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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 months 2 weeks ago

Te souviens-tu de Wei ?

Thu, 03/11/2016 - 13:28

Fruit de la collaboration entre Gwenaëlle Abolivier (scénario) et Zaü (dessin), cet album retrace l'histoire méconnue des travailleurs chinois envoyés en France entre 1916 et 1918. Pauvres, souvent illettrés, ces jeunes partaient joyeux, avec l'idée de travailler dans de lointaines contrées pour revenir riches dans leurs provinces du nord-est de la Chine. Ils se retrouvèrent à construire des tranchées, à ramasser les morts pour les enterrer, à trimer dans les mines de charbon ou les usines d'armement. En deux ans, ils furent cent quarante mille à débarquer et à vivre dans des campements. Dix mille furent regroupés dans le nord de la France et dans le « corps des travailleurs chinois » sous autorité britannique ; les autres furent répartis sous autorité française sur le territoire national. Beaucoup moururent d'épuisement ou de misère — et sous les bombardements. Dans les années 1920-1930, la France connaîtra une autre vague d'immigration d'ouvriers et d'intellectuels. Destiné aux enfants, cet album vaut d'être lu par les adultes.

Hongfei, Paris, 2016, 50 pages, 15,50 euros.

Le syndrome de 1940. Un trou noir mémoriel ?

Thu, 03/11/2016 - 13:28

Fruit d'un colloque organisé à Lyon, au Centre d'histoire de la Résistance et de la déportation, cet ouvrage collectif témoigne du « trou noir mémoriel » constitué par la défaite de mai-juin 1940. Dans leur avant-propos, les artisans de ce volume soulignent que cette mémoire « peu chargée d'histoire » est « restée largement configurée autour de topoï [stéréotypes] », dont certains « cultivés par le cinéma “populaire” français » — la série des Septième Compagnie, par exemple. On y lira avec intérêt combien cette mémoire a habité la vie politique française, aussi bien chez les communistes, les socialistes ou les trotskistes (contribution de Philippe Buton) que chez des personnalités comme M. Valéry Giscard d'Estaing (Gilles Vergnon). Combien, aussi, la présentation des archives en France et en Union soviétique a joué « un rôle-clé dans l'élaboration de mémoires collectives du conflit » (Sophie Cœuré). La richesse des contributions permet d'ouvrir, enfin, les pages d'une histoire de ce « syndrome de 1940 ».

Riveneuve Éditions, Paris, 2015, 301 pages, 24 euros.

Dérangées ou dérangeantes ?

Thu, 03/11/2016 - 13:28

Au fil des siècles, fugueuses, vagabondes, mères célibataires, prostituées, délinquantes, garçons manqués… toutes se sont heurtées à des dispositifs de préservation ou de correction spécifiquement pensés pour elles : justice, religion, psychiatrie se sont disputé le contrôle ou le traitement des comportements transgressifs des unes, de la soif d'indépendance des autres.

Indociles et rebelles, ces « mauvaises filles », dérangeantes et dites dérangées pour être sorties du rang, ont également annexé l'espace public et des territoires estimés virils. Inquiétantes, déviantes, rivalisant avec les « mauvais garçons », elles ont bousculé l'ordre sexué auquel elles ont sans cesse été rappelées par les institutions qui leur étaient consacrées — internats, prisons, couvents, etc. Lié à une exposition présentée par l'Association pour l'histoire de la protection judiciaire des mineurs, cet ouvrage, préfacé par Michelle Perrot, présente vingt portraits de « mauvaises filles », entre 1840 et 2000 (1). On y voit aussi bien Augustine, l'une des patientes « hystériques » du professeur Jean-Martin Charcot, qu'Albertine Sarrazin, l'auteure de L'Astragale. Une riche iconographie et des pièces d'archives éclairent la destinée de femmes qui ont dérogé, tantôt malgré elles, tantôt à dessein, à la condition qui leur était imposée comme une fatalité.

(1) Véronique Blanchard et David Niget, Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles, Textuel, Paris, 2016, 192 pages, 39 euros.

Yanis Varoufakis, l'Europe malgré tout

Thu, 03/11/2016 - 13:28

Connu du public comme le flamboyant ministre des finances qui tint tête aux créanciers de la Grèce de janvier à juillet 2015, Yanis Varoufakis est d'abord un universitaire, auteur de nombreux ouvrages sur l'économie et la théorie des jeux. Dans un essai au titre évocateur (1), il met en perspective la crise de l'euro et ses implications.

Il évoque ainsi la fin, en 1971, du système monétaire dit « de Bretton Woods », instauré en 1944, qui reposait sur une convertibilité directe du dollar en or, la valeur des autres devises s'exprimant en dollars. Puis il rappelle les tentatives des pays européens pour lier leurs monnaies, qui aboutiront à l'introduction de la monnaie unique. Il insiste sur la nécessité de mécanismes de « recyclage politique de l'excédent », de formes de transferts financiers institutionnalisés permettant de pallier les aléas monétaires associés notamment aux déséquilibres commerciaux entre États. Or l'euro souffre de l'absence de mécanismes de ce type. Si la monnaie unique a mis un terme à la spéculation sur les variations de taux de change, les États se trouvent désormais confrontés à d'autres attaques portant sur le financement de leur dette. Ce que Varoufakis ne relie jamais aux processus structurels comme la libéralisation et la déréglementation financière.

Il montre en revanche que l'union économique et monétaire repose sur une série de dogmes sujets à interprétations et contournements. Lors de la crise de 2008, les États membres ont ainsi redoublé d'ingéniosité — et d'hypocrisie — pour venir en aide aux banques privées tout en faisant mine de respecter le cadre de la concurrence libre et non faussée. Les subterfuges de la Banque centrale européenne (BCE), destinés à contourner l'interdiction qui lui est faite de prêter directement aux États, indignent tout particulièrement l'auteur. Ainsi, des reconnaissances de dettes garanties par les États permettent à des banques parfois insolvables d'obtenir des liquidités. « À tout moment, explique l'ancien ministre, mes signatures garantissaient plus de 50 milliards d'euros de dettes des banques privées, alors que notre État ne pouvait gratter quelques centaines de millions d'euros pour financer nos hôpitaux publics, nos écoles ou les pensions des retraités. »

Il relate comment toute remise en question des orientations de l'Eurogroupe par le gouvernement de M. Alexis Tsipras se heurtait à des fins de non-recevoir. Commentant le chantage à l'embargo financier exercé par la BCE, il explique, dans un autre ouvrage adressé plus spécifiquement à la gauche française : « Il ne s'agit pas d'économie, mais bien de pouvoir politique (2).  » L'opération visait en l'occurrence à « humilier » le gouvernement grec, afin que son échec serve d'exemple. Le récit de cette expérience apparaît riche d'enseignements pour les formations progressistes du continent désireuses de conquérir le pouvoir. Elles méditeront sans doute la description d'un appareil gouvernemental grec « englouti par la “troïka” [BCE, Commission européenne, Fonds monétaire international], lui répondant directement, sans rendre compte aux ministres, ni même au Parlement ». Varoufakis se heurtait à une résistance passive au sein de l'administration, au point de ne pas même pouvoir accéder aux documents de son choix.

