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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 months 2 weeks ago

Fidel Castro

Sat, 26/11/2016 - 10:15

Fidel Castro Ruz est né le 13 août 1926 à Biran, hameau situé non loin de Santiago de Cuba. Son père, immigré espagnol, est un important propriétaire terrien. Eduqué par une institutrice haïtienne, il fait ses études dans des établissements catholiques (salésiens et jésuites) tenus par des professeurs espagnols, pour la plupart franquistes.

Grand lecteur des œuvres de José Martí, père intellectuel de l'indépendance de Cuba en 1898, Fidel Castro entreprend des études de droit à La Havane et découvre le marxisme, qui devient pour lui, dira-t-il, une « boussole ». Il commence à militer au sein du Parti orthodoxe, héritier de celui fondé par Martí, qui lutte contre la corruption. Il s'intéresse au reste de l'Amérique latine et s'enrôle dans une expédition — frustrée — de volontaires pour délivrer la République dominicaine de la dictature de Rafael Léonidas Trujillo.

Devenu l'un des principaux leaders étudiants, il se rend, en 1948, à Panamá, puis au Venezuela, et à Bogotá, en Colombie, où il s'entretient avec le dirigeant progressiste Jorge Eliécer Gaitán. Celui-ci sera assassiné quelques jours plus tard, ce qui provoquera une insurrection populaire, le bogotazo, à laquelle Fidel Castro participe.

Après ses études de droit, il devient « avocat des pauvres ». Puis il se présente, en candidat indépendant, aux élections législatives annulées en raison du coup d'Etat du 10 mars 1952 du colonel Fulgencio Batista.

Avec son frère Raúl, Fidel Castro organise un groupe de militants, les initie au marxisme et les entraîne au maniement des armes. Le 26 juillet 1953, c'est le passage à l'acte : avec cent vingt hommes il attaque la Moncada à Santiago de Cuba. La tentative échoue. Déféré devant un tribunal militaire, il se défend seul, et fait de sa plaidoirie — L'histoire m'absoudra — son programme futur de gouvernement. Condamné à une lourde peine, il est grâcié au bout de trois ans, et part en exil à Mexico où il rencontre Ernesto Che Guevara, un révolutionnaire argentin, qui se joint à lui.

Fidel Castro entraîne et met sur pied un groupe expéditionnaire qui, à bord du yacht Granma, débarque à Cuba, au pied de la Sierra Maestra, le 2 décembre 1956. C'est le début de la guerre révolutionnaire qui s'achèvera par la chute de Batista et la victoire des rebelles le 2 janvier 1959.

A partir de là, la vie de Fidel Castro se confond avec celle de la révolution cubaine. Celle-ci suscite aujourd'hui, en particulier en Europe, des réserves et des critiques, parfois fondées, mais elle souleva à l'époque l'enthousiasme de tous les progressistes du monde et demeure, pour les masses déshéritées d'Amérique latine et d'ailleurs, une référence positive majeure.

Alliance conservatrice à l'ombre de la menace djihadiste

Fri, 25/11/2016 - 15:32
Chris Huby. – « La route du djihad ». Jeune homme s'apprêtant à partir en Syrie, Kasserine, 2013 Haytham Pictures

En dépit de la douceur exceptionnelle de ce début d'hiver, une humeur maussade flotte dans l'air de Tunis. La vie continue, mais la joie des semaines qui suivirent la chute du régime de M. Zine El-Abidine Ben Ali, en janvier 2011, s'est dissipée. La Tunisie a connu une année 2015 éprouvante, durant laquelle elle a subi trois attentats majeurs revendiqués par l'Organisation de l'Etat islamique (OEI) contre des cibles emblématiques du tourisme et de l'Etat (1). Conséquence : la saison touristique s'achève sur un bilan catastrophique. Les entrées de janvier à novembre ont diminué de 26 % et les recettes, de plus de 33 % par rapport à l'année précédente. La croissance du produit intérieur brut (PIB) devrait être quasiment nulle. Et, pour l'année 2016, rien ne permet d'espérer que la conjoncture offrira des perspectives d'amélioration sociale à des Tunisiens épuisés par l'augmentation des prix et par la persistance d'un chômage massif.

Les plus grosses préoccupations sont directement liées à l'évolution de la crise libyenne. Quelle que soit l'issue du dialogue national entre les deux pouvoirs de Tobrouk et de Tripoli (2), la perspective d'une intervention étrangère contre les bases de l'OEI autour de Syrte semble se préciser, avec ou sans la formation d'un gouvernement libyen d'union pour donner son aval. Les accords entre tribus qui stabilisent plus ou moins le contrôle de la frontière avec la Tunisie seront encore fragilisés, la rendant plus poreuse aux répercussions économiques et politiques d'un conflit ouvert en Libye. L'un des cauchemars des autorités serait de voir s'ajouter à des protestations sociales dans le Sud le surgissement de partisans de l'Etat islamique susceptibles de travailler de concert avec les réseaux de contrebande.

Si la Tunisie, officiellement partenaire stratégique de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) depuis juillet 2015, est mise à contribution, elle se retrouvera en première ligne en cas de représailles. Dans une dramatisation quelque peu maladroite, mais révélatrice de l'inquiétude qui règne dans les cercles du pouvoir, le président Béji Caïd Essebsi avait déclaré au lendemain de l'attentat de Sousse : « Si une troisième attaque survient, l'Etat s'effondrera. » Il a pourtant survécu à l'attentat qui s'est produit le 24 novembre en plein cœur de la capitale. Mais il reste à savoir si le dispositif politique mis en place depuis les élections de fin 2014 (législatives en octobre et présidentielle en novembre et décembre) résistera aux chocs de l'année 2016.

En prévision des turbulences qui s'annonçaient, les partenaires internationaux de la Tunisie avaient encouragé une alliance entre les deux pôles opposés de l'échiquier politique tunisien : Nidaa Tounès, qui se revendique de l'héritage de Habib Bourguiba, cimenté dès sa création en 2012 par la volonté de contrer l'hégémonie des islamistes, et Ennahda, vainqueur de l'élection de 2011, qui a dû quitter le pouvoir après la crise de fin 2013. En février 2015, les deux adversaires d'hier ont formé ensemble une coalition gouvernementale. Un choix sans surprise, convenu probablement dès la rencontre des dirigeants des deux formations, en août 2013. Cette coalition « large et inclusive », pour reprendre les éléments de langage diplomatiques, semblait confortée par l'arithmétique parlementaire : avec 86 sièges pour Nidaa Tounès et 69 pour Ennahda sur un total de 217, les deux partis peuvent en théorie se passer de l'appui de leurs deux alliés, les 16 élus de l'Union patriotique libre (UPL) et les 10 d'Afek Tounes. Elle a été surtout encouragée par les partenaires étrangers de la Tunisie : les Etats-Unis, l'Europe et l'Algérie.

Cet attelage pour temps de crise tient-il ses promesses ? En dépit de la majorité confortable dont il dispose, il semble à la peine. « Le vrai soubassement de ce gouvernement, c'est le compromis entre les partis. Ce n'est pas un projet de réforme démocratique et sociale », déplore le politologue Larbi Chouikha (3). Un an après son arrivée au pouvoir, la coalition s'apprête seulement à proposer un plan d'action quinquennal.

Les bailleurs de fonds internationaux attendaient une réforme du secteur bancaire (votée en juillet 2015), du code de l'investissement, de l'administration, de la fiscalité, et l'introduction du partenariat public-privé (votée en décembre 2015). Mais, entre les injonctions étrangères d'ouvrir les marchés, les impératifs sociaux et les intérêts des clans qui ont investi les circuits de décision économiques, la réforme marque le pas, tandis que, selon une étude récente du ministère des finances, l'économie informelle représente désormais 53 % du PIB.

Dans les milieux économiques, on s'exaspère de l'incapacité de la nouvelle majorité à clarifier l'accumulation des dispositifs issus de la révolution : les quelque 350 dossiers ouverts par la commission d'enquête de 2011 sur la corruption (4), les processus de confiscation au périmètre mal défini lancés eux aussi en 2011, le système d'arbitrage de l'Instance vérité et dignité formée en juin 2014… La présidence n'est pas parvenue à faire passer son projet de « réconciliation économique », politiquement difficile à défendre et juridiquement mal ficelé, dont l'objectif est de permettre aux hommes d'affaires et aux fonctionnaires impliqués dans des affaires de corruption ou de détournement de fonds publics d'être exonérés de toute poursuite moyennant un arbitrage.

Le gouvernement fâche aussi les milieux « modernistes », qui ont fourni la caution intellectuelle à la montée de Nidaa Tounès et qui s'estiment trahis par l'inclusion des islamistes dans la coalition. Le ministre de la justice Mohamed Salah Ben Aïssa, figure de cette mouvance, a en outre été limogé. Seule avancée : la possibilité pour une mère de voyager avec ses enfants sans autorisation paternelle. Mais rien sur la dépénalisation de la consommation de cannabis, promise par le candidat Essebsi. Véritable outil de répression sociale entre les mains de la police à l'encontre des jeunes des quartiers populaires, cette prohibition sacrifie chaque année l'avenir de milliers d'entre eux, condamnés à la prison. Par ailleurs, le 10 décembre dernier, six étudiants de Kairouan ont été condamnés pour homosexualité à trois ans de prison suivis de cinq ans d'interdiction de séjour dans leur ville d'origine. Plus généralement, aucun calendrier n'a été établi pour mettre le code pénal en conformité avec les normes de la nouvelle Constitution en matière de discriminations, de droit à un environnement sain (5)…

Les défaillances sécuritaires révélées par l'attentat de Sousse ont montré que le ministère de l'intérieur, quoique redouté, était une institution faible, divisée en clans rivaux. Il lui manque toujours une procédure de discipline interne susceptible d'empêcher les exactions auxquelles se livrent des agents encore marqués par la mentalité d'un régime policier : mauvais traitements, torture, racket (6). La priorité accordée à la lutte contre le djihadisme a redonné les coudées franches à une institution policière dont une frange non négligeable considère « révolution », « démocratie » et « liberté » comme des synonymes de « terrorisme » et pense tenir sa revanche après des années de discrédit.

Tout cela engendre une série de malaises dont les Tunisiens ne peuvent identifier clairement les responsables. Le fonctionnement même des institutions crée le sentiment d'un pouvoir diffus, sans véritable moteur. Théoriquement, il devrait s'agir d'un régime parlementaire rationalisé, sur lequel pèse néanmoins une tradition présidentialiste, voire autocratique. S'il a du poids, le chef de l'Etat n'est pas aux commandes. Faute d'une majorité construite sur un programme, le premier ministre choisi, M. Habib Essid, a le profil d'un serviteur de l'Etat plutôt que d'un véritable dirigeant politique. Quant à l'Assemblée des représentants du peuple, « elle a aussi peu de moyens qu'un Parlement de dictature », assène Mme Ons Ben Abdelkarim, présidente de l'association Al-Bawsala, qui a mis en place un observatoire de l'activité parlementaire et dont la cofondatrice, Mme Amira Yahiaoui, a reçu en 2014 le prix pour la prévention des conflits de la fondation Jacques-Chirac. « Il n'y a pas assez de salles pour les commissions, aucun appui technique pour les députés. Cette assemblée n'a aucun pouvoir d'initiative. Quand elle a amendé le projet de loi sur l'accès à l'information pour restreindre la portée des exceptions, le gouvernement l'a retiré, avant de le réintroduire dans sa version initiale. »

A ce flou institutionnel s'ajoute une reconfiguration laborieuse des partis sur lesquels repose la coalition. Tous deux ne sont dotés que d'une culture démocratique récente et restent dépositaires d'un héritage qu'il leur faut réactualiser : une vision bourguibienne et dirigiste de l'Etat pour Nidaa Tounès ; une combinaison de la pensée traditionaliste et du projet des Frères musulmans pour Ennahda.

Parti central du pouvoir, Nidaa Tounès se déchire sous les yeux d'une opinion médusée. Le parti s'est construit comme une machine électorale autour d'une référence moderniste sans projet. Il s'est constitué par vagues successives issues de la gauche, du syndicalisme, des milieux d'affaires et des cadres de l'ancien Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) du président Ben Ali. Il se retrouve livré au jeu des ambitions rivales maintenant que son fondateur a été porté au pouvoir, et sans ligne politique depuis que, par réalisme, l'objectif d'écarter Ennahda a été abandonné. Dans cette formation toute jeune, aucune structure ne semble en mesure de gérer les contradictions internes.

Secrétaire général de Nidaa Tounès, un temps considéré comme le dauphin, M. Mohsen Marzouk est tombé en disgrâce au profit du fils du chef de l'Etat, M. Hafedh Caïd Essebsi, qui bénéficie de l'appui des plus proches conseillers du président, des coordinateurs régionaux, des anciens notables du RCD et des poids lourds du gouvernement. Gros bras et contrôles fiscaux : dans cette lutte toujours en cours, tous les coups sont permis. S'y jouent aussi ouvertement les rivalités entre les grandes fortunes et les clans économiques de Tunis, de Sousse et de Sfax. Les partisans de M. Marzouk, soutenu par une trentaine de députés, entendent aussi incarner un projet plus proche de l'esprit initial, comme l'explique Mme Bochra Bel Hadj Hamida, une élue dissidente : « Ils veulent un parti conservateur ; nous voulons un parti progressiste. Ils veulent reproduire le même système de partis qu'avant, avec l'appui d'Ennahda, sur la base d'une réconciliation historique, pour faire main basse sur l'Etat et l'économie. »

Du côté d'Ennahda, on affiche beaucoup plus de sérénité. Les débats internes sont gérés par un appareil rodé, capable d'organiser de larges consultations. La loyauté envers le parti empêche que les éclats de voix ne s'entendent à l'extérieur. La formation se prépare à un dixième congrès, conçu pour être celui du renouvellement doctrinal et stratégique, début 2016. « Ennahda a entamé une mutation profonde, explique M. Abdelhamid Jelassi, président du majlis al-choura, l'instance délibérative. Il nous faut du temps pour transformer un parti de contestation, autrefois clandestin et réprimé, en un parti de gouvernement. Après quarante ans de confrontation avec l'“Etat profond”, la prison, la torture, nos militants ont développé une certaine défiance. Nous sommes maintenant dans un contexte de coopération. Il faut travailler sur ces réflexes et théoriser cette nouvelle réalité. » Les mânes d'Abdelaziz Thaalbi, figure ancestrale du mouvement national écartée par Bourguiba dans les années 1930, sont invoqués pour inscrire le rapprochement entre destouriens et islamo-conservateurs dans une filiation commune, afin de fonder une alliance que certains cadres d'Ennahda voient se prolonger sur dix ou quinze ans.

En dépit de sa loyauté sans tache envers le gouvernement et de ses efforts évidents pour s'adapter à la nouvelle situation, le parti islamiste ne parvient pas à lever la méfiance de ses ennemis politiques. Son projet est-il toujours d'islamiser les normes collectives ? Quelle influence conserveront les militants attachés à la dimension religieuse la plus conservatrice ? Mais le plus embarrassant pour lui demeure la question lancinante de sa responsabilité, quand il était au pouvoir, en 2012 et 2013, dans la progression du salafisme djihadiste. L'aile la plus éradicatrice de la gauche milite pour que les responsables de l'époque soient traduits en justice ; sa figure emblématique est Mme Besma Khalfaoui, veuve du dirigeant politique de gauche Chokri Belaïd, assassiné le 6 février 2013.

