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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 6 days 15 hours ago

Chandigarh et Le Corbusier

Fri, 06/01/2017 - 15:59

Au lendemain de l'indépendance de l'Inde, en 1947, Jawaharlal Nehru lance un ambitieux programme de villes nouvelles. Après la partition, Lahore, capitale historique de l'Etat du Pendjab, appartient au Pakistan ; il faut donc en créer une autre pour le Pendjab indien.

Il est fait appel à Albert Mayer, en 1949, aidé de Matthew Nowicki et des ingénieurs P.N. Thapar et P.L. Varma. Nowicki meurt dans un accident d'avion en août 1950. Mayer hésite à poursuivre, et les deux ingénieurs indiens sont chargés de recruter de nouveaux architectes.

Ce seront Le Corbusier (alors âgé de 63 ans), Edwin Maxwell Fry et Jane Berverly Drew, deux spécialistes de l'habitat tropical. Le cousin de Le Corbusier, Pierre Jeanneret (1896-1967), non seulement le représente sur place pour le suivi des travaux, mais y tient une place de plus en plus importante et créative : il devient en quelque sorte « indien », au point que ses cendres seront dispersées sur le lac de la ville.

Le plan de 1952 prévoit cent cinquante mille habitants. Très vite, l'architecte et les autorités tableront sur cinq cent mille. En ce début de xxie siècle, le chiffre a vraisemblablement triplé...

Le plan géométrique distribue les secteurs et, en leur sein, les blocks à partir d'un système hiérarchisé de voies de circulation (théorie dite des « 7V », plus la V8 réservée aux cyclistes), qui fait la part belle aux arbres (choisis par le botaniste M.S. Randhawa) et tient compte des importantes variations climatiques selon les saisons (une « grille climatique » a été mise au point par l'architecte et l'ingénieur thermicien André Missenard).

Des ajouts ont été abusivement construits par les habitants, diverses entorses au plan directeur se sont succédé, mais Chandigarh apparaît à bon nombre d'Indiens comme une ville agréable, avec ses nombreux parcs (dont l'incroyable Rock Garden, réalisé sur plusieurs années par Nek Chand, à partir de matériaux de récupération), le Capitole, l'université, le lac Sukhna, l'école d'art, la bibliothèque municipale, etc.

Maîtrisant mal l'anglais, Le Corbusier échangeait peu avec ses collaborateurs indiens, et ne se documentait pas vraiment sur la culture de cette civilisation ancestrale. Néanmoins, il note dans ses Carnets — 1950-1954 : « Avec les joies essentielles du principe hindou, la fraternité, les rapports entre cosmos et êtres vivants : étoiles, nature, animaux sacrés, oiseaux, singes et vaches, et dans le village les enfants, les adultes et les vieillards, l'étang et les manguiers, toute est présent et sourit, pauvre mais proportionné. »

Cette cité administrative résiste mieux que d'autres, en Inde, à la spéculation immobilière, aux modes architecturales et à la multiplication des résidences sécurisées (gated communities). Pour combien de temps encore ? Régulièrement, la presse indienne dénonce le vandalisme dont sont victimes le mobilier urbain dessiné par Le Corbusier et Jeanneret, mais aussi les plaques d'égout, les lampadaires en béton, les sièges en cannage, etc., qui alimentent un trafic entre la ville-parc et les galeries européennes.

Casse-tête américain à Mossoul

Fri, 06/01/2017 - 11:59

Après avoir longtemps hésité, Washington a finalement donné son feu vert à une reprise de la grande ville du Nord par l'armée irakienne et ses alliés.

Jaber Al Azmeh. — « The Creation of Freedom » (La Création de la liberté), de la série « Wounds » (Blessures), 2012 www.jaberalazmeh.com

« L'Irak ne renaîtra que lorsque Mossoul sera libérée. Nous devons nous hâter d'atteindre cet objectif. » Ainsi parlait le premier ministre Haïdar Al-Abadi en septembre 2014, après avoir obtenu le vote de confiance du Parlement irakien pour former un gouvernement d'unité visant à défaire l'Organisation de l'État islamique (OEI). De report en report, il aura donc fallu attendre plus de deux ans pour qu'il annonce le lancement de l'« attaque victorieuse » visant à déloger l'OEI de la ville tombée entre ses mains en juin 2014. Aux États-Unis, M. Barack Obama a salué un « pas décisif vers la destruction totale » des forces djihadistes et estimé lui aussi que la reprise de Mossoul permettrait à l'Irak de retrouver sa cohésion. Une cohésion mise à mal, faut-il encore le rappeler, par une guerre (1991), une décennie d'embargo (1990-2003), puis par une invasion et une occupation militaire américaine (mars 2003 - décembre 2011).

Le discours volontariste du président américain cache mal de multiples inquiétudes quant à l'évolution de la situation dans la province de Ninive. Les stratèges du Pentagone doutent de la capacité de l'armée irakienne à l'emporter rapidement. Ils n'ont pas oublié qu'en 2014 ses troupes, nettement supérieures en nombre, s'étaient retirées de la ville sans combattre, en abandonnant leur armement lourd aux mains des djihadistes.

Ces deux dernières années, les États-Unis ont aidé Bagdad à accélérer la réorganisation de l'armée, avec la constitution d'unités spéciales entraînées aux combats urbains. M. Al-Abadi assure que le nécessaire a été fait en matière de formation et que l'armée irakienne veut sa revanche. Par prudence, M. Obama a prévenu que la bataille serait « difficile et marquée par des avancées et des revers ». Il y va de la réussite de son diptyque stratégique : pas de présence au sol autre que celle des conseillers et formateurs, mais un usage intensif de l'aviation pour affaiblir l'ennemi djihadiste et cibler sa chaîne de commandement. De fait, les opérations terrestres sont menées par l'armée et la police irakiennes, appuyées par diverses forces supplétives, dont des milices chiites et les peshmergas du Parti démocratique du Kurdistan (PDK). Ces forces reçoivent les conseils de divers spécialistes étrangers (américains, français, britanniques, iraniens, etc.) et le soutien des frappes aériennes de la coalition internationale contre l'OEI.

Outre qu'elle reposerait la question d'un engagement terrestre américain, une nouvelle déroute de l'armée irakienne — ou son incapacité à l'emporter rapidement — aurait pour conséquence de permettre à d'autres acteurs armés de s'imposer. Cela vaut surtout pour les diverses milices et groupes paramilitaires chiites, que Washington ne souhaite pas voir pénétrer les premiers dans Mossoul, ville dont une large majorité de la population est de confession sunnite.

Lors de combats précédents dans le « triangle sunnite », la reprise de villes et villages aux troupes de l'OEI a donné lieu à des exactions contre les populations civiles, accusées par ces milices — dont le Hachd Al-Chaâbi, soutenu financièrement par l'Iran — d'avoir accueilli les djihadistes à bras ouverts. Amnesty International a ainsi apporté des preuves d'exécutions sommaires, de tortures et de détentions abusives contre des sunnites en juin 2016 à Fallouja. Pour empêcher de pareilles violences à Mossoul, les États-Unis ont exigé de leur allié irakien que les milices restent à l'arrière-plan. De fait, une « libération » de Mossoul suivie par des règlements de comptes et des exécutions sommaires sur fond de rivalité confessionnelle aggraverait le passif américain dans la région, au moment où Washington sermonne Moscou en raison des bombardements de civils à Alep.

De son côté, l'Organisation des Nations unies (ONU) met en garde contre un exode massif et se prépare à « la plus grande opération humanitaire de 2016 ». Les organisations non gouvernementales (ONG) basées dans le Kurdistan irakien estiment qu'au moins 500 000 personnes pourraient se retrouver sur les routes. Fin octobre, seuls six camps des vingt-cinq nécessaires pour faire face à ce flot humain étaient construits, l'ONU et les autres ONG manquant de fonds pour financer le reste. Les réfugiés de Mossoul risquent de subir le même sort que les habitants de Fallouja ou de Ramadi, deux villes sunnites reprises à l'OEI au prix de durs combats et d'importantes destructions. Ne pouvant se réfugier dans le Kurdistan irakien ou rejoindre la Turquie, les survivants n'ont d'autre choix que d'errer de camps improvisés en regroupements de fortune, sans que le gouvernement central de Bagdad s'en émeuve.

Les États-Unis cherchent avant tout à signifier à l'Iran qu'ils demeurent influents en Irak, et que Téhéran ne saurait tirer profit de la situation en endossant les habits du vainqueur de l'OEI. Une telle évolution provoquerait la panique des monarchies du Golfe, qui exigent que Washington garde toujours un pied en Irak. Ces derniers mois, le ton n'a cessé de monter entre Bagdad et Riyad, au point que les diplomates américains font la navette entre les deux capitales pour calmer le jeu.

Second objectif des Etats-Unis : perturber le rapprochement en cours entre Bagdad et Moscou. Le premier ministre Al-Abadi loue régulièrement l'intervention russe en Syrie et ne perd aucune occasion de dire le plus grand bien du président Vladimir Poutine. Certes, le Kremlin entend instrumentaliser la bataille de Mossoul pour rendre la monnaie de leur pièce aux Occidentaux, en accusant par exemple la coalition internationale de « crimes de guerre » (1) ; mais ses critiques épargnent le gouvernement irakien. Mieux : il lui a proposé son assistance dans sa lutte contre les djihadistes, se disant ainsi implicitement prêt, au besoin, à suppléer les Américains. En bons termes avec le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte, qui approuve son action en Syrie, la Russie est donc en embuscade en Irak — ce que les Américains ne peuvent ignorer.

Les tensions récurrentes entre les gouvernements turc et irakien inquiètent également Washington. À Ankara, le président Recep Tayyip Erdoğan veut que son armée participe à la libération de Mossoul. Il endosse l'habit du protecteur des populations sunnites de cette ville face à la menace des milices chiites et de l'Iran. À Bagdad, M. Al-Abadi dénonce la présence de trois mille soldats turcs sur le sol irakien et refuse qu'ils combattent. Plusieurs journaux progouvernementaux accusent même la Turquie de vouloir annexer de fait la région de Mossoul, qui faisait partie de l'Empire ottoman jusqu'à la fin de la première guerre mondiale. En se déplaçant fin octobre à Bagdad, le secrétaire d'État à la défense américain, M. Ashton Carter, a tenté de convaincre le dirigeant irakien d'accepter que l'armée turque, la deuxième en effectifs de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), puisse participer aux combats contre l'OEI. Très contesté à l'intérieur de son propre pays pour sa supposée faiblesse vis-à-vis des États-Unis et exposé aux critiques virulentes de plusieurs dirigeants chiites, dont l'influent imam Moqtada Al-Sadr, M. Al-Abadi a tergiversé et opposé un refus de façade. Tout le monde sait que le président turc veut imposer sa présence à la table des négociations le jour venu et que son armée, alliée aux peshmergas irakiens et aux modestes troupes mobilisées auprès des tribus sunnites, sera partie prenante de la bataille de Mossoul. Un problème de plus à gérer pour Washington, dans une région où les stratégies concurrentes de ses alliés ne cessent de lui compliquer la tâche.

(1) « Russia accuses US-lead coalition of “war crimes” in Iraq », Agence France-Presse, 22 octobre 2016.

Venezuela, les raisons du chaos

Thu, 05/01/2017 - 12:21

En novembre, manifestations populaires et tentatives de déstabilisation ont intensifié les convulsions politiques que connaît le Venezuela. Tout au long des années 2000, les réussites — sociales, géopolitiques et culturelles — de la « révolution bolivarienne » d'Hugo Chávez avaient pourtant suscité l'enthousiasme des progressistes par-delà les frontières. Comment expliquer la crise que traverse actuellement le pays ?

Yaneth Rivas. – « El ejemplo que Caracas dió » (L'Exemple qu'a donné Caracas), 2014 © Yaneth Rivas – Cartel de Caracas

Parfois, la mémoire est cruelle. Le 2 février 1999, à Caracas, un homme au teint mat prononce son premier discours de président. Son nom : Hugo Chávez. « Le Venezuela est blessé au cœur », assène-t-il en citant Francisco de Miranda, héros de l'indépendance. Il décrit la crise « éthique et morale » que traverse alors son pays. Ce « cancer » gangrène l'économie, de sorte que, dit-il, « nous avons commencé à entendre parler de dévaluation, d'inflation ». « Tel un volcan qui travaille de façon souterraine », ces crises économique et morale en ont généré une troisième : la crise sociale. L'ancien militaire formule une promesse : « Cette cérémonie n'est pas une passation de pouvoirs de plus. Non : elle marque une nouvelle époque. (…) Nous ne devons pas freiner le processus de changement et encore moins le dévier : il risquerait de se replier sur lui-même et nous, de nous noyer à nouveau. »

La mémoire est parfois cruelle, mais les Vénézuéliens ont appris à sourire de ses vexations. « Regarde, ça c'est moi il y a un an, nous lance Mme Betsy Flores en s'esclaffant. Je pesais dix kilos de plus ! Et sur cette photo, c'est Martha. Tu ne la reconnais pas, hein ! À vrai dire, moi non plus. À l'époque, elle avait une vraie paire de fesses. Désormais, on dirait une planche ! » Combien de fois avons-nous vécu la scène ? La quasi-totalité des personnes que nous rencontrons, une ancienne ministre comprise, confessent se contenter régulièrement d'un repas par jour. Et lorsqu'elles s'attablent, les festins demeurent rares : chacun se débrouille avec ce qu'il a pu obtenir dans les boutiques aux rayons clairsemés ou au marché noir, dont les prix reposent sur l'évolution du dollar parallèle. Entre le 11 octobre et le 11 novembre, celui-ci est passé de 1 230 à 1 880 bolivars, soit un bond de plus de 50 %. Comme en 1999, « dévaluation » et « inflation » font partie du vocabulaire quotidien des Vénézuéliens, qui formulent un même constat : leur paie, y compris lorsqu'elle dépasse le salaire minimum, fixé à 27 000 bolivars par mois (1), « ne suffit pas pour survivre ».

« Dopé à la rente, le Venezuela distribuait les uppercuts »

Il y a dix ans, la rue frémissait de politique. On y parlait de Constitution, de réduction de la pauvreté, de participation populaire. Et pas seulement à gauche. En 2016, les gens n'ont plus qu'un sujet à la bouche : la nourriture. Celle qu'ils ont réussi à glaner et, surtout, celle qui leur manque ou dont les prix s'envolent. À la mi-novembre 2016, le riz coûtait 2 500 bolivars le kilo, ce qui le renvoyait dans le domaine de l'inaccessible. Domaine où figuraient déjà le poulet, le beurre, le lait ainsi que la farine nécessaire à la confection des arepas, ces galettes de maïs blanc dont raffolent les Vénézuéliens.

