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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 6 days 14 hours ago

Power and Glory. France's Secret Wars with Britain and America, 1945-2016

Sun, 01/01/2017 - 16:34

Journaliste britannique spécialisé dans les réseaux de contre-espionnage, Roger T. Howard explore les dessous des relations franco-britanniques durant une période où les deux pays étaient censés être les meilleurs alliés du monde. De la rivalité en Syrie et au Liban en 1945 jusqu'à l'alliance pleine d'arrière-pensées nouée entre le premier ministre David Cameron et le président Nicolas Sarkozy en Libye en 2011, il exhume des épisodes souvent oubliés, comme l'opposition des deux puissances lors de la révolte malgache de 1947, le conflit du Biafra ou l'affaire du Rainbow Warrior (1985). Les cinq chapitres consacrés à l'Afrique noire, du Katanga (1961) au Rwanda (1994) et au Congo (depuis 1997), sont particulièrement riches. On pourra déplorer quelques faiblesses — le chapitre sur l'Indochine, par exemple —, mais l'ensemble fourmille d'informations inédites, comme celles qui jalonnent la chronique de la guerre des Malouines en 1982. Les positions françaises et anglo-saxonnes dans l'actuelle guerre au Proche-Orient se révèlent cyniquement divergentes.

Biteback Publishing, Londres, 2016, 344 pages, 20 livres sterling.

Qu'est-ce que j'entends par marxisme ?

Sun, 01/01/2017 - 16:34

« Qu'est-ce que tu entends par marxisme ? » C'est la question posée au philosophe Alain Badiou lors d'une conférence à l'École normale supérieure qui fut suivie d'un débat. Cette conférence, réécrite pour la publication, traite de la place du marxisme dans le système philosophique de Badiou. Il le définit, avec l'aide de Lénine, et plus particulièrement de son ouvrage Les Trois Sources et les Trois Parties constitutives du marxisme (1913), comme une « pensée » où se croisent la philosophie, la science et la politique, sans qu'elle soit l'une ou l'autre. Le concept de classe fait le lien entre elles, car il est censé « traverser, unir, relier entre elles ces trois parties sans se rabattre sur l'une des trois parties constitutives ». D'où l'affirmation que « le marxisme ne se loge pas dans des cases toutes faites » puisqu'il est « l'invention constamment renouvelée d'une pratique politique ». Ce petit livre, qui mobilise Lénine contre Louis Althusser, ouvre une nouvelle perspective de définition, où la pratique politique fonde la philosophie en se nourrissant de la science.

Les Éditions sociales, coll. « Les propédeutiques », Paris, 2016, 96 pages, 8 euros.

La transgression apprivoisée

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Luis Buñuel jugeait cet ouvrage inestimable. Martin Scorsese, Werner Herzog ou Norman Mailer en firent autant. Le Cinéma, art subversif, d'Amos Vogel (1974), publié en français en 1977, vient enfin d'être réédité (1). Riche de trois cents illustrations, cet éloge argumenté des vertus subversives du cinéma d'auteur et d'avant-garde puise dans un corpus d'environ six cents films. Saluant l'audace formelle, le propos s'inscrit pleinement dans la modernité artistique et dans la bouillonnante dynamique d'espérance politique du tournant des années 1960-1970.

Quatre décennies plus tard, les idéaux contre-culturels qui forment le substrat intellectuel de ce livre ont échoué. Certes, Amos Vogel avait déjà des doutes ; mais il ne pouvait prévoir que la « subversion de la subversion », au lieu d'abolir le capitalisme, participerait à son renouveau. Audaces formelles, esthétique surréaliste, dépassement des tabous, provocations, au lieu d'atteindre l'ordre bourgeois, ont été digérés par la publicité et par Hollywood. Et le scandale est souvent hautement rentable. Mais il était sans doute trop tôt, en 1974, pour percevoir le tournant libéral-libertaire que venait de théoriser le philosophe Michel Clouscard (2), doublé du passage de la modernité — qui croit au progrès lié à l'exercice de la raison — à la postmodernité — qui n'y croit plus.

Le film d'horreur a partie liée avec la « subversion », et plus précisément avec la transgression. Dans l'ouvrage collectif Représenter l'horreur (3), Frédéric Astruc rappelle que le giallo, ce genre italien qui combine l'enquête policière, l'érotisme et l'horreur, tout comme le film gore, caractérisé par une violence particulièrement sanglante, sans oublier quelques autres variations, « renouvellent la représentation de l'horreur en repoussant chaque fois un peu plus loin les limites de ce qu'il est permis de voir ». En bref, de Mario Bava à Dario Argento, de Massacre à la tronçonneuse, de Tobe Hooper, à Freddy. Les Griffes de la nuit, de Wes Craven, pour s'en tenir aux classiques, « le cinéma, témoin de son temps, s'inscrit dans les grandes mutations de la société d'après-guerre en s'émancipant peu à peu des censures pour offrir des films résolument décomplexés ». Ce qui, pour Benjamin Thomas, qui évoque le cinéma d'horreur japonais, renverrait essentiellement à « l'impossibilité de toute intersubjectivité », les films s'employant « à faire émerger sur un mode horrifique ce dont la disparition menace selon eux la société contemporaine : un lien ».

Dans les années 2000 apparaît le torture porn (4), sous-genre très controversé véhiculant sadisme et misogynie. Fort peu considéré par la critique, mais commercialement heureux, il se caractérise par des scènes de cruauté extrême. On se rappelle les affiches de la série Saw (dents arrachées, doigts coupés, membres mutilés, etc.). Pascal Françaix démontre en quoi il est une « étape significative dans la constitution d'un cinéma d'horreur postmoderne ». Si, jusqu'aux années 1970, le cinéma d'horreur avait pu s'insérer dans les catégories antagoniques de la modernité (progressistes-révolutionnaires ou conservateurs), le torture porn ressortit à « un monde exempt de toute amarre, qu'elle soit politique, artistique ou morale, où le sexe et la mort sont les seules données immuables, dans un chaos d'incertitudes et de hasards ». Contre la distinction nette du bien et du mal, il restituerait au cinéma d'horreur, à en croire l'auteur, « sa force de questionnement et ses vertus d'inconfort ».

Mais lorsque le jusqu'au-boutisme transgressif et provocateur de l'exploitation postmoderne fait recette par un jeu sans enjeu d'ironie et de dérision, lorsqu'une esthétique offre en spectacle la torture et le dépeçage en gros plan d'êtres humains, de quoi entend-elle émanciper le spectateur et vers quoi tend-elle ? Ne serait-ce pas l'affirmation de « l'abject [qui] me tire vers là où le sens s'effondre », pour citer Julia Kristeva (5) ? Quand le « fond de l'air » était rouge, la subversion moderne, révolutionnaire, participait d'une libération critique des valeurs dominantes. Le torture porn apparaît comme le symptôme d'un temps de faillite idéologique. Détresse du sens dans la postmodernité…

(1) Amos Vogel, Le Cinéma, art subversif, Capricci, Nantes, 2016, 352 pages, 29 euros.

(2) Cf. Michel Clouscard, L'Être et le Code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2004 (1re éd. : 1972), et Néofascisme et idéologie du désir, Delga, Paris, 2008 (1re éd. : 1973).

(3) Frédéric Astruc (sous la dir. de), Représenter l'horreur, Rouge profond, coll. « Débords », Aix-en-Provence, 2015, 176 pages, 18 euros.

(4) Pascal Françaix, Torture Porn. L'horreur postmoderne, Rouge profond, coll. « Débords », 2016, 302 pages, 20 euros.

(5) Julia Kristeva, Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection, Points Essais, Paris, 1983 (1re éd. : 1980).

Spartacus, la gloire des vaincus

Sun, 01/01/2017 - 16:33

À l'été 73 avant notre ère, à Capoue, une soixantaine d'esclaves tuent leurs gardiens et s'évadent. Bientôt mille fois plus nombreux, ils vont, pendant près de deux ans, mettre en déroute l'armée de Rome, la plus grande puissance du temps. La République prend peur et donne les pleins pouvoirs à un milliardaire, qui recrute cinquante mille hommes. En mars 71, l'armée des esclaves est vaincue. Les six mille survivants sont mis en croix le long des deux cents kilomètres de la voie Appienne, de Rome à Capoue. L'esclave qui les conduisait est mort au combat. Il s'appelait Spartacus, et il était gladiateur.

Il n'est pas tout à fait étonnant qu'une histoire aussi stupéfiante ait basculé du côté de la légende, son authenticité ayant été quelque peu oubliée. Pourtant, les faits sont attestés, et ce ne fut d'ailleurs pas la seule grande révolte d'esclaves. Mais, comme chacun sait, l'histoire est écrite par les vainqueurs, et si les historiens de la Rome antique, de Salluste à Plutarque, les ont bien commentées, en particulier celle de Spartacus, c'est avec une certaine parcimonie, et une tout aussi certaine absence d'empathie. Puis, au fil de l'enseignement des humanités et de la transmission de valeurs confortant l'ordre en place, l'épopée de Spartacus s'est effacée. La grande révolte des esclaves à Saint-Domingue au début des années 1790, l'admiration de Karl Marx, la Ligue spartakiste fondée en 1915 par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht vinrent la réactiver. Il ne semble pas qu'aujourd'hui les programmes d'histoire en France lui accordent quelque importance (1).

Il est vrai que, sauf en des temps portés sur l'idéal révolutionnaire, l'insurrection de Spartacus et de ses camarades peut sembler un exemple regrettable, rappel d'une menace à droite, d'un échec à gauche ; alors, « qui écrira l'histoire de nos batailles, quelles furent nos victoires et nos défaites ? Et qui dira la vérité (2)  ? ».

En 1951, Howard Fast (1914-2003) écrit Spartacus, que tous les éditeurs refusent. Cet unanimisme touchant obéit à la forte prescription du directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI), John Edgar Hoover, qui n'aime pas les écrivains communistes. Fast s'autoédite. C'est un succès, que le film de Stanley Kubrick, en 1960, relaiera. Le roman, qui intègre tous les faits connus, alterne pour l'essentiel les conversations, après la dernière crucifixion, entre membres de l'élite romaine, dont Crassus, le vainqueur de Spartacus, et les actions de ce dernier, qui les hante comme une énigme insoluble. Comment un esclave, qui n'est pour le Romain qu'un instrumentum vocale, un « outil qui parle », peut-il devenir un grand général, capable de fédérer tant d'autres « outils » pour refuser les lois romaines et créer les leurs propres ? Comment a-t-il pu avoir d'aussi grands rêves d'homme ?

C'est littéralement impensable, sauf à remettre en question « une société bâtie sur le dos des esclaves et qui trouvait son expression symphonique dans le chant des fouets », sauf à reconnaître que les citoyens de la République n'ont plus d'autre idéal que de lutter contre l'ennui, et à choisir alors d'en finir avec une vie qui apparaît dénuée de sens, comme le fait le vieux politicien Gracchus. Quant à Spartacus, au fil d'un récit où passent des échos, des rythmes de l'épopée homérique, il n'est jamais un surhomme : il se contente d'être, entièrement, un homme qui refuse de pactiser avec la mort, mentale, spirituelle, et qui jamais « ne se considérait comme seul ».