L'accord conclu avec le président Essebsi maintient Ennahda à l'abri de ces mises en accusation. Mais plus le crédit du gouvernement s'use, plus les actions terroristes ravivent les passions anti-islamistes et mettent à l'épreuve les bases de la coalition. L'appareil sécuritaire renforce son autonomie dans le traitement du djihadisme. Il revient à ses anciennes méthodes et obtient le rappel de ses anciens cadres.

Une autre force politique peut-elle émerger, disposer d'un réseau national de militants, obtenir des soutiens financiers pour conquérir le pouvoir ? Dans l'état actuel du pays, probablement pas une force de gauche : « Ceux qui étaient marginalisés nous ont libérés, mais, depuis, ils ont été écartés. La gauche a délaissé les quartiers populaires. Nous n'étions pas préparés, et les gens de l'ancien régime l'ont compris : ils ont repris leurs places dans le monde politique, l'administration, les médias… », déplore M. Abderrahman Hedhli, coordinateur du Forum des droits économiques et sociaux — et, à ce titre, l'un des principaux organisateurs des deux éditions du Forum social mondial, à Tunis en 2013 et en 2015. « Notre erreur a été de ne pas chercher un consensus, de la gauche à Ennahda, sur les principales réformes, juste après le 14 janvier. Nous avons laissé passer ce moment. Il n'y aura pas d'autre révolution. »

L'apathie populaire en Tunisie a toujours laissé les chercheurs perplexes : consentement tacite au pacte de sécurité ? désaffiliation à l'égard d'un Etat incapable de fournir les services essentiels et peu respectueux de ses citoyens (lire « Kasserine ou la Tunisie abandonnée ») ? ou bien protestation sourde, prête à se muer à nouveau un jour en émeute ?

En attendant, l'espace politique semble saturé par l'obsession du djihadisme, qui, s'il devait intensifier son activité en Tunisie, créerait des conditions favorables à l'achèvement d'une restauration autoritaire. Seules les initiatives qui ont éclos dans les interstices ouverts par la révolution continuent de porter désormais un espoir de transformation sociale.

(1) Vingt et un touristes ont été tués au musée du Bardo (18 mars), 39 dans un hôtel de Sousse-Al-Kantaoui (26 juin) et 12 agents de la garde présidentielle sont morts dans l'explosion d'un bus à Tunis (24 novembre).

(2) Lire Patrick Haimzadeh, « En Libye, ce n'est pas le chaos, c'est la guerre », Le Monde diplomatique, avril 2015.

(3) Larbi Chouikha et Eric Gobe, Histoire de la Tunisie depuis l'indépendance, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2015.

(4) Le 13 janvier 2011, la veille de son départ, M. Ben Ali avait promis la formation de trois commissions, deux chargées d'enquêter sur la corruption et la répression, et l'autre de préparer une réforme politique.

(5) « Le travail législatif à l'épreuve de la Constitution tunisienne et des conventions internationales » (PDF), Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), Tunis, décembre 2015.

(6) « Réforme et stratégie sécuritaire en Tunisie » (PDF), International Crisis Group, rapport Moyen-Orient- Afrique du Nord, no 161, Bruxelles, 23 juillet 2015.

L'austérité est le seul remède à la crise

Thu, 24/11/2016 - 22:32

Dans l'Allemagne du chancelier Brüning, le Chili du général Pinochet ou le Portugal de Salazar, partout où elle fut appliquée, l'austérité a produit l'inverse des effets annoncés : loin de relancer la croissance, elle a fragilisé les populations, déstabilisé les sociétés et affaibli les économies. Mais l'Union européenne n'en démord pas : la rigueur est le remède miracle contre la crise des finances publiques.

Photographie de Stefania Mizara, 2012. 
En Grèce, dans la banlieue d'Athènes, le centre médico-social d'Hellinikon permet à des familles privées de couverture sociale de se faire soigner gratuitement.

« Rien ne pourra se faire de crédible sans une coupe dans les dépenses publiques », écrivait en 2011 un éditorialiste du Figaro. Deux ans plus tard, sur Europe 1, un autre commentateur abondait dans ce sens, prônant « la baisse des dépenses de santé, le recul des crédits aux collectivités locales et, surtout, plus de réformes structurelles pour la compétitivité ». Depuis le début de la « grande récession » (lire Naissance de l'économie de spéculation), nombre de journalistes, dirigeants politiques, économistes s'emploient à présenter l'austérité – c'est-à-dire la diminution des dépenses publiques – comme la condition nécessaire du retour à la croissance. La rengaine est connue : le fardeau que la dette ferait peser sur les générations futures obligerait au sacrifice de tous et à l'effort de chacun.

Pourtant, partout où elle est mise en œuvre, l'austérité produit l'inverse des effets annoncés. Elle perpétue la récession, accroît le niveau de dette publique et creuse les déficits. Entre 2008 et la fin de l'année 2013, le produit intérieur brut (PIB) de l'Italie a chuté de 8,3 % ; celui du Portugal, de 7,8 % ; celui de l'Espagne, de 6,1 %. Quant à la dette publique, depuis 2007, elle est passée de 25 % du PIB à 117 % en Irlande ; de 64 % à 103 % en France ; de 105 % à 175 % en Grèce. Tous ces pays sont des adeptes de la rigueur.

La « troïka » a favorisé la mise en place d'un gouvernement technocratique en Italie.

La baisse des prestations sociales, la diminution (relativement à l'inflation) des salaires et le gel des embauches des fonctionnaires – les trois principales formes de l'austérité – ont également contribué à l'augmentation du chômage. Situé autour de 12 % dans l'Union européenne, le taux de chômage s'élève, en Grèce, à 27,9 % en 2013 contre 10 % en 2007 ; en Espagne, à 26,7 % contre 7,3 % ; au Portugal, à 16 % contre 6,1 % ; et en Irlande, à près de 15 % contre 4,7 %. Conséquence : l'austérité grippe la consommation, l'un des principaux moteurs de l'activité, et affecte jusqu'à la santé des peuples : en Grèce, la baisse de 23,7 % du budget du ministère de la santé entre 2009 et 2011 s'est accompagnée d'une recrudescence de certaines maladies – les cas d'infections au virus de l'immunodéficience humaine (VIH/sida) ont par exemple augmenté de 57 % entre 2010 et 2011. Le nombre des suicides s'est envolé, quant à lui, de 22,7 %.

Photomontage de Boris Séméniako, d'après le tableau de Pérugin « L'Adoration des bergers » (1510).

Les dirigeants ne retiennent pas grand-chose de l'histoire. Dans les années 1930 déjà, les programmes de déflation menés par Pierre Laval en France, Ramsay MacDonald au Royaume-Uni et le chancelier Heinrich Brüning en Allemagne avaient paupérisé les peuples européens. De même, après l'éclatement de l'Union soviétique en 1991, les coupes budgétaires avaient donné lieu à une véritable saignée : l'espérance de vie masculine chuta de 64 à 57 ans entre 1991 et 1994.

D'autres politiques seraient possibles : augmenter les salaires et l'investissement public pour relancer l'investissement (une méthode appliquée, avec un certain succès, dans l'Amérique du New Deal), annuler les « dettes illégitimes », ou encore nationaliser le système bancaire. Mais rares sont les gouvernements qui, en Europe, osent s'aventurer sur ces sentiers inusités : la pression des institutions financières internationales est jugée trop forte.

Jadis imposée par des dictatures, comme dans le Portugal d'António de Oliveira Salazar (1932-1968) ou dans le Chili d'Augusto Pinochet (1973-1990), l'austérité est aujourd'hui orchestrée par le « talon de fer » d'organismes supranationaux non élus. En Grèce et au Portugal, la « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international [FMI]) a envoyé ses agents dans chaque ministère pour contrôler les dépenses publiques.

En Italie, elle a favorisé la mise en place du gouvernement technique de Mario Monti (2011-2013). En mars 2014 en Ukraine, dans un contexte de très grande instabilité politique, le FMI impose le gel des retraites et la baisse de 10 % des effectifs de la fonction publique. Enfin, l'entrée en vigueur du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) en 2013 a soumis les Etats membres de l'Union européenne à un contrôle a priori sur leurs budgets. Limitant à 0,5 % du PIB le déficit budgétaire autorisé pour les Etats – contre 3 % précédemment –, cette « règle d'or » interdit toute politique de relance de l'activité.

Manuel scolaire italien

A l'unisson des principaux médias et commentateurs du pays, ce manuel italien publié en 2008 ne voit d'autre solution que l'austérité pour sortir de la crise.

En réalité, la cure d'austérité financière imposée par le traité de Maastricht n'a fait que révéler (contribuant ainsi à les corriger) quelques caractéristiques qui pénalisent les économies du Vieux Continent depuis longtemps (…) et le rendent peu compétitif par rapport aux marchés asiatiques et nord-américains : l'excès de dépenses publiques (…) ; le caractère non durable, sur le plan financier, des systèmes de sécurité sociale (…) ; la rigidité du marché du travail, davantage guidé par la préservation des acquis que par la volonté de créer de nouvelles possibilités pour les jeunes et les chômeurs.

Le parti des misogynes

Thu, 24/11/2016 - 12:50
Soyez ménagères Dans La Pornocratie ou les femmes dans les temps modernes, Pierre-Joseph Proudhon écrit : « Je regarde comme funestes et stupides toutes nos rêveries d'émancipation de la femme. Je lui refuse toute espèce de droit et d'initiative politique. Je crois que, pour la femme, la liberté et le bien-être consistent uniquement dans le mariage, la maternité, les soins domestiques, la fidélité de l'époux, la chasteté et la retraite. » (…) « L'égalité politique des deux sexes, c'est-à-dire l'assimilation de la femme à l'homme dans les fonctions publiques, est un de ces sophismes que repoussent non pas seulement la logique, mais encore la conscience humaine et la nature des choses. » Il conseille aux femmes : « Soyez donc ce qu'on demande de vous : douce, réservée, renfermée, dévouée, laborieuse, chaste, tempérante, vigilante, docile, modeste, et nous ne discuterons pas vos mérites. Et que l'énumération de tant de vertus ne vous effraie pas : c'est toujours la même au fond qui vous revient : soyez ménagères, le mot dit tout. »

Pierre-Joseph Proudhon, La Pornocratie ou les femmes dans les temps modernes 1875, cité par Béatrice Bottet, dans Le p'tit dico de la misogynie Multitudes, Paris, 2002.

Témérité Dans le chapitre 3 du livre III des Essais (1588), Montaigne écrit : « Le monde n'a rien de plus beau ; c'est à elles d'honorer les arts et de farder le fard. (…) Quand je les voy attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique et semblables drogueries si vaines et inutiles à leur besoing, j'entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent, le facent pour avoir loy de les regenter soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouverois-je ? Baste qu'elles peuvent, sans nous, renger la grace de leurs yeux à la gaieté, à la severité et à la douceur, assaisonner un nenny de rudesse, de doubte et de faveur, et qu'elles ne cherchent point d'interprete aux discours qu'on faict pour leur service. Avec cette science, elles commandent à baguette et regentent les regens et l'eschole. Si toutesfois il leur fâche de nous ceder en quoy que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres, la poësie est un amusement propre à leur besoing ; c'est un art follastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l'histoire. »

Francis Jeanson, Montaigne par lui-même Seuil, 1954.

Névrosée A la fin de sa vie, dans La Féminité, Sigmund Freud écrit : « Peut-être la femme parviendra-t-elle à gagner sa vie comme les hommes. Je crois que toutes les réformes législatives et éducatives échoueraient du fait que, bien avant l'âge où un homme peut s'assurer une situation sociale, la nature a déterminé sa destinée en terme de beauté, de charme et de douceur (…). Le destin de la femme doit rester ce qu'il est : dans sa jeunesse, celui d'une délicieuse et adorable chose ; dans l'âge mûr, celui d'une épouse aimée... L'envie de réussir chez une femme est une névrose, le résultat d'un complexe de castration dont elle ne guérira que par une totale acceptation de son destin passif. (…) L'œuvre de civilisation est devenue, de manière croissante, l'affaire des hommes ; elle les a confrontés à des tâches plus difficiles et les a conduits à mener à bien les sublimations intellectuelles dont les femmes sont peu capables. »

Sigmund Freud, La Féminité 1932, livre non réédité. Cité par Benoîte Groult, dans Cette mâle assurance Albin Michel, Paris, 1993.

Pas de loge féminine Le journal La République maçonnique écrit le 23 octobre 1881 : « Depuis quelque temps déjà, quelques maçons de différentes obédiences font une campagne dont l'initiation de la femme est le but. Cette campagne part d'un principe erroné, d'une idée fausse : l'égalité de l'homme et de la femme. Non, la femme n'est pas égale de l'homme, non, il n'y a égalité ni morale ni physique entre ces deux êtres. Peut-on dire que l'Océan soit égal de l'Himalaya ? Peut-on dire que le noir soit égal au blanc ? Peut-on établir une égalité entre deux quantités non comparables ? Bien entendu nous ne sommes pas de ceux qui pensent que la femme est un être inférieur que la nature a fait pour l'esclavage ou pour le servage, et il y a longtemps que l'humanité a rompu avec ces théologiens qui se demandaient sérieusement si la femme avait une âme. (…) Chacun a un rôle distinct et spécial. A l'homme l'action extérieure, à lui les luttes de la vie et de la tribune ; à lui le côté actif et brillant et peut-être un peu superficiel. A la femme l'action lente, douce et persévérante du foyer. A elle d'être le conseiller avant la bataille, la consolatrice après la défaite, la récompense après la victoire… »

Cité dans La Démocratie « à la française » ou les femmes indésirables (sous la direction d'Eliane Viennot), Publication de l'université Paris-VII, coll. « Cahiers du Cedref », Paris, 2002.

Misogynie ouvrière En septembre 1917, le comité fédéral CGT des métaux adopte à l'unanimité la motion suivante : « Le comité déclare que l'introduction systématique des femmes dans l'atelier est en opposition absolue avec la création et l'existence du foyer et de la famille. Il estime en principe que l'homme doit obtenir de son travail la possibilité d'assurer la subsistance de son foyer et d'élever dignement ses enfants. (…) Il affirme donc que l'absorption de plus en plus généralisée de la femme par toutes les industries est en contradiction flagrante avec l'incitation à la procréation. Le comité fédéral décide cependant de faire toute la propagande nécessaire pour organiser syndicalement la femme et qu'il ne serait pas de bonne tactique de les grouper à part des organisations formées par des hommes. » En 1919, le bureau national de la CGT estime que « la place naturelle de la femme est au foyer, et vouloir l'astreindre aux travaux de l'atelier, c'est courir à la destruction de la famille ». La CFTC et les nombreuses associations catholiques sociales partent à la reconquête de la classe ouvrière en insistant sur ce thème.

Françoise Thébaud et Christine Bard, dans Un siècle d'antiféminisme, op. cit.

