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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

Broadway Melody

Mon, 21/09/2020 - 18:48

Il y a quelques jours de cela, j’attendais ma compagne, appuyé contre une borne de sécurité à l’angle de la 42e rue et de Broadway. C’est-à-dire en plein Times Square.

Quartier de New York aujourd’hui déserté par les touristes et les employés de bureau devenus adeptes du télétravail, Times Square n’a pratiquement plus pour habitants que des SDF allongés sur des lits de fortune devant les portes closes des théâtres.

L’un d’entre eux, un Afro-Américain d’une cinquantaine d’années, décidé à engager la conversation, vint alors vers moi :

« Sorry Sir, je ne vous demande pas d’argent, je voudrais juste vous poser une question…

– Oui, bien sûr.

– Est-ce que vous trouvez normal que les flics passent leurs temps à déloger les sans-abris alors que les vendeurs de drogues peuvent faire leur business en plein jour sans être ennuyés ? »

Je répondis que bien évidemment je trouvais cela scandaleux. Ayant été moi-même, lorsque je vivais du côté de Harlem, agacé à de nombreuses reprises par l’impunité dont jouissent les dealers qui déambulent dans les rues en criant à haute voix « delivery ! », j’imaginais très bien la frustration que ce sans-abri harcelé nuit et jour par la police pouvait ressentir.

Satisfait de ma réponse, ce misérable – au sens hugolien du terme – s’éloigna tout en lançant à qui pourrait l’entendre « Si j’avais le courage, j’me tuerai ! ».

Victimes collatérales de la politique laxiste du maire Bill de Blasio à l’encontre de la plupart des délits et crimes, les SDF, qui eux n’intéressent plus personne, sont devenus la cible facile et préférée d’une police en besoin de se prouver qu’elle garde encore un semblant d’autorité.

Sans parler du « racisme social » qui règne aujourd’hui à leur encontre dans les quartiers bourgeois. À titre d’exemple, près de trois cents sans-abris qui vivent temporairement dans un hôtel de l’Upper West Side de Manhattan vont être prochainement obligés de changer de quartier – ce qui, faute de places suffisantes dans d’autres établissements, signifie pour un grand nombre d’entre eux retourner à la rue.

En effet, certains résidents de l’Upper West Side ont déclaré que la présence de ces sans-abris nuisait à la qualité de vie dans le quartier et que ces « improductifs » – sans rire – effrayaient les chiens lors de leurs promenades.

La ville avait transféré en juillet ces personnes en détresse dans un hôtel du coin, dans le cadre d’un effort pour freiner la propagation du coronavirus dans les refuges pour sans-abris pleins à craquer. L’Upper West Side étant réputé pour être un quartier à tendances progressistes, voire gauchistes, on ne s’attendait pas à ce que ses habitants, si prompts à soutenir les mouvements LGBQ, Me Too et Black Lives Mater, se regroupent et entament des poursuites afin de priver des dizaines de nécessiteux d’un toit. Et cela à l’approche de l’hiver et d’une probable seconde vague de Covid-19 – la « communauté » des sans-abris a été particulièrement décimée au printemps.

Force est de constater que ce n’est pas seulement le maire dit de gauche, Bill de Blasio, qui se désintéresse du social au profit du sociétal…

Un texto de ma compagne me tira de mes pensées. Elle n’était plus qu’à un block. Je quittais ma borne de sécurité pour aller la rejoindre lorsqu’une femme m’apostropha.

« J’ai reconnu votre accent français – Really, j’en ai un ? -. J’ai de la famille éloignée à Monaco ».

Comme cela arrive souvent à New York entre des inconnus, la conversion s’installa.

Approchant la soixantaine, soignée et visiblement cultivée, elle me dit qu’elle avait entendu ma discussion avec le monsieur sans-abri. Ancienne danseuse professionnelle, sans emploi, ne touchant aucune aide sociale et économisant ce qu’elle pouvait afin de partir un jour rejoindre sa famille en Europe, cette dame n’a qu’une crainte, se retrouver d’ici là elle aussi à la rue.

Logeant dans un studio de Hell’s Kitchen dont elle ne peut plus régler le loyer depuis le printemps, elle risque d’être bientôt expulsée. Le moratoire interdisant les expulsions de locataires affectés par la crise liée au coronavirus et qui avait gelé le paiement des loyers jusqu’à l’automne, prendra fin le 1er octobre prochain.

Il va donc falloir régler les arriérés, ou partir. Aucune aide financière à attendre des autorités. Comme toujours aux States, avec le moratoire on n’a fait que colmater superficiellement les brèches sans vraiment penser à après-demain. Et personne aujourd’hui ne semble se demander comment des gens ayant perdu leur travail depuis six mois, pourraient s’acquitter tout d’un coup d’une demi-année d’impayés !

« Que voulez-vous, comme des millions d’Américains je vais faire la grève du loyer et refuser de payer !», me lança dépitée l’ancienne danseuse. « Je n’ai plus de revenus. Le choix c’est de donner le peu qui me reste à mon propriétaire qui est déjà millionnaire, ou de garder cet argent pour manger et payer mon assurance-santé. C’est une question de bon sens et de survie ».

Ma compagne venait de me rejoindre. Après l’avoir saluée, la femme nous dit devoir y aller. Elle avait peut-être trouvé un job de nuit dans une maison de retraite. « Je n’ai pas de quoi me payer un ticket de métro et j’ai à marcher plus de quarante blocks avant d’arriver à mon rendez-vous. Allez, God bless you ! ».

J’avais oublié de lui demander son nom.

Dans un New York confronté à sa pire crise financière depuis les années 1970, où de nombreux quartiers ressemblent de plus en plus à la ville abandonnée et livrée à la drogue du film Taxi Driver, les nouveaux misérables que l’on peut rencontrer sur Broadway sont – à la différence de ceux du show éponyme – condamnés à rester anonymes.

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son ouvrage, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » vient de paraître en Ebook chez Max Milo.

Biden pourrait-il révolutionner la diplomatie américaine ?

Mon, 21/09/2020 - 17:52

Les jeux ne sont pas faits concernant l’élection présidentielle américaine de novembre. Mais si Joe Biden est élu, va-t-il rompre totalement avec la politique extérieure de Donald Trump et ouvrir une nouvelle ère diplomatique ? Pascal Boniface répond à vos questions.

Élection américaine 2020 : la bataille de la participation à l’heure du Covid-19

Fri, 18/09/2020 - 18:43

Peu d’hommes politiques auraient résisté aussi longtemps aux effets des cycles d’information négatifs qui s’abattent jour après jour sur le président Trump. Fait de déclarations intempestives, surréalistes, contradictoires ou mensongères de la part de l’intéressé, de révélations issues d’enregistrements faites par le président lui-même (interviews avec le journaliste Bob Woodward révélant que le président connaissait et a ouvertement minimisé les conséquences du Covid-19), de dénonciations d’ex-collaborateurs ou de membres de la famille publiées dans des articles et des livres en cascade (article publié dans le journal The Atlantic où le président dénigre les militaires et les vétérans de l’armée américaine, livre de son ex-avocat Michael Cohen, actuellement en prison, etc.). Ces cycles d’information successifs, qu’il a lui-même alimentés et dans lesquels il est empêtré depuis plusieurs semaines, ne semblent pourtant pas être de nature à faire changer d’avis la majorité de ses supporters.

La polarisation politique a atteint un niveau tel aux États-Unis que la loyauté au groupe auquel on s’identifie prévaut sur toutes autres valeurs et considérations. Ainsi, les positions des personnes s’identifiant à l’un ou l’autre grand parti sont déjà connus, et ne varieront pas, ou alors seulement au sein de certains segments de leur électorat, en fonction du contexte et de l’évolution de la campagne. Dès lors, ce qui importe, pour les deux candidats, ce n’est pas tant de convaincre les partisans de l’autre bord, que de convaincre ses propres partisans d’aller voter le jour de l’élection.

En plus des électorats réguliers des deux grands partis politique, démocrate et républicain (et sans mentionner les petits partis politiques comme le parti Vert ou Libertarien, etc.), le corps électoral américain se compose également d’un troisième groupe, les citoyens se déclarant sans affiliation partisane ou indépendants, qui représente un tiers de l’électorat (34 %). Même si une majorité d’entre eux penche malgré tout pour l’un des deux grands partis, et donc vote régulièrement pour le même parti, les choix de certains de ces indépendants varient d’une élection à l’autre, et se portent sur l’un ou l’autre des partis. Différents facteurs peuvent influencer ces swing voters (les indécis) : la personnalité des candidats, les programmes, les dynamiques de campagne, les performances passées ou attendues des candidats, le contexte, etc. Si la participation au sein de ce groupe électoral oscille autour des 50 % ces dernières élections, ces électeurs sont cependant courtisés, car leur rôle peut se révéler décisif dans des États pivots où la victoire se joue à quelques dizaines de milliers de voix, voire moins.  À titre d’indication, en 2008, 52 % des électeurs sans affiliation partisane avaient voté pour le candidat démocrate, Barack Obama (44 % pour le républicain John McCain), tandis qu’en 2016, 48 % avaient voté pour le candidat républicain, Donald Trump (contre 42 % pour Hillary Clinton)[1].

Dans le camp Trump, un électorat mobilisé

L’enjeu pour la campagne du président sortant réside dans la nécessité de ne perdre aucun segment de la coalition électorale qui l’a porté en 2016, ou de minimiser ces pertes, tout en espérant qu’elles ne se porteront pas sur son concurrent et que la participation électorale y sera faible. Or, à ce stade, les révélations hebdomadaires à l’encontre du président Trump pourraient brouiller son message auprès de quelques groupes spécifiques, à commencer par celui de l’électorat féminin et suburbain, ou encore, plus récemment, celui des militaires et des vétérans de l’armée, dont une partie a pu être échaudée par les commentaires peu amènes du président, traitant, par exemple, les soldats morts de « loser » ou ne comprenant pas pourquoi des « personnes intelligentes » s’engageaient dans l’armée plutôt que de chercher à devenir riches. Pour l’heure, il est difficile de mesurer l’impact de ses propos sur ces segments électoraux spécifiques : vont-ils malgré tout reconduire leur vote de 2016 en faveur du président Trump ? Vont-ils renoncer à voter, ou bien franchir le Rubicon et voter pour Joe Biden ?

Ayant opté pour une stratégie de clivages et de tensions, de peur et de ressentiment, le président s’est décidé à jouer la carte de « la loi et l’ordre » pour tenter de convaincre un électorat féminin et suburbain de plus en plus hostile, leur faisant également craindre l’arrivée massive de populations pauvres et issues des minorités raciales et ethniques dans leur voisinage. En se concentrant sur son électorat blanc conservateur, sans tenter d’élargir sa base électorale, la campagne de Trump sait compter sur un électorat qui se mobilise traditionnellement et qui le fera certainement le 3 novembre 2020. Toutefois, la perte de votes au sein de quelques groupes spécifiques dans certains swing states (aussi appelés battleground states) pourrait mettre en danger la réélection du président Trump.

En plus d’une partie de l’électorat féminin et suburbain, voire de certains militaires, de récentes enquêtes d’opinion font état de changements d’opinion au sein de l’électorat rural et au sein de celui des populations âgées, qui non seulement votent massivement, mais traditionnellement en majorité pour le parti républicain. La personnalité et les origines sociales de Joe Biden, autant que la gestion calamiteuse de la crise du Covid-19 par le président Trump semblent résonner au sein de ces groupes ; certainement pas au point de l’emporter dans ces catégories, mais assez peut-être pour réduire l’écart dans ces segments électoraux et ainsi l’emporter à l’échelle des États clés.

Participation électorale démocrate : l’incertitude

L’enjeu de la participation demeure, toutefois, l’une des grandes énigmes pour le parti démocrate, particulièrement à l’heure du Covid-19, qui rend difficile toute campagne de terrain active, susceptible de faire naître un enthousiasme mobilisateur, et fait planer un risque sanitaire potentiel pour ceux qui se rendront aux urnes le 3 novembre. Pour le parti démocrate, la participation électorale de sa base, en particulier celle qui n’a pas voté en 2016, dans les États clés, déterminera le résultat de l’élection. Si le personnage de Donald Trump unifie, dans son rejet, les différentes factions du parti démocrate – des voix les plus centristes à celles plus radicales, proche du sénateur Bernie Sanders –, la question de savoir comment les groupes les plus à gauche, par exemple, se mobiliseront demeure incertaine. L’appel à voter contre Donald Trump, à défaut de voter pour Joe Biden, en mobilisera une part, reste à déterminer la taille de celle-ci.

Partant de données bien connues des observateurs politiques lors des dernières élections, selon lesquelles autour de 90 % des électeurs s’identifiant à l’un des grands partis politiques votent pour ce parti le jour de l’élection (89 % des électeurs s’identifiant au parti démocrate ont voté pour Hillary Clinton en 2016, 90 % de ceux s’identifiant au parti républicain ont voté pour Donald Trump), l’heure n’est pas, pour chaque camp, à tenter de convaincre les supporters de l’autre parti, mais de convaincre ses propres supporters de voter, tout en ralliant une partie de l’électorat dit indépendant.

Parmi les groupes que la campagne Biden-Harris doit convaincre de se mobiliser, la communauté afro-américaine occupe une place particulière. Elle représente environ 12,5 % du corps électoral, désormais moins que la communauté hispanique, mais elle est considérée comme la colonne vertébrale du parti démocrate ; sans participation massive de la communauté noire américaine, les chances de succès dans les swing states du Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie, Caroline du Nord s’en trouveront affaiblies. Il convient également d’ajouter que si une forte participation de la communauté afro-américaine en faveur du parti démocrate est nécessaire à la victoire de Joe Biden, elle n’est pas suffisante, et doit s’accompagner d’une mobilisation au sein d’autres groupes électoraux. À l’échelle nationale (mais la tendance s’est retrouvée à l’échelle de nombreux États), si le taux de participation au sein de la communauté noire avait été particulièrement élevé en 2008 (65%) et 2012 (66,6%, où il a dépassé celui de la communauté blanche), il est en revanche repassé sous les 60 % en 2016 (59,1 %). La nomination de Kamala Harris comme colistière de Joe Biden, dans un climat de fortes mobilisations contre les violences policières et les discriminations raciales, est apparue comme un message politique et historique très fort, censé inciter la communauté noire à la participation le jour de l’élection.

L’exercice du droit de vote par les minorités attaqué

Toutefois, de nombreux obstacles rendent le vote de la communauté noire, et des communautés raciales et ethniques de manière générale, difficile. L’organisation des élections étant une compétence des États, les autorités de ces derniers sont libres de fixer leurs propres règles électorales, ce qui a pu pousser certains gouverneurs républicains à adopter des mesures qui ont eu pour effet de limiter l’exercice du droit de vote par les minorités et d’affecter leur participation électorale. Parmi ces mesures, on peut mentionner : la nécessité de fournir une pièce d’identité avec photo le jour du vote, la nécessité de vérifier que les informations fournies lors de l’inscription électorale sont correctes sous peine d’être rayé des listes électorales, la fermeture de bureaux de vote dans certains quartiers populaires, la nécessité de fournir une adresse de domicile conforme au format de l’adresse postale dans des États comme le Dakota du Sud où les habitants des nations indiennes ne le pratiquent pas, la nécessité de payer des frais de vote pour les ex-prisonniers condamnés pour des crimes, etc. À ces obstacles légaux, institutionnels et politiques, auxquels il faudrait rajouter des décisions judiciaires peu favorables aux démocrates en Floride ou au Texas, s’ajoutent les difficultés liées au contexte du Covid-19.

Pour parer aux risques que le  Covid-19 fait peser sur les électeurs, les démocrates ont défendu l’extension des procédures de vote par correspondance et de vote anticiper, ce que le président Trump a à la fois dénigré, arguant de fraudes possibles, alors qu’il a lui-même récemment voté par correspondance dans l’État de Floride où il est désormais enregistré, et tenté de faire entraver, par le biais d’actions adoptées par le service des Postes américain, qui est une agence publique fédérale, dirigée par Louis DeJoy, soutien  financier de la campagne de Trump et du parti républicain. Dans certains États décisifs, l’envoi des bulletins de vote a été retardé, les boîtes aux lettres supprimées dans certains districts et les machines de triage rapide du courrier démantelées, rendant incertain le vote par correspondance. Au Texas, une bataille judiciaire fait rage concernant l’extension du vote par correspondance à des populations autres que les plus de 65 ans. Le gouvernement républicain texan s’y oppose, tandis que les démocrates locaux y sont favorables.

En rendant la participation électorale difficile pour certaines catégories sociales susceptibles de voter pour le parti démocrate, la crainte du Covid-19 (à laquelle il faut ajouter la crainte de perdre une journée de salaire) ou encore les actions des autorités fédérales (services postaux, forces de l’ordre) ou locales pourraient influencer le résultat des élections du 3 novembre. En effet, à l’exception de quelques groupes électoraux au sein de la communauté blanche américaine (une partie des électorats féminin, suburbain, rural et âgé), dont le choix pourrait encore varier en fonction du contexte social et politique jusqu’à l’élection, une majorité des électeurs ont leur opinion faite. Dès lors, l’enjeu, dans les deux camps, mais peut-être plus encore pour le parti démocrate, est celui de la mobilisation de ces électeurs dans les swing states. La participation électorale au sein de chaque camp y déterminera le résultat de l’élection présidentielle 2020.

