, moins de 5 % si l’on exclut les taxes sur la production pétrolière. En retour, les citoyens n’attendent pas grand-chose du gouvernement pour fournir des services de base et rendre des comptes sur l’usage de la manne pétrolière.

Endémique, la corruption continue donc de prospérer, malgré le retour à un régime civil qui a mis fin à l’opacité des dictatures militaires au pouvoir jusqu’en 1999. Caractérisé par des fraudes électorales et de nombreux assassinats, le jeu politique se révèle de plus en plus mafieux au fur et à mesure qu’on descend au niveau des 36 États de la fédération. Dès les années 1990, certains envisageaient de supprimer les échelons intermédiaires de l’administration territoriale et de ne garder que les collectivités locales pour raccourcir les circuits financiers et réduire les possibilités de détournement des fonds du pouvoir central. Mais les réformes n’ont guère abouti. La démocratie parlementaire marche mal : entre 1999 et 2015, seuls 1 005 projets de lois sur 3 759 ont été adoptés par l’Assemblée nationale, dont 244 finalement ratifiés par la présidence.

Les militaires, eux, n’ont jamais complètement renoncé à influencer le jeu politique. Depuis 1999, deux des quatre présidents étaient des généraux à la retraite : Olusegun Obasanjo puis Muhammadu Buhari. D’anciens militaires ont aussi occupé des sièges de députés, la présidence du Sénat et des postes de gouverneurs d’État, comme Murtala Nyako, Jonah David Jang ou Olagunsoye Oyinlola. En 2015, l’armée devait même dicter le calendrier des élections : il fut retardé pour lui laisser le temps de reconquérir les dernières portions du territoire aux mains de Boko Haram. L’affaire réveilla de mauvais souvenirs, car le premier à demander un ajournement des opérations de vote était le responsable de la sécurité auprès de la présidence, le colonel Sambo Dasuki, lui-même membre de la junte à l’origine de l’annulation du résultat des élections de 1993, un scrutin considéré parmi les plus démocratiques qu’ait jamais connu le pays.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos

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The Empty Throne: America’s Abdication of Global Leadership

Tue, 11/06/2019 - 11:03

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère
(n° 2/2019)
. Laurence Nardon, responsable du Programme Amérique du Nord de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Ivo Daalder & James Lindsay, The Empty Throne: America’s Abdication of Global Leadership (Public Affairs, 2018), Jeffrey D. Sachs, A New Foreign Policy: Beyond American Exceptionalism (Columbia University Press, 2018) et Robert Kagan, The Jungle Grows Back: America and Our Imperiled World (Alfred Knopf, 2018).

Une chose ne change pas avec l’administration Trump : la parution à rythme soutenu d’essais traitant du rôle des États-Unis dans le monde. Comme d’habitude, ces ouvrages s’inscrivent dans les grands courants de pensée américains relatifs à la politique étrangère, entre réalisme et responsabilité morale exceptionnaliste de l’Amérique ; entre unilatéralisme et internationalisme ; entre interventionnisme assumé et réticence à agir dans le monde. En voici trois.

Ivo Daalder, ambassadeur à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) sous Obama, puis président du Chicago Council on Global Affairs, et James Lindsay, membre éminent du Council on Foreign Relations, ont une complicité ancienne dans l’analyse de la politique étrangère américaine. Dans America Unbound: The Bush Revolution in Foreign Policy, paru en 2003, ils dénonçaient les risques posés par l’aventurisme moral et unilatéraliste de l’administration Bush au lendemain du 11 Septembre. Leur deuxième livre, paru en octobre 2018, propose une analyse des deux premières années de la politique étrangère du président Trump.

Centristes et bien élevés, Daalder et Lindsay sont des tenants de l’« ordre international libéral » mis en place par les États-Unis en 1945. Ils étrillent la politique étrangère de Donald Trump, qui vise à détruire cet ordre, et s’en prend au principe même de coopération internationale, aux alliances et aux traités, au droit et aux institutions internationales qui sont des facteurs de stabilité.