Royalistes et papistes « Tous les philosophes affirment que la faculté dominante de nos compagnes, c'est l'assimilation. Presque toujours la femme d'un homme éminent semble supérieure. Dans tous les cas, elle s'imprègne de lui d'une étrange façon. Elle prend ses idées, ses théories, ses opinions. La femme n'a ni rang, ni caste, ni classe : elle sait devenir ce qu'il faut qu'elle soit selon le milieu où elle se trouve. Il existe aujourd'hui des femmes athées, des femmes libres penseuses. Elles le sont avec violence comme elles seraient dévotes. Celles-là ont épousé des libres-penseurs. La femme devient ce que l'homme la fait. (…) Si les femmes votent, disait-on, rien ne sera changé dans le résultat final des suffrages, chaque femme devant fatalement représenter l'opinion de son maître, ou, si elle n'est pas mariée, celle de son père ou de ses frères. Ce raisonnement cependant ne semble pas tout à fait juste. La femme, sensiblement inférieure à son mari, le subit devient son reflet. Mais quand elle lui est égale, ce qui est fréquent, elle échappe totalement à son influence (…). Donc, donnez aux femmes les droits politiques ; et c'est le plus sûr moyen de rétablir chez nous la monarchie, avec le pape comme souverain temporel. »

Guy de Maupassant, « Gil Blas, 16 août 1882 », dans Chroniques 2 UGE 10/18, Paris, 1993.

Anatomie Selon le dramaturge suédois August Strindberg « le cerveau de la femme présente moins de circonvolutions que celui de l'homme et chez elle la substance grise est plus légère que chez l'homme. Au contraire, ses nerfs sont plus forts, ainsi qu'on le remarque chez l'enfant. D'où sa faculté de pouvoir supporter plus facilement certaines douleurs physiques, en quoi elle ressemble au sauvage et cela prouve aussi qu'elle a un système nerveux plus grossier. (...) Des anthropologues ont trouvé - ce qui a été confirmé par des explorateurs africains - que le crâne de la femme blanche se rapproche de celui du nègre et que le crâne d'une négresse est inférieur à celui d'un Noir. La conclusion serait donc que le crâne de la femme blanche se rapproche d'un type de crâne qui rappelle une race inférieure ».

August Strindberg, De l'infériorité de la femme 1893, cité par Béatrice Bottet, dans Le p'tit dico de la misogynie Multitudes, Paris, 2002.

Florilège « La femme est à l'homme ce que l'Africain est à l'Européen et le singe à l'humain » écrit l'anthropologue Paul Topinard (1830-1911). Et Gustave Le Bon (1841-1931), initiateur de la psychologie des foules : « On ne saurait nier, sans doute, qu 'il existe des femmes très distinguées, très supérieures à la moyenne des hommes, mais ce sont là des cas aussi exceptionnels que la naissance d'une monstruosité quelconque. » Baudelaire (1821-1867) s'inquiète de «  l'invasion » des femmes aux Salons de peinture, tandis que Gustave Moreau (1826-1898) s'esclaffe devant les toiles de Marie Bashkirtseff (1858-1884), « pauvre idiote enflammée, pauvre concierge exaltée ». Le socialiste révolutionnaire Gustave Hervé (1871-1944) récuse le vote des femmes ; certes, « il est juste, démocratique (…), mais le geste est laid. Et nous n'en voulons pas. » Léon Daudet (1867-1924) accepte certaines avancées des femmes, à condition qu'elles gardent leur féminité : « La femme ne doit pas se faire le singe de l'homme. La masculinisation de la femme serait un fléau pour toute la civilisation et pour elle-même. Car elle y perdrait son ascendant et son prestige. Qu 'elle se fasse doctoresse, avocate, suffragette, ministresse, tout ce qu 'elle voudra ; mais qu'elle reste femme. »

Michelle Perrot, dans Un siècle d'antiféminisme sous la direction de Christine Bard, Fayard, Paris, 1999.

Féministe et anti-suffragette « Etes-vous féministe ? » demande [à Colette un journaliste de] Paris-Théâtre le 22 janvier 1910. - Moi, féministe ? - Oui… au point de vue… social, naturellement. - Ah ! non ! Les suffragettes me dégoûtent. Et si quelques femmes en France s'avisent de les imiter, j'espère qu'on leur fera comprendre que ces mœurs-là n'ont pas cours en France. Savez-vous ce qu'elles méritent les suffragettes ? Le fouet et le harem… » On tolère mieux ces propos dégoûtés si l'on sait qu'ils sont équilibrés, chez Colette, par un rejet tout aussi violent de l'image conventionnelle de la femme (…) : « Il me semble que je vois, dans quelque dix ans, une vieille Colette raisonneuse, sèche, avec des cheveux d'étudiante russe, une robe réformiste, prônant l'union libre, l'orgueilleux isolement, et patiapatia, et un tas de fariboles ! Brr… ! Mais quel démon me montre, plus terrible encore, l'image d'une Colette quadragénaire, enflammée d'un amour neuf, mûre et molle sous le fard, combative et désespérée ! De mes deux bras étendus, je repousse les deux fantômes. »

Julia Kristeva, Le Génie féminin, Colette tome III, Fayard, Paris, 2002.

Droit de vote Depuis la Déclaration des droits de la femme rédigée par Olympe de Gouges en 1791, qui lui valut d'être guillotinée, jusqu'à la loi sur la parité en 2001, les déclarations machistes n'ont pas manqué. Georges Clemenceau : « Nous avons déjà le suffrage universel [masculin]. Inutile d'aggraver une bêtise. » (Cité par Louise Weiss, Ce que femme veut 1946, Gallimard.) Julien Duplantier, sénateur radical, dans un discours au Sénat, le 3 mars 1932 : « Lorsque la notairesse aura signé avec les parties (sourires), lorsqu 'elle aura apposé au bas de l'acte ses seing (rires) et sceau… (…) Messieurs, comme il arrive souvent qu 'il y a des clients insolents, grossiers ou brutaux, vous allez exposer, de leur part, ces malheureuses femmes à des outrages qui ne seront pas toujours les derniers (rires). » (Cité par Christine Bard dans Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940 Paris, Fayard, 1995.) Raoul Bayou, député socialiste, 5e circonscription de l'Hérault : « Je n'ai rien contre les femmes ministres, mais elles ont le devoir de rester gracieuses, de ne rien perdre de leurs charmes, vous comprenez ce que je veux dire, n 'est-ce pas ? (...) En tant que socialiste, je défends les opprimés, mais je reste un homme avant tout. Alors si les femmes veulent militer, qu 'elles militent mais en restant gracieuses, surtout, c'est important. »

(Cité dans Choisir n° 62, avril-mai 1984.)

Aux féministes Dans son dernier livre, Alain Mine classe les féministes parmi les « nouveaux maîtres » et écrit : « Mesdames - avons-nous encore le droit d'employer ce mot empreint de déférente galanterie et suspect ? Mesdames, donc. Derrière cette formule, ce n'est pas l'ensemble des femmes que j'ai l'outrecuidance d'interpeller. (...) C'est à vous, militantes féministes, que je prends la liberté de m'adresser. (...) Votre combat était légitime. Votre victoire est éclatante. (...) Tout à son féminisme militant, Lionel Jospin n'hésitait pas à affirmer (...) que « la parité a sa place dans la langue ». Vous n'avez rien demandé, me répondrez-vous ? Sans doute n'imaginiez-vous pas que le « politiquement correct » frapperait aussi fort. Mais vous vous êtes bien gardées de refuser ce geste. (...) Nous n'avons certes pas encore entendu réclamer la parité entre saints et saintes sur les frontons des églises, la réécriture de l'Histoire afin de réévaluer le rôle des femmes, le réexamen des manuels de littérature afin de hisser George Sand au niveau de Victor Hugo, Louise de Vilmorin à celui de Paul Morand, Elsa Triolet au rang d'Aragon ou Marguerite Yourcenar à la hauteur de Julien Gracq. »

Alain Minc, Epître à nos nouveaux maîtres Grasset, Paris, 2003.

Progressistes et machistes Elle était particulièrement réussie, la manifestation des électriciens et gaziers le 3 octobre 2002, à Paris, contre la privatisation d'EDF et la défense des services publics ! Pourtant, elle laisse un goût amer à Malika Zediri, une des responsables de l'association de chômeurs Apeis, et à la trentaine de personnes qui l'accompagnaient : « Nous étions beaucoup de femmes, de jeunes filles maghrébines, nous étions gaies, puis la manifestation est passée » écrit-elle aux syndicats. « Avec la CFDT, peu de contacts ou des contacts « franchement hostiles ». » Puis vint FO. « Cela a été méprisant du début jusqu 'à la fin » : un militant lui déclare : « Le boulot, cela se mérite, apprends donc à te lever à 4 heures du matin » ; un autre : « Avec la paire de nibards que tu as, tu devrais quand même trouver des gosses à garder ». Quand la CGT est arrivée, et « après être passées pour des glandues, des fainéantes et des incapables, nous sommes devenues des objets : « Je t'achète ton canard si tu suces » ou encore : « Je te le prends si tu couches » ». « Quelle différence poursuit-elle, entre ce que nous avons entendu pendant cette manif et le jeune qui entreprend dans les mêmes termes les nanas au bas de sa cage d'escalier ? » A ce jour, aucun syndicat n'a répondu.

Malika Zediri, « Tou(te)s ensemble… », Existence ! novembre 2002.

Fines critiques A propos de Vestiges, paru aux éditions du Seuil en 1978, Claude Michel Cluny écrit : « Viviane Forrester, quant à elle, écrit volontiers, à défaut de testicules, avec les pieds (un anglais, un français). Mais l'astuce consiste à ajouter selon la mode quelques pénis, sécrétions, moiteurs et à saupoudrer avec un peu d'épices qui mettront la poularde plein-deuil et la casserole à gauche... Il y a des naïvetés dans ce petit bol de soupe, qui comme le poisson commence à sentir par la tête. Le reste n'est rien » (Magazine littéraire, n° 142, novembre 1978). Passion simple d'Annie Ernaux et La Mise à l'écart de Marie Didier suscitent le commentaire suivant de Pierre-Marc de Biaisi, universitaire et spécialiste de Flaubert : « Les Emma victorieuses sont de retour : ce sont de véritables petites bombes sexuelles à retardement, qui parlent à la première personne, et qui vous ressemblent comme dans une histoire vraie en direct à la télévision » (Magazine littéraire, n° 301, juillet 1992). Bien avant, Jean de Bonnefon signalait en conclusion de son livre La Corbeille aux roses ou les Dames de lettres (1909) : « La femme de lettres sera la première devant le mur où se briseront la famille et le mariage, les vieilles institutions qui firent la femme socialement différente de l'homme. »

Fun Home

Wed, 23/11/2016 - 14:50

Dans cette tragicomédie autobiographique, l'auteure explore de façon récursive son enfance et la découverte de son homosexualité, au prisme des relations avec son père et de multiples références littéraires…

Alison Bechdel, Fun Home, Denoël, 2006.

Commando Culotte

Wed, 23/11/2016 - 14:50

De « Game of Thrones » à « Love Actually », de l'importance de la représentation à la culture du viol, Mirion Malle dissèque la « pop culture » et les tropes du patriarcat avec pédagogie et humour.

Mirion Malle, Commando Culotte, Ankama, 2016.

Les trois visages du vote FN

Tue, 22/11/2016 - 12:43

Les élections régionales de décembre 2015 risquent de réactiver le mythe des « deux Front national », l'un protectionniste et ouvriériste dans le nord de la France, l'autre xénophobe et identitaire dans le sud. Largement promu dans les médias, ce découpage masque les distinctions géographiques réelles du vote d'extrême droite.

Une victoire du Front national (FN) aux élections régionales de décembre 2015 dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie et en Provence-Alpes-Côte d'Azur illustrerait la géographie électorale du parti d'extrême droite. Celle-ci n'a guère évolué depuis les élections européennes de 1984, auxquelles le FN obtint environ 10 % des voix : elle oppose un arc oriental allant du Nord aux Pyrénées-Orientales à une moitié occidentale bien plus rétive. Pourtant, le lieu commun d'un FN du Nord, social et populaire, qui séduirait les ouvriers, opposé à un FN du Sud, identitaire et économiquement libéral, davantage tourné vers les retraités, a fait florès ces dernières années (1). Cette opposition est loin d'être pertinente.

La carte électorale du FN ne correspond à aucune forme d'héritage historique. On pourrait penser que, dans la moitié méridionale du pays, les bons scores du parti à partir de 1984 actualisent un potentiel qui s'était déjà exprimé avec le phénomène poujadiste, en 1956, et surtout en faveur de Jean-Louis Tixier-Vignancour, défenseur de l'Algérie française et candidat à la présidentielle de 1965. Le développement frontiste profiterait ainsi d'une structure sociale favorable — poids de la petite bourgeoisie patronale et commerçante — et de l'importante présence de rapatriés d'Algérie. Cette idée doit être nuancée.

Trois sociologies électorales du Front national Géographie électorale de l'extrême droite Joël Gombin & Cécile Marin, décembre 2015

Avant 1984, l'implantation militante du FN est faible sur le littoral méditerranéen. La section de Marseille n'est par exemple créée qu'en 1983, soit onze ans après la naissance du parti, et la fédération des Alpes-Maritimes ne se développe elle aussi que de manière tardive (2). En 1984 et après, la carte électorale frontiste dans le sud de la France ne se confond ni avec le vote poujadiste de 1956 ni avec celui pour l'Algérie française de 1965 (qui recoupe largement l'implantation des rapatriés). Il en va de même dans le Nord, où l'essor du FN dans les années 1980 ne se confond pas avec le reflux de la gauche, et en particulier du Parti communiste (3).

Des parachutages réussis

Son développement rapide après 1984 s'accompagne, sur le plan électoral, d'une différenciation spatiale. Si les électeurs frontistes de Marseille ou de Nice ne sont pas exactement les mêmes qu'à Lille ou Roubaix, le parti, lui, continue de fonctionner de manière extrêmement centralisée, l'impulsion politique provenant de ses instances nationales, selon une habitude prise dès sa création. Surtout, les territoires les plus favorables sont pensés essentiellement comme des apanages : les dirigeants de premier plan viennent y chercher des terres d'élection favorables, même lorsqu'ils ont antérieurement construit un fief politique ailleurs. La région PACA joue ce rôle. MM. Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, de même que Jean-Pierre Stirbois, bien qu'ils vivent tous trois en région parisienne, vont ainsi tenter de se faire élire dans les Bouches-du-Rhône en 1988.

Plus récemment, les parachutages de Mme Marine Le Pen à Hénin-Beaumont, en 2007, et de Mme Marion Maréchal-Le Pen à Carpentras, en 2012, répondent à la même logique : attribuer les territoires les plus favorables aux dirigeants nationaux plutôt que promouvoir des militants de terrain qui se livrent à un patient travail d'ancrage local. Il est vrai que, désormais, cette implantation semble durable, contribuant au développement du potentiel frontiste sur ces territoires. Dans ces conditions, il existe un jeu permanent entre le centre partisan et ses périphéries.

La division entre FN du Nord et du Sud ne permet pas non plus d'expliquer la géographie du vote frontiste, pour laquelle il convient de distinguer plusieurs échelles : celle des régions, qui oppose principalement l'Est et l'Ouest, et celle des agglomérations, où l'adhésion s'organise selon le « gradient d'urbanité » (4). On pourrait donc également parler d'une opposition entre Front des villes et Front des champs (ou entre Front des immeubles et Front des pavillons ?). Par exemple, lors des élections européennes de 2014, en Picardie, le FN rassemblait en moyenne 12,1 % des inscrits dans les centres-ville et 19,4 % dans les communes rurales. Une part importante des malentendus et des controverses autour de la qualification de ce vote vient probablement de la difficulté à penser l'articulation entre ces niveaux géographiques.