C'est à la question qui dévaste Crassus et Gracchus qu'entreprend de répondre l'historien Yann Le Bohec (3) (qui présente Howard Fast comme un écrivain britannique) : comment des esclaves ont-ils pu former une armée ? Animé d'un allègre mépris pour les lectures marxistes, il s'appuie sur les textes de l'Antiquité, parfois bien postérieurs à l'insurrection, pour expliquer sobrement la réussite de Spartacus par son étonnant talent militaire, brut mais percutant. Il explique aussi son échec final, celui qui, dans le roman, obsède le dernier survivant, par le « manque de personnel qualifié », auquel il ajoute une autre raison, bien plus perturbante : seule une minorité a rejoint les rangs des insurgés. Car il n'y aurait pas eu d'aspiration collective à l'abolition de l'esclavage, mais, au mieux, un désir de libération individuelle ; certains, de surcroît, se satisfaisaient de leur condition. Ce qui donne précisément à ce soulèvement son exemplaire beauté. Car ce défi des misérables aux vainqueurs du monde a pour vertu essentielle d'avoir eu lieu, d'avoir montré que ce qui paraissait impossible pouvait devenir possible. C'est là la victoire de Spartacus, invention d'un autre horizon, promesse à accomplir, et elle importe davantage que son échec final.

(1) Cf. eduscol.education.fr/ressources-2016

(2) Howard Fast, Spartacus, Agone, coll. « Infidèles », Marseille, 2016 (1re éd. : 1951), 448 pages, 20 euros.

(3) Yann Le Bohec, Spartacus, chef de guerre, Tallandier, coll. « L'art de la guerre », Paris, 2016, 224 pages, 17,90 euros.

Aux carrefours du temps

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Virtuose puissant et inventif, l'Argentin Alberto Breccia (1919-1993) demeure le maître d'une bande dessinée qui se déploie aussi bien dans la satire politique, noire et grotesque, que dans les brillantes adaptations des univers fantastiques de H. P. Lovecraft ou d'Edgar Allan Poe. En 1962 débute la parution d'une série envoûtante conçue avec le scénariste Héctor Germán Oesterheld — bientôt l'une des victimes de la dictature militaire — et à laquelle son protagoniste, Mort Cinder, donne son nom.

Une nouvelle édition française (1) (la précédente date de 1980) revue et corrigée permet de (re)découvrir les aventures de « l'homme qui était né et mort mille fois », témoin du Chemin des Dames comme de la construction de la tour de Babel, voyageur temporel qui meurt et renaît à différentes époques, et de son ami Ezra Winston, un vieil antiquaire londonien. Les foisonnantes expérimentations en noir et blanc de Breccia, la beauté expressionniste de son travail, qui a marqué une génération de dessinateurs — dont l'Argentin José Muñoz, créateur d'Alack Sinner —, font de cet ensemble un classique. Et sa réapparition, rendue difficile par la dispersion des pages originales, constitue en elle-même un tour de force.

Daniel Clowes est né à Chicago en 1961 — un an avant Mort Cinder. Devenu célèbre à la fin des années 1990 avec Ghost World, qui fut adapté avec succès à l'écran, Clowes construit depuis trente ans une œuvre qui mêle l'observation ironique de ses contemporains à la mélancolie. Si ses histoires, souvent situées en banlieue, dénotent une prédilection pour la description de la vie ordinaire et des relations qui s'y nouent et s'y délitent, le paranormal fait parfois irruption dans ses motels et ses lotissements. Arrivant après cinq ans de silence, Patience (2) constitue l'acmé de cette tendance. L'annonce d'un heureux événement ouvre le bal pour Patience et son compagnon Jack, « fou de joie, euphorique », mais d'une retenue toute clowesienne. La rupture n'est pourtant pas loin pour ces amoureux, qui monologuent et exposent à tour de rôle leur perception de la réalité dans un récit construit au cordeau. Car, peu après, Patience est assassinée, et Jack va enquêter, à la recherche à la fois du coupable et du moyen éventuel de changer le cours de cette histoire...

Comme dans Mort Cinder, la possibilité de traverser les époques est moins prétexte à des péripéties en cascade qu'à une mise en perspective existentielle — expérience quasi psychédélique chez Clowes — et à une interrogation sur les conditions et les choix qui déterminent la vie de chacun. Les éclatantes couleurs pop servent un récit empreint d'une noirceur de cauchemar, auquel son protagoniste masculin tente d'échapper en s'accrochant au souvenir — et aux promesses — de l'amour et de la paternité.

La rencontre et l'amitié entre Alan Ingram Cope et le Français Emmanuel Guibert ont fait naître une fresque poignante, où Guibert, né en 1964, a traduit en planches les souvenirs de l'ex-GI, débarquant en France avec l'armée américaine en 1945 et choisissant d'y rester. Dans ce nouvel épisode, Martha & Alan (3), Guibert nous emmène dans la Californie des années 1930. Après La Guerre d'Alan puis L'Enfance d'Alan, l'attention se porte sur ce premier amour de jeunesse. Volet tout à fait autonome pour qui viendrait à découvrir ce formidable portrait transverse au XXe siècle, Martha & Alan bénéficie du développement graphique des livres précédents : dessinateur exceptionnel, Guibert associe ici les qualités du technicien à celles du coloriste (on songe aussi à son recueil Japonais, paru en 2008 chez Futuropolis). Aucune esbroufe dans ce découpage en pleines pages : leur somptuosité, dévolue avec simplicité au récit des souvenirs d'Alan, nous transporte dans l'atmosphère de l'époque. Elle sait, sans en trahir les circonstances singulières, faire saillir l'universel d'une histoire aussi vieille que l'humanité.

(1) Héctor Germán Oesterheld et Alberto Breccia, Mort Cinder, Rackham, Paris, 2016, 280 pages, 30 euros.

(2) Daniel Clowes, Patience, Cornélius, Bordeaux, 2016, 184 pages, 30,50 euros. Une exposition de planches de l'auteur aura lieu à la galerie Martel, 17, rue Martel, 75010 Paris, du 31 janvier à la mi-mars 2017.

(3) Emmanuel Guibert, Martha & Alan. D'après les souvenirs d'Alan Ingram Cope, L'Association, Paris, 2016, 120 pages, 23 euros. Chez le même éditeur : La Guerre d'Alan (trois tomes, 2000-2008) et L'Enfance d'Alan (2012).

Le changement, c'était maintenant

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Eu égard à la vocation de cette rubrique, censée accueillir chaque mois un « beau livre », l'honnêteté commande de reconnaître que « beau » n'est pas le premier mot qui vient à l'esprit lorsqu'on ouvre La Pensée dure du grand timonier mou (1). Entre pastiche et dazibao, cet objet graphique non identifié, réalisé et publié par un libraire de quartier, porte l'art du détournement à son point d'aboutissement : celui du rire irrépressible. Consacré à « la transmission et la vulgarisation du corpus théorique fondamental développé au fil de son éminente carrière par le président Mollande », il retrace le quinquennat qui s'achève par une succession d'images empruntant à l'iconographie de la Révolution culturelle, du cinéma, du polar, de la publicité, de la philatélie ou de la peinture classique. Entre ces représentations édifiantes, qui conjuguent la science picturale la plus fine et le mauvais goût le plus sûr, serpente une série de textes parodiques où le caricaturiste touche plus d'une fois à la vérité du modèle. Comme avec cette interrogation programmatique qui a dû tarauder bien des responsables politiques : « Comment parviendrons-nous à distinguer les vrais opportunistes, authentiques et sincères, des opportunistes de circonstance ? »

(1) Collectif invisible Line Piaille Haut, La Pensée dure du grand timonier mou, Paris, 2016, 208 pages, 25 euros, Librairie Tropiques, Paris, ou à commander chez son libraire.

Tarentella ! Possession et dépossession dans l'ex-royaume de Naples

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Héritée des festivités dionysiennes de la colonie grecque installée dans le sud de l'Italie durant l'Antiquité, la tarentelle est une danse et un chant provoqués, dans l'imaginaire collectif, par la piqûre d'une araignée suscitant des transes. Les femmes possédées et dénudées sont prises en charge par le village au cours de cérémonies où elles réintègrent le groupe grâce au chant. Dans une étude passionnante, mêlant ethnomusicologie et histoire économique et sociale, Alèssi Dell'Umbria éclaire ce pan d'une culture populaire présente en Calabre, dans les Pouilles et à Naples. Les soldats américains furent fascinés par le spectacle organisé de jeunes filles nues et en transe, comme le relate Curzio Malaparte dans La Peau (1949). Le chant est, quant à lui, un lamento de proscrits. Il appartient à la culture du lumpenprolétariat agricole et industriel d'une Italie pauvre, où s'invite la question écologique : la ville de Taranta, lieu d'origine de la tarentelle, figure parmi les plus polluées d'Europe…

L'Œil d'or, Paris, 2016, 496 pages, 28 euros.

Les élites françaises entre 1940 et 1944. De la collaboration avec l'Allemagne à l'alliance américaine

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Dans une première partie, l'historienne Annie Lacroix-Riz étudie la collaboration des classes dirigeantes françaises avec le Reich : politiciens, journalistes, hommes d'affaires, militaires et haut clergé voyant en Adolf Hitler celui qui sauverait l'Europe du « bolchevisme ». Elle infirme ici notamment la thèse « de la politisation faible ou nulle des élites économiques ». Elle démonte également le concept né dans les années 1990 de « vichysto-résistant », pour mettre en lumière les préparatifs, dès 1941, d'un ralliement à la pax americana, qui s'épanouira en Afrique du Nord. Elle analyse ensuite comment cette alliance, qui visait non seulement les communistes mais également le général de Gaulle, entreprit de soutenir une Résistance antigaulliste et anticommuniste, où l'on pouvait trouver des cagoulards. L'ouvrage, où l'on croise aussi bien Alexis Leger — Saint-John Perse — que Maurice Couve de Murville, est dessillant.

Armand Colin, Paris, 2016, 496 pages, 29 euros.

Refuser de parvenir. Idées et pratiques

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Au début du XXe siècle, l'instituteur Albert Thierry, proche du syndicalisme révolutionnaire, se faisait le théoricien du « refus de parvenir » : « Ce n'est ni refuser d'agir ni refuser de vivre, c'est refuser de vivre et d'agir pour soi et aux fins de soi. » Le Centre international de recherches sur l'anarchisme (CIRA) de Lausanne a voulu revisiter cette morale oubliée du mouvement ouvrier qui se décline à travers des choix individuels doublés de pratiques collectives. Sont abordés la pédagogie d'action directe d'Albert Thierry, l'éthos de classe des ouvriers anarchistes lyonnais de l'entre-deux-guerres, le déclassement chez Mikhaïl Bakounine ou la question de la place des intellectuels dans le mouvement ouvrier. Des pratiques actuelles sont ensuite décrites par leurs acteurs : un groupe féministe, une agence de photographes militants, un collectif d'architectes… L'ouvrage rappelle et réactualise cette morale indispensable à l'émancipation. On regrettera toutefois qu'il ne s'interroge pas vraiment sur les moyens de la réactiver pour le plus grand nombre.

Centre international de recherches sur l'anarchisme - Nada, Lausanne-Paris, 2016, 300 pages, 20 euros.

