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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 6 days 12 hours ago

Archipels

Wed, 30/11/2016 - 10:26

Une nouvelle revue, née de la rencontre entre l'association Culture & Démocratie (Bruxelles) et la revue Cassandre / Horschamp liée au site L'Insatiable (Paris). Le premier numéro, riche d'illustrations, rend compte de la façon dont la création « s'empare de la question de l'exil » et dont « les exilés eux-mêmes s'emparent de la création ». (N° 1, octobre, périodicité non indiquée, 12 euros. — Bruxelles-Paris.)

http://horschamp.org

L'Éléphant

Wed, 30/11/2016 - 10:23

La « revue de culture générale » consacre ce hors-série aux questions d'environnement. Une approche claire d'enjeux majeurs : une vision politique de l'épopée du CO2, l'impact des guerres, le lien des humains à la nature comme constitutif du contrat social, le gaspillage alimentaire, etc. (Hors-série, septembre, 15 euros. — Paris)

http://www.lelephant-larevue.fr

Territoires d'Afrique

Wed, 30/11/2016 - 10:18

Quels liens peut-on établir entre les territoires et les conflits en Afrique ? À partir de cas concrets (Boko Haram, République démocratique du Congo, Corne de l'Afrique…), les auteurs étudient les ressorts de la violence. Des chercheurs africains analysent la question des frontières et celle du djihadisme. (N° 8, mai, semestriel, prix non indiqué. — Dakar, Sénégal.)

http://www.territoires-dafrique.org

De l'art d'ignorer le peuple

Tue, 29/11/2016 - 15:41

La plupart des candidats à la présidentielle française proposent de réformer, d'une façon ou d'une autre, les institutions de la Ve République. Si de nombreux élus, chercheurs ou militants diagnostiquent une « crise de la démocratie », le mal pourrait se révéler plus profond : l'installation rampante d'un nouveau régime politique, la gouvernance, dont l'Europe est le laboratoire.

Martinieri. – « Double Face », 2000 © ADAGP, Paris, 2016

Par un retournement spectaculaire, dans nos démocraties modernes, ce ne sont plus les électeurs qui choisissent et orientent les élus, ce sont les dirigeants qui jugent les citoyens. C'est ainsi que les Britanniques, comme les Français en 2002 (échec de M. Lionel Jospin au premier tour de l'élection présidentielle) et en 2005 (« non » au référendum sur le traité constitutionnel européen), ont subi une psychanalyse sauvage à la suite du « Brexit » du 23 juin 2016. On peut avancer, sans craindre de se tromper, qu'une telle opération — réalisée presque entièrement à charge avec orchestration médiatique — n'aurait pas été effectuée si le scrutin avait conclu au maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne. Le principe d'une consultation populaire sur « un sujet aussi important » n'aurait pas davantage été questionné (1).

On le sait : un principe à géométrie variable n'est pas un principe, c'est un préjugé. Celui-ci peut être analysé de deux manières : mépris de classe (2) ou haine de la démocratie. Le premier sentiment dégouline assurément de la bouche du toujours subtil Alain Minc : « Ce référendum n'est pas la victoire des peuples sur les élites, mais des gens peu formés sur les gens éduqués (3).  » À aucun moment l'idée n'effleure la classe dirigeante que les citoyens rejettent les traités européens non pas parce qu'ils seraient mal informés, mais parce qu'au contraire ils tirent des leçons tout à fait logiques d'une expérience décevante de près de soixante ans.

Le second sentiment dépasse le clivage de classe ; il est philosophique. C'est la démocratie elle-même qui est contestée au travers des coups portés à deux idées cardinales : d'une part, que « la volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics » (article 21, alinéa 3 de la Déclaration universelle des droits de l'homme) ; d'autre part, que tous les membres du corps social sont citoyens et concourent à la formation de la volonté générale, quels que soient leur origine ou leur statut social. C'est cette philosophie imposée par des siècles de luttes sociales et politiques qui fait aujourd'hui l'objet d'une offensive idéologique de grande ampleur à la faveur des impératifs de la construction européenne.

Ceux qui, comme l'ancien premier ministre Alain Juppé (Les Républicains), estiment que les « conditions » ne sont pas réunies pour un référendum en France sur les questions européennes (4), ou qui, comme le premier ministre socialiste Manuel Valls, qualifient d'« apprentis sorciers » les personnes souhaitant une telle consultation (5), dévoilent leur véritable préoccupation : comme la classe dirigeante n'est pas assurée d'une réponse positive, elle préfère ne pas consulter les électeurs. Ainsi, on gouverne sans le soutien du peuple, au moment même où on organise, traité après traité, des transferts de souveraineté de plus en plus importants à Bruxelles. Parmi les plus déterminants figurent les pouvoirs monétaire et budgétaire.

L'Union européenne agit comme le révélateur d'une délégitimation de la démocratie, également à l'œuvre à l'échelle nationale (6). Il ne s'agit plus d'une crise, mais d'un changement progressif de régime politique dont les institutions de Bruxelles constituent un laboratoire. Dans ce système, nommé « gouvernance », le peuple n'est que l'une des sources de l'autorité des pouvoirs publics, en concurrence avec d'autres acteurs : les marchés, les experts, la « société civile ». On connaît le rôle stratégique attribué à l'expertocratie par les rédacteurs des traités communautaires : la Commission, avec ses commissaires « indépendants » choisis pour leurs « compétences », est la « gardienne des traités » en lieu et place des organes politiques comme le Conseil des ministres ou le Parlement. Si cette clé de voûte des institutions de Bruxelles fait régulièrement l'objet de critiques acerbes, il n'en est pas de même de la « société civile », dont le rôle grandissant contribue pourtant, lui aussi, à contourner la démocratie.

Instrumentalisation de la « société civile »

Entré en vigueur en 2009, l'article 11 du traité de Lisbonne recommande aux institutions européennes d'entretenir « un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile ». Appelée en renfort pour combler le « déficit démocratique », celle-ci fait l'objet d'une définition très large pouvant se prêter à toutes sortes d'interprétations : acteurs du marché du travail, organisations non gouvernementales (ONG), organisations dites « de base », communautés religieuses (7). On peut donc y trouver des syndicats et des associations très progressistes, mais aussi des lobbys, des groupements patronaux, des cabinets d'experts, voire des sectes, etc. La « société civile » ne repose en effet sur aucun critère de représentativité ou de légitimité. Protéiforme, elle est aussi le règne de l'inégalité puisque ses acteurs disposent de moyens extrêmement variables, suivant les intérêts qu'ils défendent.

« Depuis le milieu des années 1990, explique la sociologue Hélène Michel, “la société civile” est devenue un acteur à part entière du fonctionnement de l'Union européenne. Mieux, elle permet désormais de légitimer les institutions qui dialoguent avec elle, les politiques publiques qui la concernent et les agents qui s'en réclament. » Et elle ajoute : « Pourtant, ni le contenu de “la société civile” ni les formes de sa participation ne semblent stabilisés. Ce qui laisse place à des usages fort différents (8).  » La Commission y fait d'ailleurs son marché en fonction de ce qu'elle estime représentatif et pertinent, ce qui lui permet in fine de maîtriser un processus qui la conforte. Le traité constitutionnel européen n'était-il pas en partie le produit de la consultation de la « société civile » ? Le dialogue instauré avec celle-ci par Bruxelles n'implique cependant aucun partage du pouvoir de décision. Par exemple, la consultation publique menée sur le grand marché transatlantique (en anglais Tafta) de mars à juillet 2014 n'a, de manière significative, pas troublé Bruxelles.

Cette pratique, qui met en avant des valeurs positives, comme l'esprit de dialogue pacifique, trouve des alliés inattendus à droite comme à gauche : associations qui œuvrent à une « Europe des citoyens », mouvements fédéralistes, Forum permanent de la société civile européenne, plates-formes « citoyennes » ou encore Comité européen des associations d'intérêt général. « Ces militants d'une “Europe plus démocratique”, car “plus proche des citoyens”, note encore Hélène Michel, entraînent derrière eux toute une série d'ONG agissant dans les secteurs sociaux et humanitaires, ainsi que dans les domaines de l'environnement, qui demandent que leur rôle soit véritablement reconnu dans le processus. » Si le mouvement associatif et syndical contribue de manière indispensable au progrès social, le concept de « société civile » transforme le rôle qu'il joue dans les rouages du pouvoir. À l'instar de l'expert dont la décision se substituerait à celle des décideurs publics, la « société civile », tout énigmatique qu'elle soit, devient le porte-parole autoproclamé des citoyens. Ce fonctionnement accorde une place considérable aux frénétiques de toutes les causes, relayés par les réseaux sociaux et des médias peu regardants, dont la représentativité prétendue est souvent mesurée par sondages (et non par élection). Et le peuple dans tout ça ? Il n'est plus qu'un groupe de pression parmi d'autres. Dans une Union européenne qui se méfie des bulletins de vote, la partie n'est pas égale.

Loin d'être purement technique, la gouvernance est un concept idéologique tiré de la science administrative anglo-saxonne, notamment américaine, contemporain de l'essor du néolibéralisme. Popularisé sous le terme de « bonne gouvernance », il vise au moins d'État, à l'extension du marché, à la « bonne gestion » (9). Les francophones le confondent souvent avec le « bon gouvernement » illustré par la célèbre fresque d'Ambrogio Lorenzetti. Cette œuvre de 1339, exposée à l'hôtel de ville de Sienne (Italie), valorise la justice et la sagesse exercées sous l'œil du peuple. On est loin des préoccupations comptables qui obsèdent jusqu'à l'absurde la classe dirigeante actuelle. Combien de pays du tiers-monde, du Kenya à la Côte d'Ivoire, ont-ils d'ailleurs sombré dans le chaos peu après avoir reçu leur brevet de « bonne gouvernance » de la part des institutions financières internationales ? On se souvient également de M. Dominique Strauss-Kahn, alors directeur général du Fonds monétaire international, saluant la Tunisie de M. Zine El-Abidine Ben Ali en 2009 par des mots qui laissaient peu entrevoir la révolution de janvier 2011 : « La politique économique adoptée ici est une politique saine et constitue un bon modèle à suivre pour de nombreux pays émergents. » Économie de marché, gouvernance et « société civile » relèvent du même corpus idéologique postdémocratique.

La marginalisation de la souveraineté populaire par la gouvernance explique la facilité avec laquelle les dirigeants européens, et notamment français, contournent le verdict des urnes : leur légitimité ne viendrait qu'en partie des électeurs. Cela peut expliquer la stupeur provoquée par le comportement du Royaume-Uni, qui, non content de consulter son peuple, envisage de respecter sa volonté…

La crise de confiance qui affecte l'Union européenne, voire le rejet grandissant dont elle est l'objet, pourrait-elle trouver une solution dans l'avènement d'un « peuple européen » qui élirait ses représentants dans les institutions de Bruxelles ? Alors ministre français de l'économie, M. Emmanuel Macron a ainsi proposé d'organiser un référendum européen ; la députée écologiste Eva Joly a quant à elle suggéré d'élire une Constituante européenne. C'était déjà l'ambition des socialistes Oskar Lafontaine (Allemagne) et Jean-Luc Mélenchon (France) en 2006. Mais de tels projets supposent résolue la question préalable : les peuples nationaux acceptent-ils leur propre dissolution dans un ensemble plus grand ? Existe-t-il une « communauté politique européenne » reconnue comme telle par les habitants de l'Union, qui leur ferait accepter le verdict d'institutions communes gouvernées par le principe majoritaire ? Les résultats des derniers référendums (« Brexit » au Royaume-Uni, rejet par les Pays-Bas de l'accord d'association avec l'Ukraine) laissent penser que l'État-nation demeure, pour la plupart des peuples du Vieux Continent, le cadre légitime de la démocratie. Symbole, passé relativement inaperçu, de ce hiatus : le 19 janvier 2006, le Parlement européen avait voté une résolution demandant qu'on trouve un moyen de contourner les référendums français et néerlandais sur le traité constitutionnel européen…

En prenant de front la souveraineté populaire, la gouvernance reformule la question démocratique telle qu'elle a émergé avec les Lumières au XVIIIe siècle. Les classes dirigeantes, de nouveau habituées à gouverner entre elles, confondent de manière symptomatique « populisme » et démagogie. L'attention portée aux revendications populaires est perçue comme du clientélisme primaire, quand la défense débridée des intérêts dominants est présentée comme le nec plus ultra de la modernité. On peut raisonnablement penser qu'un contrôle plus étroit des peuples sur leurs gouvernements mènerait à des politiques tout autres que celles d'aujourd'hui. C'est pourquoi, comme en 1789, la démocratie, malgré ses imperfections, demeure une revendication proprement révolutionnaire, en France comme dans de nombreux pays de l'Union européenne corsetés par la gouvernance. Considérer que le rétablissement de la primauté de la démocratie conduirait à des formes nouvelles de tyrannie et de démagogie revient à prêter aux citoyens des desseins plus noirs que ceux qui animent le personnel dirigeant et son mépris de classe.

Ces explosions qui viennent

La démocratie a toujours fait l'objet de débats politiques passionnés, la gauche accusant souvent ce régime « bourgeois » de nier la violence des rapports sociaux par le jeu d'une égalité théorique des citoyens. Il n'en demeure pas moins que le passage de la souveraineté du roi à la nation était considéré, y compris par Karl Marx lui-même, comme allant dans le sens de l'histoire ; le clivage droite-gauche trouve d'ailleurs une de ses sources dans la Révolution française : venaient s'asseoir à gauche du président de séance ceux qui remettaient en cause la monarchie. Plus tard, les mouvements issus de la critique du capitalisme intégrèrent, en France du moins, la défense des droits politiques acquis après 1789, tout en exigeant les mesures nécessaires à la concrétisation de l'idée démocratique : éducation, droits sociaux, libertés syndicales et ouvrières… C'est le sens du combat républicain mené par le socialiste Jean Jaurès pour l'école publique, la laïcité ou l'impôt sur le revenu. Ce qui ne l'empêchait pas, en marxiste assumé, de lutter pour l'instauration d'un autre système économique : le socialisme.

