You are here

Le Monde Diplomatique

Subscribe to Le Monde Diplomatique feed
Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 months 2 weeks ago

En Argentine, les régimes passent, la corruption reste

Fri, 27/01/2017 - 10:08

L'Amérique latine n'a pas attendu le monumental scandale qui chahute l'ensemble du système politique brésilien pour découvrir les dégâts de la corruption. Depuis longtemps, le phénomène accable l'Argentine. Dans ce domaine comme dans les autres, le nouveau président Mauricio Macri promet le changement, qui débute par un vigoureux virage à droite.

En novembre 2015, les Argentins élisaient un gouvernement issu de l'alliance entre le Parti radical, d'inspiration libérale, et Proposition républicaine (Pro), le parti libéral-conservateur de M. Mauricio Macri, ancien maire de Buenos Aires, ex-président du club de football Boca Juniors et héritier d'une fortune familiale colossale. Cette victoire de la droite mettait fin à un cycle de trois gouvernements péronistes conduits par Néstor Kirchner, de 2003 à 2007, puis par son épouse, Mme Cristina Fernández de Kirchner. Avec le slogan « Changeons », M. Macri l'a emporté par une faible majorité de 51,3 % sur le successeur désigné du clan Kirchner, M. Daniel Scioli (1).

Quatre mois plus tard, la question de l'héritage continue d'occuper une place centrale dans le débat politique. Les dernières années ont engagé le pays sur une voie que d'autres Etats d'Amérique latine ont également connue : celle de la corruption et du délitement économique, institutionnel, politique et social. A l'instar du Mexique, l'Argentine se retrouve désormais rongée, jusqu'au cœur de ses institutions et de son économie, par le narcotrafic. Le pape François, lui-même argentin et partisan avoué du péronisme, souligne que son pays « n'est plus un pays de transit, mais de consommation et de production [de drogues] (2)  ».

Corruption et narcotrafic forment un nœud inextricable que l'Argentine va pourtant devoir défaire. La nouvelle équipe gouvernementale n'a pas tardé à s'y heurter, quand trois narcotrafiquants condamnés à la perpétuité se sont évadés en plein jour, et par la grande porte, de leur prison dite « de haute sécurité ». Ils ont été rattrapés au terme d'une cavale rocambolesque de deux semaines, rendue possible par les complicités dont ils jouissaient au sein de la police. Le gouvernement a aussitôt limogé les dirigeants de l'administration pénitentiaire de Buenos Aires, la plus corrompue du pays avec la police provinciale. Mais les distributions d'enveloppes n'épargnent aucune branche des forces de sécurité, pas même les services secrets.

Cinquante procédures contre l'ex-présidente

L'un des fugitifs avait accusé l'ancien chef de cabinet de Mme Kirchner, M. Aníbal Fernández, d'être impliqué dans l'assassinat de trois individus liés au trafic d'éphédrine, une composante essentielle de la méthamphétamine, l'une des drogues synthétiques les plus consommées dans le monde. Lorsque M. Fernández était ministre de la justice, de 2007 à 2009, l'importation d'éphédrine à usage légal avait grimpé de 800 %. Au cours de ces deux années, relate l'hebdomadaire Perfil, « des groupes et des particuliers venus du Mexique se sont installés en Argentine pour se procurer cette substance interdite dans leur pays, mais en vente libre dans le nôtre. En Argentine, on peut acheter un kilogramme d'éphédrine pour 100 dollars. Au Mexique, son prix peut atteindre les 10 000 dollars (3)  ». S'il est encore présumé innocent dans cette affaire, M. Fernández a de solides antécédents : en octobre 1994, alors qu'il était maire de la ville de Quilmes, il a faussé compagnie à la police dans le coffre d'une voiture après qu'un juge eut ordonné son arrestation.

En janvier 2011, la police espagnole a interpellé trois hommes, M. Matías Miret et les frères Gustavo et Eduardo Juliá, qui venaient d'atterrir à l'aéroport El Prat de Barcelone aux commandes d'un jet privé transportant 950 kilogrammes de cocaïne pure. Les trois pilotes étaient des fils de haut gradés de l'armée de l'air argentine. La drogue avait été embarquée sur la base aérienne de Morón, à Buenos Aires, administrée conjointement par l'armée et par le gouvernement fédéral. D'importantes cargaisons de stupéfiants en provenance d'Argentine ont aussi été saisies au Portugal et au Canada.

En outre, en décembre 2015, la justice a condamné l'ancien secrétaire d'Etat aux transports, M. Ricardo Jaime, et son successeur Juan Schiavi à des peines respectives de six et huit ans d'emprisonnement pour leur rôle dans le pacte de corruption à l'origine de la catastrophe ferroviaire de septembre 2012. En plein centre de Buenos Aires, l'accident avait fait 52 morts et 789 blessés. Des enquêtes ont également été ouvertes pour établir le degré de responsabilité de l'ancien ministre de la planification, M. Julio De Vido.

Les organisations de défense des droits humains s'alarment par ailleurs de la recrudescence des enlèvements de femmes destinées à la prostitution clandestine : plus de sept cents victimes sont actuellement recherchées par la justice. Les circuits de la traite contribuent aussi à la prolifération du travail clandestin, dans des conditions proches de l'esclavage. Sur une carte du quartier Once de Buenos Aires établie par la fondation La Alameda, proche du pape François, figurent ainsi « neuf maisons de passe, six ateliers clandestins — dont l'un situé juste en face du commissariat — et deux “bunkers” de narcotrafiquants implantés à deux pâtés de maisons de ce même commissariat (4)  ».

Le football, sport national s'il en est, est quant à lui devenu une industrie mafieuse : banqueroute de clubs, transactions illégales, blanchiment d'argent et groupes de supporteurs violents — les barras bravas, équivalents des « ultras » européens, liés au narcotrafic et aux « affaires ». Ces groupes se livrent à des bagarres meurtrières. En février 2010, un bus de supporteurs de l'équipe des Newell's a ainsi été criblé de balles ; un adolescent a été tué. L'enquête a révélé que les armes de guerre ayant servi à la fusillade avaient été fournies par... la police. Depuis que le gouvernement a décidé de subventionner le marché du football — à raison de 45 millions de pesos (2,66 millions d'euros) par jour en 2015 —, les matchs à la télévision sont gratuits, mais nombre de clubs sont au bord de la faillite. Les matchs ne se jouent plus qu'en présence du public local, l'entrée étant interdite aux visiteurs extérieurs pour prévenir les échauffourées.

L'ex-présidente Kirchner est aujourd'hui la cible d'une cinquantaine d'instructions judiciaires pénales, parfois pour enrichissement illicite et blanchiment d'argent. Dans ce dernier cas, on la soupçonne d'avoir utilisé le complexe hôtelier dont elle est propriétaire (5). En comparaison, les trois inculpations de son ancien vice-président Amado Boudou feraient presque pâle figure si l'une d'elles ne l'envoyait pas au tribunal pour « corruption passive » et « transactions incompatibles avec la fonction publique » (6). La légendaire Hebe de Bonafini, fondatrice et présidente du mouvement des Mères de la place de Mai, n'échappe pas non plus à la tempête des scandales. Fervente kirchnériste, elle se retrouve dans le collimateur en tant que présidente de la fondation Rêves partagés, qui a détourné dans diverses poches les généreux subsides versés par l'Etat pour la construction de logements sociaux (7).

La justice s'intéresse également à la disparition du procureur Alberto Nisman, retrouvé mort, une balle dans la nuque, à son domicile le 18 janvier 2015, deux jours avant sa convocation devant une commission parlementaire au sujet d'un dossier fort embarrassant pour l'ancien régime. Nisman avait acquis la conviction que Mme Kirchner et son ministre Héctor Timerman avaient tenté de faire obstruction aux mandats d'arrêt internationaux émis par Interpol à l'encontre de cinq fonctionnaires iraniens soupçonnés d'avoir participé à l'attentat de juillet 1994 contre la mutuelle juive Amia, qui avait fait 85 morts et 300 blessés au cœur de Buenos Aires. Selon Nisman, l'Argentine aurait conclu un accord secret avec l'Iran pour qu'une « commission vérité » montée de toutes pièces blanchisse Téhéran et obtienne l'annulation des mandats émis contre ses cinq agents. En échange, les deux pays auraient renoué de fructueuses relations commerciales. Saisie en mai 2015, la justice argentine a déclaré un tel accord inconstitutionnel. Nouveau rebondissement en décembre : un procureur a demandé l'ouverture d'une enquête sur M. Timerman après qu'une conversation téléphonique eut révélé que celui-ci était parfaitement conscient de la responsabilité de Téhéran dans l'attentat. Début mars, un ancien agent des services secrets, M. Jaime Stiuso, qui entretenait un contact direct avec Nisman, assurait que celui-ci avait été assassiné par « un groupe lié au gouvernement précédent, en raison de sa dénonciation de Cristina Kirchner (8)  ». L'ex-présidente pourrait se voir convoquée par la justice pour répondre de ces accusations.

Autre problème de poids : l'héritage économique et social laissé par Mme Kirchner. La renationalisation, en 2012, de la compagnie pétrolière Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF) n'a pas apporté au pays l'autonomie énergétique promise (9). En 2013, l'Argentine a dû importer du pétrole et du gaz pour un montant de 13 milliards de dollars. YPF a ensuite signé un contrat avec la multinationale Chevron pour l'exploitation de l'énorme gisement de Vaca Muerta, dans le sud du pays. Les clauses de l'accord ont été tenues secrètes, jusqu'à ce que la Cour suprême de justice ordonne de les rendre publiques. Entre-temps, le nouveau gouvernement a décrété l'« état d'urgence énergétique », organisant le roulement des coupures de courant jusqu'en 2017 afin d'« éviter un effondrement » de tout le secteur (10). L'ancien pouvoir n'a pas fait mieux avec la renationalisation en 2008 de la compagnie aérienne Aerolíneas Argentinas, couronnée par de graves problèmes de fonctionnement et par des pertes annuelles frisant les 400 millions de dollars.

Comme beaucoup d'autres, YPF et Aerolíneas Argentinas avaient été durant des décennies des entreprises d'Etat efficaces et bénéficiaires, jusqu'à ce que l'ancien président Carlos Menem, péroniste à tendance libérale au pouvoir de 1989 à 1999, décide de les privatiser. Au moment de leur renationalisation, les plus hautes tâches de gestion ont été attribuées à des cadres politiques inexpérimentés et souvent peu compétents, mais d'une loyauté irréprochable envers le pouvoir, tandis que les postes intermédiaires ou inférieurs étaient répartis entre militants et affidés. Avec pour résultat logique une production en chute libre.

On a beaucoup loué la loi sur les services de communication audiovisuelle décidée par Mme Fernández de Kirchner (11), et à raison : elle a été d'autant mieux accueillie lors de sa promulgation, en octobre 2009, qu'elle remplaçait la loi de radiodiffusion instaurée en 1980 par la dictature militaire. Mais la présidente n'a pas résisté à la tentation de l'instrumentalisation. D'un côté, elle s'est attaquée aux médias monopolistiques, assimilés fort justement à l'opposition, comme le groupe Clarín, qui contrôle 40 % du marché. De l'autre, elle a puisé dans le budget de l'Etat pour créer d'autres monopoles médiatiques, proches d'elle, ceux-là. M. Macri a annoncé une modification de la loi, avec l'appui probable des courants dissidents du péronisme.

Au chevet de retraités décédés

Quant à la politique kirchnériste du plein-emploi, elle a souvent consisté à gonfler les rangs de la fonction publique. Le nombre de fonctionnaires est passé de 2,3 millions en 2003 — un chiffre déjà considérable — à près de 4 millions aujourd'hui, soit un Argentin sur dix. La bibliothèque du Congrès national, par exemple, a augmenté de 38 % le volume de son personnel au cours des quatre dernières années, jusqu'à totaliser 1 558 employés ; des effectifs largement supérieurs à ceux des plus grandes bibliothèques du monde, alors que sa collection d'ouvrages est beaucoup plus réduite.

Cette hypertrophie, qui s'observe dans presque tous les services d'Etat, relève d'une longue tradition. Les gouvernements successifs, y compris sous les dictatures, ont tous utilisé la fonction publique à des fins de népotisme et de clientélisme, l'attribution du moindre poste étant marchandée contre une allégeance politique ou un « remboursement » en argent. Bien que la loi impose le mérite comme unique critère de recrutement, voilà vingt ans que la grande majorité des emplois dans ce secteur, y compris dans l'éducation nationale, obéissent à des considérations d'une tout autre nature.

Cette situation a relancé le débat sur un Etat « allégé » par opposition à un Etat « obèse » ; une façon biaisée de poser le problème, puisqu'il ne s'agit pas d'une question de taille, mais d'efficacité et de transparence. Début février, à l'issue d'un audit, les nouvelles autorités de l'Institut national des services sociaux pour les retraités (PAMI) ont révélé que, depuis 2003 au moins, leurs services avaient prescrit pour 500 millions de pesos de médicaments par an à 7 500 retraités... décédés. Un médecin du PAMI a ainsi signé 39 000 ordonnances en une seule année. Et aucun service de l'Etat ne peut se vanter d'être à l'abri de ce type de « performances ».

Pour ce qui est de l'économie, la croissance a certes été de 7 % par an entre 2003 et 2011, mais elle a chuté au cours des quatre dernières années (0,5 % en moyenne entre 2012 et 2015). Les réserves de la banque centrale sont quasiment épuisées. Le déficit budgétaire oscille entre 5 et 7 %, le taux d'inflation entre 15 et 27 %, voire davantage si l'on en croit certaines sources (12). Quant aux indices de pauvreté, principal critère social pour la gestion du kirchnérisme, après avoir considérablement fondu, ils repartent à la hausse. La proportion de ménages vivant en situation d'extrême pauvreté (d'indigence) a bondi de 4,7 % en 2010 à 17,8 % en 2013. Durant la même période, la part de la population pauvre est passée de 7,3 % à 27,5 %, selon l'Université catholique argentine.

En inaugurant la session ordinaire du Congrès, le 1er mars, le nouveau président a dépeint un tableau peu reluisant. Si M. Macri n'a pas manqué d'incriminer le gouvernement précédent pour la situation dégradée dans laquelle se trouve le pays, il a insisté sur son souhait d'établir une « collaboration démocratique » avec l'opposition non kirchnériste.

Un gouvernement de chefs d'entreprise

Pour gouverner, le président doit s'appuyer autant sur ses alliés radicaux que sur le péronisme dissident, plus libéral, et sur la gauche (notamment le Parti socialiste, très minoritaire), puisqu'il ne dispose pas d'une majorité absolue au Congrès. Si la droite dirige le pays ainsi que six provinces — dont la ville de Buenos Aires et la province du même nom, qui concentrent 40 % de la population et du produit intérieur brut (PIB) —, les dix-sept autres provinces restent aux mains de l'opposition. M. Macri a pris des mesures macroéconomiques d'inspiration libérale, comme la renégociation avec les « fonds vautours » (13), ce qui lui a valu la bénédiction de Mme Christine Lagarde, la présidente du Fonds monétaire international (FMI). Mais le rapport de forces dont il est tributaire au Congrès explique pourquoi il n'a pas, pour l'instant, supprimé les aides aux foyers les plus pauvres (allocations familiales) ; il a au contraire promis de les renforcer. Il a augmenté dans des proportions vertigineuses — de 300 à 700 % — les prix de l'énergie en éliminant les subventions d'Etat aux ménages, tout en prenant soin d'exempter de cette mesure les allocataires du minimum vieillesse et les familles à bas revenus. Amputer les aides sociales au hachoir libéral serait mal perçu par l'opposition et, surtout, par l'opinion.

Cependant, dès qu'il a les coudées franches, M. Macri agit de façon parfaitement conforme à ses principes. En témoignent la désignation de chefs d'entreprise à la plupart des postes de son gouvernement, ainsi que l'annulation du contrat de travail pour des milliers d'employés de la fonction publique — une mesure mise en œuvre de manière brutale, sans souci de transparence et sans examen préalable d'autres solutions.

M. Macri ne s'est pas privé non plus de participer en janvier au Forum économique de Davos, que l'Argentine avait déserté les douze années précédentes. Adoubé en sa qualité d'étoile émergente, il a eu le privilège de s'entretenir avec plusieurs de ses aînés — dont le premier ministre britannique David Cameron — et avec quelques grands chefs d'entreprise. En politique extérieure, il s'est empressé de renouer des liens avec les Etats-Unis et l'Union européenne ; une réorientation consacrée par la visite à Buenos Aires du président du conseil italien Matteo Renzi et du président français François Hollande. M. Barack Obama a à son tour effectué un séjour officiel les 23 et 24 mars. Pragmatisme oblige, M. Macri compte néanmoins maintenir les relations tissées de longue date avec la Russie et la Chine. Il a morigéné le gouvernement vénézuélien — « Il ne saurait y avoir de place [en Amérique du Sud] pour la persécution politique », a-t-il notamment lancé le 21 décembre 2015 —, avant de l'appeler, le 21 janvier, alors qu'il participait au sommet du Marché commun du Sud (Mercosur) au Paraguay, à une lutte conjointe contre la pauvreté et le narcotrafic. Tout à son souci de ménager la chèvre et le chou, il a qualifié de « pas en avant » le fait que le président Nicolás Maduro ait accepté sa défaite aux élections législatives de décembre 2015, et il a invité l'opposition vénézuélienne à « faire preuve de retenue ».

Le chef de l'Etat courtise ouvertement sa propre opposition, en particulier la jeune garde du parti péroniste, dont les instances dirigeantes doivent être renouvelées lors d'un scrutin interne le 8 mai prochain. Cette stratégie d'ouverture paraît plutôt lui réussir, du moins pour l'instant. Il s'est déjà assuré le soutien des péronistes non kirchnéristes pour le budget 2016 de la province de Buenos Aires.

En matière économique, le nouveau gouvernement a pris en urgence quelques mesures d'orthodoxie libérale, comme la levée des obstacles aux importations et une dévaluation de 30 % de la monnaie nationale, afin d'atténuer l'écart entre le dollar au cours officiel et le dollar « parallèle ». Les investisseurs étrangers paraissent séduits ; on évoque des rentrées de devises de 15 à 20 milliards de dollars pour ces prochains mois, en provenance de Chine notamment. Et les exportateurs argentins promettent de rapatrier l'argent qu'ils détiennent à l'étranger, à raison de 400 millions de dollars par jour.

Parmi les trouvailles du gouvernement, la plus controversée est la levée des impôts sur l'exportation de minerais. Cette décision a suscité un tollé au sein de nombreuses organisations écologistes et communautaires, qui dénoncent les graves contaminations causées par les concessions minières. Au terme de neuf années de lutte, les habitants de Famatina, une ville minière située dans le nord de la province de La Rioja, avaient ainsi obtenu l'expulsion des quatre compagnies exploitantes. Mais l'Argentine renferme dans ses sous-sols la sixième réserve mondiale de minerais ; une promesse impossible à ignorer pour un gouvernement libéral. Les seize provinces minières sont presque toutes gouvernées par l'opposition péroniste ; mais, comme elles dépendent du budget national et que le péronisme est par ailleurs en pleine recomposition, elles ont fait comprendre qu'elles n'étaient pas hostiles à une négociation sur le sujet. Quelle que soit la tonalité idéologique qu'adoptera le gouvernement en fonction de ses alliances — centre droit vaguement social-chrétien ou néolibéralisme pur et dur —, l'effondrement du cours des matières premières et la situation économique mondiale, marquée par l'échec retentissant des politiques libérales, n'augurent rien de bon pour l'Argentine. Sans compter les crises que traversent le Brésil et la Chine, qui sont à la fois ses principaux partenaires commerciaux, investisseurs et bailleurs de fonds.

Grève des enseignants

Dans l'immédiat, cependant, le problème majeur qui se pose au gouvernement est l'inflation. Dans une société accoutumée aux variations brutales de l'économie et de la politique, celle-ci a choisi de faire son grand retour au moment même où le vainqueur de la présidentielle entrait en fonctions, avec un bond de 4 % en décembre. La nouvelle hausse de 3 % qui a suivi en janvier laisse présager un taux peu flatteur pour l'année entière. Ces chiffres compliquent les négociations salariales déjà entamées entre le gouvernement et les centrales syndicales. En mars, une grève des enseignants a empêché la rentrée scolaire dans huit provinces. Le plan de la présidence consiste à maintenir les augmentations de salaire sous la barre des 30 % (inférieures à l'inflation) en échange d'une réforme en profondeur de l'impôt sur le revenu, qui pénalise les classes moyennes. Il prévoit également de baisser la taxe sur la valeur ajoutée (qui s'élève à 21 % et s'applique tant aux produits qu'aux services) pour les produits de première nécessité. Egalement au programme : l'augmentation et l'extension des allocations familiales et l'affectation d'un fonds de plusieurs millions aux œuvres sociales des syndicats. Une offrande aux forces syndicales de nature à les rendre plus souples à la table des négociations.

M. Macri a promis une « lutte implacable contre l'inefficacité et la corruption », ainsi que la « pauvreté zéro » à mi-mandat. Le poids de l'héritage, ses premières expériences au pouvoir et la situation politique et sociale indiquent clairement que la seconde ne pourra pas aller sans la première.

(1) Au premier tour du 25 octobre, M. Scioli a réuni 36,7 % des voix, contre 34,5 % à M. Macri, qui a rassemblé plus largement au second tour du 22 novembre.

(2) El Litoral, Santa Fe, 10 mars 2015.

(3) Emilia Delfino, « Las cifras que el gobierno esconde sobre la efedrina », Perfil, Buenos Aires, 4 mai 2012.

(4) « El mapa de los narcos, prostíbulos y talleres de Once », Laalameda.wordpress.com, 14 décembre 2015.

(5) « Stolbizer pide la indagatoria de Cristina y Máximo Kirchner en la causa Hotesur », La Nación, Buenos Aires, 25 décembre 2015.

(6) « Adelanto : confirman el procesamiento de Boudou por el caso Ciccone y va a juicio oral », Clarín, 25 juin 2015.

(7) « Condenan a la fundación Madres de Plaza de Mayo a pagar 33 millones de pesos por contratos incumplidos », La Nación, 12 décembre 2015.

(8) « Las declaraciones más impactantes del exespía Stiuso », Perfil, 1er mars 2016.

(9) Lire José Natanson, « Et Buenos Aires (re)trouva du pétrole », Le Monde diplomatique, juin 2012.

(10) http://Ambito.com, 15 décembre 2015.

(11) Lire Renaud Lambert, « En Amérique latine, des gouvernements affrontent les patrons de presse », Le Monde diplomatique, décembre 2012.

(12) Comme la très neutre Commission économique pour l'Amérique latine et la Caraïbe (Cepal) de l'Organisation des Nations unies.

(13) Lire Mark Weisbrot, « En Argentine, les fonds vautours tenus en échec », Le Monde diplomatique, octobre 2014.

Voir le courrier des lecteurs dans notre édition de mai 2016.

Le mot qui tue

Wed, 25/01/2017 - 15:46

Dans la chaleur de l'été californien de 1964, un candidat républicain à la présidence des États-Unis, aussi dingue et débridé que le sera M. Donald Trump, prononce à la convention de son parti un discours fameux contre la bien-pensance démocrate qu'il juge hégémonique — et qu'il entend détruire : « L'extrémisme dans la défense de la liberté n'est pas un vice, tonne Barry Goldwater. Et la modération dans la quête de la justice n'est pas une vertu. » Le père spirituel du néoconservatisme sera écrasé par Lyndon Johnson (1), mais Malcolm X reprend aussitôt la phrase à son compte pour justifier l'usage de « tous les moyens nécessaires » à la cause de l'émancipation des Noirs. En Afrique, en Asie, la décolonisation bat son plein. Et la radicalité va de soi : c'est le sursaut de l'opprimé pris dans les mâchoires d'un pouvoir qui a forclos toute autre issue.

En 2017, parmi les appellations piégées qui ruinent le langage et rongent la pensée, celle de « radicalisation » occupe sur le plateau du Scrabble idéologique la case du mot compte triple. C'est d'abord, depuis le 11 septembre 2001 jusqu'à la vague actuelle d'attentats djihadistes qui endeuille la planète, l'expression d'une capitulation intellectuelle. Celle de chercheurs et de journalistes qui se résignent à ne plus expliquer « pourquoi » afin de ne pas paraître excuser. Rien ne sert de comprendre quand on peut châtier : que cette pensée d'Inquisition arme les défenseurs patentés du savoir et des Lumières contre l'obscurantisme salafiste suggère que ce dernier a déjà marqué des points.

Par temps de confusion prospèrent les notions confuses. La radicalisation décrit tantôt l'adhésion à des idées radicales, tantôt la marginalisation sociale, tantôt la perpétration d'actes violents. C'est flou, mais on devine que tout cela conduira votre jeune voisin à égorger le premier venu et qu'il faut à tout prix l'empêcher de nuire. L'équivoque est commode. Entre la menace bien réelle d'attentats, la panique morale et l'état d'urgence, l'imputation de radicalisation offre aux dirigeants un outil de disqualification à large spectre. Pendant le mouvement social contre la loi travail du printemps 2016, des centaines d'articles et de reportages ont dénoncé « une radicalisation tous azimuts » (journal télévisé de France 2, 23 mai) de la Confédération générale du travail (CGT), dont les militants exerçaient le droit de grève. « La France est soumise aujourd'hui à deux menaces qui, pour être différentes, n'en mettent pas moins en péril son intégrité : Daech et la CGT », pontifia Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (2 juin 2016). Nul en revanche ne vit malice quand un quarteron d'économistes libéraux — évadés d'un centre de déradicalisation ? — pétitionnaient dans L'Express (16 mars 2016) « Pour une réforme radicale du travail ».

Deux ans avant les attentats de Charlie Hebdo, le directeur du Centre international pour l'étude de la radicalisation (Londres) concédait qu'aux yeux d'une partie du public « le concept de radicalisation n'était guère qu'un cheval de Troie permettant aux gouvernements de réprimer la contestation et de dépeindre les opinions progressistes et non conventionnelles comme dangereuses (2) ». Pour confiner la bataille d'idées à l'affrontement entre la face droite et la face gauche du médaillon centriste, on jette dans un même sac les processionnaires de La Manif pour tous et les manifestants des cortèges de tête, les djihadistes et les syndicalistes, Mme Frauke Petry et M. Jeremy Corbyn. Comme l'a montré l'élection aux États-Unis de M. Trump, le procédé lasse et ne fonctionne plus.

Car brandir ce mot comme un épouvantail, c'est oublier les leçons de l'histoire. Lorsqu'ils assimilent la radicalisation à la violence religieuse bigote, les dirigeants entachent les fondements mêmes de ce qu'ils croient défendre : les démocraties libérales doivent le jour à la radicalité des idées et des peuples qui les accouchèrent. « Ce qui constitue une république, observait Saint-Just, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé. On se plaint des mesures révolutionnaires ! Mais nous sommes des modérés, en comparaison de tous les autres gouvernements. »

Les maux imputés au radicalisme politique ont suscité tant d'indignations et de protestations qu'on s'interdirait presque de poser une question naïve : de quel prix paie-t-on l'excès de modération ? Auteur de fascinantes études historiques sur les révoltes et le changement social, le sociologue Barrington Moore mit un jour les pieds dans le plat : « Il faut le dire, la modération a engendré autant d'atrocités que la révolution, et sans doute beaucoup plus. » L'humanité, expliquait-il, a mobilisé davantage d'énergie et de violence pour maintenir l'ordre que pour le renverser. Mais, tandis qu'user de la force pour détrôner les dominants est frappé d'illégitimité, le système en place se perpétue au prix de brutalités continues qu'on entérine tant elles vont de soi. « Pour entretenir et transmettre un système de valeurs, il faut cogner, matraquer, incarcérer, jeter dans des camps, flatter, acheter : il faut fabriquer des héros, faire lire des journaux, dresser des poteaux d'exécution, et parfois même enseigner la sociologie (3) ». Sur ces terrains, les forces engagées ne manquent pas.