La fin de l'intellectuel français ? De Zola à Houellebecq

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Historien israélien, intellectuellement redevable à André Breton, Daniel Guérin, Simone Weil et George Orwell, Shlomo Sand s'emploie à « décrypter les mystères du débat intellectuel dans la Ville Lumière ». Et médite sur le statut particulier de ceux qui l'animent. Comment refuser son « regard critique et plutôt dubitatif » quand son objet d'étude a presque toujours joué le rôle d'une « intelligentsia docile » ? Il revint en effet à des écrivains minoritaires, à des éditeurs francs-tireurs de protester contre les conquêtes coloniales, le militarisme, l'ordre totalitaire, pendant que l'élite des diplômés britanniques s'engageait au service de l'Empire, que la majorité des intellectuels français prenaient position pour l'armée au moment de l'affaire Dreyfus, que des professeurs de philosophie allemands participaient aux autodafés nazis. Car, estime Shlomo Sand, « il n'y a jamais eu de lien causal entre raffinement culturel et comportement éthique ». L'auteur adjoint à son propos, élégiaque et documenté, deux chapitres qui, sur le ton du réquisitoire encoléré, s'étendent, peut-être inutilement, sur les cas de Michel Houellebecq, de Charlie Hebdo, d'Alain Finkielkraut et d'Éric Zemmour.

La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2016, 288 pages, 21 euros.

Le Front national

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Enseignant à Sciences Po, Joël Gombin dresse le portrait du Front national (FN), quatre décennies après sa création par des nostalgiques de la collaboration et de l'Algérie française. Premier constat : la fameuse « dédiabolisation » ne traduirait pas une ligne de fracture entre « modérés » et « extrémistes », mais une simple stratégie. Selon l'auteur, malgré l'« euphémisation du discours » promue par Mme Marine Le Pen, le message ne diffère guère de celui de son père. Et, si elle a écarté ce dernier et ripoliné l'image du parti, elle cultive des relations personnelles avec des « gudards », du Groupe union défense, qualifié parfois de néofasciste. Gombin observe que la sociologie électorale du FN et le mode de scrutin majoritaire à deux tours rendent « extrêmement faible » la possibilité que ce parti accède au pouvoir.

Eyrolles, coll. « Essais », Paris, 2016, 160 pages, 16 euros.

L'ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l'État et la prospérité du marché

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Le sociologue Benjamin Lemoine retrace la fabrique du « problème de la dette », considérée comme un levier de croissance au début des années 1980, et devenue une menace justifiant le recul de l'État. Dans sa version actuelle, elle naît d'une volonté politique : les socialistes en 1985 transforment l'État en agent économique « comme les autres », l'obligeant à se tourner vers les marchés financiers. L'évolution de la dette — gestion et montant — épouse celle du néolibéralisme : elle incarne son ambition de discipliner les États et de les contraindre à transférer toujours plus de richesses vers le marché. L'auteur décortique ensuite la mécanique de l'emprunt, au cœur même du ministère des finances. Le livre se conclut sur une question originale : les retraites constituent-elles une dette sociale du même ordre que la dette financière ? Et, si oui, comment les gouvernements pourront-ils tenir leurs engagements financiers sans trahir ceux contractés auprès du peuple ?

La Découverte, coll. « Sciences humaines », Paris, 2016, 308 pages, 22 euros.

La mosaïque de l'islam. Entretien sur le Coran et le djihadisme avec Perry Anderson

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Profond et didactique, ce livre de conversations entre Suleiman Mourad, professeur de religion, et Perry Anderson, historien et sociologue, prouve que l'on peut avoir une approche de l'islam qui, sans être religieuse, le prend au sérieux et ne sombre pas dans les trop fréquentes approximations des « experts ». L'ouvrage revient d'abord sur ce que nous savons historiquement de l'islam des origines et de son fondateur. Il examine les différentes interprétations de la place respective de la parole de Dieu (le Coran), de celle de Mohammed et de celle de ses compagnons, ainsi que l'interprétation du concept de djihad.

Dans la deuxième partie, consacrée au salafisme et à l'islamisme militant, Mourad aborde le rôle du wahhabisme et son rejet de l'« idée du compromis » qui dominait traditionnellement dans l'islam sunnite, « la croyance qu'aucune secte n'est totalement dans le vrai ». Le wahhabisme a fini par occuper une place dominante, aidé par l'argent du pétrole et la complaisance occidentale. Mais les deux pays qui s'en réclament, l'Arabie saoudite et le Qatar, s'opposent sur nombre de dossiers.

Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », Paris, 2016, 184 pages, 18 euros.

Skeleton Tree

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Loin des formats convenus et des chansons faciles, Nick Cave nous offre avec Skeleton Tree un disque exigeant, d'une beauté âpre, hallucinée. Ses huit morceaux forment un unique et lancinant chant de deuil, requiem en l'honneur du fils perdu, invitation au voyage de l'autre côté du fleuve de la mort. Warren Ellis et les Bad Seeds participent pleinement à l'atmosphère envoûtante du disque en proposant des arrangements d'une dignité épurée, mêlant lyrisme des cordes, grâce des chœurs, violence des drones (bourdons). Plus grave que jamais, Nick Cave y déploie ses psalmodies laïques d'où toute mélodie est parfois quasi absente, comme dans Jesus Alone : « Tu es un jeune homme qui s'éveille / couvert d'un sang qui n'est pas le tien (…) / Tu es un toxicomane gisant sur le dos / dans une chambre d'hôtel à Tijuana. » On pense à Howl d'Allen Ginsberg, à Wilderness de Jim Morrison. Si la poésie a déserté les rayons des bibliothèques, allons donc la chercher là où elle se trouve, dans la voix magnétique d'un prophète rock, témoin des ravages de son temps : « On nous avait dit que nos rêves nous survivraient, que nos dieux nous survivraient, mais on nous a menti. »

Kobalt-Pias, 2016, 46 minutes, 26 euros (vinyle), 16 euros (CD).

Jaurès. Esquisse biographique

Sun, 01/01/2017 - 16:33

Peu de temps après l'assassinat de Jean Jaurès, en 1914, le sociologue Lucien Lévy-Bruhl, qui avait été son camarade d'études et de combats, lui consacra un bref portrait. Cette « esquisse biographique » veut se situer au-delà de l'anecdote : s'appuyant sur les textes, les souvenirs et quelques témoignages de proches, elle entend donner une image complète de Jaurès. Lévy-Bruhl fait défiler les grandes étapes de sa vie : la jeunesse occitane ; l'ascension scolaire et les réussites universitaires ; l'entrée en politique et l'entrée en socialisme ; l'activité inlassable du député, à la Chambre, dans les meetings ou dans les journaux. Puis il tâche de retrouver les grandes lignes de sa pensée, dont il montre l'unité profonde, l'originalité et la subtilité. Bien sûr, le portrait, tracé dans le contexte de l'union sacrée, en pleine première guerre mondiale, et republié quelques années après la scission de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) lors du congrès de Tours, en 1920, n'est pas dénué d'arrière-pensées politiques. Sélectif, il mériterait bien quelques retouches. Mais ce petit texte fervent, complété par une sélection de lettres de jeunesse, constitue encore une bonne introduction à la pensée et à l'action de Jaurès.

Manucius, coll. « L'Historien », Paris, 2016, 122 pages, 10 euros.

Une société sans chasser l'autre

Sat, 31/12/2016 - 14:18

A l'occasion des manifestations de l'hiver 2011-2012 contre la fraude électorale, certains analystes ont pointé les risques d'une instabilité politique nourrie par l'ascension des classes moyennes. La question en escamote une autre : pourquoi une population soumise dans les années 1990 à un ajustement d'une violence inouïe ne s'est-elle pas soulevée ?

La chute de l'Union soviétique a entraîné des bouleversements profonds. Pourtant, par bien des aspects, les anciennes structures sociales sont toujours en place. Par conséquent, la coexistence de deux ordres sociaux présente une forme de « développement inégal ». Plus encore, c'est précisément la persistance de l'ancien qui assure la stabilité du nouveau et non l'héritage soviétique qui explique les dérives du capitalisme russe contemporain, comme le veut l'opinion commune des « transitologues » libéraux. Mais afin de dégager une image plus exacte de la refonte de la Russie depuis 1991, nous devons d'abord esquisser dans ses grandes lignes le développement du pays à l'ère soviétique. (…)

Selon la ligne officielle du Parti communiste, le triomphe de la révolution et la construction du socialisme ont fait disparaître les antagonismes de classe en tant que tels. On cite souvent la formule de Joseph Staline en 1936 : la société soviétique est composée de « deux classes amies plus une couche sociale » — respectivement les ouvriers, les paysans et les intellectuels. Pourtant celles-ci ne constituent pas des groupes homogènes auxquels on peut coller de telles étiquettes. Les citoyens soviétiques, en tant que membres de ces groupes, ont beau partager un rapport commun aux moyens de production, ils se différencient selon un certain nombre de critères : revenu, niveau de qualification et d'instruction, sexe, appartenance ethnique, secteur économique, accès au pouvoir politique, position dans cette « économie des échanges de faveurs » appelée le blat.

Après la révolution, on assiste à une première phase de nivellement social : la paysannerie bénéficie de la redistribution des grandes propriétés foncières, les critères de classe déterminent l'attribution des logements urbains. De son côté, le personnel technique et administratif de l'ancien régime voit ses salaires baisser et subit un déclassement social. Le tout entraîne une réduction des écarts de revenus au sein de la population. Cependant, par la suite, ces tendances s'inversent : la nouvelle économie politique (NEP) rétablit un certain degré d'inégalité de revenus et de richesse. Dans les années 1930, la différenciation salariale est même érigée en principe politique. Le pouvoir mène des campagnes officielles contre cette « déviation gauchiste » qu'est l'ouravnilovka (« égalitarisme »). Pour stimuler la productivité, on accorde désormais des primes aux ouvriers. Dès les années 1950, le salaire moyen du décile supérieur des salariés représente plus de huit fois celui du décile le plus bas. Sous Nikita Khrouchtchev, les écarts de salaire se réduisent de nouveau : le rapport entre les déciles supérieur et inférieur tombe à 5,1 en 1968, et à 4,1 en 1975. Les salaires varient considérablement d'un secteur économique à l'autre. Ainsi, un mineur gagne deux fois plus qu'un ouvrier du textile et son salaire dépasse ceux des ingénieurs et techniciens d'un grand nombre de secteurs (1). (…)

Le phénomène le plus spectaculaire a été la chute du taux d'activité des femmes.

Bien que de nombreux chercheurs estiment à l'époque que le bloc soviétique et l'Occident convergent selon un paradigme commun à toutes les sociétés industrielles, d'importantes différences persistent. Tout d'abord dans la hiérarchie professionnelle : en URSS, le statut social et les revenus des ouvriers qualifiés sont souvent plus élevés que ceux des employés de rang subalterne. Une situation inverse à celle que l'on connaît dans le monde occidental.