Dans l'Europe de ce début de millénaire, ce n'est pas le « peuple de gauche » qui se réveille, c'est le peuple tout court. C'est pourquoi le « non » était largement majoritaire en 2005 (référendum sur le traité constitutionnel européen), mais la gauche très minoritaire en 2007 (élection présidentielle). Ce n'est pas seulement la crise sociale, l'explosion des inégalités et des injustices qui aujourd'hui « soulèvent le goudron (10)  », mais tout autant les reculs de la souveraineté populaire qui les ont rendues possibles.

(1) Cf. Bernard-Henri Lévy, « Pourquoi référendum n'est pas démocratie », Le Point, Paris, 13 juillet 2016.

(2) Lire Paul Mason, « “Brexit”, les raisons de la colère », Le Monde diplomatique, août 2016.

(3) Entretien au Figaro, Paris, 29 juin 2016.

(4) « Juppé :“Organiser un référendum sur l'Europe, aujourd'hui en France, serait irresponsable” », LeMonde.fr, 27 juin 2016.

(5) Assemblée nationale, séance du mardi 28 juin 2016.

(6) Lire « Peu(ple) leur chaut ! », Le Monde diplomatique, novembre 2003.

(7) Lire Commission européenne, « Gouvernance européenne. Un Livre blanc », Journal officiel de l'Union européenne no 287 du 12 octobre 2001, et « Avis du Comité économique et social sur “Le rôle et la contribution de la société civile organisée dans la construction européenne” », Journal officiel de l'Union européenne no C 329 du 17 novembre 1999.

(8) Cf. Hélène Michel, « “Société civile” ou peuple européen ? L'Union européenne à la recherche d'une légitimité politique », Savoir/agir, no 7, Paris, mars 2009.

(9) Cf. dossier « La gouvernance », Revue internationale des sciences sociales, Paris, no 155, 1er janvier 1998.

(10) Cf. Frédéric Lordon, « Le goudron se soulève », La pompe à phynance, Les blogs du Diplo, 16 juin 2016.

De l'antique BD au manga

Sun, 27/11/2016 - 19:16

Composé sous sa forme définitive à la fin du XVIe siècle, Le Voyage vers l'ouest est considéré comme l'un des plus importants joyaux de la littérature chinoise. Omniprésent en Chine, le roman a également inspiré de nombreux mangas japonais ; plusieurs en reprennent fidèlement la trame. Son influence dépasse largement le cadre strict des adaptations : dans nombre de shonen — mangas pour jeunes garçons — on en retrouve des éléments majeurs. L'un des plus emblématiques est Dragon Ball, de Toriyama Akira, dont tout le début suit (très) librement le canevas du roman chinois. Son héros, Son Goku, porte le même nom, lu à la japonaise, que le personnage le plus populaire du Voyage vers l'ouest, le roi-singe Sun Wukong.

L'influence est telle que ses caractéristiques sont devenues les codes attendus des héros des nekketsu — qui mettent en scène de jeunes garçons s'engageant dans des quêtes fantastiques. Espiègles et insouciants, ces personnages ont en commun une immense gloutonnerie et une force phénoménale qui tient à la fois de dons mystérieux et d'une étonnante assiduité dans l'entraînement martial. Toutefois, si les personnages des nekketsu semblent naïfs voire imbéciles, Sun Wukong est au contraire... malin comme un singe. C'est la figure du moine Xuan Zang (1), le meneur plus qu'ingénu du Voyage, qui refait alors surface. Et comme ce dernier, ils finissent régulièrement par convertir leurs ennemis, qui deviennent alors des alliés indéfectibles, rejoignant le camp des héros. Phénomène surprenant pour des Occidentaux : le « mal », dans ces histoires, n'est souvent qu'une erreur de jugement.

La sortie en lianhuanhua — bande dessinée traditionnelle chinoise — du Voyage vers l'ouest (éditions Fei) permet de traduire la filiation en images, avec trois des shonen nekketsu les plus vendus, Dragon Ball, Naruto et One Piece.

« Si la culture de son auteur dans ce que l'on appelait alors “les trois enseignements” (bouddhisme, taoïsme, confiucianisme) est encyclopédique, s'il sait enchevêtrer habilement le récit d'un pèlerinage bouddhique avec un langage allégorique faisant allusion aux progrès de l'adepte taoïste, il se garde bien de nous livrer la clef définitive de son œuvre », affirme le sinologue Vincent Durand-Dastès dans l'introduction du Voyage vers l'ouest paru en octobre 2014. C'est peut-être sur ce point, davantage encore que sur leurs ressemblances plus formelles, que l'œuvre chinoise et les mangas cités se rapprochent le plus : tous mobilisent une matière multiple, des sources variées et hétérogènes, amalgamées dans un surprenant syncrétisme, ludique et fertile.

(1) Moine bouddhiste (602-664) qui, après un pèlerinage en Inde de plusieurs années, devint l'un des traducteurs les plus importants de soutras bouddhiques, désormais perdus en sanskrit.

Age d'or

Sun, 27/11/2016 - 15:55

L'Amérique latine connaît une sorte d'âge d'or politique. Au cours de son histoire tragique, depuis le début du XIXe siècle, jamais cette région n'a vécu une si large période de paix (un seul conflit subsiste, en Colombie), de prospérité et, surtout, de consolidation démocratique.

Depuis la victoire électorale de M. Hugo Chávez à la présidence du Venezuela en 1998, les scrutins, dans de nombreux pays, ont permis l'élection (ou la réélection) de candidats de gauche ou de centre-gauche : M. Néstor Kirchner en Argentine, M. Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil, M. Tabaré Vázquez en Uruguay, M. Martín Torrijos au Panamá, M. Evo Morales en Bolivie, Mme Michelle Bachelet au Chili, et même M. Alan García au Pérou, dont le parti, l'Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), est membre de l'Internationale socialiste...

Dans d'autres pays, comme le Mexique, où le représentant de la gauche, M. Andrés Manuel López Obrador, ne l'a pas emporté (pour 0,56% des voix !), des présomptions de fraude pèsent sur le scrutin. Et même dans des Etats où le candidat de droite a gagné — en Colombie, M. Alvaro Uribe a été réélu en mai 2006 —, les résultats obtenus par les candidats de gauche ont été remarquablement élevés (1).

Une telle situation est inédite. Il n'y a pas si longtemps, sous des prétextes divers, un coup d'Etat militaire (la plus récente tentative date d'avril 2002, contre le président Chávez) ou une intervention directe des Etats-Unis (la dernière eut lieu en décembre 1989, contre le président Manuel Noriega, au Panamá) mettait vite fin à tout projet de réforme économique et sociale, même si celui-ci avait l'approbation majoritaire des électeurs.

Elus démocratiquement, Jacobo Arbenz, au Guatemala, João Goulart, au Brésil, Juán Bosch, en République dominicaine, ou Salvador Allende, au Chili, pour ne citer que quatre cas parmi les plus célèbres, furent renversés — respectivement en 1954, 1964, 1965 et 1973 —, par des coups d'Etat militaires soutenus par Washington, pour empêcher la réalisation de réformes structurelles dans des sociétés inégalitaires. Réformes qui auraient affecté les intérêts des Etats-Unis et qui — c'était l'époque de la guerre froide (1947-1989) — auraient pu entraîner une modification des alliances que Washington refusait de consentir.

Dans ce contexte, une seule expérience de gauche a réussi à survivre : celle de Cuba. Mais à quel prix ! La Havane a dû surmonter, entre autres épreuves, un assaut de mercenaires appuyés par les Etats-Unis (baie des Cochons, 1961), un embargo commercial dévastateur maintenu unilatéralement par Washington depuis quarante-cinq ans, un bras de fer diplomatique et militaire (la crise des fusées d'octobre 1962) qui porta le monde au seuil d'une guerre atomique, et des attaques terroristes constantes (ayant causé quelque trois mille morts et des dégâts évalués à des milliards de dollars) (2).

Epreuves qui n'ont pas empêché le régime de réaliser de considérables avancées (en matière d'éducation, de santé publique et de solidarité internationale, notamment), mais qui l'ont contraint à se durcir plus que nécessaire et à privilégier pendant plus de vingt ans, pour échapper à un isolement politique et à un étranglement économique fomentés par les Etats-Unis, une alliance peu naturelle avec la très lointaine Union soviétique, dont la disparition soudaine en 1991 a entraîné de nouvelles difficultés.

Hormis cette exception cubaine, toutes les autres tentatives démocratiques de changer les structures de la propriété ou de distribuer plus justement les richesses de ce continent ont été brutalement interrompues.

Pourquoi ce qui n'a pas été consenti durant des décennies est-il aujourd'hui accepté ? Pourquoi une vague rose et rouge peut-elle recouvrir tant d'Etats sans être stoppée comme naguère ? Qu'est-ce qui a donc changé ?

En premier lieu, une donnée majeure : l'échec, dans l'ensemble de l'Amérique latine, des expériences néolibérales parfois très radicales qui ont marqué les années 1990. Dans de nombreux pays, ces politiques se sont traduites par un pillage éhonté, l'appauvrissement massif des classes moyennes et populaires, la destruction de pans entiers de la fragile industrie nationale, et finalement par la révolte des citoyens.

En Bolivie, en Equateur, au Pérou et en Argentine, de véritables insurrections civiques ont provoqué le renversement de présidents élus démocratiquement mais qui considéraient qu'ayant gagné l'élection ils disposaient d'une carte blanche pour agir à leur guise et, éventuellement, trahir le programme proposé aux électeurs.

A cet égard, la révolte populaire en Argentine du 21 décembre 2001 qui entraîne le départ du président Fernando de la Rúa, et surtout l'effondrement des politiques néolibérales appliquées de 1989 à 1999 par M. Carlos Menem, est en quelque sorte l'équivalent pour ce continent de ce que représenta, pour l'Europe, la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, soit le refus définitif d'un modèle dogmatique, arrogant et antipopulaire.

Autre donnée fondamentale : « parrains » de cette région considérée comme leur « arrière-cour », les Etats-Unis ont dévié, depuis la guerre du Golfe de 1991 et plus encore depuis le 11 septembre 2001, l'essentiel de leurs préoccupations géopolitiques vers le Proche et le Moyen-Orient, où se trouvent le pétrole et leurs principaux ennemis actuels.

Cette « distraction » a favorisé l'éclosion, en Amérique latine, de tant d'expériences de gauche, et leur a sans doute empêché d'être vite étouffées. Une chance dont les dirigeants feraient bien de se saisir pour accélérer enfin les réformes que la population attend depuis si longtemps.

(1) Lire le dossier « Amérique latine, le tournant à gauche ? », dans Mouvements, n° 47-48, novembre 2006, La Découverte, Paris.

(2) Deux des terroristes anticubains les plus notoires, MM. Luis Posada Carriles et Orlando Bosch, agissant pour le compte de la Central Intelligence Agency (CIA), auteurs, entre autres, d'un attentat en vol contre un avion de ligne cubain qui fit soixante-treize morts le 6 octobre 1976, continuent de bénéficier, en Floride où ils résident, de la protection des autorités américaines, qui refusent de les juger ou de les extrader.

Mort de Fidel Castro

Sat, 26/11/2016 - 17:00

Fidel Castro est mort vendredi 25 novembre, à l'âge de 90 ans. Il avait transmis le pouvoir en 2006 à son frère Raúl.

Fidel Castro, Havana, 1978 cc Marcelo Montecino

Lors du deuxième sommet de la Communauté d'États latino-américains et caraïbes (Celac), le 29 janvier 2014, les dirigeants des trente-trois pays de la région ont proclamé Fidel Castro « guide politique et moral d'Amérique », un titre qui illustre la stature singulière du « líder máximo ».

David moderne, l'homme incarne la résistance contre le Goliath nord-américain. Invasion, tentatives d'assassinat, embargo économique, financement de l'opposition : Washington aura tout tenté pour renverser les « barbus » parvenus au pouvoir en 1959 et démontrer le danger de leurs ambitions. De la même façon que la menace soviétique a conduit les élites européennes à quelques concessions au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, Cuba a — un temps — obligé les États-Unis à modifier leur approche de leur « arrière-cour ». Dès le 13 mars 1961, le président John Fitzgerald Kennedy proclame : « Transformons à nouveau le continent américain en un vaste creuset d'idées révolutionnaires (…). Réveillons à nouveau notre révolution américaine jusqu'à ce qu'elle guide les combats des peuples en tout lieu. ». Aurait-il employé un tel vocabulaire si les combattants de la Sierra Maestra n'avaient pas, défiant tous les pronostics, toutes les prudences, défait une dictature corrompue inféodée aux États-Unis ? Il fallut néanmoins attendre plus d'un demi siècle avant que Washington ne lève (en partie) l'embargo qu'il infligea à l'État et au peuple qui avaient introduit le désordre — c'est-à-dire un peu de justice — dans une région longtemps peuplée de dictateurs et de tyrans.

Cuba a presque la population de sa voisine Haïti. Cela donne une idée de ce qu'aurait pu devenir le pays en matière d'éducation, de santé, de fierté nationale, de prestige international sans la révolution. Quel pays aujourd'hui n'est pas représenté à La Havane par des diplomates de talent ? Une telle reconnaissance, nourrie par l'épopée d'une des plus grandes révolutions de l'histoire de l'humanité, a reposé sur des hommes hors du commun. Au départ, ils n'étaient qu'une poignée. Fidel Castro fut du nombre. A l'âge de 13 ans, il organisait sa première insurrection : celle des travailleurs des champs de canne à sucre de son père (1).