(1) Cf. Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, Agone, Marseille, 2008.

(2) Cité par Xaviez Crettiez, « Penser la radicalisation », Revue française de science politique, vol. 66, no 5, Paris, 2016.

(3) Barrington Moore, Les Origines sociales de la dictature et de la démocratie, François Maspero, Paris, 1969.

Radicalisations

Wed, 25/01/2017 - 15:45

Numéro coordonné par Pierre Rimbert

Édition : Olivier Pironet

Conception graphique : Boris Séméniako

Le mot qui tue
Pierre Rimbert

I. Foisonnement

Si le bourdonnement médiatique associe radicalisation et fanatisme religieux, le recours à la violence politique scande l'histoire de toutes les sociétés et des causes les plus diverses : détrôner un despote, résister à l'oppression, imposer les droits des minorités, empêcher la torture des animaux — ou renverser un gouvernement élu, comme le firent si souvent les États-Unis en Amérique latine.

Sur les sentiers escarpés de la lutte armée
Laurent Bonelli

De l'indignation à la révolte
Olivier Piot

Islamistes et zapatistes, deux réponses à l'injustice
Dan Tschirgi

Les sources culturelles de l'insoumission noire
Achille Mbembe

Les guérilleros de la cause animale
Cédric Gouverneur

II. Radical gauche

Comme la plupart des démocraties, nées de la destitution de l'Ancien Régime ou de la défaite du pouvoir colonial, les mouvements d'émancipation entretiennent un lien étroit avec la radicalité. Il a d'abord fallu analyser à la racine les causes de l'oppression, puis inventer les formes de la guerre sociale : sabotage, grève, lutte armée. Dans la plupart des cas s'est posée la question de l'alliance entre paysans, ouvriers et classes moyennes.

Les aventures de Mam'zelle Cisaille
Dominique Pinsolle

Former des cadres pour une Palestine socialiste
Gérard Chaliand

La Dame de fer et les hommes du charbon
Maurice Lemoine

En Inde, les intellectuels face au défi maoïste
Naïké Desquesnes et Nicolas Jaoul

« Agir en primitif, prévoir en stratège »
Serge Quadruppani

Contester sans modération
P. R.

III. Radical droite

La gauche n'a pas le monopole de la radicalité. Lorsqu'il s'agit d'imposer leurs vues, leurs croyances, leur identité, les forces réactionnaires savent se montrer brutales. Dans ce domaine, les attentats sanguinaires perpétrés par les djihadistes sidèrent. La violence régulée de pouvoirs conservateurs passe plus inaperçue : en 2015, dans une relative indifférence, les créanciers mettaient la Grèce à genoux au prix d'une hécatombe sanitaire.

Misère et djihad au Maroc
Selma Belaala

Des meurtriers si ordinaires
L. B.

Israël à l'heure de l'Inquisition
Charles Enderlin

En Russie, le libéralisme au son du canon
Jean-Marie Chauvier

« Leur seul objectif était de nous humilier »
Yanis Varoufakis

Le beau Danube et le noir métal
Evelyne Pieiller

IV. Radical chic

Articuler pensées critiques et transformation concrète du monde : casse-tête irrésolu. Devant la difficulté, la contestation emprunte souvent des voies de repli : expérimenter des micro-utopies abritées du fracas du monde, se battre pour changer l'ordre des mots plutôt que celui des choses, « débattre » avec un adversaire qui n'attend que cela, organiser d'interminables assemblées délibératives qui délibèrent… sur elles-mêmes.

Des gens formidables…
Franck Poupeau

L'Évangile selon Mandela
Alain Gresh

La diversité contre l'égalité
Walter Benn Michaels

Éternelle récupération de la dissidence
S. H.

La pensée critique dans l'enclos universitaire
P. R.

Un mouvement tombé amoureux de lui-même
Thomas Frank

Iconographie

Ce numéro est accompagné d'œuvres d'Ernest Pignon-Ernest :
www.pignon-ernest.com

Le 26 janvier, il expose sa série « Mahmoud Darwich » à l'occasion de l'ouverture de la chaire Mahmoud-Darwich à l'université de Bruxelles. Le 1er février sort aux éditions Actes Sud son livre Ceux de la poésie vécue, avec des textes d'André Velter accompagnant ses dessins. Du 1erfévrier au 1eravril, l'exposition « Ceux de la poésie vécue » se tiendra à l'Espace Jacques-Villeglé, Saint Gratien (95). Le 6 février, à la Maison de la poésie à Paris, première du film Se torno, du collectif Sikozel, sur le collage de la série « Pasolini » à Rome en 2015, avec René de Ceccatty.

Image de couverture : de la série « Prométhée », Martigues, 1982.

Extraits

Manifeste Dada. — Tristan Tzara

Primitivisme. — Philip Roth

La Mère. — Maxime Gorki

Jean Dubuffet et l'art brut

La harangue des Ciompi. — Nicolas Machiavel

Camilo Torres

Dar-Al-Islam

Tocqueville et le peuple barbare

Juste un peu de sang

Futurisme. — Filippo Tommaso Marinetti

Le Pal. — Léon Bloy

Gifler un mort. — Louis Aragon

Le gauchisme de Park Avenue. — Tom Wolfe

Dogma 95 - Le manifeste. — Lars von Trier et Thomas Vinterberg

Documentation

Olivier Pironet

Bibliographie

Sur la Toile

Dates de parution des articles

• Laurent Bonelli, « Sur les sentiers escarpés de la lutte armée », août 2011.
• Olivier Piot, « De l'indignation à la révolution », février 2011.
• Dan Tschirgi, « Des islamistes aux zapatistes, la révolte des “marginaux de la terre” », janvier 2000.
• Achille Mbembe, « Les sources culturelles du nouveau radicalisme noir », juin 1992.
• Cédric Gouverneur, « Les guérilleros de la cause animale », août 2004.

• Dominique Pinsolle, « Les aventures de Mam'zelle Cisaille », août 2015.
• Gérard Chaliand, « Le double combat du F. P. L. P. », juillet 1970.
• Maurice Lemoine, « La longue grève des mineurs britanniques », janvier 1985.
• Naïké Desquesnes et Nicolas Jaoul, « Les intellectuels, le défi maoïste et la répression en Inde » octobre 2011.
• Serge Quadruppani, « “Agir en primitif, prévoir en stratège” » (inédit).
• Pierre Rimbert, « Contester sans modération », juin 2016.

• Selma Belaala, « Misère et djihad au Maroc », novembre 2004.
• Laurent Bonelli, « Les chemins de la radicalisation », février 2015.
• Charles Enderlin, « Israël à l'heure de l'Inquisition », mars 2016.
• Jean-Marie Chauvier, « Octobre 1993, le libéralisme russe au son du canon », octobre 2014.
• Yanis Varoufakis, « “Leur seul objectif était de nous humilier” », août 2015.
• Evelyne Pieiller, « Le beau Danube noir », novembre 2016.

• Franck Poupeau, « Des gens formidables... », novembre 2011.
• Alain Gresh, « L'Evangile selon Mandela », juillet 2010.
• Walter Benn Michaels, « Liberté, fraternité... diversité ? », février 2009.
• Serge Halimi, « Eternelle récupération de la contestation », avril 2001.
• Pierre Rimbert, « Contestation à consommer pour classes cultivées », mai 2009, et « La pensée critique dans l'enclos universitaire », janvier 2011.
• Thomas Frank, « Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même », janvier 2013.

151

Le Far West asiatique

Tue, 24/01/2017 - 16:47

La mer de Chine du Sud a retrouvé sa vocation commerciale millénaire. Suivant les chaînes logistiques éclatées dans la région, un chassé-croisé de porte-conteneurs gorgés de composants et de produits semi-finis fait exploser les échanges régionaux. En toile de fond, la Chine et les Etats-Unis s'affrontent à coup de grands projets et d'accords de libre-échange.

Il fut un temps où les deux géants mondiaux — les Etats-Unis et l'Union soviétique — se confrontaient au nom de leur système politique. Désormais les deux plus grandes puissances de la planète — les Etats-Unis, toujours là, et la Chine émergente — se battent à coup de traités de libre-échange. Sur la même longueur d'onde idéologique, celle du commerce sans entraves, chacun essaie d'enrôler sous sa bannière le plus grand nombre de pays.

Washington a repris à son compte l'idée d'un partenariat transpacifique (PTP, connu sous le nom anglais de Trans-Pacific Partnership, TPP), lancée par quatre petits pays d'Asie-Pacifique — Brunei, Chili, Nouvelle-Zélande, Singapour — en 2005. Les dirigeants américains multiplient les rencontres pour convaincre leurs interlocuteurs privilégiés dans la région — l'Australie, la Malaisie, le Vietnam, le Japon, ainsi que le Pérou. La Chine n'a pas été invitée à la table des discussions. L'ambition du président américain Barack Obama est d'entraîner les principales économies de l'Asie du Sud-Est, de l'Océanie et du continent américain (Canada, Mexique, déjà acquis), afin de contenir la puissance économique chinoise en pleine ascension. Le PTP, ainsi défini, engloberait près de la moitié des richesses produites dans le monde, un quart du commerce international et 30 % de la population.

De son côté, Pékin a riposté en proposant son propre projet de partenariat économique régional intégral (PERI ou Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP) dont sont exclus les Etats-Unis. Participent aux négociations, les dix pays de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Anase, ou Asean en anglais) — Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam —, le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, engagés dans les négociations du PTP, ainsi que l'Inde et la Corée du Sud, qui ne le sont pas. Au total, le PERI concernerait la moitié de la population mondiale, 40 % des échanges internationaux.

Il faut reconnaître que, dans le domaine commercial, les dirigeants chinois ont une longueur d'avance à l'échelle régionale : Pékin a signé un accord de libre-échange (baisse des droits de douane, libéralisation partielle des investissements) avec les dix pays de l'Anase dès 2004. Elle a développé des accords bilatéraux avec la plupart de ses voisins. Et s'apprête à en signer un avec la Corée du Sud, tout en menaçant de couper court aux discussions dès lors que Séoul accepterait le déploiement d'une batterie antimissiles réclamée par Washington. En 2014, les échanges des pays asiatiques entre eux représentent près de 42 % du commerce régional (31% en 2000) et plus de la moitié (54%) de leurs exportations. Cette interdépendance constitue incontestablement un atout pour une éventuelle intégration asiatique.

Transatlantique ou pacifique, les tendances du libre-échange convergent. Ainsi la prochaine étape du PTP américain comme du PERI chinois concernera moins les droits de douane en régression au fil du temps que les diverses protections non tarifaires que chaque nation s'est forgées : sélectivité des investissements étrangers ou libéralisation de certains droits de licence (sur les médicaments) en Chine et en Inde ; protection de l'agriculture au Japon ; quotas d'importation de certains produits de haute technologie en Corée du Sud… Ce sont ces normes que les multinationales veulent faire sauter. Pas un secteur ne devrait y échapper : l'industrie comme l'agriculture, les services et la finance comme les transports et les grandes infrastructures.

Toutefois, qu'elles se déroulent sous les auspices américains ou sous l'égide chinoise, les négociations sont loin d'être bouclées. Au Japon, par exemple, les freins portent notamment sur ce que les économistes nomment les « cinq vaches sacrées » : le riz, le blé, la viande de bœuf et de porc, le sucre, les produits laitiers — soit cinq cent quatre-vingt-six produits protégés par un système de quotas. Les importations de riz ne peuvent pas dépasser 5 à 8 % de la consommation intérieure. Au-delà, le gouvernement impose des droits de douane pouvant se monter à 780 % ; pour le blé ou les produits laitiers, ils atteignent 252 %.

Certes, les paysans représentent moins de 4 % de la population active japonaise, mais la très puissante Union centrale des coopératives agricoles (JA-Zenchu) se ramifie bien au-delà du monde paysan. Elle garantit les prix, joue un rôle de banquier et d'assureur dans le monde rural et pour les familles qui en ont issues.

Pressé par Washington, le premier ministre Abe Shinzo a réussi, après des années de bataille, à démanteler une partie de ce pouvoir (celui, notamment, de superviser les coopératives). Cela devrait lui donner quelques marges de manœuvre pour négocier l'entrée des produits américains. Mais il lui faudra aussi compter avec les consommateurs japonais fort attachés à leurs normes alimentaires. M. Abe n'est pas au bout de ses peines.

Du côté chinois, les obstacles ne sont pas moins grands. L'Inde, dont la Chine est le premier fournisseur, cherche à rééquilibrer ses échanges en ouvrant son pays à des capitaux de préférence japonais ou américains, tout en protégeant ses services informatiques. Deuxième pays d'accueil des investissements étrangers (derrière les Etats-Unis), la Chine veut garder la main sur les technologies sensibles (système d'information, domaine spatial…). Acceptera-t-elle de lâcher prise ? Rien n'est moins sûr. D'autant qu'elle fait face simultanément à un ralentissement de sa croissance (7% au premier trimestre 2015) et à la délocalisation de certaines industries (textile, par exemple) vers des contrées aux salaires moins élevés (Vietnam, Bangladesh…).

Pourtant, les obstacles à la conclusion rapide du PERI tiennent moins de l'économie que de la diplomatie. Dans ce domaine, Etats-Unis et Chine avancent à front renversé. Les premiers disposent d'alliés politiques et militaires indéfectibles (Japon, Corée du Sud, Philippines, Australie...) mais peinent à imposer leurs produits, leurs marques, leurs normes. La Chine, elle, a réussi à tisser une toile commerciale et financière dont elle occupe le centre mais ne parvient pas à nouer des alliances stratégiques solides. Pis, les querelles territoriales en mer de Chine (1) risquent d'entraver ses capacités de déploiement économique : les investissements japonais dans le pays ont chuté de 38,8 % en 2014 (2). Un signal d'alerte, même si Tokyo figure toujours parmi les investisseurs les plus actifs, notamment dans l'industrie chinoise.

Sans renoncer à convaincre ses voisins du Sud-Est asiatique, essentiels pour le développement du pays, le président Xi Jiping a décidé de se tourner résolument vers l'Ouest, ressortant des cartons la vieille Route de la soie. Cette mythique référence renvoie à l'époque de la richesse et du rayonnement de l'Empire, pour les Chinois ; aux épopées à dos de chameau du Livre des merveilles de Marco Polo, au temps des découvertes et des conquêtes pour les Européens.

Sa version actuelle comporte trois branches : l'une, maritime, qui passe au plus près des ports que Pékin a contribué à moderniser comme au Sri Lanka ou au Pakistan ; une autre traverse la Chine d'est en ouest avant de franchir le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l'Allemagne et les Pays-Bas ; la troisième, terrestre elle aussi, passe plus au sud pour rejoindre l'Ouzbékistan, l'Iran, la Turquie. Ces vastes projets visent tout à la fois à assurer des marchés supplémentaires pour les entreprises chinoises, à ouvrir de nouvelles voies pour contourner le Pacifique contrôlé par les Etats-Unis, à sécuriser les frontières occidentales et à façonner des relations diplomatiques interdépendantes dans cette région moins défavorable à Pékin.

Routes et chemin de fer ouvrent la voie au commerce.

Certains, comme le chercheur chinois Yang Xiyu, y voient le « signal d'un changement historique de la politique chinoise (3) ». De son côté, le quotidien des affaires américain The Wall Street Journal parle d'un « plan Marshall chinois (4) », en référence à l'initiative américaine en Europe après la seconde guerre mondiale. « A première vue, il s'agit de la même proposition gagnant-gagnant » : les entreprises chinoises et les pays d'accueil. La croissance boostée contre le libre-échange maîtrisé…

L'idée est née sous la précédente équipe. Yuxinou, la ligne de chemin de fer reliant Chongqing (ses trente-deux millions d'habitants, ses usines gigantesques) à Duisbourg en Allemagne (5) était inauguré dès juillet 2001. A l'époque, on comptait un convoi par mois. Désormais, quatre transitent chaque semaine sur les onze mille kilomètres de voies transportant les produits de l'américain Hewlett Packard (HP) dont les deux tiers sont fabriqués à Chongqing, ou encore les voitures allemandes BMW ou Mercedes-Benz.

Mais c'est M. Xi qui a donné à ces « routes de la soie » du XXIe siècle une dimension économique et géopolitique inédite, en accélérant la manœuvre en utilisant son arme de persuasion massive : l'argent. Il a, coup sur coup, annoncé la création d'un fonds d'investissement et d'une banque multilatérale.

Ainsi, en novembre 2004, un Fonds d'investissement pour la route de la soie voit le jour doté de 50 milliards de dollars (40 milliards d'euros), montant qui sera doublé début 2015. Objectif ? Financer les grands projets (transports, autoroutes, aéroports, centrales électriques, pipelines) mais aussi créer tout au long de ces routes des « parcs industriels, plates-formes de coopération » — en fait des zones de libre-échange.

Symbole de cette accélération, l'annonce en grande pompe de la construction d'un « corridor économique » entre la Chine et le Pakistan qui relierait Kashgar (au Xinjiang, dans l'ouest chinois) au port pakistanais de Gwadar, à moins de cent kilomètres de l'Iran et de ses puits de pétrole. Il comporterait la construction d'un barrage, de centrales électriques au charbon, la modernisation du chemin de fer… Pékin investirait 28 milliards de dollars. De quoi fournir des marchés aux entreprises chinoises actuellement en surcapacité, sécuriser ses approvisionnements énergétiques, participer au redressement de l'économie pakistanaise, disposer de moyens de pressions sur Islamabad pour éradiquer les extrémistes religieux (qui menacent au Xinjiang) et l'inciter à pacifier ses relations avec Kaboul. Comme toujours, Pékin mêle intérêts économiques et visée stratégique.

Dans le même temps, M. Xi a lancé la proposition d'une Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (BAII), ouverte à tous les pays qui le désirent et, comme son nom l'indique, chargée de financer des grands projets dans cette zone. Une décision ouvertement tournée contre la Banque mondiale dominée par Washington et la Banque asiatique de développement (BAD) sous influence de Tokyo. Longtemps Pékin a réclamé une place plus conforme à son rang de deuxième économie mondiale. En vain.

Un échec majeur pour la démocratie américaine.

Espérant encore marginaliser l'initiative, M. Obama a fait pression pour que ses alliés — Japon et Australie en tête — boycottent l'initiative. L'échec est presque total. Seul Tokyo s'est aligné. La BAII compte cinquante-sept membres fondateurs : trente-sept pays asiatiques, vingt en dehors de la région dont le Royaume Uni, le premier à avoir annoncé sa participation, l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Iran, Israël… Un vrai succès pour Pékin.

Déjà, des économistes comme l'Australien Andrew Elek estiment que cette banque « est nettement plus efficace économiquement que le projet de partenariat transpacifique (TPP) pour développer l'intégration économique entre pays asiatiques et entre l'Asie et le reste du monde.(...) Ce qui entrave le plus le flux de marchandises aujourd'hui, ce ne sont pas les barrières douanières mais la faiblesse des infrastructures de transport et de communication (6) ». Sans doute ce diagnostic est-il partagé par la plupart des pays fondateurs de la BAII. Dans le nouveau Far West chinois, l'heure est aux affaires.

(1) Lire Olivier Zajec, « Nouvelle bataille du Pacifique autour d'un archipel », et Stephanie Kleine-Ahlbrandt, « Guerre des nationalismes en mer de Chine », Le Monde diplomatique, respectivement janvier 2014 et novembre 2012.

(2) Statistiques du ministère du commerce, Tokyo, mars 2015.

(3) Cité dans « “One belt, one road” initiatives key for building a safer Asia », Xinhuanet, 25 septembre 2014.

(4) « China's “Marshall Plan” », The Wall Street Journal, New York, 11 novembre 2014.

(5) « Rail linking Europe to open up China's West », China Daily, 2 juillet 2011.

(6) Andrew Elek, « AIIB miles ahead of TPP in promoting integration », EastAsiaForum, 14 avril 2015.

Les primaires, version russe

Tue, 24/01/2017 - 16:45

On ne compte plus les biographies de M. Vladimir Poutine, mais le système politique russe reste mal connu. Sait-on par exemple que le parti du président a organisé des primaires avant les législatives, prévues le 18 septembre ? En imitant ses homologues occidentaux, Russie unie cherche à convaincre de sa capacité à se renouveler, mais aussi — avec un succès mitigé — à éviter que le vote ne tourne à la foire d'empoigne.

Igor Gurovich. – Affiche pour une exposition de jouets créés par des artistes, Moscou, 2009

Même les dirigeants de Russie unie se sont dits surpris par l'affluence. Le 22 mai dernier, plus de dix millions de citoyens (près de 10 % des électeurs inscrits) auraient participé aux élections primaires de ce qu'on appelle couramment « le parti de Poutine » avant les législatives du 18 septembre prochain. Dans les « vieilles démocraties » occidentales, un grand nombre de partis se sont déjà convertis à cet exercice né aux États-Unis. Mais on ne s'attendait guère à rencontrer cette pratique dans un pays généralement associé à la fraude électorale et à l'assassinat d'opposants ou de journalistes trop curieux.

Russie unie a été créé le 1er décembre 2001 pour soutenir l'exécutif central face aux deux foyers d'opposition qu'avaient représentés, durant la décennie précédente, la chambre basse du Parlement (la Douma) et les gouverneurs des régions. Dès sa première adresse à l'Assemblée fédérale, en juillet 2000, M. Vladimir Poutine avait affirmé : « L'indécision du pouvoir et la faiblesse de l'État réduisent les réformes à néant. Le pouvoir doit s'appuyer sur la loi et sur une verticale exécutive unique. » Et, dès 2003, Russie unie devenait le premier parti de la Douma, avant de remporter plus des deux tiers des sièges aux législatives de 2007 et plus de la moitié en 2011. Il est aussi majoritaire dans l'ensemble des régions russes. Sa domination à tous les échelons assure à l'exécutif la pleine loyauté du pouvoir législatif, par le contrôle du recrutement de la majorité des élus.

Sa situation dans le paysage politique n'en est pas moins paradoxale. Dans le système présidentialiste de la Russie, le Parlement n'a qu'une marge de manœuvre limitée depuis le coup de force de Boris Eltsine en octobre 1993 (1). Quant aux membres du gouvernement, désignés par le premier ministre, lui-même nommé par le président, ils sont issus de l'administration ou des grandes entreprises et n'appartiennent le plus souvent à aucun parti. Le lien entre M. Poutine et le parti créé pour le soutenir est aussi fort qu'asymétrique, puisque lui-même n'en a jamais été membre — ce qui ne l'a pas empêché d'en prendre la direction lors de son passage à la tête du gouvernement, de 2008 à 2012, entre deux mandats présidentiels. Dans son ouvrage consacré à l'histoire de cette formation, le politiste et sympathisant de Russie unie Vitali Ivanov écrit : « C'est un parti créé sur la décision des dirigeants de l'État, qui met en œuvre leur politique, consolide l'élite (l'élite loyale), centralise et synchronise le travail des machines politiques centrale et régionales, diffuse l'idéologie officielle et, de fait, prolonge l'appareil d'État. » Il précise : « Les journalistes et les politistes ont tendance à confondre les notions de parti du pouvoir et de parti dirigeant [en référence au Parti communiste en Union soviétique], alors que la différence est essentielle. Un parti dirigeant est un acteur politique autonome (au moins partiellement) ; le parti du pouvoir est l'instrument du pouvoir en place » (2).

Un moyen de tester les candidats

Outre cette absence d'influence politique, Russie unie souffre d'une faiblesse organisationnelle. Parfois qualifié de « parti virtuel », il est peu ancré dans la société. Il revendique deux millions de membres (environ 1,4 % de la population), mais ces chiffres tiennent en partie aux adhésions collectives, tandis que l'activité militante est fort peu encouragée. Bien que la classe politique soit encline à revendiquer une voie de développement spécifique, les références aux partis occidentaux constituent un élément central de sa modernisation. Sur le plan doctrinal, le parti se définit désormais comme « conservateur ». Puisant leur inspiration chez le politiste américain théoricien du « choc des civilisations » Samuel Huntington, ses représentants renvoient fréquemment à l'après-guerre. Ils soulignent le rôle « stabilisateur » joué alors par des partis qui ont dominé le paysage politique pendant de nombreuses années : l'Union chrétienne-démocrate (CDU) en Allemagne, l'Union pour la nouvelle République (UNR) puis l'Union pour la défense de la République (UDR) en France, le Parti libéral-démocrate au Japon.

L'instauration d'un vote en amont de la sélection des candidats aux fonctions électives constitue le second volet de cet effort d'intégration des normes occidentales. Organisées pour la première fois à l'occasion des législatives de 2007, les primaires sont devenues obligatoires en novembre 2009 pour la désignation des candidats du parti à la députation, à la Douma comme aux assemblées régionales. L'opposition libérale regroupée au sein de la Coalition démocratique a également organisé les siennes le 29 mai 2016, mais dans le plus grand désordre (3). En France, l'exemple du Parti socialiste montre que l'idée des primaires a initialement été portée par de jeunes dirigeants qui cherchaient à contourner les militants et, par ce biais, les caciques du parti (4). C'est tout l'inverse à Russie unie, où cette proposition a été mise au programme par la direction, de concert avec les éminences grises du Kremlin, pour donner l'image d'une organisation moderne, ouverte, capable de se renouveler.

Le déroulement de ces primaires les distingue sensiblement des modèles étrangers, car les listes finales ne prennent que partiellement en compte les résultats. Le règlement adopté en 2009 précise que les votes « ne constituent pas une procédure de désignation des candidats ». En dernière instance, la direction de Russie unie peut ajouter les siens, ne pas inclure les gagnants dans la liste définitive, ou encore réviser l'ordre des vainqueurs. Ainsi, le premier adjoint du chef de l'administration présidentielle Viatcheslav Volodine, le réalisateur Stanislav Govoroukhine, qui avait dirigé la campagne de M.Poutine en 2012, ainsi que la très médiatisée procureure de Crimée Natalia Poklonskaïa et une poignée d'autres ont été retenus directement par le premier ministre et chef du parti, M. Dmitri Medvedev.

De même, dans les jours qui ont suivi le vote, le comité d'organisation fédéral chargé des primaires a exclu une dizaine de candidats de la liste des vainqueurs, pour des motifs parfois flous : « Un certain nombre de faits récemment connus ont discrédité un des candidats dans la région de Kaliningrad. Il s'avère qu'un autre dans la région d'Oulianovsk est poursuivi en justice. À Sverdlovsk, il y a eu des plaintes contre un candidat qui aurait abusé de sa position officielle », a déclaré, le 27 mai, le secrétaire du conseil général du parti, M. Sergueï Neverov. Deux autres ont été écartés quelques jours plus tard en raison de « risques liés à leur réputation ».

Les élections législatives de septembre marqueront le retour à un système électoral mixte, la moitié des députés étant élus à la proportionnelle sur une liste nationale, l'autre moitié par circonscriptions lors d'un scrutin uninominal. Dans dix-huit circonscriptions, Russie unie ne présentera pas de candidats, en dépit de la tenue de primaires. Selon le politiste Igor Bounine, le pouvoir « libère des places pour les partis frères, qui sont ses alliés (5) » — allusion à cette frange de l'opposition qui occupe des niches idéologiques différentes du créneau de Russie unie, mais reste fidèle à M. Poutine en échange d'une représentation parlementaire.