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[1] Ces données, utilisées par le New York Times, sont issues de sondages faits à la sortie des urnes par Edison Research pour the National Election Pool, un consortium de médias ; le Pew Research Center fait état d’un écart plus petit, 43 % pour Trump ; 42 % pour Clinton.

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Robert Chaouad est également enseignant à la City University de New York (CUNY)

J’ai lu… « L’Atlas de l’Afrique » de l’AFD

Fri, 18/09/2020 - 10:32

Pascal Boniface revient sur sa lecture de « L’Atlas de l’Afrique, pour un autre regard sur le continent » , ouvrage de l’Agence française de développement, paru aux éditions Armand Colin.

Expliquez moi… La prolifération nucléaire

Thu, 17/09/2020 - 16:34

Pascal Boniface décrypte dans cette vidéo agrémentée de cartes, de photos et d’infographies, le concept de prolifération nucléaire, depuis que les Etats-Unis et l’URSS se sont dotés de l’arme atomique à la fin des années 1940, jusqu’à l’accord de 2015 avec l’Iran, en passant par les cas de l’Irak, de la Corée du Nord, du Pakistan, de l’Inde ou encore d’Israël.

« Au Mali, le coup d’État était prévisible »

Thu, 27/08/2020 - 14:41

Dans quelle mesure les évènements qui ont conduit le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) à démissionner étaient-ils prévisibles?

Serge Michailof – Le président du Mali disposait d’une légitimité fragile ayant été réélu en 2018 dans un contexte d’abstentions massives, de non contrôle d’une partie importante du territoire et de vives accusations de fraudes. Deux ans après sa réélection, son bilan est apparu particulièrement désastreux […] L’opposant principal Soumaila Cissé ayant été kidnappé, on ne voyait guère de relève politique dans un cadre démocratique classique, d’autant qu’une goutte d’eau a fait déborder le vase…

La Cour constitutionnelle aux ordres du président, a annulé après les récentes législatives, l’élection d’une trentaine de députés de l’opposition et confirmé autant de députés de la majorité présidentielle pour des motifs plus que douteux. Un groupe d’opposition assez disparate s’est alors constitué, le Mouvement du 5 juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) fortement influencé par un Imam wahhabite (Dicko).

A partir du 5 juin, ce groupe a engagé un bras de fer avec le gouvernement à base de manifestations de masse demandant la démission du président et du gouvernement. Ce dernier a mal géré sa relation avec le M5-RFP, faisant tirer sur la foule, puis se « bunkerisant » en renommant le même Premier ministre et six ministres aux postes les plus importants, laissant par là même des strapontins au M5-RFP en cas de compromis. Dans ces conditions, avec le M5-RFP qui lançait un mot d’ordre de désobéissance civile accompagné de barrages routiers, on voyait mal une solution à cette épreuve de force.

Dans la rue, les Maliens parlent de « révolution populaire » alors que les médias évoquent un putsch militaire. S’agit-il d’un coup d’Etat ou d’un printemps malien ?

Il s’agit bien d’un coup d’Etat militaire qui a permis de résoudre un grave conflit politique et qui a répondu à une profonde demande de changement d’une grande partie de la population urbaine. Ce n’est pas un printemps malien au sens des « printemps arabes » qui étaient le reflet d’un vaste « consensus » populaire. Dans le cas malien, nous ignorons précisément le nombre de personnes qui manifestaient dans la rue, si elles représentent la majorité de la population malienne ou non.

Comment expliquer le soutien populaire affiché par les Maliens envers les putschistes du Comité national du salut du peuple (CNSP), alors que l’armée est en perdition et ne parvient pas à enrayer le terrorisme dans le pays ?

Le désir de changement était profond au niveau de la population et le régime était à bout de souffle. Or, le temps semblait jouer en faveur des djihadistes et des groupes armés. Laisser la même équipe trois ans de plus au pouvoir risquait de conduire le Mali à la catastrophe et au dépeçage géographique en particulier.

Il y a eu 4 Coups d’Etat en 60 ans au Mali. Celui de 2012 a plongé le pays et tout le Sahel dans le chaos : quels sont les suites à attendre de celui -ci ?

Ce coup d’Etat présente une caractéristique particulière, car il a été conduit par une équipe intelligente qui regroupe de jeunes colonels ayant une vraie formation militaire, un cv éducatif impeccable et une expérience concrète des combats dans le nord. Ils ont été les premiers à souffrir de la désorganisation d’une armée dirigée par des généraux choisis pour des raisons sans rapport avec leurs qualités militaires… Beaucoup de ces généraux sont impliqués dans des détournements et des malversations diverses et font partie des réseaux de corruptions nationaux. Certains sont même, semble-t-il, à la lecture du dernier rapport des Nations Unies, en liaison avec des groupes armés qui contrôlent les trafics transsahariens de drogue et de migrants.

Quels sont les différents scénarios envisagés ?

Selon le scénario optimiste, une équipe volontariste profite d’une transition pour commencer à nettoyer l’écurie d’Augias qu’est aujourd’hui le Mali, pour construire une armée opérationnelle, mettre en échec les djihadistes les plus dangereux, négocier la paix avec les autres, réduire la corruption, assainir le climat des affaires, réformer la constitution et transmettre les clés du pays à un pouvoir civil choisi démocratiquement.

D’après le scénario pessimiste, ces jeunes colonels prennent goût au pouvoir, se disputent, échouent dans leurs tentatives de réforme et dans le dialogue avec les forces politiques, avant que l’un d’entre eux ne se transforme en dictateur ou en président à vie.

L’appui qui sera apporté par la France au gouvernement de transition ou son éventuel sabotage déterminera en bonne partie la nature du scénario malien.

Précisément, dès le 18 août, Jean-Yves Le Drian exhortait les soldats putschistes à regagner leurs casernes alors que le lendemain, le président Macron déclarait que la France se tenait aux côtés du peuple malien. Quelle est la position de la France depuis l’arrestation d’IBK?

J’aimerais bien la connaître. Clairement, je suis persuadé que le Président Macron portait depuis longtemps un jugement très négatif sur IBK, mais qu’au Quai d’Orsay quelques vieilles amitiés socialistes ne se résignaient pas à le laisser partir. En tous cas, l’idée de le ramener au pouvoir était farfelue. La France n’a donc pas d’autre choix que de dialoguer avec le CNSP.

Peut-on considérer que la chute d’IBK est corrélée à un sentiment anti-français qui se diffuse insidieusement dans le Sahel ?

Non je ne le pense pas. Par contre ce sentiment est très fort et d’invraisemblables thèses complotistes fleurissent y compris chez des intellectuels francophiles. Nous avons un vrai problème, largement lié à la présence de Barkhane, trop visible, trop autonome. Rétrospectivement, il aurait été préférable en 2014 de retirer Serval et de la remplacer par des unités de forces spéciales les plus discrètes possibles et un encadrement de l’armée malienne.

Dans un premier temps, la CEDEAO a demandé le retour de l’ordre constitutionnel et le rétablissement d’IBK dans ses fonctions. Ce positionnement en contradiction avec les revendications populaires, n’a-t-il pas mis à mal la légitimité de l’organisation africaine ?

Il y a bien sûr une contradiction et la CEDEAO est jugée en ce moment bien durement par la presse malienne. La CEDEAO est ici un syndicat de chefs d’État rompus à la manipulation de la démocratie « à l’africaine » et au détournement des règles constitutionnelles. Lors de la dernière réunion des chefs d’Etat le Bissao-Guinéen Umaru Sissoko Embalo a délivré une salve contre Alassane Ouattara et Alpha Condé soulignant que leurs projets de troisième mandat qui sont anticonstitutionnels, sont aussi des coups d’Etat et que s’il faut condamner la junte malienne, il faut aussi condamner Alassane Ouattara et Alpha Condé. Ambiance.

Antonio Guterres a également exhorté les militaires maliens à retourner dans leurs casernes, un discours qui passe mal dans la sous-région.

Ce type de discours vise en fait à raccourcir le plus possible les périodes de transition. Mais on ne peut pas réviser une Constitution inadaptée et refaire des listes électorales truquées en six mois.

De façon générale, comment expliquez-vous l’altération de la perception onusienne, dans le Sahel en particulier ?

Le problème est largement lié à l’inefficacité de la force de maintien de la paix des Nations Unies, la Minusma, dont le mandat est inadapté et les capacités opérationnelles très limitées. Elle représente presque trois fois Barkhane en effectifs or, elle ne parvient nullement à protéger les populations, d’où une exaspération compréhensible de celles-ci.

Une telle situation est-elle à craindre au Burkina Faso, en Guinée voire en Côte d’Ivoire dans les contextes électoraux de cette fin d’année ?

Au Burkina la situation sécuritaire se dégrade aussi vite qu’au Mali et les exactions de l’armée vis-à-vis des populations n’arrangent rien. Le départ forcé en 2014 du président Blaise Compaoré a provoqué une suppression de sa garde prétorienne, les fameux bérets rouges qui constituaient une vraie force militaire, et le licenciement de l’essentiel des services de renseignements. Il reste donc au Burkina la tâche de reconstruire une armée et des services de renseignement. Pour l’instant comme au Mali les résultats ne sont pas convaincants.

En Côte d’Ivoire, on a une élection dans laquelle les favoris sont des dinosaures. C’est désespérant pour la jeunesse, mais aussi pour les jeunes cadres des divers partis. Il est difficile pour autant de faire des prédictions, tout comme pour la Guinée…

C’est la deuxième fois en moins de 10 ans qu’un soldat malien formé par les Etats-Unis est à la tête d’un coup d’Etat au Mali. Qu’est-ce que cela révèle de la présence et de l’influence de l’Oncle Sam dans la région ?

Cela montre que les institutions des Etats-Unis font des efforts considérables pour renforcer leur influence générale en Afrique. Simultanément, l’administration actuelle considère que c’est une perte de temps et d’argent et qu’il faut y réduire les dépenses en particulier militaires, les vrais enjeux étant en Asie. Les cadres de l’USAID et du Pentagone s’arrachent les cheveux.

Selon vous, comment les Etats-Unis analysent-ils cette situation ?

Le département d’Etat a une vision strictement légaliste conduisant à l’ostracisation de toute junte de ce type. Ils ont eu une position initiale très dure, mais au Pentagone la vision est plus nuancée, partant du principe que « l’important c’est que ce soient des gars que l’on connaît qui, espérons-le, ne vont pas aller dealer avec les Russes…».

Quid des autres acteurs internationaux présents dans le Sahel ?

Il y a des dizaines de donateurs au Mali et des centaines, peut être des milliers d’ONG. La plupart contribuent à la pagaille qui règne au niveau des donateurs, tout comme ce fut le cas en Afghanistan et à Haïti. Au sein de ces acteurs, la Banque mondiale et le FMI sont les plus solides. La Banque mondiale que j’ai bien connue pour y avoir travaillé 8 ans, a fait de très gros progrès dans sa démarche en Afrique. Son personnel souvent africain y est en général de bonne qualité. Nous ne sommes plus à l’époque où de jeunes gens sortant de l’université dictaient des politiques absurdes à des ministres qui tendaient la main.

Quel est le rôle des leaders religieux dans cette crise politique ? Comment expliquer notamment le rôle de l’Imam Dicko qui semble se retirer peu à peu des négociations ?

Les leaders religieux, non seulement l’Imam Dicko, mais aussi le Chérif de Nioro, dont l’influence est sans doute encore plus grande, vont très probablement jouer un rôle de plus en plus important compte tenu de ce qu’il faut appeler la faillite morale de la classe politique malienne. C’est pourquoi je recommandais récemment aux autorités françaises de cesser d’ostraciser Dicko, perçu, je crois à tort, comme un dangereux extrémiste qu’il ne faut pas approcher. C’est en fait un religieux qui est aussi un homme politique habile avec qui il faudra compter au cours des prochaines années.

Dans quelle mesure cette situation au Mali peut-elle favoriser le terrorisme au niveau national ?

Si le CNSP ne parvient pas à s’organiser et à définir des priorités claires, s’il ne veut ou ne peut pas s’attaquer aux mafias qui gangrènent l’administration et les divers services de sécurité, dont l’armée, le désappointement sera grand et l’affaiblissement progressif de l’armée favorisera les groupes armés et les djihadistes.

…et quels sont les impacts escomptés sur l’opération Barkhane ?

Je vois à priori un impact positif si cette nouvelle équipe commence à restructurer l’armée malienne. N’oublions pas que seuls des Maliens viendront à bout des groupes armés au Mali. Il faut pour cela que la confiance s’établisse et que la France apporte un appui clair à la nouvelle équipe. Pour l’instant, la position française n’est pas claire…

Comment pourrait évoluer la relation entre les putschistes et la coalition d’opposants au Mali, le Mouvement du 5 Juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) ?

Les discussions sont en cours, mais il faut bien voir qu’au sein du mouvement M5 il y a dans les dirigeants, autant d’anciens professionnels de la politique déçus de s’être fait refuser des prébendes par IBK, que de jeunes cadres désireux de réformer le Mali. Je n’imagine pas que le CNSP envisage de remettre le pouvoir au M5-FRP comme certains dans ce mouvement l’ont imaginé, mais ce mouvement dispose d’une grande capacité de mobilisation et de nuisance. Le CNSP devra donc composer avec lui, car les problèmes ne vont pas tarder à surgir. La CEDEAO a pour l’instant gelé les transactions financières avec le Mali. Cette situation n’est pas tenable. Elle peut mettre les fonctionnaires dans la rue.

Propos recueillis par Marie-France Réveillard pour La Tribune Afrique

L’humanitaire peut-il être illégal ? Le principe de fraternité et les noyés de la Grande Bleue

Thu, 27/08/2020 - 12:24

C’est une nouvelle qui est passée presque inaperçue dans la moiteur estivale et le chassé-croisé du 15 août. Le Sea-Watch 4 a pris la mer le samedi pour porter secours aux migrants en Méditerranée. « Encore ! », diront les humanitaro-sceptiques. « Encore un navire qui facilitera le travail des passeurs ! ». « Enfin ! », diront beaucoup d’autres. Enfin, après près de deux mois passés sans aucune opération civile de recherche et de sauvetage en Méditerranée.

La crise sanitaire n’a pourtant pas ralenti le flux des canots de fortune qui tentent la traversée. Selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur italien, l’arrivée de migrants en Italie a été multipliée par 2.5 au cours des 12 derniers mois et 21 618 migrants ont officiellement débarqué sur les côtes italiennes du 1er août 2019 au 31 juillet 2020 (sur la même période, on avait comptabilisé 8 691 arrivées l’année précédente). Si on est loin des volumes enregistrés au pic de la crise syrienne, on est aussi loin du volume réel des personnes ayant tenté la traversée, puisque les noyés ne sont tracés nulle part (précisément) et que les débarquements en catimini sont monnaie courante.

Sea Watch, SOS Méditerranée, Médecins sans frontières, Sea Eye, Mediterranea, Open arms. D’ancrage allemand, français, espagnol, italien, suisse, ces six ONG incarnent aujourd’hui le principe européen de fraternité dans un contexte de crise sanitaire où il est devenu de bon ton de se replier sur soi-même. Elles témoignent toutes à leur façon de l’échec politique collectif à traiter la question migratoire. Car force est de constater que les approches menées jusqu’à présent ont été un fiasco. Malgré quelques vœux restés pieux, l’Europe est incapable de proposer une solution pérenne pour gérer les flux d’arrivée, même lorsqu’ils sont raisonnables en volume. La norme reste du bricolage, et malgré les effets d’annonce, une constante est bien d’éviter de partager le fardeau.

Les pays du bassin méditerranéen sont les premiers exposés à cette crise de l’asile. La Grèce, l’Italie, la Turquie portent le poids des arrivées. La Libye, la Tunisie, celui des départs. Si l’idée d’une solidarité européenne a bien germé il y a cinq ans, au plus fort de la crise syrienne, des hotspots devant permettre l’instruction des demandes d’asile sur le lieu d’arrivée puis une répartition de l’accueil un peu partout en Europe une fois le statut de réfugié confirmé, la pratique a déçu. Au mépris du droit international coutumier, le droit de refoulement des demandeurs d’asile hors d’Europe a rapidement été rendu possible par la signature de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, et en échange d’une aide massive à ce pays tiers dit « sûr », l’Union européenne y a transféré sans ciller la totalité de la charge d’accueil de plusieurs millions de réfugiés.