Dans le cadre de précédents travaux (5), nous avons établi — sur la base de données agrégées — une estimation de la proportion de votes FN (rapportée aux inscrits) de chaque catégorie socioprofessionnelle (en utilisant une nomenclature assez fine en 24 catégories) dans chaque département, lors de chaque élection présidentielle de 1995 à 2012. Si ces estimations demeurent bien sûr imparfaites, elles permettent de dégager une typologie des départements et de distinguer trois grandes catégories de vote FN (6).

La première correspond principalement à ses terres de mission, qui lui sont plutôt rétives : Ouest, Sud-Ouest — à l'exception de la vallée de la Garonne —, une large partie du Massif central et au-delà, jusqu'à la Nièvre et la Saône-et-Loire. Il faut y ajouter les Hautes-Alpes, Paris, les départements de la petite couronne ainsi que la Corse. Dans ces régions, ceux qui votent néanmoins pour le FN appartiennent moins aux classes populaires, sont moins souvent ouvriers et inactifs. Proportionnellement, les indépendants ou cadres retraités, les employés de commerce, les professions intermédiaires du secteur privé y sont surreprésentés. Là où le FN est plus faible, donc, il l'est surtout parce qu'il ne parvient pas à séduire le noyau dur de son électorat au niveau national : les ouvriers (entre 4 et 6 points de moins que la moyenne du pays en 2012) et les inactifs (essentiellement des femmes au foyer et des étudiants — environ 5 points de moins en 2012).

La deuxième catégorie rassemble des départements tous situés au sud de la Loire. A l'exception des Bouches-du-Rhône, tous les départements littoraux de la Méditerranée en font partie. On y retrouve également les départements de la vallée de la Garonne, et certains du sillon rhodanien. Il s'agit de départements plutôt urbanisés, dont certains formaient naguère le « Midi rouge ». Ici, le vote FN est surreprésenté parmi les salariés du secteur privé : ouvriers, employés, professions intermédiaires et cadres supérieurs. Il s'agit donc, au-delà des oppositions de classe, des mondes du travail qui vivent dans des territoires dont l'économie fragile, déconnectée des grandes métropoles inscrites dans la mondialisation, se situe essentiellement dans les services et dépend pour beaucoup du tourisme, des prestations sociales (en particulier les retraites, mais aussi le chômage, les allocations familiales, etc.) et de la fonction publique. Un tableau qui a peu à voir avec celui d'un « FN des bourgeois » que véhicule parfois l'idée de « FN du Sud ».

Enfin, la troisième catégorie correspond pour l'essentiel au grand quart — et même tiers - nord-est de la France (hors Paris et petite couronne). Il faut y ajouter une bonne partie de la région Rhône-Alpes (deux Savoies, Isère, Rhône), les Alpes-de-Haute-Provence et surtout les Bouches-du-Rhône. Si les ouvriers y votent plus FN qu'ailleurs (d'environ 4 à 5 points en 2012), c'est surtout parmi les inactifs que le parti réalise ses meilleurs scores. C'est vrai des retraités des classes populaires, mais aussi des autres inactifs : femmes au foyer, étudiants, etc. La préférence frontiste serait alors le symptôme de territoires dévitalisés économiquement, victimes de la désindustrialisation, qui conduit ceux qui sont déjà écartés de l'activité économique ou qui risquent de l'être (les ouvriers) à manifester ainsi leur désespérance.

L'agrégat des « électeurs du Front national » est donc hétérogène. Les intérêts sociaux que ce parti représente ne sont pas convergents ; parfois même, ils divergent franchement. On le voit notamment avec la redistribution économique : les actifs du secteur privé ont intérêt à ce qu'elle soit la moins importante possible, quand les inactifs et les fonctionnaires en dépendent pour leur survie.

Avant tout opposés à l'immigration

On ne peut pas dire que l'effort d'adaptation des dirigeants frontistes aux réalités locales soit très poussé : pour l'essentiel, la production de programmes et de supports de communication est centralisée et contrôlée par la direction nationale du parti. Mais certains dirigeants comme Mme Maréchal-Le Pen, M. Louis Alliot ou M. Florian Philippot développent au sein même du parti un discours, une ligne, correspondant à ce qu'ils considèrent — plus ou moins à juste titre — comme leur base sociale dans leur territoire d'implantation. Mme Maréchal-Le Pen articule ainsi une offre politique favorable aux petites entreprises et un discours stratégique visant à opérer l'« union des droites » autour d'elle.

Les différences sociologiques du vote FN tendent à s'estomper. Alors même que résonne l'antienne des « deux Front national », la direction néofrontiste cherche à homogénéiser le parti en faisant son miel de la désaffection croissante des classes populaires à l'égard des partis installés.

Cette unification passe par un discours qui, quelles que soient les différences sur lesquelles on se livrera, légitimement, à de minutieuses exégèses, reste structuré — peut-être plus que jamais — par la question migratoire (7). Toutes les études montrent que les électeurs frontistes se distinguent de tous les autres par l'absolue priorité qu'ils accordent à cet enjeu. Le discours « social-populiste (8) » du néo-FN doit ainsi être analysé pour ce qu'il est : un moyen de lever les obstacles au vote FN des groupes sociaux qui accordent encore une importance à la question sociale, abandonnée par la gauche.

(1) Cf. Jérôme Fourquet, « Front du Nord, Front du Sud », IFOP Focus, Paris, n° 92, août 2013.

(2) Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Seuil, Paris, 2014.

(3) Serge Etchebarne, « Le FN dans le Nord ou les logiques d'une implantation électorale », dans Nonna Mayer et Pascal Perrineau (sous la dir. de), Le Front national à découvert, Presses de Sciences Po, coll. « Références académiques », Paris, 1996.

(4) Cette notion désigne le degré décroissant d'urbanité à mesure qu'on s'éloigne des centres-ville.

(5) Cf. « Configurations locales et construction sociale des électorats. Etude comparative des votes FN en région PACA », thèse de doctorat de science politique, université de Picardie Jules-Verne, 2013.

(6) Lire Sylvain Crépon et Joël Gombin, « Loin des mythes, dans l'isoloir », dans « Nouveaux visages des extrêmes droites », Manière de voir, n° 134, avril-mai 2014.

(7) Vincent Tiberj, « La politique des deux axes. Variables sociologiques, valeurs et votes en France (1988-2007) », Revue française de science politique, Paris, 2012, vol. 62, no 1.

(8) Gilles Ivaldi, « Du néolibéralisme au social-populisme ? La transformation du programme économique du Front national (1986-2012) », dans Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (sous la dir. de), Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d'un parti politique, Presses de Sciences Po, Paris, 2015.

Matteo Renzi, un certain goût pour la casse

Tue, 22/11/2016 - 11:37

L'homme providentiel d'hier a déçu ? Un autre apparaît, porteur de tous les espoirs. Dernier exemple en date : l'Italien Matteo Renzi, qui a fait des envieux quand son parti est arrivé largement en tête dans la Péninsule lors des élections européennes du 25 mai dernier. Jeune et charismatique, l'homme détiendrait la clé du salut pour une social-démocratie européenne à bout de souffle.

Au soir du 25 mai, lors de l'annonce des derniers résultats des élections européennes, un score enchanta les médias : celui enregistré par M. Matteo Renzi. Le président du conseil italien pouvait en effet se vanter d'être l'un des rares dirigeants du continent à sortir renforcé du scrutin. En obtenant 41 % des suffrages, le Parti démocrate (PD) ne se contentait pas de battre le record établi à gauche par le Parti communiste italien (PCI) d'Enrico Berlinguer aux élections législatives de 1976 (34 %) : il obtenait aussi quinze points de plus que lors du scrutin national de 2013.

En mars 2014, déjà, le banquier d'affaires français Matthieu Pigasse le citait comme une source d'inspiration (1) — le magazine Les Inrockuptibles, dont M.Pigasse est propriétaire, présentait l'ancien maire de Florence comme un dirigeant « jeune, hyperactif, radical et ambitieux », susceptible de « ressusciter l'Italie » (2). Mais, ce soir-là, M. Renzi se hissait au rang de « meilleur espoir de l'Europe réformiste » pour Les Echos (3), et à celui de « leader indiscutable de l'Europe » pour El País (4). Un nouveau « modèle » venait d'apparaître, en mesure de réhabiliter l'idée européenne tout en contrant la montée de l'extrême droite.

Le Monde ne déguisa pas son admiration pour un dirigeant capable de « réveiller son pays en enjambant les fractures idéologiques, en réconciliant l'entreprise et l'Etat, en mariant l'Europe et la fierté nationale (5) ». Le 31 mai, M. Renzi, assis sur le bord d'un fauteuil, en jean, la chemise largement déboutonnée, faisait simultanément la « une » du quotidien français, du Guardian, de La Stampa, de la Süddeutsche Zeitung et d'El País. « Matteo Renzi est-il l'homme qui pourra sauver l'âme de l'Europe ? », interrogeait le journal britannique.

Le triomphe est pourtant moins éclatant qu'il n'y paraît. Si le PD a atteint des sommets, c'est qu'il a profité de la dislocation de la coalition centriste, jadis dirigée par M. Mario Monti, pour absorber ses voix. Le poids de l'alliance de centre-gauche qui gouverne actuellement l'Italie a donc peu varié. De plus, l'effritement du parti Forza Italia de M. Silvio Berlusconi et du Mouvement 5 étoiles (M5S) de M.Giuseppe (« Beppe ») Grillo s'explique moins par le pouvoir d'attraction du PD que par l'abstention (41 %, en hausse de six points depuis 2009), ainsi que par la progression de la Ligue du Nord (proche du Front national) et de la liste de gauche « L'Autre Europe avec Tsipras (6) », toutes deux qualifiées d'« eurosceptiques ». Le résultat de M. Renzi témoigne donc surtout d'un rééquilibrage des forces et d'une simplification interne à la coalition gouvernementale.

Un langage empreint de fanfaronnades

Le portrait de M. Renzi en « rénovateur » mérite lui aussi d'être nuancé. Certes, l'Italie est un pays notoirement gérontocratique, où les principaux postes sont aux mains de sexagénaires. D'après une étude publiée en 2012 par l'université de Calabre, l'âge moyen de la classe dirigeante y était alors le plus élevé d'Europe : 59 ans, avec des pointes à 63 ans pour les professeurs d'université, 64 ans pour les ministres et 67 ans pour les dirigeants de banque (7). Dans ce contexte, le profil du jeune loup à peine quarantenaire a toutes les chances de séduire un électorat lassé par des dirigeants largement délégitimés.

Mais le renouveau proposé par M. Renzi a peu à voir avec la gauche et son histoire. Le président du conseil est d'ailleurs totalement étranger à la tradition de gauche. Il n'est jamais passé par le PCI, ni par son successeur, le Parti démocratique de la gauche (PDS). Fils d'un homme politique démocrate-chrétien de Toscane, il a commencé sa carrière dans une formation d'inspiration catholique et modérée, la Marguerite.

C'est presque fortuitement, en 2007, quand le PDS et la Marguerite fusionnent pour donner naissance au PD, qu'il fait son entrée dans la famille de la gauche italienne. Sa participation aux primaires démocrates pour la mairie de Florence, contre le candidat du secrétariat national du parti, peut ainsi s'interpréter comme une sorte d'OPA sur une formation à laquelle il s'est toujours senti étranger et qui l'a longtemps perçu comme tel. L'opération se concrétise en février 2014 : il s'empare du gouvernement à la faveur d'un coup de force au sein de son parti qui lui permet de destituer son camarade, M. Enrico Letta. Contredisant ainsi ses nombreuses déclarations dans lesquelles il affirmait son refus d'accéder au pouvoir sans passer par l'élection et la légitimation populaire...

Le renouveau tant vanté ne se situe donc pas dans la capacité de M. Renzi à tenir parole, mais repose presque entièrement sur l'image et la communication politique. Il passe par un langage direct, empreint de fanfaronnades, par un usage immodéré de la télévision et des nouveaux médias — en particulier Twitter—, et par un goût irrévérencieux pour la rupture du protocole institutionnel. L'ancien publicitaire renouvelle ainsi la politique italienne... en portant des jeans.

De ce point de vue, il est un héritier de M. Berlusconi, qui savait parfaitement manipuler les médias pour apparaître comme l'homme des rêves et des espoirs. Depuis leur première rencontre, en 2010, le « Cavaliere » ne cache d'ailleurs pas son estime pour son jeune successeur : il le trouve « différent des vieilles barbes de la gauche » et lui reconnaît une capacité à « sortir des sentiers battus », au point d'avoir voulu en faire son dauphin à la tête de la coalition italienne de centre-droite (8).

Le talent de M. Renzi réside dans sa faculté à combiner l'influence berlusconienne et les enseignements de M. Grillo et de son M5S (9) : les promesses se vendent d'autant mieux qu'elles s'accompagnent d'une rhétorique antisystème. Ainsi, le président du conseil se présente volontiers comme le rottamatore, l'homme qui « envoie à la casse », qui défie une classe dirigeante — à commencer par celle du PD — avant tout préoccupée de ses propres intérêts.

La preuve ? Son gouvernement compte autant de femmes que d'hommes, pour l'essentiel des personnalités sans poids ni expérience politiques. Sur l'exigence du secrétaire national, chacune des listes présentées par le PD aux européennes était dirigée par une femme, parfois inconnue du grand public. Cette méthode rappelle la manière autoritaire dont M.Grillo « gère » les parlementaires du M5S, promus ou excommuniés selon l'humeur du chef charismatique. Dans les deux cas, les élus apparaissent interchangeables, avec en toile de fond l'idée que le Parlement ne sert à rien.

Dès les premiers mois de son mandat, M. Renzi s'est fixé deux priorités, sur lesquelles se concentre la communication gouvernementale : les « réformes » électorales et institutionnelles et la réduction des privilèges de la classe politique. Pour l'instant, les résultats obtenus sont médiocres. L'offensive contre le train de vie des dirigeants du pays s'est simplement traduite par la vente aux enchères de voitures de fonction (Alfa Romeo, Maserati, etc.). Largement couverte par les médias, cette opération a remporté un succès symbolique : les automobiles sont parties comme des petits pains car, si les Italiens se méfient des hommes de pouvoir, ils aiment leur ressembler...

Quant aux réformes du système électoral et du Sénat, elles constituent, selon le président du Sénat, M. Pietro Grasso, un « risque pour la démocratie ». Le juriste italien Gustavo Zegrebelsky n'est pas seul à estimer que la prime au parti majoritaire — 37 % des voix suffiraient pour occuper trois cent quarante des six cent trente sièges de la Chambre — combinée à l'affaiblissement du rôle du Sénat frôlerait l'inconstitutionnalité (10).

Sur les plans économique et social, en revanche, le gouvernement s'est bien moins agité.

Le bonus de 80 euros mensuels accordé jusqu'à la fin de l'année aux dix millions de travailleurs gagnant moins de 1 500 euros apparaît surtout comme une initiative symbolique qui dissimule mal la continuité entre M. Renzi et ses prédécesseurs. La mesure n'est pas ruineuse, et elle a permis au président du conseil d'apparaître comme un contempteur de l'austérité prônée par Bruxelles, ce dont il a pu se targuer pendant la campagne européenne.