S'appuyant sur une vision très optimiste de la construction européenne, il estime que « les peuples européens qui s'unissaient magnifiquement ont été divisés par la monnaie unique ». Mais il s'oppose à tout projet de sortie de l'euro, « retour en arrière » dangereux pouvant conduire à la fragmentation. « Européiste », voulant croire à l'existence d'un « peuple souverain européen », il se donne pour objectif de « démocratiser l'Europe ». Objectif doublement herculéen, car il suppose que la lutte pour la démocratisation des institutions bruxelloises et celle pour la démocratie économique ne forment qu'un seul et même combat.

(1) Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu'ils doivent ? Comment l'Europe de l'austérité menace la stabilité du monde, Les Liens qui libèrent, Paris, 2016, 432 pages, 24 euros.

(2) Yanis Varoufakis, Notre printemps d'Athènes, Les Liens qui libèrent, 2015, 112 pages, 10 euros.

Les embarras de Paris. Ou l'illusion techniciste de la politique parisienne des déplacements

Thu, 03/11/2016 - 13:27

En vingt-cinq ans, la moitié des voitures qui circulaient dans Paris s'en sont retirées, tandis que le métro se remplissait au-delà de ses capacités et que les vélos se multipliaient, s'enchante Julien Demade, chercheur au Centre national de la recherche scientifique. La saturation des transports en commun ne pourra d'après lui jamais être résolue, ne serait-ce que pour des raisons de budget. En revanche, encourager la pratique du vélo exigerait peu de nouveaux aménagements, et ce pour des bénéfices en cascade : un air moins pollué, une ville propice aux cheminements piétonniers, des citoyens protégés des maux de la sédentarité… Mais les pouvoirs publics ne facilitent pas cette évolution. L'auteur démonte les mécanismes politiques, les habitudes de pensée et les semblants de solutions par lesquels les décideurs maintiendraient un statu quo. Un abord ardu, une lecture ébouriffante.

L'Harmattan, coll. « Questions contemporaines », Paris, 2015, 278 pages, 29 euros.

Cinema Hermetica

Thu, 03/11/2016 - 13:27

S'appuyant sur une érudition hétéroclite communément qualifiée de pop culture et sur une connaissance profonde du Corpus hermeticum (recueil grec de traités mystico-philosophiques), Pacôme Thiellement se livre à une exégèse parfois déstabilisante, mais enthousiasmante, de quelques films-cultes — principalement du cinéma de genre. Nostalgique de la très ancienne cité de Harran, qui fut assyrienne, grecque, chrétienne, musulmane…, il estime que le cinéma, monde de l'âme, théâtre d'ombres succédant au carnaval, s'offrait à ses débuts comme un nouveau temple. Mais sa conception est également politique : le septième art donnerait à voir l'histoire et anticiperait les temps futurs. Ainsi Freaks, de Tod Browning (1932), annoncerait-il la disparition des monstres et le désir de normalité préludant à l'eugénisme. L'analyse du film de Roman Polanski Le Locataire (1976), évocation d'un monde impossible à habiter, le conduit à affirmer que, comme en une parodie de cet univers, c'est sous l'« État policier » instauré par le trio composé de MM. Alain Bauer, Nicolas Sarkozy et Manuel Valls que les Roms auraient le plus souffert en France.

Super 8 Éditions, Paris, 2016, 297 pages, 20 euros.

Personnages secondaires

Thu, 03/11/2016 - 13:27

Née dans une famille de la petite bourgeoisie juive new-yorkaise, Joyce Johnson refusa dès l'adolescence le destin qui l'attendait pour fréquenter des artistes et des marginaux dont le quotidien était un pied de nez à l'American way of life de l'immédiat après-guerre. Alternant autobiographie et évocation du milieu qui vit naître la beat generation, elle raconte la vie des femmes et des hommes extraordinaires qu'elle a alors croisés, ainsi que la sienne, celle d'un « personnage secondaire », car elle était femme dans un monde masculin, puis fut oubliée par la mythologie beat. Elle évoque sa rencontre avec Jack Kerouac, dont elle devint la compagne peu de temps avant la publication de Sur la route. Selon elle, l'écrivain-culte n'avait pire ennemi que lui-même. Les mirages de la célébrité détruisirent le « clochard céleste », avant tout avide d'intériorité et de solitude. « C'était une époque où l'on prenait encore les livres au sérieux », écrit-elle en préambule. Joyce Johnson perpétue cette tradition désuète avec cet ouvrage au ton juste, qui éclaire de l'intérieur un épisode majeur de l'histoire de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle.

Cambourakis, Paris, 2016, 278 pages, 22 euros.

Un destin

Thu, 03/11/2016 - 13:27

Ne pas être juif et être traité comme un Juif : c'est dans ce hiatus qu'a grandi Georges-Arthur Goldschmidt, écrivain et traducteur. En 1937, il a 9 ans ; il vit près de Hambourg avec ses parents et son frère. Il est protestant, comme toute sa famille, convertie dès avant 1869. Mais le régime hitlérien décrète juif tout individu ayant des parents, grands-parents ou arrière-grands-parents juifs. Et c'est ainsi que le petit protestant devient doublement étranger : à la communauté juive à laquelle il n'appartient pas et au monde chrétien auquel il croyait appartenir. Mais il devient surtout étranger à lui-même, par la perte de tout repère. À partir de cette expérience d'enfant, de ce désarroi initial, de cette impression d'être « en flagrant délit d'on ne sait quoi », Goldschmidt s'interroge sur la judéité, la culpabilité, la liberté, mais aussi sur le langage, instrument idéal du mensonge, et sur son absence, instrument de la découverte de soi. C'est un livre captivant, juste et chaleureux, et d'une grande virtuosité chaque fois qu'il s'agit de rendre compte de cette partie insaisissable de notre être que l'on appelle l'identité.

Éditions de l'Éclat, Paris, 2016, 128 pages, 12 euros.