Avec la mainmise de la direction sur l'établissement final des candidatures, la démocratisation que semblait annoncer le vote apparaît limitée. Mais la promesse de renouvellement vendue avec l'idée de primaires a-t-elle bien été tenue dans d'autres pays ? Même en l'absence de droit de veto des états-majors, les primaires tendent à renforcer les candidats sortants, le capital politique allant au capital politique. En 2011, le taux de reconduction des députés sortants de Russie unie a dépassé la barre des 50 %, ce qui a paradoxalement rapproché la Douma des assemblées législatives des « vieilles démocraties » occidentales, où, en moyenne, 70 % des parlementaires retrouvent leur siège au mandat suivant (6).

Pour autant, les règles du jeu politique ont changé. Les députés sortants ont été exposés, si ce n'est à une concurrence, du moins à une pression extérieure accrue. Car, cette année, les primaires russes étaient doublement « ouvertes » : tout citoyen pouvait non seulement voter, mais également présenter sa candidature. Il suffisait de n'appartenir à aucun autre parti et d'avoir un casier judiciaire vierge. Dès lors, les membres de Russie unie ont affronté des candidats extérieurs (43 % des 2 781 prétendants en 2016). L'appartenance au parti s'en est trouvée doublement dévalorisée, tout comme l'idée d'un canal partisan pour former et recruter les élus.

Lors de l'édition 2016, l'accent a été mis sur les débats. Pour voir leur candidature validée, les participants aux primaires ont dû prendre part à des tables rondes sur des thèmes définis par les instances centrales ou régionales du parti : la lutte contre la corruption, l'éducation, la santé, etc. On aurait donc pu s'attendre à voir émerger des lignes de fracture programmatiques, surtout qu'il existe depuis le milieu des années 2000 des clubs de discussion censés représenter diverses tendances liées au parti. Les libéraux-conservateurs s'inquiètent par exemple des pressions de l'administration sur les entreprises, quand les sociaux-conservateurs insistent davantage sur les questions de société et la promotion des valeurs conservatrices (famille, religion, etc.). Pourtant, la question du rattachement des candidats à l'un ou l'autre de ces courants idéologiques a été totalement évacuée. « Nous autres, les ours, n'avons pas besoin d'ailes [politiques] », affirmait en 2005, lors d'une session du conseil général du parti, M. Boris Gryzlov, alors président de Russie unie — qui a pour emblème un ours blanc. Il avait rejeté l'idée d'une organisation des courants en plates-formes politiques, prétextant le risque d'un affaiblissement du parti.

Résultat : le visionnage des débats en ligne sur le site des primaires présente un intérêt limité. Alignés derrière des pupitres, les candidats disposent de deux minutes pour exposer leur point de vue avant de répondre aux questions de la salle. Le ton est courtois ; ils s'applaudissent mutuellement. Le cadre strict dans lequel se déroulent les discussions est peu propice aux controverses : les participants n'ont pas le droit d'appeler à voter contre leurs concurrents, ni de dire du mal d'eux. L'ensemble du matériel de communication — affiches, tracts, clips — doit être approuvé par les comités d'organisation régionaux.

C'est donc à titre strictement individuel que les candidats se sont présentés au scrutin, qui a pris des allures de sondage de popularité grandeur nature, les électeurs pouvant soutenir plusieurs candidats. Les primaires visaient moins à départager ceux qui concouraient qu'à tester les noms susceptibles d'attirer le maximum de voix, tout en offrant au parti l'occasion d'une répétition générale avant le scrutin.

Pour le politiste Grigori Golosov, toutefois, malgré la culture unanimiste du parti, « les primaires de Russie unie sont clairement en train d'acquérir les caractéristiques d'une réelle compétition politique ». Les poids lourds de la politique russe, de moins en moins dispensés de s'y plier, se prennent visiblement au jeu. Peu idéologiques, les confrontations ont été surtout personnelles. À Saint-Pétersbourg, par exemple, le député régional Vitaly Milonov, connu pour avoir été l'instigateur de la loi interdisant la « propagande auprès des mineurs des relations sexuelles non traditionnelles », a accusé le plus discret mais non moins influent Iouri Chouvalov, ancien chef du service de presse de la Douma, d'avoir dépêché des jeunes gens armés de pistolets au moment du décompte des voix, et d'avoir distribué gratuitement des produits alimentaires.

Les chocs de ténors ont attiré la presse, qui a donné un plus grand écho aux plaintes pour irrégularités — 426 pour la seule journée du 22 mai. Les accusations de fraude électorale que l'opposition lançait lors des manifestations de 2011 à l'encontre du parti du pouvoir retentissent désormais parmi les fidèles du président, ce que n'avaient certainement pas anticipé les conseillers en communication du Kremlin. Pour l'instant, toutefois, aucun participant —candidat ou électeur— n'a exigé de la direction du parti une plus grande transparence des règles du jeu. De même, personne n'a encore proposé que des primaires puissent permettre à Russie unie de choisir son candidat à la présidentielle de mars 2018.

(1) Lire Jean-Marie Chauvier, « Octobre 1993, le libéralisme russe au son du canon », Le Monde diplomatique, octobre 2014.

(2) Vitali Ivanov, Le Parti de Poutine. L'histoire de Russie unie (en russe), Olma Media Group, Moscou, 2008.

(3) Lire sur notre site Nina Bachkatov, « En Russie, une opposition en miettes ».

(4) Rémi Lefebvre, Les Primaires socialistes. La fin du parti militant, Raisons d'agir, Paris, 2011.

(5) Cité par Mikhaïl Roubine, « Russie unie offre une récompense à l'opposition » (en russe), 29 juin 2016, www.rbc.ru

(6) Richard E. Matland et Donley T. Studlar, « Determinants of legislative turnover : A cross-national analysis », British Journal of Political Science, vol. 34, no 1, Cambridge, janvier 2004.

En Suisse, un débat sans précédent

Mon, 23/01/2017 - 15:35

Un homme obèse, en marcel constellé de taches, avachi sur un canapé devant une pizza et des canettes de bière. En Suisse, cette affiche des opposants à l'initiative populaire « Pour un revenu de base inconditionnel » aura montré la vivacité des fantasmes associés à l'oisiveté des pauvres. Par dérision, le personnage arborait une couronne en carton doré. Les auteurs de l'initiative avaient en effet organisé des distributions de couronnes en carton dans les gares, faisant de cet objet le symbole du pouvoir qu'un revenu garanti, à leurs yeux, pourrait redonner à chacun sur sa vie. Le 5 juin, leur utopie a été rejetée à près de 77 % (avec une participation de 46,4 %). Elle a toutefois trouvé un peu plus de partisans (autour de 35 %) dans les cantons de Bâle-Ville, de Genève et du Jura. Certains quartiers de Zurich et de Genève ont même dit « oui ».

Le texte soumis aux électeurs ne précisait ni montant ni mode de financement. On y lisait seulement que le revenu de base, versé à chaque citoyen indépendamment de son travail rémunéré, devait « permettre à l'ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique ». Dès le début de la campagne, toutefois, ses auteurs ont évoqué 2 500 francs suisses (2 290 euros) par adulte et 625 francs par enfant. Une somme à peine supérieure au seuil de pauvreté (2 200 francs) dans un pays où le coût de la vie est très élevé. Elle aurait pu suffire pour des étudiants vivant en colocation dans une petite ville, mais sûrement pas « pour une personne seule et malade à Zurich ou à Genève », souligne Benito Perez, corédacteur en chef du quotidien de gauche Le Courrier. Ces deux villes figurent parmi les cinq plus chères du monde, selon le classement 2016 de l'Economist Intelligence Unit. En outre, l'assurance-maladie, entièrement privée (1) (les travailleurs ne cotisent que pour le chômage et la retraite), peut à elle seule grever ce budget.

L'initiative a vu le jour en 2012 en Suisse alémanique, dans le sillage du succès du film d'Enno Schmidt et Daniel Häni Le Revenu de base. Une impulsion culturelle, diffusé sur Internet (2). « La précarisation générale observée en Allemagne voisine après la réforme Hartz IV, en 2005, a aussi joué un rôle », indique M. Julien Dubouchet Corthay, membre de la section suisse du Basic Income Earth Network (Réseau mondial pour le revenu de base, BIEN). Le Conseil fédéral, le gouvernement suisse, s'est prononcé contre, invoquant son coût et sa dangerosité pour l'économie. Les Verts ont été le seul parti à soutenir le texte. L'autonomie laissée aux sections cantonales a cependant permis à certaines d'appeler à voter « oui ». C'était notamment le cas de tous les partis de gauche genevois, des socialistes aux trotskistes.

La campagne s'est donc menée en dehors des appareils, avec force coups d'éclat. Lors du dépôt du texte, le 5 octobre 2013, après la récolte des cent mille signatures nécessaires pour qu'il soit soumis à la population, ses auteurs ont déversé sur la place Fédérale, à Berne, huit millions de pièces jaunes de 5 centimes, soit une par habitant du pays. Le 14 mai 2016, ils ont récidivé en assemblant à Genève une affiche de huit mille mètres carrés sur laquelle figurait « la plus grande question du monde » : « Que feriez-vous si votre revenu était assuré ? », entrant ainsi au Guinness World Records.

« Franchement, quoi de plus ringard que le “Guinness Book ?” », soupire M. Dubouchet Corthay, tout en constatant qu'autour de lui ces actions spectaculaires ont marqué les esprits. Auteur dès 2000 d'une thèse en science économique sur le revenu de base, et par ailleurs militant au Parti socialiste suisse, il observe les nouveaux convertis avec un mélange de perplexité et d'intérêt. « Ils manquent de culture politique ; beaucoup sont abstentionnistes, voire complotistes. Mais les partis de gauche qui cherchent en vain à élargir leur base pour des projets anticapitalistes ne peuvent pas balayer d'un revers de main l'engouement et la capacité de mobilisation dont ils font preuve. »

Les modes de financement évoqués, comme une microtaxe sur toutes les transactions financières — des paiements par carte bancaire au trading haute fréquence —, le laissent sceptique. Seule l'idée d'un prélèvement à la source sur la production des entreprises, avant le partage entre salaires et bénéfices, trouve grâce à ses yeux. Il regrette la prudence des auteurs de l'initiative, qui se sont efforcés de rassurer au lieu d'assumer son caractère conflictuel. « Dans ce pays, les gens qui votent sont plutôt âgés et s'inquiètent facilement, justifie M. Ralph Kundig, président de BIEN-Suisse. Une campagne radicale n'aurait pas donné de meilleurs résultats. »

Le revenu de base n'avait aucune chance. En dehors de l'initiative « Contre les rémunérations abusives », approuvée à près de 68 % en 2013, les Suisses se sont montrés socialement peu progressistes ces dernières années. Ils ont refusé à 66,5 %, en 2012, le passage de quatre à six semaines de congés payés par an, puis à 73 %, en 2014, l'instauration d'un salaire minimum brut de 4 000 francs (3 660 euros). Perez observe une « identification des intérêts du pays aux intérêts du patronat », ainsi que la conviction qu'il faut « encore plus de libéralisme pour sauver l'exception suisse, sous peine d'être engloutis par la crise européenne et la fin du secret bancaire ».

La campagne a pourtant été animée. Articles, tribunes, réunions publiques et émissions télévisées se sont multipliés. Le site du quotidien Le Temps a battu tous les records de fréquentation lorsqu'il a invité ses lecteurs à dialoguer avec M. Kundig, le 25 mai. Comme l'initiative « Pour une Suisse sans armée », en 1989 (refusée à 64 %), celle sur le revenu de base visait avant tout à ouvrir un débat de société ; elle y est largement parvenue.

(1) Lire Michaël Rodriguez, « En Suisse, la santé aux bons soins des assurances », Le Monde diplomatique, février 2011.

(2) http://le-revenu-de-base.blogspot.fr

Salvador Allende

Sun, 22/01/2017 - 21:48

Jusqu'au bout, Salvador Allende aura été fidèle à lui-même. Cet homme, qui savait pourtant composer et avait toujours été ouvert au dialogue, n'a pas songé un seul instant à céder à l'ultimatum des forces armées. « Je suis prêt à résister quoi qu'il arrive, même au prix de ma vie, afin que cela serve de leçon pour montrer devant l'histoire l'ignominie de ceux qui ont recours à la force sans raison. » Cette dernière profession de foi lancée aux Chiliens au moment où les militaires rebelles encerclaient le palais présidentiel de la Moneda résume de manière lapidaire ce qu'ont été la vie et le combat du Dr Allende.

Le verbe coloré et ne mâchant pas ses mots, Salvador Allende avait toutes les qualités d'un tribun populaire. Lorsque nous l'avons rencontré pour la première fois, il était encore peu connu à l'étranger. Au Chili, cependant, on n'était pas loin de le considérer comme une sorte d'institution nationale.

D'emblée, le contact avait été amical et la conversation animée. « En tant que médecin, ancien ministre de la santé du gouvernement de front populaire de 1939, expliquait-il, je me suis aperçu que la santé ne se protège pas seulement par des services médicaux, mais que des transformations économiques étaient indispensables pour améliorer les conditions sanitaires de la population. »

Nous avons revu Salvador Allende en janvier 1970, au moment des tractations qui devaient aboutir à sa désignation comme candidat de l'Unité populaire. Toujours jovial et volubile, il apparaissait alors comme la seule personnalité capable de faire l'unité des forces de gauche et de les mener à la victoire. Confiant dans l'avenir, il nous disait sur un ton décidé : « Dans l'intérêt du Chili, il faut absolument que cela change, sinon ce pays passera inexorablement par la violence. »

Une année plus tard, Salvador Allende était devenu président de la République. Malgré ses nouvelles responsabilités, sensible aux préoccupations de ses plus humbles interlocuteurs, il se montrait inlassablement disponible et savait écouter aussi bien les doléances que les louanges de chacun.

Marxiste, Salvador Allende n'avait cependant rien d'un doctrinaire. A la question de savoir s'il croyait possible d'établir le socialisme sans passer par la dictature du prolétariat, il répondait par l'affirmative : « C'est pour cela que nous travaillons. L'avenir nous dira si nous avons tort ou raison. »

« Moi, je peux disparaître, mais s'il m'arrivait quelque chose, des centaines de mes camarades poursuivraient le combat. » Ces propos, Salvador Allende me les avait tenus en janvier 1971, deux mois à peine après son arrivée au pouvoir. La victoire de l'Unité populaire avait soulevé un immense espoir parmi les masses chiliennes. Le nouveau gouvernement commençait à mettre en pratique son programme de réformes économiques et sociales.

En dépit de la joyeuse effervescence qui régnait autour de lui, Salvador Allende demeurait extrêmement lucide. Plus que quiconque, il était conscient des limites de son expérience et des difficultés de la voie qu'il avait choisie. Il savait que, si le suffrage universel l'avait porté à la tête de l'Etat, le véritable pouvoir économique et financier se trouvait, lui, toujours aux mains de ses adversaires, et que la bataille était loin d'être gagnée. « L'histoire nous enseigne, entre autres choses, disait-il, qu'aucune classe sociale ne remet le pouvoir de bon gré. D'autre part le socialisme ne s'impose ni par décret ni par un coup de baguette magique. Il est indispensable d'obtenir une participation authentique des travailleurs. »

Tout en pressentant la fragilité de sa tentative, Salvador Allende avait cru pouvoir ouvrir la voie au socialisme dans le respect de la légalité existante et par des moyens pacifiques. Dans son optique, il s'agissait avant tout d'une expérience « authentiquement chilienne, adaptée à la réalité du Chili avec des méthodes chiliennes ». Ainsi avait-il accepté de rentrer dans le jeu d'un régime démocratique bourgeois dont les règles avaient été fixées par ses adversaires. Mais, en dernier ressort, faisant passer leurs intérêts avant toute autre considération, ceux-ci n'ont pas hésité à violer leur propre légalité en recourant à la force.

En dépit de l'accumulation des obstacles, Salvador Allende ne s'est pas départi de la ligne de conduite qu'il s'était tracée. Voulant éviter à tout prix la guerre civile, il souhaitait une transition au socialisme sans effusion de sang. Quand nous l'avons revu pour la dernière fois, au début de cette année, il nous répétait encore : « Nous nous sommes engagés à établir le socialisme par des voies légales et pacifiques, et nous devons respecter cet engagement. »

Il est certes toujours facile d'expliquer les erreurs d'un homme d'Etat après-coup. Pour certains de ses partisans, Salvador Allende brûlait les étapes ; d'autres au contraire lui reprochaient de ne pas aller assez vite. Pris entre ces deux tendances, il a surtout cherché à pratiquer une politique du possible et à concilier ce qui était parfois inconciliable.

Extrait de « Fidèle à lui-même... », Le Monde diplomatique, octobre 1973.

En Australie, des gueules noires bling-bling

Sun, 22/01/2017 - 13:32

Son extension affole les urbanistes, et son enrichissement vertigineux enchante le gouvernement : grâce à l'activité minière, la ville de Perth, située sur la côte occidentale australienne, attire de nombreux ouvriers. Ces « gueules noires », dont le salaire dépasse celui de hauts cadres, réactivent un vieux complexe d'infériorité national et suscitent la gêne de leurs concitoyens.

Chaque pays a ses citoyens embarrassants et comiques malgré eux, objets d'incessantes railleries de la part des gens bien mis : white trash (« déchet blanc », la population blanche et pauvre) aux Etats-Unis, « beaufs » en France, chavs au Royaume-Uni (1), etc. En Australie, ce sont les bogans, des ouvriers qui amusent le pays en raison de leur mauvais goût supposé, de leur dégaine, de leurs idées. Tatouages nationalistes sur le bras et pinte de bière à la main, short et tongs de rigueur, casquette et gilet luminescent en option, ils instaurent à coup sûr une certaine ambiance dans les centres-villes où ils déferlent le samedi soir. Mais l'humour est aussi une affaire de domination et d'intérêts...

Les démonstrations de patriotisme lors de rencontres sportives ou, de façon plus dramatique, les émeutes raciales qui ont opposé en 2005 des Australiens à certains de leurs concitoyens d'origine libanaise à Cronulla, banlieue de Sydney, ont ajouté une connotation xénophobe à la définition du mot bogan (2). Il a été consacré en 2012 par son entrée dans l'Oxford English Dictionary, qui le définit comme un « terme dépréciatif désignant une personne peu sophistiquée, malapprise, démodée, en général d'un statut social peu élevé ». Ces indésirables horripilent la frange bien-pensante de la société australienne, que l'on retrouve le plus souvent dans les banlieues, en particulier dans le grand Ouest.

A Perth, dans l'extrême Ouest australien, les bogans ne sont pas seulement des « beaufs » : ils sont riches. Et ils affichent un style tape-à-l'œil, notamment à travers leurs voitures au prix exorbitant et aux couleurs criardes, les utes. Travailleurs de l'industrie minière pour la plupart, ces cashed-up bogans — « beaufs pleins aux as » — recueillent à leur modeste échelle les dividendes de la frénésie extractive.

Les eaux de la rivière Swan reflètent le dynamisme économique et l'opulence de Perth. Sur ses berges situées dans les beaux quartiers, comme Dalkeith ou Peppermint Grove, les maisons se vendent entre 5 et 30 millions de dollars australiens (entre 3,5 et 20,5 millions d'euros). Depuis 2013, la ville, dont les magazines vantent la « propreté helvétique », est la plus chère du pays (3). L'inflation immobilière progresse à mesure que le secteur minier assoit sa toute-puissance sur l'économie de l'Australie-Occidentale. L'agence de communication Meerkat a proposé, dans un texte canular, d'ériger une clôture métallique surveillée pour séparer le plus grand des Etats du reste du « continent rouge », et contenir ainsi la population tenue pour responsable de l'augmentation du niveau de vie à l'échelle nationale (4).

Blague à part, un rideau de fer symbolique isole effectivement ces cols bleus dont les salaires annuels dépassent les 100 000 dollars australiens (près de 70 000 euros). « Les classes moyennes se retrouvent à devoir cohabiter avec des gens qui, autrefois, ne vivaient pas dans leurs quartiers, qui donnent des fêtes bruyantes, partent en vacances aux mêmes endroits qu'elles et font des bombes à la piscine », résume avec humour Jon Stratton, professeur d'études culturelles à l'université Curtin de Perth. Ceux dont le salaire annuel moyen avoisine les 60 000 dollars (40 000 euros) supportent difficilement l'exubérance des cashed-up bogans, auxquels les bonnes manières comme le sens de la modération font défaut. « Clairement, ils aimeraient leur dire : “Retournez d'où vous venez ! Ne bousculez pas notre mode de vie !” »

Si les pays en développement sont généralement confrontés à ce genre de conflit dans les métropoles, où la consommation ostentatoire provoque de sérieuses frictions, l'Australie connaît là un phénomène inédit dans les pays occidentaux. Ici, les ouvriers de l'industrie minière comptent parmi les mieux payés du monde (500 dollars australiens par jour, soit 350 euros). Le Voreux (5) ne dévore pas les hommes pour une misère : il les couvre d'or. Cette belle machine économique ravit The Economist : l'hebdomadaire britannique dépeint l'Australie comme une « Californie des antipodes », sans les défauts de sa jumelle américaine, « accro aux référendums d'initiative populaire qui plongent la politique dans le chaos, avec de surcroît une économie qui n'a pas su éviter la récession depuis 1991 ». Il invite le pays à faire les bons choix en matière d'éducation, « des travailleurs instruits étant plus compétitifs, tant dans les services que dans les mines » (6).

Vibration glamour et cow-boys urbains

Sise entre l'océan Indien et le désert, proche des pays asiatiques très gourmands en énergie, Perth cumule fièrement les superlatifs : elle serait la grande ville la plus isolée du monde (après Honolulu), celle qui compte le plus de millionnaires « partis de rien » par rapport au nombre d'habitants, mais aussi la plus ensoleillée. Les pages « Luxe » du Telegraph ne résistent pas à cette « destination séduisante pour les plus riches », et évoquent la « vibration glamour du centre-ville, où les résidents affluent dans les bars et les restaurants branchés » (7).

Du haut de ses deux cent quarante-quatre mètres, Brookfield Place, siège du géant minier BHP Billiton érigé en 2012, complète le décor de carte postale vendu à travers le monde : une métropole globale et « tendance », où la fortune s'acquiert grâce aux mines, que l'on soit conducteur de camion, ouvrier ou ingénieur soudeur, alors que sur la côte est prédominent les secteurs des médias et de la finance, comme l'explique Jules Duncan, auteur d'un documentaire sur les cashed-up bogans. Depuis Sydney, où il vit, à quatre mille kilomètres de là, le producteur et scénariste Sam Egan estime que « Perth apparaît comme l'Ouest sauvage, une ville minière en plein essor avec des rues remplies de cow-boys ». Il tempère néanmoins cette vision : « Beaucoup prétendent que Perth est un désert culturel. En réalité, la ville et l'Australie-Occidentale dans son ensemble ont été le berceau de certains des meilleurs artistes, musiciens et auteurs australiens. »

Aussi étendues que Los Angeles et Tokyo combinées, Perth et ses banlieues tentaculaires s'étalent sur plus de cent trente kilomètres entre Yanchep, au nord, et Mandurah, au sud, sur une largeur de cinquante kilomètres, soit quelque cinq mille trois cents kilomètres carrés. Rien qu'entre 2011 et 2012, soixante-cinq mille quatre cents personnes s'y sont installées : un accroissement de 3,6 % qui devrait se poursuivre chaque année, selon les calculs de l'Australian Bureau of Statistics. Dans les interminables cités-dortoirs de Perth, le nombre de cashed-up bogans dépasserait de loin celui des autres métropoles australiennes. Un siècle après la ruée vers l'or du Klondike, au Canada, ou de Kalgoorlie, en Australie-Occidentale déjà, le même phénomène se reproduit au Pilbara et au Kimberley, à deux mille deux cents kilomètres au nord de la ville.

Aussi hostiles que les Rocheuses américaines à l'époque pour les mineurs, ces territoires arides recèlent du pétrole, du gaz naturel, du manganèse, du minerai de fer. Plus de la moitié des cent mille ouvriers des industries énergétiques d'Australie-Occidentale sont soumis à un régime de travail particulier (fly-in fly-out, d'où leur nom de FIFO workers) : envoyés pour plusieurs semaines sur un site d'extraction, loin de leurs familles, ces hommes (le secteurs ne compte que 15 % de femmes) sont logés dans des bungalows rudimentaires avant de retourner chez eux pour une durée variable.

Cette mobilité permanente fait économiser des millions de dollars aux compagnies, malgré les hauts salaires. Un rapport de 2013 a néanmoins pointé les risques pour la santé qui en découlent. « Travailler et vivre dans des mines éloignées des villes aggrave les risques de développer une pathologie mentale pour ceux n'ayant que rarement quitté l'environnement urbain. Par ailleurs, l'absence intermittente d'un parent est aussi une source de conflit avec les enfants. » Dans une étude du Centre australien pour la santé mentale réalisée dans les régions rurales et éloignées, les entretiens menés par la Dre Jennifer Bowers avec des mineurs ont démontré que « de longues périodes de séparation avec la famille et les amis provoquent souvent un sentiment d'isolement et une perte du sentiment d'appartenance (8) ».

Un rapport des autorités ne parvient pas à trancher : faut-il considérer le recours aux FIFO avant tout comme une aubaine pour l'économie ou comme un « cancer du bush (9) », compte tenu des dégâts sociaux entraînés par la présence de ces travailleurs migrants dans les régions rurales ? Comme les prospecteurs qui, après l'effort, dépensaient leur salaire de manière extravagante dans les lieux de plaisir de la ville, les cashed-up bogans ont trouvé en Australie-Occidentale « leur terre promise, qui couvre un tiers du territoire national et leur offre à peu près tout ce qu'ils peuvent désirer : du travail dans les mines, des autoroutes peu surveillées, des casinos et des night-clubs à Perth (10) ». Une vie nocturne troublée par des mineurs en état d'ébriété, frustrés, responsables de rixes dans le centre-ville que l'on dit déclenchées par le « manque de femmes ». Toujours selon l'Australian Bureau of Statistics, il y aurait trente-cinq mille hommes de plus que de femmes dans la région. « Le boom minier a biaisé l'équilibre démographique : dix-huit mille de ces hommes ont entre 20 et 30 ans. Un tel écart n'est pas rare dans les régions riches en ressources (11). »

La dernière édition du guide de voyage international Lonely Planet met en garde les voyageurs contre le glassing, l'utilisation de verres comme armes lors d'affrontements à Northbridge, le quartier des bars. Soucieuses d'apaiser les tensions, les autorités ont tenté de réagir. En 2008, M. Robert Doyle, maire de Melbourne, dans le sud du pays, déclarait qu'il ne voulait pas « voir le centre-ville devenir un aimant à bogans ». Partisan d'une politique de tolérance zéro pour tout comportement « antisocial » durant les festivités du Nouvel An après les débordements de 2007, il a heurté la sensibilité de ses administrés en adoptant des mesures sécuritaires draconiennes destinées à tenir les banlieusards à distance. A Stonnington — toujours à Melbourne —, un faux communiqué du conseil municipal, placardé dans les rues par une bande de farceurs, décrétait l'interdiction de porter des vêtements Ed Hardy, qui « contreviennent aux lois du goût et du style » : « Plutôt que de dépenser des sommes exorbitantes dans des débardeurs vulgaires, vous feriez mieux de consacrer votre argent à nourrir vos enfants illégitimes. » La très chic marque de bière Moo Brew, originaire de Tasmanie, indique sur ses bouteilles qu'elle « ne convient pas aux bogans ».