Pourtant, derrière les apparences, le rottamatore se fait le promoteur d'un blairisme vintage étranger à la tradition sociale-démocrate. Ainsi, le récent décret sur le travail — qu'il a rebaptisé « Jobs Act »— accentue la précarisation en allongeant de douze à trente-six mois la durée des contrats à durée déterminée sans motivation, et en autorisant leur renouvellement jusqu'à huit fois. De même, en dépit de son hostilité de façade à la réforme des retraites approuvée par le gouvernement Monti, l'équipe actuelle semble n'avoir nullement l'intention de la modifier. Le ministre de l'économie Pier Carlo Padoan s'est d'ailleurs déclaré « favorable à une augmentation progressive de l'âge de la retraite », car, selon lui, « il est faux de dire que les seniors volent le travail des jeunes » (11).

M. Renzi bénéficie d'un crédit certain, qu'il compte utiliser pour imposer les réformes que ses prédécesseurs ne sont pas parvenus à mettre en œuvre. Il jouit d'une couverture médiatique importante, tant dans la presse italienne qu'internationale ; il a le soutien de personnalités de renom, tels M. Diego Della Valle, le propriétaire de la marque Tod's, ou les hommes d'affaires Flavio Briatore et Carlo De Benedetti. Son dernier supporteur en date n'est autre que l'administrateur délégué de la Fiat, M. Sergio Marchionne : « Le programme Renzi est le seul possible. J'espère qu'ils l'écouteront (12). »

Une fois parvenu au gouvernement, M.Renzi n'a d'ailleurs pas manqué de manifester sa reconnaissance à ses riches soutiens, en soulageant de 23 millions d'euros d'impôts le groupe Sorgenia, propriété de la famille De Benedetti. Celle-ci contrôle entre autres le groupe éditorial L'Espresso, dont fait partie le quotidien La Repubblica — ce qui explique peut-être le traitement particulièrement favorable que lui réserve le journal.

L'image de la « casse » si chère au président du conseil est parfaitement adaptée au renouveau qu'il propose : de même que les primes offertes pour les voitures ou les appareils électroménagers détruits ne font qu'accorder une bouffée d'oxygène aux entreprises, le « renouveau » promis est nécessairement à usage unique, destiné à une rapide érosion. M. Renzi devra mettre en musique une difficile partition politique : apporter des améliorations concrètes au sort des classes les moins favorisées, tout en garantissant les intérêts composites des actionnaires majoritaires de son leadership — la classe politique de droite et de gauche, qui ne veut pas renoncer à ses privilèges, les groupes financiers, le barreau italien... Le tout en évitant de trop s'écarter de l'évangile néolibéral et des exigences de la « troïka » européenne. Et il devra y parvenir rapidement. Car la mise au rebut n'épargne pas forcément ses meilleurs promoteurs...

(1) Christine Lejoux, « “Aucune économie n'a jamais renoué avec la croissance par des politiques d'austérité” », La Tribune, Paris, 29 mars 2014. M.Pigasse est par ailleurs actionnaire du Monde.

(2) Olivia Müller, « Mais qui es-tu Matteo Renzi ? », Les Inrockuptibles, Paris, 6 avril 2014.

(3) « Matteo Renzi et le syndrome du “matador” en Europe », Les Echos, Paris, 4 juin 2014.

(4) « “Si hacemos reformas creíbles, el popu- lismo ya no tendrá futuro” », El País, Madrid, 30 mai 2014.

(5) Françoise Fressoz et Philippe Ridet, « Manuel Valls en rêve, Matteo Renzi l'a fait », Le Monde, 11 juin 2014.

(6) M. Alexis Tsipras, dirigeant du parti de gauche grec Syriza et candidat du Parti de la gauche européenne aux élections européennes de mai dernier.

(7) Maurizio Tropeano, « Abbiamo i potenti più vecchi d'Europa. Politici e manager sfiorano i 60 anni », La Stampa, Turin, 17 mai 2012.

(8) Francesco Bei, « Renzi-Berlusconi ad Arcore. Il Cavaliere : “Tu mi somigli” », La Repubblica, Rome, 7 décembre 2010.

(9) Lire « Encore un homme providentiel pour l'Italie », Le Monde diplomatique, septembre 2012.

(10) « Zagrebelsky : “Renzismo ? Maquillage della Casta. E il Colle favorisce la conservazione” », Il Fatto Quotidiano, Rome, 9 mars 2014.

(11) « Pensioni, Pier Carlo Padoan : “Sonofavorevole a un graduale aumento dell'età pensionabile” », Huffington Post, 31 mai 2014.

(12) « Marchionne : “L'agenda Renzi è l'unica possibile, spero lo ascoltino” », La Stampa, 1er juin 2014.

Nausicaä de la vallée du vent

Tue, 22/11/2016 - 10:09

Ravagé par les guerres, ses ressources taries par le gigantisme industriel, le monde est exsangue. Les miasmes toxiques et les insectes mutants de la « mer de décomposition » menacent de le submerger définitivement. Embrigadée dans un nouveau conflit sur ces ruines, Nausicaä, princesse de la vallée du vent, mène une autre quête : elle découvre que la « mer de décomposition » n'est pas la forme finale de la pollution, mais, au contraire, une arme de la nature pour purger la terre. Cette théorie va devenir une philosophie mystique et panthéiste dont Nausicaä sera la figure prophétique.

Miyazaki Hayao, Nausicaä de la vallée du vent, Glénat, 2009.

La Voie ferrée au-dessus des nuages

Tue, 22/11/2016 - 10:09

Dans ce reportage « gonzo », on suit la piste d'une légendaire ligne de chemin de fer construite par des ingénieurs français au début du XXe siècle dans le Yunnan. Largement nourrie des photographies d'époque d'un des maîtres d'œuvre, l'enquête ne s'appesantit pas sur les épisodes les plus sombres, sans toutefois les occulter.

Source : Li Kunwu, La Voie ferrée au-dessus des nuages, Kana, Paris-Bruxelles 2013.

Mars la rouge

Tue, 22/11/2016 - 09:27

En 2026, la colonisation de Mars est en marche : une centaine de scientifiques s'y établissent et entament le processus de « terraformation ». Très vite, des factions apparaissent et se confrontent. En dehors de ces querelles, la Japonaise Hiroko Ai, experte en biologie, agriculture et systèmes écologiques, rallie un nombre croissant de fidèles autour d'une forme de chamanisme martien. Michel Duval, le psychologue de l'équipe, est invité à une étrange cérémonie…

« Ceci est notre corps », dit Hiroko.

Elle passa de l'autre côté du cercle et distribua une poignée de terre à chacun des enfants. L'un après l'autre, ils retournèrent s'asseoir parmi les adultes. Elle prit place en face de Michel et entama une mélopée en japonais. Evgenia se pencha vers Michel et traduisit en chuchotant dans son oreille. Ils célébraient l'aréophanie, une cérémonie qu'ils avaient conçue ensemble, inspirés et guidés par Hiroko. C'était une sorte de religion du paysage, une prise de conscience de Mars en tant qu'espace physique coloré par le kami, qui était l'énergie spirituelle, la force présente dans le sol. Le kami se manifestait avec évidence dans certains objets extraordinaires du paysage : piliers de pierre, déjections isolées, falaises en à-pic, intérieurs de cratères étrangement polis, vastes pics circulaires autour des grands volcans. Ces expressions du kami de Mars avaient un analogue terrestre chez les colons eux-mêmes, la force qu'Hiroko appelait viriditas, cette force verdoyante et fructifère qu'ils portaient en eux, qui savait que le monde sauvage est saint. Kami, viriditas : c'était la combinaison de ces forces sacrées qui permettrait de donner une signification à l'existence des humains ici. Lorsque Michel entendit Evgenia chuchoter le mot combinaison, tous les termes formèrent aussitôt un rectangle sémantique dans son esprit : kami et viriditas, Mars et la Terre, la haine et l'amour, l'absence et le désir. (…)

Bientôt, tous se pressèrent contre Hiroko. Michel sentit le contact de toutes ces peaux tièdes contre la sienne. Ceci est notre corps. Certains s'embrassaient, les yeux clos (…)

Hiroko rejeta la tête en arrière et le regarda. L'air grondait dans ses poumons. En anglais, d'une voix calme et douce, elle lui dit :

« Ceci est ton initiation dans l'aréophanie, la célébration du corps de Mars. Bienvenue. Nous adorons le monde. Nous voulons nous y faire une place pour y vivre, un lieu qui soit beau et martien, tel qu'on ne le connaît pas sur Terre. Nous avons construit un refuge caché dans le sud, et à présent, nous allons partir.

« Nous te connaissons et nous t'aimons. Nous savons que ton aide pourra nous être utile. Nous savons que tu pourras avoir besoin de la nôtre. Nous voulons construire ce que tu appelles de tout ton désir, ce que tu n'as pas trouvé ici. Mais sous des formes nouvelles. Car nous ne pouvons jamais revenir en arrière. Nous ne devons aller que de l'avant. Trouver notre propre chemin. Nous commençons cette nuit. Nous voulons que tu viennes avec nous. »

Et Michel dit :

« Je viens. »

Red Mars, 1992. Traduction de Michel Demuth.

« Jobs Act », le grand bluff de Matteo Renzi

Tue, 22/11/2016 - 08:32

Défait à Rome et à Turin par le Mouvement 5 étoiles — une formation qui se revendique « antisystème » —, le Parti démocrate du président du conseil italien Matteo Renzi sort affaibli des élections municipales du 19 juin. À croire que sa réforme du marché du travail, le fameux « Jobs Act », a davantage séduit les médias, les milieux patronaux et les sociaux-libéraux européens que les électeurs italiens…

Gianmaria Giannetti. – « Senza titolo anni '80 - Foto di amicizia » (Sans titre années 1980 - Photo d'amitié), 2015 Galleria Monteoliveto, Naples, Nice

Le président du conseil italien Matteo Renzi aime à se présenter comme un dirigeant politique moderne et innovant. Ainsi, sa réforme du marché du travail aurait libéré le pays de ses archaïsmes et fait baisser le chômage. Connues sous le nom de « Jobs Act », les mesures adoptées par son gouvernement pour relancer l'emploi n'ont pourtant fait que pousser plus loin encore la logique des vieilles recettes libérales.

La flexibilisation du marché du travail italien a débuté en 1983, quand les partenaires sociaux (fédérations syndicales, patronat et ministère du travail) ont signé l'accord Scotti (1). En plus de limiter l'indexation des salaires sur les prix, ce texte introduisit le premier contrat atypique, à durée déterminée et destiné aux jeunes : le « contrat de formation et de travail ». Depuis, de nombreuses lois ont élargi l'éventail des contrats disponibles, si bien qu'il en existe aujourd'hui près de quarante. En 1997, la loi Treu a légalisé le travail temporaire ; en 2003, la réforme Biagi-Maroni a inventé le contrat de sous-traitance. En 2008 a été mis en place le système des vouchers, ces « bons de travail » d'une valeur de 10 euros brut de l'heure surtout utilisés dans les secteurs peu ou pas qualifiés. La diversification des types de contrat s'est accompagnée de mesures visant à accroître le pouvoir des employeurs. Parmi les plus récentes, la loi dite du « travail lié » (collegato lavoro), votée en 2010, limite les possibilités pour les salariés de recourir à la justice en cas d'abus patronal ; et la loi Fornero (2012) facilite les licenciements individuels pour raisons économiques.

Les réformes mises en œuvre par M. Renzi en 2014 et 2015 s'inscrivent dans la continuité de cette histoire, et peut-être l'achèveront-elles, tant elles ont institutionnalisé la précarité. Ainsi, le contrat à durée indéterminée (CDI) « à protection croissante », entré en vigueur en 2015, n'a pas grand-chose de pérenne ni de protecteur. Au cours des trois premières années, les employeurs peuvent y mettre fin à tout moment et sans motivation. Leur seule obligation est de verser au salarié licencié une indemnité proportionnelle à son ancienneté. L'emblématique article 18 du statut des travailleurs (2), qui oblige à motiver tout licenciement individuel par une « juste cause » (faute grave, vol, absentéisme…), se retrouve ainsi mis entre parenthèses pendant trente-six mois. La formule rappelle le contrat première embauche (CPE) imaginé par le premier ministre français Dominique de Villepin en 2006, sauf que le dispositif italien ne se limite pas aux moins de 26 ans, mais concerne l'ensemble de la main-d'œuvre.

Le gouvernement Renzi a également déréglementé l'usage des contrats à durée déterminée (CDD). Depuis mars 2014, la loi Poletti — du nom du ministre du travail Giuliano Poletti — permet aux employeurs d'y recourir sans avoir à se justifier et de les renouveler jusqu'à cinq fois sans période de carence. Cette limitation est de surcroît théorique : elle ne s'applique pas aux personnes, mais aux postes de travail. Il suffit donc de modifier sur le papier une fiche de poste pour condamner un salarié au travail instable à vie.

Dans ces conditions, pourquoi des entreprises choisiraient-elles des CDI à « protection croissante » plutôt qu'une succession de CDD ? La réponse est simple : par intérêt financier. Le gouvernement Renzi a en effet mis en place des incitations fiscales qui permettaient, pour tous les CDI signés en 2015, d'économiser jusqu'à 8 000 euros par an. Austérité oblige, ce dispositif très coûteux pour l'État a été revu à la baisse par la loi de stabilité 2016, et les gains possibles pour les employeurs s'établissent désormais à 3 300 euros. Le Jobs Act a donc créé un effet d'aubaine : faire signer un contrat « à protection croissante », puis licencier son salarié sans justification, devient plus rentable que de recourir à un CDD. Grossière entourloupe statistique, le basculement des CDD vers les CDI permet de gonfler artificiellement les chiffres de l'emploi dit « stable », alors même que la précarité continue d'augmenter.

Les réformes de M. Renzi n'ont pas déclenché de grèves ou de manifestations comparables au mouvement contre la loi El Khomri en France. Contrairement à sa voisine, l'Italie n'a pas de salaire minimum, sauf pour les professions couvertes par des conventions collectives, qui protègent un nombre toujours plus faible de travailleurs (moins de 50 % aujourd'hui). Par ailleurs, le « principe de faveur » n'y existe pas : rien n'oblige les accords d'entreprise à proposer des conditions plus avantageuses pour les salariés que les accords de branche, qui, eux-mêmes, ne sont pas nécessairement plus favorables que le code du travail (3). Les employés sont ainsi très vulnérables au chantage de leur patron. Le pays n'a pas non plus d'équivalent du revenu de solidarité active (RSA), même sous condition de réinsertion professionnelle. Les amortisseurs sociaux sont surtout pensés pour le salarié en CDI ; la masse des nouveaux précaires s'en trouve exclue. Conjuguée à la crise économique, à la faiblesse des syndicats, à la stagnation des revenus et au renforcement du contrôle patronal — le Jobs Act autorise certaines techniques de contrôle à distance des salariés, au risque de porter atteinte à leur vie privée —, cette situation explique la faible résistance rencontrée par les récentes mesures.

Plus de 40 % des jeunes au chômage

Afin de défendre leurs réformes, M. Renzi et ses ministres se sont retranchés derrière les mêmes arguments que leurs prédécesseurs à Rome et que leurs homologues conservateurs en Allemagne ou socialistes en France : l'« assouplissement » du code du travail serait une condition nécessaire (et suffisante) pour construire une économie moderne et faire baisser le chômage, en particulier celui des jeunes. « L'article 18 date des années 1970, et la gauche ne l'avait alors même pas voté. Nous sommes en 2014 ; cela revient à prendre un iPhone et à demander : “Où faut-il mettre le jeton ?”, ou à prendre un appareil photo numérique et à essayer d'y mettre une pellicule », a estimé le président du conseil (4).