Il y a dix ans, en pleine campagne présidentielle, Chávez présentait les progrès du système de santé comme « l'une de [ses] plus grandes réussites (2)  ». Aucun adversaire sérieux n'aurait songé à le lui contester. Désormais, le pays manque de médicaments. Pas seulement d'aspirine et de paracétamol, mais également d'antirétroviraux et de molécules destinées aux chimiothérapies.

Il y a dix ans, dans la foulée de dizaines d'autres programmes sociaux, naissait la « mission Negra Hipólita ». Son objectif ? Venir en aide aux sans-abri urbains. Elle fut l'une des premières victimes de la crise. Le spectacle des personnes attendant la sortie des poubelles le soir est redevenu familier, cependant que les rues de Caracas exposent aux regards les mille et un visages de la détresse infantile.

Inflation, misère et corruption : les forces telluriques que décrivait Chávez lors de sa prise de fonctions sont à nouveau à l'œuvre ; le volcan s'est réveillé. Pour la droite, les choses sont simples : le socialisme échoue toujours. À gauche, où l'on avait appris à voir le Venezuela comme un phare dans la nuit néolibérale, l'incompréhension le dispute à l'incrédulité. Et une question s'impose, celle que formulait déjà le dirigeant bolivarien quand il esquissait le bilan de ses prédécesseurs, en 1999 : comment expliquer que, en dépit de « tant de richesses », « le résultat soit aussi négatif » ?

« À cause de la guerre économique que nous livrent l'opposition et ses alliés », répond le président Nicolás Maduro, élu en avril 2013, un mois après le décès de Chávez. Les chefs d'entreprise profitent de la chute des cours du pétrole (retombé sous les 40 dollars en 2016 après avoir dépassé les 100 dollars entre 2011 et 2014) pour organiser la pénurie, souffler sur les braises de la colère populaire et préparer le renversement du pouvoir chaviste. Au prétexte d'en rendre compte, le site Dolartoday (3), sis à Miami, orchestre la flambée du dollar parallèle. Ses ambitions politiques ne s'affichent-elles pas clairement à travers un sondage présenté à sa « une » depuis plusieurs semaines ? « Si l'élection présidentielle avait lieu aujourd'hui, pour qui voteriez-vous ? » Parmi les réponses possibles : MM. Henry Ramos Allup, Leopoldo López, Henrique Capriles Radonski, Henri Falcón et Lorenzo Mendoza Giménez, ainsi que Mme María Corina Machado. Tous membres de l'opposition.

On ne compte plus les analystes proches du pouvoir qui, se rappelant le sort réservé au président chilien Salvador Allende en 1973, défendent cette explication de la situation, comme si elle était vraiment contestée dans le camp progressiste. Or la question qui divise le chavisme est d'une autre nature : l'hostilité de ceux que la « révolution bolivarienne » cherche à priver de leurs privilèges suffit-elle à expliquer le chaos actuel ?

Membre du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV), M. Sergio Sánchez en a été exclu pour avoir refusé de soutenir un candidat au poste de gouverneur parachuté en dépit de forts soupçons de corruption. Le thème de la « guerre économique » lui évoque une image : « Dopé à la rente pétrolière, le Venezuela est monté sur le ring pour distribuer les uppercuts à la bourgeoisie et à l'empire. Désormais, les anabolisants ont disparu : le gouvernement est dans les cordes. D'un seul coup, il trouve anormal que ses adversaires poursuivent le combat. » Se revendiquant toujours du chavisme, « mais opposé au gouvernement », le militant Gonzalo Gómez formule les choses autrement : « On ne fait pas la révolution en espérant que le capitalisme ne réagira pas. » « D'ailleurs, poursuit-il, il faut distinguer deux attitudes : celle qui consiste à créer les conditions de la crise et celle qui consiste à en profiter. Bien souvent, les patrons se contentent de tirer parti des dysfonctionnements de l'économie. »

Quand les petites perturbations s'accumulent

Pour une partie de la gauche, le chaos actuel s'expliquerait par la toute-puissance d'un adversaire capable, dix-sept ans après sa défaite, de produire le déraillement de l'économie. Pour une autre, il découlerait de la trahison de dirigeants cyniques qui auraient passé l'arme à droite. Mais on peut également envisager les processus de transformation sociale comme contradictoires : leurs réussites — considérables dans le cas vénézuélien (4) — engendrent parfois des difficultés qui, faute de réponse, peuvent devenir menaçantes. La chute ne serait donc pas inscrite dans l'amorce, mais dans l'incapacité à corriger les conséquences néfastes de ses choix. C'est la leçon de la « théorie des catastrophes », que Chávez exposait à son auditoire un certain 2 février 1999 : « Selon cette théorie, les catastrophes apparaissent de manière progressive, quand, dans un système donné, se manifeste une petite perturbation qui ne rencontre aucune capacité de régulation, une toute petite perturbation qui n'appelait qu'une toute petite correction. En l'absence de capacité et de volonté d'agir, la première perturbation en rencontre une autre, tout aussi petite, qui ne trouve pas plus de réponse. Et les petites perturbations s'accumulent, jusqu'à ce que le système perde la capacité de les réguler. C'est alors que survient la catastrophe. »

Quand Chávez arrive au pouvoir, le prix du baril de pétrole est à un plancher historique, proche des 10 dollars : un désastre dont l'explication impose de plonger dans l'histoire du pays. Au début du XXe siècle, la nation caribéenne figure parmi les premiers producteurs de café et de cacao. Et puis elle découvre d'immenses réserves d'or noir… En dix ans seulement, de 1920 à 1930, le secteur pétrolier passe de 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) à près de 40 %, l'agriculture dévissant de 39 % à 12,2 % (5). Alors que la crise des années 1930 provoque la chute des cours du café, la plupart des pays de la région dévaluent leur monnaie pour maintenir la compétitivité de leurs exportations et lancer un processus d'industrialisation reposant sur la production locale des biens autrefois importés (« substitution des importations »). Le Venezuela procède à rebours : disposant d'importantes quantités de devises grâce à la rente, il cède à la pression du lobby commercial, qui organise l'importation de tout ce que le pays consomme.

Chávez se découvre un pouvoir extraordinaire

Le raisonnement de ces épiciers en costume trois-pièces ? Plus la monnaie locale sera forte, plus les Vénézuéliens pourront consommer, et eux s'enrichir. Entre 1929 et 1938, en pleine crise internationale, Caracas élève la valeur du bolivar de 64 %. L'opération verrouille les portes du commerce international au secteur agricole ; elle lui barre également l'accès aux échoppes nationales, inondées de produits bon marché. En dépit de promesses récurrentes de sortir du modèle rentier depuis lors, le déséquilibre économique s'accroît peu à peu ; et, lorsque Chávez prend les rênes du pays, 85,8 % de la valeur des exportations provient du pétrole (6).

Avec un prix du brent au plus bas en 1999, l'économie vénézuélienne ressemble à un gros-porteur tracté par un moteur de Mobylette : elle ahane. Le nouveau président a placé la diversification de l'économie au premier rang de ses priorités, mais il mesure qu'elle prendra du temps. Or la patience ne caractérise pas une population fébrile dont les espoirs ont été aiguillonnés par la campagne électorale. La solution passe par une réactivation de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), dont aucun des membres ne respecte plus les quotas. L'opération paie : les cours repartent à la hausse. Mais elle entraîne une première perturbation : l'urgence de se libérer des affres de la disette s'estompe devant la tentation de jouir de l'abondance.

« Les premières années furent très difficiles, se remémore M. Víctor Álvarez, ancien ministre des industries de base et du secteur minier (2005-2006). La presse présentait Chávez comme un clown. Et l'opposition n'a pas choisi la voie de la contestation démocratique. » En 2002, elle organise un coup d'État (qui échouera) avec l'aide des grands médias et de Washington. Pis, poursuit M. Álvarez, « le 10 décembre 2002, le jour même où nous allions lancer un programme visant à renforcer l'industrie nationale en réorientant vers elle les contrats publics, les patrons organisent un lock-out ! ». La grève du secteur privé et des hauts dirigeants du secteur pétrolier (nationalisé) durera deux mois et amputera le PIB d'environ 10 % (7). « Notre projet fut rangé dans un tiroir, dont il n'est jamais ressorti. »

Les prix du pétrole continuent à grimper, pour atteindre une trentaine de dollars le baril en 2003. Le gouvernement bolivarien dispose des ressources lui permettant de mettre en œuvre les programmes sociaux qui consolideront sa popularité dans les milieux modestes. Incapable de chasser Chávez du pouvoir, l'oligarchie vénézuélienne décide d'exfiltrer son pécule. La fuite des capitaux atteint des montants alarmants : plus de 28 milliards de dollars entre 1999 et 2002, soit près de 30 % de l'ensemble de la richesse produite en 2002 (8). À ce niveau, on ne parle plus de ponction, mais de saignée.

Alors que les réserves de devises s'effondrent, le pouvoir bolivarien prend la seule mesure adaptée : en février 2003, il introduit un contrôle des changes et fixe la parité entre la monnaie nationale et le dollar (le précédent contrôle des changes avait été interrompu en 1996). À partir de ce moment, l'État se réserve la capacité d'allouer ou non les dollars que lui demande telle ou telle entreprise pour importer. « Chávez découvre qu'il dispose d'un pouvoir extraordinaire, commente M. Álvarez. Non seulement la rente permet de satisfaire les besoins de la population, mais elle offre la possibilité de punir ceux qui avaient conspiré contre le pouvoir en leur refusant les devises. » Privées de dollars, bien des entreprises mettent la clé sous la porte, à moins que leur patron ne fasse amende honorable. « Car la rente garantit enfin la loyauté des entrepreneurs opportunistes. » L'espèce n'est pas rare.

« La politique du bolivar fort a constitué une subvention à l'ensemble de l'économie, renchérit le sociologue Edgardo Lander. La rente finançait la consommation, voitures de luxe et billets d'avion compris. » Entre 2004 et 2008, le Venezuela connaît une période d'abondance. Le PIB par habitant frôle son niveau de 1977, l'apogée d'une période connue comme le « Dame dos ! » (« J'en prends deux ! »). Hier considérée comme un piège dont il fallait s'émanciper, la rente retrouve son rôle traditionnel de clé de voûte du modèle économique vénézuélien. Nouvelle perturbation, sans correction…

Le contrôle des changes ne disparaîtra plus. Conçu comme une mesure temporaire pour lutter contre la fuite des capitaux, « il en devient le principal moteur, explique M. Temir Porras, ancien chef de cabinet de M. Maduro. Pays extrêmement dépendant des importations, le Venezuela affiche une inflation structurelle d'environ 15 à 20 %. Pas le dollar. Fixer une parité avec la devise américaine implique donc de surévaluer sa monnaie. On ne connaît pas de meilleure recette pour détruire la production nationale. Non seulement il devient plus coûteux de produire localement que d'importer, mais le pays redécouvre un négoce particulièrement juteux : l'importation surfacturée, qui permet de mettre la main sur des dollars » .

L'opération est simple. Imaginons un importateur qui dispose d'un réseau lui permettant d'acheter des bouteilles d'eau à 10 centimes de dollar pièce. Il obtient de l'État des dollars pour en acheter un million qu'il déclare payer 20 centimes pièce par le biais d'une entreprise qu'il aura préalablement créée en dehors du pays. Résultat : l'entrepreneur dispose de 100 000 dollars, qu'il peut écouler sur le marché noir local ou faire sortir du pays. « La culbute est parfois réalisée avant même la distribution du produit, poursuit M. Porras. De sorte que certains importateurs abandonnent les produits dans les hangars, ne vendant que de quoi acheter de nouveaux dollars. » Entre 2002 et 2012, la valeur des importations quintuple, passant d'environ 10 milliards de dollars à 50, un bond bien plus rapide que celui de leur volume. Lucratif, le secteur de l'importation attire du monde : ceux qu'on dénommera bientôt les « bolibourgeois » et que le pouvoir présente comme des « patrons socialistes », mais également des militaires, des hauts fonctionnaires et des malfrats.

Des taux de profit taquinant les 18 000 %

Pendant ce temps, la réduction de la pauvreté — l'une des plus grandes réussites de la « révolution bolivarienne » — permet à la population de consommer davantage. Dans un contexte où le pouvoir conteste peu au secteur privé sa mainmise sur les importations, la manne pétrolière qu'il déverse sur la population pour « solder la dette sociale » ruisselle jusque dans les poches des chefs d'entreprise. De sorte qu'en dépit de ses réussites sociales et géopolitiques, le Venezuela retrouve peu à peu sa fonction première dans la division internationale du travail : celle d'exportateur non seulement de pétrole, mais surtout de devises. Selon les calculs du trimestriel Macromet, la fuite des capitaux (surfacturation des importations comprise) aurait atteint 170 milliards de dollars entre 2004 et 2012 (9), soit pratiquement 160 % du PIB de l'année 2004. Un chiffre étourdissant.

Lorsque la crise financière internationale oriente le cours du pétrole à la baisse, en 2008, la rente ne suffit plus à couvrir la facture des importations. Le pays doit s'endetter. Il tente de limiter les dépenses, notamment en introduisant un double taux de change : un premier, préférentiel, pour les importations jugées stratégiques ; un autre, plus élevé, pour le reste. L'idée n'était pas mauvaise, mais sa mise en œuvre aurait gagné à être précédée d'une analyse des « perturbations » qu'elle avait engendrées dans le passé. Car des dispositifs similaires avaient été instaurés dans les années 1980 puis 1990, avec chaque fois une même conséquence : l'essor de la corruption. Qu'on en juge. En 2016, le Venezuela affiche un taux de change préférentiel de 10 bolivars par dollar et un autre de 657. Obtenir un accès (légal ou non) à la manne du dollar préférentiel pour alimenter le marché courant assure donc un taux de profit stratosphérique de 6 500 %. Que l'on revende ses dollars sur le marché parallèle, et le taux de profit taquine les… 18 000 %. On fait naître des vocations de brigand au moyen de chiffres beaucoup moins élevés.

« La droite veut mettre le peuple à genoux »

Or le Venezuela entretient une relation particulière avec la corruption. Ici, l'accumulation capitaliste ne repose pas sur la production de richesse, mais sur la capacité à butiner les ressources qu'administre l'État. Redistribution, clientélisme, népotisme, favoritisme, renvoi d'ascenseur ou simple illégalité, les frontières entre les formes de captation des dollars du pétrole s'avèrent d'autant plus ténues que beaucoup les franchissent plusieurs fois par jour.