En 1960, en visite à Cuba, Jean-Paul Sartre choisit justement de titrer « Ouragan sur le sucre » la série d'articles qu'il consacra à l'île qui venait de rendre sa fierté à l'Amérique latine et qui s'apprêtait à devenir un quartier général des révolutionnaires de la Tricontinentale. Sartre écrivait : « Le plus grand scandale de la révolution cubaine n'est pas d'avoir exproprié les planteurs, mais d'avoir mis les enfants au pouvoir. (…) S'il faut un fil conducteur — et il en faut un — la jeunesse est l'évidence la plus immédiate, la plus indéniable ; (…) ici, sans cesser d'être un âge de la vie, elle est devenue une qualité intérieure de ses chefs. (…) Il faut n'avoir pas trop vécu pour commander ; pour obéir, il suffit d'avoir plus de trente ans. (2»

Mais le philosophe avertissait : « Quand l'homme-orchestre est trop vieux, la révolution grince, elle est raide. » Au fil des décennies, les pénuries, les procès, la répression ont assombri le bilan éclatant de la révolution. Et, depuis des années déjà, Cuba n'appartient plus vraiment à l'homme orchestre qui l'a fait exister dans la conscience des peuples du monde entier.

Retrouvez, ci-dessous, une sélection d'archives.

(1) Cf. Volker Skierka, Fidel Castro : A Biography, Polity Press, Cambridge, 2004.

(2) Jean-Paul Sartre, « Ouragan sur le sucre », reportages publiés dans France-Soir, Paris, du 28 juin au 15 juillet 1960.

Dans « Le Monde diplomatique »

Mort de Fidel Castro

Sat, 26/11/2016 - 16:55
Fidel Castro est mort vendredi 25 novembre, à l'âge de 90 ans. David moderne, l'homme incarnait la résistance contre le Goliath nord-américain. Au fil des décennies, les pénuries, les procès, la répression ont cependant assombri le bilan éclatant de la révolution cubaine. Avec une sélection d'archives. (...) / , , , , , , , - La valise diplomatique

A Cuba, José ne s'est pas levé

Sat, 26/11/2016 - 12:16

Alors que La Havane sort lentement de son isolement tant diplomatique qu'économique, l'évolution du rôle et du fonctionnement des comités de défense de la révolution (CDR), longtemps consacrés à une forme de surveillance de la population, illustre la façon dont les Cubains s'adaptent à la nouvelle donne.

Rubén Alpízar. – De la série « Pequeños vínculos » (Petits liens), 2012 Photo : Ricardo G. Elias - Artempocuba.Com

« Face aux campagnes d'agression de l'impérialisme, nous allons implanter un système de surveillance collective révolutionnaire ; que tout le monde sache qui est qui et qui fait quoi dans le pâté de maisons, et quelle relation il a eue avec la tyrannie… » Le 28 septembre 1960, à la suite d'attentats meurtriers dans l'île, M. Fidel Castro annonce la création des comités de défense de la révolution (CDR), des structures de base organisées à l'échelle d'un immeuble ou, au plus, d'un pâté de maisons. Avec un objectif : protéger et servir la révolution cubaine contre la potentielle invasion des contre-révolutionnaires soutenus et financés par la Central Intelligence Agency (CIA). Moins de deux ans après son « triomphe » de 1959, M. Castro n'en doute pas : le peuple constitue une force militante clé pour défendre la révolution. Les populations ne viennent-elles pas de se soulever aux côtés d'une poignée de barbudos (« barbus ») longtemps isolés dans la Sierra Maestra ?

En 1961, les CDR participent activement à la bataille contre la tentative d'invasion américaine de la baie des Cochons. Organiser la résistance aux agressions étrangères conduit toutefois rapidement à encadrer la vie quotidienne des Cubains : au sein des comités, chacun est chargé d'apprendre à connaître son voisin, de façon à pouvoir dénoncer les individus suspectés de terrorisme ou d'espionnage.

A cette tâche initiale de quadrillage de la population et de vigilance face aux sabotages et aux agressions viennent s'en greffer d'autres, dans l'optique de soutenir les grandes causes de la révolution : campagnes d'alphabétisation, de vaccination, d'aide aux victimes d'un cyclone, élaboration des listes de candidats pour les élections provinciales et législatives, etc. Le CDR prend alors la forme d'une courroie de transmission : il communique les besoins et les consignes de l'Etat aux populations et, inversement, permet de faire remonter des informations aux instances dirigeantes. De l'échelle du pâté de maisons à celle de la nation en passant par la « zone » (équivalent du quartier), le municipio (la commune) et la province (la région), il existe aujourd'hui encore plus de 130 000 noyaux regroupant environ 8 millions de citoyens cubains âgés de plus de 14 ans, soit presque la totalité de la population. La proportion est restée stable depuis leur création.

L'affiliation n'est pourtant pas obligatoire, comme le souligne Eloïna (1), élue à la présidence d'un CDR dans le quartier d'Altahabana, un poste qui ne nécessite pas d'être membre du Parti communiste cubain (PCC). Depuis presque dix ans, elle est annuellement reconduite par le voisinage. Son travail étant apprécié, la charge de président de CDR n'étant pas rémunérée et aucun impératif légal ne l'empêchant de se représenter, il est fort probable qu'elle gardera son poste de nombreuses années encore. Comment explique-t-elle que, dans son bâtiment, l'ensemble des habitants de plus de 14 ans, soit 40 personnes réparties dans 24 appartements, soient membres du CDR ? La question la désarçonne : « Le CDR est là pour protéger les habitants ; pourquoi quelqu'un ne voudrait-il pas s'y affilier ? »

L'adhésion peut toutefois s'expliquer par d'autres motivations. La plupart des Cubains de plus de 30 ans ont connu de près ou de loin une personne dont les études ou la carrière ont été interrompues en raison d'une implication dans leur CDR jugée « trop peu révolutionnaire ». En 2001, Vilma, une jeune femme qui travaillait dans le tourisme et poursuivait des études dans ce secteur, justifiait ainsi sa participation à la traditionnelle manifestation du 1er-Mai. Elle était parfaitement consciente que rien ne l'obligeait à s'y rendre, mais elle savait également que, si elle n'y allait pas, cela pourrait nuire à sa carrière.

Les centres de travail demandent souvent une lettre de recommandation du CDR dans lequel est inscrit un futur employé. Cette lettre, nous explique Eloïna, témoigne du rôle des comités dans la vie quotidienne des Cubains : « En tant que présidente, je connais les gens de mon immeuble, nous sommes une grande famille. » Elle serait donc, dans la logique du système, toute désignée pour porter un jugement sur la moralité, l'honnêteté, le sérieux, bref, les qualités du candidat. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles, lorsque son CDR organise une session de « travail volontaire » (couper l'herbe devant les immeubles, repeindre une façade, monter la garde devant la bodega (2) les jours de livraison des produits électroniques, etc.), José, un adolescent du quartier, s'interroge : « En quoi cela est-il volontaire, puisque c'est obligatoire ? » Et pourtant, audace inconcevable il y a quinze ans, au mois d'août 2015, José ne s'est pas levé pour aller couper l'herbe.

Les CDR n'exercent donc plus ce pouvoir d'intimidation que nous décrivait encore Vilma en 2001. Les lettres de moralité existent toujours, Eloïna en rédige régulièrement, mais l'implication révolutionnaire ne revêt plus la même signification. Ainsi, lorsque José a voulu rejoindre le corps des gardes de l'aéroport, Eloïna et les membres du bureau ont vanté dans leur lettre de recommandation son honnêteté et sa rigueur. Ils n'ont pas mentionné sa faible contribution au CDR. Son attitude ne leur paraît pas « contre-révolutionnaire », comme cela aurait sans doute été le cas il y a quelques années.

« Dimanche, il y a travail volontaire ! »

L'affaiblissement progressif de la menace américaine, que traduit le rapprochement économique et diplomatique avec les Etats-Unis, a permis d'élargir les fonctions des CDR. Une évolution s'observe à travers les choix qu'effectuent les dirigeants à l'échelle locale. Tel président veillera à assurer la sécurité de son pâté de maisons ; il lui faudra alors organiser des tours de garde nocturnes. Tel autre, soucieux d'éducation, mettra en place des aides aux devoirs. Eloïna se dit particulièrement sensible à la protection des plus vulnérables : personnes âgées, diabétiques, femmes enceintes, etc. Elle vérifie également les vaccinations et connaît le groupe sanguin de l'ensemble de ses « cédéristes », afin de pouvoir répondre rapidement à une demande du ministère de la santé en cas de collecte de sang à la suite d'un accident, par exemple.

Les CDR répondent également aux difficultés du quotidien. La question de l'approvisionnement en eau, comme celles du transport et du logement, pose un problème général à La Havane. Dans certains quartiers, elle se transforme en un casse-tête qui génère de la frustration, parfois de la colère. Mais ici, pas de manifestations de rue : la protestation suit une routine bien huilée. Les comités informent les délégués de quartier des difficultés rencontrées. Lors des crises graves touchant l'ensemble de la communauté, par exemple face aux destructions causées par les cyclones, les délégués informent à leur tour le gouvernement municipal afin qu'il résolve le problème. Mais, dans la majorité des cas, les CDR doivent se charger de trouver des solutions eux-mêmes. A Altahabana, l'eau courante fonctionne de façon discontinue. De nombreux édifices se sont dotés de réservoirs qui se remplissent lorsque l'eau arrive. Quand intervient l'inévitable coupure, les habitants actionnent un moteur qui permet de pomper l'eau de ce réservoir et d'alimenter les appartements. Il est en général mis en marche à partir de 17 heures, afin que tout le monde puisse avoir de l'eau en rentrant du travail.

Dans le CDR d'Eloïna, le responsable du moteur a déménagé en août 2015. La présidente a donc rassemblé les membres du comité. En règle générale, les convocations se font par le bouche-à-oreille. On entend par exemple Eloïna crier depuis sa fenêtre à Maricel : « Compañera, dimanche, il y a un travail volontaire, on nettoie les jardins devant l'immeuble. » Plus tard, Maricel, qui discute sur le pas de sa porte avec Ana, la voisine, croise Mercedes et lui transmet l'information, et ainsi de suite. En moins de deux heures, les 40 personnes sont au courant, ce qui ne garantit toutefois pas la présence de tous. On voit rarement plus d'une dizaine de personnes se lever un dimanche matin pour nettoyer, défricher, repeindre… Eloïna explique qu'il ne faut pas compter sur « les jeunes qui sortent le samedi soir, les personnes âgées, les parents de jeunes enfants ». Lorsque la présence de tous est requise, mieux vaut faire le tour des logements pour les convaincre de venir : « Il faut que les gens se sentent impliqués, leur expliquer pourquoi ils doivent se mobiliser. Présidente de CDR, c'est un travail pédagogique. »

Pour discuter de la délicate question de l'eau, 17 personnes sont présentes, soit une par appartement, si l'on excepte ceux qui ne peuvent pas se déplacer ou qui travaillent. La réunion se tient dans le jardin. Il est 18 heures ; tout le monde est arrivé, mais la séance tarde à commencer. Les conversations privées vont bon train. Il fait bon désormais, le soleil est doux et il ne manque plus que l'apéritif pour compléter le tableau d'un repas de quartier. Eloïna rappelle bientôt l'assemblée à l'ordre.

La présidente recommande d'abord à chacun de bien fermer les robinets, surtout lorsque l'eau ne coule pas. Tous ont encore à l'esprit l'inondation causée quelques jours plus tôt par Marcelo, qui avait laissé son robinet ouvert alors que l'eau avait été coupée. Lorsque celle-ci est revenue, Mercedes a vu son balcon transformé en piscine. Les blagues vont bon train ; Marcelo les accepte avec résignation. Puis Eloïna entre enfin dans le vif du sujet. Il s'agit d'élire une personne chargée du moteur d'eau. Seul Mario accepte de se présenter — la charge est fastidieuse. Le vote a lieu à main levée et sa candidature est acceptée à l'unanimité.

Certains CDR continuent toutefois à se concevoir comme essentiellement chargés de réagir aux attaques de l'« impérialisme ». La surveillance des populations reste alors l'un des aspects les plus importants de leur mission. Mais, là encore, la situation évolue.

Depuis l'arrivée au pouvoir de M. Raúl Castro, être un « bon révolutionnaire » n'implique plus une lutte farouche contre l'impérialisme. Au contraire : la population est invitée à prendre conscience des aspects positifs du rapprochement avec les Etats-Unis (fin de l'embargo, augmentation du tourisme, etc.). Il s'agit de dédiaboliser le vieil ennemi afin de faire accepter la nouvelle politique. Mais ce rapprochement suscite la méfiance d'une partie de la population, comme en témoigne l'attitude de certains présidents de CDR.

Depuis maintenant trois ans, Vladimir, artiste franco-cubain résidant en France, organise un festival d'art urbain dans les rues d'Altahabana. Jusqu'en 2014, il se contentait d'obtenir l'autorisation des présidents de CDR afin de réaliser des fresques murales, d'organiser des ateliers avec les enfants, des concerts, des spectacles… Chaque édition rencontre un vif succès, mobilisant, outre les artistes du quartier, les enfants et la population dans son ensemble.