Ils critiquent le président aussi bien sur le fond que sur la forme : le repli nationaliste égoïste qu’il propose leur semble nuisible et à courte vue. L’hostilité marquée vis-à-vis de Pékin notamment, risque selon eux de précipiter l’avènement de l’hégémonie chinoise dans le monde. Ils dénoncent aussi la méthode Trump, méprisante pour les alliés et profondément destructrice pour la diplomatie américaine, au travers des attaques contre le département d’État.

Vu de Paris, un point intéressant est l’assertion que rien ne fera changer d’avis l’être égoïste et buté qu’est le président Trump. Ainsi, les tentatives d’influence du président Macron dans la première année de son mandat (invitation du couple Trump aux célébrations du 14 juillet 2017, puis visite d’État des Macron à Washington en avril 2018) étaient-elles vouées à l’échec.

En complément de leur livre, les deux compères ont publié un article dans Foreign Affairs, (« The Committee to Save the World Order », novembre-décembre 2018), dans lequel ils proposent une mesure concrète au service de leur analyse. En attendant qu’un(e) président(e) plus raisonnable ne soit élu(e), les alliés de Washington doivent prendre les choses en main. Ce « Comité pour sauver l’ordre mondial » serait composé de 8 États (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Canada, Australie, Corée du Sud et Japon) ainsi que de l’Union européenne. Ce « G9 » veillerait au maintien du libre-échange et des alliances militaires, en attendant que les États-Unis ne reprennent leur rôle.

Il est pourtant trop facile de blâmer Donald Trump pour l’évolution actuelle des relations internationales. C’est l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, souhaitée par les naïfs qui escomptaient la transformation du pays en démocratie libérale, qui a entraîné l’émergence de sa puissance. Par ailleurs, la « fatigue de l’empire » dont souffrent les États-Unis date au moins du président Obama – voir ses atermoiements d’août 2013 contre Bachar Al-Assad.

Dès lors, on peut se demander s’il est vraiment sage de souhaiter un « retour à la normale » à l’occasion des élections de 2020 ou 2024 (sans même se demander si c’est une perspective réaliste). La montée des démocraties illibérales en Europe de l’Est, le vote du Brexit et l’élection de Trump sont dus à la colère des électeurs face à ce qu’ils considèrent comme une trahison des élites depuis les années 1980. Il faut sans doute mieux réguler le libre-échange des biens et des capitaux plutôt que considérer Trump comme un épiphénomène.

***

L’auteur du deuxième livre, Jeffrey Sachs, n’est pas un habitué des cénacles de politique étrangère. Sachs est un économiste célèbre, connu avant tout pour le concept de « thérapie de choc » qui fut appliqué avec succès à la Pologne dès 1989. À partir de 1995, il s’est attaqué à la pauvreté en Afrique, développant le projet des « villages du millénaire ». Aujourd’hui, il propose un plan mondial pour le développement durable.

Jeffrey Sachs fait le même constat que les auteurs précédents : le leadership américain, qui a duré de décembre 1941 à janvier 2017, est aujourd’hui mis à mal par les choix de Trump. De même, l’attitude du président va encourager l’hégémonie chinoise. Mais la perspective de l’auteur est différente. D’une part Sachs rejette l’exceptionnalisme américain. Ce principe a mené à des politiques égoïstes et au choix de solutions par trop militaires dans les décennies passées. D’autre part il propose des solutions économiques aux désordres internationaux.

Comme l’ouvrage l’explique dès son titre, Sachs propose une nouvelle politique étrangère pour les États-Unis. Elle serait clairement posée dans le cadre de l’Organisation des Nations unies (ONU), cette dernière lançant un gigantesque plan de transition écologique à l’échelle de la planète, assurant l’avènement d’une prospérité économique pour tous. Au passage, le droit international et la coopération seront remis à l’honneur. Tous les problèmes géopolitiques seront ainsi réglés par la poursuite du développement économique et le retour du multilatéralisme.

Aussi philanthropique qu’apparaisse le projet de Sachs, apporter une solution écologique et développementaliste, c’est-à-dire une solution économique, à des problèmes géopolitiques semble partiel. C’est sans doute là une déformation professionnelle de l’auteur. États et citoyens ne sont pas seulement des êtres économiques, comme l’indique aujourd’hui le retour virulent des questions culturelles, identitaires et religieuses.