« En 2012, Chávez prend enfin conscience du problème économique, notamment celui lié au taux de change, nous raconte M. Porras, qui a œuvré pour l'éclairer sur la question. Nous avions réussi à le convaincre d'agir. Et… il est tombé malade. » L'instabilité politique provoque un décollage soudain du dollar et de l'inflation, alors que les cours du pétrole recommencent à plonger fin 2014. Le pays redécouvre les pénuries, liées à l'atrophie d'une production locale étouffée par la survalorisation du bolivar et à la chute des importations, étranglées par le manque de devises. « Or, observe M. Álvarez, la pénurie offre le bouillon de culture idéal pour la spéculation et le marché noir. »

« Brinquebalant, l'édifice tenait grâce à deux clés de voûte, résume Lander : Chávez et la rente pétrolière. » Avec l'annonce officielle du décès du premier, on constate la mort clinique de la seconde. Le modèle socio-économique chaviste s'effondre d'autant plus vite que plus personne, pas même le nouveau président Maduro, n'est en mesure d'opérer la moindre modification d'azimut : la cohésion précaire du camp chaviste ne repose plus que sur la résolution commune à défendre l'héritage du comandante, le meilleur moyen de préserver les équilibres internes — et les prébendes. Il était urgent de changer de stratégie ; chacun s'employa à maintenir le cap. Quitte à mettre en péril certaines conquêtes de la période glorieuse du chavisme.

L'urgence de « diversifier » l'économie s'incarne désormais dans les projets tels que l'« arc minier de l'Orénoque » : une zone de 111 800 kilomètres carrés (près de quatre fois la superficie de la Belgique) où l'État vient d'autoriser diverses multinationales à extraire or, coltan, diamants, fer, etc., en jouissant d'exonérations fiscales et de dérogations à la réglementation du travail. De la rente pétrolière à la rente minière ? On a connu diversification plus bigarrée.

En dépit de ses dénonciations récurrentes des méfaits de l'oligarchie importatrice, le pouvoir en préserve la tranquillité. Il ne manque pas de créativité, en revanche, pour imaginer des bricolages tactiques « qui finissent par jeter de l'huile sur le feu de la spéculation », comme nous l'explique M. Álvarez. En 2011, le gouvernement fait passer une loi organique de « prix justes », pour tenter d'imposer un plafond aux prix de produits de base. « Mais ils sont bien souvent inférieurs aux coûts de production, si bien que les gens ont arrêté de produire. » Caracas subventionne par ailleurs certaines importations qu'il met à disposition de communautés organisées, à travers les comités locaux d'approvisionnement et de production (CLAP). Le 11 novembre dernier, dans le quartier de La Pastora, à Caracas, on pouvait ainsi se procurer un gros panier d'aliments (quatre kilos de farine de maïs, deux kilos de riz, deux paquets de pâtes, deux pots de beurre, un litre d'huile, un sachet de lait en poudre et un kilo de sucre) pour 2 660 bolivars. Un prix aussi bas offre la perspective de gains importants sur le marché noir… où finit donc une partie des produits.

Sur le plan économique, la chute du pouvoir d'achat est telle que l'ajustement structurel a en quelque sorte déjà eu lieu. Rendu plus acceptable par la rhétorique de la « guerre économique », il touche en particulier les personnes qui se conçoivent comme les membres de la classe moyenne : celles-là ne bénéficient pas des programmes sociaux et n'ont pas le temps de faire la queue des heures devant les supermarchés. Elles se trouvent donc plongées dans les « eaux glacées » du marché noir, ce qui finit par aiguiser leur colère contre les plus pauvres qu'eux : ceux qui profiteraient du système, avec lesquels l'État se montrerait « trop généreux »…

Quid de l'autre grande réussite chaviste, l'approfondissement de la démocratie ? Militant du mouvement social « depuis toujours », M. Andrés Antillano estime que celle-ci « n'était pas seulement un étendard pour Chávez. Elle a toujours été un moyen de mobiliser, de politiser la population ». « Je n'avais jamais vraiment cru aux vertus des élections, confesse-t-il. Mais ici, elles étaient devenues un outil subversif, une force révolutionnaire. » « Étaient » ?

En 2016, l'opposition parvient à dépasser ses (innombrables) divisions pour demander l'organisation d'un référendum révocatoire, permise par la Constitution de 1999. Bien que se rendant coupable de nombreuses fraudes, elle réussit à recueillir suffisamment de signatures valides pour lancer le processus et obtient le feu vert du Conseil national électoral (CNE). Mais depuis, gouvernement et pouvoir judiciaire — ce dernier ne se caractérisant pas par sa propension à s'opposer à l'exécutif — jonchent le parcours d'obstacles frisant parfois le ridicule. Menace à peine voilée : le 4 mai 2016, M. Diosdado Cabello, l'une des principales figures du chavisme, estimait que « les fonctionnaires chargés d'institutions publiques qui se prononcent en faveur du référendum révocatoire ne devraient pas conserver leur poste ». En procédant de la sorte, « Maduro ne prive pas uniquement l'opposition de référendum, observe M. Antillano. Il nous ôte, à nous la gauche, l'un des instruments-clés du chavisme : la démocratie ».

« Le référendum, c'est le combat de la droite, pas le mien », rétorque Mme Atenea Jimenez Lemon, du Red de comuneros, une puissante organisation qui regroupe plus de cinq cents communes à travers le pays. Ces structures qui maillent le territoire national (surtout la campagne) ont constitué le fer de lance du « nouvel État socialiste », reposant sur la participation, qu'imaginait Chávez (lire la recension ci-dessous). « Je sais qu'à bien des égards on peut décrire le gouvernement comme contre-révolutionnaire. Mais, pour moi, la gauche critique qui appelle au référendum fait le jeu de la droite. Car si l'opposition gagne, qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce que les gens se rendent compte de ce qu'ils nous préparent ? »

Privatisations en masse, recul de l'État, austérité violente : ici, nul ne se fait d'illusions sur le programme des partis d'opposition. D'ailleurs, rares sont ceux qui souhaitent les voir arriver au pouvoir. En dépit des efforts de certains de ses représentants pour mâtiner de social leurs discours, le principal objectif de la droite consiste à « mettre le peuple à genoux pour nous donner une bonne leçon », analyse Mme Flores. Une sorte de contre-révolution dans la contre-révolution.

Des hauts fonctionnaires rétifs au changement

« Tout n'est pas écrit, renchérit Mme Jimenez Lemon. Les communes offrent un moyen d'approfondir la démocratie, de débureaucratiser l'État et de développer la production. » Plaidoyer pro domo ? Non. À gauche, on imagine rarement une sortie positive de la crise actuelle sans renforcement de ce dispositif, créé par Chávez à la fin de sa vie. Seulement voilà : l'ancien président « était comme un révolutionnaire au sein de son propre gouvernement, explique l'ancienne ministre Oly Millán Campos. Il pouvait prendre des décisions allant à l'encontre des intérêts de l'appareil d'État. Sans lui, les communes se heurtent à la résistance des hauts fonctionnaires : pourquoi renforceraient-ils des structures imaginées dans l'optique de les affaiblir, puis de les remplacer ? ».

Une guerre intestine qui ravit l'opposition

En 2004, Chávez avait décidé d'organiser le référendum révocatoire qu'exigeait l'opposition en dépit de fraudes avérées. Procéder de la sorte aujourd'hui imposerait-il au chavisme une cure d'opposition ? Pas nécessairement. Une défaite lors d'un référendum organisé en 2016 aurait conduit à de nouvelles élections. En d'autres termes, elle aurait pu offrir à la gauche vénézuélienne ce dont elle semble avoir le plus besoin : une période d'autocritique permettant de sortir des raisonnements tactiques pour penser à nouveau en termes stratégiques. Cette période aurait peut-être permis au chavisme critique de faire entendre sa voix.

Mais encore eût-il fallu que le pouvoir accepte de prêter l'oreille. À la fin de l'année 2015, l'organisation chaviste Marea socialista a souhaité procéder à son inscription au registre des partis politiques du pays. Fin de non-recevoir du CNE, qui a estimé, sans rire, que le nom de la formation « ne faisait pas » parti politique. De son côté, un procureur a jugé qu'elle ne pouvait pas se réclamer du socialisme… puisqu'elle critiquait le gouvernement. « Le gouvernement discute actuellement avec l'opposition, avec le Vatican et avec l'ambassade américaine, mais avec nous, la gauche critique, il refuse le dialogue », s'amuse un militant de Marea socialista.

Dans les rangs du chavisme, la bataille fait donc rage, dans un vacarme d'autant plus stérile qu'il n'existe plus de lieu de discussion structuré. D'un côté, les partisans du pouvoir sont de plus en plus discrets. D'un autre, un courant ancré dans la population critique les dirigeants actuels, mais considère que la lutte ne peut avoir lieu en dehors du PSUV, sauf à remettre les clés du pouvoir à la droite. Enfin, un dernier courant, dépourvu de véritable base sociale, regroupe de nombreux anciens ministres, très actifs sur les réseaux sociaux. Ils estiment avec M. Gómez que l'actuelle bureaucratie « constitue une nouvelle bourgeoisie, tout aussi rapace que la précédente et désormais en concurrence avec elle ».

Cette guerre intestine ravit la droite, qui souhaite détruire l'espoir auquel Chávez avait donné naissance. Elle enchante également les nouveaux oligarques en chemise rouge, lesquels rêvent de transformer la lutte de classes qui les a portés au pouvoir en vulgaire lutte de camps. S'ils devaient l'emporter, les innombrables « perturbations » auxquelles le chavisme n'a pas su répondre auraient assurément enfanté la catastrophe.

(1) Environ 38 euros sur la base du taux de change officiel. Près de trois fois moins dans une économie dont les prix suivent l'évolution du dollar parallèle.

(2) Elizabeth Nunez, « Chavez touts health care ahead of vote », The Washington Post, 24 novembre 2006.

(3) https://dolartoday.com

(4) Lire « Ce que Chávez a rappelé à la gauche », Le Monde diplomatique, avril 2013.

(5) Chiffres tirés de Steve Ellner (sous la dir. de), Latin America's Radical Left. Challenges and Complexities of Political Power in the Twenty-First Century, Rowman & Littlefield, Lanham, 2014.

(6) Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc), 2008.

(7) Lire Maurice Lemoine, « L'opposition vénézuélienne joue son va-tout », Le Monde diplomatique, avril 2004.

(8) Daniela García, « Fuga de capitales : Sello revolucionario », La Verdad, Maracaibo, 1er juillet 2013.

(9) Miguel Ángel Santos, « Venezuela : de la represión financiera a la posibilidad de default » (PDF), Macromet, vol. 1, no 3, Caracas, novembre 2014.

« Marianne », service compris

Wed, 04/01/2017 - 09:43

Aux lecteurs qui se demanderaient comment les barons de la presse peuvent publier tant de livres sans que jamais leurs éditeurs n'osent réfréner ces élans graphomanes, les couvertures des hebdomadaires français suggèrent une réponse rustique : leur médiatisation sera quoi qu'il arrive assurée. Par exemple, la « une » de l'hebdomadaire Marianne du 9 octobre 2015 sur « Le réquisitoire de Jacques Julliard : L'école perd ses valeurs ! » — suivie d'un dossier de seize pages — se trouve dévolue à la promotion du dernier livre de l'éditorialiste-vedette de Marianne, L'école est finie. Les copinages, eux, continuent. Dans l'édition du 10 octobre 2014, le journaliste de Marianne Eric Conan saluait un « face-à-face épistolaire constructif et réjouissant » qui « procure un plaisir rare » : un ouvrage coécrit par Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa sur La Gauche et le Peuple.

Deux grands types de joueurs dominent les débats. Les premiers empilent les louanges sans états d'âme, comme on moule des gaufres. Par trois s'il le faut. L'éditorial du 20 octobre 2012 signé Maurice Szafran, alors directeur de Marianne, commande de « Lire Minc, Dély et Gozlan » — trois amis de l'auteur dont l'un fut directeur adjoint de l'hebdomadaire et l'autre y travaille encore. Et quand Marianne consacre sa « une » au thème « Les extraits du livre de Nicolas Domenach et Maurice Szafran », respectivement directeur adjoint de la rédaction et directeur de Marianne, leur ami Denis Jeambar, ancien directeur de L'Express, écrit en roue libre : « Plume tenue et élégante, style maîtrisé, sens de l'image et de la mise en scène sans égarements verbaux inutiles. (…) Ce livre est une vraie pochette-surprise » (5 mars 2011).

Les seconds se livrent à l'exercice parce qu'il le faut bien. Encombrés de scrupules, ils flattent à reculons. « Amis lecteurs, explique Philippe Besson en entamant dans Marianne ses deux pages règlementaires à la gloire du dernier ouvrage de Joseph Macé-Scaron, directeur adjoint de la rédaction de l'hebdomadaire, vous pourriez vous montrer soupçonneux à l'égard de l'article qui va suivre. En effet, il ne vous a pas échappé que Joseph Macé-Scaron exerce des fonctions éminentes dans le magazine que vous tenez entre les mains. Le fait, pour moi, de porter un jugement sur le roman qu'il vient de faire paraître pourrait donc relever de cette consanguinité détestable qui est le trait le plus saillant de Saint-Germain-des-Prés et fournir des preuves supplémentaires au procès en complaisance qu'on instruit (à raison) au petit monde médiatico-littéraire. Circonstances aggravante : à Joseph me lie un sentiment profond d'amitié (et je crains qu'il ne soit réciproque…). Bref, la cause semble entendue et perdue. Si je vous conseille néanmoins de ne pas passer tout de suite votre chemin, c'est parce que j'ai (hélas) la réputation de n'être pas naturellement porté à la bienveillance (on me reconnaît même une certaine malice qui m'a valu quelques déboires) et que le roman est (hélas) très bon. » Ouf !

En septembre 2012, Marianne annonçait en « une » le « livre événement » de Julliard sur les gauches françaises, un ouvrage qui « renouvelle en profondeur notre vision de la politique française » au point que Michel Onfray lui-même se sentit obligé de saluer cette « somme », une « merveilleuse histoire de France » écrite d'une « plume épique, (…) un stylet bien taillé, fin comme la pointe d'un poignard florentin » (22 septembre 2012). Un mois plus tôt, le même Julliard déplorait dans ces mêmes colonnes (25 août 2012) la dégénérescence de la critique littéraire : « Elle n'est plus, à quelques exceptions près — j'ai envie de conserver quelques amis —, qu'un exercice de copinage et de désinvolture. »

La vérité scientifique et le saut du tigre

Wed, 04/01/2017 - 09:13

Les théories scientifiques ne sont-elles que des croyances parmi d'autres ? Leur vérité est-elle relative ou rendent-elles compte de la réalité ? Autant de questions cruciales, car la détermination du champ de la recherche et la valeur accordée à ses résultats ont des conséquences sur l'ensemble de la société.

Aaron Beebe. – « Manuel », 2014 « Vous êtes, patatras ! tombée assise à terre ; la loi de la pesanteur est dure, mais c'est la loi. »

Georges Brassens, Vénus Callipyge

Selon le juriste Alain Supiot (1), aucune société ne peut subsister durablement sans des croyances communes, qui sont placées au-dessus des individus et cimentent le corps social. Ainsi, c'est au nom de droits humains proclamés sacrés que la République française est censée « assujettir le bon plaisir des plus forts à quelque chose de plus fort qu'eux, qui s'impose à tous et évite que la société des hommes ne se transforme en jungle ». Au cours de l'histoire, ce sont les rites, les religions ou — grande invention de la Rome antique — un ordre juridique autonome qui ont rempli ce rôle.