Oiseaux et changement global. Menace ou aubaine ?

Thu, 03/11/2016 - 13:27

Reconnus comme des témoins du changement global par les directives-cadres européennes, les oiseaux sont pris comme modèles pour analyser l'érosion d'une biodiversité soumise à la pollution des écosystèmes, à la surexploitation des réserves forestières ou maritimes et à un changement climatique trop rapide pour permettre l'adaptation. Depuis 1600, plus d'une centaine de ces espèces descendant des dinosaures ont disparu, parmi lesquelles le dodo, le pingouin arctique, le pigeon migrateur américain, l'eider du Labrador, l'ara glauque… Superbement illustré par le photographe Jonathan Lhoir, le propos du biologiste Jacques Blondel, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique, est de vulgariser les conséquences avérées de l'empreinte humaine sur la distribution ainsi que sur les mécanismes démographiques, physiologiques et comportementaux de ces « sentinelles » de l'environnement — conséquences qui sont certes souvent négatives, mais pas toujours.

Quae, Versailles, 2015, 144 pages, 26 euros.

J'ai suivi mon propre chemin. Un parcours dans le siècle, suivi de « Respect et critique »

Thu, 03/11/2016 - 13:27

« Quand la foudre a frappé quelque part, on a besoin d'une théorie de l'orage. » Ce bref recueil conjugue avec clarté propos autobiographiques et éclaircissements théoriques. Dans l'entretien de 1987 qui constitue la première partie de l'ouvrage, Norbert Elias (1897-1990) revient à la fois sur la genèse de sa réflexion sociologique et sur les événements qui l'ont marqué — notamment la montée du nazisme. Faisant de l'histoire son « laboratoire » favori, il perçoit une très ancienne « réceptivité » de la société allemande à l'autoritarisme, ce qui rendait l'ascension d'Adolf Hitler moins surprenante. Il plaide ainsi pour des sciences sociales « réalistes », susceptibles de décrire la société telle qu'elle est, et non telle que les chercheurs la rêvent. Une idée qu'approfondit la seconde partie : le discours qu'il a prononcé à l'occasion de la réception du prix Adorno, en 1977. Contre les « pensées figées », Elias défend l'« esprit de la course au flambeau » : reprendre la recherche intellectuelle là où l'a laissée la génération précédente, et continuer…

Éditions sociales, Paris, 2016, 128 pages, 10 euros.

Petit traité de hasardologie

Thu, 03/11/2016 - 13:27

Si le concept de hasard est omniprésent, sa signification fait débat entre les tenants d'un déterminisme strict et ceux qui croient à une volonté divine — le hasard ne résultant alors que de notre ignorance du dessein qui nous régit. Qu'est-ce donc que ce hasard ? La rencontre inopinée de facteurs indépendants (chute du pot de fleurs sur un passant infortuné) ? la complexité de l'agitation des atomes ? l'incertitude de l'avenir ? Le physicien Hubert Krivine expose avec pédagogie — et humour — les principes du calcul des probabilités et les questions qu'il soulève, celles du chaos déterministe ou de la physique quantique, par exemple. Il met en garde contre des applications fallacieuses dans lesquelles il est aisé de se faire piéger par des raisonnements à l'allure scientifique, et invite à se méfier de la tendance à mobiliser des statistiques pour justifier de simples préjugés. Il tord le cou à la pseudo-loi des séries et montre combien notre « intuition » de ce qui est véritablement aléatoire est en fait un guide trompeur.

Cassini, Paris, 2016, 256 pages, 14 euros.

Jeunesse d'une ouvrière

Thu, 03/11/2016 - 13:27

Publié en 1909 et préfacé par le dirigeant de la IIe Internationale August Bebel, ce récit autobiographique raconte l'enfance, l'adolescence et la jeunesse d'Adelheid Dworak (1869-1939), issue d'une famille pauvre de Vienne originaire de Bohême, qui épousera le dirigeant social-démocrate Julius Popp en 1894. Elle connaît une enfance marquée par la faim et les humiliations liées à la misère et doit travailler dès 13 ans, après la mort de son père. Confrontée à une mère aimante mais confite en religion, elle n'en va pas moins devenir une oratrice, une journaliste et une organisatrice de premier plan pour les luttes des ouvrières en faveur de l'égalité politique et sociale. Elle sera aussi l'une des dirigeantes du mouvement socialiste autrichien et international et, après la première guerre mondiale, une élue au conseil municipal de Vienne, ainsi que l'une des sept premières femmes de l'Assemblée nationale constituante. Aux origines de cet itinéraire, on trouve deux facteurs : une volonté farouche d'instruction et de savoir grâce aux livres, et un refus radical de céder aux sirènes de la religion.

Les Bons Caractères, Pantin, 2016, 128 pages, 10 euros.

Daech, le cinéma et la mort

Thu, 03/11/2016 - 13:27

« J'ai voulu comprendre ce qu'il arrive au cinéma que j'ai connu enfant. » Ce qu'il lui arrive, c'est d'être utilisé par l'Organisation de l'État islamique (OEI, ou Daech). Cinéma ? « Toutes sortes d'images enregistrées, cadrées et montrées… », exhibées dans toute leur obscénité. Filmer et tuer, tuer pour filmer. Les nazis masquaient leurs crimes ; l'OEI, elle, exploite toutes les techniques du numérique pour que tout soit visible immédiatement et partout. « Tel est l'apport de Daech à la cinématographie générale. » Industrialiser non pas le processus meurtrier, mais la multiplication des images qui vont en témoigner. Les clips macabres s'enchaînent avec une efficacité de spots publicitaires renforcée par l'ubiquité propre au numérique. Avec leurs techniques éprouvées, à l'instar du gros plan, qui contraint le spectateur à ne voir le meurtre que d'une seule manière, « comme il n'y a qu'une façon de croire en Dieu pour Daech ». Sapant ainsi jusqu'aux fondements intimes du cinéma : celui qui triomphait de la mort et redonnait vie à des êtres disparus place ici le spectateur face à la victime et à son bourreau, et le condamne à n'avoir d'autre point de vue que celui de la caméra.

Verdier, Lagrasse, 2016, 128 pages, 13,50 euros.