À l’époque, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) avait publiquement refusé de prendre part à une telle marchandisation du droit d’asile et n’avait pas participé aux instructions de dossiers dans les pays européens d’arrivée. Décidée à Athènes par les ministres de l’Intérieur européen, cette approche qui cautionnait le renvoi systématique des demandeurs d’asile en Turquie était incompatible avec les bases juridiques françaises. Le droit d’asile français découle en effet du préambule de la Constitution qui stipule que même si des accords peuvent exister avec d’autres pays européens qui ont une approche similaire en matière de protection des Droits de l’homme, les autorités de la République gardent le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif. Tout étranger qui se réclame du droit d’asile est par ailleurs autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire jusqu’à ce qu’on ait statué sur sa demande (décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993). Le mode de fonctionnement actuel qui est basé sur la sous-traitance de la gestion des flux migratoires vers l’Europe à des pays extérieurs à l’Union est en contradiction permanente avec ces deux textes.

Au droit français se superpose le droit de la mer, qui prescrit l’obligation de secourir toute personne en détresse, sans délai, peu importe les profils. Et ce droit est ancien. Une ordonnance de marine de 1681 imposait déjà de porter secours à toute personne en danger de naufrage et ce devoir d’assistance s’est par la suite étendu à l’ensemble des capitaines de navires. Au large des États côtiers, des services de sauvetage se développent dès le début du 19e siècle : la Royal Institution for the Preservation of Life from Shipwreck au Royaume-Uni en 1823 ; la Société humaine des naufragés de Boulogne en 1825, suivie par la création de sociétés similaires dans plusieurs villes côtières françaises ; la Société centrale de sauvetage des naufragés en 1865 ; jusqu’à la Société nationale de sauvetage en mer, association reconnue d’utilité publique créée en 1967. Cette obligation d’assistance en mer entre aussi dans les codes écrits. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982) prévoit à ce sujet que « tout État exige du capitaine de navire battant son pavillon (…) qu’il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer » et que « tous les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d’un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace pour assurer la sécurité maritime (…) » (article 98). Si la législation est donc plutôt bienveillante, le droit de la mer se heurte en plein à la résistance des États qui sont moins concernés par les arrivées quotidiennes.

Aucun des navires associatifs de sauvetage sillonnant la Méditerranée ces dernières années n’a battu pavillon français. L’Aquarius était sous pavillon panaméen, son successeur, l’Ocean Viking sous pavillon norvégien. Le Sea Watch 4, le Lifeline et l’Alan Kurdi battent pavillon allemand. Le Moby Zazà et le Mare Jonio sont italiens et l’Open Arms, espagnol. La France n’est pas absente des opérations de secours, mais en privilégiant un appui indirect aux opérations menées par l’agence européenne Frontex, on peut légitimement se demander si le pays des droits de l’Homme prend suffisamment sa part (l’Allemagne n’a plus à le prouver). Plusieurs dizaines de milliers de personnes seraient décédées en Méditerranée depuis 2014 (estimations basses de l’Organisation internationale des migrations). La Méditerranée devient un vaste cimetière. Des capitaines sont obligés d’accoster de force pour débarquer des personnes qu’ils viennent de secourir, les quatorzaines d’équipage se multiplient en cette période de crise sanitaire ce qui retarde d’autant les actions de sauvetage en mer, des navires sont immobilisés abusivement à quai pour des raisons techniques ou administratives, le comble étant quand la raison invoquée est d’avoir transporté plus de personnes que le nombre autorisé par le certificat de sécurité… 2020 est une année bien noire pour le secours en mer. Ce qui est financé sur fonds publics est clairement insuffisant, et la société civile qui agit sur fonds majoritairement privés est constamment bloquée dans ses actions, à la limite du harcèlement. Mais c’est le manque de solutions qui est certainement pire, et surtout cette indifférence chronique qui ne s’émeut même plus des noyades quotidiennes. Dans une eau à 10°, la mort survient par hypothermie au bout de deux heures maximum. Certains font le bouchon, c’est-à-dire paniquent, s’enfoncent dans l’eau, puis remontent, puis se ré-enfoncent, jusqu’à épuisement. D’autres gorgent leurs poumons d’eau très vite et coulent.

Chaînes d’information en continu : attention à l’hystérisation des débats

Wed, 26/08/2020 - 16:11

 

Sur les chaînes d’information en continu, les débats prennent un temps d’antenne important. Les chaînes en sont friandes, car ils sont peu coûteux, nettement moins qu’un reportage, et encore moins qu’un documentaire.

Ils peuvent satisfaire le goût des Français pour la confrontation d’idées et les échanges contradictoires. On peut se réjouir de cet appétit, signe de vitalité intellectuelle et démocratique, et de liberté d’expression.

Il y a cependant comme pour tout phénomène le risque d’un effet pervers. Il consiste ici à ce que la polémique ne soit pas l’exception acceptable, mais devienne l’objectif, et que les positions extrêmes soient privilégiées parce qu’elles accrochent plus le téléspectateur ou l’auditeur. L’explication et la pédagogie sont considérées dès lors comme ternes et ennuyeuses, de nature à faire chuter l’audimat. Les propos excessifs sont eux source de tensions qui captent l’audience et font le buzz, qu’il s’agisse de s’en indigner ou d’abonder en leur sens. Les diatribes, effets de manches et joutes sont plus facilement repris sur les réseaux sociaux, et renforcent la notoriété de l’émission. On assiste ainsi à des surenchères, personne ne voulant être en reste, chacun étant tenté d’en rajouter. Se couper la parole devient une impérieuse nécessité pour se faire remarquer, adopter un langage guerrier une ardente obligation pour capter l’attention.

Il faut reconnaître que, pour l’heure, cela fonctionne et que ce type d’émission tend à se développer, suscitant une curiosité du public parfois friand de pugilat verbal. Mais leurs responsables devraient peut-être réfléchir à leur crédibilité sur le long terme.

Le débat démocratique n’est pas les jeux du cirque ou une spectaculaire partie de catch. Avec la recherche de la surenchère, il y a le risque de vouloir inviter des débatteurs capables de tenir des propos fracassants, mais qui divisent encore plus notre société en diabolisant le contradicteur.

S’il était anormal auparavant de ne pas donner la parole à l’extrême droite dans les médias, on constate par ailleurs aujourd’hui une surreprésentation de ses porte-paroles, y compris parmi ceux qui déguisent leur discours de haine en se revendiquant de gauche – et qui d’ailleurs ne sont reconnues de gauche que par eux-mêmes -, et par les personnalités de droite qui s’assument.

Dans les nouveaux castings annoncés pour cette rentrée – et  dans ceux existant déjà -, on retrouve trop souvent des personnes qui ne se sont pas signalées par des travaux de qualité mais par leur capacité à manier l’insulte, qui ne sont pas connues pour leur intégrité mais par leur propension à raconter des bobards, qui revendiquent des titres de responsables associatifs qui ne sont que des structures vides dont ils sont quasi les seuls membres et dont les titres ronflants tentent de masquer l’absence d’actions réelles de terrain, de personnes qui ont sollicité – sous différentes étiquettes politiques – le suffrage de leurs concitoyens et n’ont pas été élues. De ceux-là, on peut douter à la fois de leur impact et de leur sincérité.

Il semble que la capacité à s’enflammer pour fustiger pêle-mêle les Arabes, les musulmans, l’islam, les jeunes des quartiers et les militants anti-racistes dans des développements frisant le complotisme, soit considérée comme un critère positif de recrutement.

À terme, la crédibilité des médias sera nécessairement mise en cause, car les supercheries seront mises à jour. Entre-temps, les thèses d’extrême droite continueront de progresser, de devenir la référence centrale.

Pourtant, d’autres émissions montrent que le débat respectueux et le souci d’éclairer le public trouvent un auditoire conséquent.

Des personnalités honorables refusent désormais de participer à des débats qu’ils jugent trop hystériques et ne permettant pas de développer des raisonnements articulés. Ils laissent de ce fait le champ libre à ceux qui réfléchissent comme des mitraillettes.

L’hystérisation des débats ne constitue pas un progrès démocratique, mais au contraire une perversion de l’argumentation contradictoire. N’est-il pas dangereux à terme que les déclarations façon marteau-piqueur deviennent la norme ?

États-Unis : vers la paupérisation

Wed, 05/08/2020 - 17:32

Samedi 1er août au matin.  Alors que l’économie américaine continue de s’effondrer, le paiement d’une allocation chômage hebdomadaire exceptionnelle de 600 dollars versée à plus de 30 millions d’Américains vient d’expirer.

Des responsables de l’administration Trump arrivent à Capitol Hill pour une réunion de la dernière chance avec les principaux démocrates du Congrès afin de tenter de sortir de l’impasse et de trouver un consensus quant à une nouvelle aide. La speakerine de la Chambre, Nancy Pelosi, qui accueille la réunion avec le sénateur Chuck Schumer de New York dans sa suite du Capitole, déclare qu’elle ne se fait aucune illusion sur l’état d’esprit des républicains et qu’elle s’attend à une journée guère productive. Mark Meadows, le chef de cabinet de la Maison-Blanche, et Steven Mnuchin, le secrétaire du Trésor sont également présents. Mnuchin, avant d’entrer dans la suite de Pelosi, aurait maugréé qu’il devrait normalement, à cette heure, être en vacances… Il n’en décolérera pas de la journée.

Parmi les principaux points de friction, l’allocation fédérale hebdomadaire exceptionnelle de 600 $ donc, qui est devenue, depuis le début de la pandémie de Covid-19, une bouée de sauvetage pour des dizaines de millions d’Américains au chômage – les allocations chômage traditionnelles étant généralement proches de zéro. L’aide a expiré à minuit vendredi, les responsables de Washington n’ayant pas réussi à s’entendre sur un nouveau projet de loi.

Malgré la fin du confinement, le chômage aux États-Unis reste à des niveaux records, avec quelque 30 millions d’Américains recevant des allocations. Plus de 1,4 million de personnes se sont inscrites au chômage la semaine dernière – 19e semaine consécutive où le total des nouveaux sans-emploi dépasse le million, un chiffre inimaginable avant la pandémie. Près de 15% des Américains ont déclaré ne plus manger à leur faim, plus d’un quart d’entre eux ne peut payer son loyer ou son crédit immobilier…  Cette nouvelle paupérisation ne touche pas uniquement les plus défavorisés, mais aussi les classes moyennes.

À titre d’exemple, l’expiration de l’indemnité fédérale hebdomadaire de 600 $ obligera un de mes amis – appelons le Paul-, ancien professeur d’université qui a perdu son travail avec la crise de 2008 et qui depuis va d’intérim en intérim, à se débrouiller avec moins de 250 dollars par semaine. « Avec les 600 $, tu pouvais voir un peu devant toi », me dit-il. « Tu pouvais te sentir un peu plus à l’aise. Tu pouvais payer trois ou quatre factures… » Nombre de ses consœurs et confrères devraient prochainement connaitre plus ou moins le même sort, des dizaines d’universités étant au bord de la faillite. Des milliers d’enseignants viennent de perdre leurs emplois. Dans l’Amérique de Trump, un doctorat ne vaut plus grand-chose.

Les démocrates voulaient prolonger les paiements hebdomadaires de 600 dollars jusqu’à la fin de l’année, dans le cadre d’un vaste programme d’aide de 3 milliards de dollars. En bons disciples de Reagan et totalement irresponsables face à la gravité de la situation actuelle, Donald Trump et les républicains prétendent que toucher ces 600 dollars par semaine encouragerait certaines personnes à ne pas travailler et ont cherché à réduire l’allocation à 200 dollars hebdomadaire. « Tout cela est faux ! », s’exaspère mon ami Paul … « Les gens veulent travailler, mais il n’y a plus de job ! ».

Bien que l’ensemble des économistes alerte les autorités quant au fait que la baisse de l’allocation allait aggraver la crise en entraînant automatiquement une chute de la consommation et donc un accroissement de la paupérisation au sein de la population, la Maison-Blanche fait la sourde oreille.

Dimanche 2 août, fin de journée. Les démocrates et les républicains se sont à nouveau réunis. Toujours pas d’accord. Plus de 30 millions d’Américains ne toucheront donc pas leur indemnité cette semaine. Dans de nombreuses villes, les associations caritatives sont en rupture de stock et n’ont plus de carton de nourriture à distribuer.  Des centaines de milliers d’enfants souffrent de malnutrition à travers le pays. Les républicains semblent s’en moquer et Steven Mnuchin, le secrétaire du Trésor, déclare ne pas vouloir repousser ses congés plus longtemps.

Un deal sera sans doute trouvé ces jours-ci ou bien après les vacances parlementaires. Dans tous les cas, l’allocation en question sera considérablement réduite. Et ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de la rigidité idéologique des républicains et de leur incapacité à s’adapter à une situation extraordinaire.

L’essayiste Rod Dreher pense que même en cas d’une victoire de Joe Biden en novembre, nous pourrions nous retrouver, si la crise du coronavirus n’est pas endiguée d’ici le début de l’année 2021, dans une situation d’instabilité politique qu’aucun Américain n’aurait pu imaginer. « Ma plus grande peur, déclare-t-il au Figaro, c’est que les futurs historiens se penchent sur cette période de l’histoire américaine en la comparant à l’Espagne de 1931 » …

En attendant, Biden n’a pas encore gagné. Et ce n’est pas son choix – plus que très probable à l’heure où j’écris ces lignes – d’avoir comme colistière Kamala Harris, une sénatrice de centre droit, qui devrait pousser les soutiens de Bernie Sanders à aller voter en masse. Par contre, ce choix, pour des raisons évidentes, pourrait avoir l’effet inverse sur les aficionados de l’actuel hôte de la Maison-Blanche et autres suprémacistes blancs.

Et si Trump est réélu nous pourrons véritablement parler de Bérézina.

« Jouer la guerre – Histoire du wargame » – 3 questions à Antoine Bourguilleau

Wed, 05/08/2020 - 16:27

Historien, journaliste et traducteur, Antoine Bourguilleau est spécialiste d’histoire militaire et enseigne l’histoire et la pratique des wargames à IEGP de Paris-1. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage Jouer la guerre – Histoire du wargame, aux éditions Passés composés. 

Comment a été inventé le Kriegsspiel et que signifie-t-il ? 

Le Kriegsspiel est un mot allemand qui signifie littéralement le « jeu de la guerre ». Il nait et se développe à la fin du XVIIIe siècle, en Allemagne, à partir du jeu d’échecs, qui est « modernisé » : l’échiquier ne compte plus 64 cases mais des centaines voire des milliers ; au lieu de représenter un terrain plat, certaines cases peuvent représenter des forêts, des collines, des villages, des routes ou des rivières, et les pièces sont plus nombreuses et représentent les troupes de l’époque : artillerie, fusiliers, grenadiers, dragons ou hussards, avec leurs caractéristiques propres. On introduit également une part de hasard : la prise d’une pièce ennemie n’est plus automatique, mais conditionnée au jet d’un dé, modifié par le type des troupes qui combattent et le terrain. Ce qui est au départ un délassement devient un jeu perfectionné, qui abandonne les cases pour les cartes d’état-major, avec des arbitres et des paravents en travers de la table, pour simuler le brouillard de la guerre : on ne voit que les troupes que l’on peut réellement voir. Cette version du Kriegsspiel, qui apparaît au premier tiers du XIXe siècle, répond à un besoin : à une période où les armées se professionnalisent, les seuls qui n’ont pas vraiment l’occasion de s’entraîner à faire la guerre, ce sont précisément ceux qui doivent la diriger ! En 1824, le Kriegsspiel de Reisswitz est présenté à l’état-major prussien. Son chef, le général von Müffling, au départ sceptique, est enthousiasmé par la partie qui se déroule sous ses yeux. « Ce n’est pas un jeu ! C’est un entraînement à la guerre ! » s’exclame-t-il. Le jeu est aussitôt adopté par l’armée prussienne. Faut-il y voir le secret des victoires éclatante de la guerre austro-prussienne de 1866 et franco-allemande de 1870 ? Certains le pensent – de manière à mon sens exagérée. Mais il est un fait que cette curiosité prussienne est bientôt adoptée par d’autres armées et marines dans le dernier tiers du XIXe siècle. 

Quelle différence avec le wargame ? 

Le terme de wargame n’est que la traduction du terme allemand Kriegsspiel, mais il n’est pas que cela. Pour le grand public, c’est la dénomination générale des jeux de guerre commerciaux. Ces jeux se développent à partir du début du XXe siècle, notamment sous l’impulsion de l’écrivain H.G. Wells, auteur de La Guerre des Mondes et qui rédige, en 1913, une des premières règles grand public, qui propose de jouer à la guerre avec des figurines métalliques, et un canon à ressort pour les tirs. La règle est plus subtile que cette description peut le laisser paraître et donne naissance à une ribambelles d’autres jeux du même genre, avec des pions ou des figurines. Si le wargame commercial, en boite, a connu son heure de gloire des années 1960 aux années 1980, subissant ensuite de plein fouet la montée en puissance des jeux vidéo, il continue pourtant de séduire. 