La modernité est marquée par la place grandissante accordée aux sciences, même si elles n'ont bien évidemment pas les mêmes fondements. Le temps présent se caractérise, comme le souligne un livre collectif dirigé par Dominique Pestre (2), par « la mise en œuvre, à une large échelle, de manières de gérer les hommes ou les choses qui se donnent comme inéluctables parce que scientifiquement fondées ». Or ce « fondement scientifique » peut servir plusieurs discours. Une même personne pourra, pour étayer ses convictions, s'appuyer sur des résultats scientifiques ou au contraire les relativiser — recourir, par exemple, aux sciences du climat pour attaquer le puissant lobby pétrolier et, dans le même élan, s'élever contre certains dangers des organismes génétiquement modifiés (OGM), au mépris de l'avis de nombreux biologistes.

Comment justifier l'autorité des sciences ? Les chercheurs utilisent volontiers une épistémologie réaliste très classique : la science découvrirait le monde extérieur, qui est ce qu'il est quoi que puissent en penser des individus ou des cultures différentes. On retrouve cette vision dans l'ouvrage récent (3) de deux physiciens qui opposent les atomes « imaginés » au cours de l'histoire au véritable atome, enfin « découvert » par les scientifiques au début du XXe siècle, notamment grâce aux travaux de Jean Perrin (4). Pour eux, la victoire finale de l'atomisme s'explique par le fait que les atomes « étaient bien là, tout simplement », comme peuvent l'être une chaise ou une montagne.

La science pure ne se discute pas. Elle ne fait que découvrir le monde ; elle est neutre. Seules les applications qui en sont faites peuvent prêter le flanc à la critique. Les gènes sont là, qu'on le veuille ou non, mais on peut contester les OGM, applications particulières de ce savoir neutre qu'est la génétique. Une solution simple et sans doute confortable pour les chercheurs, car elle légitime leur savoir tout en leur permettant de s'exonérer des mauvaises « applications ».

Les philosophes ont depuis longtemps montré l'insuffisance de cette vision des choses (5). En effet, comment réconcilier l'idée selon laquelle les objets des sciences qui font consensus à un moment donné sont « simplement là » avec les changements de cadre théorique, ou avec le fait que des théories postulant des entités très différentes prédisent les mêmes phénomènes ? Le physicien Niels Bohr, fondateur de la mécanique quantique et passionné par les difficultés épistémologiques, soulignait pour sa part qu'on ne peut dissocier le phénomène observé de l'instrument d'observation. Tel instrument nous fait percevoir la lumière comme des ondes, tel autre comme des particules... Les travaux des historiens et des sociologues des sciences ont montré « les intrications profondes, depuis cinq siècles, des sciences et des univers techniques, productifs, militaires, politiques et impériaux », pour citer l'ouvrage de Pestre. Non seulement le praticien des sciences n'est pas un pur sujet — il a été modelé par une certaine culture, un certain milieu —, mais, de surcroît, on ne peut séparer le conceptuel ou l'instrumental du technique et du politique (6). Ainsi le surgissement de travaux sur les séries numériques, à la fin du XVIIIe siècle, est-il lié à des choix sociaux, induits notamment par les besoins de nombreux groupes, comme les compagnies d'assurances, les banquiers ou l'Etat.

Mais faire le deuil de la prétention des chercheurs à obtenir une « vue de nulle part » sur le monde, c'est-à-dire une représentation impeccablement objective, n'implique-t-il pas de renoncer à une vérité scientifique immuable, intrinsèque et définitive ?

La vérité scientifique passe par la construction d'un fait scientifique dans un laboratoire ; ce qui, si l'on accepte l'analogie, ressemble à la transformation d'un tigre sauvage bondissant dans la forêt en un tigre captif observé derrière une grille et sous des projecteurs qui peuvent modifier son comportement. Par la « capture », autrement dit par un investissement lourd en temps, en équipements et en institution, on ne prélève que quelques sauts sur la multitude possible de ceux du tigre sauvage, et on les rend reproductibles. Cette image rend justice à l'inventivité du travail des chercheurs, qui ne font pas que découvrir l'agencement du monde : ils doivent le transformer profondément pour l'apprivoiser, c'est-à-dire pour pouvoir l'observer et le caractériser à partir du type d'outils, tant conceptuels que techniques, qu'ils mettent en œuvre.

Il y a donc continuité et altérité entre le monde extérieur et les résultats scientifiques. Continuité, car c'est bien le tigre qui saute dans sa cage, et non un être inventé qu'on pourrait manipuler comme on veut — les faits scientifiques ne peuvent être réduits à des constructions sociales où la nature ne jouerait aucun rôle. Altérité, car on ne fera jamais sauter un tigre sauvage sous les lumières d'un cirque... On pourra toujours affirmer qu'il était dans la nature du tigre de se laisser capturer de la façon dont on l'a fait (7), mais à titre rétrospectif, et sans certitude : le tigre, souvent, rêve de retourner sauter dans la jungle...

L'erreur de l'épistémologie réaliste est de croire que la stabilité, l'objectivité tout à fait réelle des faits scientifiques témoignent de la saisie de ce monde extérieur, qui serait permise par l'émancipation de tout intermédiaire déformant. Pour qui prête attention au quotidien des chercheurs, l'objectivité résulte au contraire d'un énorme travail de domptage du monde dans les laboratoires (8). En domptant le tigre d'une certaine façon, on aboutit à l'un des mondes possibles, dont on devrait se sentir responsable — si on le dompte pour le rendre plus agressif, par exemple.

Ainsi, des historiens (9) ont montré que la vision génétique procédait d'une observation particulière du vivant, encouragée dans les années 1940 par la fondation Rockefeller, qui finance de nombreux centres de recherche dans le domaine de la santé et sera soupçonnée de promouvoir l'eugénisme. Les processus biologiques sont perçus comme contrôlés par les gènes, qui deviennent autant de leviers de contrôle potentiels par des techniques d'ingénierie. Ce parti pris a joué un rôle crucial dans les orientations de la recherche sur le vivant, au détriment de l'étude d'autres facteurs plus diffus, comme le régime alimentaire ou les influences environnementales. Mais ce choix d'« experts » découle de partis pris techniques, sociaux et politiques plus ou moins implicites.

Autre exemple : les statistiques du chômage, analysées par Alain Desrosières, qui « contribuent à faire de la réalité et non pas simplement à la “refléter”. Cette idée n'est pas relativiste, en ce qu'elle ne nie pas l'existence du chômage. Mais elle attire l'attention sur le fait que le chômage peut être pensé, exprimé, défini et quantifié de multiples façons ; et que les différences entre ces façons de faire ne sont pas de simples détails techniques, mais ont toujours une signification historique, politique, sociologique (10) ».

Pour donner aux sciences leur juste place dans le débat public, il importe donc d'étayer nos décisions en nous appuyant sur leurs connaissances robustes, tout en réclamant la discussion démocratique des priorités de recherche en amont et non en réaction aux applications (11). Les questions politiques importantes comportent toujours des dimensions autres que scientifiques, et il serait contre-productif de faire reposer sur les sciences tout le poids des décisions, car elles sont vulnérables à l'amplification dogmatique du doute, doute qui est constitutif de la recherche. Ce sera indûment que l'on justifiera au nom de la science le recours aux semences améliorées plutôt qu'à des réformes agraires pour lutter contre la faim dans le monde. Mais la réduction de nos émissions de carbone se justifie par la réduction de l'empreinte environnementale et de la consommation, la justice sociale...

Comme le souligne Luc Boltanski, la distinction entre le « monde » et une « réalité » construite grâce à des formatages qui permettent de le stabiliser représente un élément critique essentiel dans le régime de domination caractéristique des démocraties capitalistes, fondé sur l'expertise : « Etre ce qu'il est et qui ne peut être autrement est bien la caractéristique du monde. Mais à cette différence essentielle près, par laquelle il se distingue précisément de la réalité, que le monde, on ne le connaît pas et qu'on ne peut prétendre le connaître, dans la perspective d'une totalisation. Or, dans la métaphysique politique sous-jacente à cette forme de domination, le monde est précisément ce que l'on peut maintenant connaître, par les pouvoirs de la science, c'est-à-dire, indissociablement, des sciences naturelles et des sciences humaines ou sociales (12). » La « réalité » commune ne se réduit pas à ce qui peut être découvert par une élite dans les laboratoires de sciences ou d'économie. Elle est à composer, péniblement, par tous (13).

(1) Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, Paris, 2015.

(2) Dominique Pestre, Le Gouvernement des technosciences, La Découverte, Paris, 2014.

(3) Hubert Krivine et Annie Grosman, De l'atome imaginé à l'atome découvert. Contre le relativisme, De Boeck, Paris, 2015.

(4) Jean Perrin, Les Atomes, Flammarion, coll. « Champs sciences », Paris, 2014 (1re éd. : 1913).

(5) Cf. Alan F. Chalmers, Qu'est-ce que la science ?, Le Livre de poche, Paris, 1990, et Michel Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique, Flammarion, coll. « Champs sciences », 2008.

(6) Cf. aussi Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS, n° 3, vol. 50, 1995, et (sous la dir. de), Histoire des sciences et des savoirs (3 vol.), Seuil, Paris, 2015.

(7) Cf. Didier Debaise, L'Appât des possibles, Les Presses du réel, Paris, 2015, et Bruno Latour, Enquête sur les modes d'existence, La Découverte, 2012, ainsi que le site associé : modesofexistence.org

(8) Cf. Bruno Latour, La Science en action, La Découverte, 2005. Pour le cas du climat, cf. Paul N. Edwards, A Vast machine, MIT Press, Cambridge (Etats-Unis), 2010.

(9) Lily E. Kay, The Molecular Vision of Life, Oxford University Press, 1993.

(10) Alain Desrosières, « La statistique, outil de libération ou de pouvoir ? », Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Zones, Paris, 2014.

(11) Brian Wynne, postface à Matthew Kearnes, Phil Macnaghten et James Wilsdon, « Governing at the Nanoscale. People, policies and emerging technologies », Demos Foundation, Londres, 2006.

(12) Luc Boltanski, De la critique, Gallimard, Paris, 2009.

(13) Cf. John Dewey, Le Public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, et l'introduction lumineuse de Joëlle Zask ; Bruno Latour, « Il n'y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, n° 45, Paris, 2011.

Lire aussi le [courrier des lecteurs] dans notre édition de janvier 2016.

Les communs, un projet ambigu

Tue, 03/01/2017 - 08:59

Revivifiée dès les années 1980, la notion de « communs » ou de « biens communs » connaît une popularité croissante chez les militants de gauche. Qu'il s'agisse de la fourniture d'eau potable ou des logiciels libres, la gestion collective fait un sort au mythe selon lequel la privatisation serait garante d'efficacité. Mais ses partisans se défient aussi de l'État, auquel ils n'attribuent qu'un rôle circonscrit.

Jean Dubuffet. – « Empressement », 1980 © ADAGP, Paris, 2016 / Photo : Christie's / Bridgeman Images

Le 11 janvier 2016, le secrétaire national du Parti communiste français Pierre Laurent présentait ses vœux pour l'année qui commençait et décrivait « la société que nous voulons » : « Un nouveau mode de développement où social et écologie se conjuguent pour l'humain et la planète, pour une société du bien-vivre et du bien commun. » « Bien commun » ? De l'autre côté de l'échiquier politique, le dirigeant du Mouvement pour la France, M. Philippe de Villiers, se réfère au même concept, mais pour justifier le recul de l'État auquel il souhaite œuvrer : « L'État n'existe plus comme fournisseur du bien commun. Il n'a aucun droit sur nous (1).  »

En mai 2016, quelques mois après l'annonce du Retour des communs par l'« économiste atterré » Benjamin Coriat (2), le libéral Jean Tirole publiait Économie du bien commun (3). À la rubrique « Nos idées » de son site, l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (Attac) dit vouloir « promouvoir les alternatives et récupérer les biens communs ». Quant à l'Institut de l'entreprise, il affirme, sous la plume de son délégué général, que « les initiatives privées se préoccupent du bien commun (4)  ».

Rarement concept se sera montré aussi malléable. Ses déclinaisons dans les champs politique et universitaire sont multiples : « bien commun », « biens communs », « commun », « communs »… D'un côté, l'expression « bien commun » — plus ou moins synonyme d'« intérêt général » — s'est érigée en élément de langage pour les dirigeants de tous bords. De l'autre, la notion de (biens) communs apporte un renouveau intellectuel et militant à un mouvement social parfois caractérisé par son ronronnement conceptuel. Difficile de s'y retrouver… Mais pas impossible.

Avril 1985, Annapolis (États-Unis). Lors d'une conférence financée par la National Research Foundation, des universitaires du monde entier présentent leurs recherches sur les « communs ». Le terme n'évoque en général qu'une histoire ancienne : celle de la transformation, à l'aube de l'ère industrielle, des terres dévolues au pâturage et gérées de façon collective en propriétés privées délimitées par des clôtures. Ce mouvement des enclosures est considéré comme un moment fondateur pour le développement du capitalisme. Il symbolise l'émergence de la propriété comme droit individuel : une « révolution des riches contre les pauvres », écrit Karl Polanyi (5). Les chercheurs réunis à Annapolis reprennent le fil de cette histoire et montrent qu'il existe encore de nombreux endroits dans le monde où des terres, des pêcheries ou des forêts sont gérées comme des communs : des ressources partagées au sein de communautés qui organisent collectivement leur exploitation.

Les chercheurs soutiennent que ces systèmes de communs sont souvent efficaces et qu'ils évitent la surexploitation des ressources (6). Il y a là un renversement total des thèses développées par Garrett Hardin dans son célèbre article sur la « tragédie des communs (7)  ». Au-delà, c'est toute l'orthodoxie économique libérale qui est attaquée, puisque pour elle la propriété privée exclusive est toujours le meilleur système d'allocation des ressources rares.

L'Italie en pointe

En 1990, l'économiste Elinor Ostrom synthétise les principaux acquis des recherches exposées à Annapolis. Elle insiste notamment sur les conditions institutionnelles qui permettent de pérenniser les systèmes de communs. Elle montre qu'un commun ne peut exister durablement sans règles pour encadrer son exploitation. Elle souligne aussi que ces règles peuvent être produites et appliquées par les communautés concernées, sans faire appel à la puissance surplombante de l'État. Parmi de nombreux exemples, elle cite le cas d'une pêcherie en Turquie, où « le processus de surveillance et d'exécution des règles (…) est pris en charge par les pêcheurs eux-mêmes (8)  ». Ces travaux lui valent en 2009 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel — souvent considéré comme le « prix Nobel d'économie ».