[Les] ouvriers hautement qualifiés touchent un salaire supérieur à celui des techniciens spécialisés, malgré un niveau de diplôme inférieur. Ni la qualification ni les études n'ont d'effet significatif sur les revenus ou le statut social. Il en va tout autrement pour les femmes. Elles sont surreprésentées dans les échelons inférieurs de la hiérarchie salariale, quel que soit leur niveau d'instruction (à l'exception de celles qui sont les plus hautement qualifiées). Leur forte participation au monde du travail est l'un des traits les plus marquants de la société soviétique : leur taux d'activité atteint 84 % en 1989, soit l'un des plus élevés au monde. (…)

Les femmes tendent également à être confinées dans certains emplois et dans certains secteurs d'activité. Dès les années 1950 elles sont majoritaires chez les employés de bureau. Selon le recensement de 1970, elles représentent 75 % du corps enseignant, des médecins et des dentistes, et 63 % des employés de bureaux. Ce que Gail Lapidus qualifie de « polarisation » entre « les secteurs à domination masculine et féminine » constitue le point de départ des inégalités de genre dans la Russie postsoviétique (2). Cette dernière n'a pas été construite sur une table rase, elle a émergé de la carapace de l'URSS, a hérité de bon nombre des particularités de l'ordre précédent, tout en les transformant ou en les exagérant. (…)

La première étape de ce processus fut la campagne de privatisation massive, de décembre 1992 à juin 1994. Quelque seize mille cinq cents entreprises, employant les deux tiers de la main-d'œuvre industrielle, sont mises en vente par l'émission de bons pour achat d'actions. (…) Quoique conduite sur une grande échelle, cette vague de privatisations « avait pour particularité de mettre la plupart des propriétés privatisables les plus précieuses hors de portée de la plupart des Russes » (3). Par exemple, les entreprises gérées auparavant par les ministères soviétiques des carburants et de l'énergie — y compris des conglomérats comme Gazprom — sont bradées ou alors transformées en sociétés par actions par décret présidentiel au milieu de l'année 1992. Ces transactions opaques font la fortune d'un petit groupe d'oligarques du secteur de l'énergie, loin de tout contrôle démocratique. (…)

Alors que se constitue cette élite, la paupérisation de masse gagne du terrain — un peu comme si la population du pays passait « à la centrifugeuse ». (…) La dissolution des services publics soviétiques aggrave la crise sociale. Certaines prestations — logement, crèches — sont encore assurées sur le lieu du travail, mais leur maintien dépend de la situation financière de l'entreprise et du bon vouloir des nouveaux propriétaires. (…) Selon les données de la Banque mondiale en 1988, le cœfficient de Gini — mesurant les inégalités— s'élevait à 0,24 en URSS, ce qui situait le pays au niveau de la Suède ; en 1993, le chiffre est de 0,48, comparable à des pays comme le Pérou ou les Philippines.

La « transition » a également aggravé les inégalités entre les sexes. Ce phénomène s'explique en partie par la surreprésentation des femmes dans les secteurs et les catégories professionnelles particulièrement exposés aux licenciements, au décrochage des salaires réels et aux retards de versement des paies.

Qui plus est, si les femmes étaient sous-représentées dans les échelons supérieurs du Parti et dans le management industriel, la suppression des quotas obligatoires de l'ère soviétique a nettement réduit leur présence — passée de 0 à 8 % au sein de l'appareil législatif, par exemple (4). Le nouveau monde des affaires était encore plus masculin que la nomenklatura soviétique. Mais le phénomène le plus spectaculaire a été la chute du taux d'activité des femmes : deux millions d'entre elles ont quitté leur emploi entre 1991 et 1995, ce qui représenterait, selon les estimations, quelque 50 % des postes supprimés pendant cette brève période. Si certaines se retirent volontairement du marché du travail, dans l'ensemble, leur décision est subie et reflète « la diminution du nombre d'emplois offerts et le déclin des services de garde (5). » (…)

Alors que de nouveaux clivages sociaux se font jour, les traces de l'ordre social précédent persistent.

La crise du rouble de 1998 a été un tournant décisif dans la trajectoire postsoviétique de la Russie. Sans freiner l'accroissement des inégalités, elle a déplacé le centre de gravité de l'économie. S'écartant du secteur financier à l'origine de la fuite des capitaux et des tensions sur le cours du rouble, l'économie se recentre sur la base industrielle et extractive du pays. Alors que le coefficient de Gini est de 0,48 en 1996, il tombe à 0,37 en 1999, à 0,36 en 2002. A cette date, il augmente à nouveau, pour atteindre 0,44 en 2007. Notons cependant que ces chiffres ne prennent en compte que les revenus salariaux déclarés, à l'exclusion du patrimoine et des revenus du capital. Ils sous-estiment donc largement les inégalités qui ont cours en Russie. (…)

Avec la stabilisation économique amorcée en 2000, on a souvent souligné l'émergence d'une « classe moyenne » perçue comme la conséquence logique d'une meilleure situation économique et comme un critère suffisamment fiable pour mesurer les progrès accomplis par rapport au monde capitaliste avancé. (…) Plus récemment, cette nouvelle classe moyenne a été saluée comme la force motrice des manifestations anti-Poutine [de l'hiver 2011-2012]. Mais ces mirages idéologiques cachent-ils une quelconque réalité sociologique ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que les données empiriques laissent perplexe. (…) Nombre de sociologues russes ont tenté de définir les couches moyennes, à l'aide d'un éventail d'indicateurs se recouvrant partiellement les uns les autres : revenu et bien-être matériel, niveau d'instruction et statut professionnel, ou, plus subjectivement, le sentiment d'appartenance à cette classe. (…) Selon ces critères, la classe moyenne russe représenterait entre 7 %… et 80 % de la population ! Comment interpréter cet écart ? Dans son ouvrage Keywords le grand sociologue britannique Raymond Williams distingue d'une part la notion de classe comme rang social et expression d'une relation économique (le terme middle class signifie à l'origine un positionnement dans la hiérarchie sociale préindustrielle britannique) et, d'autre part, la notion de working class qui apparaît au cours de la révolution industrielle pour désigner tous ceux qui vivent de leur travail (6). Cette distinction a souvent été brouillée, ce qui met en lumière l'affaiblissement des identifications de classe au cours des dernières décennies. L'identification à la « classe ouvrière » est en voie de disparition à mesure que les relations économiques qui distinguaient celle-ci du reste de la société se dissolvent ou se reconfigurent. Le même processus peut être observé en Russie. Son impact a été d'autant plus grand que l'industrie a tenu une place prédominante dans l'économie soviétique. Le déclassement matériel de la classe ouvrière est allé de concert avec l'offensive idéologique qui a conduit à ce que Karine Clément appelle une « désubjectivisation » des ouvriers. Ces derniers ont intériorisé l'opprobre dont on accable le système qui a tant fait pour promouvoir l'image du travailleur (7). (…)

Alors que de nouveaux clivages sociaux se font jour en Russie, les traces de l'ordre social précédent persistent. Ceci est vrai aussi bien dans la conscience collective que dans la réalité matérielle : des retraités nostalgiques de Staline côtoient des jeunes pianotant sur leurs smartphones ; derrière les gratte-ciels et les boutiques de luxe moscovites se trouve un paysage jonché d'entreprises industrielles soviétiques. On pourrait parler d'une forme de « développement social combiné et inégal », de la coexistence et de l'interpénétration de différents systèmes socio-économiques et donc de multiples schémas d'identité sociale et de vécu. Et l'une des conséquences de cette superposition de deux ordres sociaux a bien pu être l'expansion d'une « classe moyenne » en puissance, en permettant à des secteurs entiers de la société russe de percevoir leur positionnement au sein du nouveau système capitaliste selon les catégories de la société soviétique. Par exemple, les ouvriers qualifiés avaient un statut médian au sein de la hiérarchie sociale à l'époque soviétique, alors que dans la Russie post-1991, le statut du travail manuel est de plus en plus dévalorisé (excepté dans les secteurs du pétrole et du gaz). Pourtant, les vestiges de la société soviétique atténuent les bouleversements sociaux. La persistance de certaines réalités matérielles permet à de nombreux individus de continuer à se percevoir selon les catégories de l'ancien système. Autrement dit, ils se voient comme appartenant à la classe moyenne alors que, dans les faits, ils font partie de cette majorité qui en est exclue selon la plupart des critères sociologiques. (…)

Le succès de l'économie de marché fournira les bases de nouvelles formes de contestation collective.

Ce parallélisme de structures sociales à l'origine de la relative stabilité de la Russie postsoviétique ne peut durer éternellement. Si le passé soviétique « subventionne » en quelque sorte le présent russe, ce mécanisme ne fonctionne que parce que la génération qui a grandi en Union soviétique peut encore, dans une certaine mesure, vivre mentalement dans cette réalité. Avec les années qui passent, ils seront de moins en moins nombreux, et le poids relatif des citoyens formatés par le nouvel ordre augmentera. (…)

C'est précisément ce que souhaitaient les réformateurs libéraux des années 1990 — créer une génération de « nouveaux Russes », étrangers à la vie soviétique, entièrement acquis à l'esprit du marché. Mais l'ironie de l'histoire, c'est qu'à mesure que le souvenir du communisme s'effacera, les jeunes générations rechercheront de nouveaux liens de solidarité enracinés dans le vécu du capitalisme contemporain. Paradoxalement, le succès de l'économie de marché fournira les bases de nouvelles formes de contestation collective. Des signes annonciateurs sont apparus à partir de 2005, lorsque de nombreux Russes se sont mis à résister à la marchandisation rampante et à la déprédation écologique : luttes locales contre la libéralisation du logement et de services publics urbains en 2005, mouvements écologiques avec, notamment, la vive opposition à la construction d'une autoroute traversant la forêt de Khimki dans les environs de Moscou en 2010 ; enfin et surtout, de nouvelles formes d'activisme ouvrier, avec le développement depuis le milieu des années 2000 de syndicats autonomes dans les usines automobiles appartenant à des firmes étrangères. Ce paysage militant bigarré et pluriel porte en lui les germes d'une nouvelle phase de transformation sociale en Russie.

(1) Murray Yanowitch, Social and Economic Inequality in the Soviet Union : Six Studies, M.E. Sharpe, White Plains (New York), 1977.

(2) Gail Lapidus, Women in Soviet Society, University of California Press, Berkeley, 1978.

(3) Andrew Scott Barnes, Owning Russia : The Struggle Over Factories, Farms and Power, Cornell University Press, Ithaca, 2006.

(4) Olga Krychtanovskaïa, Anatomia rossiïskoï elity, Zakharov, Moscou, 2004.

(5) Bertram Silverman et Murray Yanowitch, New Rich, New Poor, New Russia, M.E. Sharpe, Armonk (New York), 1997.

(6) Raymond Williams, Keywords, Oxford University Press, New York, 1983.

(7) Karine Clément, Les Ouvriers russes dans la tourmente du marché, 1989-1999, Syllepse, Paris, 2000.

La Russie veut être un pôle entre Europe et Asie

Sat, 31/12/2016 - 10:20

Ayant reconstruit son Etat, la Russie n'entend plus se laisser imposer de concessions unilatérales. Lors de la crise géorgienne, le Kremlin a réaffirmé son rôle dans sa zone d'influence. Mais il lui faudra compter sur les effets de la crise financière.

La nouvelle jeunesse de la diaspora russe

Contrairement à ses prédécesseurs, le président russe Dmitri Medvedev, élu en mars 2008, n'a pas choisi l'Ukraine ou l'un des pays européens pour sa première visite à l'étranger, mais le Kazakhstan et la Chine. Décision symbolique à plus d'un titre. La Russie a toujours été et reste profondément européenne. C'est avec l'Union européenne que Moscou entretient les relations économiques, politiques et culturelles les plus denses. Mais, si le statut de principal fournisseur de gaz à l'Union crée des liens de codépendance (celle-ci dépend des approvisionnements russes ; la Russie dépend de ces ventes pour assurer sa croissance et ne dispose pas pour l'instant d'autre voie d'exportation pour son gaz), le Kremlin tenait certainement à montrer ainsi que la Russie reste une puissance eurasienne et que le vecteur asiatique peut devenir un axe majeur de son développement.

Sans doute Moscou ne dispose-t-il pas en Asie d'alliés naturels faciles. Les observateurs décrivent prudemment les relations avec la Chine : les deux pays apparaissent tout autant concurrents que complémentaires, et les Russes ont peur des migrants chinois. Mais le Kremlin peut développer une alliance de raison avec Pékin dans le cadre de l'Organisation de coopération de Shanghaï, qui par ailleurs inclut comme observateurs l'Inde, l'Iran et le Pakistan. Durant son double mandat, l'ex-président Vladimir Poutine a agi efficacement pour faire admettre son pays dans les organismes de coopération du Pacifique et améliorer ses relations avec le Japon – en dépit du différend sur les îles Kouriles.