Bientôt, les esprits s'échauffent et le ton monte

Au mois d'août 2015, Vladimir et Rancel, un autre artiste, ont déjà réalisé plusieurs peintures murales sur divers bâtiments lorsqu'ils décident de peindre un chien fou, accompagné de ces mots : « Que vas-tu faire ? » En quelques minutes, les enfants du quartier se sont regroupés. Chacun y va de son commentaire. Bientôt, comprenant que l'œuvre sera imposante et que sa réalisation prendra un certain temps, le public s'installe. Les bières et les bouteilles de Tukola (le soda made in Cuba) font leur apparition. Mais le chien est à peine esquissé, les lettres à peine tracées que le président du CDR appelle la police et demande aux artistes de partir. Pour lui, le dessin est contre-révolutionnaire : il attaque le processus de normalisation des relations entre les Etats-Unis et Cuba. L'ensemble du public qui assiste à cette discussion surréaliste prend parti pour les artistes et tente de convaincre le président que son analyse est erronée. A son arrivée, la police elle-même se demande pourquoi elle a été appelée. Dans la chaleur de l'après-midi cubain, les esprits commencent à s'échauffer et le ton monte. Vladimir et Rancel décident d'abandonner leur peinture et d'aller en référer à l'autorité supérieure : la déléguée du quartier (3). Sous les quolibets du public, le président s'empresse de son côté de repeindre le mur avec un slogan révolutionnaire bien connu des Cubains : « Siempre en 26 » (« Le 26 [juillet] pour toujours ») (4).

La multiplicité des voies empruntées par les dirigeants de CDR démontre que ces comités ne peuvent plus être pensés comme des entités politiques figées. Au contraire : leurs choix et leur mode de fonctionnement dépendent beaucoup plus qu'hier des personnes qui les composent, et en particulier de leurs présidents. Après avoir symbolisé pendant tant d'années l'aspect le plus répressif du régime cubain, les CDR pourraient-ils devenir le premier laboratoire d'une forme d'expression populaire ?

(1) Les prénoms ont été modifiés.

(2) Nom donné aux boutiques dans lesquelles sont distribués les produits vendus avec le carnet d'alimentation (libreta).

(3) Elu tous les deux ans et demi, le délégué de quartier fait le lien entre la population locale et le gouvernement municipal pour les problèmes touchant toute la communauté, et pas seulement un CDR.

(4) Le 26 juillet est une des fêtes les plus importantes à Cuba. Elle commémore l'attaque du quartier général de la Moncada à Santiago de Cuba par les forces révolutionnaires de M. Fidel Castro en 1953.

Fidel Castro

Sat, 26/11/2016 - 10:15

Fidel Castro Ruz est né le 13 août 1926 à Biran, hameau situé non loin de Santiago de Cuba. Son père, immigré espagnol, est un important propriétaire terrien. Eduqué par une institutrice haïtienne, il fait ses études dans des établissements catholiques (salésiens et jésuites) tenus par des professeurs espagnols, pour la plupart franquistes.

Grand lecteur des œuvres de José Martí, père intellectuel de l'indépendance de Cuba en 1898, Fidel Castro entreprend des études de droit à La Havane et découvre le marxisme, qui devient pour lui, dira-t-il, une « boussole ». Il commence à militer au sein du Parti orthodoxe, héritier de celui fondé par Martí, qui lutte contre la corruption. Il s'intéresse au reste de l'Amérique latine et s'enrôle dans une expédition — frustrée — de volontaires pour délivrer la République dominicaine de la dictature de Rafael Léonidas Trujillo.

Devenu l'un des principaux leaders étudiants, il se rend, en 1948, à Panamá, puis au Venezuela, et à Bogotá, en Colombie, où il s'entretient avec le dirigeant progressiste Jorge Eliécer Gaitán. Celui-ci sera assassiné quelques jours plus tard, ce qui provoquera une insurrection populaire, le bogotazo, à laquelle Fidel Castro participe.

Après ses études de droit, il devient « avocat des pauvres ». Puis il se présente, en candidat indépendant, aux élections législatives annulées en raison du coup d'Etat du 10 mars 1952 du colonel Fulgencio Batista.

Avec son frère Raúl, Fidel Castro organise un groupe de militants, les initie au marxisme et les entraîne au maniement des armes. Le 26 juillet 1953, c'est le passage à l'acte : avec cent vingt hommes il attaque la Moncada à Santiago de Cuba. La tentative échoue. Déféré devant un tribunal militaire, il se défend seul, et fait de sa plaidoirie — L'histoire m'absoudra — son programme futur de gouvernement. Condamné à une lourde peine, il est grâcié au bout de trois ans, et part en exil à Mexico où il rencontre Ernesto Che Guevara, un révolutionnaire argentin, qui se joint à lui.

Fidel Castro entraîne et met sur pied un groupe expéditionnaire qui, à bord du yacht Granma, débarque à Cuba, au pied de la Sierra Maestra, le 2 décembre 1956. C'est le début de la guerre révolutionnaire qui s'achèvera par la chute de Batista et la victoire des rebelles le 2 janvier 1959.

A partir de là, la vie de Fidel Castro se confond avec celle de la révolution cubaine. Celle-ci suscite aujourd'hui, en particulier en Europe, des réserves et des critiques, parfois fondées, mais elle souleva à l'époque l'enthousiasme de tous les progressistes du monde et demeure, pour les masses déshéritées d'Amérique latine et d'ailleurs, une référence positive majeure.

Alliance conservatrice à l'ombre de la menace djihadiste

Fri, 25/11/2016 - 15:32
Chris Huby. – « La route du djihad ». Jeune homme s'apprêtant à partir en Syrie, Kasserine, 2013 Haytham Pictures

En dépit de la douceur exceptionnelle de ce début d'hiver, une humeur maussade flotte dans l'air de Tunis. La vie continue, mais la joie des semaines qui suivirent la chute du régime de M. Zine El-Abidine Ben Ali, en janvier 2011, s'est dissipée. La Tunisie a connu une année 2015 éprouvante, durant laquelle elle a subi trois attentats majeurs revendiqués par l'Organisation de l'Etat islamique (OEI) contre des cibles emblématiques du tourisme et de l'Etat (1). Conséquence : la saison touristique s'achève sur un bilan catastrophique. Les entrées de janvier à novembre ont diminué de 26 % et les recettes, de plus de 33 % par rapport à l'année précédente. La croissance du produit intérieur brut (PIB) devrait être quasiment nulle. Et, pour l'année 2016, rien ne permet d'espérer que la conjoncture offrira des perspectives d'amélioration sociale à des Tunisiens épuisés par l'augmentation des prix et par la persistance d'un chômage massif.

Les plus grosses préoccupations sont directement liées à l'évolution de la crise libyenne. Quelle que soit l'issue du dialogue national entre les deux pouvoirs de Tobrouk et de Tripoli (2), la perspective d'une intervention étrangère contre les bases de l'OEI autour de Syrte semble se préciser, avec ou sans la formation d'un gouvernement libyen d'union pour donner son aval. Les accords entre tribus qui stabilisent plus ou moins le contrôle de la frontière avec la Tunisie seront encore fragilisés, la rendant plus poreuse aux répercussions économiques et politiques d'un conflit ouvert en Libye. L'un des cauchemars des autorités serait de voir s'ajouter à des protestations sociales dans le Sud le surgissement de partisans de l'Etat islamique susceptibles de travailler de concert avec les réseaux de contrebande.

Si la Tunisie, officiellement partenaire stratégique de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) depuis juillet 2015, est mise à contribution, elle se retrouvera en première ligne en cas de représailles. Dans une dramatisation quelque peu maladroite, mais révélatrice de l'inquiétude qui règne dans les cercles du pouvoir, le président Béji Caïd Essebsi avait déclaré au lendemain de l'attentat de Sousse : « Si une troisième attaque survient, l'Etat s'effondrera. » Il a pourtant survécu à l'attentat qui s'est produit le 24 novembre en plein cœur de la capitale. Mais il reste à savoir si le dispositif politique mis en place depuis les élections de fin 2014 (législatives en octobre et présidentielle en novembre et décembre) résistera aux chocs de l'année 2016.

En prévision des turbulences qui s'annonçaient, les partenaires internationaux de la Tunisie avaient encouragé une alliance entre les deux pôles opposés de l'échiquier politique tunisien : Nidaa Tounès, qui se revendique de l'héritage de Habib Bourguiba, cimenté dès sa création en 2012 par la volonté de contrer l'hégémonie des islamistes, et Ennahda, vainqueur de l'élection de 2011, qui a dû quitter le pouvoir après la crise de fin 2013. En février 2015, les deux adversaires d'hier ont formé ensemble une coalition gouvernementale. Un choix sans surprise, convenu probablement dès la rencontre des dirigeants des deux formations, en août 2013. Cette coalition « large et inclusive », pour reprendre les éléments de langage diplomatiques, semblait confortée par l'arithmétique parlementaire : avec 86 sièges pour Nidaa Tounès et 69 pour Ennahda sur un total de 217, les deux partis peuvent en théorie se passer de l'appui de leurs deux alliés, les 16 élus de l'Union patriotique libre (UPL) et les 10 d'Afek Tounes. Elle a été surtout encouragée par les partenaires étrangers de la Tunisie : les Etats-Unis, l'Europe et l'Algérie.

Cet attelage pour temps de crise tient-il ses promesses ? En dépit de la majorité confortable dont il dispose, il semble à la peine. « Le vrai soubassement de ce gouvernement, c'est le compromis entre les partis. Ce n'est pas un projet de réforme démocratique et sociale », déplore le politologue Larbi Chouikha (3). Un an après son arrivée au pouvoir, la coalition s'apprête seulement à proposer un plan d'action quinquennal.

Les bailleurs de fonds internationaux attendaient une réforme du secteur bancaire (votée en juillet 2015), du code de l'investissement, de l'administration, de la fiscalité, et l'introduction du partenariat public-privé (votée en décembre 2015). Mais, entre les injonctions étrangères d'ouvrir les marchés, les impératifs sociaux et les intérêts des clans qui ont investi les circuits de décision économiques, la réforme marque le pas, tandis que, selon une étude récente du ministère des finances, l'économie informelle représente désormais 53 % du PIB.

Dans les milieux économiques, on s'exaspère de l'incapacité de la nouvelle majorité à clarifier l'accumulation des dispositifs issus de la révolution : les quelque 350 dossiers ouverts par la commission d'enquête de 2011 sur la corruption (4), les processus de confiscation au périmètre mal défini lancés eux aussi en 2011, le système d'arbitrage de l'Instance vérité et dignité formée en juin 2014… La présidence n'est pas parvenue à faire passer son projet de « réconciliation économique », politiquement difficile à défendre et juridiquement mal ficelé, dont l'objectif est de permettre aux hommes d'affaires et aux fonctionnaires impliqués dans des affaires de corruption ou de détournement de fonds publics d'être exonérés de toute poursuite moyennant un arbitrage.

Le gouvernement fâche aussi les milieux « modernistes », qui ont fourni la caution intellectuelle à la montée de Nidaa Tounès et qui s'estiment trahis par l'inclusion des islamistes dans la coalition. Le ministre de la justice Mohamed Salah Ben Aïssa, figure de cette mouvance, a en outre été limogé. Seule avancée : la possibilité pour une mère de voyager avec ses enfants sans autorisation paternelle. Mais rien sur la dépénalisation de la consommation de cannabis, promise par le candidat Essebsi. Véritable outil de répression sociale entre les mains de la police à l'encontre des jeunes des quartiers populaires, cette prohibition sacrifie chaque année l'avenir de milliers d'entre eux, condamnés à la prison. Par ailleurs, le 10 décembre dernier, six étudiants de Kairouan ont été condamnés pour homosexualité à trois ans de prison suivis de cinq ans d'interdiction de séjour dans leur ville d'origine. Plus généralement, aucun calendrier n'a été établi pour mettre le code pénal en conformité avec les normes de la nouvelle Constitution en matière de discriminations, de droit à un environnement sain (5)…

Les défaillances sécuritaires révélées par l'attentat de Sousse ont montré que le ministère de l'intérieur, quoique redouté, était une institution faible, divisée en clans rivaux. Il lui manque toujours une procédure de discipline interne susceptible d'empêcher les exactions auxquelles se livrent des agents encore marqués par la mentalité d'un régime policier : mauvais traitements, torture, racket (6). La priorité accordée à la lutte contre le djihadisme a redonné les coudées franches à une institution policière dont une frange non négligeable considère « révolution », « démocratie » et « liberté » comme des synonymes de « terrorisme » et pense tenir sa revanche après des années de discrédit.

Tout cela engendre une série de malaises dont les Tunisiens ne peuvent identifier clairement les responsables. Le fonctionnement même des institutions crée le sentiment d'un pouvoir diffus, sans véritable moteur. Théoriquement, il devrait s'agir d'un régime parlementaire rationalisé, sur lequel pèse néanmoins une tradition présidentialiste, voire autocratique. S'il a du poids, le chef de l'Etat n'est pas aux commandes. Faute d'une majorité construite sur un programme, le premier ministre choisi, M. Habib Essid, a le profil d'un serviteur de l'Etat plutôt que d'un véritable dirigeant politique. Quant à l'Assemblée des représentants du peuple, « elle a aussi peu de moyens qu'un Parlement de dictature », assène Mme Ons Ben Abdelkarim, présidente de l'association Al-Bawsala, qui a mis en place un observatoire de l'activité parlementaire et dont la cofondatrice, Mme Amira Yahiaoui, a reçu en 2014 le prix pour la prévention des conflits de la fondation Jacques-Chirac. « Il n'y a pas assez de salles pour les commissions, aucun appui technique pour les députés. Cette assemblée n'a aucun pouvoir d'initiative. Quand elle a amendé le projet de loi sur l'accès à l'information pour restreindre la portée des exceptions, le gouvernement l'a retiré, avant de le réintroduire dans sa version initiale. »

A ce flou institutionnel s'ajoute une reconfiguration laborieuse des partis sur lesquels repose la coalition. Tous deux ne sont dotés que d'une culture démocratique récente et restent dépositaires d'un héritage qu'il leur faut réactualiser : une vision bourguibienne et dirigiste de l'Etat pour Nidaa Tounès ; une combinaison de la pensée traditionaliste et du projet des Frères musulmans pour Ennahda.