En Italie, le renouveau de l'intérêt pour les biens communs s'étend au champ politique lorsqu'une commission créée par le gouvernement de M. Romano Prodi dévoile ses conclusions en 2008. Présidée par le juriste Stefano Rodotà, elle propose de les définir comme des « choses dont dépendent l'exercice des droits fondamentaux et le libre développement de la personne ». « Personnes juridiques publiques ou privées », le statut des titulaires de ces biens — leurs « propriétaires » — importe peu (9). La commission insiste en revanche sur le fait que les ressources doivent être gérées conformément à leur fonction, pour permettre l'exercice d'un droit. Qualifier l'eau de « bien commun » signifie ainsi que sa distribution, quel que soit l'acteur qui l'organise, doit garantir l'accès de tous à une eau saine et en quantité suffisante.

Sur la base des travaux de la commission Rodotà, de nombreux mouvements sociaux et politiques transalpins s'emparent de la notion de bien commun pour dénoncer le secteur privé et l'État néolibéral, également incapables de satisfaire les besoins collectifs fondamentaux (10). Forts de ce principe, 25 millions d'Italiens (sur 27 millions de votants) se prononcent en juin 2011 par référendum contre la privatisation des services publics locaux de fourniture d'eau potable.

Mais la redécouverte des communs ne se limite pas aux ressources naturelles. En 1983, Richard Stallman, jeune informaticien du Massachusetts Institute of Technology (MIT), poste un appel à contributions sur un groupe de discussion Usenet : il propose de développer un système d'exploitation distribué librement. Ainsi apparaît le mouvement du logiciel libre, en réaction à l'émergence d'une florissante industrie du logiciel qui transforme les programmes informatiques en biens marchands soumis au droit d'auteur (copyright) et protégés par des conditions d'utilisation restrictives (11). Ici, le code informatique n'est plus considéré comme la propriété exclusive d'un acteur privé ; il constitue une ressource librement accessible que chacun peut contribuer à améliorer. De nombreux communs numériques ont repris ces principes d'ouverture et de partage pour les appliquer à la production d'encyclopédies (Wikipédia), de bases de données (Open Food Facts) ou à des créations artistiques collectives placées sous des licences Art Libre ou Creative Commons.

En dépit de leurs différences, les diverses composantes du mouvement des communs opèrent une même remise en question de la propriété privée exclusive. Le mouvement italien des beni comuni réagit à la privatisation des services publics ; l'intérêt pour les communs dits « physiques » répond à l'accaparement massif des terres. Quant au développement des communs numériques, il s'oppose à la privatisation de l'information et de la connaissance : celle-ci a pris une telle ampleur que certains juristes ont pu évoquer un « deuxième mouvement des enclosures (12)  ».

Les communs portent ainsi le fer au cœur d'une des institutions centrales du néolibéralisme, en s'attaquant à la croyance selon laquelle davantage de propriété privée garantirait un surcroît d'efficacité économique. Les travaux d'Ostrom invalident ce postulat, et l'essor de nombreuses ressources partagées le contredit en pratique. S'agissant des ressources physiques, les communs reposent souvent sur des formes de propriété collective et s'appuient par exemple, en France, sur des structures coopératives ou des groupements fonciers agricoles (GFA). Les communs numériques sont quant à eux protégés par des licences spécifiques, qui subvertissent les formes classiques de propriété intellectuelle afin de permettre la circulation et l'enrichissement des créations collectives : General Public License (GPL), Open Database License (ODbL)…

Si les militants des communs remettent en question la propriété privée, ils critiquent également le dévoiement de la propriété publique dans un contexte de libéralisation massive. Lorsque l'État a toute latitude de brader les ressources dont il dispose pour équilibrer ses finances, la propriété publique offre-t-elle vraiment davantage de garanties que la propriété privée ? Ne se réduit-elle pas à un simple déplacement de la propriété privée entre les mains d'un acteur qui n'agit pas nécessairement dans l'intérêt de tous (13) ?

On comprend mieux, dès lors, la définition proposée par la commission Rodotà. En insistant sur la fonction sociale des biens communs, les juristes italiens ont voulu substituer à la logique classique de l'État-providence — la propriété publique comme gardienne de l'intérêt général — la garantie inconditionnelle de certains droits. Ce changement de perspective va de pair avec une lutte contre la bureaucratisation des services publics, vue comme la principale cause de leur incapacité à défendre l'intérêt de tous. La critique des faiblesses de la propriété publique se double ainsi d'une exigence de participation citoyenne, dont l'expérience d'Acqua Bene Comune (ABC) à Naples offre un exemple intéressant. Dans la foulée du référendum de 2011, la gestion de l'eau de cette ville a en effet été remunicipalisée et confiée à un « établissement spécial » de droit public nommé ABC. Ses statuts ont été pensés pour permettre une gestion démocratique et participative, grâce à la présence de deux citoyens au conseil d'administration et à la création d'un comité de surveillance où siègent des représentants des usagers et des associations.

Le retentissement politique de la notion de beni comuni en Italie signale le rapport ambigu des défenseurs des communs avec l'État. Né d'une critique percutante de la propriété privée et des renoncements de l'État néolibéral, le mouvement des communs aboutit parfois à un éloge sans nuance des capacités d'auto-organisation de la « société civile ». Avec un risque : celui de devenir les « idiots utiles » du néolibéralisme, en ne critiquant la sacralisation de la propriété privée que pour favoriser de nouveaux reculs de l'État social. Nombre de chercheurs et de militants sont toutefois conscients de ce danger. Comme le rappelle Benjamin Coriat, « les communs ont besoin de l'État pour se développer, car il doit créer les ressources (à commencer par les ressources juridiques) dont les commoners [les producteurs des biens communs] ont besoin pour exister (14)  ». Interdire la vente forcée d'ordinateurs avec certains logiciels — l'achat d'un PC correspondant en pratique à l'achat d'un ordinateur et de Windows — favoriserait par exemple le développement des logiciels libres.

Il s'agit donc de réaffirmer le rôle de l'État tout en réfléchissant à l'évolution de ses interventions. Cela implique de concevoir un cadre juridique propre à favoriser les communs et les structures — coopératives, par exemple — les mieux à même de les porter, y compris dans un cadre marchand. Cela suppose aussi de considérer que la propriété publique ne se résume pas à un patrimoine dont l'État peut faire un usage discrétionnaire, mais comprend l'ensemble des biens et des services destinés à l'usage public, qui doivent par conséquent être gérés dans l'intérêt de tous. Cela nécessite enfin de rappeler que l'État social a vocation à fournir aux individus les moyens temporels et financiers de développer des activités hors du seul champ de la propriété privée et de la recherche du profit.

Les communs invitent donc à revoir l'articulation entre la sphère marchande, les missions de l'État et ce qui peut être laissé à l'auto-organisation de collectifs librement constitués. Un beau sujet de philosophie politique, et peut-être aussi quelque espoir.

(1) « Parlez-vous le Philippe de Villiers ? », BFMTV.com, 7 octobre 2016.

(2) Benjamin Coriat (sous la dir. de), Le Retour des communs. La crise de l'idéologie propriétaire, Les Liens qui libèrent, Paris, 2015.

(3) Jean Tirole, Économie du bien commun, Presses universitaires de France, 2016.

(4) Frédéric Monlouis-Félicité, « Pour une élite économique engagée », L'Opinion, Paris, 16 avril 2015.

(5) Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983.

(6) Cf. National Research Council, Proceedings of the Conference on Common Property Resource Management, National Academy Press, Washington, DC, 1986.

(7) Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, no 3859, Washington, DC, 13 décembre 1968.

(8) Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck Supérieur, Paris - Louvain-la-Neuve, 2010 (1re éd. : 1990).

(9) Commission Rodotà, conclusions citées par Ugo Mattei, « La lutte pour les “biens communs” en Italie. Bilan et perspectives », Raison publique, 29 avril 2014.

(10) Lire Ugo Mattei, « Rendre inaliénables les biens communs », Le Monde diplomatique, décembre 2011.

(11) Lire « L'étrange destin du logiciel libre », Le Monde diplomatique, juillet 2014.

(12) Cf. James Boyle, « The second enclosure movement and the construction of the public domain », Law and Contemporary Problems, vol. 66, no 1-2, Durham (États-Unis), hiver 2003.

(13) Cf. Pierre Crétois et Thomas Boccon-Gibod (sous la dir. de), État social, propriété publique, biens communs, Le Bord de l'eau, Lormont, 2015.

(14) « Ne lisons pas les communs avec les clés du passé. Entretien avec Benjamin Coriat », Contretemps, 15 janvier 2016.

Sept niveaux de désespoir

Mon, 02/01/2017 - 20:52

Je voudrais — tout simplement en tant que conteur — ajouter quelques brèves remarques au débat en cours.

Le fait d'être l'unique superpuissance sape chez les militaires l'intelligence de la stratégie. Pour penser stratégiquement, il faut s'imaginer à la place de l'ennemi. On est alors en mesure d'anticiper, de feinter, de le prendre par surprise, de le déborder et ainsi de suite. Mal interpréter un ennemi peut à terme entraîner la défaite — celle de l'interprète fautif. C'est ainsi que parfois s'écroulent les empires.

Qu'est-ce qui pousse un homme au terrorisme et, à la limite, à endurer le martyre du suicide ? C'est là, aujourd'hui, la question décisive. (Je parle ici des volontaires anonymes : les chefs terroristes sont une tout autre affaire.) Ce qui façonne un terroriste, c'est, avant tout, une forme de désespoir ou, pour être plus précis, une façon de transcender une forme de désespoir et, par le don de sa vie, de lui donner sens.

C'est pourquoi le terme de « suicide » ne convient pas tout à fait, car transcender son désespoir donne au martyr un sentiment de triomphe. Triomphe sur ceux qu'il est censé haïr ? Je n'en suis pas si sûr. Le triomphe du terroriste est triomphe sur la passivité, l'amertume, le sentiment d'absurdité, qui émanent d'une certaine profondeur de désespoir.

Il n'est pas facile pour le monde développé d'imaginer ce type de désespoir. Non pas à cause de sa richesse relative (la richesse engendre ses propres désespoirs), mais parce que le monde développé est constamment sollicité, et son attention distraite. Le désespoir dont il est question ici accable ceux qui subissent des situations, comme par exemple des décennies passées dans un camp de réfugiés, les contraignant à nourrir une idée fixe.

En quoi consiste ce désespoir ? A avoir le sentiment que la vie, la vôtre et celle de vos proches, ne compte pour rien, sentiment qu'on éprouve à divers niveaux distincts, si bien que le désespoir devient total, c'est-à-dire — comme dans le totalitarisme — sans appel.

Chercher chaque matin
les déchets
permettant de survivre encore un jour

Savoir en s'éveillant
que dans ce désert légal
il n'y a pas de droits
Eprouver qu'au fil des années
rien ne s'améliore
mais que tout empire
Etre mortifié parce qu'on est capable
de changer presque rien
et de s'emparer de ce « presque »
qui conduit alors à une nouvelle impasse

Ecouter mille promesses
qui vous ignorent inexorablement
vous et les vôtres
Avoir sous les yeux l'exemple
de ceux qui résistent
et que des bombes transforment
en poussière

Subir le poids de vos propres tués
poids qui met fin
pour toujours à l'innocence
parce qu'ils sont si nombreux.

Ce sont là sept niveaux de désespoir — un pour chaque jour de la semaine — qui conduisent certains des plus courageux à la révélation qu'offrir leur propre vie pour contester les forces qui ont poussé le monde au point où il en constitue la seule manière d'invoquer un tout qui soit plus vaste que le désespoir.

Toute stratégie élaborée par des dirigeants politiques incapables d'imaginer un tel désespoir échouera et accroîtra sans cesse le nombre de ses ennemis.

L'art de la chute

Mon, 02/01/2017 - 20:43

Peu de films tournés au début du siècle passé peuvent apparaître aujourd'hui comme « un commentaire intime sur le XXIe siècle ». Il y faut tout le talent, toute la vitalité et toutes les pitreries d'un clown hors normes…

A ses yeux, ce qu'il se passe dans le monde est quelque chose d'à la fois impitoyable et inexplicable. Et, pour lui, cela va de soi. Son énergie se concentre sur l'immédiat, sur comment s'en sortir et trouver une issue vers quelque chose d'un peu meilleur. Il a observé que beaucoup de circonstances et de situations dans la vie se reproduisent, devenant ainsi familières malgré leur étrangeté. Depuis sa petite enfance, il s'est familiarisé avec les dictons, les blagues, les astuces, les ficelles du métier et les combines ayant trait à ces énigmes quotidiennes récurrentes. Alors, il leur fait face avec une proverbiale connaissance prémonitoire de ce à quoi il se heurte. Il est rarement perplexe.

Voici quelques-uns des axiomes de cette connaissance prémonitoire proverbiale qu'il a acquise :

Le cul est le centre du corps masculin ; c'est là que l'on donne un coup de pied en premier à son adversaire, et c'est sur cette partie du corps que l'on tombe le plus souvent quand on vous renverse.

Les femmes forment une autre armée. Regardez surtout leurs yeux.

Les puissants sont toujours brutaux et nerveux.

Les prêcheurs n'aiment que leur propre voix.

Il y a tellement de handicapés dans les parages qu'il faudrait peut-être un agent pour régler la circulation des fauteuils roulants.

Les mots manquent pour désigner ou expliquer le cours quotidien des ennuis, des besoins non satisfaits et du désir frustré.

La plupart des gens n'ont pas de temps pour eux, mais ils ne le réalisent pas. Poursuivis, ils poursuivent leur vie.

Comme eux, vous ne comptez pour rien, jusqu'au moment où vous vous écartez du chemin et prenez des risques, et qu'alors vos compagnons s'arrêtent net, le regard émerveillé. Et le silence de cet émerveillement contient tous les mots imaginables de toutes les langues maternelles. Vous avez créé un hiatus de reconnaissance.

Les rangs des hommes et des femmes qui ne possèdent rien ou presque rien peuvent offrir un trou de rechange exactement à la bonne taille pour qu'un petit bonhomme s'y cache.

Le système digestif échappe souvent à notre contrôle.

Un chapeau ne protège pas du temps, c'est la marque d'un rang.

Quand le pantalon d'un homme tombe sur ses chevilles, c'est une humiliation ; quand la jupe d'une femme se soulève, c'est une illumination.

Dans un monde sans merci, une canne peut servir de compagnon.

D'autres axiomes s'appliquent au lieu et au cadre :

Pour entrer dans la majorité des bâtiments, il faut de l'argent ou la preuve qu'on en a.

Les escaliers sont des toboggans.

Les fenêtres servent à jeter des choses ou à être escaladées.

Les balcons sont des postes d'où descendre précipitamment ou d'où faire tomber des choses.