Ce choix asiatique souligne aussi les problèmes rencontrés par la Russie avec ce qu'on nomme à Moscou l'« étranger proche ». Les « révolutions colorées » en Géorgie (2003) puis en Ukraine (2004) ont montré à quel point le Kremlin perdait de son influence au sein d'une Communauté des Etats indépendants (CEI) moribonde, où les Etats-Unis n'hésitent plus à intervenir directement.

Une population en déclin

Entre 1991 et 1999, la Russie fut très affaiblie, minée par la crise économique et les convulsions politiques. Certains, en Occident, purent penser que cette période allait durer et qu'on pouvait la mettre à profit pour imposer à Moscou une série de concessions majeures. Pourtant, dès 1998, le pays reprit le chemin de la croissance, rapidement renforcée par la hausse des cours des matières premières. Sous la houlette autoritaire de M. Poutine, il retrouva stabilité et confiance en soi, non sans avoir réprimé la rébellion tchétchène dans le sang.

Le président russe avertit très tôt ses partenaires occidentaux du fait que son pays n'accepterait plus sans réagir des mesures considérées comme hostiles. Or, non seulement les Etats-Unis ne tinrent pas compte de ces mises en garde, mais ils accentuèrent les pressions sur leurs alliés pour imposer leurs décisions dans plusieurs dossiers sensibles : le projet de déploiement de missiles et de radars en Pologne et en République tchèque, l'indépendance accordée au Kosovo ou l'adhésion de la Géorgie et de l'Ukraine à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord – repoussée lors du conseil de l'Alliance en avril 2008, puis à nouveau en décembre...

Méfiances occidentales

La tentative géorgienne de reprendre par la force le contrôle de l'Ossétie du Sud, le 7 août 2008, a bouleversé cet équilibre instable. En intervenant massivement le 8, la Russie a non seulement conforté son emprise sur les deux régions sécessionnistes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie (dont elle a reconnu l'indépendance le 26 août 2008), mais en a profi té pour réduire le potentiel militaire géorgien, adressant un message clair aux Occidentaux : ne faites pas près de nos frontières ce que vous ne supporteriez pas qu'on fasse près des vôtres. Mais cette démonstration armée a son envers : Moscou a encore renforcé la méfiance de ses voisins, facilitant la mobilisation pro-occidentale d'une partie de leurs populations.

Face à ceux qui, au sein de l'Union ou à Washington, évoquent des sanctions, le Kremlin affirme ne pas craindre l'isolement. Or, si l'économie de la Russie demeure fragile, trop dépendante des exportations d'hydrocarbures, sa société n'a jamais été plus ouverte sur le monde. D'autres voies que la « nouvelle guerre froide » sont possibles entre Moscou et l'Occident si l'on veut instaurer de vraies coopérations tout en respectant les intérêts de tous. Mais seront-elles explorées ?

Sur la Toile

Centre franco-russe de recherche en sciences humaines et sociales de Moscou : www.centre-fr.net

« Moscow Times » : www.moscowtimes.ru/index.htm

« Novaya Gazeta » (version anglaise) :
http://en.novayagazeta.ru

Human Rights Center Memorial :
www.memo.ru/eng/memhrc/index...

Bibliographie :

Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet, La Russie, Fayard, 2009.

Marie Mendras, Russie. L'envers du pouvoir, Odile Jacob, 2008.

Jean Radvanyi, La Nouvelle Russie, 4e éd., Armand Colin, 2007.

Dans l'engrenage judiciaire, le cas Zakharov

Fri, 30/12/2016 - 21:52

Miass, 14 mars. M. Nikolaï Matveev se tient devant un centre de recrutement de l'armée et guette l'arrivée de ses troupes. Ce président de la section locale d'un syndicat de routiers, l'Union interrégionale des conducteurs professionnels (MPVP), qui revendique dix mille membres dans toute la Russie, est rejoint par cinq personnes, dont une journaliste locale. L'autocar, affrété par le syndicat, emmène le petit groupe. En fin d'année dernière, le MPVP a organisé deux opérations escargot rassemblant plus d'une cinquantaine de véhicules, une performance pour une ville de 150 000 habitants. Mais, ce jour-là, le rappel des troupes n'a pas fonctionné : l'heure est à la démobilisation.

L'autocar se dirige vers le palais de justice de Tcheliabinsk, où se tient le procès en appel de M. Alexandre Zakharov, un membre du MPVP qui, en janvier dernier, a été condamné en première instance à neuf ans de prison ferme et à près de 500 000 roubles d'amende (environ 6 500 euros). L'affaire commence au printemps 2015, bien avant les manifestations de l'automne dernier. Le 28 mai 2015, l'accusé se bat avec un certain Denis Zapirov alors que ce dernier, ivre, tente de s'installer au volant de son camion et menace sa fille. L'homme décède cinq jours après les faits. L'instruction conclut qu'il a succombé aux blessures reçues lors de son altercation avec M. Zakharov. Alors qu'il est sous le coup d'une interdiction de sortie du territoire de la ville, celui-ci se rend à l'opération escargot non autorisée organisée par son syndicat le 25 novembre. Ses camarades l'obligent à quitter le rassemblement pour ne pas l'exposer à d'autres tracas judiciaires. Pour sa défense, le MPVP finance les services d'un avocat et une contre-expertise. Cette dernière établit que les blessures dont est mort Denis Zapirov entraînent la mort six à douze heures après les coups, et non cinq jours.

« Personne ne m'écoute, ni moi ni mon avocat. On refuse d'examiner les preuves ! » Sur l'écran de télévision en vidéoconférence, le visage de M. Zakharov est rayé par les barreaux de sa cellule de prison de Zlataoust, à cent cinquante kilomètres de là. L'accusé recule brusquement sa chaise. L'administration pénitentiaire a choisi un papier peint à fleurs bleues pour adoucir le tableau : le juge affirme en effet que le tribunal d'appel n'a jamais reçu la contre-expertise de la défense et, après une courte délibération, rejette le document avant de rendre sa décision. « La cour d'appel a décidé de modifier le jugement du tribunal de Miass (région de Tcheliabinsk) du 18 janvier 2016 relatif à Alexandre Petrovitch Zakharov… » Alors que le public espère que le jugement précédent sera cassé, le magistrat… énumère les fautes d'orthographe à corriger, avant de confirmer le verdict de première instance. Dans les couloirs, une vingtaine de gardes mobiles surveillent la dispersion du public. Sur le perron du tribunal, une policière s'approche de la belle-sœur de l'accusé. « Il n'y a pas de justice en Russie », lance cette dernière à l'agente publique qui s'enquiert du jugement, apparemment compatissante. « Je sais, mais, s'il vous plaît, n'organisez pas de rassemblement. Maintenant, il faut vous en aller », dit-elle d'une voix douce.

Les juges russes sont suspectés de confirmer systématiquement le point de vue de l'accusation. La police, incitée à élever les taux d'élucidation des délits, réalise souvent des enquêtes à charge. Lorsqu'ils sont traduits devant des juges, seuls 0,5 % des prévenus sont acquittés en première instance, un taux qui s'élève péniblement à 1,5 % en appel. À l'inverse, lorsque les accusés passent devant un jury populaire, ils sont 20 % à bénéficier d'un acquittement.

Le cas Zakharov serait-il une banale erreur judiciaire ? Ses collègues estiment que l'affaire a bien commencé par une instruction à charge, mais qu'elle a ensuite pris une tournure politique. Contrairement à d'autres citoyens confrontés à la justice russe, M. Zakharov disposait d'une solide défense et pouvait légitimement espérer un allégement de sa peine. Le refus de verser la contre-expertise au dossier, la sévérité de la condamnation prouvent à leurs yeux que le verdict sert à intimider le syndicat des routiers. Celui-ci sortira ainsi de la salle d'audience doublement défait : sa stratégie judiciaire balayée, ses rangs clairsemés.

Sur les routes russes, avec les camionneurs en colère

Fri, 30/12/2016 - 21:51

La crise sociale peut-elle faire ombrage aux succès diplomatiques de la Russie ? L'automne dernier, les manifestations de camionneurs contre une nouvelle taxe l'ont laissé penser. Le gouvernement a rapidement éteint l'incendie et traité ce mouvement de petits entrepreneurs issu de l'économie grise avec des égards qu'il refuse à d'autres catégories de la population.

Ces photographies de Sergei Bobylev ont été prises lors d'une manifestation de camionneurs à Khimki, en 2015. Itar-Tass Photo Agency / Alamy Stock Photo

Khimki, banlieue nord-ouest de Moscou, le 7 mars dernier. Une dizaine de camions stationnent devant un centre commercial. « Augmentation des prix : la taxe sur les routiers concerne tout le monde », « On vole les chauffeurs routiers, on dépouille les retraités », ont affiché les chauffeurs sur les pare-brise de leurs poids lourds. En se hissant sur un tas de palettes, on accède à une remorque qui sert de quartier général aux routiers encore en grève. Le véhicule offre quelques commodités : une grande table, un réchaud où grillent quelques saucisses, une imprimante et une soufflerie qui fait soudain vrombir la carcasse de fer. Les conversations s'interrompent. Il est 19 heures, deux policiers en civil s'ennuient à quelques mètres de là. Le « campement » de Khimki et son homologue de Saint-Pétersbourg réunissent les chauffeurs routiers qui refusent de rendre les armes. Ils forment la queue de comète d'un mouvement social qui a secoué plusieurs dizaines de régions russes durant l'hiver. « Depuis 1998, on n'a pas enregistré de conflits du travail aussi importants en termes de nombre de participants et de régions concernées », commente le site du Centre des droits sociaux et salariaux, qui réalise un suivi bimestriel des conflits sociaux en Russie.

Avec environ 1,8 million de poids lourds assurant le transport routier de marchandises dans le pays, le nombre de routiers approche les 2 millions (1). À ses débuts, le mouvement a été suivi par une part significative de la profession. Rien qu'au Daghestan, une république autonome du Caucase du Nord dont les camionneurs approvisionnent la Russie en produits venus d'Iran, d'Azerbaïdjan et de Turquie, les opérations escargot et autres actions ont réuni cet automne près de 17 000 personnes (2). Dans les autres régions, des centaines de rassemblements ont été dénombrés entre novembre et février. Mais ce soir-là, à Khimki, neuf grévistes seulement tiennent le campement…

Obligés d'installer dans leur cabine des mouchards GPS

Ces protestations ont rompu le consensus apparent dont jouissait le gouvernement russe dans l'opinion malgré la forte récession économique (— 3,7 % en 2015), causée par les sanctions occidentales après le rattachement de la Crimée à la Russie ainsi que par la chute des prix du pétrole dans le courant de l'année 2015 (3). La capacité de résistance de la population à l'érosion de ses revenus réels (— 4 %) aurait-elle des limites ? Les routiers sont les premières victimes de la crise. Leur activité dépend étroitement de la consommation des ménages, qui a chuté de 7,5 % l'an dernier. La mise en place en novembre 2015 d'une nouvelle taxe, dite « taxe Platon », affectée à la « réparation des dégradations causées aux routes fédérales par les véhicules de plus de douze tonnes », a mis le feu aux poudres. Les camionneurs ont le sentiment de subir une double peine. Les nids-de-poule légendaires de la voirie russe harassent leurs amortisseurs, cassent leurs reins… et ils devraient en subir le coût ! La mesure les place par ailleurs sous étroite surveillance. Ils sont désormais obligés d'installer dans leur cabine des mouchards GPS qui calculent les distances parcourues, ou encore de communiquer sur un site Internet une feuille de route avant chaque livraison. Après la première journée d'action du 11 novembre, les opérations escargot se sont intensifiées, avant qu'une partie du mouvement menace de converger vers Moscou et de bloquer l'autoroute périphérique. L'absence de coordination et les opérations de filtrage de la police ont eu raison de l'initiative : début décembre, la plupart des véhicules ont été bloqués avant d'atteindre les portes de la capitale.