Mépris social sous couvert d'humour

En 2011, Paul Syvret, du Courier-Mail de Brisbane, déplorait sur un ton satirique que Noosa, ville balnéaire de la côte est, devienne un lieu de villégiature de plus en plus prisé des bogans. « La marée de la populace monte le long de Hasting Street : des cohortes en tongs et en shorts criards, le genre de racaille incapable de faire la différence entre un double latte et un Nescafé. » Ces gens « déambulent avec leurs tee-shirts K-Mart », et, comble du malheur, « semblent s'installer durablement dans la région » (12). Fin 2013, le député du Queensland Alex Douglas a dû présenter des excuses officielles après avoir qualifié la Tasmanie de « terre bogan ». Les « insulaires consanguins » du plus pauvre des Etats australiens profiteraient des largesses de Canberra en matière d'aides économiques, sans offrir de contreparties valables.

« Le bogan défie le salaire, la classe, la race, le genre et la logique », peut-on lire dans le préambule du catalogue sarcastique Things Bogans Like (« Choses que les bogans aiment »). Sous couvert d'humour s'exprime le snobisme de classe des hipsters, les branchés, situés à l'autre bout du spectre des styles de vie. Pour le documentariste Duncan, « parler de “cashed-up bogan” permet de traiter par le mépris quelqu'un qui gagne plus que vous. Vous lui faites comprendre que, même s'il s'enrichit, il reste un idiot ».

Quarante kilomètres au sud du Royal Yacht Club de Peppermint Grove à Perth, l'autoroute longe le Kwinana Strip, une zone industrielle aux innombrables cheminées fumantes, sites militaires et chantiers navals. Elle mène à Rockingham, l'une des banlieues bogans les plus typiques du pays, selon le classement du journal satirique The Punch. Cette ville de cent mille habitants « fournit du travail à la police d'Australie-Occidentale tous les soirs ». Très aimée de ses habitants, « Rocko » est une « banlieue côtière somnolente, cible de plaisanteries qui la dénigrent » en la stigmatisant pour « son taux de chômage, la façon de conduire de ses habitants et son nombre de parents célibataires » (13).

« Ce qu'il y a de pire
dans le pays »

Sur le site d'information Perth Now, les réactions des internautes à ce classement ne se sont pas fait attendre. John laisse exploser sa colère : « Il n'y a rien de cool à être élue “banlieue bogan”. Les bogans sont ce qu'il y a de pire en Australie. On devrait découper Rockingham pour en faire une jolie petite île, où les bogans pourraient se reproduire et se complimenter sur leurs voitures respectives. » Quant à Jim, il apprécie de porter des shorts et des tongs au pub, de pouvoir manger un repas décent pour 20 dollars et d'être « entouré de gens normaux, sans snobs à l'horizon ».

Effrayée à l'idée d'être épinglée par les médias, la municipalité a dépensé en 2012 près de 200 000 dollars pour transformer l'image de la ville, concevoir un nouveau logo et moderniser la communication. M. Mark Stoner est le propriétaire d'une marque atypique qu'il a lancée en 2009, après la parution du classement dans The Punch. « J'ai eu l'idée de créer des porte-bières avec le slogan : “Bogan and proud” [« Bogan et fier de l'être »]. Les cinquante premiers se sont vendus en un après-midi. Nous en avons refait, et des gens nous ont appelés pour nous remercier. » C'est que l'étiquette infamante renvoie aussi à la figure du travailleur ordinaire, et la zone industrielle du Kwinana Strip fournit de nombreux emplois aux habitants de Rockingham.

« Le maire ne m'aime pas beaucoup, poursuit M. Stoner. Mais cela fait trente ans que nous avons cette réputation, et ma marque n'existe que depuis quatre ans. » En dépit des efforts de la municipalité pour redorer l'image de la ville et de son front de mer, l'inventeur du porte-bières assume sereinement une philosophie éloignée de tout esprit de polémique : « Le bogan est un ouvrier, un Australien moyen. Ce que les jaloux ne comprennent pas, s'agissant des cashed-up bogans, c'est que les conditions de travail dans le Pilbara sont terribles. Il fait très chaud, ils vivent loin de leur famille pendant quatre semaines... Ils méritent leur argent : passer douze heures par jour dans la poussière, c'est extrêmement pénible. »

Figure locale, M. Stoner tient son stand de gadget siglés (vêtements, porte-clés, coussins, sacs) lors de foires municipales à Perth, et actualise la page Facebook de la marque. Il n'a jamais quitté Rockingham et n'en partirait pour rien au monde : « Mes parents ont grandi ici, mes enfants grandissent ici. C'est une banlieue comme une autre, avec ses problèmes. » Il admet que, si certains se revendiquent bogans, d'autres, non, et que beaucoup s'en moquent complètement. « Le 26 janvier, le jour de la fête nationale, nous irons à Canberra tenir notre stand au Summernats, un festival de voitures. Il y aura des burn-outs (14), des seins à l'air, des bogans, ça va être très drôle ! Quinze mille bogans vont débarquer dans cette ville où vivent tous ces politiciens qui nous dirigent ! »

Riche héritage de culture populaire

Le rejet des bogans peut s'expliquer par un état d'esprit particulier à l'Australie : le cultural cringe (« complexe d'infériorité culturel »). Le terme, qui existe depuis une cinquantaine d'années, se réfère à l'anxiété de l'Australien quant à sa propre culture, considérée comme inférieure par rapport à celle de l'Europe, à commencer par celle du colonisateur, le Royaume-Uni. « Dans les années 1960 et 1970, ce sentiment était prégnant. A l'époque, la société australienne était vraiment conservatrice, et le pays, coupé du reste du monde. Beaucoup d'intellectuels ont alors émigré », explique Stratton. Les bogans et les cashed-up bogans réactivent ce complexe.

La journaliste et chercheuse Melissa Campbell s'est penchée sur cette question au prisme de la culture populaire. Selon elle, il s'agit de la « seule sous-culture australienne authentique (15) ». Le mot bogan trouve son origine au XIXe siècle, à l'époque des colons britanniques et de la fondation de la société australienne. « L'omniprésence des bogans provient d'un riche héritage de culture populaire, à commencer par l'un de nos héros les plus aimés et les plus controversés : le bushranger Ned Kelly », un ouvrier irlandais insurgé contre ses maîtres anglais et contre la police (16). « Pour la presse, détenue par la bourgeoisie urbaine, Kelly était un folk devil, un voyou voleur et assassin, un fauteur de troubles. Elle l'associait au caractère irlandais [ Irishness ], ce qui impliquait un risque de traîtrise, un esprit d'insurrection. » Campbell rappelle dans son étude que bogan est un mot irlandais. On retrouve la même association entre caractère irlandais et rébellion avec le terme larrikin, au XIXe siècle : issus du Lumpenproletariat, les larrikins semaient le désordre dans les grandes villes. Pour Stratton, « la panique morale contemporaine autour des bogans reproduit celle suscitée par les larrikins ».

Depuis un siècle, les groupes dont le comportement est jugé déviant, parfois à la limite de la légalité, se sont vu attribuer des noms où se mêlent les notions de menace et de trouble à l'ordre public. Dans les années 1950 et 1960, les bodgies et les widgies effrayaient les gens convenables en écoutant la musique afro-américaine des soldats américains stationnés en Australie ; ensuite vinrent les ockers, au début des années 1970, et aujourd'hui les bogans. « Pour les médias, “bogan” est une étiquette facile pour tous ceux qui se comportent d'une façon jugée déviante », confirme Stratton.

Par affinité de goûts et de morale, les classes moyennes australiennes se solidarisent face aux cashed-up bogans pour garantir leurs privilèges et la sécurité de leurs terres. Pour Campbell, la majorité des gens utilise le mot bogan pour pratiquer une « sanctuarisation de leur identité [ Australianness ] face à tout ce qui leur semble la menacer. Le mot permet d'ériger des frontières imaginaires entre “eux” et “nous” ». Objet de convoitise politique, les millions de bogans sont confondus à tort, depuis le gouvernement libéral de M. John Howard (1996-2007), avec les battlers, ces ouvriers frondeurs et méritants entrés dans la mythologie du Parti travailliste australien. En définitive, « le terme en dit davantage sur la personne qui l'utilise et sur son insécurité vis-à-vis de son identité que sur ceux qu'il désigne. Mais on assiste aujourd'hui à une réappropriation du terme, de la même manière que les gays ont repris “queer” et les afro-américains, “nigger” », assure Stratton.

Cela ne préfigure cependant pas un quelconque mouvement politique bogan, ni un réel mouvement culturel. Derrière cette image poussiéreuse d'Ouest sauvage, dans le monde des arts, une scène branchée bien installée coexiste avec celle, clinquante, des cashed-up bogans (lire « Une identité chahutée »). Mais la « vibration glamour » s'arrête aux portes des supermarchés K-Mart ou Target, temples de la consommation bogan, où l'Australie de Ned Kelly fait ses courses jusque très tard le soir.

(1) Lire Owen Jones, « L'ordre moral britannique contre la “racaille” », Le Monde diplomatique, septembre 2011.

(2) Une première version de cet article indiquait à tort que les émeutes de Cronulla avaient opposé, comme cela arrive parfois, des Australiens à des Indiens.

(3) Alistair Walsh, « Peppermint Grove, home set to shatter price record », Property Observer, 10 mars 2013, www.propertyobserver.com.au

(4) ABC,« Bogan proof fence », YouTube.com, 2 juillet 2010.

(5) Nom de la mine de Germinal, d'Emile Zola (1885).

(6) « Australia's promise : The next golden state », The Economist, Londres, 26 mai 2011.

(7) Lydia Bell, « In praise of Perth », The Telegraph, Londres, 19 octobre 2013.

(8) « FIFO/DIDO mental health research report 2013 » (PDF), The Sellenger Centre for Research in Law, Justice and Social Change, Perth, 2013.

(9) « Cancer of the bush or salvation for our cities ? », Parlement du Commonwealth d'Australie, Canberra, février 2013.

(10) Collectif, Things Bogans Like. Tribal Tatts to Reality TV, Hachette Australie, Sydney, 2011.

(11) Shane Wright et Kate Bastians, « Mining riches mean it's a man world », The West Australian, Perth, 20 décembre 2011.

(12) Paul Syvret, « Save our enclave and ban bogans », The Courier-Mail, Brisbane, 24 mai 2011.

(13) « Rockingham makes The Punch “Bogan top 10” », Perth Now, 4 août 2009.

(14) Lors de ces parades, les pilotes bloquent les freins de leur véhicule et accélèrent, faisant tourner les roues arrière et brûler les pneus.

(15) Melissa Campbell, « The order of Australia », The Age, Melbourne, 14 juillet 2002.

(16) Lire Catherine Dufour, « Les étincelles du galop », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

Amma, l'empire du câlin

Thu, 19/01/2017 - 21:59

Honorée par les Nations unies, invitée par le pape François, célébrée par les médias du monde entier, la gourou indienne Amma attire les foules, inspire les artistes et côtoie les plus grands dirigeants de la planète grâce à ses câlins prodigués à la chaîne lors d'événements de masse. Elle fait escale en France ce mois-ci.

Keith Haring. — Sans titre, 1985 © The Keith Haring Foundation

De l'encens se dissipe dans l'atmosphère. Des musiciens entonnent des chants spirituels indiens hypnotiques. Et, au-dessus des têtes, tel un slogan, s'impose une immense inscription en lettres majuscules : « Étreindre le monde » — la traduction du nom de l'organisation internationale Embracing the World (ETW), personnifiée par sa cheffe religieuse, Mme Mata Amritanandamayi, plus connue sous le nom d'Amma (« maman » en hindi). Sous l'œil vigilant de ses gardes du corps patibulaires, Amma, vêtue d'un sari immaculé, est assise en tailleur sur un petit trône autour duquel se serrent, extasiés, ses dévots. Au cœur du Zénith Oméga de Toulon, plusieurs milliers de personnes patientent afin de se traîner, à genoux sur les derniers mètres, contre la poitrine de cette gourou indienne originaire de l'État du Kerala. Toutes sont venues recevoir le darshan, l'étreinte d'Amma devenue le symbole de son organisation. Celle-ci revendique plus de trente-six millions de personnes enlacées dans le monde.

La scène se passe en novembre 2015, en France, où la « mère divine » se rend tous les ans (1) depuis 1987 dans le cadre de sa tournée mondiale. Mais les foules sont tout aussi denses en Espagne, en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas, en Finlande, en Italie, au Royaume-Uni, en Israël ou en Amérique du Nord. De juin à juillet 2016, l'« Amma Tour » a fait étape à Seattle, San Ramon, Los Angeles, Santa Fe, Dallas, Chicago, New York, Boston et Washington, avant Toronto et Tokyo.

Multinationale du câlin, ETW impressionne par sa rigueur logistique. Partout où passe la caravane d'Amma, de gigantesques cuisines industrielles mobiles, dignes d'une intendance militaire, entrent en action. Des centaines de bénévoles travaillent aux fourneaux ; d'autres servent et vendent des repas indiens végétariens par milliers, tandis qu'Amma, sur son trône, reproduit inlassablement le même geste : elle enlace tous ceux qui détiennent un bon, délivré gratuitement, permettant de recevoir le darshan après plusieurs heures d'attente. Des volontaires de l'organisation sont chargés de gérer la foule considérable, aux origines sociales hétéroclites, venue se faire câliner. Passant leur main au niveau de la nuque de celle ou celui dont c'est le tour, les bénévoles fluidifient la chaîne continue de câlins et interviennent immédiatement si une erreur vient enrayer le flux tendu de tendresse.

Amma, qui ne parle que le malayalam (langue dravidienne parlée notamment dans le Kerala), susurre néanmoins à chaque individu enlacé un « Mon chéri », mot doux dont les traductions se déclinent en fonction des espaces linguistiques qu'elle visite. Sur toute la Terre, Amma usine son câlin standard avec une rigueur dans l'exécution des tâches que n'aurait pas reniée Frederick W. Taylor : ouverture des bras ; enveloppement de l'inconnu ; bercement de dix secondes ; remise à chaque être câliné d'un pétale de rose, d'une pomme ou d'un bonbon. Ces séances d'étreintes de masse se prolongent plusieurs heures durant.

Au sein de l'immense espace de spectacle consacré au rituel, où chacun déambule pieds nus après l'étreinte, il est aisé d'observer que certains sont soudainement pris d'une forte émotion, sanglotent et parfois s'effondrent en larmes. « Ce que je ressens est indescriptible. Amma, c'est l'amour pur », témoigne une jeune secrétaire célibataire au chômage dont les joues luisent. « Amma m'a donné plus d'amour que mes propres parents », ajoute un ingénieur informatique. « Dans ce monde de fous, cela fait du bien de couper, de se retrouver avec Amma et de se recentrer sur soi », commente encore une mère, auxiliaire puéricultrice, venue avec sa fille. Toutes deux ont attendu trois heures et demie afin de pouvoir venir s'agenouiller contre Amma.

« Beaucoup d'individus de nos sociétés modernes, profondément narcissiques, sont en quête permanente d'eux-mêmes. À l'approche d'Amma, un véritable processus d'idéalisation se met en place, observe, à quelques mètres de la gourou, la psychologue Élodie Bonetto. Amma, le “leader”, peut alors incarner l'idéal de l'individu, dont la dévotion s'explique le plus souvent par son désir d'être reconnu comme exceptionnel. Trois profils types se dégagent : l'adepte socioaffectif, en quête de réconfort et de sociabilité ; l'adepte utilitariste, en quête de réalisation de soi ; et l'adepte flexible, qui se situe entre les deux. »

Si ETW fait office de fédération des filiales qui se consacrent aux tournées d'Amma, la maison mère s'appelle Mata Amritanandamayi Math (M. A. Math). Cette entité a reçu en juillet 2005 le statut d'organisation non gouvernementale (ONG) consultative auprès du Conseil économique et social de l'Organisation des Nations unies (ONU). Trois ans auparavant, l'ONU avait décerné à Amma son prix Gandhi-King pour la paix et la non-violence, qu'elle avait auparavant attribué à M. Kofi Annan, son ancien secrétaire général, ou à Nelson Mandela. Depuis, Amma s'est régulièrement exprimée à la tribune des Nations unies. En décembre 2014, assise à la gauche du pape François, elle signait à la cité du Vatican une Déclaration universelle des chefs religieux contre l'esclavage.

En 2015, dans le cadre de la préparation de la 21e conférence des Nations unies sur le climat (COP 21), l'écologiste Nicolas Hulot, envoyé spécial du président de la République, fut chargé de réunir cinquante autorités morales et spirituelles ; Amma fut solennellement invitée à participer aux échanges à l'Élysée. La « mère divine » a envoyé un message vidéo et dépêché son bras droit, le swami (religieux) Amritaswarupananda, vice-président de l'organisation, qui a ainsi pu poser pour une photographie-souvenir en compagnie de M. François Hollande. Amma est allée jusqu'au Congrès des États-Unis pour y câliner des figures du Parti démocrate.

Les vedettes Marion Cotillard, Sharon Stone, Jim Carrey ou Russell Brand ont déjà reçu le darshan. « Elle m'a pris dans ses bras et on est restés comme ça. On régresse, il y a quelque de chose de fœtal. La dernière fois qu'on a eu ça, c'est dans les bras de sa mère. C'est comme un très joli bain chaud », témoigne l'acteur Jean Dujardin (2), qui a joué aux côtés d'Amma dans une récente fiction cinématographique intitulée Un plus une. La gourou, dans son propre rôle de « déesse », y accomplit des miracles. « Mes cinquante premiers films ont simplement servi à préparer [celui-ci] (3)  », considère le réalisateur, Claude Lelouch. « Amma est peut-être la personne qui m'a le plus épaté dans ma vie et qui m'a donné encore plus de plaisir que mes oscars et ma Palme d'or (4).  »

Reconnaissance internationale, invitations prestigieuses, florilège de personnalités enlacées en quête d'exotisme ou de réconfort… Amma peut compter sur un très fort capital symbolique doublé d'un vaste réseau diplomatique. Elle apparaît ainsi au-dessus de tout soupçon aux yeux des médias, qui la qualifient fréquemment de « grande figure humanitaire » ou de « sainte indienne ». Selon la prolixe littérature d'ETW, Mme Amritanandamayi aurait eu la peau bleue à sa naissance, comme celle du dieu Krishna. Lors de sa mise au monde, Amma n'aurait ni pleuré ni crié, et se serait contentée d'un sourire. Capable de parler à l'âge de 6 mois, elle aurait également accompli plusieurs miracles, notamment en embrassant un cobra qui terrorisait son village natal. Face à des incrédules rationalistes, Amma aurait transformé de l'eau en lait. En léchant les plaies d'un lépreux, elle l'aurait guéri. Ces miracles, qui la mettent en concurrence avec d'autres figures des principales religions pratiquées à la surface du globe, sont tous consignés au sein d'ouvrages édités au Kerala par ETW. La liste des actes extraordinaires accomplis par Amma fluctue en fonction des années d'impression, des langues de traduction ou des initiatives de réécriture par les cadres de l'organisation.

Sachets de basilic ou de poudre de santal « sacrés » bénits par Amma, tee-shirts d'ETW, posters de la gourou, livres pour enfants, guides de médecine ayurvédique proposant de soigner le cancer, disques de chants, DVD de prière, guirlandes, arbustes, grigris, cristaux « générant l'abondance », cailloux « énergétiques », colliers en laiton, huiles essentielles, cierges… Dans la salle du darshan où la foule se presse, d'innombrables produits dérivés sont proposés à la vente. Les tiroirs-caisses s'y remplissent à rythme soutenu. La poupée à l'effigie d'Amma coûte 90 euros. « Si vous souhaitez recevoir un darshan, mais que vous êtes loin d'Amma, vous pouvez câliner la poupée », explique très sérieusement une vendeuse. Ce poupon est notamment utilisé par les dévots les plus fidèles, ceux qui travaillent bénévolement aux tournées d'Amma et pour qui la réception du darshan est limitée par des quotas, afin qu'ils n'abusent pas des câlins gratuits. Sur Internet, le « Amma Shop » propose également des cosmétiques biologiques,des compléments alimentaires de « désintoxication purifiante », les œuvres complètes d'Amma, des statues ou étoffes de décoration d'intérieur, des autocollants, des porte-clés, des Thermos… autant de marchandises qui seraient des fétiches parés de l'amour d'Amma. Et ce parce qu'ils permettraient, selon les attachés de presse d'ETW, le financement d'« œuvres humanitaires ». En plus de ses activités de restauration et de négoce, l'organisation recueille des dons grâce aux nombreux troncs disséminés lors des événements internationaux. « L'amour d'Amma est gratuit, inconditionnel. C'est donc à chacun de décider de ce qu'il veut donner en fonction de ce qu'il a reçu d'Amma », précise une de ses représentantes.

Travailleurs bénévoles et gros profits

Les bénéfices cumulés sont réalisés grâce à une main-d'œuvre gratuite de plusieurs centaines de travailleurs. Un passage d'Amma dans une localité entraîne la réservation complète de son parc hôtelier, parfois plusieurs semaines avant l'arrivée de la gourou. Chaque déplacement de la « mère divine » engendre celui des « enfants d'Amma ». Ces centaines de dévots de toutes nationalités suivent, à leurs frais, celle qu'ils nomment « la déesse » afin de pouvoir travailler bénévolement aux multiples tâches qu'implique une tournée internationale digne des plus grandes vedettes de l'industrie culturelle. Parmi eux, une surreprésentation de femmes célibataires sans emploi, prêtes à dormir à même le sol si leurs économies ou leurs minima sociaux ne leur permettent pas de s'offrir un hébergement. C'est le cas à Toulon, où, au mépris des règlements de sécurité incendie, de très nombreux adeptes couchent chaque année dans des couloirs ou des coins dérobés du Zénith Oméga.

Rejoindre la tournée européenne coûte près de 1 500 euros aux volontaires qui souhaitent emprunter les autocars de l'organisation ; certains s'endettent pour pouvoir les payer. Ils sont alors vêtus intégralement de blanc, identifiés par un badge et considérés comme des membres à part entière d'ETW. Les repas végétariens et l'hébergement restent à leur charge. Les bénévoles les plus pauvres mangent avec parcimonie. « Beaucoup s'épuisent et s'appauvrissent, témoigne Mme Amah Ozou-Mathis, ancienne adepte qui a participé aux tournées européennes durant cinq ans. Les journées débutent très tôt par des mantras et la récitation des cent huit noms d'Amma. Elles continuent par un travail considérable et s'achèvent par des cérémonies rituelles où beaucoup entrent en transe, qui finissent très tard. Le plus souvent, on ne dort que trois ou quatre heures par nuit. »

Des outils de communication d'excellente facture graphique, parmi lesquels d'immenses cubes en carton où figurent des photographies d'hôpitaux, d'écoles ou d'enfants des rues, ne cessent d'asséner aux badauds que tous les bénéfices réalisés permettent le financement d'actions caritatives en Inde. Le luxueux kit de presse remis aux journalistes soigne une image de paisible ONG bienfaitrice de l'humanité. Ces éléments de langage sont ensuite relayés sans discernement par des centaines de supports d'information du monde entier, dont les reportages évoquent, depuis plus de trente ans, l'ambiance des tournées d'Amma ainsi que les « émotions » ressenties par le journaliste ayant reçu le darshan — un classique du genre.

En France, où Amma et son organisation font l'objet d'une vénération de la part des médias, le coup d'envoi a été donné en 1994 par Libération, avec un article intitulé « Amma, Mère divine aux 500 câlins quotidiens ». Après quoi les recensions se sont multipliées de manière exponentielle. « D'une simple étreinte, Amma console des milliers d'adeptes » (Le Figaro, 5 novembre 2014) ; « Amma, la mère de tous les câlins » (Le Nouvel Obs, 2 novembre 2013) ; « Amma, la gourou indienne qui répand l'amour par ses étreintes » (20 minutes, 1er novembre 2012) ; « Les miracles d'Amma » (Figaro TV, 6 novembre 2013) ; « J'ai reçu l'étreinte d'Amma, prêtresse de l'amour » (Femme actuelle, 5 novembre 2014) ; « J'ai reçu le “darshan” » (Le Figaro Madame, 24 octobre 2012) ; « Amma : la prêtresse de l'amour » (M6, 6 novembre 2006) ; « Cinq raisons d'aller se faire câliner par Amma » (Var Matin, 3 novembre 2015). Les évocations louangeuses, qu'elles proviennent de médias en ligne, du Parisien, de Direct Matin, de Psychologies, du Monde des religions, de chaînes telles que LCI ou France 2, des ondes de Radio France ou de stations privées, pourraient toutes être résumées par ce propos de la journaliste Elisabeth Assayag sur Europe 1 : « Amma, c'est une sorte de grande sage, une grande âme comme on dit en Inde, qui passe sa vie à réconforter et inonde de compassion ceux qu'elle approche » (22 octobre 2015).

Hervé Di Rosa. — « Besame mucho » (Embrasse-moi fort), 1990 © ADAGP, Paris, 2016 - Cliché : Pierre Schwartz / Banque d'images de l'ADAGP

Ce n'est toutefois que l'un des innombrables mantras médiatiques qui s'élèvent sur tous les continents afin de chanter la gourou. Du Liban à la Jamaïque, du Japon au Canada, de la télévision italienne aux centaines d'articles de presse en Amérique du Nord, les préceptes singuliers d'Amma sont présentés avec bienveillance, et ce d'autant plus qu'ils émaneraient d'une « figure religieuse hindoue ». Amma conteste dans ses ouvrages la prétention de l'individu à comprendre le monde et à le changer : « Jusqu'à ce que vous compreniez que vous êtes impuissant, que votre ego ne peut pas vous sauver et que toutes vos acquisitions ne sont que néant, Dieu ou le gourou créera les circonstances nécessaires pour vous faire comprendre cette vérité (5).  » Elle prône le retrait intérieur, somme toute classique, estimant que « si Dieu fait partie de notre vie, le monde suivra. Mais si nous faisons passer le monde en premier, Dieu ne suivra pas. Si nous embrassons le monde, Dieu ne nous embrassera pas ». Il importe de ne pas s'encombrer l'esprit d'un entendement trop remuant : « Efforçons-nous de vider l'intellect des pensées inutiles et de remplir notre cœur d'amour. » Et ce afin de soutenir Amma dans l'accomplissement de sa tâche de dirigeante d'ONG : « La mission d'Amma en cette vie est d'éveiller l'énergie divine infinie, innée, présente en chacun de nous, et de guider l'humanité sur le juste chemin du service et de l'amour désintéressés. » Cette vision messianique sature l'espace médiatique international depuis près de trois décennies. Darshan. L'étreinte, film « documentaire » hagiographique consacré à Amma, réalisé par Jan Kounen, présenté hors compétition au Festival de Cannes en 2005, fut diffusé la même année en première partie de soirée sur Arte.