Parti central du pouvoir, Nidaa Tounès se déchire sous les yeux d'une opinion médusée. Le parti s'est construit comme une machine électorale autour d'une référence moderniste sans projet. Il s'est constitué par vagues successives issues de la gauche, du syndicalisme, des milieux d'affaires et des cadres de l'ancien Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) du président Ben Ali. Il se retrouve livré au jeu des ambitions rivales maintenant que son fondateur a été porté au pouvoir, et sans ligne politique depuis que, par réalisme, l'objectif d'écarter Ennahda a été abandonné. Dans cette formation toute jeune, aucune structure ne semble en mesure de gérer les contradictions internes.

Secrétaire général de Nidaa Tounès, un temps considéré comme le dauphin, M. Mohsen Marzouk est tombé en disgrâce au profit du fils du chef de l'Etat, M. Hafedh Caïd Essebsi, qui bénéficie de l'appui des plus proches conseillers du président, des coordinateurs régionaux, des anciens notables du RCD et des poids lourds du gouvernement. Gros bras et contrôles fiscaux : dans cette lutte toujours en cours, tous les coups sont permis. S'y jouent aussi ouvertement les rivalités entre les grandes fortunes et les clans économiques de Tunis, de Sousse et de Sfax. Les partisans de M. Marzouk, soutenu par une trentaine de députés, entendent aussi incarner un projet plus proche de l'esprit initial, comme l'explique Mme Bochra Bel Hadj Hamida, une élue dissidente : « Ils veulent un parti conservateur ; nous voulons un parti progressiste. Ils veulent reproduire le même système de partis qu'avant, avec l'appui d'Ennahda, sur la base d'une réconciliation historique, pour faire main basse sur l'Etat et l'économie. »

Du côté d'Ennahda, on affiche beaucoup plus de sérénité. Les débats internes sont gérés par un appareil rodé, capable d'organiser de larges consultations. La loyauté envers le parti empêche que les éclats de voix ne s'entendent à l'extérieur. La formation se prépare à un dixième congrès, conçu pour être celui du renouvellement doctrinal et stratégique, début 2016. « Ennahda a entamé une mutation profonde, explique M. Abdelhamid Jelassi, président du majlis al-choura, l'instance délibérative. Il nous faut du temps pour transformer un parti de contestation, autrefois clandestin et réprimé, en un parti de gouvernement. Après quarante ans de confrontation avec l'“Etat profond”, la prison, la torture, nos militants ont développé une certaine défiance. Nous sommes maintenant dans un contexte de coopération. Il faut travailler sur ces réflexes et théoriser cette nouvelle réalité. » Les mânes d'Abdelaziz Thaalbi, figure ancestrale du mouvement national écartée par Bourguiba dans les années 1930, sont invoqués pour inscrire le rapprochement entre destouriens et islamo-conservateurs dans une filiation commune, afin de fonder une alliance que certains cadres d'Ennahda voient se prolonger sur dix ou quinze ans.

En dépit de sa loyauté sans tache envers le gouvernement et de ses efforts évidents pour s'adapter à la nouvelle situation, le parti islamiste ne parvient pas à lever la méfiance de ses ennemis politiques. Son projet est-il toujours d'islamiser les normes collectives ? Quelle influence conserveront les militants attachés à la dimension religieuse la plus conservatrice ? Mais le plus embarrassant pour lui demeure la question lancinante de sa responsabilité, quand il était au pouvoir, en 2012 et 2013, dans la progression du salafisme djihadiste. L'aile la plus éradicatrice de la gauche milite pour que les responsables de l'époque soient traduits en justice ; sa figure emblématique est Mme Besma Khalfaoui, veuve du dirigeant politique de gauche Chokri Belaïd, assassiné le 6 février 2013.

L'accord conclu avec le président Essebsi maintient Ennahda à l'abri de ces mises en accusation. Mais plus le crédit du gouvernement s'use, plus les actions terroristes ravivent les passions anti-islamistes et mettent à l'épreuve les bases de la coalition. L'appareil sécuritaire renforce son autonomie dans le traitement du djihadisme. Il revient à ses anciennes méthodes et obtient le rappel de ses anciens cadres.

Une autre force politique peut-elle émerger, disposer d'un réseau national de militants, obtenir des soutiens financiers pour conquérir le pouvoir ? Dans l'état actuel du pays, probablement pas une force de gauche : « Ceux qui étaient marginalisés nous ont libérés, mais, depuis, ils ont été écartés. La gauche a délaissé les quartiers populaires. Nous n'étions pas préparés, et les gens de l'ancien régime l'ont compris : ils ont repris leurs places dans le monde politique, l'administration, les médias… », déplore M. Abderrahman Hedhli, coordinateur du Forum des droits économiques et sociaux — et, à ce titre, l'un des principaux organisateurs des deux éditions du Forum social mondial, à Tunis en 2013 et en 2015. « Notre erreur a été de ne pas chercher un consensus, de la gauche à Ennahda, sur les principales réformes, juste après le 14 janvier. Nous avons laissé passer ce moment. Il n'y aura pas d'autre révolution. »

L'apathie populaire en Tunisie a toujours laissé les chercheurs perplexes : consentement tacite au pacte de sécurité ? désaffiliation à l'égard d'un Etat incapable de fournir les services essentiels et peu respectueux de ses citoyens (lire « Kasserine ou la Tunisie abandonnée ») ? ou bien protestation sourde, prête à se muer à nouveau un jour en émeute ?

En attendant, l'espace politique semble saturé par l'obsession du djihadisme, qui, s'il devait intensifier son activité en Tunisie, créerait des conditions favorables à l'achèvement d'une restauration autoritaire. Seules les initiatives qui ont éclos dans les interstices ouverts par la révolution continuent de porter désormais un espoir de transformation sociale.

(1) Vingt et un touristes ont été tués au musée du Bardo (18 mars), 39 dans un hôtel de Sousse-Al-Kantaoui (26 juin) et 12 agents de la garde présidentielle sont morts dans l'explosion d'un bus à Tunis (24 novembre).

(2) Lire Patrick Haimzadeh, « En Libye, ce n'est pas le chaos, c'est la guerre », Le Monde diplomatique, avril 2015.

(3) Larbi Chouikha et Eric Gobe, Histoire de la Tunisie depuis l'indépendance, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2015.

(4) Le 13 janvier 2011, la veille de son départ, M. Ben Ali avait promis la formation de trois commissions, deux chargées d'enquêter sur la corruption et la répression, et l'autre de préparer une réforme politique.

(5) « Le travail législatif à l'épreuve de la Constitution tunisienne et des conventions internationales » (PDF), Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), Tunis, décembre 2015.

(6) « Réforme et stratégie sécuritaire en Tunisie » (PDF), International Crisis Group, rapport Moyen-Orient- Afrique du Nord, no 161, Bruxelles, 23 juillet 2015.

L'austérité est le seul remède à la crise

Thu, 24/11/2016 - 22:32

Dans l'Allemagne du chancelier Brüning, le Chili du général Pinochet ou le Portugal de Salazar, partout où elle fut appliquée, l'austérité a produit l'inverse des effets annoncés : loin de relancer la croissance, elle a fragilisé les populations, déstabilisé les sociétés et affaibli les économies. Mais l'Union européenne n'en démord pas : la rigueur est le remède miracle contre la crise des finances publiques.

Photographie de Stefania Mizara, 2012. 
En Grèce, dans la banlieue d'Athènes, le centre médico-social d'Hellinikon permet à des familles privées de couverture sociale de se faire soigner gratuitement.

« Rien ne pourra se faire de crédible sans une coupe dans les dépenses publiques », écrivait en 2011 un éditorialiste du Figaro. Deux ans plus tard, sur Europe 1, un autre commentateur abondait dans ce sens, prônant « la baisse des dépenses de santé, le recul des crédits aux collectivités locales et, surtout, plus de réformes structurelles pour la compétitivité ». Depuis le début de la « grande récession » (lire Naissance de l'économie de spéculation), nombre de journalistes, dirigeants politiques, économistes s'emploient à présenter l'austérité – c'est-à-dire la diminution des dépenses publiques – comme la condition nécessaire du retour à la croissance. La rengaine est connue : le fardeau que la dette ferait peser sur les générations futures obligerait au sacrifice de tous et à l'effort de chacun.

Pourtant, partout où elle est mise en œuvre, l'austérité produit l'inverse des effets annoncés. Elle perpétue la récession, accroît le niveau de dette publique et creuse les déficits. Entre 2008 et la fin de l'année 2013, le produit intérieur brut (PIB) de l'Italie a chuté de 8,3 % ; celui du Portugal, de 7,8 % ; celui de l'Espagne, de 6,1 %. Quant à la dette publique, depuis 2007, elle est passée de 25 % du PIB à 117 % en Irlande ; de 64 % à 103 % en France ; de 105 % à 175 % en Grèce. Tous ces pays sont des adeptes de la rigueur.

La « troïka » a favorisé la mise en place d'un gouvernement technocratique en Italie.

La baisse des prestations sociales, la diminution (relativement à l'inflation) des salaires et le gel des embauches des fonctionnaires – les trois principales formes de l'austérité – ont également contribué à l'augmentation du chômage. Situé autour de 12 % dans l'Union européenne, le taux de chômage s'élève, en Grèce, à 27,9 % en 2013 contre 10 % en 2007 ; en Espagne, à 26,7 % contre 7,3 % ; au Portugal, à 16 % contre 6,1 % ; et en Irlande, à près de 15 % contre 4,7 %. Conséquence : l'austérité grippe la consommation, l'un des principaux moteurs de l'activité, et affecte jusqu'à la santé des peuples : en Grèce, la baisse de 23,7 % du budget du ministère de la santé entre 2009 et 2011 s'est accompagnée d'une recrudescence de certaines maladies – les cas d'infections au virus de l'immunodéficience humaine (VIH/sida) ont par exemple augmenté de 57 % entre 2010 et 2011. Le nombre des suicides s'est envolé, quant à lui, de 22,7 %.

Photomontage de Boris Séméniako, d'après le tableau de Pérugin « L'Adoration des bergers » (1510).

Les dirigeants ne retiennent pas grand-chose de l'histoire. Dans les années 1930 déjà, les programmes de déflation menés par Pierre Laval en France, Ramsay MacDonald au Royaume-Uni et le chancelier Heinrich Brüning en Allemagne avaient paupérisé les peuples européens. De même, après l'éclatement de l'Union soviétique en 1991, les coupes budgétaires avaient donné lieu à une véritable saignée : l'espérance de vie masculine chuta de 64 à 57 ans entre 1991 et 1994.

D'autres politiques seraient possibles : augmenter les salaires et l'investissement public pour relancer l'investissement (une méthode appliquée, avec un certain succès, dans l'Amérique du New Deal), annuler les « dettes illégitimes », ou encore nationaliser le système bancaire. Mais rares sont les gouvernements qui, en Europe, osent s'aventurer sur ces sentiers inusités : la pression des institutions financières internationales est jugée trop forte.

Jadis imposée par des dictatures, comme dans le Portugal d'António de Oliveira Salazar (1932-1968) ou dans le Chili d'Augusto Pinochet (1973-1990), l'austérité est aujourd'hui orchestrée par le « talon de fer » d'organismes supranationaux non élus. En Grèce et au Portugal, la « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international [FMI]) a envoyé ses agents dans chaque ministère pour contrôler les dépenses publiques.

En Italie, elle a favorisé la mise en place du gouvernement technique de Mario Monti (2011-2013). En mars 2014 en Ukraine, dans un contexte de très grande instabilité politique, le FMI impose le gel des retraites et la baisse de 10 % des effectifs de la fonction publique. Enfin, l'entrée en vigueur du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) en 2013 a soumis les Etats membres de l'Union européenne à un contrôle a priori sur leurs budgets. Limitant à 0,5 % du PIB le déficit budgétaire autorisé pour les Etats – contre 3 % précédemment –, cette « règle d'or » interdit toute politique de relance de l'activité.

Manuel scolaire italien

A l'unisson des principaux médias et commentateurs du pays, ce manuel italien publié en 2008 ne voit d'autre solution que l'austérité pour sortir de la crise.

En réalité, la cure d'austérité financière imposée par le traité de Maastricht n'a fait que révéler (contribuant ainsi à les corriger) quelques caractéristiques qui pénalisent les économies du Vieux Continent depuis longtemps (…) et le rendent peu compétitif par rapport aux marchés asiatiques et nord-américains : l'excès de dépenses publiques (…) ; le caractère non durable, sur le plan financier, des systèmes de sécurité sociale (…) ; la rigidité du marché du travail, davantage guidé par la préservation des acquis que par la volonté de créer de nouvelles possibilités pour les jeunes et les chômeurs.

Le parti des misogynes

Thu, 24/11/2016 - 12:50
Soyez ménagères Dans La Pornocratie ou les femmes dans les temps modernes, Pierre-Joseph Proudhon écrit : « Je regarde comme funestes et stupides toutes nos rêveries d'émancipation de la femme. Je lui refuse toute espèce de droit et d'initiative politique. Je crois que, pour la femme, la liberté et le bien-être consistent uniquement dans le mariage, la maternité, les soins domestiques, la fidélité de l'époux, la chasteté et la retraite. » (…) « L'égalité politique des deux sexes, c'est-à-dire l'assimilation de la femme à l'homme dans les fonctions publiques, est un de ces sophismes que repoussent non pas seulement la logique, mais encore la conscience humaine et la nature des choses. » Il conseille aux femmes : « Soyez donc ce qu'on demande de vous : douce, réservée, renfermée, dévouée, laborieuse, chaste, tempérante, vigilante, docile, modeste, et nous ne discuterons pas vos mérites. Et que l'énumération de tant de vertus ne vous effraie pas : c'est toujours la même au fond qui vous revient : soyez ménagères, le mot dit tout. »

Pierre-Joseph Proudhon, La Pornocratie ou les femmes dans les temps modernes 1875, cité par Béatrice Bottet, dans Le p'tit dico de la misogynie Multitudes, Paris, 2002.