Le gouvernement et beaucoup de médias présentent le Jobs Act comme un succès indiscutable. « Un demi-million d'emplois en CDI créés en 2015. [L'Institut national de la statistique] démontre l'absurdité des polémiques sur le Jobs Act », claironnait M. Renzi sur Twitter le 19 janvier 2016. « Avec nous, les impôts diminuent et l'emploi augmente », écrivait-il encore le 2 mars. Il est vrai qu'en 2015, pour la première fois depuis le début de la crise économique, qui a détruit environ un million d'emplois, la courbe du chômage a été (légèrement) inversée : — 1,8 %… Cependant, cette diminution modeste s'explique surtout par le coup de pouce fiscal qui a accompagné la création du CDI « à protection croissante ». La période probatoire étant de trois ans, il faudra attendre 2018 pour dresser un bilan de ces nouveaux contrats ; mais on peut d'ores et déjà constater que la baisse des incitations financières a entraîné une contraction immédiate des créations d'emplois. Le nombre de CDI signés au premier trimestre 2016 a chuté de 77 % par rapport aux mêmes mois de l'année précédente (5).

Par ailleurs, la diminution du chômage en 2015 masque le recours exponentiel au système des vouchers, en particulier dans les secteurs peu qualifiés où les employés sont considérés comme interchangeables. En 2015, 1,38 million de personnes étaient concernées (contre 25 000 en 2008), et 115 millions de « bons » ont été vendus (contre 10 millions en 2010) (6). Logiquement, le taux de précarité a lui aussi suivi une courbe ascendante : d'après les données de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 2011, 43 % des jeunes Italiens se trouvaient dans une situation professionnelle instable ; en 2015, ils étaient 55 %. Dans le même temps, le taux de chômage des 15-24 ans s'est accru de dix points, pour dépasser la barre des 40 %.

L'Italie n'a pourtant pas ménagé ses efforts pour se conformer aux normes de l'économie moderne : le « degré de protection de l'emploi » — un indice imaginé par l'OCDE pour mesurer la « rigidité » du marché du travail — y a baissé d'un tiers en dix ans…

Depuis son arrivée à la présidence du conseil, M. Renzi a tout misé sur une politique de l'offre. Outre le Jobs Act, les lois de stabilité 2015 et 2016 ont planifié des baisses d'impôts pour les entreprises, une réduction des taxes sur le patrimoine, une diminution des dépenses des collectivités locales, la privatisation de certains services publics (dans le secteur des transports, de l'énergie ou des postes). Selon la philosophie qui guide ces mesures (7), l'augmentation des profits et la baisse des coûts entraîneraient automatiquement une hausse des investissements, donc de la production et de l'emploi.

Ce raisonnement est largement faux. Le chômage en Italie ne s'explique pas par les structures internes du marché du travail : il résulte avant tout de la faiblesse de la demande, car aucun entrepreneur ne se risque à augmenter sa production s'il redoute que ses marchandises ou services ne trouvent pas preneurs. Or le gouvernement Renzi n'a rien fait pour relancer la demande de manière structurelle : ni salaire minimum, ni réforme de la protection sociale en faveur des bas salaires, ni revenu garanti.

Résultat, depuis 2014, le produit intérieur brut (PIB) stagne, et le ratio dette/PIB n'est pas prêt de se réduire, puisque le dénominateur du rapport n'augmente pas.

Le Jobs Act a divisé le marché du travail en trois segments principaux, et chacun d'eux voit l'instabilité érigée en norme. Le premier regroupe les jeunes sans diplôme universitaire, qui entrent généralement dans la vie active avec des contrats d'apprentissage (peu protecteurs) et, de plus en plus, des vouchers (encore moins protecteurs). Dans le deuxième, on trouve les jeunes disposant d'un niveau de qualification moyen ou élevé (niveau licence ou master). Pour favoriser leur insertion, le gouvernement s'appuie sur le plan « Garantie jeunes ». Financé par l'Union européenne et destiné aux pays affichant un taux de chômage élevé, ce plan vise officiellement à améliorer l'« employabilité » des jeunes en leur proposant, à travers des plates-formes régionales rassemblant des entreprises privées et publiques, des « parcours d'insertion » adaptés aux besoins de ces mêmes entreprises : le service civique (gratuit), le stage (presque gratuit) et le travail bénévole. D'abord expérimenté en 2013 pour l'embauche de 700 personnes en vue de l'Exposition universelle de Milan (en plus des milliers de bénévoles), ce modèle a ensuite été transposé au niveau national (8). Il a déjà permis d'occuper 600 000 jeunes et de les faire sortir, à moindres frais, des statistiques du chômage. Enfin, pour le reste des travailleurs — c'est-à-dire les actifs de 30 ans et plus — , le CDD indéfiniment renouvelé et le CDI « à protection croissante » sont destinés à devenir les contrats standards jusqu'à l'âge de la retraite. Seuls les employés jugés efficaces, indispensables au cœur de métier de l'entreprise, seraient embauchés de manière stable et fidélisés.

Comme en témoigne le plan « Garantie jeunes », le travail gratuit, alimenté par l'« économie de la promesse (9) » qui remet toujours à plus tard l'obtention d'un emploi rémunéré et stable, devient la nouvelle frontière de la déréglementation du marché du travail italien. Les réformes de M. Renzi ont consacré le statut de précaire, lui conférant une nature à la fois structurelle et généralisée. Or le développement de la précarité figure justement parmi les premières causes de la stagnation économique de l'Italie, laquelle sert à justifier les mesures visant à accroître la précarité du travail…

(1) Accord du 22 janvier 1983 porté par M. Vincenzo Scotti, ministre du travail démocrate-chrétien. Il introduisait également l'annualisation du temps de travail.

(2) Adopté le 20 mai 1970, le statut des travailleurs fixe certaines normes du droit du travail italien.

(3) Lire Sophie Béroud, « Imposture de la démocratie d'entreprise », Le Monde diplomatique, avril 2016.

(4) Discours lors de la « Leopolda », réunion annuelle publique du Parti démocrate, 26 octobre 2014.

(5) « Lavoro, INPS : “Nei primi tre mesi nuovi posti stabili giù del 77 % dopo il dimezzamento degli sgravi” », Il Fatto Quotidiano, Rome, 18 mai 2016.

(6) Valentina Conte, « Boom di voucher : 277 milioni di ticket venduti in 8 anni », La Repubblica, Rome, 16 mai 2016.

(7) Selon le « théorème de Helmut Schmidt » (ancien chancelier ouest-allemand, 1918-2015), « les profits d'aujourd'hui sont les investissement de demain et les emplois d'après-demain ». Lire Frédéric Lordon, « Le paradoxe de la part salariale », Les blogs du Diplo, 25 février 2009.

(8) Lorenzo Bagnoli et Lorenzo Bodrero, « Expo, i contratti di lavoro nell'occhio del ciclone », Wired.it, 27 avril 2015.

(9) Marco Bascetta (sous la dir. de), Economica politica della promessa, Manifestolibri, Rome, 2015.

Vu de… droite ?

Mon, 21/11/2016 - 14:25
« Nous avons changé. Par notre pratique d'abord. Dans nos textes ensuite. Notre déclaration de principe hier, notre projet aujourd'hui théorisent cette évolution que nous devons pleinement assumer. Oui, nous pensons que l'économie de marché constitue le moyen de production et d'échange le plus efficace. Non, nous ne croyons plus à une rupture avec le capitalisme. (…) Nous sommes conscients que le capitalisme borne notre horizon, pour la décennie à venir et sans doute pour bien longtemps encore. Mais nous sommes également décidés à en corriger les excès. »

Pierre Mauroy, premier secrétaire du Parti socialiste, préface à Un nouvel horizon. Projet socialiste pour la France, Gallimard, Paris, 1992.

« Concernant Maggie Thatcher, soyons honnêtes avec nous-mêmes : la gauche a eu tort de s'opposer à certaines des choses faites par la droite dans les années 1980. »

Anthony Blair, Libération, Paris, 22 novembre 1999.

« Auparavant, le socialisme était plus dur et étatiste, mais le socialisme démocratique a toujours accepté le marché qui, de fait, va de pair avec la démocratie. »

Felipe González, congrès de l'Internationale socialiste, Buenos Aires, 25 juin 1999.

« Il ne faut pas attendre tout de l'Etat ou du gouvernement. »

Lionel Jospin, France 2, 13 septembre 1999.

« Le point le plus vulnérable de la gauche — le plus fondamental — c'est qu'elle n'est pas de gauche ! Ce constat critique, secrètement partagé par de nombreux électeurs et sympathisants de gauche, exacerbe et désoriente la majorité [socialiste] en place. Seule la vérité fait mal. La gauche gouvernementale a mauvaise conscience. Elle sait pertinemment que sa gestion économique est sous la coupe de l'économie de marché et du capitalisme globalisé ; elle sait pertinemment qu'elle est dans l'incapacité d'offrir une alternative sérieuse. (…) Plus le nombre des privatisations augmente (France Télécom, Crédit lyonnais, Thomson, CIC, GAN, Aérospatiale, Air France…), plus la Bourse grimpe (près de 100 % en trois ans), plus les champs de la concurrence s'élargissent (télécommunications, énergie, secteurs bancaires, assurances), plus on nous explique que tout cela s'inscrit dans une dimension socialiste et humaniste. »

François Fillon, Libération, 7 mars 2000, à propos du gouvernement dirigé par M. Jospin.

« Quand j'entends Gerhard Schröder en Allemagne me parler de son projet de mettre fin aux indemnités des chômeurs de plus d'un an et Tony Blair me parler de la privatisation des hôpitaux, je ne me sens pas le moins à gauche des trois. »

Jean-Pierre Raffarin, cité par Le Monde, 27 février 2004.

« La social-démocratie, c'est l'acceptation du libéralisme échevelé avec, pour faire bonne mesure, quelques mots de regret. »

Philippe Séguin, Acteurs de l'économie, no 49, Lyon, novembre 2004.

« Après tout, ce que les socialistes anglais ont fait il y a dix ans, peut-être que la droite française peut le faire maintenant. »

Nicolas Sarkozy, université d'été du Mouvement des entreprises de France (Medef), 30 août 2007.

Une mine connue de longue date

Sat, 19/11/2016 - 18:07

Le gisement de Bakouma apparaît pour la première fois dans les archives de ce qui s'appelle encore la Cogema en 1969. Mais, dès 1949, les géologues français du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) survolent la région et la cartographient avec précision. Il s'agissait de répertorier et de sécuriser au plus vite les gisements uranifères disponibles dans les colonies françaises pour permettre à la métropole d'obtenir la bombe atomique et de retrouver ainsi son rang dans le monde.

Il a pourtant fallu attendre vingt ans de plus, et le développement du nucléaire civil, pour qu'aient lieu les premiers forages. Des télégrammes diplomatiques datant de 1968 montrent que le village de Bakouma fait déjà l'objet d'échanges serrés entre Michel Debré, alors ministre des affaires étrangères, et Jean-Bedel Bokassa, qui n'est pas encore « empereur » de son pays et qui apparaît déjà pour le Quai d'Orsay comme « le problème le plus important » dans ses relations avec l'État africain. La France promet des chemins de fer.

Suivant l'exemple du général de Gaulle, dont Bokassa avait été le dernier visiteur présidentiel, M. Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981) réserve à l'ancienne colonie son premier déplacement, avant d'en faire un véritable camp de vacances, où il chasse l'éléphant plusieurs fois par an et jouit des plus grands égards. Le président François Mitterrand et ses successeurs prendront leurs distances, échaudés par la fameuse affaire des diamants, qui plomba la réélection de M. Giscard d'Estaing. Mais, depuis, aucun chef d'État centrafricain n'a été intronisé ou destitué sans l'intervention de l'ancienne métropole, qui maintient une présence militaire ininterrompue. Depuis l'intervention du 5 décembre 2013, près de 15 000 militaires français se sont succédé au sein de la force « Sangaris », dont la mission devait s'achever fin octobre.

L'agriculture oubliée des élections

Sat, 19/11/2016 - 17:31

Le 10 mars 2010, M. William Clinton a formulé — fait rare — une autocritique. Elle concernait la dérégulation du marché du riz mise en place en Haïti sous la pression des États-Unis en 1994, alors qu'il siégeait à la Maison Blanche. Les tarifs douaniers du riz passèrent de 35 % à 3 %. Plutôt que de produire laborieusement leur propre alimentation sur des parcelles toujours plus petites, ne valait-il pas mieux, pour les paysans haïtiens, travailler dans les zones franches ? Grâce à leur salaire, ils pourraient ainsi acheter le riz en provenance du géant agricole américain. Une opération « gagnant-gagnant », selon l'ancien président. Mais la prophétie ne s'est que partiellement réalisée. Les Haïtiens achètent bien du riz importé, abondant sur le marché. Mais les emplois se sont volatilisés, l'insécurité alimentaire s'est accrue, et le pays s'est enfoncé dans la dépendance. Ce que M. Clinton a reconnu : « Ce fut une erreur (1).  » L'opération a surtout profité aux agriculteurs nord-américains.

En dépit de cette épiphanie, les mêmes politiques se poursuivent. Le bourgeonnement des zones franches illustre le mépris dans lequel est tenue l'agriculture. Il s'agit moins de créer des emplois que de convertir une masse rurale surnuméraire en une main-d'œuvre bon marché et disciplinée. D'où le paradoxe d'une situation de pauvreté, de stress et de crise alimentaires des populations autour de ces zones franches (2).

Première zone franche agricole, juste en face du « village La Différence » (lire « Haïti, l'imposture humanitaire »), Agritrans consacre cette logique. Son ancien président-directeur général n'est autre que M. Jovenel Moïse, dauphin désigné du président Michel Martelly, arrivé en tête aux élections de 2015 — une « farce électorale » pour l'ensemble des organisations haïtiennes, mais soutenue jusqu'au bout par les pays occidentaux. Sous la pression de la rue, une commission indépendante a confirmé les irrégularités et les fraudes. L'annulation du scrutin devait mener à une nouvelle élection prévue en octobre dernier, mais elle a été repoussée de quelques semaines après le passage de l'ouragan Matthew.

En mars 2016, les États-Unis ont fait un don de cinq cents tonnes de cacahuètes. Ce type de geste n'a rien de généreux : il permet de se débarrasser à bon compte d'une surproduction favorisée par des subventions publiques (3), tout en détruisant l'économie locale. Soutenir l'agriculture paysanne qui fait vivre la moitié de la population supposerait trop de bouleversements et, surtout, impliquerait d'aller à contre-courant des intérêts dominants. Il est plus facile de déposséder la paysannerie et de saboter son économie pour, ensuite, constater sa non-compétitivité et son caractère improductif, assurant ainsi un débouché aux surplus américains, ce qui entérine la faillite des paysans haïtiens.

(1) « Bill Clinton apologizes for past rice policies », Center for Economic and Policy Research, 22 mars 2010.

(2) « Perspectives sur la sécurité alimentaire », Commission nationale de la sécurité alimentaire (CNSA), Port-au-Prince, février-septembre 2016.