Par ailleurs, le bilan des politiques proposées par Sachs depuis le début de sa carrière n’est pas très concluant, entre des pays d’Europe de l’Est et d’Amérique latine qui ont eu du mal avec la « thérapie de choc », et les pays africains qui n’ont pas vu advenir le développement promis par ses méthodes. Les transitions économiques qu’il a recommandées ont été jugées trop dures ; les politiques d’aide au développement qu’il a engagées étaient mal adaptées aux régions dans lesquelles elles furent appliquées. Surtout, on peut arguer qu’il existe déjà un plan mondial similaire pour ces questions : c’est l’accord de Paris sur le climat de 2015. Vu les années exigées pour le conclure et les désistements déjà engagés, le projet de Sachs semble irréaliste.

***

Enfin, pour retrouver une défense sans équivoque de l’exceptionnalisme américain, on se tournera vers l’ouvrage de Robert Kagan. Cofondateur avec Bill Kristol du think tank néo-conservateur Project for the New American Century (PNAC) actif de 1997 à 2006, Bob Kagan est aujourd’hui membre du Council on Foreign Relations (CFR). Il évite désormais l’étiquette de néoconservateur, tant cette dernière a souffert de la débâcle irakienne – même si un compagnon de route comme Dov Zakheim attribue la responsabilité de cette dernière aux nationalistes de l’administration Bush (Dick Cheney, Scooter Libby, etc.), qui interrompirent l’aide américaine au moment décisif de la reconstruction post-invasion de l’Irak.

Kagan aime les métaphores. Après celle de Mars et Vénus – opposant Américains virils et va-t-en-guerre à des Européens faibles et efféminés – dans son ouvrage Of Paradise and Power (2003), il nous propose aujourd’hui celle du jardin soigneusement entretenu de la Pax Americana, contre la jungle des instincts et de la violence.

Kagan poursuit cependant le même thème, celui du caractère indispensable de l’Amérique, phare de la paix, de la démocratie et de la prospérité dans le monde. Ignorant les pages noires de l’histoire américaine, il défend les sept décennies d’ordre international libéral. Cette période bénie fut possible parce que les États-Unis considéraient le projet communiste porté par l’URSS comme une menace mortelle. Or, aujourd’hui, les États-Unis ne perçoivent plus de menace extérieure suffisante pour prolonger ce rôle. Le repli nationaliste du président Trump est pourtant une terrible erreur, puisqu’il permet aux tyrans du reste du monde de reprendre du terrain. Le désir d’ordre, d’un leader fort, de protection pour la famille, le clan et la nation, est une motivation plus séduisante que celle du communisme pour le commun des mortels. Le progrès de l’humanité n’est jamais assuré, et elle peut à tout moment retomber dans les âges de la barbarie… C’est pourquoi l’autoritarisme de pays comme la Russie ou la Chine constitue, outre un projet anti-Lumières (et anté-Lumières), un défi encore plus dangereux que le communisme.

Contre Paul Kennedy pour qui les empires déclinent parce qu’ils en font trop, contre le projet de Donald Trump qui souhaite « rendre sa grandeur à l’Amérique » en se retirant du monde, Kagan recommande de continuer à intervenir tous azimuts. Les États-Unis doivent rester impliqués dans les affaires internationales, y compris militairement, faute de quoi le monde redeviendra une jungle hobbesienne. La nomination de l’interventionniste radical John Bolton au poste de conseiller pour la Sécurité nationale en mars 2018 va dans ce sens, même si Bolton n’est pas un néoconservateur mais un nationaliste (qui ne tient pas à promouvoir la démocratie).

Point de détail : le diplomate George Kennan (1904-2005), que célèbre Kagan, n’était pas aussi interventionniste qu’il le laisse supposer. Sa définition de l’endiguement, en 1947, était plus statique que dynamique ; et il s’était aussi opposé à la création de l’OTAN.