Des milliers d'articles et de reportages assènent sans relâche qu'ETW serait une « ONG caritative ». Et ses sites Internet proposent bien des photographies de « réalisations humanitaires », ainsi que des clichés où l'on aperçoit l'ancien président américain William Clinton tenant un chèque de 1 million de dollars signé Amma afin de venir en aide aux victimes de l'ouragan Katrina, qui avait frappé la Louisiane en 2005. Mais l'organisation n'a jamais jugé pertinent de publier son budget global détaillé, et ce qu'il s'agisse de ses recettes, de ses dépenses ou de ses frais de fonctionnement. Une fois amortie la location des gigantesques salles, les bénéfices des journées d'exploitation de la tournée mondiale se chiffrent quotidiennement en dizaines de milliers d'euros — la prodigalité des individus ayant reçu le darshan étant d'autant plus grande qu'ils ont une confiance aveugle dans les œuvres d'Amma.

Liens avec le nationalisme hindou

« Non, l'empire d'Amma n'a rien d'une ONG caritative, affirme M. Sanal Edamaruku, qui vit en exil en Finlande, où il préside l'Association des rationalistes indiens. Amma, c'est une entreprise, un “business” sale. On peut ajouter Amma à la longue liste des charlatans qui sévissent en Inde. La plus parfaite opacité règne quant à la destination exacte des fonds collectés lors de ses tournées. » Nous avons pu consulter des documents officiels émanant du ministère de l'intérieur indien, ainsi que des déclarations fiscales d'une branche américaine de l'organisation d'Amma. Le recoupement des déclarations officielles des deux entités juridiques, rassemblées sur plusieurs années, montre qu'elles ne coïncident absolument pas : les sommes que la maison mère déclare avoir reçues s'avèrent très largement inférieures aux sommes que la filiale américaine déclare lui avoir versées. Où est passée la différence ? Plus surprenant encore : pour l'année 2012-2013, M. A. Math aurait touché 219 millions de roupies d'intérêts bancaires, soit près de 2,9 millions d'euros. Une « organisation humanitaire » remplissant des cassettes afin de faire travailler son argent ? Les attachés de presse d'ETW se refusent à tout commentaire.

Le personnage d'Amma clive la société indienne depuis 1998, année où M. T. K. Hamza, dirigeant communiste de l'État du Kerala, a tenu publiquement des propos critiques à l'égard de la gourou. Ceux-ci ont déclenché les foudres du Bharatiya Janata Party (BJP), la grande formation nationaliste hindoue, qui a répliqué par des protestations de masse. L'Australienne Gail Tredwell, ancienne disciple et secrétaire particulière d'Amma pendant plus de vingt ans, a quant à elle publié un livre (6) en octobre 2013. Elle y raconte comment Amma est passée, en trente ans, du statut de gourou locale au rang de vedette internationale. Dénonçant des « malversations » et des violences, parmi lesquelles des viols, au sein de l'organisation, elle souligne les liens étroits existant entre Amma et le pouvoir politique nationaliste hindou. La multinationale du câlin est parvenue à obtenir l'interdiction pour « blasphème » de ce livre dans l'État du Kerala. Dès 1985, l'ouvrage de l'ex-policier Sreeni Pattathanam, qui évoquait des morts suspectes survenues dans l'ashram d'Amma, avait été lui aussi censuré pour « blasphème » — son auteur est aujourd'hui le secrétaire régional pour le Kerala de l'Association des rationalistes indiens. Plus récemment, une librairie indienne ayant édité un livre d'entretiens avec Mme Tredwell a été vandalisée par des disciples d'Amma, qui ont laissé sur place une banderole appelant à l'arrêt des critiques contre leur gourou.

Cela n'empêche pas l'essor de l'influence d'Amma en Inde, où l'anniversaire de la « mère divine » est devenu un événement de la vie politique. Tous les 27 septembre, cette célébration peut rassembler jusqu'à plusieurs dizaines de milliers de personnes. Elle s'accompagne d'une cérémonie évoquant l'ouverture des Jeux olympiques : les dévots de tous les pays sont conviés à venir parader vêtus de costumes traditionnels de leurs pays respectifs ; les délégations arborent les drapeaux de toutes les nations du monde. En 2003, lors du cinquantième anniversaire d'Amma, célébré au stade Nehru de Kochi (Kerala), la multinationale a mobilisé plus de 2 500 autocars et réservé la totalité des chambres d'hôtel dans un rayon de quinze kilomètres autour du stade, décoré pour l'occasion en ashram, et ce afin d'accueillir plus d'une centaine de milliers de personnes. Le 27 septembre 2015, ce fut à l'ambassadeur de France en Inde, M. François Richier, d'être convié aux festivités : « C'est un grand honneur d'être parmi vous aujourd'hui à l'occasion de l'anniversaire de notre Amma bien-aimée, a-t-il déclaré en présence du premier ministre indien Narendra Modi et du président du BJP Amit Shah. Les pensées et la sagesse d'Amma nous éclairent sur des problèmes-clés d'aujourd'hui, par exemple sur le moyen de construire la paix entre les pays ou les peuples, mais aussi sur des questions qui nous concernent tous, telles que l'éducation ou le changement climatique. »

« Attention ! Si Amma construit bel et bien en Inde des infrastructures — hôpitaux, écoles, universités — dont on retrouve des photographies dans sa propagande, il ne faut pas se leurrer, avertit M. Edamaruku. Le plus souvent, ce sont des établissements privés, destinés à générer du profit, qui permettent à son organisation de s'institutionnaliser et d'asseoir un peu plus son pouvoir. » Vantée lors des tournées comme l'initiatrice de grandes réalisations caritatives, ETW est aujourd'hui à la tête d'un réseau d'universités et d'un hôpital universitaire, regroupés sous le label « Amrita », qui comptent plus de 18 000 élèves. Le clip de présentation de ce réseau s'enorgueillit de ses 23 centres de recherche scientifique, à l'origine de 51 brevets. L'institution présidée par Amma figure en tête de multiples classements internationaux et noue de nombreuses collaborations avec des universités européennes et nord-américaines. Formation en aérospatiale, chimie, génie civil, informatique, électronique, mécanique, médecine, biotechnologies : les bras d'Amma enlacent toutes les disciplines où la concurrence globalisée fait rage.

Financée grâce aux oboles des dévots du monde entier, l'université s'avère très prisée de la bourgeoisie indienne. Le cursus permettant de devenir médecin coûte 144 000 dollars. Certes, les étudiants les plus pauvres peuvent y avoir accès, mais à condition de souscrire un emprunt. Servant de supports publicitaires lors des tournées d'Amma, ces multiples réalisations permettraient également, selon Mme Tredwell, d'offrir des soins médicaux et des formations universitaires gratuites aux familles de dirigeants politiques nationalistes hindous.

En juillet 2014, au Parlement européen, la branche jeunesse de l'organisation, Amrita Yuva Dharma Dhara (Ayudh), a réuni autour d'elle les députés Frank Engel (Luxembourg), Deirdre Clune (Irlande), Miltiadis Kyrkos (Grèce) et Jani Toivola (Finlande). À la pointe de la défense des intérêts d'Amma en Europe, Ayudh participe à la campagne de la jeunesse du Conseil de l'Europe « contre le discours de haine en ligne » par « l'éducation pour les droits de l'homme » et a déjà reçu des financements du Fonds européen pour la jeunesse. La Commission européenne, quant à elle, soutient financièrement les événements religieux d'Ayudh, dont les programmes se divisent en temps de prière et d'initiation à l'art-thérapie ou à la permaculture, tous placés sous l'égide de la gourou du Kerala.

La ferveur d'une commissaire européenne

Amma peut d'ailleurs compter sur un relais politique majeur en la personne de Mme Martine Reicherts, l'actuelle directrice générale pour l'éducation et la culture de la Commission européenne, professeure de yoga au Luxembourg, qui n'a cessé ces dernières années de la louer publiquement. Sur le site Internet d'Ayudh, elle pose, joviale, parmi de jeunes dévots, et elle figure sur les brochures de l'organisation de jeunesse que la Commission subventionne.

Le 21 octobre 2014, alors qu'elle était commissaire européenne à la justice, elle est même venue à la rencontre d'Amma à Pontoise (Val-d'Oise) durant le rassemblement de masse annuel. Sur la vidéo de l'événement, on voit la gourou indienne lancer des pétales à la tête de la commissaire. Celle-ci s'approche alors du trône où elle siège et, lui passant un collier de fleurs autour du cou, l'enlace, très émue, puis s'agenouille devant elle. Elle joint ensuite ses mains en signe de révérence et incline totalement sa tête afin que son front touche les genoux d'Amma. Quand elle se lève enfin, c'est pour prendre la parole à la tribune et s'adresser solennellement aux milliers de personnes présentes : « J'exerce les fonctions de commissaire, c'est-à-dire l'équivalent de la fonction de ministre européenne de la justice, et je tenais, dans ce monde désacralisé, à venir témoigner de mon attachement, pas en tant que disciple, pas en tant qu'élève (…). Nous vivons dans un monde où nous avons besoin de spirituel, où nous avons besoin de valeurs, et nous avons aussi besoin d'oser. Grâce à Amma, je me suis rendu compte que le concret, le quotidien, le politique, pouvait mener au spirituel. Nous l'avons trop souvent oublié dans notre société, et notamment en Europe. »

Dans le cadre du programme « Jeunesse en action », plus de 243 000 euros de subventions ont déjà été versés par la Commission européenne à des organisations de jeunesse d'Amma. Un soutien financier auquel s'ajoutent de profonds sentiments d'affection, comme l'atteste la conclusion de la représentante des citoyens de l'Union européenne ce soir-là : « Amma, je vous aime. »

(1) Après un passage par Pontoise (Val-d'Oise) du 26 au 28 octobre 2016, Amma est annoncée à Toulon du 7 au 9 novembre 2016.

(2) « Jean Dujardin rencontre Amma : “Une Gandhi au féminin” », Europe 1, 4 décembre 2015.

(3) Ammafrance.org, 19 janvier 2014.

(4) « “Amma est la personne qui m'a le plus épaté dans ma vie” », Paris, 18-20 octobre 2015, www.etw-france.org

(5) www.amma-europe.org

(6) Gail Tredwell, Holy Hell : A Memoir of Faith, Devotion, and Pure Madness, Wattle Tree Press, Londres, 2013.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans le numéro de janvier 2017.

Le coup de poker de M. Netanyahou

Thu, 19/01/2017 - 16:14

Malgré l'opposition du président Barack Obama, les deux Chambres du Congrès américain ont invité le premier ministre israélien à prononcer un discours, le 3 mars. M. Benyamin Netanyahou espère tirer un bénéfice politique de ce rendez-vous, deux semaines avant un scrutin législatif dont son camp reste le favori. Mais l'alliance entre la gauche et le centre dispose d'atouts, dans un contexte de mécontentement des couches moyennes et populaires.

Monsieur Benyamin Netanyahou jouerait-il les apprentis sorciers ? Il a misé gros en provoquant des élections anticipées, alors qu'il disposait d'une majorité certes hétéroclite mais suffisante pour se maintenir au pouvoir jusqu'en 2017. Même s'il l'emporte lors du scrutin du 17 mars, le chef du Likoud, débarrassé de ministres centristes pourtant bien utiles pour servir de caution internationale, se trouvera à la tête d'une coalition étroite d'ultranationalistes et d'ultraorthodoxes.

Dans le meilleur des cas, M. Netanyahou deviendra ainsi l'otage — consentant ou non — de l'aile la plus dure de la droite. Il se trouvera à la tête d'un gouvernement infréquentable aux yeux du monde et confronté à de sérieuses difficultés sur le front intérieur. En cas de défaite, il cédera la direction du pays à une coalition regroupant les travaillistes et le centre droit ; un scénario qui paraissait encore invraisemblable il y a quelques mois, mais qui ne peut plus être totalement écarté, même si la droite reste largement favorite.

Il existe une troisième possibilité : un match nul conduisant les deux blocs à aplanir leurs divergences pour constituer un gouvernement d'union nationale voué à l'immobilisme. Dans ce cas de figure, la défaite personnelle de M. Netanyahou n'entraînerait aucun changement de cap dans la politique israélienne.

Une part de mystère entoure la démarche du premier ministre sortant. « Netanyahou a vraisemblablement voulu prendre les devants, pressentant que sa coalition, minée par les dissensions internes, se décomposait, estime Yaron Ezrahi, professeur de science politique à l'Université hébraïque de Jérusalem. Il cherche aussi un mandat renforcé pour remédier à sa baisse de popularité dans le pays et à une hostilité de plus en plus grande en Occident. » Il serait prématuré de conclure à une fin de règne, compte tenu des cartes que M. Netanyahou détient toujours. A 65 ans, ce politicien chevronné, excellent débatteur, a démontré plus d'une fois son aptitude à se relever, au point d'être surnommé « le magicien ».

L'arme de la peur

Sur le plan intérieur, il peut compter sur la popularité de la droite, particulièrement au sein d'une jeunesse qui s'est très bien habituée à ce qu'Israël occupe et colonise Jérusalem-Est et la Cisjordanie depuis 1967. Il joue de l'arme de la peur, alimentée par les attentats, la montée des périls aux frontières et l'échec du processus d'Oslo lancé par les travaillistes en 1993… qu'il a tout fait pour saborder.

Sur le plan extérieur, M. Netanyahou peut se prévaloir de l'appui des républicains américains. Il dispose du soutien sans limites de l'un de leurs principaux bailleurs de fonds, le multimilliardaire de Boston Sheldon Adelson. Pour soutenir son poulain, ce magnat des casinos finance à grands frais le journal gratuit Israel Hayom, plus fort tirage de la presse et concurrent redoutable pour les autres quotidiens.

L'alliance nouée avec la droite dure américaine a son prix. En témoigne la polémique suscitée par l'invitation — aussitôt acceptée, au point qu'on peut se demander si Tel-Aviv n'était pas à son initiative — lancée par le président de la Chambre des représentants, M.John Boehner, à prononcer le 3 mars un discours devant les deux Chambres du Congrès. M. Netanyahou compte plaider pour un renforcement des sanctions contre l'Iran et dénoncer un accord en vue entre Washington et Téhéran sur le programme nucléaire iranien (lire « Le temps de la haine entre les Etats-Unis et l'Iran est-il révolu ? »), qu'il présente comme une menace existentielle pour Israël.

Mais, en s'immisçant de façon aussi flagrante dans la politique intérieure américaine, M. Netanyahou s'aliène de nombreux élus démocrates après s'être déjà mis à dos le président Barack Obama. Un pari aventureux, au moment où Tel-Aviv a plus que jamais besoin du soutien de Washington devant les instances internationales.

L'opposition en Israël a beau jeu d'accuser le dirigeant de la droite de se servir de la tribune du Congrès américain pour faire de la propagande électorale à deux semaines du scrutin, en sacrifiant les intérêts supérieurs du pays. Cette critique est reprise par des médias pas forcément de gauche, comme le quotidien Yediot Aharonot : « Naguère, on pouvait croire que Netanyahou était obsédé par l'Iran, jusqu'à en perdre la tête. Ce n'est plus vrai. Sa seule obsession est désormais de l'emporter au scrutin du 17 mars, à n'importe quel prix (1). »

Ce prix pourrait-il aller jusqu'à une escalade militaire ? L'hypothèse a été soulevée après l'attaque aérienne du 18 janvier2015 contre un convoi du Hezbollah en Syrie, suivie dix jours plus tard d'une riposte prévisible du Hezbollah. Le général de réserve Yoav Galant, ancien commandant de la région sud d'Israël et candidat à la députation du nouveau parti de centre droit Koulanou, a fait scandale en déclarant que « le moment [d'une frappe] n'est parfois pas sans lien avec la question des élections ». Il a pris l'exemple de l'élimination ciblée à Gaza du chef militaire du Hamas, Ahmed Jabari, un peu plus de deux mois avant les élections de janvier 2013 (2).

A court terme, une hausse de la tension a toujours profité à la droite. A long terme, le risque est d'entraîner Israël dans un nouveau cycle de violences, beaucoup plus sanglant que lors de la guerre de Gaza l'été dernier. Mais qui songe au long terme ? Pour l'heure, la préoccupation essentielle de M. Netanyahou consiste à avoir les coudées franches après ses médiocres résultats aux dernières élections de 2013.

Y parviendra-t-il ? Début décembre, lorsqu'il a fait voler en éclats sa coalition, les sondages lui souriaient. Aujourd'hui c'est moins sûr. Entre-temps, l'alliance entre le Parti travailliste (centre gauche) et le parti Hatnuah (centre droit), réunis au sein de la liste du Camp sioniste, aurait changé la donne, à en croire les enquêtes d'opinion.

« Cette campagne électorale est l'une des plus étranges de l'histoire d'Israël : les enjeux sont cruciaux après cinq ans de blocage total du processus de paix. Pourtant, aucune des questions-clés n'est franchement abordée par les principaux camps en présence », constate l'ancien député travailliste Daniel Ben-Simon. « Il n'est question ni de la paix avec les Palestiniens, ni de l'avenir des territoires occupés, ni de Jérusalem, ni du conflit interne entre religieux et laïques, ni des autres fractures de la société israélienne », ajoute cet analyste, qui lie l'absence de débat de fond à la façon surprenante dont ces élections ont été décidées.

Depuis le déclenchement de la campagne électorale, le ton du chef du Likoud s'est encore durci. Il évite dorénavant toute référence à l'accord qu'il avait donné en 2009 — du bout des lèvres — à la création d'un Etat palestinien démilitarisé en Cisjordanie (3). Avant toute chose, les Palestiniens sont sommés de reconnaître Israël comme « Etat du peuple juif ». Le Camp sioniste est désigné comme « camp antisioniste (4) », ce qui en Israël revient à stigmatiser l'adversaire politique comme un ennemi de l'intérieur. M. Netanyahou fustige les médias et les élites en place, comme si la droite au pouvoir depuis plus de vingt ans n'en faisait pas partie.

Le Foyer juif, à la fois allié et rival du Likoud, martèle les mêmes thèmes avec encore plus d'agressivité et un slogan qui dit tout : « On ne s'excuse plus. » On ne s'excuse pas pour les deux mille cent quarante morts à Gaza — en majorité des civils— lors de l'opération « Bordure protectrice » (juillet-août 2014). Comme l'explique une figure centrale du parti, la députée Ayelet Shaked, qui fait siens les propos du journaliste Uri Elitzur, Israël n'aurait fait que se défendre ; « les lois de la guerre font qu'il est impossible d'épargner des civils (5) ».

On ne s'excuse pas pour la poursuite de l'occupation en Cisjordanie et l'intensification de la colonisation, pour le déni des droits civils de deux millions sept cent mille Palestiniens et pour une situation d'apartheid imprégnant peu à peu toute la société israélienne. On ne doit pas davantage s'excuser auprès de la « communauté internationale », dont les dénonciations de la politique israélienne sont assimilées à une forme à peine déguisée d'antisémitisme. On ne s'excuse pas, puisque « la terre d'Israël appartient au peuple d'Israël » par décret divin.

Un autre parti d'extrême droite, Israël Beitenou, en baisse dans les sondages à la suite d'une cascade d'affaires de corruption, prend une fois de plus pour cible la minorité arabe (environ 17 % de la population (6)), sommée de donner des gages de fidélité à l'Etat juif. Son chef, M. Avigdor Lieberman (en bas sur les dessins), oscille néanmoins entre les positions extrémistes sur lesquelles il a bâti sa carrière politique et un nouveau (très relatif) pragmatisme. Il met à présent en garde contre un « tsunami diplomatique » et s'inquiète de la dégradation des relations avec l'administration américaine.

« Nul doute que la droite se radicalise, mais elle ne se renforce pas pour autant. Car cette évolution inquiète une large partie de l'opinion publique, y compris à droite, comme en témoignent les prises de position du nouveau président de l'Etat Reuven Rivlin, ancien député du Likoud, en faveur de la minorité arabe », estime le professeur Ezrahi. Selon lui, il ne s'agit pas seulement de protéger une population à laquelle la droite radicale « conteste ses droits de citoyens, conformément à sa vision ethnocentrique », mais également de défendre « les fondements démocratiques de l'Etat tels qu'ils sont inscrits dans la charte d'indépendance de 1948 ».

Une coalition qui avance masquée

Dans cette bataille, l'alliance entre la gauche et le centre menée par le nouveau numéro un travailliste, M. Yitzhak Herzog, dispose de sérieux atouts : le mécontentement des couches moyennes et populaires face à la cherté de la vie, la hausse vertigineuse des prix du logement, le fossé social qui se creuse en dépit d'un taux de chômage faible (5,7 %) (7), la baisse de la croissance et le coût exorbitant de la colonisation. Le chef travailliste peut également compter sur les craintes, ouvertement exprimées dans les milieux économiques, que suscite la progression de la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) (8).

Un vote massif de la population arabe en faveur de la nouvelle liste d'union regroupant les trois partis représentatifs de la minorité arabe (onze députés sur cent vingt dans le Parlement sortant, et potentiellement davantage en cas de recul de l'abstention) pourrait entraver la mise en place d'un gouvernement de droite et d'extrême droite. Car, même s'ils ne devaient pas participer à une coalition entre travaillistes et centristes, leurs votes lui sont acquis.

Serait-ce le début de la fin de l'hégémonie de la droite ? Zeev Sternhell en doute : « Bien entendu, je crains la nouvelle génération du Likoud et des autres extrémistes de droite. Ces gens-là sont parfaitement capables de liquider la démocratie, estime cet historien des droites radicales. Mais, si je souhaite la victoire de la gauche et du centre, je suis réaliste. Encore faudrait-il que cette gauche soit de gauche et que ce centre ne soit pas de droite. Or, quand je constate à quel point cette coalition avance masquée, je la soupçonne d'être prête à rejoindre un gouvernement d'union nationale avec la droite, si on lui fait une offre suffisamment alléchante. » De fait, seul le petit parti Meretz (gauche, six députés), qui n'a pas le vent en poupe, exclut une telle compromission.

Le Camp sioniste maintient le flou. Il axe sa campagne sur les questions économiques et sociales, tout en dénonçant les dérives antidémocratiques. Certes, il accuse M. Netanyahou de se mettre à dos la « communauté internationale » par des actions provocatrices. Mais l'armée reste sacrée ; les opérations militaires, incontestées. En outre, le Camp sioniste rejoint M. Netanyahou pour dénoncer l'offensive diplomatique palestinienne devant les Nations unies en vue de la reconnaissance de l'Etat de Palestine, ainsi que les démarches pour amener Israël à répondre de crimes de guerre devant la Cour pénale internationale.

S'il promet une reprise des négociations avec l'Autorité palestinienne, M. Herzog ne dit pas comment il s'y prendrait pour éviter une nouvelle impasse. Très discret sur la colonisation, il laisse entendre qu'il lui donnerait un coup de frein. Est-ce seulement un calcul électoral ?

(1) Article du journaliste-vedette du journal, Nahum Barnea, le 22 janvier 2015.

(2) « Livni et Herzog défendent le timing de la frappe en Syrie », The Times of Israel, 19 janvier 2015.

(3) Lors d'un discours à l'université Bar-Ilan en 2009.

(4) Notamment sur sa page Facebook, citée le 15 janvier 2015 par la radio publique.

(5) « Exposing militant leftist propaganda », The Jerusalem Post, 16 juillet 2014.

(6) Ce pourcentage n'inclut pas les quelque trois cent mille habitants de Jérusalem-Est qui ne sont pas citoyens ou électeurs israéliens.

(7) En termes d'écarts de revenus, Israël se classait en 2013 cinquième (après le Chili, le Mexique, la Turquie et les Etats-Unis) au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

(8) Lire Julien Salingue, « Alarmes israéliennes », Le Monde diplomatique, juin 2014.

Comment perdre une élection

Wed, 18/01/2017 - 20:37

Un adversaire désavoué par son propre camp, une évolution démographique favorable, des moyens financiers considérables : les démocrates avaient toutes les cartes en main pour remporter l'élection présidentielle. Ils ont finalement été défaits, victimes de leur stratégie désastreuse.

Philip Guston. – « Rain Cloud » (Nuage de pluie), 1973 Photo : Christie's Images / Bridgeman Images

« Ronald Reagan a transformé l'Amérique comme ni Richard Nixon ni Bill Clinton ne l'ont fait », estimait M. Barack Obama dans un entretien accordé dix mois avant son élection à la présidence des États-Unis, en 2008. L'ancien acteur avait engagé le pays « sur une route fondamentalement différente » (1). Le message se voulait clair : contrairement à Mme Hillary Clinton, sa principale concurrente lors de la primaire démocrate, il serait un « président du changement ».

Huit ans plus tard, rien de fondamental n'a changé aux États-Unis. Arrivé à la Maison Blanche au milieu de la plus grave crise économique que le pays ait connue depuis les années 1930, M. Obama s'est d'abord employé à éviter un effondrement général. Si, avec son plan de relance de 800 milliards de dollars, il s'est écarté du dogme de l'austérité, il a veillé à respecter les autres fondements de l'orthodoxie néolibérale, se gardant d'adopter la moindre mesure qui pourrait entamer la « confiance des entreprises » et volant au secours des institutions financières, y compris celles qui étaient responsables de la crise.

Quand Mme Clinton a annoncé sa candidature à la présidentielle, en avril 2015, les signaux d'alerte ne manquaient pas : les démocrates avaient été sèchement battus aux élections de mi-mandat de 2010 et de 2014, la reprise économique restait anémique et les mouvements Tea Party à droite et Occupy Wall Street à gauche reflétaient un mécontentement bouillonnant. C'est donc dans une atmosphère d'insatisfaction croissante que l'ancienne première dame, ex-sénatrice de New York et ex-secrétaire d'État, incarnation vivante du statu quo, a lancé sa campagne.

Elle bénéficiait du soutien quasi unanime de l'élite du Parti démocrate — ses permanents, ses bailleurs de fonds, ses super-délégués (membres du Congrès ou du conseil national du parti), tous convaincus depuis longtemps que la Maison Blanche lui revenait de droit. M. Obama a découragé son vice-président Joe Biden de se présenter, puis soutenu Mme Clinton dans son âpre duel contre M. Bernie Sanders lors des primaires. Le coup de tonnerre du 8 novembre ne peut se comprendre indépendamment de la décision du Parti démocrate de s'accrocher à la candidature de Mme Clinton, nonobstant le climat général de colère populaire.

Les conseillers de l'ancienne sénatrice furent ravis de découvrir M. Donald Trump comme seul obstacle vers la Maison Blanche : il avait tenu d'innombrables propos racistes, xénophobes et sexistes pendant la campagne des primaires, et son tempérament imprévisible avait convaincu les électeurs qu'il n'était « pas fait » pour être président — c'est du moins ce qu'assuraient les groupes témoins confectionnés par les stratèges démocrates… À la différence de MM. Trump et Sanders, Mme Clinton a peiné pour trouver un slogan : elle en a testé pas moins de 85, pour finalement s'arrêter sur l'insipide « Stronger together » (« L'union fait la force ») (2). Sa candidature était à ce point dépourvue de contenu que, en février 2016, dans un courriel plaintif, le conseiller aux sondages Joel Benenson interrogeait le directeur de campagne John Podesta : « A-t-on la moindre idée de ce qu'elle veut faire passer comme message principal (3)  ? »

Durant la campagne de 2012, M. Obama avait dépeint son adversaire Willard Mitt Romney comme un ploutocrate sans cœur, affairé à délocaliser les emplois des Américains. Cette ligne d'attaque lui avait permis de s'adjuger suffisamment de voix parmi les ouvriers blancs pour remporter la Pennsylvanie, le Wisconsin, l'Ohio et le Michigan, des États industriels et sinistrés de la Rust Belt (« ceinture de la rouille ») qui borde les Grands Lacs. M. Trump, multimilliardaire qui n'a jamais hésité à embaucher des immigrés clandestins ni à pressurer de petits entrepreneurs, faisait lui aussi une cible rêvée. Mais les affaires personnelles de Mme Clinton avaient prospéré avec l'argent des multinationales — entre janvier 2013 et janvier 2015, elle a ainsi empoché 21,7 millions de dollars pour 92 discours majoritairement destinés à des cadres dirigeants de grandes entreprises. Et sa campagne ne pouvait guère diverger des intérêts de Wall Street, qui la finançait.