Sensibilités

Thu, 03/11/2016 - 12:10

Cette nouvelle revue d'histoire, critique et sciences sociales consacre son numéro inaugural au charisme, ce mode de domination qui passe par un « enchantement affectif ». Une maquette inventive et joliment illustrée. (N° 1, octobre, semestriel, 22 euros. — Anamosa, Paris.)

http://anamosa.fr

La Revue du Comptoir

Thu, 03/11/2016 - 12:05

« Le comptoir, ce Parlement du peuple ». Cette expression d'Honoré de Balzac indique la ligne de cette nouvelle revue, qui entend œuvrer à un socialisme vraiment populaire, au nom de « valeurs sociales, morales ou culturelles prémodernes, ou précapitalistes ». (N° 1, septembre, périodicité non indiquée, 12 euros. — Bagnolet.)

https://comptoir.org/notre-revue/

Public Eye

Thu, 03/11/2016 - 11:59

Le nouveau magazine de l'organisation non gouvernementale suisse (ex-Déclaration de Berne) est consacré aux mélanges d'essence et de diesel néfastes pour la santé et l'environnement que des négociants de pétrole helvètes distribuent en Afrique, en profitant de normes moins restrictives. (N° 1, septembre, bimestriel, 8 francs suisses. — Lausanne, Suisse.)

https://www.publiceye.ch/fr/

Direction des Ressources Heureuses

Thu, 03/11/2016 - 10:33
Gaston Chaissac. – « Balai », circa 1953 © ADAGP, Paris, 2016 - Photo : Galerie Louis Carré / Adam Rzepka

Les patrons n'exagèrent-ils pas un peu dans leur souci de faire le bonheur de leurs salariés ? Aux forçats du travail qui rament pour des queues de cerise et n'auraient peut-être pas songé à se poser pareille question, l'émission « Envoyé spécial », sur la chaîne publique France 2, vient d'administrer une édifiante leçon de rattrapage. Dans un reportage diffusé le 1er septembre, elle nous emmène sur les pas de Sophie, chief happiness officer dans une start-up parisienne spécialisée dans la vente en ligne d'articles de mode faits main. Inventé aux États-Unis, ce nouveau métier, que l'on pourrait traduire par « chef du service bonheur », consiste à « créer une bonne ambiance au bureau » en égayant le personnel par des repas, des soirées ou des sorties propres à souder le groupe et à galvaniser son ardeur à la tâche. Après le petit déjeuner offert aux salariés, la journée de Sophie « se poursuit à la supérette du coin, où elle fait les courses pour préparer un barbecue que l'équipe va déguster », indiquent les auteurs du reportage, apparemment subjugués, eux aussi, par le bain d'allégresse managériale où trempent les cinquante employés de l'entreprise.

Plus les conditions de travail se délabrent pour la grande masse des travailleurs, plus les médias se passionnent pour la débauche de faveurs réservées aux plus chanceux d'entre eux. Le 4 avril dernier, par exemple, en pleine mobilisation contre la « loi travail », alors que l'exaspération face aux ravages de la précarité et à l'épidémie des « boulots de merde » enflait dans la rue, l'émission « Happy boulot » sur la chaîne BFM Business — « tous nos conseils pour bien démarrer votre journée de travail » — choisissait un traitement décalé de l'actualité sociale en s'inquiétant des excès de générosité auxquels en sont réduits les employeurs.

« Aujourd'hui, on parle de cette mode du bien-être au travail, lance la journaliste de plateau, sourire en faïence blanche suspendu aux pommettes. Est-ce que vous connaissez le “chief happiness officer” ? Sa mission, c'est d'éclater (sic) les salariés, de s'occuper de leur bonheur au travail. Le nombre d'offres pour ce poste en France a explosé de près de 1 000 % en deux ans sur le site d'annonces Qapa ! (…) Aujourd'hui, un cadre qui a un haut potentiel dans le digital, la finance, la compta, quand il se met sur le marché, il a le choix entre minimum trois offres. Ce qui va lui faire choisir une offre plutôt qu'une autre, eh bien, c'est justement ce qui vient en plus de l'intérêt du job, de son salaire et de ses primes, c'est la cerise sur le gâteau. Et si c'est une pastèque, c'est encore mieux ! (…) Le risque, en fait, c'est la surenchère. Souvenez-vous, il y a quelques mois, c'était Facebook, Google et Yahoo qui rivalisaient sur le congé maternité. Il y en a un qui proposait six mois, l'autre qui proposait un an, le dernier qui disait : tout le temps que vous voulez [rire du présentateur sur le plateau, incrédule devant tant de magnificence], et après ils sont passés au congé paternité, alors c'est quoi, l'étape suivante ? (…) Les gens s'habituent au confort, même s'il est exceptionnel, ils en demandent toujours plus. Donc le risque, à terme, c'est d'être à court d'idées de gentillesses. » Voilà un angle d'attaque que les syndicalistes utilisent trop rarement : cette tendance lourde du patronat à gâter ses employés.

La mode du bien-être au travail ne profite pas exclusivement aux poulains de course élevés dans les écoles de commerce. Elle ruisselle parfois au compte-gouttes sur les échelons inférieurs de la hiérarchie, comme l'explique M. Christian Barqui, président de l'Association progrès du management (APM) et par ailleurs patron des salades en sachet Florette (1 500 salariés, six usines, 200 millions d'euros de chiffre d'affaires). Dans un récent entretien au Figaro (12 septembre 2016), cet adepte du lean management — une doctrine d'optimisation du rendement élaborée au Japon par le groupe Toyota et peaufinée ensuite dans les éprouvettes néolibérales du Massachusetts Institute of Technology (MIT) — clame son attachement aux « théories qui encouragent les salariés à travailler avec beaucoup de liberté ». « Il faut tout faire pour que les collaborateurs puissent utiliser leur intelligence et trouver leur équilibre », plaide l'industriel de la laitue prélavée, qui tient néanmoins à rappeler que « l'entreprise ne peut pas être une démocratie ». Quand on lui demande s'il a pris des « mesures pour encourager le bien-être au travail dans les usines de Florette », il répond : « Oui. J'ai, par exemple, ouvert une salle de sieste équipée de poufs Fatboy. J'en ai aussi un dans mon bureau. » Aux vingt minutes de sieste quotidienne consenties aux ouvriers en échange d'une productivité accrue s'ajoutent des « cours de yoga chaque lundi soir » et, un vendredi sur deux, des séances individuelles de « réflexologie plantaire ». Prestations assurément utiles à l'entretien de la force de travail, mais pas gratuites pour autant — « le salarié paie 75 % de la séance », précise M. Barqui. Ici, pas de « happy » barbecue ni de concierge pour les sorties théâtre. On a beau être généreux, les petites mains qui ensachent les feuilles de salade ne sauraient prétendre aux mêmes largesses que les petits génies des start-up.