La nature sauvage est un endroit où se cacher.

Toutes les courses-poursuites sont circulaires.

Le moindre pas a toutes les chances d'être une erreur, alors faites-le avec style pour détourner l'attention quand tout part en vrille.

Cela donne une idée de la connaissance prémonitoire d'un gamin, d'environ 10 ans — la première fois que ton âge affiche deux chiffres —, qui traîne dans le sud de Londres, à Lambeth, au tout début du XXe siècle.

Une grande partie de cette enfance se déroula dans des établissements publics : une maison de correction d'abord, puis une école pour les enfants indigents. Hannah, sa mère, à laquelle il était profondément attaché, était incapable de s'occuper de lui. Elle passa une grande partie de sa vie enfermée dans un hôpital psychiatrique. Elle venait d'un milieu d'artistes du music-hall du sud de Londres.

Les institutions publiques pour les indigents comme les maisons de correction et les écoles pour les enfants pauvres ressemblaient, et ressemblent toujours, à des prisons dans la façon dont elles étaient organisées et agencées. Pénitentiaires pour Perdants. Quand je pense à ce gamin de 10 ans et à ce qu'il a vécu, je pense aujourd'hui aux tableaux d'un de mes amis.

Jusqu'à la quarantaine, Michael Quanne a passé plus de la moitié de sa vie en prison, condamné pour une série de vols mineurs. Durant ses incarcérations, il s'est mis à peindre.

Ses peintures ont pour thème l'histoire d'événements s'étant produits à l'extérieur dans le monde libre, vus et imaginés par un prisonnier. Une de leurs caractéristiques frappantes est l'anonymat des endroits, des lieux qui y figurent. Les personnages imaginés, les protagonistes sont saisissants, expressifs et énergiques, mais les coins de rue, les bâtiments imposants, les sorties et les entrées, les lignes de toit et les passages parmi lesquels se trouvent les personnages sont désolés, anonymes, sans vie, indifférents. Nulle part on ne voit la moindre évocation ou trace de la caresse d'une mère.

Nous voyons des lieux du monde extérieur à travers le verre transparent mais impénétrable et sans pitié de la fenêtre d'une cellule.

Le gamin de 10 ans devient un adolescent, puis un jeune homme. Petit, filiforme, aux yeux bleus perçants. Il danse et chante. Il fait aussi du mime. Il mime en inventant des dialogues élaborés entre les traits de son visage, les gestes de ses mains méticuleuses et l'air qui l'entoure, l'air libre qui n'appartient à aucun lieu. En tant qu'artiste, il devient un maître pickpocket, faisant jaillir le rire en inspectant poche après poche avec confusion et désespoir. Il réalise des films, dans lesquels il joue. Leurs décors sont désolés, anonymes et sans mère.

Cher lecteur, vous avez deviné de qui je parle, n'est-ce pas ? De Charlie Chaplin, le Petit Bonhomme, le Vagabond.

Pendant que son équipe tournait La Ruée vers l'or en 1923, une discussion animée se déroulait dans le studio à propos du scénario. Et une mouche n'arrêtait pas de distraire l'attention des participants, si bien que Chaplin, furieux, demanda une tapette et essaya de la tuer. En vain. Au bout d'un moment, la mouche atterrit sur la table à côté de lui, à sa portée. Il prit la tapette pour l'écraser, puis s'arrêta brusquement et la reposa. Lorsque les autres lui demandèrent pourquoi, il les regarda et répondit : « Ce n'est pas la même mouche. »

Une décennie auparavant, Roscoe Arbuckle, l'un des collaborateurs « costauds » favoris de Chaplin, avait déclaré que son copain Charlie était un « génie comique complet, sans aucun doute le seul de notre temps dont on parlera dans un siècle ».

Le siècle a passé et les propos de « Fatty » Arbuckle se sont révélés vrais. Durant ce siècle, le monde se transforma profondément — aux plans économique, politique et social. Avec l'invention des talkies [« films parlants »] et l'édification de Hollywood, le cinéma changea également. Pourtant, les premiers films de Chaplin n'ont rien perdu de leur effet de surprise, de leur humour, de leur mordant ou de leur illumination. Mais, avant tout, leur pertinence paraît plus proche, plus urgente que jamais : ils sont un commentaire intime sur le XXIe siècle dans lequel nous vivons.

Comment est-ce possible ? J'aimerais proposer deux raisons. La première concerne la vision du monde proverbiale de Chaplin décrite plus haut, et la seconde, son génie en tant que clown, qui, de manière paradoxale, devait tellement aux tribulations de sa jeunesse.

Aujourd'hui, la tyrannie économique mondiale du capitalisme financier spéculatif, qui fait des gouvernements nationaux (et de leurs politiciens) ses esclavagistes et du monde médiatique son pourvoyeur de drogue, cette tyrannie, dont le seul but est le profit et l'accumulation permanente, nous impose une vision et un schéma de vie chaotiques, précaires, sans pitié et inexplicables. Et cette vision de la vie est encore plus proche de la vision du monde légendaire de notre gamin de 10 ans que la vie à l'époque où les premiers films de Chaplin ont été tournés.

Les journaux de ce matin [de juillet 2014] rapportent qu'Evo Morales, le président de la Bolivie, un homme relativement sincère et dénué de cynisme, a proposé une mesure légalisant le travail des enfants à partir de 10 ans. Près d'un million d'enfants boliviens concernés travaillent déjà afin d'aider leurs familles à manger. Cette loi leur garantira une légère protection juridique.

Il y a six mois, au large de l'île italienne de Lampedusa, quatre cents immigrés venant d'Afrique et du Proche-Orient à bord d'un bateau impropre à la navigation ont trouvé la mort par noyade alors qu'ils tentaient de gagner l'Europe clandestinement dans l'espoir d'y trouver du travail. Sur la planète, trois cents millions d'hommes, de femmes et d'enfants cherchent du travail pour avoir les moyens minimaux de survivre. Le Vagabond ne se singularise plus.

L'étendue de ce qui apparaît comme inexplicable augmente de jour en jour. Le suffrage universel a perdu tout sens, car le discours des politiciens nationaux n'a plus aucun rapport avec ce qu'ils font ou peuvent faire. Toutes les décisions fondamentales qui affectent le monde d'aujourd'hui sont prises par des spéculateurs financiers et leurs agences, anonymes et sans voix. Comme le présumait le gamin de 10 ans, « les mots manquent pour désigner ou expliquer le cours quotidien des ennuis, des besoins non satisfaits et du désir frustré ».

Le clown sait que la vie est cruelle. Le costume hétéroclite et haut en couleur du bouffon d'antan était déjà une plaisanterie sur son expression habituelle de mélancolie. Le clown est habitué à la perte. La perte est son prologue.

L'énergie des pitreries de Chaplin se répète et augmente à chaque fois. A chaque fois qu'il tombe, c'est un homme nouveau qui retombe sur ses pieds. Un homme nouveau qui est à la fois le même homme et un homme différent. Le secret de sa vitalité après chaque chute tient à sa multiplicité.

Cette même multiplicité lui permet de s'accrocher à son prochain espoir, bien qu'il ait l'habitude de toujours voir ses espoirs voler en éclats. Il subit humiliation après humiliation avec sérénité. Même quand il contre-attaque, il le fait avec une pointe de regret et avec sérénité. Cette sérénité le rend invulnérable — invulnérable au point de sembler immortel. Et nous, en sentant cette immortalité dans notre cirque d'événements sans espoir, nous la reconnaissons par notre rire.

Dans le monde de Chaplin, le Rire est le surnom de l'immortalité.

Il existe des photos de Chaplin quand il avait dans les 85 ans. En les regardant un jour, j'ai trouvé que l'expression de son visage m'était familière. Mais je ne savais pas pourquoi. Plus tard j'ai trouvé. J'ai vérifié. Cette expression ressemble à celle de Rembrandt dans son dernier autoportrait : Autoportrait en Zeuxis riant.

« Je ne suis qu'un petit comédien de quatre sous, dit-il, tout ce que je demande, c'est de faire rire les gens. »

(Traduit de l'anglais par Claude Albert.)

Transition à haut risque en République démocratique du Congo

Mon, 02/01/2017 - 20:09

Après des mois de contestation sévèrement réprimée en République démocratique du Congo, un premier ministre issu de l'opposition, M. Samy Badibanga, a été nommé le 17 novembre. Mais la transition politique reste incertaine, car le président Joseph Kabila pourrait briguer un troisième mandat, en dépit des remous que cela susciterait dans le pays et dans toute l'Afrique centrale.

Junior Kannah. – Un homme montre les blessures que lui a infligées la police près du siège de l'UDPS. Kinshasa, 20 septembre 2016, 20 septembre 2016. © Junior Kannah / AFP

« Le président reste en fonctions » : la banderole en faveur du président Joseph Kabila flotte devant le siège du parti au pouvoir, le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD). Pour les partisans du chef de l'État congolais, il s'agit de répondre à un autre slogan, répété à l'envi par des foules de manifestants : « Kabila, dégage ! » Le message du PPRD est clair : M. Kabila, en place depuis 2001, n'a aucune intention de partir. Pourtant, la Constitution de la République démocratique du Congo (RDC), qui limite à deux le nombre de mandats successifs, lui impose de quitter ses fonctions le 19 décembre.

Le PPRD invoque l'impossibilité matérielle d'organiser le scrutin et cite l'article 70 de la loi fondamentale : « À la fin de son mandat, le président de la République reste en fonctions jusqu'à l'installation effective du nouveau président élu. » En mai, un avis de la Cour constitutionnelle lui a donné raison. Mais l'opposition met en doute la bonne foi du gouvernement. Depuis des mois, celui-ci cherche en effet à maintenir M. Kabila au pouvoir par tous les moyens. Ne parvenant pas à faire sauter le verrou constitutionnel du nombre maximum de mandats, il a tenté, en janvier 2015, de modifier la loi électorale pour y introduire une clause imposant un recensement de la population, préalable à l'enrôlement des nouveaux électeurs (environ 8 millions). Dans un pays de 80 millions d'habitants grand comme quatre fois la France (1), ces opérations auraient pu, en pratique, prendre plusieurs années. La manœuvre aurait donc abouti à un report indéterminé de l'élection présidentielle — une sorte de mandat « ouvert » pour M. Kabila. C'est alors que le navire a commencé à prendre l'eau : bien qu'il détienne trois quarts des sièges à l'Assemblée nationale, le PPRD a été contraint de faire marche arrière après trois jours d'émeutes dans la capitale, Kinshasa, du 19 au 21 janvier 2015.

Accueil triomphal pour le chef de l'opposition

En septembre 2016, alors qu'approche la fin officielle du mandat présidentiel, rien n'a été préparé pour que le scrutin se tienne dans les temps, c'est-à-dire au plus tard en novembre. Le fichier électoral n'a pas été révisé ; la Commission électorale nationale indépendante (CENI) n'a reçu que 17 % des fonds prévus. Le pays vit sous tension. Des milliers de personnes se sont ainsi mobilisées dans plusieurs villes le 19 septembre, date à laquelle le scrutin aurait dû avoir lieu. Bien que la manifestation ait été autorisée dans la capitale, la police a tiré sur la foule, tuant au moins trente-deux personnes. Dans la nuit, des policiers ont incendié les sièges de plusieurs partis d'opposition. Le lendemain, les manifestants ont de nouveau envahi les rues pour venger les morts de la veille et montrer leur détermination. « Il fallait les entendre crier “Boma biso !”, “Tuez-nous !” en lingala », témoigne l'écrivain In Koli Jean Bofane, qui juge le peuple « lucide et conscient de sa force ».

Ce jour-là, Jean-Marie, peintre et chimiste quadragénaire qui préfère rester anonyme, s'éponge le front sur le boulevard Triomphal. Sur cette grande artère de la capitale où progresse une foule compacte, il ne cache pas son énervement : « On débourse 725 dollars par an pour les frais de scolarité. De mes quatre enfants, deux seulement peuvent étudier. Un pays qui n'envoie pas sa jeunesse à l'école n'a pas d'avenir ! » Ce sympathisant de l'Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), principal parti d'opposition, se dit déterminé à manifester à nouveau le 19 décembre à minuit, pour contraindre le président Kabila à partir.

Raie sur le côté, lunettes Ray-Ban, costume sombre et chemise blanche, un jeune homme qui cultive une étonnante ressemblance avec Patrice Lumumba, le père de l'indépendance assassiné en 1961, prend lui aussi date pour ce qu'il voit comme un rendez-vous avec l'histoire. « Je suis prêt à laisser de côté la peur de la mort pour combattre le 20 décembre, car nous n'avons aucune perspective. Ce n'est pas une vie !, s'exclame-t-il. On n'a que les moyens de manger du riz avec un peu d'huile de palme. Bien des Congolais vous diront qu'ils préféreraient mourir jeunes après avoir bien vécu plutôt que de tuer le temps sur terre comme des zombies ! »

Au cinquième étage d'une tour du centre-ville, journalistes et militants se pressent à la porte du député d'opposition Delly Sesanga. Chef du parti L'Envol, membre d'un vaste front contre le maintien au pouvoir de M. Kabila, il reçoit les visiteurs au compte-gouttes et se montre confiant. « L'opposition n'a pas à donner de consigne, dit-il. Au contraire : nous devons calmer les ardeurs pour éviter le débordement complet. Les gens sont tellement révoltés que le pays est devenu une poudrière. Kabila doit partir ! » Il rappelle qu'à son retour à Kinshasa, le 26 juillet, après deux ans d'exil, l'opposant historique Étienne Tshisekedi, 84 ans, a été acclamé par une marée humaine d'au moins un million de personnes. Il a fallu six heures au chef de l'UDPS pour parcourir les dix kilomètres qui séparent l'aéroport de son domicile.

À quelques rues du siège du parti au pouvoir, dans le quartier opulent de la Gombe, le médiateur nommé en avril par l'Union africaine s'escrime à résoudre le casse-tête congolais. M. Edem Kodjo, ancien premier ministre du Togo et ex-secrétaire général de l'organisation panafricaine, a pris ses quartiers au Pullmann-Grand Hôtel, un cinq-étoiles des bords du fleuve où défile une partie de la classe politique. Il a éprouvé toutes les peines du monde à lancer, le 1er septembre, un « dialogue national » sur les élections. Lancé par le pouvoir, ce processus est boycotté par les poids lourds de l'opposition, qui y voient une manœuvre. Ils continuent d'exiger le départ immédiat de M. Kabila, malgré l'accord conclu le 17 octobre par le gouvernement et quelques représentants — minoritaires — des contestataires, qui prévoit un calendrier de transition : présidentielle repoussée à avril 2018, désignation d'un premier ministre issu de l'opposition.