À l’évidence, la nouvelle croisade que recommande Kagan n’est guère prudente. Les désordres d’Afghanistan et du Moyen-Orient suffisent à déconsidérer les vues néoconservatrices. Surtout, la vision manichéenne de Kagan est insuffisante. Plutôt que de reprendre des offensives hasardeuses contre les ennemis extérieurs de la démocratie, ne faut-il pas mieux s’efforcer de recadrer le libéralisme de l’intérieur, afin de lui regagner la confiance des peuples ? Tolérons les jardins à l’anglaise dans les États du reste du monde, mais imposons au libéralisme dans nos pays la rigueur du jardin à la française.

Laurence Nardon
Responsable du Programme
Amérique du Nord de l’Ifri

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2019-2029 : quel monde dans 10 ans ?

Fri, 07/06/2019 - 11:45

Dans son numéro de juin, la revue mensuelle Sciences Humaines a publié un compte rendu, signé Chloé Rébillard, du numéro-anniversaire de Politique étrangère (n° 1/2019).

« L’Institut français des relations internationales (Ifri) pour sa quarantième bougie s’offre un voyage vers le futur et imagine le monde de 2029. Quel avenir pour la mondialisation ? Est-on dans un moment de rétractation des échanges ? L’interdépendance va-t-elle s’effacer ? Quels seront demain les pôles de puissance ? Les participants à la revue tentent d’apporter des réponses pour dessiner le visage du monde dans les années à venir. Ainsi, Ravi Kanbur, économiste britannique, s’interroge sur les probabilités d’éradiquer l’extrême pauvreté à l’horizon 2030 ; objectif atteignable selon lui, à condition de mettre en place les politiques redistributives nécessaires à sa réalisation.

Lawrence Freedman, quant à lui, esquisse les traits des conflits qui pourraient émerger et souligne certaines tendances notamment la montée en puissance de la Chine en Asie qui pourrait déstabiliser la région. Il conclut son propos avec prudence : « La prédiction la plus sûre pour la prochaine décennie est qu’il se passera quelque chose d’imprévu, aux répercussions majeures. » Une phrase qui résume la vocation de ce numéro : donner des pistes, sans refermer l’écriture du futur immédiat. »

Retrouvez le sommaire de ce numéro exceptionnel ici.

Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ?

Thu, 06/06/2019 - 10:25

La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ? », écrit par Victor Magnani, chargé de projets au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri, et Thierry Vircoulon, chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri. Il vient de paraître dans notre nouveau numéro de Politique étrangère (n° 2/2019), « La démocratie en Afrique : tours et détours ».

À la suite de la chute du bloc soviétique naissait l’illusion d’une fin de l’histoire, qui devait consacrer le triomphe de la démocratie libérale dans le monde. Elle reposait sur des faux-semblants auxquels contribuait l’Afrique. Au tournant des années 1980 et 1990, la conjonction de facteurs internationaux et nationaux conduisait de nombreux pays africains francophones à organiser des Conférences nationales, préalables à l’ouverture du jeu démocratique. En 1991, le Bénin et la Zambie sont sortis d’une longue période de dictature en organisant leurs premières élections multipartites, qui consacrèrent la victoire de l’opposition. L’Afrique du Sud s’est, elle, libérée du joug de l’apartheid à la faveur d’une transition négociée qui aboutit à l’élection de Nelson Mandela. Mais en Afrique comme ailleurs, la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme n’a pas eu lieu. L’histoire de la démocratie y a connu succès, résistances, avancées et involutions.

Démocratie formelle contre démocratie réelle

Aujourd’hui, en dehors des périodes de conflits civils, tous les pays africains, à l’exception de l’Érythrée et du Swaziland, organisent régulièrement des élections, et se prévalent, du moins dans les textes ou dans les discours, de respecter le cadre normatif de la démocratie. Toutefois, la question de la démocratie en Afrique est souvent victime d’un double réductionnisme : elle est réduite à la dimension électorale – cette dimension étant elle-même réduite au fait de savoir si les élections sont libres, transparentes et régulières. Pour les chancelleries occidentales, la tenue d’élections satisfaisant à ces critères suffit pour décerner un brevet de démocratie. Cette vision réductrice de la démocratie néglige les aspects fondamentaux que sont l’environnement institutionnel (neutralité politique des institutions, état de droit réel et pas seulement théorique, etc.) et, plus généralement, la situation du marché politique (comportements et structures politiques, inclusivité de la citoyenneté, offre politique réelle, rapports de force politiques, etc.).