« Le transport de marchandises a reculé de 10 à 15 % », estime M. Valeri Voïtko, président de l'association Dalnoboïchtchik (« chauffeur routier »), qui défend les intérêts des petites et moyennes entreprises de transport routier. « Mais la faible rentabilité du secteur, qui a chuté de 30 %, menace encore plus nos entreprises. » La taxe Platon s'ajoute à d'autres coûts en augmentation. Les pièces de rechange, importées pour la plupart, ont renchéri à cause de la chute du rouble, qui a atteint en février son plus bas niveau historique (1 dollar pour 80 roubles) depuis la dévaluation de 1998. Malgré la chute du baril, le prix du carburant à la pompe a enflé de 10 % en deux ans, à mesure que le gouvernement cherchait de nouvelles rentrées fiscales pour compenser la perte de ses revenus pétroliers. En avril, la taxe sur le gazole a été relevée de 20 %. Autre cause de mécontentement : la gestion du dispositif — depuis les boîtiers GPS embarqués jusqu'à la flotte de véhicules de patrouille chargés de verbaliser les contrevenants — a été confiée à la société RT Invest Transportnye Sistemy, dont 50 % appartiennent à M. Igor Rotenberg, le fils de M. Arkadi Rotenberg, un oligarque proche du chef de l'État Vladimir Poutine. Pour ces routiers en colère, l'« impôt Rotenberg » permet au président d'enrichir « son ami » sur leur dos. Mieux vaudrait parler d'échange de bons procédés : M. Rotenberg a accepté de construire le pont qui reliera la Crimée au territoire russe par la presqu'île de Kertch, après qu'un autre oligarque, M. Guennadi Timtchenko, eut fait défection, invoquant « une histoire très risquée ». En acceptant d'engager des fonds pour ce projet dont le coût final demeure incertain (il est estimé aujourd'hui à 3 milliards d'euros), M. Rotenberg permet la construction d'une voie d'accès vitale pour la Crimée, aujourd'hui asphyxiée par le blocus de Kiev en réponse à l'annexion.

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Toute la profession, ou presque, est vent debout. « Les grandes et moyennes entreprises de transport et de logistique sont quasiment toutes favorables à “Platon” parce qu'elles parient sur la restructuration du secteur à leur avantage. Les syndicats d'employeurs, qui représentent leurs intérêts, ne se rapprochent pas des chauffeurs protestataires pour cette raison », affirme M. Boris Kravtchenko, président de la Confédération du travail de Russie, deuxième syndicat de salariés du pays, qui revendique deux millions de membres (4). À l'inverse, les routiers protestataires sont issus de la masse des petits entrepreneurs individuels, qui possèdent entre un et cinq camions et comptent pour près de 70 % des entreprises de transport routier. « En 2001, le gouvernement a annulé le système de licences. Cette dérégulation a ouvert le marché à de nombreux chauffeurs sans qualification. Même si cela peut surprendre, la libéralisation de notre économie sous le gouvernement actuel est bien supérieure à celle de la France ou de l'Allemagne. Et cela nuit au développement du secteur », analyse M. Voïtko. Plus qu'une humeur antifiscale, la colère est celle d'un groupe social attaché à son indépendance et qui craint de disparaître. « Ils veulent nous expulser du marché, et au final nous obliger à devenir salariés des grosses boîtes », tonne M. Andreï Bajoutine, propriétaire de deux camions et coordinateur du campement de Khimki.

À 1 500 kilomètres de là, à Tcheliabinsk (sud-est de l'Oural), une dizaine de ces petits chauffeurs routiers traînent sur la stoïnka, une aire où ils parquent leurs véhicules et effectuent quelques réparations entre deux livraisons. L'heure est au désœuvrement. Entre les camions, la neige ne fondra qu'en avril ; mais, sous les châssis des véhicules qui attendent en vain un chargement, le sol est resté sec. « Les camions ne sortent plus. Ils disent que la crise est passée, mais elle ne fait que commencer pour nous », s'inquiète M. Anatoli Stakheev, un entrepreneur qui possède un camion-benne et se dit criblé de dettes. Parmi les silhouettes carrées de ces collègues, M. Anton Krylov paraît bien frêle. « Il sort d'une opération. La vie au volant lui a coûté la moitié de son estomac », commente M. Alexandre Tatarintsev, propriétaire de la stoïnka et d'une petite entreprise de transport. « Asphyxiés par les délais de livraison trop courts, beaucoup de routiers ont pris l'habitude de grignoter des soupes de pâtes chinoises sur la route et de boire de l'eau chaude pour qu'elles gonflent directement dans le ventre », précise très sérieusement M. Nikolaï Matveev, président d'un syndicat de petits entrepreneurs du transport routier basé à Miass, une ville voisine.

Au pied de la chaîne montagneuse de l'Oural, Tcheliabinsk est un point de passage vers la Sibérie orientale. Les routiers qui s'aventurent vers l'extrême est de la Russie sont appelés les zimniki (« ceux de l'hiver »). Dans ces régions, les déplacements se font en convoi afin qu'on puisse se porter secours en cas de panne. « En Iakoutie, j'ai roulé sur la glace du fleuve Léna pendant plus de mille kilomètres », se souvient un routier qui se joint à la conversation. En hiver, les fleuves gelés servent d'axes de communication dans une région où le réseau routier reste famélique et peu praticable. La nuit, il faut faire tourner le moteur à l'arrêt pour éviter que l'essence ne gèle par — 40 °C… « On devrait tout bêtement devenir chauffeurs salariés, en déduit M. Stakheev. Nombre de mes collègues ont vendu leur camion. Ils travaillent pour des chaînes d'hypermarchés : un jour de travail, deux jours de récupération, pour 40 000 roubles [530 euros], par mois », un salaire pas très éloigné du bénéfice net qu'un camionneur indépendant tire de l'exploitation d'un poids lourd : entre 40 000 et 70 000 roubles, selon l'association Dalnoboïchtchik.

Un loisir de saison : « bouksavat », ou l'art de s'embourber

Mais, plus que les salariés, les routiers indépendants se meuvent dans les méandres de l'économie grise. « Il est impossible de respecter la loi », se justifie M. Tatarintsev en donnant pour exemple la réglementation sur le tonnage. Si les routiers peinent à démêler un maquis réglementaire pas toujours cohérent, ils restent attachés aux « souplesses » qu'offre la possibilité de négocier une amende, de sous-déclarer un chargement, de payer en liquide leurs chauffeurs. « Entre 70 et 75 % du chiffre d'affaires du transport routier relève de l'économie grise : marché parallèle de carburant, travail au noir, trafic des certifications, sans compter les relations avec la police, explique M. Kravtchenko. Cette nouvelle taxe entame leur rentabilité parce qu'ils ne pourront plus utiliser les itinéraires bis et ainsi éviter les stations de contrôle de tonnage : “Platon” leur assigne un itinéraire et, en cas de détour, ils risquent une amende. Une partie des protestataires disent qu'il n'est pas nécessaire de contrôler ce marché. Mais laisser les choses en l'état, cela signifie tolérer que des chauffeurs travaillent dix-huit heures d'affilée. En ce sens, nos objectifs divergent en partie des intérêts des routiers qui protestent. »

Deux jeeps dépassent le panneau Miass. Située sur les contreforts de l'Oural, aujourd'hui sur le déclin, la ville a prospéré à l'époque soviétique grâce à l'usine de poids lourds OuralAz. C'est dimanche et, comme la chasse est fermée, M. Matveev et ses amis routiers s'adonnent à un loisir de saison : bouksavat, ou l'art de s'embourber. Hors des routes balisées, on s'enfonce dans la neige jusqu'au pare-choc — une aubaine. Les véhicules s'enlisent de longues heures, en essayant d'avancer par tous les moyens : la plus grosse cylindrée tire du bourbier la voiture plus légère, tandis qu'un treuil attaché à un sapin puis un bon coup d'accélérateur peuvent faciliter la progression. L'intérêt du passe-temps consiste à disserter sur la meilleure technique. M. Oleg Soukhov est affecté au service des verres de vodka, une fonction propice aux remémorations : « Je suis né dans un village à trois cents kilomètres d'ici, raconte-t-il devant le barbecue qui chauffe au bord de la piste. Tout était bon pour survivre : travailler comme voler. Nous étions des bandits. À 20 ans, je suis venu en ville pour gagner ma vie. Je me suis mis à racheter des coupons de privatisation (5) en association avec un autre type. Lui, il se chargeait d'investir. Je ne comprenais pas la différence à l'époque, mais maintenant c'est évidemment lui qui est devenu riche. Il contrôle le plus grand hôtel de Tcheliabinsk tout en siégeant à l'assemblée municipale. » Sans avoir fait fortune, cette génération de petits entrepreneurs qui dépasse la quarantaine a accumulé un premier capital dans les années 1990, une période durant laquelle l'économie s'est effondrée tout en basculant dans la violence mafieuse. M. Tatarintsev travaillait à cette époque dans le recouvrement de dettes, un marché tenu davantage par les gros bras que par les huissiers assermentés. Créer une entreprise dans ce contexte procure aussi certaines dispositions à l'arrangement : « Au moins, dans les années 1990, quand les bandits faisaient la loi, il y avait une forme de justice, on pouvait toujours négocier », regrette M. Soukhov.

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Le pouvoir russe se montre clément envers les camionneurs contestataires. Certes, le champ d'application de la très punitive loi sur les manifestations (6) a été élargi aux opérations escargot. Mais, à l'exception d'une condamnation pénale (lire « Dans l'engrenage judiciaire, le cas Zakharov »), aucun routier n'a pour l'instant eu à subir de peine de prison. Rien à voir avec la répression qui s'est abattue sur les derniers contestataires de l'élection de M. Poutine pour un troisième mandat présidentiel. Ces derniers ont payé très cher leur meeting du 6 mai 2012 sur la place Bolotnaïa à Moscou, un rassemblement pourtant autorisé. Accusés de participer à une opération de subversion financée par Washington, une trentaine de manifestants ont été mis en examen pour « participation, organisation ou incitation à des émeutes de grande ampleur ». Parmi ceux qui ont écopé de peines fermes allant jusqu'à cinq ans de prison, une dizaine ont été amnistiés à l'occasion de l'anniversaire des vingt ans de la Constitution de décembre 1993, après plusieurs mois d'assignation à résidence ou de détention.