Cette surexposition médiatique des gâteries patronales ne relève pas seulement d'un aimable dérivatif inspiré de la maxime de M. Pierre Gattaz, « Les chefs d'entreprise sont des héros » : elle consacre aussi la ligne de démarcation qui structure le monde du travail. D'un côté, une aristocratie laborieuse dotée de bons revenus et de menus avantages qui cimentent son esprit de corps. S'y blottit le dernier carré des salariés vraiment protégés : ceux qui jouissent d'un rapport de forces favorable à leurs intérêts et ne connaissent pas la peur du lendemain. De l'autre côté, les millions de sujets d'un marché du travail qu'en toute rigueur l'on ne saurait même plus qualifier de salariat, tant y prolifèrent les statuts au rabais qui amputent le travailleur de sa qualité et de ses droits de salarié : stages, intérim, vacations, autoentrepreneuriat, contrats de formation en alternance, contrats d'usage, contrats à horaires modulés, contrats à durée déterminée à temps partiel, emplois « d'avenir », service civique, etc. La condition des trimardeurs de l'industrie des services se dégrade au même rythme que celle des salariés « statutaires », en principe mieux lotis mais pour lesquels le « bien-être au travail » se résume souvent à l'espoir de ne pas sortir trop abîmés des techniques managériales mises en place pour les essorer. Dans les entreprises et les services publics qui l'ont adopté, le lean management vanté par le patron de Florette s'illustre moins par des massages de pieds que par des burn-out en série. C'est le cas notamment à La Poste et dans les hôpitaux. Au centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse, où le souci de rentabiliser les soins a conduit la direction à se convertir au « toyotisme », quatre membres du personnel infirmier se sont donné la mort au cours de cet été.

La ritournelle du bien-être signale une autre fracture. Dans La Griffe du chien, son roman sur l'économie de la cocaïne, l'auteur américain Don Winslow décrit la mise en place, au tournant des années 1980 et 1990, d'une nouvelle organisation du travail au sein d'un puissant cartel de la drogue mexicain. Son chef, double fictionnel de Joaquín Guzmán Loera, dit « El Chapo », leader du cartel de Sinaloa, est présenté dans le livre comme un pionnier du néolibéralisme. Il aurait apporté sa propre touche à la doctrine reaganienne en décidant de transformer son armée de truands rémunérés au mois en un réseau de petits entrepreneurs autonomes, liés à lui par un simple — mais inviolable — serment d'allégeance. « Nous voulons des entrepreneurs, pas des employés. Les employés coûtent de l'argent, les entrepreneurs en font », explique-t-il à l'un de ses lieutenants. On ignore le degré de véracité historique de ce passage (Winslow dit s'être appuyé sur des recherches solides), mais on retient volontiers l'hypothèse que l'un des narcotrafiquants les plus sanguinaires de l'histoire soit aussi l'un des précurseurs de l'autoentrepreneuriat. Le gouvernement français s'abreuve à bonne source, lui qui a favorisé l'extension de ce régime à près d'un million de travailleurs. Tenus de payer eux-mêmes leurs cotisations sociales et livrés au bon vouloir d'employeurs « clients » qui n'ont pas à répondre de leur sort, les autoentrepreneurs se trouvent aux avant-postes d'un salariat de plus en plus fragmenté, atomisé, où chacun cavale pour sa survie. Dans ce modèle, entraide et solidarité ne subsistent plus qu'en contrebande. A contrario, la poignée de « cols blancs » gavés de pilules du bonheur monopolisent, semble-t-il, les valeurs de camaraderie, d'appartenance de classe et d'esprit d'équipe. Peut-être préfigurent-ils un monde où la notion même de collectif de travail n'existera plus que sous la baguette scintillante des chief happiness officers.

Les journalistes ne savent-ils poser que des questions de droite ? 

Thu, 03/11/2016 - 09:43
Tenez à droite cc Jimmy Kortrijk

Lors de leur premier débat télévisé sur une chaîne privée, TF1, le 13 octobre 2016, les sept candidats de la primaire organisée par la droite et le centre ont tenté d'incarner une droite « enfin » décomplexée. Trop timidement au goût des journalistes qui les interrogeaient, tous salariés de médias privés appartenant à des grands groupes, et même pour l'un d'entre eux au moins — Alexis Brézet (Le Figaro) —, militant de la droite dure. Ses deux confrères ce soir là étaient Gilles Bouleau (TF1) et Elizabeth Martichoux (RTL).

Alexis Brézet (Le Figaro) :

— Est-ce que vous ne sous-estimez pas le ras-le-bol fiscal des Français ?

— Tous vos concurrents sur ce plateau veulent repousser l'âge de la retraite jusqu'à 65 ans, et vous vous dites 63 ans en 2020, 64 ans en 2025, c'est à dire moins, pourquoi cette prudence ? »

Elizabeth Martichoux (RTL) :

— Avec vous, rien ne change pour le système d'assurance chômage. (…) Ce n'est pas là que vous ferez des économies !

— On va parler des impôts. La France est championne d'Europe des prélèvements obligatoires...

— On va maintenant évoquer le déficit, parce que jamais dans notre histoire le pays n'a été aussi endetté.

Gilles Bouleau (TF1) :

— Vous ne proposez pas clairement d'abroger [les 35 heures] ?

— Alléger le fardeau fiscal des ménages français, ce ne serait pas une bonne idée ?

— Qui parmi vous, peut s'engager à respecter enfin la règle des 3 % de déficit public ? (…) Alain Juppé, oui ou non le respect, enfin, de la parole donnée par la France. (…) Mme Kosciusko-Morizet, vous présidente, réduirez vous le déficit, tant promis, à 3 %, oui ou non ? (…) Nicolas Sarkozy, le retour à l'équilibre, oui et quand ?

— Que ferez-vous si la CGT bloque les rues pendant plusieurs jours ?

Faute de temps, sans doute, aucun des trois journalistes n'a demandé aux candidats s'il était raisonnable de durcir encore des orientations dont même le Fonds monétaire international (FMI) et l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) admettent l'échec. S'il ne serait pas préférable d'augmenter les salaires ? Et s'il ne risquait pas de sembler paradoxal que certains d'entre eux se réclament de Margaret Thatcher au moment précis où même les conservateurs britanniques tournent le dos à ses principales recommandations économiques et sociales ?

Pluralisme oblige, les journalistes vont, à n'en pas douter, rétablir l'équilibre ce jeudi soir.