L’exemple mauritanien montre qu’au-delà de l’exercice électoral, une compréhension fine du fonctionnement d’un système politique dominant, et de sa capacité de résilience dans le temps, sont nécessaires pour qualifier la nature d’un régime. Un des principaux acteurs de la promotion de la démocratie sur le continent africain, l’Union européenne (UE), a fini par prendre en compte la qualité de l’environnement institutionnel dans ses opérations d’observation électorale et ses programmes d’assistance. Mais elle est encore loin d’évaluer l’état du marché politique. Or, si l’on aborde la question de la démocratie au-delà de la perspective classique des élections et des institutions, force est de reconnaître que, depuis dix ans, la tendance de fond est celle d’un retour de l’autoritarisme, qui prend la forme de coups d’État constitutionnels et d’une régression des libertés politiques.

Symboles du retour de formes d’autoritarisme sur le continent, deux pays hier cités comme des démocraties stables, la Tanzanie et la Zambie, connaissent actuellement une régression rapide et inattendue des libertés publiques. Dans ces deux pays le climat politique s’y dégrade, alors que les opposants n’étaient plus harcelés et arrêtés par la police, et que la culture démocratique semblait solidement enracinée depuis l’avènement du multipartisme à la fin du XXe siècle. La Zambie avait fait partie des premiers pays africains à inclure dans sa Constitution la limitation à deux des mandats présidentiels ; et la Tanzanie a longtemps été perçue comme une démocratie exemplaire en Afrique de l’Est. Cependant, les élections de John Magufuli en Tanzanie et d’Edgar Lungu en Zambie en 2015 ont abouti à des virages autoritaires. Ces pouvoirs présidentiels font preuve d’une intolérance à la critique, et utilisent les institutions d’État pour réprimer ouvertement l’opposition. Alors que les prochaines élections doivent avoir lieu en 2020 en Tanzanie, un député du parti au pouvoir vient de suggérer de ne pas organiser de scrutin et de simplement reconduire le président. Sa justification est empreinte du discours habituel des dictatures : le développement est plus important que les élections.

Le développement est plus important que les élections

La partie la plus visible de la vague autoritariste est la série de révisions constitutionnelles qui ont pour but de prolonger les pouvoirs présidentiels en place. Depuis les années 1990, de nombreux États ont inscrit dans leur Constitution une clause limitant à deux le nombre de mandats pour un même président et/ou imposant des limites d’âge. Mais cette règle constitutionnelle a souvent été remise en cause par des dirigeants refusant de s’y soumettre pour garder leur accès à des ressources matérielles et symboliques, ou éviter des poursuites judiciaires. Les suppressions de la limitation du nombre des mandats présidentiels s’apparentent souvent à de véritables coups d’État constitutionnels.

Le président namibien Sam Nujoma a initié cette tendance en 1998, suivi de Gnassingbé Eyadema au Togo en 2002. En 2003, c’est Omar Bongo, président du Gabon, qui fit de même pour pouvoir se présenter pour un sixième mandat. Dans les années qui suivirent, la tendance s’est confirmée, et on assiste, depuis le début du XXIe siècle, à une banalisation de la révision ou de la suppression de cette clause par voie parlementaire ou référendaire, pour permettre aux dirigeants de se maintenir au pouvoir : Cameroun (2008), Djibouti (2011), Congo-Brazzaville (2015), Rwanda (2017), Tchad (2018). Les régimes guinéen et ivoirien risquent de rejoindre cette liste. En Guinée-Conakry, le président Alpha Condé, dont le second mandat arrive à terme en 2020, semble lui aussi prêt à emprunter cette voie, tandis que son collègue ivoirien Alassane Ouattara, dont le mandat arrive aussi à terme en 2020, se déclare encore indécis. Au Sénégal en 2012, au Burundi en 2015, en Zambie en 2018, les présidents en exercice ont obtenu une interprétation juridique favorable de la Constitution qui leur permet de se représenter pour un troisième mandat. En Ouganda, le président Museveni, qui a pris le pouvoir en 1986, a réussi à supprimer à la fois la limitation des mandats en 2006 et la limite d’âge pour la présidence en 2018. Ces modifications ou interprétations constitutionnelles pour maintenir un président en place révèlent que les institutions (parlements, cours constitutionnelles, commissions électorales…) sont aux ordres du pouvoir, et que les principes démocratiques ancrés dans les Constitutions sont loin d’être intouchables.