Le lieu de l'échec de Hillary Clinton est précisément situé

Réalisant peut-être que la candidate n'était pas taillée pour séduire les laissés-pour-compte de la mondialisation et de la désindustrialisation, son équipe de campagne a opté pour une stratégie identitaire. Elle a tenté de rebâtir la coalition multiraciale de M. Obama en se focalisant sur cinq groupes cibles : les Afro-Américains, les Latinos, les Asiatiques, les 25-35 ans et les femmes blanches. Ce choix transparaît dans une note de M. Podesta en date du 17 mars 2016. Il y évoque les candidats potentiels à la vice-présidence et annonce qu'il a « rangé les noms par groupes alimentaires [sic] approximatifs ».

Une telle stratégie ne peut toutefois suppléer à l'absence de message politique. Les groupes à l'origine du succès de M. Obama en 2012 ont certes voté pour Mme Clinton en 2016, mais dans une moindre proportion : 88 % des Noirs, contre 93 % en 2012 ; 65 % des Latinos (contre 71 %), 65 % des Asiatiques (contre 71 %) et 55 % des 25-35 ans (contre 60 %). Seule exception : les femmes, qui ont voté à 55 % pour la candidate, soit un point de mieux. Misogyne et accusé de harcèlement sexuel, M. Trump a néanmoins remporté 53 % des suffrages de l'ensemble des femmes blanches, et 67 % de celles qui n'ont pas de diplôme universitaire (4).

Les stratégies de mobilisation de groupes cibles ont ceci de dangereux qu'elles peuvent provoquer des contre-mobilisations au sein d'autres groupes. M. Trump en a bénéficié. Sur le plan national, la coalition multiraciale de Mme Clinton a relativement bien fonctionné, puisque la candidate a remporté deux millions de voix (5) de plus que son adversaire. Mais les élections américaines se jouent État par État. Or, sur ce plan, le lieu de l'échec de Mme Clinton est précisément situé : Ohio, Wisconsin, Pennsylvanie et Michigan, où 64 grands électeurs étaient en jeu.

M. Trump l'a emporté dans ces quatre États de la « ceinture de la rouille » parce qu'il a envoyé un message clair. Tournant le dos à l'orthodoxie républicaine, il a attaqué sans relâche les accords de libre-échange et les délocalisations. Il a également dénoncé la présence sur le sol américain de millions de clandestins et l'incapacité du pays à protéger ses frontières. Il a enfin critiqué l'engagement des États-Unis dans des guerres inutiles, en Irak, en Libye ou ailleurs. Son slogan (« Rendre sa grandeur à l'Amérique »), ses appels incessants à faire passer « l'Amérique d'abord » et ses références répétées aux « Américains oubliés » étaient taillés sur mesure pour séduire les travailleurs blancs.

De nombreux commentateurs ont attribué la défaite de Mme Clinton à la xénophobie et au racisme des classes populaires blanches. Si ce facteur a pu jouer — diverses études montrent que les électeurs de M. Trump sont plus xénophobes que ceux des autres candidats (6) —, il faut néanmoins rappeler qu'un Afro-Américain nommé Barack Hussein Obama l'avait emporté dans ces quatre États en 2008 et en 2012. Il s'était imposé souvent avec des marges confortables, et dans de nombreux comtés très majoritairement peuplés de travailleurs blancs.

Cette année, la part des Noirs ayant voté démocrate a décliné dans chacun de ces États, et 71 % des hommes blancs dépourvus de diplôme universitaire ont voté pour M. Trump en Pennsylvanie, 70 % dans l'Ohio, 69 % dans le Wisconsin et 68 % dans le Michigan. Quant aux femmes blanches non diplômées, 58 % d'entre elles ont voté pour M. Trump en Pennsylvanie, 57 % dans le Michigan, 55 % en Ohio…

Mme Clinton a négligé de s'adresser à ces électeurs. Elle n'est pas allée une seule fois dans le Wisconsin pendant sa campagne. Elle n'a jamais semblé se soucier des conditions de vie de la classe ouvrière, lesquelles ne cessent pourtant de se dégrader depuis quarante ans : entre 1975 et 2014, les revenus médians des travailleurs blancs sans diplôme ont décliné de plus de 20 %, avec une chute de 14 % entre 2007 et 2014.

La rupture entre les classes populaires blanches et les démocrates dépasse la seule question économique. S'y ajoute une dimension culturelle, liée au sentiment (pas totalement injustifié) qu'éprouvent nombre de travailleurs blancs d'être méprisés par l'élite progressiste. Mme Clinton a contribué à renforcer ce sentiment quand elle a déclaré, lors d'une levée de fonds auprès de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et trans (LGBT) de New York : « On peut mettre la moitié des partisans de Trump dans ce que j'appelle le panier des gens déplorables. N'est-ce pas ? Ils sont racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes et bien d'autres choses », avant d'ajouter que certains étaient « irrécupérables ».

Populisme de droite contre populisme de gauche

Après la débâcle du 8 novembre, les républicains ne contrôlent pas seulement la Maison Blanche, la Chambre des représentants, le Sénat et (bientôt) la Cour suprême : ils occupent aussi 31 des 50 postes de gouverneur et dirigent 35 sénats d'État et 32 assemblées. Toutefois, des renversements politiques peuvent intervenir avec une étonnante rapidité. La victoire, par 23 points d'avance, du démocrate Lyndon Johnson contre le républicain Barry Goldwater lors de l'élection présidentielle de 1964 avait été suivie, quatre ans plus tard, par le succès du républicain Richard Nixon…

Aux États-Unis comme ailleurs, 2016 a été l'année d'un soulèvement « populiste ». Selon l'essayiste John Judis, les mouvements de ce type constituent « un système de détection précoce de problèmes majeurs que les principaux partis ont minimisés ou ignorés (7)  ». Mais, souligne-t-il, les populismes de gauche et de droite sont fondamentalement distincts. Tous deux défendent « le peuple contre l'élite », mais le second accuse celle-ci « de dorloter un troisième groupe, qui peut être les immigrants, les musulmans ou les militants afro-américains ». Avec M. Trump, la version droitière a triomphé. Mais, alors que ce n'est pas le cas dans plusieurs pays européens, aux États-Unis, une alternative progressiste crédible existait, matérialisée par la candidature de M. Sanders…

À lire également : Philippe Leymarie, « Donald Trump, l'OTAN et les passagers clandestins », Les blogs du Diplo, Défense en ligne, 18 novembre 2016.

(1) Cité dans Chuck Raasch, « Obama aspires to a transformational presidency », USA Today, McLean (Virginie), 16 avril 2009.

(2) Matt Flegenheimer, « When Hillary Clinton tested new slogans — 85 of them », The New York Times, 19 octobre 2016.

(3) Cité dans Maureen Dowd, « Obama lobbies against obliteration by Trump », The New York Times, 12 novembre 2016.

(4) « General election exit polls », CNN.com, 9 novembre 2016.

(5) Le décompte définitif ne sera connu que le 19 décembre.

(6) Zack Beauchamp, « These 2 charts explain how racism helped fuel Trump's victory », Vox, Washington, DC, 10 novembre 2016.

(7) John Judis, The Populist Explosion. How the Great Recession Transformed American and European Politics, Columbia Global Report, New York, 2016.

La longue marche vers l'ouest

Wed, 18/01/2017 - 10:05

Visites officielles, pose de premières pierres ou encore inauguration d'usines électriques, le président Xi Jinping ne chôme pas pour rénover l'image de la diplomatie chinoise. En exhumant la Route de la soie, il entend combiner essor économique et liens stratégiques. A défaut d'alliés en Asie de l'Est, il espère en gagner à l'ouest.

Le président chinois a un sens aigu de la communication. En remettant au goût du jour la Route de la soie, dont les traces remontent au IIe siècle avant Jésus-Christ, il a réussi à faire tout à la fois rêver les Chinois et fantasmer les Occidentaux.

Les premiers y voient un retour à leur gloire passée — du temps où ils organisaient de prestigieuses caravanes chargées d'épices, de soieries et de porcelaine, dominant avec l'Inde les échanges mondiaux (1). Les seconds imaginent les traversées de paysages inouïs à dos de chameau, du temps du Livre des merveilles de Marco Polo, des découvertes et des conquêtes.

Le président Xi Jinping s'est fait lui-même lyrique en lançant l'idée au cours d'un voyage sans relief au Kazakhstan : « Je peux presque entendre le tintement des cloches accrochées aux chameaux et voir les volutes de fumée s'élever dans le désert (2). » En Chine, les chercheurs s'agitent pour affirmer les racines historiques de l'affaire. En Occident, les chasseurs nostalgiques de belles images et les prosaïques organisateurs de voyages se sont emparés du filon. Les amateurs de reportages exotiques vont être servis.

La très officielle agence Xinhua, qui y a consacré une série d'articles, a publié, le 8 mai 2014, la carte « officielle » de cette « route de la soie » qui sera, en fait, une route à trois voies : une voie maritime émaillée d'investissements chinois d'aide à la construction de ports, comme au Sri Lanka ou au Pakistan (lire l'article de Pierre Rimbert, « Le porte-conteneurs et le dromadaire »), et deux itinéraires terrestres appelés « ceintures économiques de la route de la soie », qui s'accompagnent d'un programme impétueux d'infrastructures réalisées ou en gestation : autoroutes, chemins de fer, aéroports, pipelines...

L'un traverse toute la Chine d'est en ouest avant de franchir le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l'Allemagne et les Pays-Bas ; l'autre, plus au sud, rejoint l'Ouzbékistan, l'Iran, la Turquie. De Xi'an, ancienne capitale de l'Empire chinois avec sa spectaculaire armée enterrée, au grand bazar d'Istanbul, mythique carrefour commercial, dix pays à traverser, des milliers de kilomètres à franchir, des dizaines de sites historiques à faire revivre... Le projet ne manque pas de panache (voir la carte de Cécile Marin, « Des corridors maritimes aux “routes de la soie” »).

Pour l'heure, la réalisation la plus spectaculaire s'appelle Yuxinou, le train reliant Chongqing (ses trente-deux millions d'habitants, ses usines gigantesques) à Duisbourg en Allemagne, dont M. Xi a visité la gare terminale lors de son voyage européen en mars 2014. Onze mille kilomètres de rail sur lesquels transitent les produits de l'américain Hewlett-Packard (HP), dont les deux tiers sont fabriqués à Chongqing, ou encore les voitures allemandes BMW ou Mercedes-Benz. De porte à porte, il faut compter vingt jours, « deux fois plus vite que par la mer pour seulement 20 à 25 % plus cher (3) », note M. Ronald Kleijwegt, responsable logistique d'HP en Europe, qui souligne, entre autres avantages, le temps d'attente réduit entre deux cargaisons.

Toutefois, le trafic reste modeste, à raison de trois à quatre convois par semaine, transportant chacun quarante à cinquante conteneurs (contre plusieurs milliers par cargo). Mais le trafic, qui a grimpé de 80 % en 2013, devrait poursuivre sa progression, selon M. Kleijwegt (4). Yuxinou, premier des grands investissements transnationaux à se concrétiser, est symbolique de cette « marche vers l'ouest » décrétée par les dirigeants chinois.

On aurait tort de n'y voir qu'une histoire de marketing géopolitique. Sans doute est-il prématuré de parler, dans le sillage du diplomate Yang Xiyu, de « signal d'un changement historique de la politique chinoise (5) ». Mais le pouvoir cherche incontestablement à rééquilibrer son mode de développement tout comme ses relations diplomatiques.

Plus qu'une ancienne route commerciale, une nouvelle stratégie d'alliances.

Après avoir longtemps fait appel aux capitaux extérieurs, il veut à l'avenir favoriser ses investissements à l'étranger (et ne plus se contenter d'acheter les bons du Trésor américains). Après avoir développé l'Est et sa côte pour des productions tournées vers l'exportation, il veut s'attaquer au désert de l'Ouest — avec la conviction que la croissance et l'enrichissement réduiront les revendications ethniques et indépendantistes au Xinjiang musulman, notamment. Après avoir privilégié ses relations avec l'Occident développé — Etats-Unis en tête— et le Sud-est asiatique, il veut approfondir les rapports avec l'Ouest — l'Asie centrale, mais aussi le Pakistan, l'Afghanistan, la Turquie...

Cette nouvelle stratégie semble répondre à quatre impératifs intimement mêlés : la relance politique intérieure avec un horizon mobilisateur ; la sécurisation des approvisionnements énergétiques ; la revitalisation de la « diplomatie de la périphérie », un peu délaissée ; la recherche d'alliés qui lui font cruellement défaut en Asie de l'Est et du Sud-Est, où les Américains dominent largement.

De ce point de vue, l'Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), qui regroupe les républiques d'Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan), la Russie et la Chine, avec entre autres l'Inde, le Pakistan ou l'Afghanistan comme observateurs, peut constituer une base de départ. Pékin a toujours misé sur deux tableaux : les ententes bilatérales et des négociations multilatérales. Même si on ne peut pas dire que l'OCS, créée en 2001, a marqué l'histoire diplomatique de la région.

Pour comprendre les motivations actuelles, Wang Jisi, l'un des théoriciens de ce changement stratégique, chercheur à l'Institut des études internationales de l'université de Pékin et conseiller du pouvoir, rappelle qu'en Chine les préoccupations intérieures et extérieures sont toujours extrêmement imbriquées. « Les régimes ont souvent été renversés par une combinaison de soulèvements internes et d'invasion extérieure », explique-t-il dans un article de Foreign Affairs (6) où il expose pour la première fois ce nouveau cap souhaité. Ainsi les Ming qui, en 1644, doivent faire face aux « paysans qui envahissent Pékin et aux Manchous qui envahissent le Nord ». Ou encore les Qing au début du XXe siècle, pris en sandwich entre les révoltes dans tout le pays et les invasions étrangères (occidentales et japonaise).

Quels sont les défis contemporains selon Wang Jisi ? La montée des mouvements sociaux ainsi que des revendications ethniques des Tibétains et des Ouïgours à l'intérieur ; l'hostilité des Etats-Unis et du Japon à l'extérieur. La crainte pour la stabilité du pays et (surtout) le maintien au pouvoir du Parti communiste chinois devrait donc pousser à une « réorientation positive ». Pas question en effet de transformer Washington en ennemi obsessionnel : « Peu de pays —si tant est qu'il y en ait— seraient prêts à rejoindre la Chine dans une alliance antiaméricaine », reconnaît-il avec réalisme.

Certes, les escarmouches se multiplient en mer de Chine, et chaque fois Pékin y voit la main de Washington. Mais la raison finit par l'emporter. En novembre 2014, les présidents chinois et américain ont signé un accord pour réduire les émissions de CO2 d'ici à 2030 —une entente plus politique qu'environnementale, qui n'en dessine pas moins une direction commune, la première depuis longtemps. Tout aussi positive est la rencontre entre M. Xi et le premier ministre japonais Abe Shinzo, alors que les deux pays étaient au bord de la rupture depuis près de deux ans.

En fait, constate Wang Jisi, « malgré l'interdépendance économique entre la Chine, les Etats-Unis et le Japon, il n'y a aucune confiance entre les trois ». Et nul ne parie sur un revirement amoureux dans la prochaine période. Une seule solution, donc : « “Marcher vers l'ouest”. [Cela] devient une nécessité stratégique pour la Chine en tant que grande puissance, afin de favoriser la coopération, d'améliorer l'environnement international et de renforcer ses capacités de concurrence (7) » face aux Etats-Unis. Ainsi se définit, pour le moment, la nouvelle « route de la soie ».

Construction de corridors transnationaux et création de zones de libre-échange.

Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le président chinois ne lésine pas sur les moyens. Dès novembre 2014, il a annoncé la création d'un « Fonds d'investissement pour la route de la soie » qui sera doté de 40 à 50 milliards de dollars (entre 32 et 40 milliards d'euros). Il devrait financer la construction de corridors transcontinentaux et la mise en place de zones de libre-échange — à la manière de celle créée à Shanghaï. De quoi compléter le programme de « développement du Grand Ouest » adopté par la précédente équipe. Ainsi la ville chinoise de Khorgos, l'un des plus grands nœuds routiers à la frontière du Kazakhstan, a poussé comme un champignon au cours de la décennie, étendant ses tentacules des deux côtés de la frontière ; des autoroutes sont construites pour joindre Almaty et une ligne à grande vitesse devrait atteindre Urumqi, la capitale du Xinjiang.

En 2013, M. Xi Jinping s'est lancé dans une tournée exceptionnellement longue (dix jours) en Asie centrale, signant un nombre impressionnant de contrats : 22,5 milliards de dollars de promesses d'investissements et vingt-deux accords touchant à l'énergie ainsi qu'aux secteurs des transports ou de l'agriculture au Kazakhstan ; plus de 6 milliards de dollars d'aide au développement du site gazier de Galkynysh au Turkménistan et la construction d'un pipeline d'ici à 2020 ; à peine moins au Kirghizstan, où, en plus du pétrole, la Chine s'est engagée à développer le réseau électrique... Evidemment la concurrence avec la Russie limite ses ambitions. Mais Moscou, qui connaît des difficultés économiques et de sérieux déboires dans ses relations avec l'Europe, se fait plutôt arrangeant (lire l'article d'Isabelle Facon, « La complexe quête asiatique de la Russie »). Le Kremlin a signé l'an dernier un gigantesque accord énergétique qui le lie pour plus de vingt ans à son rival asiatique...

Les dirigeants chinois consolident également leurs relations avec le Pakistan, en investissant 46 milliards de dollars (37 milliards d'euros) dans la construction de routes, chemins de fer, réseau électrique, etc., ainsi qu'avec l'Afghanistan, auquel ils ont promis 245,4 millions de dollars pour « développer l'agriculture, l'hydroélectricité et la construction d'infrastructures (8) », sans compter les investissements semi-publics dans les mines de cuivre. Il est significatif que, pour son premier voyage à l'étranger, le nouveau président Ashraf Ghani ait choisi Pékin, qu'il espère voir sortir de sa réserve diplomatique une fois les soldats américains partis.

Accords bilatéraux, aides à l'investissement, internationalisation du yuan… Va t-on vers un plan Marshall chinois ?

Au total, la Chine fait valser les milliards de dollars vers l'ouest, au service d'un programme économique d'envergure et d'un plan stratégique ambitieux. A la surprise générale, elle a même donné naissance à la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures. En concurrence affichée avec la Banque mondiale, celle-ci regroupe vingt et un pays (dont l'Inde, la Malaisie, Singapour, le Vietnam, les Philippines, le Qatar, le Koweit...), malgré les pressions américaines sur des pays comme l'Australie qui finalement n'a pas signé (lire l'article de Vince Scappatura, « L'Australie, pièce centrale du « pivot » américain »). Elle devrait commencer à fonctionner cette année avec un capital de 50 milliards de dollars (40 milliards d'euros) et favoriser les échanges en yuans entre Pékin et ses partenaires. L'internationalisation de la monnaie chinoise se poursuit pas à pas.

Faut-il y voir, comme le craint le Wall Street Journal, un « plan Marshall chinois (9) », en référence au plan américain en Europe après la seconde guerre mondiale ? « A première vue, il s'agit de la même proposition gagnant-gagnant » : fournir des fonds qui reviendront ensuite aux entreprises chinoises, en leur assurant leurs besoins énergétiques ou en leur garantissant des marchés. Au moment où les aciéries chinoises connaissent des surcapacités de production et les entreprises du bâtiment de grandes difficultés, on voit rapidement l'intérêt du développement des infrastructures... « La véritable question, assure le Wall Street Journal, est de savoir si les pays asiatiques accueilleront favorablement ce transfert de leadership des Etats-Unis vers la Chine. » Pour l'heure, Pékin promet d'appliquer la règle des « trois non (10) » : pas d'ingérence dans les affaires intérieures, pas de recherche de zone d'influence privilégiée, pas de lutte pour asseoir son hégémonie. Trop beau pour être vrai ?

(1) Philip S. Golub, « Retour de l'Asie sur la scène mondiale », Le Monde diplomatique, octobre 2004.

(2) « Xi proposes a “new Silk Road” with central Asia », China Daily, 8 septembre 2013.

(3) Shawn Donnan, « Geopolitics cast shadow over New Silk Road », Financial Times, Londres, 17 octobre 2014.

(4) « Hardly an oasis », The Economist, Londres, 15 novembre 2014.

(5) Cité dans « “One belt, one road” initiatives key for building a safer Asia », Xinhua, 25 septembre 2014.

(6) Wang Jisi, « China's search for a grand strategy - A rising great power finds its way », Foreign Affairs, vol. 90, n°2, New York, mars-avril 2011.

(7) Wang Jisi, « “Marching westwards” : The rebalancing of China's geostrategy », International and Strategic Studies, n° 73, Pékin, 7 octobre 2012.

(8) Xinhua, Pékin, 28 octobre.

(9) « China's “Marshall Plan”, The Wall Street Journal, New York, 11 novembre 2014.

(10) Intervention de Shi Ze, professeur à l'Institut chinois des études internationales, lors de la conférence internationale de l'Institut Schiller, en Allemagne, 18 et 19 octobre 2014, www.institutschiller.org

Lumumba le panafricain

Tue, 17/01/2017 - 16:12

Fondateur, en 1958, du Mouvement national congolais (MNC), d'inspiration socialiste et panafricaniste, Patrice Lumumba (1925-1961) devient premier ministre du Congo le 23 juin 1960. Partisan d'une indépendance sans concession, accusé de communisme, il représente rapidement un obstacle pour les Occidentaux et les intérêts miniers. Ecarté du gouvernement au bout de trois mois puis arrêté, il est assassiné par l'armée congolaise au Katanga, le 17 janvier 1961, en présence de militaires belges. Le colonel Mobutu s'installera au pouvoir pour près de quarante ans. L'extrait suivant reprend le discours qu'il prononça devant la Chambre des députés le 9 septembre 1960, pour protester contre sa destitution par le président Joseph Kasa-Vubu, décidée en sous-main par les Etats-Unis, la Belgique et l'Organisation des Nations unies (ONU).

« Lumumba », un film de Raoul Peck (France-Belgique-Haïti, 1999)

« Monsieur le président, chers honorables députés, je prends la parole aujourd'hui devant vous parce que c'est de mon devoir de vous informer sur ce qui se passe aujourd'hui dans notre pays. En aucun cas je n'ai été contre Kasa-Vubu. De plus, si celui-ci est aujourd'hui chef de l'Etat, c'est grâce à moi, Lumumba ! Certains députés, même dans l'opposition, n'étaient pas d'accord — parce qu'il serait un séparatiste, disaient-ils. Eh bien le danger qu'ils craignaient, le voilà aujourd'hui ! Si aujourd'hui je demande aux élus de la nation que M. Kasa-Vubu ne soit plus chef de l'Etat, il ne le sera plus. On a mobilisé des millions de francs pour mener une campagne contre moi par la radio, en lançant des tracts rédigés tous les jours pour une action psychologique. Pour tromper le peuple, on me traite de tous les épithètes : Lumumba “dictateur”, Lumumba “communiste”, Lumumba “Moscou”, et tant d'autres… Est-ce que quand nous luttions ici, qu'on me jetait en prison parce que je réclamais l'indépendance immédiate, était-ce des Russes qui me conseillaient cela ? Quand nos frères luttaient partout, était-ce des Russes qui nous instiguaient à réclamer l'indépendance ? Qui nous a exploités durant quatre-vingts ans ? N'est-ce pas les impérialistes ? La reine Elisabeth de Belgique est présidente des Amitiés belgo-russes : est-elle communiste ? Lorsqu'ils parlent contre Lumumba, sachez que Lumumba n'est qu'un bouc émissaire et la bête noire. Ce n'est pas Lumumba qu'ils visent, mais plutôt vous et l'avenir du Congo !

Chers frères, je fais appel à votre sagesse, à la sagesse bantoue. La situation est plus grave que vous ne l'imaginez. Unissons-nous, car vous êtes capables de sauver ce pays. Oublions tout ce qui nous a divisés jusqu'ici. »

Soleil, plage et plus à Lesbos

Sat, 14/01/2017 - 19:59

Son roman « Hôtel Problemski » (Christian Bourgois, 2005) décrivait de façon mordante la vie des demandeurs d'asile hébergés dans le centre d'accueil belge d'Arendonk. Avec cette nouvelle, rédigée au début de l'année 2016, l'écrivain flamand Dimitri Verhulst choisit au contraire de ne les évoquer qu'en faisant briller cruellement leur absence : dans les îles grecques, les vacanciers ont de tout autres préoccupations.

Marie-Anita Gaube. – « Extension du désir », 2015 www.ma-gaube.com

Et, comme plusieurs déjà l'avaient fait cette saison après s'être gauchement dépatouillées de leur jupe, cette petite bonne femme aussi (pas laide mais pas inoubliable) dit à Midas que ce n'était guère dans ses habitudes de plonger sous la couette avec un homme qui, dix heures plus tôt, n'était encore qu'un inconnu. Le genre à vouloir se dédouaner. Envers elle-même. Car elle connaissait évidemment les rumeurs à propos de ces hôtels-clubs de vacances où des dames font des avances au personnel parce que, comme chacun sait, l'occasion fait le larron. Mais elle-même n'était pas comme ça, non, personne ne pouvait en douter. Elle n'avait pas du tout réservé des vacances sur cette île avec l'arrière-pensée de s'envoyer en l'air. Mieux encore, elle avait toujours eu son opinion faite sur ce genre de destination. Elle mettait dans le même sac clubs de vacances avec animateurs et camps disciplinaires. Les city-trips européens correspondaient mieux à son caractère : Lisbonne, Berlin, Barcelone. Ou alors des perles moins connues comme Gand, si Gand ne se trouvait pas en Belgique, où l'on pouvait craindre un attentat. Deux ou trois jours, assez pour recharger les batteries, avec en poche une liste des choses intéressantes à voir dont on n'était pas obligé de cocher toutes les rubriques. Les grands poncifs la laissaient indifférente. Rendez-vous compte, elle avait réussi à aller deux fois à Rome sans voir le Colisée. La tour Eiffel, pour elle, n'était qu'un pylône électrique beaucoup trop grand pour le paysage. Elle connaissait les cartes postales, la réalité n'avait probablement rien à ajouter.

Cette fois, elle avait été trop fatiguée pour s'organiser un city-trip, pour des raisons qu'elle n'avait pas forcément besoin d'expliquer à un parfait inconnu (une histoire avec un type, supposa-t-il). Les sempiternelles flâneries dans des ruelles médiévales, les cavalcades entre musées et cathédrales, l'idée seule l'avait soûlée. Elle voulait se la couler douce, avoir droit à la paresse, au vide, on appelle ça des vacances à la plage : faire la crêpe toute la journée. Elle allait acquérir, ce faisant, un bronzage qui, pour la majorité de la gent touristique, représente la motivation essentielle. Mais c'était pour elle secondaire, quoique pas désagréable. Elle avait cherché sur Internet un lieu de villégiature, trouvé quelques incroyables promotions pour ceux qui se décident vite et tardivement. Elle avait déjà indiqué toutes les coordonnées de sa carte Visa, mais elle hésitait encore — elle était Balance, ces gens hésitent toujours, paraît-il —, fallait-il procéder au dernier clic ? Après avoir finalement tranché, elle avait été submergée par un sentiment de honte ; elle allait, hé oui, passer une semaine dans un de ces clubs de merde. Savait-il seulement, demanda-t-elle à son animateur après avoir fait l'amour, qu'elle avait dû aller dare-dare s'acheter un maillot juste avant le départ ? Plaisir aquatique : un oxymoron. Jadis, elle avait été ce genre de jeune fille qui prétend toujours avoir ses règles quand il y a natation à l'école.