En tout cas, les candidats de droite vont à nouveau être interrogés par des journalistes travaillant dans des médias privés, cette fois BFM TV et i-Télé, l'un et l'autre détenus par des milliardaires. La situation sera d'autant plus intéressante que, depuis plus de deux semaines, i-Télé est le théâtre d'une grève des journalistes, reconduite chaque jour à une très large majorité. Ces derniers protestent contre le fait que le propriétaire de la chaîne, M. Vincent Bolloré — également propriétaire de Canal Plus, du quotidien « gratuit » Direct Matin et de Havas (le principal groupe publicitaire de France) — a imposé la présence à l'antenne d'un animateur graveleux.

Lire aussi Serge Halimi, « Indépendance, au-delà d'un mot creux », Le Monde diplomatique, novembre 2016. MM. Juppé, Lemaire, Sarkozy, Fillon, etc. seront-ils interrogés jeudi soir sur ce que ce conflit social révèle de l'état des médias en France depuis que, avec leur concours politique, des grandes fortunes ont mis la main sur l'audiovisuel (BFM TV appartient à M. Patrick Drahi, par ailleurs propriétaire de Libération et de L'Express) ? Or non seulement aucun d'entre eux ne propose de remédier à cet état des choses, mais l'ancien président de la République, ami de M. Bolloré, vient même de réclamer une… plus grande concentration des médias.

Jeudi soir, les journalistes de BFM TV et d'i-Télé devraient avoir à l'esprit que les téléspectateurs ne sont pas tous des militants de droite. Et que les candidats qu'ils vont interroger ne concourent pas pour la direction du Medef, ni pour celle de la gendarmerie nationale, mais pour la présidence de la République.

Dans « Le Monde diplomatique » Toujours disponible

Les États-Unis tentés par le risque

Wed, 02/11/2016 - 21:13

Une candidate aussi expérimentée et entourée que Mme Hillary Clinton peut-elle être battue par un homme aussi brutal et controversé, y compris dans son camp, que M. Donald Trump ? Même si elle n'est pas la plus probable, cette issue, qui dépendra du vote d'une Amérique oubliée, n'est plus exclue.

Robert Rauschenberg. – « The Ancient Incident » (L'Incident ancien), 1981 Museum Of Fine Arts, Houston, Texas / Bridgeman Images

The system is rigged : le système est truqué. On savait déjà qu'aux États-Unis le candidat qui remporte le plus de suffrages à l'échelle nationale ne devient pas toujours président ; que la campagne électorale ignore trois quarts des États où l'issue du scrutin semble acquise ; que près de six millions de citoyens ayant été condamnés par la justice ont perdu le droit de voter ; que 11 % des électeurs potentiels ne disposent pas des papiers d'identité exigibles s'ils veulent déposer un bulletin dans l'urne ; que le mode de scrutin accorde aux deux partis dominants un avantage exorbitant. On n'ignorait pas non plus que l'argent, les médias, les lobbys, le découpage des circonscriptions défigurent la représentation démocratique du pays (1).

Cette fois, pourtant, c'est aussi d'autre chose qu'il s'agit. D'un sentiment qui enjambe les clivages partisans. D'une colère exprimée lors des primaires par les 12 millions d'électeurs du sénateur démocrate Bernie Sanders, mais aussi par les 13,3 millions de partisans triomphants du milliardaire républicain Donald Trump. Le système est truqué, ont-ils estimé, parce que les gouvernants, républicains et démocrates, ont déclenché des guerres au Proche-Orient qui ont appauvri les États-Unis sans leur apporter la victoire. Truqué parce qu'une majorité de la population continue de payer les conséquences d'une crise économique qui n'a rien coûté, au contraire, à ceux qui l'ont provoquée. Truqué parce que le président Barack Obama a déçu les espoirs de changement, immenses, que sa campagne de 2008 avait éveillés. Truqué parce que les électeurs républicains n'ont pas vu venir grand-chose, eux non plus, après qu'ils se furent mobilisés pour arracher, d'abord en 2010, puis en 2014, le contrôle des deux chambres du Congrès. Le système est truqué parce que rien ne change à Washington, que les Américains se jugent dépossédés de leur patrie par une oligarchie qui les méprise, que les inégalités se creusent et que la classe moyenne a peur.

A priori, tout avait pourtant bien commencé. Côté démocrate, ce qui devait constituer la promenade de santé de Mme Hillary Clinton vers la désignation de son parti, une forme de succession dynastique puissamment assistée par M. Obama, se transforma en un combat acharné contre un franc-tireur septuagénaire. Lequel, à la surprise générale, parvint à mobiliser des millions de jeunes électeurs, de ruraux, de travailleurs, sur des thèmes anticapitalistes. L'argent ne constitua pas un obstacle insurmontable pour M. Sanders, puisqu'il en leva énormément grâce à des millions de petits contributeurs.

L'un des principaux « truquages » de la politique américaine, et l'un des plus détestés, était ainsi déjoué (2). Un acquis d'autant plus prometteur que M. Trump dépensa lui aussi infiniment moins lors de sa campagne des primaires que plusieurs des républicains qu'il écrasa.

Le « haro sur l'État » caractérisait la plupart des campagnes précédentes. Aujourd'hui, même des électeurs conservateurs réclament que la puissance publique intervienne davantage dans la vie économique. Les sempiternelles homélies à la réduction des dépenses sociales, à la « réforme » des retraites, à l'amputation des aides aux chômeurs ne font d'ailleurs pas partie du programme de M. Trump. Et, en matière de libre-échange, sujet central de sa campagne, il veut déchirer les traités négociés par ses prédécesseurs, républicains comme démocrates, et imposer des droits de douane aux entreprises américaines ayant délocalisé leurs activités.

Par ailleurs, sa concurrente et lui s'accordent pour estimer que l'État doit financer la très coûteuse reconstruction des infrastructures de transport du pays (3). En somme, le consensus bipartisan en faveur de la mondialisation et du néolibéralisme a volé en éclats. À force d'afficher leur cynisme et leur rapacité, les grandes entreprises américaines ont détruit l'idée d'un lien obligé entre leur prospérité et celle du pays (4).

Même si Mme Clinton a promis de confier des missions importantes à son mari, grand architecte de la droitisation du Parti démocrate il y a un quart de siècle, leur formation n'a plus le visage que tous deux façonnèrent lorsqu'ils occupaient la Maison Blanche. Ses électeurs sont plus à gauche, moins tentés par les compromis ou les capitulations : le terme de « socialisme » ne les effraie plus… Et, sur quatre points emblématiques de l'embardée conservatrice des « nouveaux démocrates » pendant les années 1990 — les traités de libre-échange, le boom pénitentiaire, la déréglementation financière, la modération des salaires —, Mme Clinton a dû donner des gages aux partisans de M. Sanders.