Témérité Dans le chapitre 3 du livre III des Essais (1588), Montaigne écrit : « Le monde n'a rien de plus beau ; c'est à elles d'honorer les arts et de farder le fard. (…) Quand je les voy attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique et semblables drogueries si vaines et inutiles à leur besoing, j'entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent, le facent pour avoir loy de les regenter soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouverois-je ? Baste qu'elles peuvent, sans nous, renger la grace de leurs yeux à la gaieté, à la severité et à la douceur, assaisonner un nenny de rudesse, de doubte et de faveur, et qu'elles ne cherchent point d'interprete aux discours qu'on faict pour leur service. Avec cette science, elles commandent à baguette et regentent les regens et l'eschole. Si toutesfois il leur fâche de nous ceder en quoy que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres, la poësie est un amusement propre à leur besoing ; c'est un art follastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l'histoire. »

Francis Jeanson, Montaigne par lui-même Seuil, 1954.

Névrosée A la fin de sa vie, dans La Féminité, Sigmund Freud écrit : « Peut-être la femme parviendra-t-elle à gagner sa vie comme les hommes. Je crois que toutes les réformes législatives et éducatives échoueraient du fait que, bien avant l'âge où un homme peut s'assurer une situation sociale, la nature a déterminé sa destinée en terme de beauté, de charme et de douceur (…). Le destin de la femme doit rester ce qu'il est : dans sa jeunesse, celui d'une délicieuse et adorable chose ; dans l'âge mûr, celui d'une épouse aimée... L'envie de réussir chez une femme est une névrose, le résultat d'un complexe de castration dont elle ne guérira que par une totale acceptation de son destin passif. (…) L'œuvre de civilisation est devenue, de manière croissante, l'affaire des hommes ; elle les a confrontés à des tâches plus difficiles et les a conduits à mener à bien les sublimations intellectuelles dont les femmes sont peu capables. »

Sigmund Freud, La Féminité 1932, livre non réédité. Cité par Benoîte Groult, dans Cette mâle assurance Albin Michel, Paris, 1993.

Pas de loge féminine Le journal La République maçonnique écrit le 23 octobre 1881 : « Depuis quelque temps déjà, quelques maçons de différentes obédiences font une campagne dont l'initiation de la femme est le but. Cette campagne part d'un principe erroné, d'une idée fausse : l'égalité de l'homme et de la femme. Non, la femme n'est pas égale de l'homme, non, il n'y a égalité ni morale ni physique entre ces deux êtres. Peut-on dire que l'Océan soit égal de l'Himalaya ? Peut-on dire que le noir soit égal au blanc ? Peut-on établir une égalité entre deux quantités non comparables ? Bien entendu nous ne sommes pas de ceux qui pensent que la femme est un être inférieur que la nature a fait pour l'esclavage ou pour le servage, et il y a longtemps que l'humanité a rompu avec ces théologiens qui se demandaient sérieusement si la femme avait une âme. (…) Chacun a un rôle distinct et spécial. A l'homme l'action extérieure, à lui les luttes de la vie et de la tribune ; à lui le côté actif et brillant et peut-être un peu superficiel. A la femme l'action lente, douce et persévérante du foyer. A elle d'être le conseiller avant la bataille, la consolatrice après la défaite, la récompense après la victoire… »

Cité dans La Démocratie « à la française » ou les femmes indésirables (sous la direction d'Eliane Viennot), Publication de l'université Paris-VII, coll. « Cahiers du Cedref », Paris, 2002.

Misogynie ouvrière En septembre 1917, le comité fédéral CGT des métaux adopte à l'unanimité la motion suivante : « Le comité déclare que l'introduction systématique des femmes dans l'atelier est en opposition absolue avec la création et l'existence du foyer et de la famille. Il estime en principe que l'homme doit obtenir de son travail la possibilité d'assurer la subsistance de son foyer et d'élever dignement ses enfants. (…) Il affirme donc que l'absorption de plus en plus généralisée de la femme par toutes les industries est en contradiction flagrante avec l'incitation à la procréation. Le comité fédéral décide cependant de faire toute la propagande nécessaire pour organiser syndicalement la femme et qu'il ne serait pas de bonne tactique de les grouper à part des organisations formées par des hommes. » En 1919, le bureau national de la CGT estime que « la place naturelle de la femme est au foyer, et vouloir l'astreindre aux travaux de l'atelier, c'est courir à la destruction de la famille ». La CFTC et les nombreuses associations catholiques sociales partent à la reconquête de la classe ouvrière en insistant sur ce thème.

Françoise Thébaud et Christine Bard, dans Un siècle d'antiféminisme, op. cit.

Royalistes et papistes « Tous les philosophes affirment que la faculté dominante de nos compagnes, c'est l'assimilation. Presque toujours la femme d'un homme éminent semble supérieure. Dans tous les cas, elle s'imprègne de lui d'une étrange façon. Elle prend ses idées, ses théories, ses opinions. La femme n'a ni rang, ni caste, ni classe : elle sait devenir ce qu'il faut qu'elle soit selon le milieu où elle se trouve. Il existe aujourd'hui des femmes athées, des femmes libres penseuses. Elles le sont avec violence comme elles seraient dévotes. Celles-là ont épousé des libres-penseurs. La femme devient ce que l'homme la fait. (…) Si les femmes votent, disait-on, rien ne sera changé dans le résultat final des suffrages, chaque femme devant fatalement représenter l'opinion de son maître, ou, si elle n'est pas mariée, celle de son père ou de ses frères. Ce raisonnement cependant ne semble pas tout à fait juste. La femme, sensiblement inférieure à son mari, le subit devient son reflet. Mais quand elle lui est égale, ce qui est fréquent, elle échappe totalement à son influence (…). Donc, donnez aux femmes les droits politiques ; et c'est le plus sûr moyen de rétablir chez nous la monarchie, avec le pape comme souverain temporel. »

Guy de Maupassant, « Gil Blas, 16 août 1882 », dans Chroniques 2 UGE 10/18, Paris, 1993.

Anatomie Selon le dramaturge suédois August Strindberg « le cerveau de la femme présente moins de circonvolutions que celui de l'homme et chez elle la substance grise est plus légère que chez l'homme. Au contraire, ses nerfs sont plus forts, ainsi qu'on le remarque chez l'enfant. D'où sa faculté de pouvoir supporter plus facilement certaines douleurs physiques, en quoi elle ressemble au sauvage et cela prouve aussi qu'elle a un système nerveux plus grossier. (...) Des anthropologues ont trouvé - ce qui a été confirmé par des explorateurs africains - que le crâne de la femme blanche se rapproche de celui du nègre et que le crâne d'une négresse est inférieur à celui d'un Noir. La conclusion serait donc que le crâne de la femme blanche se rapproche d'un type de crâne qui rappelle une race inférieure ».

August Strindberg, De l'infériorité de la femme 1893, cité par Béatrice Bottet, dans Le p'tit dico de la misogynie Multitudes, Paris, 2002.

Florilège « La femme est à l'homme ce que l'Africain est à l'Européen et le singe à l'humain » écrit l'anthropologue Paul Topinard (1830-1911). Et Gustave Le Bon (1841-1931), initiateur de la psychologie des foules : « On ne saurait nier, sans doute, qu 'il existe des femmes très distinguées, très supérieures à la moyenne des hommes, mais ce sont là des cas aussi exceptionnels que la naissance d'une monstruosité quelconque. » Baudelaire (1821-1867) s'inquiète de «  l'invasion » des femmes aux Salons de peinture, tandis que Gustave Moreau (1826-1898) s'esclaffe devant les toiles de Marie Bashkirtseff (1858-1884), « pauvre idiote enflammée, pauvre concierge exaltée ». Le socialiste révolutionnaire Gustave Hervé (1871-1944) récuse le vote des femmes ; certes, « il est juste, démocratique (…), mais le geste est laid. Et nous n'en voulons pas. » Léon Daudet (1867-1924) accepte certaines avancées des femmes, à condition qu'elles gardent leur féminité : « La femme ne doit pas se faire le singe de l'homme. La masculinisation de la femme serait un fléau pour toute la civilisation et pour elle-même. Car elle y perdrait son ascendant et son prestige. Qu 'elle se fasse doctoresse, avocate, suffragette, ministresse, tout ce qu 'elle voudra ; mais qu'elle reste femme. »

Michelle Perrot, dans Un siècle d'antiféminisme sous la direction de Christine Bard, Fayard, Paris, 1999.

Féministe et anti-suffragette « Etes-vous féministe ? » demande [à Colette un journaliste de] Paris-Théâtre le 22 janvier 1910. - Moi, féministe ? - Oui… au point de vue… social, naturellement. - Ah ! non ! Les suffragettes me dégoûtent. Et si quelques femmes en France s'avisent de les imiter, j'espère qu'on leur fera comprendre que ces mœurs-là n'ont pas cours en France. Savez-vous ce qu'elles méritent les suffragettes ? Le fouet et le harem… » On tolère mieux ces propos dégoûtés si l'on sait qu'ils sont équilibrés, chez Colette, par un rejet tout aussi violent de l'image conventionnelle de la femme (…) : « Il me semble que je vois, dans quelque dix ans, une vieille Colette raisonneuse, sèche, avec des cheveux d'étudiante russe, une robe réformiste, prônant l'union libre, l'orgueilleux isolement, et patiapatia, et un tas de fariboles ! Brr… ! Mais quel démon me montre, plus terrible encore, l'image d'une Colette quadragénaire, enflammée d'un amour neuf, mûre et molle sous le fard, combative et désespérée ! De mes deux bras étendus, je repousse les deux fantômes. »

Julia Kristeva, Le Génie féminin, Colette tome III, Fayard, Paris, 2002.

Droit de vote Depuis la Déclaration des droits de la femme rédigée par Olympe de Gouges en 1791, qui lui valut d'être guillotinée, jusqu'à la loi sur la parité en 2001, les déclarations machistes n'ont pas manqué. Georges Clemenceau : « Nous avons déjà le suffrage universel [masculin]. Inutile d'aggraver une bêtise. » (Cité par Louise Weiss, Ce que femme veut 1946, Gallimard.) Julien Duplantier, sénateur radical, dans un discours au Sénat, le 3 mars 1932 : « Lorsque la notairesse aura signé avec les parties (sourires), lorsqu 'elle aura apposé au bas de l'acte ses seing (rires) et sceau… (…) Messieurs, comme il arrive souvent qu 'il y a des clients insolents, grossiers ou brutaux, vous allez exposer, de leur part, ces malheureuses femmes à des outrages qui ne seront pas toujours les derniers (rires). » (Cité par Christine Bard dans Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940 Paris, Fayard, 1995.) Raoul Bayou, député socialiste, 5e circonscription de l'Hérault : « Je n'ai rien contre les femmes ministres, mais elles ont le devoir de rester gracieuses, de ne rien perdre de leurs charmes, vous comprenez ce que je veux dire, n 'est-ce pas ? (...) En tant que socialiste, je défends les opprimés, mais je reste un homme avant tout. Alors si les femmes veulent militer, qu 'elles militent mais en restant gracieuses, surtout, c'est important. »

(Cité dans Choisir n° 62, avril-mai 1984.)

Aux féministes Dans son dernier livre, Alain Mine classe les féministes parmi les « nouveaux maîtres » et écrit : « Mesdames - avons-nous encore le droit d'employer ce mot empreint de déférente galanterie et suspect ? Mesdames, donc. Derrière cette formule, ce n'est pas l'ensemble des femmes que j'ai l'outrecuidance d'interpeller. (...) C'est à vous, militantes féministes, que je prends la liberté de m'adresser. (...) Votre combat était légitime. Votre victoire est éclatante. (...) Tout à son féminisme militant, Lionel Jospin n'hésitait pas à affirmer (...) que « la parité a sa place dans la langue ». Vous n'avez rien demandé, me répondrez-vous ? Sans doute n'imaginiez-vous pas que le « politiquement correct » frapperait aussi fort. Mais vous vous êtes bien gardées de refuser ce geste. (...) Nous n'avons certes pas encore entendu réclamer la parité entre saints et saintes sur les frontons des églises, la réécriture de l'Histoire afin de réévaluer le rôle des femmes, le réexamen des manuels de littérature afin de hisser George Sand au niveau de Victor Hugo, Louise de Vilmorin à celui de Paul Morand, Elsa Triolet au rang d'Aragon ou Marguerite Yourcenar à la hauteur de Julien Gracq. »

Alain Minc, Epître à nos nouveaux maîtres Grasset, Paris, 2003.

Progressistes et machistes Elle était particulièrement réussie, la manifestation des électriciens et gaziers le 3 octobre 2002, à Paris, contre la privatisation d'EDF et la défense des services publics ! Pourtant, elle laisse un goût amer à Malika Zediri, une des responsables de l'association de chômeurs Apeis, et à la trentaine de personnes qui l'accompagnaient : « Nous étions beaucoup de femmes, de jeunes filles maghrébines, nous étions gaies, puis la manifestation est passée » écrit-elle aux syndicats. « Avec la CFDT, peu de contacts ou des contacts « franchement hostiles ». » Puis vint FO. « Cela a été méprisant du début jusqu 'à la fin » : un militant lui déclare : « Le boulot, cela se mérite, apprends donc à te lever à 4 heures du matin » ; un autre : « Avec la paire de nibards que tu as, tu devrais quand même trouver des gosses à garder ». Quand la CGT est arrivée, et « après être passées pour des glandues, des fainéantes et des incapables, nous sommes devenues des objets : « Je t'achète ton canard si tu suces » ou encore : « Je te le prends si tu couches » ». « Quelle différence poursuit-elle, entre ce que nous avons entendu pendant cette manif et le jeune qui entreprend dans les mêmes termes les nanas au bas de sa cage d'escalier ? » A ce jour, aucun syndicat n'a répondu.

Malika Zediri, « Tou(te)s ensemble… », Existence ! novembre 2002.