(3) « Polémique autour de l'envoi de cacahuètes des États-Unis vers Haïti », Radio France Internationale, 25 avril 2016.

De promesses en abandon

Fri, 18/11/2016 - 16:51

1949. Découverte du gisement de Bakouma par le Commissariat à l'énergie atomique.

1963. Premières études sur la viabilité du site après l'indépendance (1960).

1968. Le président centrafricain Jean-Bedel Bokassa réclame de la France la mise en exploitation.

1969. Première exploration du site par la Compagnie française des minerais d'uranium (CFMU), qui revend les permis en 1973 à une société suisse.

1991. Abandon du site.

Février 2005. Création d'UraMin.

26 février 2006. UraMin achète les permis miniers de Bakouma pour 16 millions de dollars.

31 juillet 2007. Areva rachète UraMin pour 2,5 milliards de dollars et valorise l'ensemble à 3,8 milliards de dollars.

10 août 2008. Areva accepte de verser 10 millions d'euros au pouvoir centrafricain, ainsi que 50 millions supplémentaires étalés sur cinq ans, pour obtenir l'autorisation d'exploitation.

3 mars 2011. Première dépréciation d'actifs liés à UraMin, à hauteur de 426 millions d'euros. Elle est alors présentée comme « réversible ».

Juin 2011. Annonce de la « mise en sommeil » du site de Bakouma.

30 juin 2011. Mme Anne Lauvergeon est remplacée à la tête d'Areva par M. Luc Oursel.

2 mars 2012. Seconde dépréciation des actifs d'UraMin, à hauteur de 1,45 milliard d'euros. Areva réduit à zéro la valeur du site de Bakouma.

24 juin 2012. « Attaque » du site, puis évacuation.

19 décembre 2012. Les salariés de Bakouma sont licenciés sans préavis.

4 mars 2015. Areva officialise de lourdes pertes : 4,8 milliards d'euros.

27 mars 2015. Ouverture, à Paris, par le parquet national financier de deux informations judiciaires à la suite d'un signalement de la Cour des comptes. Les dossiers de « corruption d'agent public étranger », « blanchiment » et autres chefs sont confiés aux juges Charlotte Bilger, Claire Thépaut et Renaud Van Ruymbeke.

23 mars 2016. Mise en examen de M. Olivier Fric, époux de Mme Lauvergeon, pour « délit d'initié » et « blanchiment ».

13 mai 2016. Mise en examen de Mme Lauvergeon pour « présentation et publication de comptes inexacts » et « diffusion de fausse information ».

Féminisme « new look »

Fri, 18/11/2016 - 11:02

Le féminisme aux États-Unis reste vivace, mais les chemins qu'il emprunte sont si nombreux et déconcertants qu'ils font parfois croire, à tort, à sa disparition. À côté des grands mouvements traditionnels — National Organization for Women (NOW), Emily's List —, proches du Parti démocrate, de multiples courants non partisans fleurissent sur Internet à travers réseaux sociaux, sites, blogs… « Les “like” et les clics ont remplacé l'activisme et les manifestations de rue des générations précédentes, estime l'écrivaine Carolyn Burke, installée en Californie. La communication s'est substituée à une démarche politique. »

L'une des formes de ce féminisme new look s'épanouit sur la scène musicale, avec le « féminisme pop », dont la chanteuse Beyoncé est devenue l'égérie. Mais la démarche de ces guerrières sexy et provocantes ne fait pas l'unanimité : les uns y voient des symboles de l'émancipation féminine ; les autres, de simples instruments de marketing.

Le petit écran, ses séries et ses émissions de divertissement constituent un autre vecteur de ce féminisme réinventé. Lena Dunham, comédienne et réalisatrice de la série Girls (Home Box Office, HBO), ou encore l'humoriste Amy Poehler sont très suivies par la jeune génération, de même que la série Masters of Sex, qui se veut davantage pédagogique. Sa quatrième saison met en scène le militantisme radical des années 1968-1970. « On prend le téléspectateur par la main pour lui faire découvrir cette époque de façon distanciée, dénuée d'agressivité », explique Iris Brey, auteure de Sex and the Series (1). Selon cette chercheuse franco-américaine, les principaux enjeux contemporains « ne tournent plus tant autour du féminisme que du genre et de la “théorie queer” », qui défend l'idée que le genre d'un individu n'est pas déterminé par son sexe biologique. Une thématique abordée par la série à succès Transparent (Amazon Video), qui raconte le coming out d'un père de famille ayant décidé de changer de sexe.

À New York et dans les grandes villes peuplées de classes moyennes, de nouveaux mots sont apparus, comme « cisgenre » (qui s'oppose à « transgenre »), « hétéronormatif », etc. « On ne veut plus être défini par “elle” et “lui” mais par “elles” et “eux” », confirme l'écrivaine et militante franco-américaine Catherine Texier. Selon elle, la bipolarisation des sexes serait en passe de voler en éclats : « Le spectre va du plus masculin au plus féminin. Les gens ne veulent plus se sentir enfermés dans des cases. »

Dans ce contexte, le « féminisme d'intersection » (2) est la règle. Figure du mouvement féministe américain depuis les années 1960, Gloria Steinem considère qu'en faisant valoir les multiples préjudices dont elles sont victimes simultanément (genre, race, orientation sexuelle, classe sociale…) les Noires sont devenues « les vraies actrices du changement (3)  ». Lancé en 2013 par une militante noire et deux amies queer pour riposter aux violences policières, le mouvement Black Lives Matter (« Les vies des Noirs comptent ») illustre cette nouvelle tendance (4) : il est porté par les voix de femmes et de représentants de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et trans (LGBT) qui, le plus souvent, ne se reconnaissent pas dans le « féminisme blanc », majoritairement hétérosexuel et bourgeois, incarné par Mme Hillary Clinton.

Au mot feminism, certaines Afro-Américaines préfèrent d'ailleurs womanism (5), à la consonance plus large, humaniste et universelle, estiment-elles. Un terme qui rend hommage à Sojourner Truth. En 1851, devant la convention des droits des femmes à Akron (Ohio), cette ancienne esclave prononça un discours qui est entré dans l'histoire grâce à son leitmotiv resté fameux : « Ain't I a woman ? » (« Ne suis-je pas une femme ? »). Bien avant l'heure, cette pionnière du féminisme américain avait compris la difficulté que posait le fait d'être non seulement une femme, mais une femme noire.

(1) Iris Brey, Sex and the Series. Sexualités féminines, une révolution télévisuelle, Soap Éditions, Mionnay, 2016.

(2) Le concept d'« intersectionnalité » renvoie à l'expérience vécue par des personnes victimes de discriminations multiples.

(3) Déclaration faite lors du Black Enterprise Women of Power Summit, à Fort Lauderdale, en mars 2015.

(4) Lire Sylvie Laurent, « Black Lives Matter, le renouveau militant », Manière de voir, no 149, « Affrontements américains », octobre-novembre 2016.

(5) Notion introduite dans les années 1980 par l'écrivaine Alice Walker, pour qui le féminisme n'est qu'une composante du mouvement womanist — un mot à rapprocher de l'idée de « féminitude ».

Manifeste de Porto Alegre

Fri, 18/11/2016 - 10:31

Depuis le premier forum social mondial, tenu à Porto Alegre en janvier 2001, le phénomène des Forums sociaux s'est étendu à tous les continents, et jusqu'aux niveaux national et local. Il a fait émerger un espace public planétaire de la citoyenneté et des luttes. Il a permis d'élaborer des propositions de politiques alternatives à la tyrannie de la mondialisation néolibérale impulsée par les marchés financiers et les transnationales, et dont le pouvoir impérial des Etats-Unis constitue le bras armé. Par sa diversité et par la solidarité entre les acteurs et les mouvements sociaux qui le composent, le mouvement altermondialiste est désormais une force qui compte au niveau mondial.

Dans le foisonnement des propositions issues des Forums, il en est un grand nombre qui semblent recueillir un très large accord au sein des mouvements sociaux. Parmi celles-ci, les signataires du « Manifeste de Porto Alegre », qui s'expriment à titre strictement personnel et qui ne prétendent aucunement parler au nom du Forum, en ont identifié douze qui, réunies, font à la fois sens et projet pour la construction d'un autre monde possible. Si elles étaient appliquées, elles permettraient enfin aux citoyens de commencer à se réapproprier ensemble leur avenir.

Ce socle minimal est soumis à l'appréciation des acteurs et mouvements sociaux de tous les pays. C'est à eux qu'il appartiendra, à tous les niveaux - mondial, continental, national et local -, de mener les combats nécessaires pour qu'elles deviennent réalité. Nous ne nous faisons en effet aucune illusion sur la volonté réelle des gouvernements et des institutions internationales de mettre en œuvre spontanément ces propositions, même quand, par pur opportunisme, ils en empruntent le vocabulaire.

I - Un autre monde possible doit respecter le droit à la vie pour tous les êtres humains grâce à de nouvelles règles de l'économie. Il faut donc :

1. - Annuler la dette publique des pays du Sud, qui a déjà été payée plusieurs fois, et qui constitue, pour les Etats créanciers, les établissements financiers et les institutions financières internationales, le moyen privilégié de mettre la majeure partie de l'humanité sous leur tutelle et d'y entretenir la misère. Cette mesure doit s'accompagner de la restitution aux peuples des sommes gigantesques qui leur ont été dérobées par leurs dirigeants corrompus.

2. - Mettre en place des taxes internationales sur les transactions financières (en particulier la taxe Tobin sur la spéculation sur les devises), sur les investissements directs à l'étranger, sur les bénéfices consolidés des transnationales, sur les ventes d'armes et sur les activités à fortes émissions de gaz à effet de serre. S'ajoutant à une aide publique au développement qui doit impérativement atteindre 0,7 % du produit intérieur brut des pays riches, les ressources ainsi dégagées doivent être utilisées pour lutter contre les grandes pandémies (dont le sida) et pour assurer l'accès de la totalité de l'humanité à l'eau potable, au logement, à l'énergie, à la santé, aux soins et aux médicaments, à l'éducation et aux services sociaux.

3. - Démanteler progressivement toutes les formes de paradis fiscaux, judiciaires et bancaires qui sont autant de repaires de la criminalité organisée, de la corruption, des trafics en tout genre, de la fraude et de l'évasion fiscales, des opérations délictueuses des grandes entreprises, voire des gouvernements. Ces paradis fiscaux ne se réduisent pas à certains Etats constitués en zones de non-droit ; ils comprennent aussi les législations de certains pays développés. Dans un premier temps, il convient de taxer fortement les flux de capitaux qui entrent dans ces « paradis » ou qui en sortent, ainsi que les établissements et acteurs, financiers et autres, qui rendent possibles ces malversations de grande envergure.

4. - Faire du droit de chaque habitant de la planète à un emploi, à la protection sociale et à la retraite, et dans le respect de l'égalité hommes-femmes, un impératif des politiques publiques, tant nationales qu'internationales.

5. - Promouvoir toutes les formes de commerce équitable en refusant les règles libre-échangistes de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et en mettant en place des mécanismes qui permettent, dans les processus de production des biens et services, d'aller progressivement vers un alignement par le haut des normes sociales (telles que consignées dans les conventions de l'Organisation internationale du travail [OIT]) et environnementales. Exclure totalement l'éducation, la santé, les services sociaux et la culture du champ d'application de l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l'OMC.

La convention sur la diversité culturelle actuellement en négociation à l'Unesco (1) doit faire explicitement prévaloir le droit à la culture et aux politiques publiques de soutien à la culture sur le droit du commerce.

6. - Garantir le droit à la souveraineté et à la sécurité alimentaires de chaque pays ou regroupement de pays par la promotion de l'agriculture paysanne. Cela doit entraîner la suppression totale des subventions à l'exportation des produits agricoles, en premier lieu par les Etats-Unis et l'Union européenne, et la possibilité de taxer les importations afin d'empêcher les pratiques de dumping. De la même manière, chaque pays ou regroupement de pays doit pouvoir décider souverainement d'interdire la production et l'importation d'organismes génétiquement modifiés destinés à l'alimentation.

7. - Interdire toute forme de brevetage des connaissances et du vivant (aussi bien humain, animal que végétal), ainsi que toute privatisation des biens communs de l'humanité, l'eau en particulier.

II . Un autre monde possible doit promouvoir le « vivre ensemble » dans la paix et la justice à l'échelle de l'humanité. Il faut donc :

8. - Lutter, en premier lieu par les différentes politiques publiques, contre toutes les formes de discrimination, de sexisme, de xénophobie, de racisme et d'antisémitisme. Reconnaître pleinement les droits politiques, culturels et économiques (y compris la maîtrise de leurs ressources naturelles) des peuples indigènes.

9. - Prendre des mesures urgentes pour mettre fin au saccage de l'environnement et à la menace de changements climatiques majeurs dus à l'effet de serre et résultant en premier lieu de la prolifération des transports et du gaspillage des énergies non renouvelables. Exiger l'application des accords, conventions et traités existants, même s'ils sont insuffisants. Commencer à mettre en œuvre un autre mode de développement fondé sur la sobriété énergétique et sur la maîtrise démocratique des ressources naturelles, en particulier l'eau potable, à l'échelle de la planète.

10.-Exiger le démantèlement des bases militaires des pays qui en disposent hors de leurs frontières, et le retrait de toutes les troupes étrangères, sauf mandat exprès de l'ONU. Cela vaut en premier lieu pour l'Irak et la Palestine.

III. Un autre monde possible doit promouvoir la démocratie du local au global. Il faut donc :

11. - Garantir le droit à l'information et le droit d'informer des citoyens par des législations :

- mettant fin à la concentration des médias dans des groupes de communication géants ;

- garantissant l'autonomie des journalistes par rapport aux actionnaires ;

- et favorisant la presse sans but lucratif, notamment les médias alternatifs et communautaires.

Le respect de ces droits implique la mise en place de contre-pouvoirs citoyens, en particulier sous la forme d'observatoires nationaux et internationaux des médias.

12. - Réformer et démocratiser en profondeur les organisations internationales et y faire prévaloir les droits humains, économiques, sociaux et culturels, dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l 'homme. Cette primauté implique l'incorporation de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international (FMI) et de l'OMC dans le système et les mécanismes de décision des Nations unies. En cas de persistance des violations de la légalité internationale par les Etats-Unis, il faudra transférer le siège des Nations unies hors de New York dans un autre pays, de préférence du Sud.

Porto Alegre, 29 janvier 2005
Tariq Ali (Pakistan), Samir Amin (Egypte), Walden Bello (Philippines), Frei Betto (Brésil), Atilio Boron (Argentine), Bernard Cassen (France), Eduardo Galeano (Uruguay), François Houtart (Belgique), Armand Mattelart (Belgique), Adolfo Pérez Esquivel (Argentine), Riccardo Petrella (Italie), Ignacio Ramonet (Espagne), Samuel Ruiz Garcia (Mexique), Emir Sader (Brésil), José Saramago (Portugal), Roberto Savio (Italie), Boaventura de Sousa Santos (Portugal), Aminata Traoré (Mali), Immanuel Wallerstein (Etats-Unis).

(1) NDLR. Cette convention a été adoptée en octobre 2005.