Le Kremlin a su se montrer conciliant

Comme le montraient déjà en 2005 les manifestations contre la remise en cause des avantages sociaux en nature, dont les retraités composaient le gros des troupes (7), le pouvoir sait être plus conciliant envers les mouvements partis des régions (et non de Moscou), avançant des revendications sociales (et non politiques) et portés par des catégories socioprofessionnelles réputées fidèles au régime. Lors de sa grande conférence de presse annuelle, le chef de l'État a tenu des propos presque tendres envers les chauffeurs routiers : « Moi aussi, je viens d'une famille de travailleurs. (…) [Ella] Panfilova [présidente du Conseil auprès du président pour la promotion de la société civile et des droits de l'homme] est venue me voir et m'a dit : “Vous savez, ce sont des bourreaux de travail.” Ils me sont sympathiques, mais ils doivent sortir de l'économie grise, et il faut les aider à le faire. »

Les camionneurs ont rapidement obtenu quelques concessions : dès l'annonce de la première journée d'action du 11 novembre, le gouvernement a proposé un allégement provisoire de la taxe jusqu'au 29 février (8). Le 4 décembre, la Douma votait une loi qui divisait par… 90 le montant des amendes pour les mauvais payeurs. Lors de sa grande conférence de presse annuelle, le président a promis aux routiers une exemption de la taxe sur les transports (9), reconnaissant qu'elle faisait double emploi avec la taxe Platon.

Le mouvement des camionneurs s'est moins heurté à la répression qu'à ses propres divisions internes. « Je ne parlerais pas de mouvement. C'est plutôt une vague de protestations. Nous avons constaté que la coordination était très faible : chaque région avait son mot d'ordre, son calendrier », analyse M. Kravtchenko. Peu structurée, la protestation a attiré des forces politiques d'opposition à la recherche d'une base sociale. Dans la colère des routiers, elles ont vu une possibilité de critiquer un gouvernement sacrifiant la santé économique du pays au nom de son retour sur la scène internationale. Elles ont par ailleurs obligé le mouvement à se positionner — et à se déchirer — sur l'opportunité de politiser ses revendications sectorielles. Un homme d'affaires, M. Dmitri Potapenko, a mis son franc-parler, et certainement quelques finances, au service de la cause des camionneurs. Lors du Forum économique de Moscou, le 8 décembre, il a déclaré que l'administration avait porté des « coups fatals » à l'économie : l'« embargo criminel » sur certaines importations occidentales, qui provoque une envolée des prix, ou encore… l'« impôt Rotenberg ». Les routiers des campements de Khimki et de Saint-Pétersbourg s'identifient à ce modèle de réussite, bien loin des politiciens, qu'ils exècrent. M. Potapenko vient pourtant d'adhérer au Parti de la croissance, une formation qui représente les intérêts du patronat — hors secteurs pétrolier et gazier. Selon le journal économique Vedomosti, ce nouveau parti est un « bébé-éprouvette (…) baptisé à l'eau bénite du Kremlin par Viatcheslav Volodine », proche communicant de M. Poutine. Son but : à l'approche des élections législatives de septembre 2016, capter et canaliser l'électorat des petites et moyennes entreprises et maintenir dans leur marginalité les partis d'opposition libéraux et sociaux-démocrates plus critiques envers le Kremlin, comme Iabloko (qui a recueilli 1,6 % aux dernières législatives, moins que la barre des 5 % exigée pour être représenté à la Douma) ou Parnas (auquel appartenait M. Boris Nemtsov, opposant assassiné le 28 février 2015 à Moscou) (10).

Le 3 avril, les amis de M. Bajoutine, le leader du campement de Khimki, boycottent un nouveau rassemblement « anti-Platon » organisé dans la capitale. Des drapeaux d'au moins trois partis de l'opposition extraparlementaire flottent au-dessus d'une assistance clairsemée : Iabloko, Parnas ou encore le Parti du progrès, présidé par M. Alexeï Navalny, un blogueur anticorruption au passé nationaliste, devenu une des figures marquantes des manifestations de l'hiver 2011-2012. « Poutine, démission ! », scande-t-on à la tribune. Parmi la centaine de personnes présentes, M. Matveev. Comment un routier si patriote peut-il se retrouver sous les drapeaux de l'opposition libérale, régulièrement accusée de fomenter le renversement du régime ? Ce jour-là, un mouvement en perte de vitesse et une opposition dépourvue de base sociale ont compté leurs maigres forces.

La « révolution » ukrainienne fait figure de repoussoir

Tous les manifestants de cet automne ne sont pas prêts à élargir leur mécontentement à une critique du système politique. La « révolution » de la place de l'Indépendance de février 2014 qui a conduit au renversement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, présentée dans les médias comme une manœuvre du département d'État américain, fait fonction de repoussoir pour une majorité de citoyens russes. « Nos deux premières actions étaient spontanées, puis il y a eu cet accident [lors d'une action le 19 novembre, un chauffeur non gréviste a perdu le contrôle de son véhicule, tuant un manifestant et en blessant trois]  », avance M. Pavel Smolnyï, un jeune entrepreneur de 30 ans qui possède un unique camion. « On a alors décidé d'organiser un rassemblement autorisé dans le centre-ville. Je suis allé déposer la demande à l'administration comme on va au boulot : ça a duré une semaine entière ! On m'a demandé tout un tas d'explications, mais on a reçu l'autorisation. Selon moi, c'est normal. Regardez ce qui s'est passé en Ukraine ! »

La Russie pourrait-elle connaître une explosion sociale ? « Pas du tout, répond sans ambiguïté M. Kravtchenko. Les Russes ont enduré des crises bien plus graves. » Le mouvement des camionneurs, qui a bénéficié d'une attention soutenue de la presse papier et d'Internet — mais d'aucun journal télévisé —, est retombé. Finalement, la tentative de politisation du mouvement est allée de pair avec son affaiblissement numérique. Difficile de déterminer si les derniers contestataires ont rejoint les rangs d'une opposition marginalisée pour se sentir moins seuls ou si la politisation a fait fuir une partie de leurs propres troupes.

(1) Chiffres de l'inspection routière.

(2) Selon Kavkazski Ouzel (journal en ligne consacré à la région du Caucase), 1er décembre 2015.

(3) La dégringolade s'est poursuivie jusqu'à la mi-janvier 2016 (28 dollars le baril). À la mi-mai, le baril était remonté à 48 dollars.

(4) Il rassemble les syndicats dit « alternatifs », sans lien historique avec les syndicats soviétiques très liés à l'appareil du Parti communiste et aujourd'hui peu revendicatifs.

(5) Fin 1991, l'État a distribué des bons pour actions d'une valeur de 10 000 roubles aux citoyens, qui les revendaient bien en deçà de leur valeur faciale à des fonds d'investissement ou aux cadres dirigeants des entreprises eux-mêmes.

(6) En février 2014, le code pénal russe s'est enrichi d'un nouvel article. Désormais, participer à une manifestation non autorisée est considéré pour les récidivistes comme une infraction passible de cinq ans d'emprisonnement et de 1 million de roubles d'amende.

(7) Lire Carine Clément et Denis Paillard, « Dix éclairages sur la société russe », Le Monde diplomatique, novembre 2005.

(8) 1,53 rouble par kilomètre, contre 3,73 roubles précédemment. Par la suite, cet allégement a été prorogé jusqu'à octobre 2016.

(9) Prélevée sur tous les véhicules motorisés et proportionnelle à la puissance du moteur.

(10) Vedomosti.ru, 30 mars 2016.

Avis de gros temps sur l'économie russe

Fri, 30/12/2016 - 16:32

A chaque saison son choc. Après l'annexion de la Crimée au printemps, l'escalade des sanctions cet été, la chute brutale du prix des hydrocarbures cet automne, l'économie russe subit l'effondrement du rouble depuis novembre dernier. Rouvrant les cicatrices des années 1990, cette crise de change laissera des traces. Car elle expose au grand jour des faiblesses structurelles longtemps sous-estimées par le pouvoir.

Si le rattachement de la Crimée est interprété au Kremlin comme un succès militaire et politique, le bilan économique de l'année 2014, marquée par l'adoption de sanctions occidentales à l'encontre de la Russie, est loin d'être positif. L'ampleur de la chute du rouble vis-à-vis du dollar (— 42% entre le 1er janvier 2014 et le 1er janvier 2015) a effacé les gains de puissance économique relative réalisés depuis 2009. Le pays a rétrogradé du dixième au seizième rang mondial en termes de produit intérieur brut (PIB) au taux de change courant. Les autorités visaient une inflation réduite à 5 % ; elle a plus que doublé et s'établit à 11,4 %. La croissance devait se redresser à 3,5 % ; dans le meilleur des cas, elle sera nulle en 2014 et fera place à une récession en 2015 (entre — 3 % et — 4,5 % selon les prévisions du gouvernement). La diversification industrielle devait être relancée ; la production d'automobiles a chuté lourdement. Le leader Avtovaz a déjà supprimé plus de dix mille postes et s'apprête de nouveau à licencier. Si la situation continue de se dégrader, nul doute que ses concurrents lui emboîteront le pas.

La persistance d'une forte inflation dans une période de stagnation a pour conséquence d'aggraver les inégalités de revenus réels et de déprimer la consommation. Le commerce de détail, après avoir longtemps résisté, a commencé à céder. Du côté des entreprises, l'investissement, nerf de la guerre pour la modernisation de l'économie russe, confirme et amplifie un repli amorcé au printemps 2013. Il continuera en 2015 sur cette pente descendante, compte tenu des taux d'intérêt directeurs portés à 17 % par la banque centrale en décembre pour limiter la dérive du change et de l'inflation. Par ailleurs, le système financier russe n'est plus en mesure d'apporter les liquidités nécessaires : les sanctions (lire la chronologie « L'escalade des sanctions ») obligent les grandes banques à modifier le cœur de leur modèle économique, qui reposait sur l'emprunt en devises à bas taux d'intérêt sur les marchés internationaux combiné à des prêts à taux d'intérêt plus rémunérateur en roubles sur le marché national. L'épargne nationale en roubles ne suffira pas aux besoins de l'économie russe, tant elle est découragée par l'inflation.

Les fleurons nationaux commencent eux aussi à souffrir. Si, en 2014, un nouveau record de production de pétrole vient d'être battu, cette progression risque de rester sans lendemain car la croissance des volumes extraits ralentit depuis 2011. Elle est portée par les compagnies privées, désormais minoritaires dans le paysage énergétique russe. Le géant Gazprom a quant à lui enregistré une chute de 9 % de l'extraction de gaz en 2014. Jamais depuis sa création, son niveau de production n'avait été aussi bas.

Pressions sur les ressources publiques

Dans la conjoncture actuelle, l'investissement dans les technologies permettant de mettre en valeur les gisements non conventionnels et de grande profondeur devient crucial. Les restrictions occidentales sur les transferts de technologie aux compagnies pétrolières et gazières russes obèrent sérieusement leurs perspectives de développement, notamment en Sibérie orientale et dans l'Arctique. Confronté à une situation financière délicate, Gazprom vient de renoncer au South Stream, le projet de gazoduc devant approvisionner l'Europe en contournant l'Ukraine par le sud, pour déployer davantage de ressources vers la Chine et le nouveau gazoduc oriental. Selon toute probabilité, le retard d'investissement ne sera pas rattrapé dans les années qui viennent.

Certains secteurs de l'économie affichent de meilleurs résultats. C'est le cas de l'agriculture, qui a enregistré des récoltes record en 2014. En pareil cas, la Russie devient habituellement l'un des principaux exportateurs mondiaux de céréales. De plus, la chute du rouble se combine aux volumes produits pour offrir des possibilités redoublées. Mais, par crainte d'une hausse des prix intérieurs, le gouvernement a cru bon de freiner administrativement les exportations, avec pour effet pervers de limiter la capacité des agriculteurs russes à acheter en devises étrangères les intrants (semences, engrais…) nécessaires à leur production future.