Fines critiques A propos de Vestiges, paru aux éditions du Seuil en 1978, Claude Michel Cluny écrit : « Viviane Forrester, quant à elle, écrit volontiers, à défaut de testicules, avec les pieds (un anglais, un français). Mais l'astuce consiste à ajouter selon la mode quelques pénis, sécrétions, moiteurs et à saupoudrer avec un peu d'épices qui mettront la poularde plein-deuil et la casserole à gauche... Il y a des naïvetés dans ce petit bol de soupe, qui comme le poisson commence à sentir par la tête. Le reste n'est rien » (Magazine littéraire, n° 142, novembre 1978). Passion simple d'Annie Ernaux et La Mise à l'écart de Marie Didier suscitent le commentaire suivant de Pierre-Marc de Biaisi, universitaire et spécialiste de Flaubert : « Les Emma victorieuses sont de retour : ce sont de véritables petites bombes sexuelles à retardement, qui parlent à la première personne, et qui vous ressemblent comme dans une histoire vraie en direct à la télévision » (Magazine littéraire, n° 301, juillet 1992). Bien avant, Jean de Bonnefon signalait en conclusion de son livre La Corbeille aux roses ou les Dames de lettres (1909) : « La femme de lettres sera la première devant le mur où se briseront la famille et le mariage, les vieilles institutions qui firent la femme socialement différente de l'homme. »

Fun Home

Wed, 23/11/2016 - 14:50

Dans cette tragicomédie autobiographique, l'auteure explore de façon récursive son enfance et la découverte de son homosexualité, au prisme des relations avec son père et de multiples références littéraires…

Alison Bechdel, Fun Home, Denoël, 2006.

Commando Culotte

Wed, 23/11/2016 - 14:50

De « Game of Thrones » à « Love Actually », de l'importance de la représentation à la culture du viol, Mirion Malle dissèque la « pop culture » et les tropes du patriarcat avec pédagogie et humour.

Mirion Malle, Commando Culotte, Ankama, 2016.

Les trois visages du vote FN

Tue, 22/11/2016 - 12:43

Les élections régionales de décembre 2015 risquent de réactiver le mythe des « deux Front national », l'un protectionniste et ouvriériste dans le nord de la France, l'autre xénophobe et identitaire dans le sud. Largement promu dans les médias, ce découpage masque les distinctions géographiques réelles du vote d'extrême droite.

Une victoire du Front national (FN) aux élections régionales de décembre 2015 dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie et en Provence-Alpes-Côte d'Azur illustrerait la géographie électorale du parti d'extrême droite. Celle-ci n'a guère évolué depuis les élections européennes de 1984, auxquelles le FN obtint environ 10 % des voix : elle oppose un arc oriental allant du Nord aux Pyrénées-Orientales à une moitié occidentale bien plus rétive. Pourtant, le lieu commun d'un FN du Nord, social et populaire, qui séduirait les ouvriers, opposé à un FN du Sud, identitaire et économiquement libéral, davantage tourné vers les retraités, a fait florès ces dernières années (1). Cette opposition est loin d'être pertinente.

La carte électorale du FN ne correspond à aucune forme d'héritage historique. On pourrait penser que, dans la moitié méridionale du pays, les bons scores du parti à partir de 1984 actualisent un potentiel qui s'était déjà exprimé avec le phénomène poujadiste, en 1956, et surtout en faveur de Jean-Louis Tixier-Vignancour, défenseur de l'Algérie française et candidat à la présidentielle de 1965. Le développement frontiste profiterait ainsi d'une structure sociale favorable — poids de la petite bourgeoisie patronale et commerçante — et de l'importante présence de rapatriés d'Algérie. Cette idée doit être nuancée.

Trois sociologies électorales du Front national Géographie électorale de l'extrême droite Joël Gombin & Cécile Marin, décembre 2015

Avant 1984, l'implantation militante du FN est faible sur le littoral méditerranéen. La section de Marseille n'est par exemple créée qu'en 1983, soit onze ans après la naissance du parti, et la fédération des Alpes-Maritimes ne se développe elle aussi que de manière tardive (2). En 1984 et après, la carte électorale frontiste dans le sud de la France ne se confond ni avec le vote poujadiste de 1956 ni avec celui pour l'Algérie française de 1965 (qui recoupe largement l'implantation des rapatriés). Il en va de même dans le Nord, où l'essor du FN dans les années 1980 ne se confond pas avec le reflux de la gauche, et en particulier du Parti communiste (3).

Des parachutages réussis

Son développement rapide après 1984 s'accompagne, sur le plan électoral, d'une différenciation spatiale. Si les électeurs frontistes de Marseille ou de Nice ne sont pas exactement les mêmes qu'à Lille ou Roubaix, le parti, lui, continue de fonctionner de manière extrêmement centralisée, l'impulsion politique provenant de ses instances nationales, selon une habitude prise dès sa création. Surtout, les territoires les plus favorables sont pensés essentiellement comme des apanages : les dirigeants de premier plan viennent y chercher des terres d'élection favorables, même lorsqu'ils ont antérieurement construit un fief politique ailleurs. La région PACA joue ce rôle. MM. Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, de même que Jean-Pierre Stirbois, bien qu'ils vivent tous trois en région parisienne, vont ainsi tenter de se faire élire dans les Bouches-du-Rhône en 1988.

Plus récemment, les parachutages de Mme Marine Le Pen à Hénin-Beaumont, en 2007, et de Mme Marion Maréchal-Le Pen à Carpentras, en 2012, répondent à la même logique : attribuer les territoires les plus favorables aux dirigeants nationaux plutôt que promouvoir des militants de terrain qui se livrent à un patient travail d'ancrage local. Il est vrai que, désormais, cette implantation semble durable, contribuant au développement du potentiel frontiste sur ces territoires. Dans ces conditions, il existe un jeu permanent entre le centre partisan et ses périphéries.

La division entre FN du Nord et du Sud ne permet pas non plus d'expliquer la géographie du vote frontiste, pour laquelle il convient de distinguer plusieurs échelles : celle des régions, qui oppose principalement l'Est et l'Ouest, et celle des agglomérations, où l'adhésion s'organise selon le « gradient d'urbanité » (4). On pourrait donc également parler d'une opposition entre Front des villes et Front des champs (ou entre Front des immeubles et Front des pavillons ?). Par exemple, lors des élections européennes de 2014, en Picardie, le FN rassemblait en moyenne 12,1 % des inscrits dans les centres-ville et 19,4 % dans les communes rurales. Une part importante des malentendus et des controverses autour de la qualification de ce vote vient probablement de la difficulté à penser l'articulation entre ces niveaux géographiques.

Dans le cadre de précédents travaux (5), nous avons établi — sur la base de données agrégées — une estimation de la proportion de votes FN (rapportée aux inscrits) de chaque catégorie socioprofessionnelle (en utilisant une nomenclature assez fine en 24 catégories) dans chaque département, lors de chaque élection présidentielle de 1995 à 2012. Si ces estimations demeurent bien sûr imparfaites, elles permettent de dégager une typologie des départements et de distinguer trois grandes catégories de vote FN (6).

La première correspond principalement à ses terres de mission, qui lui sont plutôt rétives : Ouest, Sud-Ouest — à l'exception de la vallée de la Garonne —, une large partie du Massif central et au-delà, jusqu'à la Nièvre et la Saône-et-Loire. Il faut y ajouter les Hautes-Alpes, Paris, les départements de la petite couronne ainsi que la Corse. Dans ces régions, ceux qui votent néanmoins pour le FN appartiennent moins aux classes populaires, sont moins souvent ouvriers et inactifs. Proportionnellement, les indépendants ou cadres retraités, les employés de commerce, les professions intermédiaires du secteur privé y sont surreprésentés. Là où le FN est plus faible, donc, il l'est surtout parce qu'il ne parvient pas à séduire le noyau dur de son électorat au niveau national : les ouvriers (entre 4 et 6 points de moins que la moyenne du pays en 2012) et les inactifs (essentiellement des femmes au foyer et des étudiants — environ 5 points de moins en 2012).

La deuxième catégorie rassemble des départements tous situés au sud de la Loire. A l'exception des Bouches-du-Rhône, tous les départements littoraux de la Méditerranée en font partie. On y retrouve également les départements de la vallée de la Garonne, et certains du sillon rhodanien. Il s'agit de départements plutôt urbanisés, dont certains formaient naguère le « Midi rouge ». Ici, le vote FN est surreprésenté parmi les salariés du secteur privé : ouvriers, employés, professions intermédiaires et cadres supérieurs. Il s'agit donc, au-delà des oppositions de classe, des mondes du travail qui vivent dans des territoires dont l'économie fragile, déconnectée des grandes métropoles inscrites dans la mondialisation, se situe essentiellement dans les services et dépend pour beaucoup du tourisme, des prestations sociales (en particulier les retraites, mais aussi le chômage, les allocations familiales, etc.) et de la fonction publique. Un tableau qui a peu à voir avec celui d'un « FN des bourgeois » que véhicule parfois l'idée de « FN du Sud ».

Enfin, la troisième catégorie correspond pour l'essentiel au grand quart — et même tiers - nord-est de la France (hors Paris et petite couronne). Il faut y ajouter une bonne partie de la région Rhône-Alpes (deux Savoies, Isère, Rhône), les Alpes-de-Haute-Provence et surtout les Bouches-du-Rhône. Si les ouvriers y votent plus FN qu'ailleurs (d'environ 4 à 5 points en 2012), c'est surtout parmi les inactifs que le parti réalise ses meilleurs scores. C'est vrai des retraités des classes populaires, mais aussi des autres inactifs : femmes au foyer, étudiants, etc. La préférence frontiste serait alors le symptôme de territoires dévitalisés économiquement, victimes de la désindustrialisation, qui conduit ceux qui sont déjà écartés de l'activité économique ou qui risquent de l'être (les ouvriers) à manifester ainsi leur désespérance.

L'agrégat des « électeurs du Front national » est donc hétérogène. Les intérêts sociaux que ce parti représente ne sont pas convergents ; parfois même, ils divergent franchement. On le voit notamment avec la redistribution économique : les actifs du secteur privé ont intérêt à ce qu'elle soit la moins importante possible, quand les inactifs et les fonctionnaires en dépendent pour leur survie.

Avant tout opposés à l'immigration

On ne peut pas dire que l'effort d'adaptation des dirigeants frontistes aux réalités locales soit très poussé : pour l'essentiel, la production de programmes et de supports de communication est centralisée et contrôlée par la direction nationale du parti. Mais certains dirigeants comme Mme Maréchal-Le Pen, M. Louis Alliot ou M. Florian Philippot développent au sein même du parti un discours, une ligne, correspondant à ce qu'ils considèrent — plus ou moins à juste titre — comme leur base sociale dans leur territoire d'implantation. Mme Maréchal-Le Pen articule ainsi une offre politique favorable aux petites entreprises et un discours stratégique visant à opérer l'« union des droites » autour d'elle.

Les différences sociologiques du vote FN tendent à s'estomper. Alors même que résonne l'antienne des « deux Front national », la direction néofrontiste cherche à homogénéiser le parti en faisant son miel de la désaffection croissante des classes populaires à l'égard des partis installés.

Cette unification passe par un discours qui, quelles que soient les différences sur lesquelles on se livrera, légitimement, à de minutieuses exégèses, reste structuré — peut-être plus que jamais — par la question migratoire (7). Toutes les études montrent que les électeurs frontistes se distinguent de tous les autres par l'absolue priorité qu'ils accordent à cet enjeu. Le discours « social-populiste (8) » du néo-FN doit ainsi être analysé pour ce qu'il est : un moyen de lever les obstacles au vote FN des groupes sociaux qui accordent encore une importance à la question sociale, abandonnée par la gauche.

(1) Cf. Jérôme Fourquet, « Front du Nord, Front du Sud », IFOP Focus, Paris, n° 92, août 2013.

(2) Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Seuil, Paris, 2014.

(3) Serge Etchebarne, « Le FN dans le Nord ou les logiques d'une implantation électorale », dans Nonna Mayer et Pascal Perrineau (sous la dir. de), Le Front national à découvert, Presses de Sciences Po, coll. « Références académiques », Paris, 1996.

(4) Cette notion désigne le degré décroissant d'urbanité à mesure qu'on s'éloigne des centres-ville.

(5) Cf. « Configurations locales et construction sociale des électorats. Etude comparative des votes FN en région PACA », thèse de doctorat de science politique, université de Picardie Jules-Verne, 2013.

(6) Lire Sylvain Crépon et Joël Gombin, « Loin des mythes, dans l'isoloir », dans « Nouveaux visages des extrêmes droites », Manière de voir, n° 134, avril-mai 2014.

(7) Vincent Tiberj, « La politique des deux axes. Variables sociologiques, valeurs et votes en France (1988-2007) », Revue française de science politique, Paris, 2012, vol. 62, no 1.

(8) Gilles Ivaldi, « Du néolibéralisme au social-populisme ? La transformation du programme économique du Front national (1986-2012) », dans Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (sous la dir. de), Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d'un parti politique, Presses de Sciences Po, Paris, 2015.

Matteo Renzi, un certain goût pour la casse

Tue, 22/11/2016 - 11:37

L'homme providentiel d'hier a déçu ? Un autre apparaît, porteur de tous les espoirs. Dernier exemple en date : l'Italien Matteo Renzi, qui a fait des envieux quand son parti est arrivé largement en tête dans la Péninsule lors des élections européennes du 25 mai dernier. Jeune et charismatique, l'homme détiendrait la clé du salut pour une social-démocratie européenne à bout de souffle.