Cette tentation de jouer les prolongations est particulièrement affirmée et préoccupante dans les régimes où le problème de la succession se fait pressant du fait de l’âge des dirigeants. En 2019, trois chefs d’État sont au pouvoir depuis plus de trois décennies (Teodoro Obiang Nguema Mbasogo en Guinée équatoriale, Paul Biya au Cameroun, Yoweri Museveni en Ouganda), et plus d’une dizaine d’autres depuis plus de dix ans. Au Cameroun, au Congo-Brazzaville, en Ouganda ou en Guinée équatoriale, la question de la succession reste taboue en dépit de l’âge avancé des présidents (Paul Biya 85 ans, Denis Sassou-Nguesso 75 ans, Yoweri Museveni 74 ans et Teodoro Obiang Nguema Mbasogo 76 ans). Depuis octobre 2018, la question se pose également pour le président du Gabon Ali Bongo. Victime d’un accident vasculaire cérébral, il a été absent de son pays pour convalescence durant de longs mois, cette vacance prolongée du pouvoir donnant lieu à une tentative de putsch le 7 janvier 2019.

Ces coups d’État constitutionnels ont toutefois été contrecarrés dans certains pays. Les ambitions des présidents zambien, Frederick Chiluba, en 2001 et malawite, Bakili Muluzi, en 2003, de supprimer la limitation du nombre des mandats présidentiels ont été abandonnées après le ralliement de députés majoritaires aux revendications de l’opposition et des groupes de la société civile. En 2006, le Sénat nigérian avait rejeté un amendement proposé par le président Olusegun Obasanjo qui lui aurait ouvert la voie d’un troisième mandat. Au Burkina Faso, la tentative de prolongation du pouvoir présidentiel s’est heurtée à une mobilisation populaire massive en 2014, qui a contraint le président à quitter le pouvoir. Enfin, au Sénégal, les électeurs se sont opposés à un troisième mandat du président Abdoulaye Wade en 2012.

La domination de régimes hybrides

En Afrique subsaharienne, quelques régimes démocratiques (notamment au Bénin, au Ghana, en Afrique du Sud ou au Sénégal) coexistent avec des régimes dynastiques, « d’hommes forts », ou de « partis dominants », entre démocratie idéal-typique et junte militaire. Qualifiés de régimes hybrides ou de « démocratures », ils combinent Constitutions démocratiques et comportements autoritaires. Les degrés de répression politique sont, dans ces régimes, très variables, mais ils se caractérisent tous par un fort déséquilibre des rapports de force politiques.

Les régimes dynastiques et « d’hommes forts » ressemblent à des monarchies déguisées en républiques, et sont particulièrement nombreux en Afrique centrale. Dans les premiers, une famille monopolise le pouvoir politique – parfois depuis l’indépendance, comme au Togo, au Gabon, en Guinée équatoriale – et traite le pays comme sa propriété privée. Dans les seconds, le pouvoir s’incarne dans un « homme fort » (Yoweri Museveni, Paul Kagamé, Idriss Déby, Pierre Nkurunziza, etc.), qui « tient » certains leviers stratégiques (services de sécurité, groupes ethno-régionaux, milieux d’affaires, appuis de puissances étrangères, etc.). La longévité au pouvoir dépend dès lors de la capacité à maintenir ou à adapter ces soutiens stratégiques au fil des évolutions du contexte national et international.