Les diatribes de M. Trump contre l'immigration mexicaine et l'islam, son sexisme, ses élucubrations racistes inspirent un tel dégoût qu'ils empêchent parfois de remarquer le reste. Pourtant, qu'il s'agisse de dépenses sociales, de politique commerciale, de droits des homosexuels, d'alliances internationales ou d'engagements militaires à l'étranger, M. Trump a répudié avec une telle insistance les tables de la Loi de son parti qu'on imagine mal un revirement prochain des dirigeants républicains sur tous ces points.

À moins qu'ils n'entendent perdre définitivement « leur » base, laquelle leur a déjà signifié son exaspération en votant lors des primaires pour un candidat peu connu pour retenir ses coups, y compris contre des dirigeants de son camp : « Nos politiciens, estime en effet M. Trump, ont promu avec vigueur une politique de mondialisation. Elle a enrichi l'élite financière qui contribue à leurs campagnes. Mais des millions de travailleurs américains n'en ont retiré que misère et mal au cœur. » Venant d'un milliardaire qui partage son temps entre un penthouse de Manhattan et son avion privé, le propos ne manque pas de sel. Pour autant, c'est assez bien résumé.

« Diversité » pour classes diplômées

Tout cela pourrait laisser penser que… le système n'est pas truqué. Et que, comme le suggère Francis Fukuyama dans un article récent de Foreign Affairs, la démocratie américaine fonctionne puisqu'elle répond à la colère populaire, désarçonne la dynastie Clinton, humilie les barons républicains, place au centre de l'élection la question des inégalités, du protectionnisme et de la désindustrialisation (5). Et peut-être sonne le glas d'une double imposture politique.

Au fil des ans, le Parti démocrate est devenu l'instrument des classes moyennes et supérieures diplômées. En affichant les symboles de sa « diversité », il a recueilli néanmoins une majorité écrasante de suffrages noirs et hispaniques ; en s'appuyant sur les syndicats, il a conservé une base électorale ouvrière. Pourtant, sa vision du progrès a cessé d'être égalitaire. Tantôt individualiste et paternaliste (la recommandation de faire plus d'efforts), tantôt méritocratique (la recommandation de faire plus d'études), elle n'offre aucune perspective à l'Amérique « périphérique » qui, loin des côtes, reste à l'écart de la prospérité des grandes métropoles mondiales, du ruissellement des fortunes de Wall Street et de la Silicon Valley. Et qui voit disparaître les emplois industriels ayant servi d'ossature à une classe moyenne peu diplômée mais relativement confiante en son avenir.

À celle-ci et aux « petits Blancs » pauvres, le Parti républicain d'avant Trump n'avait guère à offrir non plus. Son objectif central était en effet de réduire les impôts des milieux d'affaires, de leur permettre d'exporter et d'investir à l'étranger. Toutefois, en parlant de patrie, de religion, de moralité aux ouvriers et aux prolétaires blancs, en surjouant la persécution de l'Amérique profonde par des minorités assistées et des intellectuels pleins de morgue, les conservateurs se sont longtemps assurés que les victimes désignées de leur politique économique et commerciale continueraient à leur servir de chair à canon électorale (6).

Or la popularité de M. Trump auprès d'eux tient à d'autres ressorts. Le promoteur new-yorkais ne leur parle pas d'abord de Bible et de port d'arme, mais d'industries à défendre, d'accords commerciaux à dénoncer. Mme Clinton n'a pas forcément reconquis l'affection de ces électeurs en colère en installant la majorité d'entre eux dans un « panier de gens déplorables » composé de « racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes ». Ce diagnostic psychologique à grande échelle fut établi lors d'une levée de fonds à New York devant un « panier de gens » forcément admirables, eux, puisqu'ils avaient payé cher pour l'entendre.

Une élection marquée par de tels bouleversements idéologiques, et même par un désir de renverser la table, peut-elle néanmoins se conclure par la victoire de la candidate du statu quo ? Oui, dès lors que celle-ci a pour adversaire un outsider encore plus détesté qu'elle. Au fond, le « truquage » principal est là. Il caractérise d'autres pays que les États-Unis. La France pourrait connaître une situation semblable l'année prochaine : des colères populaires contre la mondialisation, la ségrégation sociale et la connivence des « élites », mais immanquablement dévoyées par un jeu politique qui, dans un cas comme dans l'autre, fait toujours retomber la tartine du mauvais côté.

Rien de très inattendu ne pouvant venir de Mme Clinton — encerclée d'experts, de sondeurs, de publicitaires, elle calcule tout au millimètre près —, M. Trump a choisi de chambouler la donne. Il l'a fait en jetant aux orties la stratégie arrêtée par son parti il y a quatre ans.

Robert Rauschenberg. – « Pilgrim » (Pèlerin), 1960 Kunsthalle De Hambourg, Allemagne / Bridgeman Images

La réélection de l'actuel président en 2012 avait surpris les caciques républicains. Ils en avaient conclu qu'une prochaine victoire exigerait qu'ils réduisent l'avantage électoral des démocrates auprès des Noirs (Mme Clinton les mobiliserait moins que M. Obama) et surtout des Hispaniques, dont le poids démographique ne cesse d'augmenter. Ceux-ci étant heurtés par la politique restrictive des républicains en matière d'immigration, il conviendrait de se montrer plus ouverts sur le sujet et de légaliser une partie des clandestins. Puisque les loyautés électorales ne sont pas inscrites dans les gènes, rien n'interdit pour le reste à un Hispanique de voter à droite s'il est opposé à l'avortement ou s'il n'aime pas payer des impôts. Les immigrants polonais, italiens, lituaniens étaient démocrates avant de soutenir Ronald Reagan ; en 2000, 70 % des musulmans se prononçaient en faveur de M. George W. Bush ; huit ans plus tard, ils furent 90 % à choisir M. Obama (7)…

Au lieu de chercher à grappiller quelques voix dans un électorat latino et noir hostile aux républicains, M. Trump a fait le pari inverse. Celui d'accroître son avantage auprès des Blancs non hispaniques. Ils ont beau représenter une fraction déclinante de la population, elle constituait encore 74 % de l'électorat en 2012. Afin de les mobiliser, en particulier les ouvriers et les employés peu diplômés, M. Trump a simultanément attisé la crainte qu'un afflux d'immigrés ne provoque insécurité et dissolution identitaire, et martelé la promesse d'une renaissance industrielle (« Make America great again »). Un tel discours résonne au sein de groupes sociaux dont l'establishment démocrate ne se soucie plus, ne l'associant ni à la modernité numérique ni à la diversité démographique, sans doute parce qu'il estime qu'ils se débattent dans une culture et un univers révolus, en déclin, « déplorables ».