Mais le wargame, en s’anglicisant, se teinte des apports de la culture anglo-saxonne. Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, la frontière entre les créateurs de jeux grand public et les jeux pour les militaires est moins hermétique qu’ailleurs : des auteurs de jeux comme Mark Herman ou Jim Dunnigan ont travaillé ou travaillent encore à produire à la fois des jeux pour le grand public et pour les militaires – et parfois, ce sont les mêmes, comme Firefight (1976), un jeu traitant du combat tactique entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie. De l’aveu même de l’auteur, la version commerciale était supérieure à la version de l’armée, qui avait par exemple rejeté une règle sur le commandement qui simulait les possibles incompréhensions dans la transmission des ordres au motif que « l’armée américaine n’a pas de problèmes de commandement » ! 

Le wargame enfin, et ce dès la fin du XIXe siècle, est également naval et simule au plan opérationnel ou tactique les batailles navales de demain. Il est depuis près de 150 ans un outil majeur de la formation délivrée aux officiers de marine américaine qui fréquentent le Naval War College. L’amiral Nimitz a affirmé que la pratique régulière du wargame a été un des atouts majeurs de l’US Navy durant la guerre du Pacifique, qui leur a permis de tout anticiper ou presque – « à l’exception des kamikazes » dit-il (et de Pearl Harbor, serait-on tenté d’ajouter). 

En quoi le wargame est-il utile pour les décideurs militaires ? 

Si le wargame est utilisé depuis près de deux siècles par de nombreuses armées, c’est qu’il a fait ses preuves comme outil de planification, de formation et de prospection. S’il ne remplace pas le travail théorique, la réflexion stratégique ou géopolitique, il est un outil supplémentaire à destination du militaire. Il permet pour commencer de familiariser ceux qui jouent avec une des données essentielles de la guerre, ce que Clausewitz appelle la « friction » : tout ce qui est susceptible de gripper le meilleur des plans, comme la météo, un terrain mal reconnu, un équipement inadapté, un piètre moral des troupes – ou une combinaison détonante de tous ces facteurs ! Il permet également de s’habituer aux problématiques de la prise de décision dans l’incertitude, à prendre en compte l’autre ou les autres – ces exercices n’ayant évidemment aucun caractère prédictif, mais permettant à de s’accoutumer à l’incertitude et aux coups du sort. Le wargame offre également l’avantage d’être beaucoup moins coûteux que des manœuvres – et de ne pas faire de morts !  

Mais le wargame et les jeux de simulation en général ne s’adressent pas qu’aux militaires. De nombreux jeux prennent en compte des données économiques, diplomatiques, écologiques, politiques, voire les impacts médiatiques des décisions. De nombreuses ONG les utilisent pour former leur personnel et des universités pour former leurs étudiants en les faisant parfois travailler sur des sujets très contemporains comme la crise du nucléaire iranien ou la guerre en Syrie. En plaçant des étudiants ou des analystes non dans la posture confortable de celui qui commente, mais dans celle plus périlleuse de celui qui décide, les wargames permettent de se poser des questions que l’on ne se poserait pas forcément, ou pas en ces termes et de tenter d’y répondre – ou tout au moins d’être moins pris au dépourvu si la question se pose pour de bon. 

L’Australie rejoint les États-Unis pour contrecarrer les plans de la Chine dans l’Indopacifique

Fri, 31/07/2020 - 14:53

Aux États-Unis, la crise du coronavirus bat son plein et les tensions domestiques n’en finissent pas. Malgré cela, ce mardi s’est tenue à Washington la 30e édition des consultations ministérielles annuelles entre l’Australie et les États-Unis (AUSMIN).

Après un long vol depuis Canberra, la ministre australienne des Affaires étrangères Marise Payne et sa collègue de la Défense Linda Reynolds ont rencontré leurs homologues américains le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo et Mark Esper, le Secrétaire à la défense des États-Unis. Le thème central de la rencontre : les récentes actions du gouvernement chinois dans l’Indopacifique et les actions à prendre pour protéger et avancer les intérêts régionaux communs de Canberra et Washington.

A la sortie de l’AUSMIN, le message était clair. En raison de la pandémie de Covid-19 et de l’intensification des tensions géostratégique dans l’Indopacifique, l’alliance australo-américaine s’engage à s’adapter aux défis régionaux et à fournir à ses partenaires un soutien essentiel en matière de sécurité sanitaire et de défense.

Alors que les précédents communiqués des AUSMINs n’offraient que peu de points d’actions, celui de mercredi change la donne en proposant une longue liste de mesures pratiques.

Et c’est le secteur de la santé qui apparait comme prioritaire. Le communiqué offre une description détaillée des actions sanitaires à mener dans la région, allant de la coopération sur les maladies infectieuses à la préparation pour une nouvelle pandémie, en passant par le renforcement des services de santé, le développement de vaccins et la distribution de matériel médical. L’Indonésie, la Papouasie Nouvelle-Guinée, ainsi que plusieurs autres nations victimes du virus seront les premières à bénéficier de ces nouvelles dispositions.

Bien qu’elles soient importantes d’un point de vue sanitaire, c’est sur le plan géostratégique que ces mesures jouent un rôle majeur. En effet, en aidant la région à se rétablir, ces actions vont aider Washington à reconstruire sa réputation de leader humanitaire de l’Indopacifique. Pour les Américains, cela constitue un point crucial dans leur compétition d’influence avec la Chine. En effet, ces mesures devraient leur permettre de reconstruire le soft-power régional dont ils bénéficiaient avant qu’il ne s’effrite graduellement au profit de Pékin.

D’un point de vue sécuritaire, les États-Unis et l’Australie ont fermement réaffirmé leurs inquiétudes face à l’utilisation grandissante par la Chine de techniques coercitives dans la région. Pour dissuader Pékin de continuer dans la même direction, les deux alliés se sont engagés à « une coopération maritime accrue et régularisée », une lutte commune contre les campagnes de désinformation chinoises, tandis que les États-Unis ont « renforcé leur détermination à soutenir Taiwan ». En plus, l’alliance australo-américaine s’est engagée à développer les capacités domestiques des pays de l’Indopacifique, afin de les aider à sauvegarder leur souveraineté et résilience.

La plume australienne dans ce communiqué est calme, mais précise. De la 5G à la liberté des opérations de navigation, il est clair que Canberra a réfléchi à ses propres intérêts politiques, tout en évitant de se faire forcer la main par Washington.

Ainsi, lorsque Mr. Pompeo a pressé l’Australie de mener des exercices plus assertifs auprès des îles contestées de la mer de Chine méridionale, la ministre Reynolds a seulement répondu que c’était un « sujet de discussion ». « Notre approche reste cohérente, nous continuerons à transiter par la région conformément au droit international », a-t-elle déclaré.

Cette volonté d’indépendance dans l’alliance est aussi confortée par la récente mise à jour de la stratégie australienne de défense 2020. En effet, le bond de géant du budget australien en matière de défense révélé au début du mois témoigne de la reconnaissance par Canberra que les États-Unis ne peuvent plus maintenir seul l’ordre dans Indopacifique, et que l’Australie doit prendre les devants.

Que peut-on attendre dans le futur pour la collaboration entre l’Australie et les États-Unis ?

L’une des décisions prises au AUSMIN cette semaine est d’établir une réserve de carburant militaire stratégique à Darwin, au nord de l’Australie. Les Américains disposent déjà d’une base militaire dans la région. Cette nouvelle décision d’agrandir les capacités d’approvisionnement suggère donc une croissance significative de la présence du US Marine Corps dans le nord du pays.

D’une certaine manière, cela marque le début d’une nouvelle ère dans la collaboration militaire australo-américaine. Cependant, si l’ambition de l’alliance est de se transformer en un mécanisme de dissuasion régionale, Canberra et Washington devraient définir clairement une stratégie militaire coordonnée et une planification d’urgence combinée. Pour le moment, nous en sommes encore loin, même si les avancées de cette semaine pavent le chemin dans cette direction. Finalement, le communiqué d’AUSMIN se lit comme un retour à la « normale » de l’engagement américain auprès de son allié australien. Il n’y a rien là-dedans qu’une administration Biden ne devrait rejeter, marquant ainsi la pérennité de ce nouvel élan. Reste maintenant à savoir comment Pékin réagira.

Trump au bord du Rubicon

Fri, 31/07/2020 - 11:06

Ce jeudi 30 juillet 2020, Donald Trump a suggéré de repousser les élections de novembre.

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, le camp démocrate craignait une telle tentative – d’annulation ou de report des élections générales de novembre – de la part du président américain. Aujourd’hui, pour la première fois, le président des États-Unis dans un tweet a proposé que le vote soit reporté « jusqu’à ce que les gens puissent voter correctement, en toute sécurité ».

Même pour l’hôte de la Maison-Blanche, suggérer de repousser les élections est une violation extraordinaire du décorum présidentiel. Même s’il revenait sur une telle déclaration, celle-ci prouve que les chances sont grandes de le voir, lui et ses principaux partisans, ne pas accepter la légitimité du vote s’il perdait face à l’ancien vice-président Joe Biden.

« Avec le vote par correspondance, 2020 sera l’élection la plus INEXACTE et FRAUDULEUSE de l’histoire », a tweeté Donald Trump. « Ce sera un grand embarras pour les États-Unis. Retardez les élections jusqu’à ce que les gens puissent aller voter correctement, en toute sécurité ! »

Officiellement, le président états-unien n’a pas le pouvoir de modifier unilatéralement la date des élections, fixée par la loi fédérale. Mais sa suggestion, intervenant alors que les sondages le montrent très loin derrière son rival démocrate et que le coronavirus n’en finit pas de ravager les États-Unis et que le pays s’enfonce dans une crise économique et sociale sans précédent, peut laisser craindre le pire. Non pas un putsch, bien évidemment. Mais un véritable chaos politique et institutionnel.

Bien entendu, l’affirmation selon laquelle le vote par correspondance, largement plébiscité par les institutions américaines en cette période Covid-19, conduit à des décomptes inexacts ou à une fraude est complètement fausse – raison pour laquelle le Congrès, malgré la pandémie, n’a jamais envisagé de décaler les échéances électorales. Mais les attaques soutenues du président contre cette façon de voter a rendu plus que suspicieux l’ensemble de ses aficionados ainsi que les milieux d’extrême droite, déjà bien remontés par le succès des manifestations liées au mouvement Black Lives Matter.

Alors que la Maison Blanche a jusqu’ici officiellement nié que Donald Trump ait tout intérêt à changer la date des élections, certains de ses alliés et principaux collaborateurs avaient par le passé déjà évoqué cette possibilité. Fin avril,  Joe Biden lui-même, avait prédit que le milliardaire ferait son possible pour reporter l’échéance. «Souvenez-vous de ce que je vous dis, je pense qu’il va essayer de faire reporter les élections d’une manière ou d’une autre, trouver des raisons pour lesquelles elles ne peuvent pas avoir lieu», avait-il alors lancé.

Il y a quelques jours, le président états-unien tweetait une vidéo – supprimée depuis par Facebook, YouTube et Twitter pour cause de désinformation – dans laquelle apparaît un médecin pro-hydroxychloroquine connu pour avoir promu le plus sérieusement du monde l’idée que les États-Unis étaient gouvernés par des hommes lézards venus de l’espace. Donald Trump compterait-il sur leur aide dans sa tentative de franchir le Rubicon ?

Mieux vaut rire de la situation. Et il est très possible que Trump, comme à son habitude, déclare bientôt qu’il s’agissait d’une grosse blague. Surtout que dans l’après-midi de jeudi, les républicains ont rejeté sa proposition. Mais rien que le fait que le président de la première puissance mondiale ait pu évoquer la possibilité de repousser sans concertation avec le Congrès, l’élection présidentielle, démontre une nouvelle fois l’état de déliquescence avancée de la démocratie en Amérique.

En tout cas, si le véritable objectif de Trump dans toute cette affaire était de commencer à semer sérieusement le doute dans certains esprits sur la fiabilité des résultats électoraux en cas de défaite, c’est réussi. À en croire les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui déjà fourbissent leurs armes.

Expliquez moi… Les risques de l’unilatéralisme américain

Thu, 30/07/2020 - 15:45

Pascal Boniface, co-auteur du manuel d’histoire/géographie/géopolitique de Hachette pour les élèves de Première, décrypte en vidéo l’unilatéralisme américain, son évolution au cours de l’histoire et jusqu’à Donald Trump qui le pousse à son paroxysme.

Vers la fin de l’Union européenne ou son renouveau ?

Thu, 30/07/2020 - 11:15

L’Union est une construction ambiguë, inachevée et fragile


L’ambiguïté du projet

Union politique ou simple marché ? Le projet européen a toujours été plus ou moins ambigu sur l’objectif recherché. La célèbre déclaration Schuman du 9 mai 1950, considérée comme l’ordonnée à l’origine du projet européen, est sans doute le plus clair des textes fondateurs. Elle assignait pour objectif aux six États signataires de réaliser, au travers de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, « les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». Fédération, c’était donc bien de cela qu’il s’agissait.

Mais quelques années plus tard, en 1957, les chefs d’État et de gouvernement signataires des traités de Rome omettaient la référence à la « Fédération » et affirmaient, non sans lyrisme, mais de façon plus vague, leur détermination à établir : « les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Rien n’était dit, à dessein, sur la forme de cette « union » sans majuscule : simple « communauté économique », association politique d’États-nations, confédération ou bien fédération comme initialement projetée ?

Le traité de Maastricht en 1992, troisième hypostase de la trinité fondatrice en ce qu’il institue « l’Union européenne », n’est guère plus explicite. Son préambule affirme qu’il s’agit de « franchir une nouvelle étape dans le processus d’intégration européenne engagé par la création des Communautés européennes ». Le projet européen serait donc un processus susceptible d’aboutir, un jour, à une union. Son ordre juridique est donc par nature instable. Il ne résulte pas d’une constitution rédigée d’un trait par une convention se mettant d’accord sur un plan d’ensemble, à l’instar de la convention de Philadelphie qui accoucha de la Constitution américaine. Il résulte au contraire d’une série de traités qui se sont superposés et modifiés les uns les autres à l’issue d’âpres négociations et qui forment une trame parfois obscure et d’une longueur telle qu’elle en est devenue illisible pour l’immense majorité des citoyens européens.

Le problème est que cette ambiguïté, qui a longtemps joué un rôle qualifié de « constructif » parce qu’elle permettait d’avancer sans vraiment dire les choses, en feignant de croire que l’on se comprenait et en glissant les désaccords sous le tapis, est devenue à la longue « destructrice ». Au fur et à mesure que l’Union se construisait, les peuples européens ont eu le sentiment qu’une poignée de « technocrates » les mettaient devant le fait accompli et leur volaient tout à la fois leur souveraineté et leur identité.

C’est un Premier ministre britannique, Margaret Thatcher, qui a, pour la première fois, tiré parti de cette ambiguïté originelle et introduit le ver du marché dans le fruit de l’union politique. C’est la funeste formule de 1979 « I want my money back » qui consacre une approche transactionnelle de l’Union, incompatible avec l’idée même d’un intérêt général européen. Malheureusement, il est probable aujourd’hui que certains, y compris parmi les citoyens du Danemark, de la Suède et de l’Autriche et des Pays-Bas, ne souhaitent pas voir l’Union devenir autre chose qu’un marché. Et c’est sans aucun doute par crainte de cette dimension politique que la Norvège et la Suisse n’y ont jamais adhéré. Quant à l’Irlande, si elle a tiré d’immenses bénéfices économiques de son adhésion à l’Union européenne, ses citoyens ont tout de même voté contre la ratification du traité de Nice en 2001, puis contre la modification constitutionnelle rendue nécessaire par la signature du traité de Lisbonne en 2008.

Enfin, en adhérant à l’Union européenne, il n’est pas sûr que la majorité des citoyens des pays baltes, d’Europe de l’Est, d’Europe centrale et des Balkans aient voulu adhérer à une Union politique. Il n’est même pas sûr que les peuples des États membres à l’origine de l’Union n’aient pas eux aussi développé une certaine ambivalence pour ne pas dire une franche aversion vis-à-vis de la construction européenne. Un intéressant rapport conjoint de Sciences Po Cevipof, l’Institut Jacques Delors et Kantar a montré que les Français étaient devenus le peuple le plus eurosceptique d’Europe, juste après les Grecs et à peine devant les Britanniques[1]. Quant aux Italiens, qui ont pendant longtemps été parmi les peuples les plus en faveur de la construction européenne, ils sont aujourd’hui au même niveau de défiance que les Grecs et les Français. In fine, l’ambiguïté n’aura donné que des fruits amers.


Les insuffisances de la méthode

Si les objectifs étaient ambigus, en revanche, pour ce qui est de la méthode, les choses étaient claires dès le début. Dans sa déclaration du 9 mai précitée, Robert Schuman affirme en effet que : « L’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. ». C’est la célèbre méthode dite des « petits pas » qui est devenue un dogme absolu, l’Alpha et l’Omega de la « construction » européenne. Ce qui la condamne à être un projet toujours en chantier où l’on avance en empilant brique sur brique avec « pragmatisme », sans recourir à un quelconque plan d’architecte.