A mesure que la crise mord sur des secteurs-clés de l'économie, l'Etat subit une pression croissante de la part des acteurs touchés. Celle-ci est d'abord venue du secteur énergétique : Rosneft, Novatek et Lukoil ont obtenu durant l'été des financements de plusieurs milliards de dollars, soit directement tirés des fonds publics, soit via des banques non touchées par les sanctions. En juin, M. Vladimir Poutine avait déjà chiffré les besoins en capitaux supplémentaires de Gazprom à 50 milliards de dollars, avant que l'entreprise ne publie ses premières pertes trimestrielles depuis 2008, attribuées à des retards de paiement ukrainiens.

Cette première salve a été bientôt suivie d'une autre dans le secteur bancaire : le gouvernement a annoncé début septembre une série de recapitalisations pour VTB, Rosselkhozbank et Gazprombank notamment. Tout comme Sberbank, première banque du pays, VTB est présente en Ukraine, où la situation est encore plus dégradée qu'en Russie. Ces établissements, par ailleurs coupés des marchés internationaux de capitaux, sont donc touchés doublement. Le gouvernement, qui fait du secteur bancaire sa priorité, prévoit de le renflouer à hauteur de 18 milliards de dollars durant le premier trimestre 2015.

L'appareil militaro-industriel constitue le troisième groupe de pression ayant actuellement une influence réelle sur le pouvoir politique. Avec les succès obtenus sur le terrain en Crimée et au Donbass — où sa présence est toujours niée par les autorités —, ses responsables sont désormais en position de force pour négocier la sécurisation de leurs moyens (+ 11 % prévus dans le projet de budget 2015). Les conflits de répartition vont donc s'intensifier. Dans quelques mois, les effets de l'inflation et de la détérioration de l'activité industrielle risquent d'ajouter de nouvelles pressions, politiques et sociales, à celles des secteurs bancaire, énergétique et militaire. Compte tenu de la nature fédérale de l'Etat, c'est vers les budgets municipaux et régionaux que se tourneront les revendications. Or ceux-ci souffrent déjà depuis la récession de 2009.

Fardeau de l'endettement extérieur

La Russie vendant son pétrole en dollars, un baril lui rapporte d'autant plus de roubles que sa devise nationale est faible. Mais la chute du rouble n'a pas suffi à compenser la dégringolade du prix du pétrole : sur l'année, le prix du baril Oural (unité de référence en Russie) exprimé en roubles a perdu 14 %. Par ailleurs, avec une monnaie aussi dépréciée, la capacité de l'économie russe à se procurer les importations indispensables en technologies et biens d'équipement pour lesquelles il n'existe aucun substitut à court terme en Russie a été divisée par près de deux.

Les projets de privatisation, qui pourraient procurer des recettes de substitution, restent dans les cartons en raison du contexte économique incertain. Le gouvernement s'abstient aussi de recourir à l'emprunt, car, si l'endettement propre de l'Etat demeure très faible (12 % du PIB, lire l'encadré « Un Etat producteur mais peu protecteur »), celui des grandes entreprises publiques — en devises — s'avère très lourd. Alors que les agences de notation internationales multiplient les avertissements sur la dette souveraine, le ministère des finances a renoncé à plusieurs reprises à émettre des obligations d'Etat, les conditions du marché étant défavorables. Le fardeau de l'endettement extérieur peut s'avérer létal pour des agents économiques fortement engagés qui ne peuvent compter sur un renouvellement de leurs emprunts.

Sur le plan financier et commercial, un nouveau problème est désormais posé aux autorités monétaires : celui de la volatilité du rouble vis-à-vis de l'euro et plus encore du dollar. Cette instabilité soulève une difficulté au moins aussi redoutable que la faiblesse de la monnaie ou que les sanctions. Elle déprime le commerce extérieur en renchérissant la couverture contre le risque de change que les entreprises tant nationales qu'étrangères doivent contracter pour poursuivre leurs activités.

Jusqu'ici, les sirènes prônant des restrictions aux flux de capitaux n'ont pas réussi à séduire les autorités monétaires. L'option reste néanmoins sur la table, avec ses avantages — mettre le rouble à l'abri de la spéculation et redonner de l'autonomie à la politique monétaire — et ses limites — réduire les financements en provenance des investisseurs étrangers directs, aggraver la frilosité des investisseurs et multiplier les occasions de corruption et de développement des marchés parallèles. D'ores et déjà, le gouvernement a annoncé qu'il obligerait cinq grandes compagnies exportatrices (Gazprom, Rosneft, Alrosa, Zaroubejneft, Kristall Production Corporation) à vendre dans les semaines qui viennent les devises accumulées depuis octobre 2014 (soit 40 à 50 milliards de dollars), pour reconstituer les réserves de la banque centrale et soutenir le rouble (1). A l'avenir, d'autres mesures administratives pourraient s'ajouter à celle-ci.

Le régime recherche d'autres perspectives économiques. La mise en œuvre de l'Union économique eurasiatique (UEE) avec le Kazakhstan et la Biélorussie, rejoints depuis le 1er janvier 2015 par l'Arménie, avant de l'être par le Kirghizstan dans le courant de l'année, s'inscrit dans cette logique. Sans l'Ukraine, ce projet revêt bien sûr beaucoup moins de sens d'un point de vue économique. L'enthousiasme des premières années a laissé place à des critiques de plus en plus ouvertes parmi les fondateurs. Mais la dimension symbolique du projet demeure essentielle pour M. Poutine.

De même, l'appartenance au groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui a constitué un sujet de fierté et d'optimisme durant ces dernières années, tarde à porter ses fruits économiques, sauf si on lui attribue la signature récente d'accords d'exportation de centrales nucléaires russes avec New Delhi et Pretoria. Deux organismes financiers multilatéraux (Nouvelle Banque de développement et Dispositif de réserves contingentes) ont été lancés au sommet des Brics de Fortaleza (Brésil) en juillet dernier et doivent entrer en fonction en 2016, ce qui représentera une première. Toutefois, les conditions concrètes de leur fonctionnement restent à établir, en particulier le type de conditionnalités qui sera pratiqué pour l'octroi de prêts.

Se tourner vers la Chine ?

C'est surtout dans sa relation avec la Chine que la Russie a réussi d'importantes percées en 2014. Au-delà de l'accord permettant de régler des échanges bilatéraux sans passer par le dollar, la question du gaz a retenu l'attention. La construction du gazoduc qui permettra de relier directement les gisements russes au territoire chinois a été décidée le 21 mai 2014. Cette décision boucle fort opportunément des négociations menées depuis plus de dix ans et offrant à Gazprom ses premières perspectives réelles de diversification de ses débouchés. Compte tenu des délais de mise en œuvre, les premières retombées concrètes des accords ne sont pas attendues avant 2018, soit bien au-delà de l'horizon qui importe aujourd'hui. Dans l'intervalle, la Chine semble prête à subvenir aux besoins de plus en plus pressants en devises des grandes compagnies russes. Elle trouve sans doute trop belle cette occasion de faire un pied de nez aux sanctions occidentales et d'affirmer sa capacité d'intervention en tant que nouvelle grande puissance financière.

La Russie n'est pas seulement prisonnière des positions géopolitiques sur lesquelles campe son président à propos de l'Ukraine. Elle est prise dans une contradiction entre deux objectifs économiques dont la poursuite simultanée n'est pas tenable. Le premier consiste à fonder le renouveau économique sur l'attractivité internationale du territoire. On peut lire cette tendance dans l'accession à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), devenue réalité en 2012, dans l'objectif maintes fois rappelé par M. Poutine de hisser le pays à la vingtième place du classement Doing Business de la Banque mondiale d'ici 2020, dans celui de faire de Moscou un centre financier international et d'attirer toujours plus d'investissements directs étrangers, ou bien dans l'idée, datant de l'intérim Medvedev (2008-2012), de créer des pôles technologiques à vocation mondiale, comme celui de Skolkovo. Le second axe de développement, orthogonal au premier, consiste à bâtir un modèle économique et institutionnel autochtone, reposant sur des normes propres et abrité pour cette raison d'une concurrence mondiale présentée comme menaçante. Fondamentalement, cet objectif s'est traduit par les mesures protectionnistes prises après la récession de 2009 et par les premières réactions, en 2013, de la Russie à l'accord de libre-échange proposé à l'Ukraine par l'Union européenne. C'est aussi lui qui teinte le projet de l'UEE, qui fonctionne selon des règles très directement inspirées par la Russie. Depuis l'annonce des sanctions occidentales, ce second axe a trouvé une nouvelle vigueur et domine largement les discours tenus sur la scène nationale.

Si les conditions géopolitiques ne changent pas, les sources privées de financement ont toutes les chances de continuer de s'amenuiser dans les prochains mois. Les comptes publics resteront aussi sous pression, ce qui va motiver de nouvelles quêtes de liquidités des autorités russes, notamment vers la Chine. Pékin pourrait trouver intérêt à prendre des options sur des actifs tangibles (parts de gisements, parts du capital de sociétés) en Russie. Mais, pour des raisons d'occupation de l'espace, de démographie et de dynamiques économiques et migratoires, les relations entre les deux voisins restent empreintes de méfiance. La puissance économique de la Chine représente aujourd'hui plus de dix fois celle de la Russie, et sa dynamique récente est tout autre. Les dirigeants russes savent aussi que l'intensification des relations commerciales bilatérales a de fortes chances de hâter la désindustrialisation de leur pays. Or cette perspective contredit la stratégie économique menée jusqu'à maintenant, qui érige en priorités nationales la diversification industrielle et le maintien de l'emploi dans le secteur manufacturier.

Aux niveaux actuels du rouble et du prix du pétrole, l'économie russe se trouve dans une impasse. La dégradation de la situation découle de l'annexion de la Crimée et du conflit dans le Donbass, mais aussi des fragilités structurelles de l'économie russe que la crise actuelle a révélées. Trois de ces fragilités méritent d'être soulignées : la première est la paradoxale faiblesse de l'Etat. Omniprésent depuis 2000, il s'est pourtant montré de moins en moins en mesure d'exister en dehors de la figure de son chef actuel et d'assurer son rôle d'institution capable de dépasser les intérêts particuliers. La deuxième est la concentration des ressources du pays dans les secteurs énergétique et financier, tous deux contrôlés par une oligarchie ayant conservé, tout au long des années 2000, une forte influence sur l'appareil d'Etat. La troisième est le sous-développement persistant des infrastructures de maillage de l'immense territoire du pays, qui limite l'efficacité et la résilience des activités qui s'y développent.

Parce qu'il a fourni au pouvoir l'occasion de lui imputer la responsabilité des difficultés actuelles, le durcissement des sanctions occidentales en juillet 2014 a été politiquement contre-productif. Il revient donc aux puissances européennes — au sein desquelles la France a toutes les raisons et les moyens de jouer un rôle moteur — de proposer une sortie par le haut à M. Poutine. Les possibilités de partenariats mutuellement bénéfiques entre l'Union européenne et la Russie sont légion : administration publique, infrastructures, nouvelles technologies, enseignement et recherche, transition énergétique… Conditionnées à une coopération effective dans le règlement du conflit ukrainien, ces perspectives peuvent offrir une issue à l'impasse dans laquelle l'économie russe est engagée. Si, au contraire, il est placé au pied du mur, le pouvoir en place risque de se crisper plus encore, nourrissant l'isolement, le nationalisme et le revanchisme. L'histoire de l'Europe nous montre que cette voie ne mène qu'à la désolation. Européens et Russes devraient donc se donner les moyens d'une levée des sanctions.

(1) Russian Legal Information Agency (Rapsi), 23 décembre 2014, www.rapsinews.com

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