Lui l'avait remarquée près de la piscine, ce midi, dans un bikini rouge, haut triangle et slip assorti de Hunkemöller, une marque qui, en général, n'a pas grand succès auprès des femmes qui apprécient au plus haut point la présence d'un beachboy et d'un banana colada. Son teint trahissait le fait qu'elle n'était pas sur l'île depuis longtemps, deux jours tout au plus, et qu'elle utilisait une lotion à indice de protection extrêmement élevé. Elle lisait Berlin Alexanderplatz.

« Un livre formidable, et une adaptation au cinéma tout aussi formidable », lui avait lancé Midas, frôlant son fauteuil de plage tandis qu'il se dirigeait en flânant vers le stand de tir à l'arc.

Sa remarque aurait pu être celle du garçon vachement cool. Le meilleur truc pour séduire. Car on peut sans doute dire à chaque lectrice à demi nue qu'elle a quelque chose d'extraordinaire entre les mains, et qu'il doit en exister une adaptation cinématographique. D'ailleurs, la plupart de ces touristes ne lisent probablement que des livres qui sont effectivement devenus des films. Elles lisent le bouquin grâce au film. Pour autant qu'elles lisent.

Le club avait une petite bibliothèque, pas tant par conviction, mais parce que ça faisait bien sur le site Web de l'hôtel, une petite rubrique supplémentaire dans la liste de tous les conforts disponibles. L'animatrice qui se tenait tous les jours de 10 heures à 16 heures derrière le comptoir s'ennuyait comme un rat mort et avait les ongles les mieux entretenus de tout le personnel.

Midas s'intéressait aux livres que lisaient les femmes à la piscine : ils trahissaient leur langue, leur origine. L'une d'elles lisait As Cinquenta Sombras de Grey tout en n'étant pas trop laide. Il lui souhaita alors, l'air de rien : boa tarde. Il parlait sept langues, et pour au moins quatre d'entre elles il les avait apprises au lit. Ce que l'on pouvait interpréter littéralement, car jadis c'est toujours couché qu'il avait étudié pour ses examens. Pendant toutes ses années d'adolescence, son matelas avait été son biotope, mi-bureau, mi-lieu de sommeil.

Le titre de ce livre-ci posait cependant un problème. Berlin Alexanderplatz n'avait sans doute pas été traduit. S'y risquerait-on ? Berlin, place Alexandre ? Il avait donc choisi de la saluer en anglais. Un livre formidable, un film formidable. Et voici posée la première pierre. Bingo.

Une femme en maillot Hunkemöller devant un échantillon de littérature universelle : pour une bonne part de la gent masculine, rien de bien passionnant en perspective. Midas n'aura pas à craindre une grande concurrence de la part de ses collègues.

Il avait dû, à 16 heures, recruter parmi les gens à la piscine pour les jeux-apéro. Il détestait cette partie de son boulot, mais parvenait bien à le cacher. La plupart du temps, il lui suffisait de crier : « Jeux-apéro ! », et les candidats se précipitaient vers lui. Des hommes gros, des hommes musclés, des dames trop minces, des dames avec des bourrelets : les jeux-apéro étaient adorés par des possesseurs de corps hétéroclites. Elle avait jeté un regard méfiant sur le remue-ménage depuis son fauteuil de plage, utilisant son livre comme écran de protection, faisant semblant de lire, craignant qu'on ne lui adresse la parole. Mais les angoisses existent pour être confirmées : on lui adressa bel et bien la parole !

Elle n'avait jamais été une participante, à rien. L'esprit d'équipe lui était toujours resté étranger. C'est avec un dégoût quasi digne d'une explication scientifique qu'elle avait toujours considéré l'esprit grégaire des associations de jeunesse. Mais ça lui semblait trop long à expliquer, une explication qu'elle ne devait à personne, et certainement pas à un animateur : « Je suis comme je suis, point barre. »

Elle eut la sensation d'être observée, son quant-à-soi fut interprété par les autres comme un reproche. Si l'humanité ne pouvait s'unir dans l'idiotie, alors dans quoi donc ? Son arrogance la rendait complice de tout ce qui allait mal dans le monde. Et par conséquent, pour dire quelque chose, elle demanda ce qu'étaient les jeux-apéro.

« Les jeux-apéro ? Bof, un truc stupide. »

Elle ne pouvait savoir combien cet animateur futé était sincère en disant ça.

« Et pourquoi ferait-on un truc stupide ? 

— Parce que c'est stupide ! »

Ça avait beau être plausible, ce n'était pas de cette façon qu'il allait la convaincre.

« Tu vois, c'est vraiment nul. On jette des balles dans des trous faits dans une planche, et celui qui obtient le plus de points reçoit un cocktail gratuit offert par le club. Rien d'autre. Ça dure cinq minutes. Et, pendant ce temps, tes yeux se reposent de ta lecture. »

Stupide, le jeu l'était, indubitablement ; on pouvait le déduire de la joie bruyante qu'il provoquait chez une trentaine de désœuvrés. Elle-même, depuis le jardin d'enfants, n'avait plus rien fait d'aussi infantile, jeter des balles dans les trous d'une planche, allez, et elle eut en outre à déplorer l'existence bien réelle de la baraka des débutants. Sa victoire fut acclamée par une bande de Britanniques, des célibataires dotés hélas de cordes vocales performantes. Ils avaient déjà tellement bu qu'ils allaient assurément se taper tout à l'heure, sous le soleil de plomb, un fameux coup de bambou.

Il l'a emmenée au bar, où Nikos, le champion d'Europe des barmans (disait-on), se préparait pour son one-man-show. Sa devise : le shaker, c'est pour les filles ; le pilon, c'est pour les garçons ! Devant sa Belle Pêche, les abstinents de la plus stricte observance viraient de bord. « En fait, je ne bois jamais pendant la journée », disait la belle pas inoubliable.

Pas de problème, on avait aussi des cocktails sans alcool, ici. Les gosses de 5 ans en raffolaient. Et puis, pas besoin de prendre trop à la lettre les règles des jeux-apéro, si elle avait envie d'un Coca ou d'un café, c'était OK. Après un examen superficiel de la carte des boissons, elle se décida pour une Black Widow Spider, une cochonnerie à base de Coca, de glace vanille et de réglisse. Lui prit un Henri Bardouin et, vu que le barman n'avait pas attendu qu'il ait choisi, elle en déduisit qu'il s'en envoyait plusieurs par jour. Le métier d'animateur était certainement pénible pour le foie et pour le zob.

« L'idée, maintenant, c'est de boire nos cocktails ensemble au bar ? Je ne connais pas vraiment les coutumes de ces clubs de vacances, c'est la première fois que je me retrouve larguée dans un de ces bazars. »

La boisson lui était offerte en sa qualité de triomphatrice d'un petit jeu débile, ni plus ni moins, et si elle avait envie de la lamper quelque part seule dans un coin, c'était son affaire.

« Mon livre est resté sur mon fauteuil de plage. »

En vérité, pas mal de choses avaient déjà été volées dans cet hôtel, mais un livre, jamais.

Une petite conversation de politesse au bar, à propos de ces questions dont animateur et client parlent toujours lors d'un premier contact, et à son grand étonnement elle avait même ri à plusieurs reprises de ses plaisanteries bordées de noir. Elle s'était dit : ce bonhomme a une vieille âme et ne le sait pas. Elle le remercia pour le verre, et retourna auprès de son livre.

Les rencontres dans un club de vacances se produisent selon une valse à contresens : pendant la journée on lie connaissance au bord de la piscine, quasi nus, et le soir, au bar, on poursuit la conversation, on s'engage vers l'autre, on se dévoile, habillés chic et de pied en cap. Midas avait déjà souvent été fasciné par le fait qu'il pouvait rencontrer une femme, une fille aux seins nus, libre et naturelle, et que c'était la chose la plus normale au monde... et puis que cette même femme, plus tard, se mettait à faire des chichis au moment d'enlever son soutien-gorge, jouant les timides.

La nouvelle venue apparut au bar vers 21 h 30, seule, comme elle l'avait été toute la journée, en jeans et tee-shirt sans slogan. Son animateur de l'après-midi était déjà là, seul également, bizarrement installé devant un Henri Bardouin. Elle s'était attendue à ce que ces types fussent constamment harcelés par un essaim de filles. Ils avaient à prodiguer d'urgence les premiers soins aux femmes récemment divorcées. Mais, malgré la présence de nombreuses demoiselles, dont un certain nombre avaient fait précéder leurs vacances de trois mois de régime strict, il était assis là, sur son haut tabouret, manifestement pas intéressé par la belle viande offerte. Il aurait été un peu étrange de ne pas lui souhaiter le bonsoir, elle le connaissait, non ? Il était jusqu'à nouvel ordre le seul représentant de l'espèce humaine qu'elle connût sur cette île, et elle demanda si ça ne le dérangeait pas qu'elle s'asseye près de lui.

« Tu en as finalement eu marre de lire ?

— Je ne sais pas si je dois absolument lire ce truc jusqu'au bout. C'est bien écrit, c'est même superbement écrit, mais c'est tout le temps la même chose. »

Ça, il en convenait volontiers. Beaucoup d'écrivains rataient la marche vers le chef-d'œuvre absolu parce que leur envie d'écrire un gros bouquin était trop forte. Et elle tint pour possible qu'il eût effectivement lu Berlin Alexanderplatz.

Elle prendrait bien un verre ?

Un gin-tonic alors. Pour le moment, tout le monde buvait du gin-tonic. Même se soûler la gueule a ses modes.

Il remarqua que la musique la dérangeait. « Sorry, mais ici, sur l'île, ils croient que le hit-parade a un effet stimulant sur la libido. » Et avant de s'en être bien rendu compte, elle lui balançait la question : alors quelle musique, d'après lui, serait bénéfique à la libido ? Elle ne connaissait aucun des artistes qu'il lui cita. Sa première tache de vieillesse, sans doute.

Elle trouvait que PJ Harvey était ce qu'un haut-parleur pouvait sortir de plus bandant. Bandant, suffisait qu'elle prononce le mot, et elle se sentait déjà toute chose.

Deux heures plus tard, ils l'avaient fait ensemble, de la façon dont tous les enfants pensent que leurs parents le font exclusivement. Elle avait regardé le ventilateur tourner gentiment au plafond. Qu'elle ait eu un orgasme, elle l'attribua au gin-tonic et parce que ça faisait déjà un peu trop longtemps. Ils étaient couchés côte à côte sur le dos. Éphémères et vides. Et elle fut soudain prise d'un fou rire : nom d'un chien, elle l'avait fait avec un animateur !

Et lui avec une prof. Une Danoise. Sa quatrième cette saison. Sa quatrième prof. Sa neuvième Danoise.

Traduit du flamand par Danielle Losman.

La déroute de l'intelligentsia

Fri, 13/01/2017 - 22:21

Les Américains n'ont pas seulement élu un président sans expérience politique : ils ont également ignoré l'avis de l'écrasante majorité des journalistes, des artistes, des experts, des universitaires. Le choix en faveur de M. Donald Trump étant souvent lié au niveau d'instruction des électeurs, certains démocrates reprochent à leurs concitoyens de ne pas être assez cultivés.

Philip Guston. – « Discipline », 1976 The Estate of Philip Guston - Hauser & Wirth, Zürich, London, New York

Il existe un pays au moins où les élections ont des effets rapides. Depuis la victoire de M. Donald Trump, le peso mexicain s'écroule, le coût des prêts immobiliers s'élève en France, la Commission européenne desserre l'étau budgétaire, les sondeurs et les adeptes du microciblage électoral rasent les murs, le peu de crédit accordé aux journalistes agonise, le Japon se sent encouragé à réarmer, Israël attend le déménagement de l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, et le partenariat transpacifique est mort.

Ce tourbillon d'événements et de conjectures suscite une rêverie mêlée d'inquiétude : si un homme presque universellement décrit comme incompétent et vulgaire a pu devenir président des États-Unis, c'est que, désormais, tout est possible. Une contagion du scrutin américain paraît même d'autant plus concevable que son issue imprévue a été remarquée dans le monde entier, et pas seulement par les experts en politique étrangère.

Depuis une dizaine d'années, on ne compte plus les surprises électorales de ce genre, presque toujours suivies par trois jours de repentance des dirigeants mis en accusation, puis par la reprise placide des politiques désavouées. La persistance d'un tel malentendu — ou la répétition d'un tel simulacre — se comprend d'autant mieux que la plupart des électeurs protestataires résident souvent fort loin des grands centres de pouvoir économique, financier, mais aussi artistique, médiatique, universitaire. New York et San Francisco viennent de plébisciter Mme Hillary Clinton ; Londres s'est prononcé massivement contre le « Brexit » en juin dernier ; il y a deux ans, Paris reconduisait sa municipalité de gauche à l'issue d'un scrutin national triomphal pour la droite. Autant dire que, sitôt l'élection passée, il est loisible aux gens heureux de continuer à gouverner dans un entre-soi émollient, toujours aussi attentifs aux recommandations de la presse et de la Commission européenne, toujours aussi prompts à imputer aux révoltés des urnes des carences psychologiques ou culturelles qui disqualifient leur colère : ils ne seraient au fond que des demeurés manipulés par des démagogues.

Ce type de perception est ancien, en particulier dans les cénacles cultivés. Au point que l'analyse de la « personnalité autoritaire » de l'électeur populaire de M. Trump menée depuis des mois ressemble au portrait psychologique que les gardiens de l'ordre intellectuel dressaient des « subversifs » de droite comme de gauche pendant la guerre froide.

Analysant la prévalence de ces derniers dans le monde ouvrier plutôt qu'au sein des classes moyennes, le politiste américain Seymour Martin Lipset concluait en 1960 : « En résumé, une personne issue des milieux populaires est susceptible d'avoir été exposée à des punitions, à une absence d'amour et à une atmosphère générale de tension et d'agressivité depuis l'enfance qui tendent à produire des sentiments profonds d'hostilité, lesquels s'expriment sous la forme de préjugés ethniques, d'autoritarisme politique et de foi religieuse millénariste (1).  »

En avril 2008, huit ans avant que Mme Clinton ne consigne la plupart des soixante-deux millions d'électeurs de M. Trump dans le « panier des gens déplorables », M. Barack Obama avait attribué le paradoxe du vote républicain en milieu populaire au fait que des gens votent contre leur intérêt quand, « pour exprimer leur frustration, ils s'accrochent à leurs fusils ou à leur religion, ou à une forme d'antipathie envers ceux qui ne sont pas comme eux, ou à un sentiment hostile aux immigrés ou au commerce international ». Frustration contre raison : les gens instruits, souvent convaincus de la rationalité de leurs préférences, sont souvent décontenancés par les philistins qui s'en défient.

Rien ne rend mieux compte de ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelait le « racisme de l'intelligence (2)  » — de plus en plus prégnant chez les néolibéraux de gauche, mais aussi chez nombre d'intellectuels et d'universitaires radicaux — qu'un commentaire de l'élection américaine paru sur le site de la prestigieuse revue Foreign Policy. À supposer que le titre — « Trump a gagné parce que ses électeurs sont ignorants, vraiment » — n'en dévoile pas instantanément le propos, un résumé de deux lignes lève les doutes : « La démocratie a pour vocation de mettre en œuvre la volonté populaire. Mais qu'en est-il si le peuple ne sait pas ce qu'il fait (3)  ? »

Comme il se doit, une batterie de chiffres et de réflexions puissantes appuie l'argumentation. L'auteur, Jason Brennan, un professeur de philosophie, attaque très fort : « Eh bien, c'est arrivé. Donald Trump a toujours bénéficié de l'appui massif des Blancs peu instruits et mal informés. Un sondage de Bloomberg Politics indiquait qu'en août Hillary Clinton disposait d'une avance massive de 25 % auprès des électeurs de niveau universitaire. Par contraste, lors de l'élection de 2012, ceux-ci favorisaient de justesse Barack Obama plutôt que Mitt Romney. La nuit dernière, nous avons vécu quelque chose d'historique : la danse des ânes. Jamais auparavant les gens instruits n'avaient aussi uniformément rejeté un candidat. Jamais auparavant les gens moins instruits n'en avaient aussi uniformément appuyé un autre. »

Brennan se montre davantage galvanisé que sonné par un constat qui le conforte dans son credo antidémocratique. Adossé à « plus de soixante-cinq ans » d'études conduites par des chercheurs en sciences politiques, il a en effet déjà acquis la certitude que la « terrifiante » absence de connaissances de la plupart des électeurs disqualifie leur choix : « Ils savent en général qui est le président, mais guère plus. Ils ignorent quel parti contrôle le Congrès, ce que le Congrès a fait récemment, si l'économie se porte mieux ou plus mal. »

Néanmoins, certains s'appliquent davantage que d'autres. Républicains ou démocrates, ils sont aussi les plus diplômés. Et, par le plus heureux des hasards, les gens cultivés se montrent plutôt favorables, comme le libertarien Brennan, au libre-échange, à l'immigration, à une réduction des déficits, aux droits des homosexuels, à la réforme — progressiste — du système pénal et à celle — conservatrice — de l'État-providence. Autant dire que si l'information, l'éducation et l'intelligence l'avaient emporté le 8 novembre, un individu aussi grossier et aussi peu soucieux de s'instruire que M. Trump, « dont le programme, hostile au commerce international et à l'immigration, s'oppose au consensus des économistes de gauche, de droite et du centre », ne s'apprêterait pas à quitter son triplex de New York pour le bureau ovale de la Maison Blanche. Lors d'un de ses meetings, le milliardaire s'était d'ailleurs exclamé : « J'aime les gens peu instruits. »

La sanction du discours identitaire et bourgeois de la candidate démocrate

À quoi bon soulever une objection, signaler par exemple que M. Obama, qui enseigna le droit à l'université de Chicago, fut néanmoins élu et réélu grâce au vote de millions d'individus peu ou pas diplômés, que nombre de brillants esprits frais émoulus de Harvard, Stanford, Yale ont successivement pensé la guerre du Vietnam, préparé l'invasion de l'Irak, créé les conditions de la crise financière du siècle (4) ? Au fond, une analyse du scrutin américain conduisant à se défier du manque de jugement du peuple a pour principal intérêt de refléter l'humeur du temps, et pour principal avantage de conforter le sentiment de supériorité de la personne forcément cultivée qui la lira. Mais elle comporte un risque politique : en temps de crise, le « racisme de l'intelligence », qui entend privilégier le règne de la méritocratie, des gens bien éduqués, des experts, fait souvent le lit des hommes à poigne, plus soucieux d'embrigadement que d'instruction.

La plupart des commentateurs ont choisi de braquer les projecteurs sur la dimension raciste et sexiste du scrutin. Au fond, peu leur importe que, en dépit du caractère historique de la candidature de Mme Clinton, l'écart entre le vote des hommes et des femmes ait à peine progressé et que celui, abyssal, entre électeurs blancs et noirs ait, lui, légèrement régressé (lire Jerome Karabel, « Comment perdre une élection »). Le cinéaste Michael Moore, qui avait prévu la victoire de M. Trump, n'a pas manqué de relever la chose sur MSNBC le 11 novembre : « Vous devez accepter que des millions de gens qui avaient voté pour Barack Obama ont cette fois changé d'avis. Ils ne sont pas racistes. »

Noir, progressiste, musulman, représentant du Minnesota, M. Keith Ellison a aussitôt prolongé cette analyse, insistant sur les mobiles économiques du scrutin et la défiance que suscitait une candidate trop proche de l'establishment, trop urbaine, trop hautaine : « Nous n'avons pas obtenu un bon résultat auprès des Latinos et des Afro-Américains. Par conséquent, cette vision qui voudrait tout imputer à la classe ouvrière blanche est erronée (5).  » M. Ellison fut l'un des très rares parlementaires à soutenir M. Bernie Sanders lors des primaires ; il est désormais, avec son appui, candidat à la direction de son parti. S'adressant à ses partisans étudiants, le héraut de la gauche démocrate vient pour sa part de réclamer que ceux qui ont choisi Mme Clinton comme porte-drapeau aillent « au-delà des politiques identitaires ». Et il a ajouté : « Il ne suffit pas de dire à quelqu'un : “Je suis une femme, votez pour moi.” Non, ça ne suffit pas. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une femme qui aura le courage de s'opposer à Wall Street, aux compagnies d'assurances, à l'industrie des énergies fossiles. » L'université américaine étant l'un des lieux où le souci de la diversité l'emporte volontiers sur celui de l'égalité et où les préjugés culturels ne sont pas moins nombreux qu'ailleurs, mais inversés, M. Sanders ne prêcha pas forcément des convaincus ce jour-là.

Philip Guston. – « Red Box » (Boîte rouge), 1977 The Art Institute of Chicago / W. Pick / Bridgeman Images

Cependant, rien n'y fait : pour bien des démocrates, chacun appartient à un groupe unique, lequel n'est jamais économique. Par conséquent, si des Noirs ont voté contre Mme Clinton, c'est qu'ils étaient misogynes ; si des Blanches ont voté pour M. Trump, c'est qu'elles étaient racistes. L'idée que les premiers peuvent être aussi des sidérurgistes sensibles au discours protectionniste du candidat républicain et les secondes des contribuables cossues attentives à ses promesses de réduction d'impôts ne semble guère pouvoir s'immiscer dans leur univers mental.

Cette année, le niveau d'instruction et de revenu a pourtant davantage déterminé le résultat que le sexe ou la couleur de peau, puisque c'est la variable qui a le plus évolué d'un scrutin à l'autre. Dans le groupe des Blancs sans diplôme, l'avantage des républicains était déjà de 25 % il y a quatre ans ; il vient d'atteindre 39 % (6). Jusqu'à une date récente, un démocrate ne pouvait être élu sans eux. Au motif que leur proportion dans la population américaine décline (7), que leur encadrement syndical se défait et qu'ils voteraient de plus en plus « mal », certains démocrates, dont l'insistance sur le thème de la diversité résume la stratégie, s'accommoderont-ils désormais de l'idée de devoir être élus contre eux ?

Ce défi politique ne se présente pas seulement aux États-Unis. Évoquant ses étudiants des deux rives de l'Atlantique, l'historien italien Enzo Traverso témoigne : « Personne ne dirait jamais qu'il vote Trump. Tous tiennent à peu près le même discours : “Nous sommes cultivés, respectables, intelligents — et riches ; les autres, en face, sont des ploucs, ‘affreux, sales et méchants'”, pour reprendre le titre d'un célèbre film italien. Or c'était autrefois le discours des nationalistes contre les classes populaires (8).  »

Mais, pour gourmander utilement les « ploucs », mieux vaudrait que leurs censeurs disposent de quelque crédit auprès d'eux. Or plus ils s'enferment dans des discours abstraits et opaques, plus ils s'enfoncent dans un verbalisme radical-chic, moins ils se font entendre de l'Amérique tranquille des petites villes ou de celle des comtés dévastés, où le taux de suicide augmente et où l'on se soucie avant tout de ses conditions d'existence.

Résultat : la droite est parvenue à transformer l'anti-intellectualisme en arme politique efficace, en identité culturelle revendiquée (9). En 2002, dans un texte largement diffusé, les républicains, qui « voient rouge » (la couleur qui leur est associée sur les cartes électorales), retournent à leur avantage le stigmate du « plouc » : « La plupart des habitants de l'Amérique rouge ne savent pas déconstruire la littérature postmoderne, donner les instructions qu'il faut à une gouvernante, choisir un cabernet au goût de réglisse. Mais nous savons élever nos enfants, câbler nos maisons, parler de Dieu avec aisance et simplicité, réparer un moteur, utiliser un fusil ou une scie électrique, cultiver des asperges, vivre tranquilles sans système de sécurité ni psychanalyste (10).  »

La plupart des habitants de l'Amérique rouge ne lisent pas non plus la presse, que M. Trump a jugée « tordue », « corrompue », « malhonnête », et qu'il a fait huer lors de ses meetings. Puisqu'il avait menti comme un arracheur de dents tout au long de sa campagne, le candidat républicain méritait d'être souvent démenti par les journalistes. Mais, outre que la vérité ne constitue pas la production la plus universelle de la presse américaine, ni la plus lucrative, l'engagement des médias en faveur de Mme Clinton et leur incompréhension des électeurs de M. Trump résultent là encore d'un enfermement social et culturel. L'éditorialiste du New York Times Nicholas Kristof s'en expliquait le 17 novembre sur Fox News entre deux conférences rémunérées 30 000 dollars l'unité : « Le problème du journalisme est qu'il favorise toutes sortes de diversités aux dépens de la diversité économique. Nous ne comptons pas assez de gens issus des communautés ouvrières et rurales. » Ce biais sociologique ayant été documenté et commenté aux États-Unis depuis un quart de siècle, gageons que sur ce point le changement n'est pas pour demain.

Mais, dorénavant, les candidats « hors système » n'hésitent pas à se prévaloir de la haine qu'ils inspirent aux médias. En Italie, M. Giuseppe (« Beppe ») Grillo a ainsi tiré de l'élection américaine une leçon réconfortante pour lui et son parti : « Ils prétendent que nous sommes sexistes, homophobes, démagogues et populistes. Ils ne réalisent pas que des millions de gens ne lisent plus leurs journaux et ne regardent plus leur télévision (11).  »

Le lieu de l'échec de Hillary Clinton est précisément situé

Certains le réalisent enfin. Le 10 novembre, sur France Inter, Frédéric Beigbeder, ancien publicitaire devenu écrivain et journaliste, admettait avec une désarmante lucidité sa perte d'influence et celle de ses congénères : « La semaine dernière, j'expliquais, avec toute l'assurance des ignares, que Donald Trump allait perdre l'élection présidentielle américaine. (…) Aucun intellectuel n'a rien pu écrire pour empêcher sa victoire. (…) Le gouvernement du peuple par le peuple est le seul système dans lequel j'aie envie de vivre, mais au fond, qu'est-ce que je connais du peuple ? Je vis à Paris, puis là je suis à Genève ; je fréquente des écrivains, des journalistes, des cinéastes. Je vis complètement déconnecté de la souffrance du peuple. Ce n'est pas une autocritique, c'est un simple constat sociologique. Je sillonne le pays, mais les gens que je rencontre s'intéressent à la culture — une minorité d'intellectuels non représentatifs de la révolte profonde du pays. »

La Californie a voté massivement pour Mme Clinton, qui y a réalisé des scores spectaculaires auprès des populations diplômées des comtés les plus prospères, souvent presque entièrement blancs. Révulsés par le résultat national, certains habitants réclament une sécession de leur État, un « Calexit ». M. Gavin Newsom, gouverneur adjoint de Californie et ancien maire de San Francisco, ville où M. Trump n'a obtenu que 9,78 % des suffrages, ne partage pas leur avis. Mais il entend déjà combattre les politiques du nouveau président en se rapprochant des « dirigeants éclairés » du monde occidental. Il ne lui reste plus qu'à les trouver.

(1) Seymour Martin Lipset, Political Man : The Social Bases of Politics, Doubleday, New York, 1960.

(2) Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Éditions de Minuit, Paris, 1981.