De fait, l’idée d’avancer pas à pas s’est matérialisée par une série d’avancées dont chacune contenait en germe la suivante et par un effet de cliquet, supposé rendre impossible tout retour en arrière. Ainsi la création d’une zone de libre-échange organisée autour du démantèlement douanier, d’une politique commerciale commune et des quatre libertés de circulation a-t-elle amené directement au « grand marché » de « l’Acte unique » de 1986. Ce grand marché appelait à son tour, une monnaie unique et si on ajoute à cela un commencement de politique de défense et de politique judiciaire, on obtient le traité de Maastricht de 1992. Enfin, pour que la monnaie unique fonctionne de façon optimale, il aurait fallu mettre en place une politique budgétaire commune et une harmonisation des politiques fiscales. Une fois cela réalisé, l’État fédéral se serait imposé comme une évidence.

Cette méthode des engrenages, qui a fonctionné jusqu’à la création de la monnaie commune en 2001, s’est arrêtée au seuil de l’harmonisation fiscale et de la politique budgétaire intégrée. Elle a également échoué à mettre en place une politique de défense vraiment commune. Soixante-dix après la déclaration Schuman, soixante-trois ans après la signature du traité de Rome, l’Union européenne est devenue une communauté plus large et plus profonde que la communauté d’origine. Mais l’objectif d’une fédération apparaît désormais comme un inaccessible rêve, une utopie. Chaque petit pas supplémentaire se fait dans la douleur de crises qui ne sont surmontées qu’au prix d’énormes efforts.

Surtout, la sortie du Royaume-Uni de l’Union a mis en échec le caractère prétendument irréversible du processus. Le peuple britannique s’est montré peu sensible à tous les arguments d’ordre économique avancés pour montrer le coût exorbitant du Brexit et s’est laissé convaincre par des arguments irrationnels relatifs à sa « souveraineté ». Cela parce que la politique est avant tout affaire de passions. Les peuples aussi y sont sujets et l’histoire abonde d’exemples où ils se sont laissés emportés par leurs pulsions.

Il est donc temps de s’interroger sur le bien-fondé de la méthode des petits pas. Cette méthode repose sur le postulat qu’il existerait un continuum entre l’état de départ – des États-nations souverains – et l’état final recherché – l’État fédéral. Or, ce postulat est contestable parce qu’il y a une différence de nature et non pas de degré entre un club de marchands où l’on peut choisir les options à la carte comme dans un club de sports et une Union politique dont la solidarité est la raison d’être et où l’on doit prendre en bloc le bon et le mauvais. La différence se traduit notamment par le fait que, dans une Union politique, on peut être amené à endosser des décisions que l’on n’approuve pas. C’est la même chose que dans une copropriété. On peut être emmené à financer la réfection du toit, même si l’on habite au rez-de-chaussée. Or l’on ne passe pas d’une gestion de type club, où chacun reste tant qu’il en a « pour son argent », à une copropriété, sans un changement des statuts et sans distribution des millièmes. L’Union n’est rien d’autre que la maison commune des peuples européens. Il nous revient de l’organiser correctement.

Le problème est qu’aujourd’hui, un tel changement de statuts, c’est-à-dire une révision des traités, semble politiquement hors de portée. Cela parce que le drapeau du fédéralisme a été hissé bas et sa cause désertée. Devant les cris et les hurlements des démagogues populistes, les clercs ont trahi. Au lieu de faire vivre le débat, par conformisme ils se taisent. Les plus courageux entonnent la vieille rengaine des petits pas et du pragmatisme. Ils réclament de l’action, toujours de l’action, mais ne savent pas où ils vont. Marchons ! Marchons ! déclame le chœur pro-européen. La vérité est que, comme à l’opéra, le chœur fait du surplace.


La fragilité de ses institutions

La première fragilité des institutions européennes tient à leur manque d’efficacité. Les États membres ont pris bien soin de limiter strictement les compétences de l’Union. C’est la parabole de Gulliver enchaîné. Il s’en suit que l’Union n’est efficace que lorsqu’elle dispose de compétences exclusives, par exemple en matière de négociations commerciales internationales, et qu’elle est inefficace lorsqu’elle ne dispose que de compétences d’appui, comme en matière de santé publique, ou prend ses décisions à l’unanimité, comme en matière de politique de sécurité et de défense commune. Dans ce cas, l’Union devient l’otage d’un seul État membre à qui il suffit de faire valoir son veto pour tout bloquer. Cela donne un retentissement excessif aux considérations de politique intérieure sur la politique de l’Union. C’est ce que montre actuellement le blocage exercé par le « club des frugaux » – les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark et la Suède – pour empêcher toute augmentation du budget européen, alors qu’il ne représente que 10 % de la population européenne et la moitié du PIB de l’Allemagne. Est-ce cela la démocratie ?

La deuxième fragilité des institutions de l’Union tient à leur manque de lisibilité par les citoyens. La Commission européenne n’est pas un véritable gouvernement, mais dispose néanmoins de certains attributs du pouvoir exécutif. Le Conseil, dans une subdivision byzantine impénétrable pour le commun des mortels, est une structure à deux niveaux : le « Conseil européen », qui réunit les chefs d’État et de gouvernement et le « Conseil de l’Union européenne », qui réunit en diverses formations les ministres des États membres. Ce Conseil est porteur de l’intérêt des États membres et capable, à ce titre, de tout bloquer. Il est à la fois un sénat et un gouvernement. Ses réunions sont d’une grande opacité contrairement à celles du Parlement européen et cela nuit gravement à la démocratie. Le Parlement européen est le meilleur garant de l’intérêt général européen, mais les rédacteurs des traités se sont bien gardés de lui donner le pouvoir de lever l’impôt et de voter les dépenses. Il n’a pas même l’initiative législative. En revanche, il s’est attribué un pouvoir de contrôle sur les nominations des commissaires européens, dont aucun Parlement national ne dispose à l’égard des ministres. À cela, il faut ajouter depuis le traité de Lisbonne l’existence du « haut-représentant/vice-président de la Commission », censé jouer un rôle important en matière d’affaires étrangères et de défense, mais dont la mission est impossible à remplir. Toute cette architecture d’une affreuse complexité rebute les citoyens de l’Union de leurs propres institutions qui du coup leur deviennent étrangères.

Enfin, la troisième fragilité tient au soi-disant manque de légitimité. Il s’agit là d’un faux procès. Le Parlement européen, élu au suffrage universel direct, n’a aucune leçon de représentativité à recevoir d’aucun Parlement national. Le conseil européen réunit des chefs d’État et de gouvernement tous issus, directement ou indirectement, du suffrage universel. Quant aux commissaires européens, ils sont désignés par leur État membre et cette désignation fonde leur légitimité. Seuls les processus de nomination du président de la Commission européenne et du président du Conseil sont critiquables. Il est en effet arrivé par le passé que les chefs d’État et de gouvernement s’accordent sur des personnages falots, dans le dessein inavoué qu’ils ne leur fassent pas d’ombre. Le traité de Lisbonne s’est efforcé de corriger ce travers en imposant aux chefs d’État et de gouvernement de prendre en compte le résultat des élections au Parlement européen. Cette nouvelle disposition a débouché sur le système dit du spitzenkandidat consistant à nommer président ou présidente de la Commission, le candidat pressenti par le groupe parlementaire arrivé en tête aux élections européennes. Néanmoins en l’absence de listes politiques transnationales, le caractère démocratique de ce procédé n’est guère convaincant. Il n’a du reste pas convaincu le président Macron qui s’y est opposé, provoquant une petite crise politique. Seul le développement de partis politiques représentés dans la majorité des États membres serait susceptible, sans changer les traités, de pallier ce manque de légitimité.

 

L’Union traverse une crise existentielle qui peut déboucher aussi bien sur un retour en arrière que sur une marche en avant


Une crise conjoncturelle qui touche au cœur du projet européen : la solidarité

La crise actuelle, issue de la pandémie du Covid-19, présente trois caractéristiques majeures. La première est qu’elle vient après toutes les autres : Irak 2003, referendums négatifs français et néerlandais de 2005, crise économique de 2008, crise grecque entre 2009 et 2012, Libye 2011, Ukraine 2014, terrorisme et crise des réfugiés 2015, Brexit 2016-2020, crise de l’Alliance atlantique 2018-2019. On peut certes faire valoir que tout ce qui ne tue pas l’Union la renforce et que la construction européenne est la somme des solutions apportées à toutes ces crises. Cela est vrai. Mais il est tout aussi vrai que chaque crise détruit un peu plus de l’affectio societatis européen et qu’à force de balafres, le projet en est défiguré.

La deuxième caractéristique de la crise est qu’elle est multidimensionnelle – sanitaire, économique, culturelle – et que ses répercussions sont d’une ampleur sans précédent sur nos sociétés. C’est, selon l’expression de Jean-Claude Juncker une « polycrise » et, selon l’OCDE, la pire récession en temps de paix sur les cent dernières années.

Mais la troisième et la plus importante caractéristique de la crise est qu’elle touche au cœur du projet européen : la solidarité entre ses membres. L’absence de solidarité initiale a mis à nu le projet européen. Il est vrai que depuis des pas nouveaux et significatifs ont été franchis, comme l’acceptation par l’Allemagne d’un endettement commun de l’Union. L’Union a réagi massivement aussi bien la Banque centrale européenne avec un plan d’achat de dettes de 1 350 milliards d’euros, que la Commission qui a endossé un ensemble de mesures qui totalisent plus de 1 000 milliards d’euros : 750 milliards pour le plan de relance, 100 milliards pour le dispositif SURE concernant le chômage partiel et encore 250 milliards d’euros pour le Mécanisme européen de Solidarité. On ne pourra pas dire cette fois, contrairement à la crise grecque, que l’Union a fait trop peu, trop tard. L’engagement a été massif et rapide. Mais ces pas, qui nous apparaissent aujourd’hui considérables, ne sont malheureusement que de petits pas sur la longue route du projet européen, tant l’union budgétaire et fiscale paraît si lointaine et, à ce stade, inatteignable.

Ne nous y trompons pas, la crise actuelle que traverse l’Union européenne est avant tout politique : elle pose à nouveau la question de la nature de l’Union : marché ou union politique. C’est en cela qu’elle est existentielle et qu’elle fait courir à l’Union un « danger mortel », comme a dû le rappeler Jacques Delors en sortant de son silence.

Un marché, sans un minimum de solidarité, n’est qu’un vulgaire marché, une place où l’on fait des affaires. Or, depuis bien longtemps, l’Union est bien plus que cela. Les marchés n’ont pas de drapeau, ni d’hymne et encore moins de passeport. Même embryonnaire, une identité européenne existe. Au-delà des symboles, les fonds structurels ont permis le rattrapage de tous les pays qui étaient à la traîne et la monnaie unique a solvabilisé les pays plus pauvres qui auparavant dévaluaient leur monnaie régulièrement pour compenser leurs pertes de compétitivité. L’euro demeure incomplet et fragile sans une politique budgétaire et fiscale intégrée. C’est une vérité acceptée par les économistes de tous horizons politiques et qu’ont démontrée deux prix Nobel : Joseph Stiglitz et Milton Friedman. Certes, l’euro a survécu. Mais il n’a pas rempli toutes ses promesses, en particulier celle d’apporter un surcroît de croissance, ni celle de devenir une monnaie de réserve internationale à l’égal du dollar. Et c’est bien la raison pour laquelle les entreprises européennes ont dû plier le genou devant Donald Trump déterminé à interrompre le commerce avec l’Iran.

Si l’on veut vraiment que l’Union ne soit qu’un marché, il faudrait alors s’en tenir à une logique purement transactionnelle. Cela supposerait de supprimer les rabais dont bénéficient l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Suède, puisque ces pays ne paient que le quart de la contribution qui devrait normalement leur être demandée. Il faudrait également supprimer les fonds structurels, qui n’ont pas lieu d’être dans une telle logique. Et puis il faudrait mettre fin à l’euro et revenir aux monnaies nationales, afin que les pays les moins compétitifs puissent retrouver la liberté d’agir sur leur taux de change et leurs taux d’intérêt. Il faudrait aussi mettre fin aux politiques de « concurrence fiscale dommageable » dont l’Irlande et les Pays-Bas ont tiré d’immenses bénéfices. Et puis enfin, pourquoi ne pas réinstaurer des frontières physiques entre les États membres, afin de limiter le dumping social ?  Voulons-nous vraiment tout cela : un grand bond en arrière ?

Mais si l’Union est davantage qu’un marché, alors il faut lui donner les institutions nécessaires à son bon fonctionnement, à commencer par la sécurité et la défense. Car si l’Union est incapable de protéger ses citoyens, alors à quoi sert l’Union ?


Une faiblesse structurelle : l’incapacité de se protéger et de protéger ses citoyens

Au-delà de la crise conjoncturelle qu’elle traverse, l’Union est affectée d’une faiblesse structurelle : elle est incapable de faire face seule aux menaces qui pèsent sur elle et s’en remet à la protection des États-Unis.

Il n’y a là pourtant aucune fatalité et certainement pas une question de moyens budgétaires, comme pourrait le laisser croire le débat récurrent sur le « partage du fardeau » au sein de l’OTAN. En effet, la somme des dépenses de défense des vingt-sept membres de l’Union européenne (187 milliards d’euros en 2018) est près de cinq fois supérieure à ce que dépense la Russie (40 milliards d’euros), et supérieure à ce que dépense la Chine (147 milliards d’euros). C’est bien la preuve que si l’Union se juge – à raison – incapable de se défendre contre la menace russe, c’est parce que sa défense est fragmentée et relève de la souveraineté des États membres. Le problème ne réside pas dans le volume des dépenses, mais bien dans leur structure. C’est l’absence d’intégration des différentes armées nationales qui rend l’Union impuissante militairement. Et malgré tous les effets d’annonce, la politique de défense commune demeure embryonnaire et la défense commune ne semble pas près d’exister.

Les décisions en matière de défense sont prises à l’unanimité par vingt-sept gouvernements et mises en œuvre par vingt-sept ministères de la défense, qui chacun a ses propres priorités. Chaque État voit midi à sa porte et les menaces à sa fenêtre. Les pays du Nord et de l’Est de l’Europe, Allemagne comprise, s’en remettent à la protection des États-Unis. Donald Trump pourrait cracher à la figure de leurs dirigeants que ceux-ci continueraient à vénérer l’OTAN. Leur peur est si grande et leur reconnaissance si aveugle qu’ils sont prêts à payer pour être protégés. Quant aux pays du Sud, ils s’en remettent eux aussi à la protection américaine, mais davantage pour des raisons industrielles que par peur de la Russie. Seule la France entend poursuivre une politique d’indépendance nationale. Mais la France est isolée, et cette politique d’indépendance a trouvé ses limites, en particulier au Sahel où les forces spéciales françaises sont trop dépendantes de moyens américains.

Le protectorat américain a un coût. Jusqu’à présent, ce coût était modeste. Il ne s’agissait que d’acheter des équipements militaires américains. Avec Donald Trump, le code a changé : ce qui est demandé désormais, c’est un alignement pur et simple des diplomaties européennes sur la politique américaine. L’exigence faite aux Européens de renoncer aux équipements de la firme chinoise Huawei pour la 5G est révélatrice de ce nouveau mode de faire. À défaut de s’aligner, le Royaume-Uni aurait pris le risque de ne plus avoir accès aux sources de renseignement américaines. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait complètement changé de politique sur ce sujet sous la pression américaine. D’une façon générale, tous les États européens font face à ce dilemme : s’aligner ou ne plus être protégés. L’Allemagne vient d’en faire l’expérience puisque le refus de la chancelière Merkel de se rendre au sommet du G7 que le président américain entendait organiser s’est immédiatement traduit par le retrait de 9 500 soldats américains. Le message est clair et fort.


Les solutions appellent des choix drastiques que personne ne souhaite faire

Aujourd’hui, le problème de la construction européenne n’est plus de choisir entre le marché et l’Union politique. Le problème est de savoir si l’on veut mettre fin à l’euro et revenir aux monnaies nationales ou bien adopter un vrai budget commun et harmoniser nos politiques fiscales. Le problème n’est pas non plus de savoir si l’on veut une défense européenne ou pas, il est de savoir si l’Union pourra conserver sa puissance commerciale si elle reste incapable de se protéger par elle-même.

La construction européenne est bloquée au milieu du gué, l’endroit le plus dangereux de la rivière, là où le courant est le plus fort et où il est facile de perdre pied. La vieille méthode des petits pas ne fonctionne plus. Il faut faire mouvement et vite, car le monde n’attend pas. Les Européens doivent soit reculer vers la berge nationaliste, soit avancer vers la berge fédéraliste. Bien sûr, ils préféreraient ne pas choisir et continuer à bénéficier du meilleur des deux mondes. Tout choix est un renoncement et ce renoncement-là est un déchirement.

Cependant, choisir en connaissance des causes et des effets, en toute transparence et en associant le plus possible les citoyens, suppose d’ouvrir un débat sur la nature du projet européen. C’est la raison pour laquelle une convention sur le futur de l’Europe a été convoquée. Et c’est aussi pour cela qu’elle a tant de mal à se mettre en place. Surtout, ne touchons à rien, et surtout pas aux traités, disent les plus frileux. Mais si d’emblée toute révision des traités est écartée, alors autant ne rien entreprendre. Rien ne serait pire de faire croire, une fois de plus, que l’on va avancer alors que l’intention est de rester sur place.