Eduardo Soteras. – Des opposants au régime désignent l'affiche du président lacérée. Kinshasa, 19 septembre 2016. © Eduardo Soteras / AFP

Comment expliquer le silence obstiné du président devant des manifestations qui se soldent par des morts et des blessés ? Ancien chef d'état-major, M. Kabila a été propulsé très jeune — il n'avait que 30 ans — à la tête de l'État réputé le plus ingouvernable d'Afrique. C'était en 2001, après l'assassinat dans des circonstances troubles de son père, l'ancien maquisard devenu président Laurent-Désiré Kabila, lui-même tombeur en 1997 du maréchal Joseph Mobutu. À la fois vilipendé et redouté chez lui, ce taiseux a mis fin à la « deuxième guerre du Congo » — une déflagration consécutive au génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 et à la prise de distance de Laurent-Désiré Kabila vis-à-vis de ses parrains rwandais. Entre 1998 et 2002, neuf nations africaines ont pris part à un conflit qui a fait des centaines de milliers, voire plusieurs millions de morts (2). Pour rétablir la paix, M. Joseph Kabila avait accepté de partager le pouvoir avec les différents chefs de guerre, au terme d'un accord âprement négocié en 2002 sous l'égide de l'Afrique du Sud (3).

Quatre ans plus tard, en 2006, il a été élu avec 58 % des voix — un résultat contesté (4). En 2007, il lançait l'armée à l'assaut de la résidence de son rival, M. Jean-Pierre Bemba, dont la milice refusait sa reconversion dans l'armée régulière. Réélu en 2011 avec 49 % des voix au terme d'un scrutin entaché de fraudes, il fait désormais la sourde oreille face à ce qu'il appelle les « injonctions » étrangères (lire l'article ci-contre). Le Conseil de sécurité des Nations unies, les États-Unis, la France, la Belgique et l'Union européenne l'exhortent à passer le relais, conformément à la Constitution. Mais, pour de nombreux observateurs congolais, la « communauté internationale » pratique une diplomatie à géométrie variable. « Du point de vue de Joseph Kabila, ces pressions relèvent d'une profonde injustice, dans la mesure où la plupart de ses voisins s'éternisent au pouvoir dans une relative impunité », relève une source diplomatique africaine (5).

Le secrétaire d'État américain John Kerry a maintes fois mis en garde Kinshasa. Pour Washington, il s'agit de préserver des intérêts stratégiques et de ne pas se couper des jeunes Africains, à la fois nombreux (327 millions de 15-24 ans, 32 % de la population totale) et impatients. En août 2014, en marge du premier sommet États-Unis - Afrique à Washington, le chef de la diplomatie américaine a reçu M. Kabila et trois autres présidents en tête-à-tête pour évoquer la nécessité de respecter la limitation du nombre de mandats. Trois mois plus tard, le Burkinabé Blaise Compaoré était chassé du pouvoir par la rue après vingt-sept ans de présidence. En revanche, le Burundais Pierre Nkurunziza s'est fait réélire en juillet 2015 pour un troisième mandat, sans même changer la Constitution, en recourant à une répression massive. De son côté, M. Denis Sassou-Nguesso, au Congo-Brazzaville, a organisé en octobre 2015 un référendum constitutionnel, suivi en mars dernier de sa réélection, avec un score officiel de 60 % des voix. Contesté par l'opposition, le scrutin a été suivi d'une vague de répression.

« Persuadé qu'il sera assassiné comme son père »

À Kinshasa, les troubles sont ponctués du pillage de commerces chinois, Pékin passant pour un soutien du régime. Premier partenaire commercial de la RDC, la Chine affiche pourtant son refus de toute ingérence dans les affaires intérieures des pays « amis ».

Fait sans précédent dans la capitale, la grande manifestation populaire de janvier 2015 contre M. Kabila n'avait pas été lancée par l'opposition. Le mot d'ordre s'était répandu de manière virale auprès des jeunes connectés sur Facebook. D'où la décision des autorités de couper rapidement l'accès à Internet, comme ce fut le cas au Gabon lors de la présidentielle contestée d'août 2016. Par la suite, des alliés de poids du président Kabila sont entrés en dissidence.

Parmi eux, M. Moïse Katumbi, 52 ans, fils d'un entrepreneur juif grec et d'une Congolaise. Il fait partie des hommes d'affaires africains reconvertis dans la politique, à l'instar de M. Marc Ravalomanana, ancien président malgache, ou de M. Patrice Talon, magnat du coton élu président du Bénin en 2016. M. Katumbi a fait fortune dans le transport et la logistique. Il tire une grande popularité de son équipe de football, le Tout Puissant Mazembe. Après avoir soutenu financièrement la campagne de M. Kabila en 2006, il a été nommé gouverneur de la province minière du Katanga, l'une des plus riches du pays. En octobre 2015, face aux manipulations de la majorité, il a démissionné de ce poste très en vue pour passer dans l'opposition, expliquant que la Constitution est une « affaire » dans laquelle il a « investi ». Populaire pour sa gestion rigoureuse des finances katangaises, il s'est également distingué par sa politique sociale, avec la construction d'écoles et d'hôpitaux. Il cherche aujourd'hui à rallier toute l'opposition à sa candidature, grâce à une alliance passée avec M. Tshisekedi. Conscientes du danger, les autorités font tout pour l'empêcher de prendre part aux manifestations populaires dans la capitale, comme celle à laquelle a donné lieu l'enterrement du chanteur Papa Wemba, en mai 2016, ou le gigantesque défilé des opposants le 31 juillet dernier. Accusé de frauder le fisc, puis de recruter des mercenaires, M. Katumbi a été inculpé plusieurs fois. Condamné en juin 2016 à trois ans de prison ferme pour accaparement foncier, il est en principe devenu inéligible. Cela ne l'empêche pas de continuer à se présenter en recours.

De son côté, M. Kabila, 45 ans et tout l'avenir devant lui, n'aurait aucun « plan B » : pas de retraite dorée, pas de poste honorifique en perspective. Consciemment ou non, le premier président élu d'une démocratie qui vient tout juste de fêter ses dix ans reproduit les travers du passé. Il laisse d'anciens mobutistes, comme son omniprésent ministre de la communication et des médias Lambert Mende Omalanga, ou encore M. Tryphon Kin-Kiey Mulumba, ministre des relations avec le Parlement et président du mouvement Kabila Désir, entretenir le culte de sa personnalité.

Un diplomate occidental estime que ce chef d'État, « vêtu en permanence d'un gilet pare-balles, garde en lui le logiciel du maquisard, ne pouvant imaginer un instant vivre autrement qu'au pouvoir, persuadé qu'il sera un jour assassiné comme son père ». Il serait également habité par une certaine idée de sa légitimité historique en tant que fils du Mzee (« le Sage »), surnom donné à son défunt père. Dépositaire d'un pouvoir dont il a hérité, il se sentirait personnellement investi de la mission de reconstruire la RDC.

Eduardo Soteras. – Des partisans de Joseph Kabila avec son portrait lors d'un rassemblement. Kinshasa, 29 juillet 2016 © Eduardo Soteras / AFP

Il avait confié ce travail de titan à son premier ministre Augustin Matata Ponyo, un technocrate et ancien ministre des finances doté d'un franc-parler étonnant à ce niveau de pouvoir en RDC. « Évoquer le potentiel du pays et ses richesses ne veut rien dire dans l'une des nations les moins nanties du monde », nous confiait-il en août dernier, reconnaissant ainsi ce cruel paradoxe : un pays doté d'immenses ressources naturelles, mais dont la population demeure parmi les plus pauvres de la planète — la RDC occupe la 176e place au classement 2014 de l'indice de développement humain des Nations unies. Il semblait lui-même embarrassé par les manœuvres et la corruption d'un gouvernement composé depuis 2014 de politiciens imposés par le président Kabila. « Ils disent ouvertement qu'ils ne sont pas là pour construire des écoles, mais pour faire de l'argent », dénonçait-il, inquiet de voir ses efforts compromis par la crise politique. « L'économie n'aime ni les fusils ni les bruits de bottes », lâchait-il, sans épiloguer davantage.

Depuis 2010, le pays a renoué avec la croissance (7 % en moyenne) et effacé 10 milliards de dollars de dette en parvenant au point d'achèvement de l'initiative Pays pauvres très endettés (PPTE). Il a tourné la page de l'hyperinflation, avec une hausse des prix enfin maîtrisée (2 % en moyenne depuis 2010). De même, le taux de change s'est stabilisé autour de 1 000 francs congolais pour un dollar, monnaie qui fait tourner 85 % de l'économie. Si le pays a attiré 2 milliards de dollars d'investissements étrangers par an entre 2013 et 2015, ce montant reste faible comparé aux 42,5 milliards captés par toute l'Afrique subsaharienne en 2014. Les flux les plus importants, des capitaux chinois investis dans les mines, ont contribué à un point de croissance en 2015, selon la Banque mondiale. Parmi les chantiers en cours figurent la construction de routes, l'adduction d'eau potable, la réhabilitation des chemins de fer, la hausse de la capacité des barrages hydroélectriques d'Inga et l'équipement du parc agroindustriel de Bukanga-Lonzo, 80 000 hectares développés par l'État et des partenaires privés sud-africains dans la province du Bandundu. Le produit intérieur brut par habitant a doublé entre 2005 et 2012, selon le Fonds monétaire international (FMI), même s'il reste très faible (485 dollars par an).

Des forces de sécurité réputées pour leur brutalité

Ancien chef du groupe parlementaire de l'UDPS, le parti d'opposition de M. Tshisekedi dont il est aujourd'hui un dissident, M. Samy Badibanga brossait un tableau beaucoup plus sombre avant de succéder en novembre à M. Matata Ponyo au poste de premier ministre : « La triple crise que nous vivons, politique, économique et sociale, accroît le danger d'embrasement. Le quotidien des Congolais, c'est le record de la pauvreté en Afrique, avec un taux de 82 %, selon le FMI [64 % selon les critères nationaux]. Le chômage culmine à 88 % [43 % selon le gouvernement] et les facultés sont devenues des usines à fabriquer des chômeurs. » L'espérance de vie plafonne à 51 ans et la mortalité infantile (88 pour mille) se situe dans la moyenne africaine (89 pour mille). Comme de nombreux observateurs, M. Badibanga souligne la fragilité structurelle d'une économie dépendante des matières premières, dont les cours chutent depuis 2014. Selon la banque centrale de la RDC, la croissance ne devrait pas dépasser 5,1 % en 2016.

Pis encore, en dépit de la liberté d'expression dont jouissent l'opposition et la presse indépendante, un climat insidieux de répression s'est installé. La RDC est connue en Afrique pour la brutalité de ses forces de sécurité. Leurs pratiques ont été sanctionnées par les États-Unis, qui, en juin 2016, ont gelé les avoirs du général Célestin Kanyama, chef de la police, puis, en septembre, ceux de deux autres généraux. Mais ces mesures, largement symboliques, restent sans effet sur le rapport de forces interne en RDC.

Aux terrasses des cafés du quartier populaire de Matongé, où bat le cœur nocturne de Kinshasa, les buveurs de bière ne craignent pas de se moquer ouvertement des employés de l'Agence nationale des renseignements (ANR), attablés sans grande discrétion à proximité. Ces services ne traquent d'ailleurs pas forcément les bonnes personnes. Ils trouvent par exemple le temps d'interroger le célèbre sculpteur Freddy Tsimba, dont les œuvres, faites à partir de douilles ou de pièges à souris, ne sont pas sans signification politique. La « Cité », comme on surnomme Matongé et les quartiers du centre de Kinshasa, est plongée à intervalles réguliers dans l'obscurité en raison d'incessantes coupures de courant, alors que le pays dispose du troisième potentiel hydroélectrique mondial, derrière la Chine et la Russie. La RDC n'a développé que 2,5 % de ses capacités, selon la Banque mondiale. Kinshasa, ville rebelle, résiste à sa manière, dans un mélange de bière et de rumba qui pourrait se transformer en cocktail Molotov.

Tout devrait pousser M. Kabila au compromis s'il veut éviter un retour de l'armée sur le devant de la scène, un demi-siècle après le coup d'État de Mobutu, en 1965. La garde présidentielle, 15 000 hommes originaires pour la plupart des deux Kivus et du Katanga, est réputée fidèle au président. Mais ferait-elle le coup de feu si les circonstances l'y poussaient ? Prudents, les faucons du pouvoir ont scolarisé leurs enfants à l'étranger pour la rentrée 2016, provoquant une baisse du nombre d'inscriptions au lycée français.

Géant d'une Afrique centrale instable (Burundi, Centrafrique, etc.), la RDC s'apprête à donner un signal qui sera déterminant pour l'avenir de la démocratie dans cette région. Les Congolais espéraient assister fin 2016 à la première alternance démocratique depuis leur indépendance. L'accord politique passé le 17 octobre laisse l'opposition dite « radicale » très méfiante, de même que la nomination de M. Badibanga, que sa promotion a aussitôt discrédité. « Comment un président qui ne respecte pas la Constitution, s'interroge ainsi M. Katumbi, peut-il respecter un simple compromis ? »

(1) Cf. les rapports de la Banque mondiale.

(2) Lire Michel Galy, « Polémique sur les massacres », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

(3) Cf. David Van Reybrouck, Congo. Une histoire, Actes Sud, Arles, 2012.

(4) Lire Colette Braeckman, « Le Congo transformé en libre-service minier », Le Monde diplomatique, juillet 2006.

(5) Lire Tierno Monénembo, « En Afrique, le retour des présidents à vie », Le Monde diplomatique, décembre 2015.

Politique des lapins

Sun, 01/01/2017 - 17:14

Depuis qu'Ésope a montré la voie, les écrivains n'hésitent guère à faire parler les animaux, en particulier lorsqu'ils pensent écrire pour les enfants ou les jeunes adolescents. Cela n'implique d'ailleurs pas que ces textes ne puissent, à l'instar des grands dessins animés et des contes, supporter plusieurs niveaux de lecture. Les œuvres qui touchent le plus profondément l'enfant — et l'adulte qu'il va devenir — sont souvent des récits élaborés à destination de la propre progéniture de l'auteur. Ainsi, le chef-d'œuvre du genre, Le Vent dans les saules, publié en 1908, fut écrit par Kenneth Grahame (1859-1932), haut responsable à la Banque d'Angleterre dans le civil, à l'intention de son fils.

Promis à un succès considérable (cinquante millions d'exemplaires vendus) mais resté quasiment inconnu en France, à l'exception de son adaptation en bande dessinée, l'immense livre de Grahame contenait, au-delà d'une rêverie bachelardienne, une leçon de vie sociale et politique tout en légèreté. Elle inspira jusqu'aux Pink Floyd de Syd Barrett, dont l'album The Piper at the Gates of Dawn (1967) reprend tel quel le titre de son chapitre VII. On trouve une autre trace de son influence quand, en 1974, le Britannique Richard Adams publie Watership Down, roman animalier traduit deux ans plus tard chez Flammarion par Pierre Clinquart sous le titre Les Garennes de Watership Down, enrichi de la carte topographique de cette contrée imaginaire (malheureusement absente de la nouvelle édition, qui propose en revanche une traduction revue).