Ces deux types de régime ont en commun d’organiser des élections largement frauduleuses, taillées sur mesure pour les présidents en poste. Il est ainsi courant que les dirigeants s’approprient les moyens et ressources de l’État pour s’assurer une victoire électorale. Les missions d’observation des élections, les partis d’opposition et les organisations de la société civile développent des savoirs et des pratiques permettant de limiter la fraude, mais nombre d’élections sont encore entachées d’irrégularités importantes, remettant en cause leur crédibilité. Les régimes rivalisent parfois d’ingénierie ou de cynisme pour orienter les résultats en leur faveur. En République démocratique du Congo (RDC), le président Joseph Kabila est ainsi parvenu à préserver son influence en truquant l’élection présidentielle en faveur d’un candidat de l’opposition, Félix Tshisekedi. Contraint de ne pas se présenter par les dispositions constitutionnelles, mais incapable de faire élire – même par la fraude – son dauphin du fait de son impopularité, Joseph Kabila s’est résigné à orienter les résultats pour assurer la victoire d’un politicien de l’opposition qu’il espère manipulable, et pour garder la possibilité de gouverner dans l’ombre. L’absence de réactions, aussi bien occidentales qu’africaines, est révélatrice du recul des ambitions démocratiques sur la scène internationale. […]

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PE 2/2019 en librairie !

Wed, 05/06/2019 - 11:19

Le nouveau numéro de Politique étrangère (n° 2/2019) vient de paraître ! Il consacre un dossier complet à la démocratie en Afrique et un Contrechamps sur le G7. Comme à chaque nouveau numéro, de nombreux autres articles viennent éclairer l’actualité : la guerre au Yémen, le Brésil de Jair Bolsonaro, le djihadisme au Sahel après la chute de Daech, la révolution numérique

La démocratie est un produit complexe, qui articule un cadre juridique et une base sociale lui permettant de s’enraciner. Loin des naïves espérances des années 1990, les expériences de plusieurs pays d’Afrique décrivent un chemin qui demeure, à des degrés divers, chaotique : en Mauritanie, en République démocratique du Congo, en Centrafrique ou au Nigeria par exemple… Le dossier de Politique étrangère rappelle que la mise en place d’institutions supposées permettre la démocratie n’est qu’un signe, un prélude. Les avancées, sur le terrain, devront beaucoup plus aux sociétés qu’aux intervenants extérieurs, quelle que soit la bonne volonté de ces derniers. Le constat, une fois de plus, devrait inciter ces intervenants à redéfinir des politiques prenant mieux en compte des conditions politiques locales.

Sur une scène internationale où la revendication de puissance se fait plus bruyante, quelle place occupe le G7, que préside cette année Paris ? Reste-il pertinent, seul forum brassant les grands problèmes du monde, des politiques économiques au statut des femmes, en passant par la sauvegarde des océans ? Témoigne-t-il seulement de la volonté de voir perdurer un Occident divisé et isolé dans un monde qui le nie ? La rubrique Contrechamps confronte une vision canadienne – le Canada a présidé le G7 en 2018 –, et une vision russe – la Russie a été exclue du G8 en 2014… Bonne occasion de réfléchir sur la conception qu’a Moscou de ses propres intérêts, et sur la nouvelle hiérarchie des puissances.

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Guerre au Yémen : an V

Tue, 04/06/2019 - 10:35

Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir l’article du numéro d’été 2019 (n° 2/2019) – disponible dès demain – que vous avez choisi d'(é)lire : « Guerre au Yémen : an V », écrit par François Frison-Roche, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Les divers conflits qui se déroulent au Yémen sont entrés depuis mars 2019 dans leur cinquième année. La lenteur des négociations entamées par le nouveau représentant spécial du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), le Britannique Martin Griffiths, montre toute la complexité de ce dossier, que la communauté internationale a laissé dériver dès l’origine. Il n’est pas certain que le format actuel des discussions – gouvernement « légitime »/« rebelles » houthis –, repris lors des accords
de Stockholm (6-13 décembre 2018), puisse apporter un début de réponse pérenne à cette guerre, tant la situation a évolué en quelques années. D’autres acteurs, qu’il serait illusoire de vouloir ignorer ou dissimuler, ont émergé, et on peut se demander si l’appréciation onusienne de la situation ne ressortit pas à la fiction.