La difficulté tient au fait que tout débat rationnel sera extraordinairement difficile à mener, car, disons-le encore une fois, la politique est affaire de passions et les passions anti-européennes ont été chauffées à blanc au début de la crise du Covid-19.

Comme l’écrivait Stefan Zweig en 1934, alors même que l’orage grondait : « L’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n’est pas le produit d’une passion spontanée, mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée. Il lui manque d’abord entièrement l’instinct enthousiaste qui anime le sentiment patriotique. L’égoïsme sacré du nationalisme restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que l’altruisme sacré du sentiment européen parce qu’il est toujours plus aisé de reconnaître ce qui vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect et désintérêt ».

Alors, comment faire en sorte que l’idée rationnelle de fédération européenne convainque des foules manipulées par les trafiquants de haine et les marchands de peur ?

Il faudrait, mais cela est plus facile à dire qu’à faire, trouver la bonne articulation entre l’Union et les nations. Pour cela, il faut une Union qui se consacre sur les tâches essentielles, en particulier la défense, et redonne de la liberté aux États membres sur ce qui l’est moins. C’est au fond le slogan de la précédente Commission : faire que l’Union soit grande sur les grandes choses et petite sur les petites. Or qu’y va-t-il de plus essentiel, que la défense, la politique étrangère, le commerce international et la monnaie ? Et n’est-ce pas justement dans ces domaines que les États membres ont tous intérêt à unir leurs forces, plutôt que de rester, chacun dans son coin, fragile et démuni ?

De ce point de vue, le dilemme posé, en matière de politique de sécurité et de défense commune, lors du lancement de la coopération structurée permanente – trois mots pour ne pas dire « intégration » – dans le domaine de la défense, reste d’actualité. Faut-il avoir tout le monde à bord, c’est-à-dire être « inclusif », même si c’est pour n’aller nulle part, ou bien faut-il construire quelque chose en dehors des traités, de vraiment efficace, un « eurogroupe de défense » ? À cet égard, la lettre adressée par les ministres de la Défense des quatre grands (Allemagne, France, Italie, Espagne) au HR/VP Josep Borrell et à leurs collègues européens insistant sur le fait que la défense est importante, pourrait, peut-être, marquer le commencement de quelque chose de plus ambitieux, puisque les ministres se déclarent prêts à « intensifier leurs efforts et faire avancer une Europe plus intégrée, effective et capable dans le domaine international ». S’agirait-il de faire une vraie « avant-garde » au sein de l’avant-garde qu’était censée être la coopération structurée permanente et qu’elle n’est pas ?

Mais au-delà de la défense et de la monnaie, l’essentiel se jouera sur le terrain de la culture. Plus que tout, il est vital de ne pas laisser croire aux peuples européens que leur identité risque de disparaître dans une Union politique. Les Français ne seront jamais les Allemands, pas plus que les Corses ne sont devenus les Bretons. Et c’est bien comme cela. S’unir, ce n’est pas dissoudre son identité ; c’est s’enrichir d’une identité supplémentaire. Unir les nations européennes c’est ne pas oublier d’où elles viennent ; c’est s’accorder sur là où elles veulent aller.

L’Union européenne est à la croisée des chemins, au moment de vérité où il faut choisir une voie et renoncer à une autre. Cela a déjà été dit maintes fois par le passé, souvent à tort, mais à force de crier au loup arrive le moment où il vient vraiment. Nous y sommes. Cette fois-ci, l’Union peut renaître. Mais elle peut aussi disparaître, dans les mois et les années qui viennent.

L’Union sera ce que nous en ferons.

 

 

__________________________________

[1]     Bruno Cautrès, Thierry Chopin, Emmanuel Rivière, Les Français et l’Europe – entre défiance et ambivalence – l’indispensable « retour de l’Europe en France » – Sciences Po Cevipof, Notre Europe Institut Jacques Delors et Kantar, mai 2020.

Va-t-on vers une nouvelle guerre froide et si oui l’Union européenne doit-elle choisir son camp ?

Tue, 28/07/2020 - 11:13

La guerre de Chine n’aura pas lieu

Le 15 mai 2020, sur la chaîne Fox News la sénatrice républicaine Martha McSally déclarait, après qu’un rapport du FBI ait fait état de nouvelles actions de cyber espionnage chinois : « Nous sommes en train d’entrer dans une Guerre froide avec la Chine » ; termes repris concomitamment par plusieurs autres membres autorisés du parti républicain ou anciens conseillers de Donald Trump. Comme en écho à cette affirmation, le 24 mai 2020, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi mettait en garde le monde sur le fait que la Chine et les États-Unis étaient « au bord d’une nouvelle Guerre froide ». « Guerre froide », les mots sont sur toutes les lèvres et renvoient à un passé que l’on croyait révolu, celui d’un combat entre deux blocs par tous les moyens possibles, à l’exception de l’affrontement militaire direct.

En réalité, cela fait plus de dix ans que la Chine inquiète les États-Unis, huit ans que Barack Obama a réorienté la politique étrangère américaine vers l’Asie et trois ans, depuis l’élection de Donald Trump, que les tensions s’accumulent. Si bien que pour beaucoup de commentateurs, la question ne semble plus de savoir si l’on est entré dans une nouvelle Guerre froide, mais de savoir comment elle va se développer : s’agit-il d’un engrenage inéluctable, qui pousserait les deux pays vers la guerre tout court ; ou bien est-il encore temps de revenir au statu quo ante à la faveur des élections américaines de novembre 2020 ?

Cette question a fait l’objet d’une multitude de réflexions, de livres et de conférence depuis plusieurs années, et il ne se passe quasiment pas un jour sans qu’un article de fond ne soit publié sur le sujet. L’ouvrage de référence en la matière est celui du politologue américain Graham Alison : « Destinés à la guerre : l’Amérique et la Chine peuvent-elles échapper au piège de Thucydide ? », publié en 2017[1]. Partant du fait que « c’est la peur inspirée à Sparte par l’ascension d’Athènes qui a rendu la guerre inévitable », Graham Alison a conduit un projet d’histoire appliquée à Harvard qui a révélé qu’au cours des cinq derniers siècles, la confrontation entre une puissance ascendante et une puissante régnante s’est produit seize fois et s’est soldée à douze reprises par une guerre. De là à penser que « les États-Unis et la Chine se dirigent tout droit vers la guerre »[2] il n’y a qu’un pas, que Graham Allison se refuse pourtant à franchir, estimant qu’une guerre ouverte entre la Chine et les États-Unis n’est pas une fatalité. Il s’agit simplement, nous dit-il, de reconnaître les tendances structurelles qui guident les relations entre ces deux grandes puissances, et qui provoquent un stress « tectonique » que les deux capitales doivent maîtriser pour éviter qu’une simple étincelle au large de Taïwan, entre les deux Corées, ou sur les îles Senkaku/Diaoyutai déclenche un conflit armé.

Observons du reste que cette crainte d’un conflit armé ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Le roman de fiction intitulé : « La flotte fantôme »[3], paru en 2015, et qui aurait, paraît-il, beaucoup inspiré les militaires américains, raconte l’histoire d’une guerre future dans laquelle la Chine, assistée par la Russie, lancerait une offensive sophistiquée sur les États-Unis dans le Pacifique, conduisant à l’occupation des îles hawaïennes. Il est intéressant de noter que l’offensive serait rendue possible par le fait que les puces électroniques, vendues par la Chine aux États-Unis, et présentes dans tous les systèmes d’armes américains, en particulier les drones et les missiles, permettraient aux militaires chinois de prendre le dessus. Tout rapprochement entre ce roman et les inquiétudes américaines vis-à-vis de l’entreprise chinoise Huawei serait sans doute purement fortuit…

En vérité, cette « Guerre froide » en cours de développement est bien différente de la précédente. D’abord parce que la Chine ne prétend pas à la domination idéologique et n’est pas une puissance expansionniste. C’est en tous les cas ce que prétend l’ancien ambassadeur de Singapour aux Nations unies, Kishore Mahbubani, dans un ouvrage très argumenté, intitulé : « Est-ce que la Chine a gagné[4] ? » et dont le titre résonne comme une réponse à l’interrogation de Graham Allison. En outre, quelle que soit sa puissance économique et technologique, la Chine ne dispose pas, pour le moment, d’un outil militaire lui conférant une portée mondiale. Surtout, elle ne constitue pas un modèle culturel exportable hors d’Asie et ne prétend pas le devenir. Son soft power est faible, du moins en Europe, où elle est vue comme un « partenaire, un compétiteur, mais aussi un rival systémique »[5]. Enfin, parce que les liens économiques et financiers tissés entre les États-Unis et la Chine et entre la Chine et l’Europe sont d’une telle ampleur qu’un conflit, même limité à sa dimension commerciale, conduirait à une « destruction économique mutuelle assurée ».

Certes, un accident militaire peut vite arriver tant les passions ont été exacerbées de part et d’autre depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Mais il est peu probable, si jamais un tel accident devait se produire, qu’il dégénère en guerre ouverte. La raison en est simple : les dirigeants chinois, en fidèles adeptes de Sun Tzu, ne dévieront pas de la stratégie consistant à vaincre sans combattre. Ils éviteront à tout prix un affrontement militaire et chercheront, par une politique de long terme, à isoler les États-Unis. C’est du reste ce que Donald Trump a réussi si bien tout seul. Si guerre il devait y avoir, on peut donc raisonnablement parier qu’elle resterait « froide ». Tout le problème est que les nations savent se montrer aussi irrationnelles que les hommes et les femmes qui les dirigent. Ce qui fait de la prédiction en matière de relations internationales un art difficile et donc intéressant.

L’Union doit-elle choisir un camp et si oui lequel ?

Il est évident qu’il n’y a pas, du point de vue de l’Union européenne, une symétrie de relations entre, d’une part, les États-Unis et, d’autre part, la Chine. L’histoire, la culture, la langue, l’économie, la technologie et par-dessus tout le régime politique sont autant de facteurs qui rapprochent infiniment plus les Européens des Américains que des Chinois. D’autant que, vue avec des lunettes d’Européens, la Chine est un contre-modèle en matière de droits de l’Homme et de libertés publiques et entretient une politique difficilement acceptable tant à l’intérieur de ses frontières vis-à-vis des minorités musulmanes (les Ouïghours), qu’à l’extérieur, par exemple au Tibet. Les événements récents de Hong Kong n’ont pas aidé à améliorer son image en Europe.

À cela, il faut ajouter le comportement chinois en matière de commerce international. En effet, son gouvernement a imposé des restrictions pour accéder à son marché qui se révèlent, à la longue, insupportables aux entreprises européennes. C’est, par exemple, l’obligation d’avoir des partenaires chinois qui bénéficient de transferts de technologie forcés et deviennent ensuite des compétiteurs féroces des entreprises européennes. Enfin, la mauvaise réputation de la Chine en Europe tient aussi au grand nombre d’affaires d’espionnage industriel. De tout cela, il résulte que la Chine part avec un handicap important vis-à-vis des États-Unis, pour gagner le cœur des Européens. La Chine a réussi son décollage économique et militaire. Mais elle n’a pas réussi à se faire admirer et encore moins à se faire aimer, du moins par l’Occident.

Mais il faut bien admettre, d’un autre côté, que les États-Unis de Donald Trump se sont montrés franchement hostiles vis-à-vis de l’Union. Au lieu de former un front commun, le président américain a laissé entendre qu’il s’occuperait de l’Union européenne sans même attendre d’en avoir fini avec la Chine[6].

Dans ce contexte, l’Union n’a pas d’autre choix que celui d’une politique d’équilibre en fonction de ses propres intérêts, sans renier ses valeurs, mais sans faire la leçon à quiconque. Quels pourraient en être les principes directeurs ?

Premièrement, il faut abandonner l’idée, au cœur de la politique américaine, dite « d’engagement » vis-à-vis de la Chine, selon laquelle on pourrait faire évoluer ce pays vers une démocratie par la seule vertu de l’ouverture des échanges. La Chine est une puissance d’un milliard et demi d’habitants et son histoire multimillénaire est différente de la nôtre. Dans cette histoire, la démocratie n’est ni une valeur ni un modèle. En se référant à l’histoire de la transition de l’Union soviétique vers la démocratie qui s’est transformée en quasi-disparition de la Russie, la Chine aurait tendance à faire de la démocratie un contre-modèle. S’il devait donc y avoir un jour des changements radicaux dans la façon dont est gouvernée la Chine, ces changements seront le fruit d’évolutions internes et certainement pas de pressions externes. Au contraire, toute pression externe visant à influer sur la forme du gouvernement chinois ou sur ses agissements dans ce qu’il considère relever de sa seule souveraineté (Tibet, minorités ouïghoures, Hong Kong, mer de Chine, droits de l’Homme, etc.), ne peut conduire qu’à un durcissement. Suivant un schéma moult fois éprouvé dans l’histoire, tout accroissement des pressions extérieures ne fait que servir de prétexte pour durcir la politique intérieure.

La deuxième idée est que la politique de l’Union doit être conditionnée par ses propres intérêts. Cela ne veut pas dire qu’elle doive renoncer à ses valeurs. Mais cela veut dire qu’elle ne peut les promouvoir qu’à la condition d’utiliser sa puissance à bon escient. Cela ne sert à rien de faire la leçon à la Chine ni de lui imposer des sanctions. Est-ce que les sanctions imposées à la Russie ont permis le retour de la Crimée à l’Ukraine ou la fin de la guerre dans le Donbass ? Un changement de régime en Corée du Nord ou en Iran ? Du reste est-ce que l’Union européenne se montre toujours aussi sourcilleuse en matière de droits de l’Homme ? A-t-elle pris des sanctions contre l’Arabie saoudite après le meurtre ignoble de Jamal Khashoggi ? Prendra-t-elle des sanctions similaires à celles qu’elle a prises vis-à-vis de la Russie si le gouvernement de Benyamin Netanyahu annexait une partie de la Cisjordanie ? Dans l’état actuel de sa puissance, la seule position possible pour l’Union européenne vis-à-vis des régimes autoritaires qui enfreignent les droits de l’Homme est celle énoncée dans la « stratégie globale » de 2016, d’un « pragmatisme à principes ». Comme l’explique justement Sven Biscop[7], cela veut dire coopérer avec la Chine chaque fois que cela est dans notre intérêt, aussi longtemps que nous ne devenons pas complices de violations des droits de l’Homme, ce qui doit être notre ligne rouge absolue. Cette coopération doit se faire en maintenant un dialogue critique, qui ne se résume ni à des incantations, ni à des leçons, ni à des sanctions. Les régimes autoritaires aussi sont sensibles à leur image.

L’Union européenne a des leviers de puissance sur la Chine, ne serait-ce qu’en matière commerciale et technologique. Elle a les moyens et le droit d’exiger – au sein de l’Organisation mondiale du commerce – que la Chine modifie ses comportements dans l’accès aux marchés publics, le respect de la propriété intellectuelle et la protection des investissements. L’affaire des réseaux de téléphonie mobile de cinquième génération (5G) et la possibilité de recourir aux infrastructures de l’entreprise chinoise Huwaei en fournissent un bon exemple. De ce point de vue, l’Union européenne ne doit pas se laisser bousculer par les États-Unis, qui n’ont pas attendu l’élection de Donald Trump pour placer des écoutes sur les téléphones mobiles des dirigeants européens. Un autre important domaine de coopération entre l’Union européenne et la Chine doit être l’action en faveur du climat où les intérêts des deux puissances sont alignés. Par ailleurs, en matière de développement des pays africains, les intérêts de la Chine et ceux de l’Union européenne devraient également converger. L’intérêt bien compris de l’Union est en effet que l’Afrique se développe le plus possible, ne serait-ce que pour fixer sur place les populations les plus fragiles et réduire sinon éviter de nouvelles vagues de migration. Dans cette perspective, une concertation avec la Chine serait plus avantageuse pour tout le monde que la compétition à couteaux tirés actuelle. Enfin, l’Union européenne et la Chine ont tout intérêt à prendre ensemble la défense du multilatéralisme, d’autant plus nécessaire après le retrait des États-Unis de toutes les organisations les plus importantes telles que l’Organisation mondiale de la Santé, sans être « naïf » et sans s’accommoder de l’entrisme souvent pratiqué par la Chine.

Enfin, la troisième idée qui doit guider la politique de l’Union européenne vis-à-vis de la Chine est tout simplement de rester unie. Les États membres européens sont face à la Chine, mais aussi face à la Russie et aux États-Unis, dans la même situation que les tribus gauloises l’étaient face à Jules César. Compte tenu de l’exigence d’un vote unanime en matière de politique étrangère, il suffit à l’une de ces trois puissances d’avoir barre sur l’un quelconque des États membres pour bloquer toute politique. C’est une fragilité immense dont il nous faudra bien sortir un jour, et le plus vite sera le mieux.