Or, si les métropoles assurent une part croissante de la prospérité du pays et de sa production d'imaginaire, c'est plutôt dans les États de la « périphérie » que se joue l'élection. Pendant quelques mois, la Californie et New York doivent donc en rabattre, puisque leur vote est déjà acquis (aux démocrates) et que la marge de victoire n'a aucune importance. Inversement, l'Ohio, la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin tiennent leur revanche. L'issue du scrutin étant chez eux plus incertaine, on les courtise, on y tient meeting, on se penche à leur chevet. Et que découvre-t-on ? Que ces États, plus blancs, plus âgés et souvent moins instruits que la moyenne, ont perdu des centaines de milliers d'emplois en raison des délocalisations et de la concurrence chinoise ou mexicaine, qu'ils accumulent les friches industrielles, qu'ils ont moins profité de la reprise économique que le reste du pays. Le discours protectionniste et inquiet de M. Trump y est donc bien accueilli ; Mme Clinton peine davantage à vendre le « bon bilan » du président Obama.

Bientôt, quand les villes-monde auront encore enflé, quand l'immigration aura transformé l'Amérique en pays majoritairement composé de « minorités », les démocrates pourront peut-être se passer du Midwest ouvrier, comme ils ont autrefois fait l'impasse sur les « petits Blancs » du Sud. Mais pas cette année.

Cette année, c'est trop tôt pour pouvoir, sans risque, gronder comme des enfants gâtés tous ceux qui réagissent (mal) aux problèmes qu'on a soi-même créés. Pour leur intimer de se former, de changer de métier, de déménager. Car, avec M. Trump dans l'arène, les démocrates ne peuvent plus être certains que ce qui leur reste de base ouvrière n'a d'autre refuge électoral que le leur. Incarnation d'une « élite » politique qui depuis un quart de siècle a mené le monde populaire à la catastrophe, Mme Clinton doit soudain tenir compte de populations dont le destin économique est menacé, que la perte de son statut social d'antan terrorise. Son curriculum vitae est resplendissant ; mais, en 2016, nombre d'Américains semblent vouloir sortir les sortants et disposer pour y parvenir d'un bâton de dynamite nommé Donald Trump.

Alors, tout à coup, les Blancs en situation de détresse se remettent à compter. On les ausculte comme il y a un demi-siècle le lumpenprolétariat noir. Et on découvre que l'espérance de vie des mineurs des Appalaches, des cultivateurs de tabac de Virginie, de tous ceux qui ont dû changer d'emploi, devenir vigiles à Walmart en perdant au passage les deux tiers de leur salaire, chute. Que, pour les Blancs sans diplôme, cette espérance de vie est désormais inférieure de près de treize ans à celle des Blancs passés par l'université (67,5 contre 80,4) ; chez les femmes, l'écart est d'un peu plus de dix ans (73,5 contre 83,9). Ce ne sont plus seulement dans les ghettos noirs qu'on trouve des boutiques de prêteurs sur gages, des jeunes mères célibataires dépendant des aides sociales, des taux élevés d'obésité, de toxicomanie, de suicide. Pour ces populations en détresse, l'expérience de Mme Clinton, son attachement aux normes politiques de Washington, l'appui qu'elle reçoit des principaux médias ne constituent pas nécessairement un atout.

À quoi ressemblera leur avenir « postindustriel » quand toutes les mines de charbon qui les emploient auront fermé, quand les chauffeurs de taxi et de camion seront remplacés par des véhicules autopilotés par Google, quand les caissières de supermarché deviendront des scanners, et les ouvriers des robots ? Tous programmeurs ? Tous serveurs ? Tous autoentrepreneurs livreurs de plats cuisinés commandés par une application de téléphone portable, loueurs de chambres à des touristes, jardiniers de la nature, aides à domicile ? Mme Clinton ne répond pas à cette inquiétude puisqu'elle l'assimile sans doute à un refus du progrès. M. Trump, lui, la martèle afin de riposter à ceux que la brutalité de sa personnalité et son absence d'expérience politique terrorisent : « Qu'avez-vous à perdre ? »

Truqué ou non, on saura bientôt si le système américain est devenu assez fragile pour se donner à un homme comme lui. Mais, à supposer que, dans les semaines qui viennent, un attentat, une mauvaise prestation télévisée ou la découverte de correspondances compromettantes suffise à écarter Mme Clinton de la Maison Blanche, preuve serait alors faite que, loin de combattre efficacement la droite autoritaire, le parti du statu quo néolibéral constitue dorénavant son principal carburant.

(1) Pour une analyse plus détaillée de ces biais, lire Serge Halimi et Loïc Wacquant, « Démocratie à l'américaine », et Benoît Bréville, « Géorgie et Caroline du Nord, les deux Sud », Le Monde diplomatique, respectivement décembre 2000 et octobre 2012. Cf. également Elizabeth Drew, « Big dangers for the next election », The New York Review of Books, 21 mai 2015.

(2) Selon un sondage réalisé fin mai 2015, 84 % des Américains estiment que l'argent occupe trop de place dans la vie politique de leur pays, 85 % que le système de financement des campagnes doit être complètement reconstruit ou fondamentalement changé, 55 % que leurs élus promeuvent la plupart du temps les intérêts des groupes qui les ont financés (The New York Times, 2 juin 2015).

(3) Mme Clinton promet d'y consacrer 275 milliards de dollars en cinq ans ; M. Trump, le double. Cf. Janet Hook, « Trump bucks his party on spending », The Wall Street Journal, New York, 19 septembre 2016.

(4) Cf. William Galston, « The double political whammy for business », The Wall Street Journal, 20 juillet 2016.

(5) Francis Fukuyama, « American political decay or renewal ? », Foreign Affairs, New York, juillet-août 2016.

(6) Cf. Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2013. Lire aussi « Stratagème de la droite américaine, mobiliser le peuple contre les intellectuels », Le Monde diplomatique, mai 2006.

(7) Selon le New York Times des 9-10 janvier 2016.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans le numéro de novembre 2016.

Période

Wed, 02/11/2016 - 13:53

Fondée il y a deux ans, cette revue en ligne de théorie marxiste propose en langue française des textes exigeants mais toujours liés aux questions politiques. Plusieurs groupes de lecture ont essaimé en France. (http://revueperiode.net, accès libre. – Paris.)

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