Ce récit, destiné d'abord aux filles de l'auteur, est une épopée. Il conte la quête d'une Terre promise par un lapin nommé Hazel. Avec ses compagnons, Hazel se trouve en butte aux dangers de la nature, aux affres de la vie collective et aux ambiguïtés d'une protection assurée par un système totalitaire. Pas de leçon politique ou morale nouvelle chez Adams. Il prône ostensiblement le courage, la ténacité et la realpolitik, malgré un recours à la voyance, étonnant chez ces animaux aux longues oreilles. De manière plus frappante encore, l'usage d'une violence légitime semble aller de soi lorsque des conflits lapinesques éclatent, pour cause de détournement de femelles par exemple. C'est donc une sorte de machiavélisme de garenne qu'Adams déploie sur fond d'utopie animale, avant de rendre ses lecteurs à la douceur finale d'une apothéose en forme de terrier sûr, douillet, bien mérité.

Il n'y a peut-être qu'un pas entre la description du gouvernement du tyran fasciste Stachys, le protecteur des lapins, et La Ferme des animaux (1945), de George Orwell, dont une étrange version vient de revoir le jour. Initialement publié en 1951 dans de nombreuses langues et sous forme de bande dessinée par la Central Intelligence Agency (CIA) et les services secrets britanniques afin de servir leur combat contre le communisme, cet insolite pulp est paru sous forme de strips dans de nombreux journaux. C'est sa version créole, déclinée à l'île Maurice et traduite par Alice Becker-Ho, qui est aujourd'hui présentée (éditions L'Échappée) ; ce qui démontre que, à l'instar de la configuration complexe des terriers, les voies du politique savent être tortueuses.

Watership Down, de Richard Adams, traduit de l'anglais par Pierre Clinquart, Monsieur Toussaint Louverture, Bègles, 2016, 543 pages, 21,90 euros.

Eldorado et desperados

Sun, 01/01/2017 - 17:14

Cette fois, visiblement, la « destinée manifeste », cette croyance selon laquelle la nation américaine avait pour mission divine de répandre la démocratie et la civilisation à l'Ouest, n'était pas au rendez-vous… Ernest Haycox (1899-1950) détourne les codes du western — auquel se consacre « L'Ouest, le vrai », la collection de Bertrand Tavernier, qui signe la postface. Il dresse le décor probable d'une réalité à des miles des calembredaines qui fondèrent la légende de l'Ouest : à pays rude, hommes honnêtes, courageux, violents peut-être, mais finalement récompensés par la fortune.

Pour les « fugitifs de l'Alder Gulch » (le roman est publié en 1942), l'épopée présente toutes les caractéristiques de la fuite. Fuite en avant pour chasser de vieux démons, comme celle de ce triste joueur de poker errant de saloon en saloon avec sa fillette ; fuite devant la misère, comme celle de ce jeune homme bien décidé à « faire voyager un dollar le plus de fois possible et rafler un petit pourcentage » ; fuite du héros devant un Yankee implacablement décidé à venger son frère… Fuites individuelles renforcées par la triste expérience collective de la guerre de Sécession, qui bat son plein.

Le roman se déroule en 1863 et, si la guerre est rarement citée, elle reste omniprésente, ne serait-ce que dans les minuscules complicités qui lient soldats démobilisés, déserteurs, cow-boys sans emploi, fermiers espérant qu'ailleurs l'herbe sera plus verte, femmes de bonne ou de mauvaise vie. Dès lors, « destinée manifeste », Terre promise, épanouissement garanti disparaissent et se transforment en destins particuliers dont le moteur est l'attrait de l'or annoncé. Car tous s'y rendent, dans cette vallée de l'Alder Gulch, à Virginia City (Montana), une de ces villes-champignons qui naissent, croissent et meurent au rythme des filons.

Pour Jeff Pierce, traqué par le frère du capitaine qu'il vient de tuer en état de légitime défense, l'endroit en vaut bien un autre. Ex-soldat, ex-conducteur de diligence, ex-enfant paumé que sa mère a chassé pour cause de misère, il n'a que dureté envers le monde et les hommes. « Personne ne pleure sur moi et je ne pleurerai pour aucun autre homme… » Une jeune femme lui ouvre sa porte au moment où il fuit, et sa vie change : elle ne ressemble pas aux autres ni à l'idée qu'il s'en fait. Ni pionnière intrépide, future épouse et mère, ni fille perdue, Diana Castle sait seulement ce dont elle ne veut pas : le confort d'un mariage arrangé. Elle aussi fuit. Mais avec une détermination bienveillante, avec l'émerveillement de savourer la liberté dans un monde d'hommes. Et c'est là sans doute une des caractéristiques du livre : tout au long de leur périple, c'est elle qui propose et qui parfois prend l'initiative, quitte à s'attirer la colère de son partenaire.

Le pacte conclu entre ces deux-là était clair au départ : « Emmenez-moi avec vous », en tout bien tout honneur. Il ne tarde pas à devenir opaque, tant les sentiments qui les agitent sont tumultueux. Autant que ceux qui accompagnent la naissance de Virginia City, repaire des orpailleurs qui laissent l'or leur filer entre les doigts au gré des plaisirs de saloon. Convention du genre oblige, l'histoire finit aussi bien qu'elle le peut. Et signe au passage l'intrusion du roman noir dans l'épopée de l'Ouest.

Les Fugitifs de l'Alder Gulch, d'Ernest Haycox, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean Esch, Actes Sud, Arles, 2016, 286 pages, 22,80 euros.

Les politiques migratoires

Sun, 01/01/2017 - 17:14

Cette synthèse conjugue science politique, sociologie, économie et géographie pour faire le point sur les politiques d'accueil et de séjour des migrants, la réglementation de l'asile politique, le contrôle répressif de l'immigration et les conditions d'intégration en Europe. Les urgences auxquelles l'Europe est confrontée depuis 2015 y sont resituées dans un contexte d'augmentation globale et d'internationalisation des migrations. Si l'adoption de mesures sécuritaires jouit désormais d'un large soutien, elle est une donnée des rapports diplomatiques avec les pays limitrophes, notamment la Turquie. L'espace Schengen complique le contrôle répressif des flux, les actes administratifs étant soumis à des instances supranationales telles que la Cour européenne des droits de l'homme. Faut-il déplorer que les objectifs officiels soient rarement atteints dès lors que des modèles nationaux opposés par leur histoire convergent au détriment des migrants ?

La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2016, 128 pages, 10 euros.

L'Algérie gourmande. Voyage culinaire dans la cuisine d'Ourida

Sun, 01/01/2017 - 17:14

La colonisation de l'Algérie et sa violence continuent à travailler la société française. Deux sujets peuvent l'illustrer : le tourisme et la cuisine. Combien de Français rêvent de voyager en Algérie ? Bien peu, surtout si l'on compare avec le succès du Maroc ou, il y a quelques années encore, de la Tunisie. Et quand, à Paris, on pense « cuisine maghrébine », on songe surtout à la marocaine et à la tunisienne. L'Algérie gourmande bouscule ces représentations. Oui, on peut voyager en sécurité en Algérie et y éprouver de grandes joies grâce aux rencontres et à la découverte des villes et des paysages. Oui, il existe une cuisine algérienne spécifique et variée, gorgée d'influences espagnole, ottomane et française. Livre de recettes, mais aussi carnet de voyage, L'Algérie gourmande prolonge le magnifique Algérie « Soyez les bienvenus ! » publié en 2008 par Claire et Reno Marca, qui conjuguent le dessin, la photographie et l'écriture. « C'est un livre apolitique », affirme Claire Marca. Pas si sûr…

La Martinière, Paris, 2016, 320 pages, 35 euros.

Histoire de l'Égypte moderne. L'éveil d'une nation (XIXe-XXIe siècle)

Sun, 01/01/2017 - 17:14

Le canal de Suez est le fil conducteur de cette histoire de l'Égypte moderne. Symbole de la politique de développement menée par Méhémet Ali et ses successeurs pour s'affranchir de la tutelle ottomane, il a aussi impliqué une dépendance croissante, notamment financière, vis-à-vis des Français et surtout des Britanniques, pour qui le remboursement de la dette justifia l'instauration d'un contrôle sur le pays, même après son indépendance en 1922. La nationalisation du canal symbolise la liberté et la fierté retrouvées sous Gamal Abdel Nasser, dont la politique sociale fut souvent occultée au profit de la « légende noire d'un régime tortionnaire ». La réouverture de Suez et la libéralisation économique poursuivie par M. Hosni Moubarak ont conduit au creusement des inégalités sociales. Enfin, la gestion du canal illustre le retour à l'autoritarisme après la chute du président Mohamed Morsi, lorsque le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi convie les chefs d'État, notamment occidentaux, à l'ouverture de la seconde voie navigable.

Flammarion, coll. « Champs Histoire », Paris, 2016, 620 pages, 14 euros.

Un désir d'humain. Les « love doll » au Japon

Sun, 01/01/2017 - 17:14

Il pourrait s'agir d'un aspect anecdotique de la culture japonaise : les love dolls, ces poupées pour adultes grandeur nature qui ont fait leur apparition en 1981. Mais, souligne l'anthropologue et journaliste Agnès Giard, loin de se réduire à des jouets sexuels, elles sont conçues pour être des partenaires de substitution. Les sociétés (presque une quinzaine) qui se disputent le marché les présentent comme des « filles à marier ». Les acheteurs ? Des célibataires ; des hommes qui ont connu un deuil ou un divorce, ou qui ne souhaitent pas une relation affective réelle. Mais aussi des employés forcés par leur compagnie d'aller travailler loin de leur famille, et quelques rares hommes mariés qui entretiennent avec leur doll une relation « extraconjugale ». Pour la somme de 2 000 à 6 000 euros, ils ont la poupée qu'ils ont choisie, unique, conçue sur mesure et livrée en pièces détachées, avec vagin amovible. Selon Agnès Giard, cela participe à la mise en vie et à l'animation de la poupée… qui a même droit à un service funéraire. Et pour les femmes ? L'unique modèle masculin qui existait au début des années 2000 a disparu.

Les Belles Lettres, Paris, 2016, 376 pages, 25,90 euros.

Comprendre l'islam politique. Une trajectoire de recherche sur l'altérité islamiste, 1973-2016

Sun, 01/01/2017 - 17:14

Politologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), François Burgat explique ici son parcours universitaire et intellectuel. L'ouvrage a des allures de carnet de route. L'auteur emmène son lecteur du Yémen à la Syrie, évoque aussi bien la guerre civile algérienne que les attentats de Charlie Hebdo. Burgat a cherché à vérifier ses hypothèses sur de multiples terrains. Pour lui, les motivations des islamistes, dont il souligne la diversité, sont souvent profanes, politiques ; l'islamisme est la suite logique d'une entreprise de décolonisation, une mise à distance du colonisateur sur le plan culturel. Cette analyse se situe aux antipodes de celles de certains de ses confrères, notamment Olivier Roy et Gilles Kepel, dont il dit aussi ce qui les différencie. Sa vision des choses l'amène à poser à la fin de son ouvrage cette question brûlante : «  Charlie  : échec de l'islam, échec des musulmans ou faillite du politique ? »

La Découverte, coll. « Sciences humaines », Paris, 2016, 260 pages, 22 euros.

Le tour de France de la corruption

Sun, 01/01/2017 - 16:34

Journalistes indépendants, les auteurs dressent un tableau édifiant de la corruption hexagonale ordinaire : conflits d'intérêts, népotisme, appels d'offres truqués, enveloppes de billets, train de vie luxueux aux frais du contribuable… L'impunité est la norme : les « affaires » mettent en moyenne près de neuf années à être jugées, et les peines sont légères. Même si ces comportements ne concernent qu'une minorité, les conséquences sont sismiques : les scandales de corruption entourant la mairie socialiste d'Hénin-Beaumont (Nord) ont joué un rôle capital dans l'élection en mars 2014, dès le premier tour, d'un maire Front national. Les associations anticorruption esquissent quelques solutions : accroître la transparence (le Land de Hambourg, par exemple, publie en ligne les dossiers de permis de construire), mieux protéger les lanceurs d'alerte, et peut-être rendre les condamnés inéligibles à vie. Car certains, se posant en victimes d'un « acharnement judiciaire » ou d'une « machination politique », n'hésitent pas à se présenter à nouveau devant les électeurs, parfois avec succès.

Grasset, Paris, 2016, 275 pages, 20 euros.

Camarades ou apparatchiks ? Les communistes en RDA et en Tchécoslovaquie, 1945-1989

Sun, 01/01/2017 - 16:34

En étudiant les membres de base des partis communistes est-allemand et tchécoslovaque, Michel Christian livre ici une histoire « du point de vue des acteurs ». L'approche comparative lui permet de montrer comment le centralisme démocratique importé d'Union soviétique a évolué différemment dans les deux démocraties populaires. Prague va cheminer vers le « socialisme à visage humain », pour reprendre l'expression d'Alexander Dubček en 1968. En République démocratique allemande, en revanche, les dirigeants du parti imposent une « dictature pédagogique » rappelant toujours à la modestie les membres de base, qui ne peuvent discuter les enseignements d'une hiérarchie vis-à-vis de laquelle ils restent d'éternels élèves. Ces derniers, en s'impliquant dans les cellules des entreprises, écoles, administrations, « ont fait le parti autant que le parti a contribué à les faire ». L'auteur conclut cependant que, par son soin didactique mis à forger une nouvelle conscience, le régime est-allemand est allé plus loin dans la construction de l'« homme socialiste » que son voisin tchécoslovaque.

Presses universitaires de France, Paris, 2016, 400 pages, 25 euros.

Sortir l'Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ?

Sun, 01/01/2017 - 16:34

Plus de soixante ans après la décolonisation, le franc CFA est toujours la monnaie officielle de quinze pays d'Afrique francophone. Garanti par le Trésor français, adossé à l'euro, il est utile à la stabilité des États concernés pour certains économistes africains. Mais pour d'autres — dont ceux qui ont dirigé ce livre —, il est surévalué et constitue une survivance coloniale qui maintient la tutelle de Paris sur des pays officiellement indépendants. Une partie des réserves de change d'Afrique francophone est toujours conservée à Paris… Dense, mais clair, l'ouvrage rappelle le rôle économique et politique de toute monnaie, explique l'histoire et le fonctionnement du CFA, avant d'entrer dans le vif d'un débat qui, malgré son importance, peine à atteindre le grand public. Contrairement à une idée reçue, la parité CFA-euro freine l'unification des marchés africains. Les conséquences sociales de toute monnaie forte ont, en Afrique francophone, des effets multipliés par l'inégalité des échanges.

La Dispute, Paris, 2016, 248 pages, 15 euros.

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