L’Union européenne n’a donc aucun intérêt à se laisser embarquer dans la querelle sino-américaine. Quelle que soit notre proximité avec les États-Unis, la fin de la Guerre froide a montré que leurs intérêts et les nôtres ne coïncidaient plus automatiquement. Il faut donc aujourd’hui en tirer les conséquences. L’Union doit, elle aussi, agir en fonction de ses intérêts. Mais il ne suffit pas de dire que l’on va suivre sa propre voie. Encore faut-il la décrire et lui donner un contenu concret, ce qui en l’état actuel de la gouvernance européenne, est notre plus grand défi.

L’Union en sera-t-elle capable ou bien est-elle condamnée à disparaître dans le vide stratégique ?

 

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[1]     Graham Allison, Destined for war – Can America and China escape Thucyde’s trap?, First Mariner Books New York 2017 – version française : Vers la guerre – l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide – Odile Jacob – Paris, 2019

[2]     Titre d’un interview donné par Graham Allison au Figaro Magazine, 3 mai 2019.

[3]     P. W. Singer and August Cole, Ghost fleetHoughton Mifflin Harcourt, US, juin 2015.

[4]     Kishore Mahbubani, Has China won? The Chinese Challenge to American Primacy, Public Affairs New York, avril 2020.

[5]     European Commission and HR/VP contribution to the European Council, EU-China – A strategic outlook, 12 mars 2019

[6]     Propos tenus à la chaîne CNBC, le 21 janvier 2020, en marge du Forum économique de Davos. « Il n’y a pas plus dur en affaire que l’Union européenne. Ils tirent avantage de notre pays depuis des années (…) Je voulais attendre d’en avoir fini avec la Chine. Je ne voulais pas m’occuper de la Chine et de l’Europe en même temps (…) Maintenant, j’en ai terminé avec la Chine et j’ai rencontré le nouveau chef de la Commission européenne, qui est formidable. Mais j’ai dit, écoutez, si nous n’obtenons rien, je vais devoir agir et l’action sera des tarifs douaniers très élevés sur les voitures et autres choses qui entrent dans notre pays. »

[7]     Sven Biscop, European Strategy in the 21st centurynew future for old power, Routledge, 2019.

Assiste-t-on à la fin du leadership américain ?

Fri, 24/07/2020 - 10:41

Le leadership américain, tel qu’il s’est construit progressivement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis la fin de la fin de la Guerre froide, reposait sur quatre éléments. Le premier d’entre eux était la volonté des États-Unis de guider les destinées du « monde libre » et leur capacité à le faire ; cette volonté était sous-tendue par l’idée que les États-Unis avaient un rôle éminent à jouer dans l’histoire, ce que résumait la formule de « l’exceptionnalisme américain ». Le second élément était un solide réseau d’alliances, à la fois économiques et militaires, tissé autour des États-Unis. Le troisième était constitué par un ordre international ayant pour objectifs le multilatéralisme, le libéralisme et le respect du droit. Enfin, le quatrième élément était la disparition de tout rival systémique depuis l’effondrement de l’URSS. Depuis le tournant des années 2000, ces quatre éléments ont été fortement corrodés.

La fin de « l’exceptionnalisme américain »

L’attraction exercée par les États-Unis sur le reste du monde était faite d’un mélange de hard power et de soft power qui reposait sur trois composantes. La première, d’ordre économique, englobait l’universalité de leur monnaie et le privilège qu’elle leur conférait de s’endetter à volonté, le dynamisme de leurs entreprises, leur potentiel scientifique et leurs capacités d’innovation qui semblait sans limites. La seconde composante était la force de leurs armées, sorties victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, et leur capacité de projection en tout point du globe, sur tous les champs de bataille. Enfin, la troisième composante, peut-être la plus importante, la composante culturelle, qui reposait à la fois sur la diffusion progressive de la langue anglaise, la puissance d’Hollywood qui a partout répandu l’idée d’un « rêve américain », assurait la promotion des valeurs démocratiques et repoussait les frontières de l’univers connu et inconnu dans l’imaginaire collectif de l’humanité. Tout cela, bien sûr, était rendu possible par des institutions dont la solidité semblait à toute épreuve et qui empêchaient, par un subtil équilibre des pouvoirs, le gouvernement d’un seul homme.

Ces trois composantes s’enrichissaient et se renforçaient mutuellement. Ainsi, la richesse créée par l’économie américaine permettait de financer un puissant effort d’armement qui lui-même générait d’innombrables innovations technologiques dont a bénéficié toute la société occidentale, le tout largement encensé par la machine hollywoodienne. Qu’y a-t-il de plus efficace pour montrer la voie aux autres nations que de faire marcher un homme sur la Lune ? La Guerre froide a sans doute été gagnée ce jour-là. Et quels qu’aient été les qualités et les défauts des dirigeants américains, beaucoup leur était pardonné parce qu’ils étaient capables de coordonner les efforts des démocraties, de rassurer leurs alliés, d’intimider leurs ennemis et de pousser à la roue le progrès scientifique, qu’il s’agisse de la conquête spatiale ou de l’internet.

L’Amérique était non seulement puissante, mais elle était aimée et admirée. Et cette admiration attirait à elle les individus les plus entreprenants de tous les pays, convaincus que, là-bas, tout devenait possible. L’Amérique était la nouvelle Athènes, the place to be, une nation exceptionnelle. Et cet « exceptionnalisme » fait de liberté, d’égalité devant la loi et de responsabilité individuelle était l’essence même de sa force.

Or, cet « exceptionnalisme américain » a été mis à mal depuis le tournant des années 2000. Les attentats du 11 septembre 2001, par leur incroyable brutalité, ont forcé Georges W. Bush à réagir et cette réaction a entraîné une plus grande concentration des pouvoirs au profit du président, déréglant le jeu subtil des équilibres et des contrepoids. La présidence de Barack Obama fut marquée, quant à elle, par le début du retrait de l’Europe – le célèbre « pivot » vers l’Asie – et par la volonté des États-Unis de ne plus être toujours en première ligne, ce que traduisait maladroitement le concept de leadership from behind.

Mais c’est surtout Donald Trump qui, dès le jour de son investiture, a déclaré que la politique des États-Unis consisterait dorénavant à prendre soin uniquement des intérêts américains. Il a de la sorte jeté le trouble sur l’existence même d’un camp occidental. Fidèle à ses promesses, il n’a montré aucune volonté de coordonner l’effort des occidentaux dans la lutte contre le Covid-19 et, en plein milieu de la pandémie, la seule ligne cohérente de sa politique étrangère a été de gérer le retrait de son pays de la scène internationale. Comme le souligne l’ancien ambassadeur de France à Washington[1], « sa vision du monde est la conviction que seuls comptent les États-nations et que leurs relations ne peuvent reposer que sur les rapports de force ».

Le résultat est qu’aujourd’hui, l’Amérique ne fait plus envie, en tous cas beaucoup moins qu’avant. Même si la primauté du dollar demeure et la supériorité de ses armées est incontestable, l’Amérique apparaît désormais aux yeux du monde comme une nation terriblement inégalitaire et dans laquelle le sexisme, le racisme et la violence sont monnaie courante. Moins attachée à la défense des valeurs qui unissaient le camp occidental, l’Amérique semble préoccupée par ses seuls intérêts, lassée de jouer le rôle de leader du « monde libre » qui était le sien depuis 1941.

Le délitement des alliances

De tous les présidents des États-Unis, Donald Trump est le seul qui, sans autre méthode que celle consistant à suivre ses pulsions, a affaibli toutes les alliances qui faisaient la force du camp occidental. Il a ainsi accordé davantage d’égards aux dictateurs et aux pseudo-hommes forts, qu’à ses homologues occidentaux. Son slogan « l’Amérique d’abord » s’est traduit dans les faits par « l’Amérique toute seule » et par « Trump d’abord ».

L’alliance avec l’Europe, la plus ancienne, a été affectée à la fois dans sa dimension commerciale et dans sa dimension militaire. S’agissant du commerce, non seulement les négociations sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement ont été gelées, mais Donald Trump a déclaré que l’Union européenne était un « ennemi » des États-Unis. Quant à l’OTAN, si la formule de « mort cérébrale » utilisée par le président français a beaucoup choqué, personne ne peut nier que son volet politique est en piteux état. Le résultat de tout cela est que la garantie de sécurité apportée par les États-Unis vis-à-vis de la menace russe fait l’objet de questionnements. Même les Allemands, qui étaient parmi les plus proaméricains des Européens, doutent désormais de la fiabilité de leur allié[2].

En Asie du Sud-Est, Donald Trump a mis à la poubelle, dès janvier 2017, le projet de traité sur le partenariat transpacifique, dont les négociations avaient débuté en 2008. Cela n’a pas empêché toutes les autres parties de le signer, à savoir : l’Australie, le Canada, le Japon, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, Singapour et le Viêt Nam. Par ailleurs, ses palinodies vis-à-vis du leader nord-coréen Kim Jong-un n’ont eu aucun effet sur le désarmement nucléaire de ce pays. Elles ont au contraire endommagé la relation des États-Unis avec la Corée du Sud et le Japon, tant l’accent a été mis auprès de ces deux pays, sur l’importance de compensations financières. Quant à l’alliance des États-Unis avec les Philippines, elle appartient désormais au passé.

Au Moyen-Orient, la politique menée par les États-Unis ne semble avoir eu que deux déterminants : la politique intérieure et l’argent. Donald Trump a ainsi multiplié les cadeaux à son allié Benyamin Netanyahou en transférant l’ambassade américaine à Jérusalem, en proposant le « deal du siècle », et finalement, en acceptant l’idée d’une annexion d’une grande partie des territoires occupés, pour des raisons qui semblent tenir exclusivement à la satisfaction de l’électorat évangéliste américain, très en faveur de la restauration de l’État d’Israël dans ses frontières bibliques. Quant à son abandon en rase campagne des alliés kurdes en Syrie, il ne peut que dévaloriser la parole des États-Unis. S’agissant de l’Arabie saoudite, le président américain maintient son soutien à Mohammed Ben Salmane, quels que soient ses agissements, sans dissimuler qu’il en va des emplois américains dans le secteur de l’armement. C’est ce qu’a montré l’affaire Jamal Khashoggi. Certes on ne pourra faire grief d’hypocrisie au président américain, mais toute considération morale a disparu de sa politique étrangère. D’autant qu’il a retiré une partie de la protection antimissile à ce pays, afin d’obtenir une réduction de la production de pétrole pour sauver une partie au moins des producteurs américains de gaz de schiste. C’est en somme la question que pose le grand politiste américain, Joseph S. Nye : Do morals matter?[3]. Quant à la politique menée en Iraq et en Afghanistan, qu’il s’agisse de l’exécution du général iranien Qassem Soleimani ou de « l’accord de paix » avec les talibans, on ne voit pas très bien où elle pourrait conduire sinon à un retrait précipité.

Seule, l’alliance conclue autour de la communauté du renseignement dite des Five Eyes (Australie, Nouvelle-Zélande, Canada et Royaume-Uni) semble encore résister aux foucades du président américain. Néanmoins elle se paye au prix fort par un alignement inconditionnel de ces pays sur la politique des États-Unis.

L’érosion du multilatéralisme

Le multilatéralisme a été pensé et mis en place par les États-Unis dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Son objectif était de stabiliser les relations internationales en tissant une toile d’interdépendances entre les États qui le composent. Il est fondé sur le respect de l’état de droit, et assure un fonctionnement relativement démocratique par lequel chaque État souverain peut faire entendre sa voix. Il s’appuie sur des institutions multilatérales, à la fois internationales et régionales, définies par des principes comme la non-ingérence, la non-discrimination et le respect des droits de l’homme. Les pays adhérant à ce système international sont liés par l’intérêt mutuel ou la réciprocité, afin de réaliser « l’ordre au-dessus du chaos » sur une base ternaire : la paix et la sécurité, la prospérité et le bien-être »[4].

La première vraie rupture avec le multilatéralisme date de l’invasion de l’Iraq par les États-Unis en 2003, sans mandat de l’ONU, à l’initiative du président Georges W. Bush. Cette invasion a montré que le camp occidental pouvait s’exonérer du respect de la règle de droit quand celle-ci ne lui convenait pas. Barak Obama s’est lui aussi laissé convaincre par ses alliés français et britanniques, en 2011, pour intervenir en Libye et obtenir la liquidation de Mouammar Kadhafi, bien au-delà de ce que prévoyait la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations unies.

Certes, les atteintes portées au droit international n’émanent pas que des seuls États-Unis. Les agissements de la Russie en Géorgie en 2008, en Ukraine en 2014 ainsi que son soutien indéfectible au dictateur syrien, ont montré que les droits de l’homme les plus élémentaires pouvaient être bafoués impunément sans que le Conseil de Sécurité ne puisse rien y faire. La Chine a aussi pris sa part à l’érosion du multilatéralisme ne fut-ce que par son refus de la décision de la Cour d’Arbitrage international de La Haye en 2016, sur le contentieux qui l’opposait aux Philippines. Le quotidien officiel Renmin Ribao avait même osé titrer : « L’emploi abusif du droit international sera un coup porté à l’ordre international. ». Depuis, la Chine a notamment militarisé les îles Spratleys et vient de porter un coup fatal au statut spécial de Hong Kong, au mépris de ses engagements internationaux.

Il faut bien dire que Barack Obama, non plus, n’a pas fait montre d’un grand respect pour les règles internationales, en particulier celles du commerce, en poussant aussi loin que possible l’extraterritorialité du droit américain. On se souvient de l’amende de neuf milliards de dollars imposée à BNP Paribas pour avoir bravé l’embargo financier sur l’Iran et celle d’un milliard de dollars, imposée à Alstom dans des questions de corruption de fonctionnaires non américains en dehors du territoire américain.

Donald Trump n’aura donc eu aucun mal à enfoncer les derniers clous dans le cercueil du multilatéralisme. En septembre 2017, il propose une réforme de l’ONU, officiellement afin de la rendre « plus performante et efficace », mais en réalité dans le seul but de diminuer la contribution financière des États-Unis. En septembre 2018, devant l’Assemblée générale des Nations unies, il dénonce « l’idéologie du mondialisme » et déclare sans détour que : « l’Amérique choisira toujours l’indépendance et la coopération sur la gouvernance mondiale » ; les États-Unis, se retirent du conseil des droits de l’homme et « n’y reviendront pas faute de réforme », ne « paieront que les programmes d’aide destinés aux pays qui nous respectent », et il rappelle qu’à ses yeux la Cour pénale internationale n’a aucune légitimité. Trump n’hésitera pas du reste à prendre des sanctions contre les juges de La Haye, lorsque ceux-ci mettront en cause les responsabilités de citoyens américains.

La liste est longue des traités et organisations dont Trump a retiré unilatéralement les États-Unis : l’UNESCO et l’accord de Paris sur le climat en 2017 ; l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien en 2018 ; le traité sur les forces nucléaires intermédiaires en 2019 et le traité dit Open skies en 2020. Il s’en est fallu du peu qu’il retire également les États-Unis de l’OTAN en 2018. Il a réussi à bloquer le fonctionnement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en empêchant, depuis mars 2017, le renouvellement des juges au sein de l’Organe de Règlement des Différends qui joue un rôle central dans l’action de l’institution. Le FMI et la Banque Mondiale ne sont pas épargnés par l’obsession de Trump contre le multilatéralisme. Il se déclare opposé à la régulation financière, mise en œuvre par le FMI, et le pousse à abandonner les programmes d’aide pour les pays connaissant des crises monétaires. Enfin, last but not least, il vient de retirer son pays de l’Organisation mondiale de la Santé.

L’émergence de la Chine comme « rival stratégique »

Le leadership est une question relative : on peut le perdre de son fait propre, mais aussi du fait de l’émergence d’un rival plus puissant. Or, du point de vue qui nous occupe, les deux tendances se conjuguent. Non seulement les États-Unis ont délibérément sapé les fondements de leur leadership, mais la Chine s’est elle-même considérablement développée sous l’effet de son propre dynamisme. De fait, toute une série d’indicateurs montrent que la Chine est passée devant les États-Unis en 2014. Selon le FMI, le PIB de la Chine, mesuré en parités de pouvoir d’achat, était cette année-là de 18 205 milliards de dollars, contre 17 527 pour les États-Unis. Depuis cet écart n’a cessé de grandir. Toujours selon le FMI, le PIB chinois, mesuré en parités de pouvoir d’achat, devrait être de 30 956 milliards en 2021 contre 21 665 pour les États-Unis. Certes, la puissance économique n’est pas toute la puissance, mais elle en constitue une grosse part. Dans le domaine de l’éducation, si les universités américaines font toujours la course en tête, les universités chinoises, telles l’Université de Pékin (Beida), de Tsinghua, de Fudan ou de Hong Kong progressent chaque année dans le classement mondial. Dans les domaines des sciences, technologies, ingénieries et mathématiques, la Chine produit chaque année 1,3 million de diplômés contre seulement 300 000 aux États-Unis.