Au soir du 25 mai, lors de l'annonce des derniers résultats des élections européennes, un score enchanta les médias : celui enregistré par M. Matteo Renzi. Le président du conseil italien pouvait en effet se vanter d'être l'un des rares dirigeants du continent à sortir renforcé du scrutin. En obtenant 41 % des suffrages, le Parti démocrate (PD) ne se contentait pas de battre le record établi à gauche par le Parti communiste italien (PCI) d'Enrico Berlinguer aux élections législatives de 1976 (34 %) : il obtenait aussi quinze points de plus que lors du scrutin national de 2013.

En mars 2014, déjà, le banquier d'affaires français Matthieu Pigasse le citait comme une source d'inspiration (1) — le magazine Les Inrockuptibles, dont M.Pigasse est propriétaire, présentait l'ancien maire de Florence comme un dirigeant « jeune, hyperactif, radical et ambitieux », susceptible de « ressusciter l'Italie » (2). Mais, ce soir-là, M. Renzi se hissait au rang de « meilleur espoir de l'Europe réformiste » pour Les Echos (3), et à celui de « leader indiscutable de l'Europe » pour El País (4). Un nouveau « modèle » venait d'apparaître, en mesure de réhabiliter l'idée européenne tout en contrant la montée de l'extrême droite.

Le Monde ne déguisa pas son admiration pour un dirigeant capable de « réveiller son pays en enjambant les fractures idéologiques, en réconciliant l'entreprise et l'Etat, en mariant l'Europe et la fierté nationale (5) ». Le 31 mai, M. Renzi, assis sur le bord d'un fauteuil, en jean, la chemise largement déboutonnée, faisait simultanément la « une » du quotidien français, du Guardian, de La Stampa, de la Süddeutsche Zeitung et d'El País. « Matteo Renzi est-il l'homme qui pourra sauver l'âme de l'Europe ? », interrogeait le journal britannique.

Le triomphe est pourtant moins éclatant qu'il n'y paraît. Si le PD a atteint des sommets, c'est qu'il a profité de la dislocation de la coalition centriste, jadis dirigée par M. Mario Monti, pour absorber ses voix. Le poids de l'alliance de centre-gauche qui gouverne actuellement l'Italie a donc peu varié. De plus, l'effritement du parti Forza Italia de M. Silvio Berlusconi et du Mouvement 5 étoiles (M5S) de M.Giuseppe (« Beppe ») Grillo s'explique moins par le pouvoir d'attraction du PD que par l'abstention (41 %, en hausse de six points depuis 2009), ainsi que par la progression de la Ligue du Nord (proche du Front national) et de la liste de gauche « L'Autre Europe avec Tsipras (6) », toutes deux qualifiées d'« eurosceptiques ». Le résultat de M. Renzi témoigne donc surtout d'un rééquilibrage des forces et d'une simplification interne à la coalition gouvernementale.

Un langage empreint de fanfaronnades

Le portrait de M. Renzi en « rénovateur » mérite lui aussi d'être nuancé. Certes, l'Italie est un pays notoirement gérontocratique, où les principaux postes sont aux mains de sexagénaires. D'après une étude publiée en 2012 par l'université de Calabre, l'âge moyen de la classe dirigeante y était alors le plus élevé d'Europe : 59 ans, avec des pointes à 63 ans pour les professeurs d'université, 64 ans pour les ministres et 67 ans pour les dirigeants de banque (7). Dans ce contexte, le profil du jeune loup à peine quarantenaire a toutes les chances de séduire un électorat lassé par des dirigeants largement délégitimés.

Mais le renouveau proposé par M. Renzi a peu à voir avec la gauche et son histoire. Le président du conseil est d'ailleurs totalement étranger à la tradition de gauche. Il n'est jamais passé par le PCI, ni par son successeur, le Parti démocratique de la gauche (PDS). Fils d'un homme politique démocrate-chrétien de Toscane, il a commencé sa carrière dans une formation d'inspiration catholique et modérée, la Marguerite.

C'est presque fortuitement, en 2007, quand le PDS et la Marguerite fusionnent pour donner naissance au PD, qu'il fait son entrée dans la famille de la gauche italienne. Sa participation aux primaires démocrates pour la mairie de Florence, contre le candidat du secrétariat national du parti, peut ainsi s'interpréter comme une sorte d'OPA sur une formation à laquelle il s'est toujours senti étranger et qui l'a longtemps perçu comme tel. L'opération se concrétise en février 2014 : il s'empare du gouvernement à la faveur d'un coup de force au sein de son parti qui lui permet de destituer son camarade, M. Enrico Letta. Contredisant ainsi ses nombreuses déclarations dans lesquelles il affirmait son refus d'accéder au pouvoir sans passer par l'élection et la légitimation populaire...

Le renouveau tant vanté ne se situe donc pas dans la capacité de M. Renzi à tenir parole, mais repose presque entièrement sur l'image et la communication politique. Il passe par un langage direct, empreint de fanfaronnades, par un usage immodéré de la télévision et des nouveaux médias — en particulier Twitter—, et par un goût irrévérencieux pour la rupture du protocole institutionnel. L'ancien publicitaire renouvelle ainsi la politique italienne... en portant des jeans.

De ce point de vue, il est un héritier de M. Berlusconi, qui savait parfaitement manipuler les médias pour apparaître comme l'homme des rêves et des espoirs. Depuis leur première rencontre, en 2010, le « Cavaliere » ne cache d'ailleurs pas son estime pour son jeune successeur : il le trouve « différent des vieilles barbes de la gauche » et lui reconnaît une capacité à « sortir des sentiers battus », au point d'avoir voulu en faire son dauphin à la tête de la coalition italienne de centre-droite (8).

Le talent de M. Renzi réside dans sa faculté à combiner l'influence berlusconienne et les enseignements de M. Grillo et de son M5S (9) : les promesses se vendent d'autant mieux qu'elles s'accompagnent d'une rhétorique antisystème. Ainsi, le président du conseil se présente volontiers comme le rottamatore, l'homme qui « envoie à la casse », qui défie une classe dirigeante — à commencer par celle du PD — avant tout préoccupée de ses propres intérêts.

La preuve ? Son gouvernement compte autant de femmes que d'hommes, pour l'essentiel des personnalités sans poids ni expérience politiques. Sur l'exigence du secrétaire national, chacune des listes présentées par le PD aux européennes était dirigée par une femme, parfois inconnue du grand public. Cette méthode rappelle la manière autoritaire dont M.Grillo « gère » les parlementaires du M5S, promus ou excommuniés selon l'humeur du chef charismatique. Dans les deux cas, les élus apparaissent interchangeables, avec en toile de fond l'idée que le Parlement ne sert à rien.

Dès les premiers mois de son mandat, M. Renzi s'est fixé deux priorités, sur lesquelles se concentre la communication gouvernementale : les « réformes » électorales et institutionnelles et la réduction des privilèges de la classe politique. Pour l'instant, les résultats obtenus sont médiocres. L'offensive contre le train de vie des dirigeants du pays s'est simplement traduite par la vente aux enchères de voitures de fonction (Alfa Romeo, Maserati, etc.). Largement couverte par les médias, cette opération a remporté un succès symbolique : les automobiles sont parties comme des petits pains car, si les Italiens se méfient des hommes de pouvoir, ils aiment leur ressembler...

Quant aux réformes du système électoral et du Sénat, elles constituent, selon le président du Sénat, M. Pietro Grasso, un « risque pour la démocratie ». Le juriste italien Gustavo Zegrebelsky n'est pas seul à estimer que la prime au parti majoritaire — 37 % des voix suffiraient pour occuper trois cent quarante des six cent trente sièges de la Chambre — combinée à l'affaiblissement du rôle du Sénat frôlerait l'inconstitutionnalité (10).

Sur les plans économique et social, en revanche, le gouvernement s'est bien moins agité.

Le bonus de 80 euros mensuels accordé jusqu'à la fin de l'année aux dix millions de travailleurs gagnant moins de 1 500 euros apparaît surtout comme une initiative symbolique qui dissimule mal la continuité entre M. Renzi et ses prédécesseurs. La mesure n'est pas ruineuse, et elle a permis au président du conseil d'apparaître comme un contempteur de l'austérité prônée par Bruxelles, ce dont il a pu se targuer pendant la campagne européenne.

Pourtant, derrière les apparences, le rottamatore se fait le promoteur d'un blairisme vintage étranger à la tradition sociale-démocrate. Ainsi, le récent décret sur le travail — qu'il a rebaptisé « Jobs Act »— accentue la précarisation en allongeant de douze à trente-six mois la durée des contrats à durée déterminée sans motivation, et en autorisant leur renouvellement jusqu'à huit fois. De même, en dépit de son hostilité de façade à la réforme des retraites approuvée par le gouvernement Monti, l'équipe actuelle semble n'avoir nullement l'intention de la modifier. Le ministre de l'économie Pier Carlo Padoan s'est d'ailleurs déclaré « favorable à une augmentation progressive de l'âge de la retraite », car, selon lui, « il est faux de dire que les seniors volent le travail des jeunes » (11).

M. Renzi bénéficie d'un crédit certain, qu'il compte utiliser pour imposer les réformes que ses prédécesseurs ne sont pas parvenus à mettre en œuvre. Il jouit d'une couverture médiatique importante, tant dans la presse italienne qu'internationale ; il a le soutien de personnalités de renom, tels M. Diego Della Valle, le propriétaire de la marque Tod's, ou les hommes d'affaires Flavio Briatore et Carlo De Benedetti. Son dernier supporteur en date n'est autre que l'administrateur délégué de la Fiat, M. Sergio Marchionne : « Le programme Renzi est le seul possible. J'espère qu'ils l'écouteront (12). »

Une fois parvenu au gouvernement, M.Renzi n'a d'ailleurs pas manqué de manifester sa reconnaissance à ses riches soutiens, en soulageant de 23 millions d'euros d'impôts le groupe Sorgenia, propriété de la famille De Benedetti. Celle-ci contrôle entre autres le groupe éditorial L'Espresso, dont fait partie le quotidien La Repubblica — ce qui explique peut-être le traitement particulièrement favorable que lui réserve le journal.

L'image de la « casse » si chère au président du conseil est parfaitement adaptée au renouveau qu'il propose : de même que les primes offertes pour les voitures ou les appareils électroménagers détruits ne font qu'accorder une bouffée d'oxygène aux entreprises, le « renouveau » promis est nécessairement à usage unique, destiné à une rapide érosion. M. Renzi devra mettre en musique une difficile partition politique : apporter des améliorations concrètes au sort des classes les moins favorisées, tout en garantissant les intérêts composites des actionnaires majoritaires de son leadership — la classe politique de droite et de gauche, qui ne veut pas renoncer à ses privilèges, les groupes financiers, le barreau italien... Le tout en évitant de trop s'écarter de l'évangile néolibéral et des exigences de la « troïka » européenne. Et il devra y parvenir rapidement. Car la mise au rebut n'épargne pas forcément ses meilleurs promoteurs...

(1) Christine Lejoux, « “Aucune économie n'a jamais renoué avec la croissance par des politiques d'austérité” », La Tribune, Paris, 29 mars 2014. M.Pigasse est par ailleurs actionnaire du Monde.

(2) Olivia Müller, « Mais qui es-tu Matteo Renzi ? », Les Inrockuptibles, Paris, 6 avril 2014.

(3) « Matteo Renzi et le syndrome du “matador” en Europe », Les Echos, Paris, 4 juin 2014.

(4) « “Si hacemos reformas creíbles, el popu- lismo ya no tendrá futuro” », El País, Madrid, 30 mai 2014.

(5) Françoise Fressoz et Philippe Ridet, « Manuel Valls en rêve, Matteo Renzi l'a fait », Le Monde, 11 juin 2014.

(6) M. Alexis Tsipras, dirigeant du parti de gauche grec Syriza et candidat du Parti de la gauche européenne aux élections européennes de mai dernier.

(7) Maurizio Tropeano, « Abbiamo i potenti più vecchi d'Europa. Politici e manager sfiorano i 60 anni », La Stampa, Turin, 17 mai 2012.

(8) Francesco Bei, « Renzi-Berlusconi ad Arcore. Il Cavaliere : “Tu mi somigli” », La Repubblica, Rome, 7 décembre 2010.

(9) Lire « Encore un homme providentiel pour l'Italie », Le Monde diplomatique, septembre 2012.

(10) « Zagrebelsky : “Renzismo ? Maquillage della Casta. E il Colle favorisce la conservazione” », Il Fatto Quotidiano, Rome, 9 mars 2014.

(11) « Pensioni, Pier Carlo Padoan : “Sonofavorevole a un graduale aumento dell'età pensionabile” », Huffington Post, 31 mai 2014.

(12) « Marchionne : “L'agenda Renzi è l'unica possibile, spero lo ascoltino” », La Stampa, 1er juin 2014.

Nausicaä de la vallée du vent

Tue, 22/11/2016 - 10:09

Ravagé par les guerres, ses ressources taries par le gigantisme industriel, le monde est exsangue. Les miasmes toxiques et les insectes mutants de la « mer de décomposition » menacent de le submerger définitivement. Embrigadée dans un nouveau conflit sur ces ruines, Nausicaä, princesse de la vallée du vent, mène une autre quête : elle découvre que la « mer de décomposition » n'est pas la forme finale de la pollution, mais, au contraire, une arme de la nature pour purger la terre. Cette théorie va devenir une philosophie mystique et panthéiste dont Nausicaä sera la figure prophétique.

Miyazaki Hayao, Nausicaä de la vallée du vent, Glénat, 2009.

La Voie ferrée au-dessus des nuages

Tue, 22/11/2016 - 10:09

Dans ce reportage « gonzo », on suit la piste d'une légendaire ligne de chemin de fer construite par des ingénieurs français au début du XXe siècle dans le Yunnan. Largement nourrie des photographies d'époque d'un des maîtres d'œuvre, l'enquête ne s'appesantit pas sur les épisodes les plus sombres, sans toutefois les occulter.

Source : Li Kunwu, La Voie ferrée au-dessus des nuages, Kana, Paris-Bruxelles 2013.

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