Cette tentative de résolution des conflits yéménites s’inscrit en effet dans un environnement régional de plus en plus large et de plus en plus instable. Il ne concerne plus seulement le Proche-Orient, mais glisse inexorablement vers le sud de la Péninsule arabique et la région de la mer Rouge. Malgré certaines apparences rassurantes et trompeuses, l’équilibre des régimes de certains pays de cette zone pourrait basculer du fait de leur fragilité intérieure, politique ou économique (Arabie Saoudite, Iran, sultanat d’Oman). Il en va de même pour plusieurs pays de la Corne de l’Afrique, certains largement « faillis » (Somalie), d’autres de plus en plus fragiles (Djibouti, Kenya), et les
« bonnes nouvelles » venant de la récente réconciliation entre l’Éthiopie et l’Érythrée
ne doivent pas faire illusion concernant les autres pays des bords de la mer Rouge. Le président soudanais Omar el-Béchir vient de tomber du fait de la contestation de sa dictature, et le régime militaire égyptien peine à contenir le terrorisme.

La « communauté internationale » aura du mal à proposer dans un avenir proche des solutions équitables à des dirigeants souvent autocrates, dictateurs, voire criminels. La gravité du dossier yéménite, qui ne se limite pas à une catastrophe humanitaire, serait-elle de nature à annoncer d’autres conflits dans la région ? La pauvreté endémique de l’immense majorité des populations concernées fournit un terreau idéal aux organisations terroristes (Al-Qaïda, Daech) et autres islamistes radicaux qui, au nom d’un changement fantasmé, instrumentalisent la religion pour mieux assouvir leur volonté d’hégémonie. Le traitement de la gangrène du terrorisme islamique, qui se répand, peut-il se limiter à des
assassinats ciblés par drones interposés, comme c’est le cas en Somalie et au Yémen ?

Sur le terrain yéménite, il faut distinguer la situation politique intérieure – de plus en plus fragmentée – et la situation militaire – très éclatée. En ce qui concerne la première, on voit que le pays s’enfonce toujours plus dans un chaos qu’une situation humanitaire effrayante et durable ne pourra qu’aggraver. Quant à la seconde, on ne peut que constater que les forces de la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite, largement supérieures à l’aune de la qualité des matériels militaires engagés, n’ont pas réussi à venir à bout de ces rebelles houthis qui savent que leur adversaire désigné – le « gouvernement légitime » yéménite – n’est finalement que peu représentatif, et promeut souvent des intérêts étrangers.

Un environnement régional déstructuré

Les conflits yéménites sont révélateurs d’un contexte régional en profonde mutation. Sur une complexité intérieure manifeste sont venus se greffer des conflits par procuration entre puissances régionales concurrentes, sur les plans politique, militaire et confessionnel. Le jeu des alliances a également entraîné l’implication plus ou moins forte de pays riverains. Quant aux grandes puissances – notamment les cinq membres permanents (P5) du Conseil de sécurité des Nations unies –, si elles ont toujours souligné que la solution au Yémen ne pouvait être que politique, elles se sont laissé piéger dans l’engrenage des dynamiques conflictuelles.

L’arrivée au pouvoir fin janvier 2015 du roi Salmane et de son fils le prince héritier Mohammed (dit MBS) coïncide avec l’implication de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis (EAU) dans les conflits internes yéménites, à travers une coalition principalement arabo-sunnite mise en place pour rétablir dans ses fonctions, par la force et à sa demande, le président Abd Rabbo Mansour Hadi, chassé du pouvoir par les rebelles houthis alliés aux troupes restées fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh.

L’Arabie Saoudite s’est surtout sentie menacée par l’autre puissance régionale, l’Iran, qui négociait à l’époque le Plan d’action global commun (PAGC, ou JCPOA selon son acronyme anglais) sur son programme nucléaire, signé à Vienne le 14 juillet 2015 et
avalisé par les P5 et l’Allemagne (P5+1), ainsi que par l’Union européenne (UE). Riyad et les EAU, État petit par la taille mais puissant par sa capacité financière et militaire, ont voulu administrer une démonstration de force en utilisant le Yémen comme champ d’expérimentation, au prétexte que les « rebelles houthis », d’obédience chiite (zaydite), seraient soutenus par l’Iran. […]

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