Après le « casse du siècle » en Moldavie

Mon, 14/11/2016 - 11:16

À Chişinău, une gigantesque fraude financière a jeté la population dans la rue. Prorusses et pro-occidentaux ont défilé ensemble contre le système oligarchique. Mais, à l'approche de l'élection présidentielle du 30 octobre, la classe politique se complaît dans les anciennes fractures, semblant ignorer que les Moldaves se sont lassés des clivages géopolitiques.

Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Des policiers protègent les bureaux de l'oligarque Vladimir Plahotniuc. Tout au long de l'année 2015, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté à Chişinău contre la corruption des élites, causant la chute du gouvernement.

« Regarde ce gros député, il a volé autant qu'il a pu. / Les gens vivent dans la rue et eux dans des palais. / Le jour viendra où les milliards qu'ils ont volés ne leur seront pas suffisants pour les aider à échapper à la justice… » Un air de hip-hop résonne sur une petite place du centre-ville de Chișinău, la capitale moldave. M. Traian Barbara, le micro à la main, déverse son flot de paroles face à une vingtaine de jeunes rassemblés à l'occasion d'un festival de culture urbaine. « Cette chanson, on l'a écrite en 2013, mais on ne pouvait pas imaginer que, deux ans plus tard, ils voleraient réellement 1 milliard », raconte le jeune rappeur, comme surpris de sa clairvoyance. Depuis son indépendance, en 1991, la Moldavie était présentée comme une société composite, incapable d'un redressement national. À la diversité ethnique, avec d'importantes minorités ukrainienne, russe et gagaouze, s'ajoutent des divisions linguistiques (entre roumanophones et russophones), religieuses (entre orthodoxes rattachés aux patriarcats d'Athènes, de Moscou ou de Bulgarie) ou territoriales (avec l'indépendance de fait de la Transnistrie (1)). Dans le champ politique, ces fractures ont nourri une polarisation entre adversaires et partisans d'un rapprochement avec l'Alliance atlantique et l'Union européenne, reléguant les questions économiques et sociales au second plan. Aujourd'hui, la colère populaire contre la corruption et l'oligarchie pourrait-elle balayer le clivage principal qui oppose pro-occidentaux (ou pro-européens (2), au sens de « favorables à un rapprochement avec l'Union européenne ») et prorusses ?

Les premiers signes de ce changement apparaissent en avril 2015. La presse et certains hommes politiques évoquent depuis quelques mois l'existence d'une fraude bancaire massive. Sous la pression de la rue, le gouvernement confirme que 1 milliard de dollars ont disparu de trois grands établissements financiers en deux jours (lire « Un milliard disparaît »). L'équivalent de 13 % du produit intérieur brut (PIB) dans cette ancienne république soviétique qui compte trois millions et demi d'habitants.

Chute de trois gouvernements en 2015

Le 3 mai 2015, à l'appel de la plate-forme civique Dignité et vérité (Demnitate și Adevăr, DA) — un collectif créé par une poignée d'intellectuels —, cinquante mille personnes se massent dans l'artère principale de la capitale pour réclamer « le retour du milliard ». Le pays n'avait pas connu une telle manifestation depuis l'indépendance. Contre toute attente, lors des nombreux rassemblements qui suivent, des mouvements prorusses rejoignent la plate-forme DA, alors considérée comme une formation pro-occidentale. Tous protestent contre la coalition au pouvoir, l'Alliance pour l'intégration européenne (AIE), jugée complice et responsable de la fraude. Le « casse du siècle », comme on le surnomme en Moldavie, a fait l'effet d'un catalyseur. La monnaie (le leu) perd 30 % de sa valeur en quelques mois, provoquant une inflation des produits alimentaires — largement importés —, des tarifs de l'énergie, ainsi qu'une envolée des loyers, que les propriétaires fixent en euros, comme dans beaucoup de pays d'Europe centrale et orientale. « Pour la première fois depuis longtemps, le pays a réussi à s'unir autour d'une cause, estime Natalia Morari, journaliste et animatrice d'une émission politique pour une chaîne de télévision privée. Quels que soient leur groupe ethnique, leur langue, les Moldaves ont compris qu'ils avaient tous été volés. »

Magnat des médias, l'oligarque Vladimir Plahotniuc est devenu le symbole de la corruption de l'État moldave et de son accaparement par des clans. Cet homme d'affaires de 50 ans a d'abord étendu son empire économique lorsqu'il gérait les entreprises du communiste Vladimir Voronine, président de 2001 à 2009. Jusqu'alors « cardinal de l'ombre », M. Plahotniuc a fait officiellement son entrée dans le monde politique en 2010, en « achetant » le Parti démocrate de Moldavie (PDM). Principal financeur de cette formation, il s'assure le soutien de ses députés, une vice-présidence au Parlement et, ainsi, la défense de ses intérêts économiques. En contrôlant le principal parti de la coalition pro-occidentale au pouvoir, M. Plahotniuc devient un élément incontournable du jeu politique. « On pourrait le comparer à une mauvaise herbe qui aurait poussé sans trop faire d'ombre aux autres, soutient l'écrivain et éditeur Emilian Galaicu-Păun. Lorsque ses fleurs ont éclos et qu'on a voulu la couper, on s'est rendu compte que ses racines étaient trop profondes pour l'arracher. »

Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Maria, 55 ans, ouvrière dans une usine de chaussures. Entre 135 et 180 euros mensuels. « Je travaille ici depuis plus de vingt ans. Mais c'est déjà bien d'avoir ça plutôt que rien. » Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Rodica, 34 ans, professeure d'anglais dans une école publique. 320 euros mensuels. « En plus de mon travail, je donne des cours particuliers, qui sont bien mieux payés. Je pense que je partirai un jour, pour mes enfants. »

La révélation du « casse du siècle » provoque une période d'instabilité politique en Moldavie — trois gouvernements chutent en quelques mois. Début 2016, alors que les députés peinent à s'accorder sur le nom d'un premier ministre, M. Plahotniuc tente d'imposer sa candidature. Seul le veto du président, M. Nicolae Timofti, l'en empêche. Redoutant une victoire des prorusses en cas d'élections législatives anticipées, les pro-occidentaux de l'AIE accélèrent le processus de nomination. Le 20 janvier, dans le plus grand secret et à la limite de la légalité, ils investissent en un temps record — six minutes et quarante-sept secondes — le démocrate Pavel Filip, un proche de M. Plahotniuc, provoquant le départ de certains partis de la coalition.

Du fin fond de la campagne moldave, la colère gronde dès l'annonce de ce coup de force. Ainsi M. Vasile Neaga, agriculteur de 52 ans, s'est « senti humilié » par ces méthodes, et il prend le premier bus pour la capitale. Producteur de poivrons dans le petit village de Răscăieți, il n'avait jamais manifesté. Des milliers de contestataires se massent devant le Parlement, en dépit de la nuit et du froid, afin d'empêcher l'investiture de M. Filip. Dans la foule, M. Neaga, fervent partisan de la réunification avec la Roumanie (3) et du rapprochement avec l'Union européenne, est surpris par ses voisins : « J'étais entouré de manifestants prorusses qui avaient des visions et des valeurs différentes des miennes, raconte-t-il. Pourtant, nous avions tous le même but : faire tomber ce gouvernement, qui n'est pro-occidental que de nom. » Sur les marches du Parlement, entre la foule en colère et une rangée de policiers anti-émeutes, les trois chefs de l'opposition appellent ensemble au calme. M. Igor Dodon (chef du Parti des socialistes de la République de Moldavie, PSRM), M. Renato Usatîi (un millionnaire au passé douteux) — tous deux proches de la Russie — et le pro-occidental Andrei Năstase (de la plate-forme DA) évitent que la situation ne dégénère.

L'image de l'Union européenne s'est ternie

Le 4 mars, une décision de la Cour constitutionnelle fait voler en éclats ce consensus inédit. En décidant que le prochain président devra être élu au suffrage universel et non plus par le vote des députés, elle attise les rivalités entre les chefs de l'opposition. Les discussions pour choisir un candidat commun n'aboutissent pas. « Au sein du mouvement, il y avait des politiques de droite et de gauche, des pro-occidentaux et des prorusses. Les électeurs ne s'y seraient pas retrouvés », justifie M. Dodon, qui décide de faire cavalier seul pour le scrutin, fixé au 30 octobre. Donné favori dans les sondages, cet ancien communiste a su profiter du rapprochement avec la plate-forme DA en faisant évoluer son discours : « Je ne suis ni prorusse ni pro-occidental, je suis promoldave », maintient-il, quand bien même il posait avec M. Vladimir Poutine sur des affiches électorales il y a à peine deux ans.

Les autres candidats de l'opposition, M. Năstase et Mme Maia Sandu, du parti Action et solidarité, hésitent à mettre en avant leur orientation pro-occidentale pour ne pas être suspectés de sympathie pour M. Plahotniuc, qui cherche à s'afficher comme proche des États-Unis. Une photographie où il pose avec Mme Victoria Nuland, sous-secrétaire d'État américaine pour l'Europe et l'Eurasie, a récemment fait le tour de la Toile moldave. « Quel besoin avaient les Américains de s'afficher avec l'homme le plus détesté de la Moldavie ? », peste un diplomate européen. « M. Plahotniuc est la personne qui gouverne de facto le pays, explique au contraire un expert en politique internationale au sein d'un institut de recherche sur la sécurité en Europe, qui préfère garder l'anonymat. Vu le contexte avec la Russie, personne n'a intérêt à ce qu'il y ait des problèmes en Moldavie. M. Plahotniuc peut sous certains aspects apparaître comme un élément de stabilité dans la région. »

Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Ion, 67 ans, retraité et gardien de parking. 200 euros mensuels. « J'ai la chance d'avoir ma propre maison, que j'ai construite à l'époque soviétique. Aujourd'hui, c'est plus dur et les prix ne cessent d'augmenter. » Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Ana (pseudonyme), 50 ans, médecin. Environ 600 euros mensuels, dont un tiers de pots-de-vin. « Si mes patients ne me donnent rien, je ne les soigne pas. Je suis corrompue, j'en ai honte, mais je n'ai pas le choix : c'est ainsi que fonctionne la société moldave... »

En 2011, le vice-président américain Joe Biden, en visite à Chișinău, présentait le parcours de son pays hôte comme une success story de l'Europe. L'expression, largement reprise par la suite, ternit désormais l'image d'une Union européenne qui, en signant un accord d'association ou en libéralisant le régime des visas, s'est montrée peu regardante sur les coulisses du pouvoir moldave afin de renforcer son influence et ses alliances dans la région.

Fin 2012 pourtant, la vitrine commençait à se fissurer. Les Moldaves découvraient les termes d'un accord secret entre les partis de l'AIE pour se partager les institutions judiciaires, politiques et financières de l'État. Cet accord illégal a donné lieu à d'intenses luttes de pouvoir. En décembre 2012, alors que le procureur général tente d'étouffer l'enquête sur un décès suspect lors d'une partie de chasse à laquelle lui et plusieurs hauts dignitaires de l'État participaient, le premier ministre Vladimir Filat saisit l'occasion pour écarter du pouvoir son ancien partenaire d'affaires, M. Plahotniuc. Mais il est à son tour mis en cause dans la privatisation de la Caisse d'épargne moldave (BEM), l'un des établissements affectés par le « casse du siècle ». En juin dernier, il a été condamné à huit ans de prison dans cette affaire. « À partir du moment où M. Filat a été chassé de la scène, nous avons vraiment pris conscience que c'était une guerre entre oligarques », confie un diplomate occidental.

Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Sergiu, 41 ans, ouvrier en Russie. De passage en Moldavie, il retape l'appartement de son frère. Entre 500 et 1 000 euros mensuels, parfois rien. « Ce que je pense de mon pays ? Je ne sais même pas comment le formuler. » Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Larisa, 59 ans, retraitée. 100 euros mensuels plus du travail au noir. « J'ai travaillé vingt-cinq ans comme ingénieure. Mon mari dirigeait un kolkhoze, il était communiste, pas moi. »

Du côté des chancelleries de l'Union européenne, on enrage parce que ces scandales éclaboussent un gouvernement pro-occidental. Prompts à présenter le partenariat avec l'Union comme un marchepied vers l'État de droit, les Occidentaux sont pris en défaut et redoutent un soulèvement à l'image de celui qu'a connu l'Ukraine, mais avec des conséquences géopolitiques inverses. En dépit d'alertes multiples, les institutions européennes n'ont suspendu les financements qu'après la révélation du « casse du siècle ». Dans un pays comme la Moldavie, dont le quart du budget peut dépendre de subventions extérieures (4), ce genre de pression aurait pu avoir un impact. « Nous avons espéré que l'Union européenne arriverait à discipliner ces hommes d'affaires passés à la politique en les attaquant au porte-monnaie, explique Valentin Lozovanu, chercheur en économie politique au sein de l'Institut pour le développement et les initiatives sociales. Mais, quand un gouvernement n'est responsable que face à des financeurs extérieurs — et pas devant ses citoyens — et qu'en plus il n'est ni sanctionné ni critiqué par les premiers, c'est tout le fonctionnement démocratique qui est fragilisé. »

La tentation de trouver des ennemis extérieurs

Pour autant, les positionnements géopolitiques vont sûrement rester prédominants dans la bataille politique qui s'annonce en Moldavie. « Comme les politiciens n'ont pas de réel programme, il est toujours plus facile pour eux de se trouver des ennemis extérieurs qui menacent l'État », explique Arcadie Barbăroşie, analyste au sein de l'Institut des politiques publiques à Chișinău. En 2014, lors des dernières élections législatives, l'AIE est allée jusqu'à brandir la menace du retour des tanks russes afin d'empêcher la victoire de ses adversaires, donnés favoris (5).

Le « casse du siècle » a éveillé chez les manifestants de cet hiver la conscience d'une citoyenneté qui prendrait le pas sur la langue ou le groupe ethnique. Mais, à l'approche des élections, cette aspiration peine à trouver un débouché politique, surtout que la sphère médiatique est elle-même organisée en deux pôles : les succursales locales des chaînes russes et les canaux pro-européens. Aucun homme politique n'a intérêt à réformer le système oligarchique. « Le problème, ce n'est pas réellement Plahotniuc, c'est l'État moldave, estime Petru Negură, sociologue et cofondateur de Platzforma.md, un site de critique sociale. La vulnérabilité de l'État l'a conduit à devenir ce qu'il est. Même si un jour cet oligarque disparaissait, il serait remplacé par un autre, et cela ne changerait strictement rien à la situation du pays. »

Les photographies, extraites d'« En Moldavie “comme sur un volcan” », ont été réalisées par Pablo Chignard en septembre et octobre 2015. Iconographie : Lætitia Guillemin

(1) Lire Jens Malling, « De la Transnistrie au Donbass, l'histoire bégaie », Le Monde diplomatique, mars 2015.

(2) Cf. Matei Cazacu et Nicolas Trifon, La République de Moldavie. Un État en quête de nation, Non Lieu, Paris, 2010.

(3) Lire Guy-Pierre Chomette, « La Moldavie repoussée vers l'Est », Le Monde diplomatique, janvier 2002.

(4) Les subventions extérieures représentaient 13,3 % du budget national moldave en 2013, et 27 % en 2014. Cf. Valentin Lozovanu, « Potențialul asistenței externe : mai poate mecanismul de condiționare promova reformele în Republica Moldova ? », IDIS Viitorul, no 4, Chișinău, juin 2016.

(5) Cf. Vincent Henry, « La Moldavie, un peuple en otage » (PDF), Les Notes de l'IRIS, Paris, avril 2016.

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