Dans le domaine du multilatéralisme, la Chine a également joué de façon habile. Déjà, au lendemain de la crise de 2008, elle avait mis sur pied le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), sorte de forum économique, concurrent du G7. Même si cette organisation n’a guère eu plus de succès que son homologue occidental, elle a mis en évidence la capacité des puissances émergentes à s’organiser. De même en 2013, alors que les États-Unis refusaient depuis des années une nouvelle répartition des droits de vote à la Banque mondiale, Pékin a créé une institution rivale : la Banque asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (AIIB) qui a réussi à rassembler cinquante-sept participants, dont le Royaume-Uni, en dépit d’un intense lobbying de Washington pour dissuader les États de rejoindre cette organisation. Mais l’initiative la plus remarquée est évidemment celle lancée par Xi Jinping en septembre 2013 de nouvelles routes de la soie ou OBOR (‘one belt, one road’) désormais rebaptisée BRI (Belt and Road Initiative). Elle a aussi été la plus spectaculaire puisqu’elle a débuté avec soixante-cinq pays et en réunit aujourd’hui cent quarante, dont la quasi-totalité des pays africains et du Moyen-Orient, ainsi que quelques pays d’Amérique du Sud et, en Europe, notamment l’Italie, la Grèce, le Portugal, Malte, Chypre, la Croatie. Elle compte aujourd’hui neuf cents projets pour 1 400 milliards de dollars, soit l’équivalent actualisé de douze plans Marshall.

La nature ayant horreur du vide, le retrait des États-Unis laisse le champ libre à la Chine. À tel point que lors du sommet de Davos de 2017, Xi Jinping n’a pas hésité à se présenter en défenseur du libre-échange ! La Chine s’efforce, non sans mal, et non sans échec, de construire un réseau de clients redevables qu’elle peut influencer. Et l’existence même de ce réseau a modifié l’équilibre des pouvoirs entre puissances en affaiblissant le leadership américain.

Le monde est désormais multipolaire, sans véritable leader

À la question initiale – va-t-on vers la fin du leadership américain – la réponse est donc sans hésitation oui. Est-ce réversible ? Peut-être. On peut en effet imaginer qu’un nouveau président des États-Unis puisse réparer les dégâts. Cela serait long et difficile, mais néanmoins toujours possible. Après tout, seul le soft power américain a été affecté par la présidence Trump[5]. Son hard power reste intact et les alliés occidentaux ne demandent qu’à renouer avec l’Amérique qu’ils ont toujours connue.

Mais il est une chose qui ne changera pas : la place formidable prise par la Chine dans les relations internationales. Or, la Chine ne s’arrêtera pas de croître pour faire plaisir aux Occidentaux. Ni elle, ni l’Inde, ni la Russie, ni même le Brésil s’il se sort de ses difficultés.

Le monde unipolaire dans lequel l’Occident, au travers de l’Amérique, tenait la première place disparaît sous nos yeux, et la crise du Covid-19, tel un éclair dans un ciel d’été, n’a fait que mettre en lumière les coins les plus sombres de cette transformation. La question n’est donc pas tant celle de la fin du leadership occidental, que celle de savoir si la puissance déclinante des Occidentaux peut croiser la puissance montante de la Chine de façon pacifique.

 

 

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[1]     Gérard Araud, Pourquoi il faut arrêter de mépriser Donald Trump – Interview donné au journal Le Point, 31 mai 2020.

[2]     Voir sondage réalisé pour la Körber Stiftung – The Berlin pulse – German foreign policy in times of Covid-19, mai 2020.

[3]     Joseph S. Nye, Do morals matter – Presidents and Foreign Policy from Ford to Trump – Oxford University Press, 2020

[4]     Régine Perron, La fin du multilatéralisme : une victoire de Donald Trump ?, Diploweb.com 4 novembre 2018

[5]     Gilles Paris et Marie Bourreau, États-Unis : « soft power », fin de partie ?, Le Monde, 23 mai 2020

Espagne : monarchie et mémoire historique en dispute

Thu, 23/07/2020 - 10:53

La monarchie parlementaire, clef de voûte de la transition démocratique espagnole, est sur la sellette. Déjà en retrait et contesté pour une affaire financière, sur laquelle enquêtent les justices espagnole et suisse, le Roi émérite, Juan Carlos Ier, va-t-il être assigné à résidence ? Le gouvernement a déclaré, le 17 juillet 2020, s’en remettre au souverain en exercice, depuis le 18 juin 2014, Philippe VI. Pedro Sanchez, président de l’exécutif, avait suggéré, le 9 juillet, une modification de la Constitution permettant, après suppression de l’inviolabilité du monarque, d’ouvrir d’éventuelles procédures judiciaires concernant des actes liés à sa vie privée.

Philippe VI avait pourtant, le 15 mars dernier, suspendu le versement de l’indemnité annuelle versée à son prédécesseur. Il avait par ailleurs renoncé à ses droits d’héritier des biens de son père. Manifestement, les circonstances poussent à aller au-delà. Juan Carlos Ier serait disposé, selon des informations recueillies par la presse, à renoncer au titre de Roi émérite qui lui a été reconnu par décret le 13 juillet 2014. Cette crise dynastique et institutionnelle vient à point mal nommé. Le 11 juin 2015, Christine sœur du Roi, et son époux, actuellement emprisonné pour fraude fiscale, avaient été écartés de leur titre et de leur appartenance à la famille royale. La crise catalane est toujours béante. Et en ce premier mois d’été, propice aux souvenirs du soulèvement militaire du 18 juillet 1936, ces évènements mettent du sel sur les sept plaies héritées d’un passé dictatorial lointain, mais mal digéré.

La monarchie, chère aux forces du passé franquiste, avait été acceptée en 1976 par les partis de l’opposition démocratiques, démocrates-chrétiens, gauches, formations nationalistes catalanes, en échange d’un régime de libertés – citoyennes, individuelles et territoriales – fondé sur le suffrage universel. Ce compromis validait, par ailleurs, une loi du silence, non écrite. La transition démocratique allait être – devait être – une transition indifférente au passé, aux injustices et aux crimes commis pendant les années de dictature.

Les générations actuelles, nées bien après la mort du général Franco, peu ou mal informées du passé de leurs pays, remettent en question ces équilibres. Beaucoup sont républicains en Catalogne et indépendantistes. Les alliés du PSOE, Podemos, ont depuis la fondation de leur parti mouvement, considéré que la monarchie était une institution d’un autre âge. La droite, le Parti populaire, et désormais l’extrême droite, Vox, défendent la perpétuation de la royauté, et avec elle l’oubli d’un passé que quelques-uns d’entre eux revendiquent.

Il y a déjà quelques années, les descendants des vaincus, des républicains, exigeaient une reconnaissance minimale de leurs souffrances. Ils souhaitaient que les dizaines de milliers de leurs grands-parents, exécutés et jetés dans des fosses communes puissent bénéficier d’une sépulture. Et aussi que l’héritage physique du franquisme, noms de rues, statues, mausolée du dictateur, dans le « Valle de los caidos », soient sinon effacés du moins réévalués avec les critères démocratiques correspondant à l’Espagne d’aujourd’hui.

Un juge, Baltazar Garzon avait essayé en 2008 de forcer l’État à reconnaître les crimes commis et à identifier les disparus. Après une phase de dénombrement ayant permis de comptabiliser plus de 120 000 victimes, Baltazar Garzon a été écarté en 2012 de la fonction judiciaire. Il était en effet passé outre à la loi d’amnistie, ligotant le passé. La victoire du socialiste Zapatero en 2004 avait pourtant fait bouger les lignes. Une loi de mémoire avait été adoptée le 31 octobre 2007. L’État encourageait, sans les prendre à sa charge, la recherche des disparus de la guerre civile. Il obligeait les institutions publiques à ôter toute référence au passé franquiste.

La crise de la monarchie, ouverte depuis 2011, paralyse une institution qui aurait pu avoir un rôle actif de médiateur, au moment où les polarisations politiques s’accentuent : entre Catalans indépendantistes, Catalans autonomistes et centralistes, forces de droite et d’extrême droite « jacobines », entre autorités de Madrid et de Barcelone, entre gauche et droite espagnoles.

La monarchie non seulement s’est mise hors de tout jeu politique, en raison de sa perte de légitimité morale, mais elle est devenue un élément de crise additionnel, renvoyant à ses origines. Celle d’une monarchie, remise en selle par le général Franco, en 1969, validée le 22 novembre 1975, et acceptée contre mauvaise fortune bon cœur par le camp démocratique en 1976. Pedro Sanchez a réussi à délocaliser en 2019 le corps du dictateur. Le Valle de los Caidos devrait devenir un centre de mémoire démocratique. La vice-présidente, Carmen Calvo, a annoncé le 20 juillet 2020 que l’État allait participer financièrement et matériellement aux opérations de reconnaissance des victimes de la dictature. La répression franquiste devrait être désormais enseignée dans les écoles. Avec quelle garantie de pouvoir sauver la monarchie, calmer Podemos, et reprendre un dialogue « républicain » avec les nationalistes catalans… ?

Expliquez-moi… La rivalité Inde/Pakistan

Thu, 23/07/2020 - 10:27

Pascal Boniface, co-auteur du manuel d’histoire/géographie/géopolitique de Hachette pour les élèves de Première, décrypte en vidéo la rivalité entre l’Inde et le Pakistan.

Le Liban peut-il encore se sortir de la crise ?

Wed, 22/07/2020 - 17:24

La situation économique et sociale libanaise est alarmante. Les contestations populaires ne faiblissent pas, mais elles font face à une répression de plus en plus importante. L’hyperinflation à laquelle le pays fait face se conjugue à la corruption, mais aussi aux tensions géopolitiques régionales. Entretien avec Karim Émile Bitar, chercheur associé à l’IRIS.

En proie à une crise socio-économique sans précédent, le Liban connaît une contestation populaire inédite. Or de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer un climat d’intimidation et de répression. Qu’en est-il ? La situation sécuritaire est-elle en train de largement se dégrader ?

À ce jour, la situation sécuritaire reste globalement sous contrôle, même si on aperçoit de nombreux nuages à l’horizon. La période qui s’ouvre et qui nous sépare des prochaines élections américaines, est une période qui s’annonce particulièrement dangereuse. Au niveau local, le climat d’intimidation est bien réel. Incapables de résoudre les problèmes économiques et sociaux colossaux, les autorités s’efforcent de faire taire les nombreuses voix qui protestent contre les conditions de vie. Depuis près de deux ans, les libertés publiques se sont réduites comme peau de chagrin. Une dizaine d’ONG ont fait front commun cette semaine pour protester contre les atteintes aux libertés.

Le Liban est un pays qui, historiquement, se distinguait des autres pays de la région par de larges marges de liberté laissées aux citoyens, aux activistes, aux artistes et aux journalistes. Or, aujourd’hui, il suffit d’ironiser quelque peu sur les réseaux sociaux, d’exprimer des critiques un peu vives à l’encontre d’un dirigeant, pour se faire convoquer par un supposé bureau de répression de la cybercriminalité – dont la définition du « cyber-crime » est particulièrement cocasse et étendue. Un certain nombre de journalistes et de militants ont ainsi été convoqués et parfois même violentés. On assiste à un climat de répression, cependant sans commune mesure avec celle extrêmement brutale à laquelle on assiste dans un pays comme l’Égypte, qui compte près de 60 000 prisonniers politiques. Le Liban demeure un pays où l’on peut s’exprimer assez librement. Mais, s’installe l’impression que les autorités souhaitent envoyer un signal à la population pour éviter des débordements, en réprimant quelques blogueurs, journalistes ou des personnes qui se seraient un peu trop lâchées sur les réseaux sociaux, et ainsi se protéger d’un effet boule de neige, en évitant que beaucoup d’autres ne laissent libre cours à leur grande colère.

 

Avec une dette de plus de 170 % de son PIB et une inflation record, le Liban fait face à une situation économique qualifiée de « hors de contrôle » par Michelle Bachelet. Les solutions pour sortir de cette crise peuvent-elles être trouvées en interne, ou la situation économique du Liban devra-t-elle nécessairement être mise sous tutelle du Fonds monétaire international (FMI) ?

Le grand paradoxe est que dans la plupart des pays du monde, l’arrivée du FMI est perçue très négativement. Cela signifie une mise sous tutelle, accompagnée de politiques d’austérité impliquant que la population devra se serrer la ceinture pendant de nombreuses années.

Or, le Liban – comme souvent – fait exception. Sa population n’est pas aussi hostile qu’ailleurs à l’arrivée du FMI. Le pays a atteint un tel degré de corruption et d’incompétence des équipes au pouvoir que le FMI apparaît, paradoxalement, comme beaucoup plus progressiste que la plupart des forces politiques présentes sur l’échiquier libanais, et cela est souligné même par les partis les plus radicaux.

La situation est inédite, car c’est le FMI et les organismes internationaux qui proposent aujourd’hui des mesures de justice sociale un tant soit peu protectrices des Libanais les plus vulnérables face à la crise sociale et économique. A contrario, ceux qui s’efforcent de maintenir le statu quo sont ceux qui ont le plus profité ces vingt dernières années, notamment l’oligarchie politico-financière.

La situation économique du Liban est dramatique. Le pays fait face à une hyperinflation, les principales banques sont en grande difficulté – voire même pour certaines en situation de faillite non déclarée. La Banque Centrale du Liban a, selon le Financial Times, usé de méthodes comptables très douteuses pour maquiller ses pertes. Le pays a une dette record allant de 85 à près de 100 milliards de dollars. Le FMI a confirmé ces chiffres, avancés dans le cadre du plan de sauvetage économique du gouvernement libanais. Ce plan proposait que les actionnaires des banques, les détenteurs de comptes supérieurs à 10 millions de dollars (environ 900 comptes en banque au Liban disposent de près de 10 millions de dollars), et ceux qui ont beaucoup profité des « ingénieries financières » mises en place pendant ces cinq dernières années, soient raisonnablement mis à contribution pour que les populations les plus vulnérables ne soient pas les plus touchées. Le FMI cautionne cette approche, dite de « bail-in ». Or, ce sont souvent des hommes politiques proches des milieux d’affaires, des banques et de cette oligarchie politico-financière qui s’efforcent de mettre en avant des arguments fallacieux afin de ne pas reconnaître l’ampleur des pertes économiques. Ils la sous-évaluent pour tenter de mettre en échec les négociations avec le FMI, qui patinent aujourd’hui.

Ce sont les plus vulnérables qui en payent le prix, le Liban étant soumis à une hyperinflation et à une pauvreté galopante. La Banque mondiale estime que plus de 50 % de la population libanaise se trouve sous le seuil de pauvreté, et plus de 30 %, va tomber sous le seuil d’extrême pauvreté.

 

Le pays est par ailleurs dans une région où les tensions géopolitiques sont nombreuses (loi César, conflit syrien, embargo sur l’Iran, etc.). Dans quelle mesure impactent-elles le Liban ? Quid également de l’impact de la crise sanitaire liée au Covid-19 ?

L’ampleur des crises internes au Liban se trouve, comme toujours, accentuée par les crises géopolitiques régionales. Le Covid-19 a considérablement fait ralentir l’économie libanaise de la même manière qu’il a ralenti l’ensemble des économies moyen-orientales et mondiales. Il a également accentué le taux de chômage, déjà très élevé.

Par ailleurs, les politiques de pression maximale, mises en place par Donald Trump contre Téhéran, sont venues accentuer le goulot d’étranglement. Quant à la loi César à l’encontre de la Syrie, elle est venue renforcer un peu plus l’isolement du Liban. Les pays du Golfe, à l’image de l’Arabie saoudite, ne souhaitent plus offrir au pays d’assistance financière, estimant que le Hezbollah joue un rôle trop important dans la vie politique libanaise. De concert avec les États-Unis, ils ont décidé que cette aide ne serait plus possible tant que ce parti jouera un rôle aussi déterminant. Coupé de ses relais traditionnels, le pays se retrouve donc soumis à un blocus qui ne dit pas son nom.

Le Liban doit ainsi traverser cette passe extrêmement difficile sans avoir le moindre allié régional ou international. Certains ont laissé entrevoir une ouverture vers l’Est, c’est-à-dire vers Pékin, en espérant que des investissements chinois permettent au Liban de rééquilibrer son économie. Mais cette promesse semble illusoire. Le Liban a besoin d’une injection massive et immédiate de devises étrangères, de dollars américains. Une ouverture économique sur la Chine pourrait éventuellement permettre de diversifier l’économie libanaise, mais cela ne porterait ses fruits que dans cinq à dix ans. Cela ne résout absolument pas le problème immédiat du manque de devises, produisant cette inflation, accompagnée de la mise sous pression de la livre libanaise, conjuguée à cette explosion de la pauvreté. Cet appauvrissement généralisé risque de conduire à des vagues d’émigration, et le Liban risque de perdre ce qu’il a de plus précieux : ses ressources humaines. C’est ce qu’il y a de plus triste dans la situation actuelle.

 

Propos recueillis par Agathe Lacour-Veyranne

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