(3) Jason Brennan, « Trump won because voters are ignorant, literally », Foreign Policy, Washington, DC, 10 novembre 2016.

(4) Comme le signale Lambert Strether dans « Three myths about Clinton's defeat in election 2016 debunked », Naked Capitalism, 14 novembre 2016.

(5) « VICE news tonight », HBO, 16 novembre 2016.

(6) Thomas Edsall, « The not-so-silent white majority », The New York Times, 18 novembre 2016. L'écart favorable aux républicains s'est dans le même temps réduit chez les Blancs diplômés, passant de 14 % à 4 %.

(7) Elle est passée de 83 % en 1960 à 34 % en 2016.

(8) « Enzo Traverso : “Trump est un fasciste sans fascisme” », Politis, Paris, 17 novembre 2016.

(9) Lire « Stratagème de la droite américaine : mobiliser le peuple contre les intellectuels », Le Monde diplomatique, mai 2006.

(10) Blake Hurst, « Seeing red », The American Enterprise, Washington, DC, mars 2002. Texte en partie traduit dans « Une droite éperdue de simplicité », Le Monde diplomatique, mai 2006.

(11) Cité par The International New York Times, 14 novembre 2016.

Le legs britannique à l'Europe

Thu, 12/01/2017 - 22:52

Bruxelles et Londres ne manqueront pas de trouver un arrangement institutionnel pour organiser le retrait décidé par les électeurs britanniques le 23 juin. Mais le résultat du référendum sur le « Brexit » oblige les dirigeants européens à repenser entièrement un projet commun qui a été réduit au « grand marché », en particulier sous la pression du Royaume-Uni.

Même s'ils ne s'y réduisent pas, les débats politiques prennent souvent la forme de batailles de chiffres. La campagne du référendum du 23 juin, qui s'est soldée par la victoire du « Brexit » et la décision des Britanniques de sortir de l'Union européenne, en a administré une nouvelle fois la preuve. Chaque camp avait mobilisé experts, lobbyistes et institutions en tout genre pour produire des piles d'études prospectives — évidemment contradictoires — sur les avantages ou les dangers, en particulier économiques et financiers, de prendre le large. À l'inverse, le citoyen britannique a été moins, voire pas du tout, informé sur la manière dont son pays a façonné les pratiques et les politiques communautaires de l'Union. Ceux qui, à Bruxelles et dans la plupart des capitales européennes, se réjouissent de cette influence évitent de le crier sur les toits. Ceux qui s'en accommodent mal, notamment en France, ne veulent pas faire état publiquement de leur incapacité à la contenir.

Hormis la France, engagée militairement sur de nombreux théâtres d'opérations extérieurs, les États membres de l'Union ont largement limité leurs ambitions stratégiques internationales à l'horizon européen et à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) (1). Ils s'expriment de l'intérieur de l'Union, voire de la zone euro, en ayant intégré ses contraintes et ses atouts présumés, et ne raisonnent pas en termes de tête-à-tête ou d'affrontement avec « l'Europe ». La Grèce, soumise aux diktats de ses partenaires et menacée d'une expulsion de la monnaie unique, fait figure d'exception qui confirme la règle.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les élites politiques britanniques ont adopté une posture totalement différente. Dans un discours du 5 décembre 1962, Dean Acheson, secrétaire d'État du président américain Harry Truman entre 1949 et 1953, avait fustigé cette posture en des termes constamment repris par la suite et, tout récemment encore, dans les polémiques sur le « Brexit » : « La Grande-Bretagne a perdu un empire et n'a pas encore trouvé un rôle. La tentative de jouer un rôle de puissance à part — c'est-à-dire un rôle à l'écart de l'Europe fondé sur une “relation spéciale” avec les États-Unis, un rôle fondé sur sa place à la tête d'un Commonwealth qui n'a aucune structure ni unité ni pouvoir (…) — ce rôle a fait son temps. »

L'« anglosphère » orpheline

À l'époque, ces propos firent scandale dans l'establishment britannique, d'autant qu'ils tournaient en dérision les termes de deux discours, eux aussi historiques, prononcés par Winston Churchill une quinzaine d'années auparavant (2). Dans le premier, le 5 mars 1946 à Zurich, le premier ministre préconisait la création d'une Europe fédérale à laquelle le Royaume-Uni apporterait un soutien bienveillant, mais de l'extérieur : « Nous sommes avec vous, mais pas des vôtres. » Dans le second, en 1948, devant le congrès du Parti conservateur, il développait sa théorie des « trois cercles » à l'intersection desquels se tenait, selon lui, le Royaume-Uni : d'abord les pays de langue anglaise — à savoir les États-Unis et les dominions « blancs » (Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) ; ensuite l'Europe ; et enfin le Commonwealth. Hors de question d'appartenir exclusivement à l'un d'entre eux, fût-il le plus proche : l'Europe.

Une expression est fréquemment revenue ces derniers temps dans les médias pour caractériser les rapports entre Londres et l'Union : « semi-detached », laquelle évoque les maisons à mur mitoyen des banlieues britanniques. L'Union ne forme pas une seule maison, mais deux : l'une qui compte ving-huit pièces — dont celle du Royaume-Uni — et l'autre composée d'une pièce unique, celle du Royaume-Uni. Selon les circonstances, Albion habite l'une ou l'autre de ces résidences. Les concessions obtenues par le premier ministre David Cameron lors du Conseil européen des 18 et 19 février 2016 le confirment (3).

La revendication d'une « relation spéciale » avec les États-Unis s'avère moins aisée. Cette illusion, longtemps entretenue, a été actualisée en 2013 à l'occasion des révélations de M. Edward Snowden sur le réseau planétaire de surveillance tissé par l'Agence nationale de sécurité américaine (NSA). Ce que nul n'ignorait dans la communauté du renseignement a été spectaculairement mis sur la place publique : les « grandes oreilles » qui écoutent tous les messages de la planète pour le compte des États-Unis ne sont pas seulement américaines, mais aussi australiennes, britanniques, canadiennes et néo-zélandaises. Les stratèges de Washington n'accordent en effet leur confiance totale qu'à ceux de leurs sous-traitants qui ont la langue anglaise en partage.

Ce club des « cinq yeux » (five eyes) avait été formalisé après la seconde guerre mondiale par des traités secrets, à commencer par le United Kingdom - United States Communications Intelligence Agreement (Ukusa), signé en 1946. De là à imaginer que cette « anglosphère » constitue un pôle de puissance en marge de l'Union, à partir duquel Londres pourrait se projeter internationalement, il y a un gouffre que jamais M. Barack Obama, pas plus que ses prédécesseurs, n'a envisagé de franchir. Le 22 avril 2016, lors de sa visite à Londres, le président américain a fermement rappelé à ses hôtes que le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne était aussi une affaire d'intérêt national — le seul qui compte — pour les États-Unis. Même si l'« anglosphère » a encore une très forte résonance sentimentale et culturelle au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande, elle ne saurait constituer une priorité de leurs gouvernements, ne serait-ce que pour des raisons géopolitiques : Ottawa doit d'abord gérer sa relation avec son grand voisin du Sud, et Canberra et Wellington, trouver leur place dans la zone Asie-Pacifique.

Ces forces centrifuges témoignent de la difficulté de constituer une communauté politique avec le lien linguistique pour unique ciment. Mais les fervents de l'« anglosphère », qui déplorent son délitement, ne se sont pas encore rendu compte qu'ils avaient déjà remporté une énorme victoire. Il existe déjà une « anglosphère » bis, et en pleine expansion : l'Union européenne (4). En termes strictement linguistiques, l'Union est de plus en plus anglaise. On le constate dans la plupart des domaines scientifiques et techniques, dans la gestion des entreprises, dans l'enseignement supérieur, les métiers de la communication et du commerce, etc., où l'anglais se substitue aux langues nationales.

Au sein des institutions européennes — qui devraient donner l'exemple —, la Commission, pourtant statutairement gardienne des traités et du reste de l'« acquis communautaire », ignore ouvertement le règlement linguistique de 1958, qui donne aux langues nationales (actuellement au nombre de vingt-quatre) des États membres le statut de langues officielles et de langues de travail de l'Union. En fait, elle privilégie outrageusement l'anglais, tout comme le Service européen pour l'action extérieure et même les instances du Conseil européen (5). On atteint le sommet de la servitude volontaire quand M. Pierre Moscovici, commissaire européen de nationalité française, adresse, en décembre 2014, une lettre officielle en anglais à M. Michel Sapin, ministre des finances de M. François Hollande. Cette tendance communautaire lourde a des conséquences économiques : au mépris de la « concurrence libre et non faussée », elle favorise les entreprises des pays anglophones (Irlande et Royaume-Uni), qui, elles, n'ont pas à acquitter les considérables frais de traduction des réponses, souvent volumineuses, aux appels d'offres de la Commission (6).

Autre motif de satisfaction pour Londres : l'Union n'est pas seulement anglaise dans ses pratiques linguistiques ; elle l'est aussi dans sa philosophie et ses politiques, et ce depuis son origine. C'est bien le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE), en 1957, qui a placé les dogmes libéraux de la concurrence et du libre-échange au sommet de l'édifice communautaire. Les traités ultérieurs, et en particulier l'Acte unique (1986), n'ont fait que le confirmer. Non signataires du traité fondateur, en application de la doctrine Churchill, les dirigeants britanniques mesurèrent après coup ses potentialités et entreprirent de rectifier leur erreur. Après deux tentatives bloquées par le général de Gaulle, le Royaume-Uni entra finalement dans la CEE en 1973. Ce calcul pragmatique des coûts et des bénéfices de l'adhésion était aux antipodes de la mystique européiste des dirigeants de la social-démocratie et de la démocratie chrétienne du continent.

C'est Margaret Thatcher, première ministre de 1979 à 1990, qui a formulé le plus clairement l'objectif poursuivi par le Royaume-Uni : « Tout le grand marché et rien que le grand marché. » D'où une ligne politique constante, quelle que soit la couleur des gouvernements en place à Londres : éliminer les entraves aux forces du marché, le cas échéant de manière unilatérale, en exigeant des dérogations aux législations communautaires, en particulier en matière sociale ; multiplier les obstacles à toute forme d'union politique ou monétaire ; revendiquer sans états d'âme de tirer de l'appartenance à l'Union le maximum de retombées économiques. L'une des réussites — partagée avec l'Allemagne — de cette stratégie a été l'élargissement de l'Union, en 2004 puis en 2007, aux États d'Europe centrale et orientale, qui a augmenté significativement les possibilités de dumping social intracommunautaire, en particulier par l'utilisation de « travailleurs détachés » (7). Du grand art, comme on le voit, mais dont les résultats ne sont revendiqués qu'à voix basse par la diplomatie britannique afin d'obtenir toujours plus de ses partenaires…

Libéralisme à jet continu

Londres avait trouvé un compagnon de route inattendu : la Commission européenne. Certes, l'exécutif bruxellois, qui se voit comme le gouvernement d'une hypothétique Europe fédérale, se montra radicalement hostile à l'Europe des États préconisée par la plupart des dirigeants britanniques. En revanche, il avait vu en eux des alliés précieux pour produire du libéralisme à jet continu. Cette connivence s'était traduite par la présence des Britanniques à des postes stratégiques pour leurs intérêts au sein des institutions de l'Union. Ainsi, Mme Vicky Ford préside toujours, le temps d'organiser la séparation, la commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs du Parlement européen. Plus significative encore fut la décision de M. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, de nommer commissaire aux services financiers M. Jonathan Hill, surtout connu comme agent d'influence de la City et porte-parole du lobby bancaire. Ce n'est pas le seul commissaire en situation de conflit d'intérêts, mais certainement le plus emblématique, au même titre que M. Juncker lui-même, ancien premier ministre du Luxembourg, qui, comme l'ont montré les « LuxLeaks », a fait bénéficier de faveurs fiscales plusieurs multinationales telles qu'Apple ou Amazon (8).

Pour Dean Acheson, il y a plus d'un demi-siècle, le Royaume-Uni était en quête d'un rôle. S'il s'exprimait aujourd'hui, il pourrait songer à celui de passager clandestin de la construction européenne (9). Un passager qui a eu le triomphe modeste, laissant à d'autres le soin d'évoquer ses prouesses. Et nul n'est plus qualifié pour un tel exercice que M. Peter Sutherland, véritable oligarque de la mondialisation libérale (10). Il savait en effet de quoi il parlait quand il écrivait : « L'un des paradoxes les plus désolants au sujet d'un éventuel “Brexit” est que Londres a remporté un grand succès en façonnant une Union européenne libre-échangiste à sa propre image (11). »

(1) Parmi les membres de l'Union européenne, seuls six pays (Autriche, Chypre, Finlande, Irlande, Malte et Suède) ne sont pas membres de l'OTAN.

(2) Lire « “Brexit”, David Cameron pris à son propre piège », Le Monde diplomatique, février 2016.

(3) Cf. « Et si David Cameron avait ouvert la voie à une “autre Europe” ? », Mémoire des luttes, 1er mars 2016.

(4) Lire Benoît Duteurtre, « La langue de l'Europe », Le Monde diplomatique, juin 2016.

(5) Cf. « Pour une ambition francophone », rapport d'information no 1723 présenté par M. Pouria Amirshahi, commission des affaires étrangères, Assemblée nationale, Paris, janvier 2014.

(6) Lire Dominique Hoppe, « Le coût du monolinguisme », Le Monde diplomatique, mai 2015.

(7) Lire Gilles Balbastre, « Travail détaché, travailleurs enchaînés », Le Monde diplomatique, avril 2014.

(8) Cf. Eva Joly et Guillemette Faure, Le Loup dans la bergerie, Les Arènes, Paris, 2016.

(9) Utilisée en sciences sociales pour désigner le bénéficiaire d'une action collective à laquelle il ne contribue pas, cette notion a été théorisée par l'économiste américain Mancur Olson, dans Logique de l'action collective, Presses universitaires de France, Paris, 1978 (1re éd. : 1965).

(10) Ancien membre de la Commission trilatérale, ancien commissaire européen, ancien directeur général de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), ancien président de Goldman Sachs et de BP.

(11) Peter Sutherland, « A year of magical thinking for the Brexiteers », Financial Times, Londres, 31 mars 2016.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de septembre 2016.

Irak, colosse à la tête d'argile

Thu, 12/01/2017 - 18:02

Treize ans après son invasion militaire par les États-Unis et leurs alliés, l'Irak ne parvient pas à sortir du chaos et de la violence. Alors qu'une partie de son territoire reste contrôlée par l'Organisation de l'État islamique (OEI), le gouvernement et la classe politique s'avèrent incapables d'unifier le pays et de garantir la sécurité d'une population épuisée.

Ayad Alkadhi. — « I Am Bagdad XVI », 2015 Doris Duke foundation for islamic art, Hawaï - http://aalkadhi.com

Le réseau électrique irakien se prête magnifiquement à une métaphore. Point de départ de toute activité humaine, l'accès à l'énergie devrait être le dernier des problèmes dans un pays riche en hydrocarbures, parcouru de grands fleuves et ensoleillé comme un jardin d'Éden (1). Or l'approvisionnement en électricité illustre les défaillances et les turbulences infernales du système politique irakien.

Tout d'abord, l'État n'offre qu'un service résiduel, limité à une poignée d'heures journalières de courant. La situation n'est pas meilleure dans les quartiers populaires à dominante chiite : quant à ses dysfonctionnements, le système n'est pas sectaire du tout… À Bassora, grande ville du Sud qui flotte au-dessus d'immenses ressources pétrolières (lire « Bassora, la ville qui se donne en sacrifice »), les autorités locales ont anticipé les émeutes à prévoir en réaction aux coupures estivales — dans une zone où les températures dépassent 50 °C — en sollicitant l'aide de l'Iran voisin. C'est dire tout ce qu'on peut attendre de Bagdad.

Les Irakiens doivent surtout compter sur des systèmes collectifs improvisés, dans une logique de privatisation et de décentralisation sauvage. Chaque quartier abrite de gros générateurs, qui alimentent toute une rue. En émanent une pléthore de fils correspondant à une multitude d'abonnements individuels, présents et passés. Beaucoup ne marchent plus, mais qu'importe : il suffit d'en ajouter d'autres, dans un processus de sédimentation qui n'est pas sans rappeler les strates successives apportées, sans succès, à un appareil de sécurité omniprésent et multiforme.

L'individu doit souvent s'en remettre à lui-même. Chaque maison a son propre générateur, pour parer aux pannes de celui de la rue. Leurs moteurs ont eux aussi besoin de fioul et de maintenance. Finalement, on se retrouve encore souvent assis dans le noir, à regarder la lueur statique de l'écran de télévision, en attendant que quelque chose, quelque part, redémarre. C'est ce que les Irakiens font, allégoriquement, depuis le renversement du régime de Saddam Hussein, il y a treize ans (2). Mais le grand paradoxe de cette complexité superfétatoire, c'est qu'elle consume, sans raison apparente, toute leur énergie.

Tout semble inutilement compliqué, obligeant la population à déployer des trésors de résilience et d'ingéniosité. L'ambiguïté de cette attitude est qu'elle s'intègre au système, lui permettant de fonctionner malgré tout. Sous l'ancien régime, une blague vulgaire résumait ce principe. Hussein avait décidé de tester la patience des Irakiens en imposant une taxe pour le franchissement des ponts de la capitale, traversée par le Tigre. Ses sbires rapportent que personne ne se plaint, malgré les coûts et les bouchons. On augmente les taxes, encore et encore, mais rien n'y fait. Alors le président, excédé, ordonne aux officiers sur les ponts de violer tous ceux qui les empruntent. Les embouteillages grossissent. La colère gronde et les gens, enfin, réclament : « Quand allez-vous augmenter le nombre de violeurs ? »

Ayad Alkadhi. — « I Am Bagdad XV » (Je suis Bagdad XV), 2013 Doris Duke foundation for islamic art, Hawaï - http://aalkadhi.com

À l'heure actuelle, il est à peu près impossible d'entendre en Irak le moindre propos positif au sujet de la classe politique, qui suscite un mépris unanime. Depuis le départ des troupes américaines, le 18 décembre 2011, le pays, confronté par ailleurs à une violence endémique, connaît une crise politique continue qui se traduit, entre autres, par la stagnation de tous les projets de loi majeurs débattus au Parlement. Les quelques adhésions que tel ou tel personnage a pu susciter ont entièrement disparu devant le constat qu'ils sont interchangeables. Un intellectuel désabusé commente : « Au fond, au-delà de leurs querelles, ce sont tous des camarades au sommet. Par contre, ils veulent qu'on se déteste, pour nous distraire par des luttes qu'ils manipulent. Eux se battent pour des pourcentages, pas pour des sectes. Et tous sont d'accord sur une chose : le maintien du système. »

Cette fatigue généralisée a produit beaucoup de maturité au sein de la société irakienne. Dans les discours, un sectarisme virulent coexiste le plus souvent avec une lecture très fine et réaliste des clivages absurdes qui ont tant coûté aux Irakiens ordinaires, et tant rapporté à leurs représentants supposés (3). Pour autant, les manifestations déclenchées depuis août 2015 par la chute des cours des hydrocarbures, dans une économie toujours exclusivement basée sur la redistribution clientéliste de la rente pétrolière, ne suscitent guère de sympathie (4). La vaste majorité de la population préfère un système aberrant au risque du chaos, se satisfait vite de quelques prébendes ou pense à l'émigration.

Effets pervers de l'appui américain

Pour les jeunes, il y a aussi l'option militante : aller combattre avec une faction ou l'autre, par conviction ou simplement pour acquérir un statut et gagner un salaire. La guerre perpétuelle, dont l'Organisation de l'État islamique (OEI) est le dernier objet en date, remplit des fonctions devenues essentielles pour le système : elle occupe les esprits et sert de diversion aux errements du pouvoir ; elle attise les passions de façon à lui assurer une légitimité minimale ; et elle génère une indispensable économie de repli. L'appareil de sécurité et les milices absorbent le chômage. Des chefs de guerre chiites blanchissent leur butin en ouvrant des restaurants à la mode. Des têtes de tribu sunnites profitent des combats (qui justifient le financement de forces supplétives), des destructions (qui annoncent des contrats) et de la crise humanitaire (qui génère de l'aide qu'ils détournent). Et la classe politique obtient, au nom d'une lutte existentielle, le soutien international nécessaire pour continuer à piller sans rendre de comptes à quiconque.

Les États-Unis, qui, depuis treize ans, ne pensent qu'à se débarrasser au plus vite de la responsabilité qu'ils se sont créée en envahissant le pays, en sont toujours à multiplier les efforts velléitaires et les expédients. Ils forment, comme de coutume, des unités irakiennes capables de poursuivre la guerre permanente, sans s'attaquer au système qui en vit. L'administration de M. Barack Obama est même en train de consolider celui-ci dans ses travers. Elle fait primer la lutte contre le terrorisme sur toute autre considération. Elle réduit l'exigence d'une participation politique sunnite à la cooptation de quelques figures de proue détachées de leur base, tout en contribuant à évincer, l'une après l'autre, les principales villes associées au sunnisme irakien (5). Dans la lignée des préjugés qui prévalurent lors de l'intervention américaine en 2003, elle se méfie des masses sunnites, s'accommode du militantisme des chiites et encourage dangereusement celui des Kurdes.

En tout état de cause, l'enjeu n'est plus vraiment l'équilibre à trouver entre les grands groupes ethno-confessionnels (6). Dans la population, la situation actuelle est désormais largement acceptée comme un fait établi. Ainsi, on aurait tort de penser que l'OEI est la manifestation d'une mobilisation sunnite revancharde ; elle s'est simplement engouffrée dans le vide laissé par un État à la fois répressif et absentéiste. Les gains des Kurdes peuvent encore être contestés au sommet de la hiérarchie politique à Bagdad ; mais, pour la base, le Kurdistan ne fait même plus partie de l'Irak (7). Le pays se stabilise en ce qui concerne les tensions intercommunautaires. La présence des milices chiites sur le front, par exemple, suscite infiniment plus de sectarisme dans la sphère numérique, parmi les Irakiens exilés et les musulmans d'autres nationalités, que sur le terrain. Dès lors, la période actuelle ressemble étrangement à une image en négatif des années 1990. Le régime de Saddam Hussein a réprimé durement une insurrection chiite dans le Sud, puis négligé la population, jugée déloyale. Les villes n'ont pas été rasées, comme aujourd'hui en zone sunnite, mais de vastes palmeraies ont été détruites. Des sbires du pouvoir servaient de « représentants » chiites, zélotes qui se coupaient naturellement de leurs bases. L'administration et l'armée restaient assimilatrices, mais une culture sunnite dominait (8).

Ayad Alkadhi. — « I Am Bagdad III », 2008 Doris Duke foundation for islamic art, Hawaï - http://aalkadhi.com

Désormais, c'est l'inverse : on entend partout de la musique du Sud ; la lingua franca prend des tonalités de dialecte populaire shrougi, c'est-à-dire sudiste ; et, dans une inversion des rôles presque parfaite, les sunnites jouent volontiers sur l'ambiguïté des identités irakiennes, en modifiant légèrement leur nom, leur adresse ou leur accent quand cela leur simplifie la vie. Ce qui ne veut pas dire que « les chiites sont au pouvoir », pas plus que les sunnites ne l'étaient auparavant. Aujourd'hui comme alors, tout le monde se plaint de ne pas voir grand-chose des richesses du pays.

Avec le temps qui passe et le recul qu'il permet, les contours du système politique actuel se précisent. Il s'agit d'un régime sans tête, dans lequel de multiples réseaux infiltrent et subvertissent un État dont les ressources et les structures sont mises au service des sous-systèmes en question. En découlent une grande variété de phénomènes souvent contradictoires, qui puisent dans divers répertoires, comme si la politique irakienne s'inventait en respectant une sorte de grammaire historique.

On constate par exemple une ascension au pouvoir, à la faveur de l'invasion américaine, de certaines catégories de population, notamment une petite bourgeoisie issue soit de la diaspora, soit des tribus de sada, dignitaires qui revendiquent un lien généalogique avec le Prophète. Cette mobilité sociale n'est pas sans rappeler l'émergence du Baas, ce parti lui-même ancré dans la petite bourgeoisie des provinces, qui s'appuya pour percer sur les institutions créées sous le mandat colonial britannique (9). « La différence, souligne un fonctionnaire à Kout, c'est que les baasistes, unifiés par leur idéologie, ont hérité d'un État fonctionnel, alors que ceux-là n'ont rien en commun et opèrent dans un pays détruit. »

Les cheikhs de tribus sunnites, remarque la chercheuse Loulouwa Al-Rachid, « en sont revenus à un statut et un comportement semblables à ceux des grands propriétaires terriens de l'époque monarchique (10)  ». Ils gravitent autour du pouvoir et le plus loin possible de leurs bases, qu'ils conçoivent et exploitent comme une bande de manants. Plus généralement, les tribus ont ressorti tout un folklore réactivé par Saddam Hussein, et jouent un rôle central à travers le droit tribal, dans un pays où le judiciaire relève de la foire aux enchères. Partout, on peut lire sur les murs « matloub dem » ou « matloub ‘asha'iriyan », signalant que tel ou tel individu est recherché mort ou vif — respectivement. On peut d'ailleurs souscrire une sorte d'assurance tribale en payant mensuellement un cheikh puissant pour pouvoir invoquer sa protection en cas de besoin. Il va sans dire qu'une telle pratique n'a strictement plus rien à voir avec les traditions.

Influence iranienne

D'autres réseaux ont partie liée avec des puissances extérieures. Les États-Unis, à force de former l'appareil de sécurité, y ont développé des relais (11). C'est sur eux qu'ils peuvent compter aujourd'hui pour exercer une influence considérable malgré des moyens limités, en travaillant de concert avec des unités irakiennes qui ne vaudraient pas grand-chose sans l'appui aérien américain.

L'Iran a aussi ses hommes dans la place, à savoir une génération de militants islamistes qui a vécu en exil à Téhéran, dans une relation si organique qu'elle en devient problématique pour ses bienfaiteurs eux-mêmes. Un universitaire iranien analyse : « Nos amis irakiens ont une influence énorme chez nous. Ils parlent perse. Ils se sont sociabilisés au fil des ans avec tous les gens qui comptent, au point de voir le Guide suprême beaucoup plus facilement qu'un de nos hauts responsables. Culturellement et politiquement, ils ont effacé la frontière qui existe entre nos deux pays, et je me demande parfois dans quelle mesure nos institutions prennent leurs décisions sur la base de notre intérêt national plutôt que sur celle de vieilles camaraderies. »

Ayad Alkadhi. — « I Am Bagdad II », 2008 Doris Duke foundation for islamic art, Hawaï - http://aalkadhi.com

Dans cette réalité éclatée, l'Irak fait face à deux dangers majeurs, qui ne feront que grossir à mesure que la menace entêtante de l'OEI se réduira. D'une part, l'économie du pays est foncièrement non viable (12). Les gros salaires dans la fonction publique n'ont rien fait pour endiguer la corruption ; ils ont alourdi les charges étatiques. Même pendant les années fastes, avec un prix du baril à plus de 100 dollars, entre des dépenses de fonctionnement exorbitantes et un pillage orgiaque, le budget national partait en fumée.

À l'heure actuelle, la crise financière devient un dangereux facteur d'incertitude : elle motive une contestation populaire certes marginale mais potentiellement incontrôlable ; elle stimule l'économie de la violence, seule solution de rechange à la rente ; et elle peut attiser les rivalités commerciales au sein de l'élite, qui se bat pour des « parts de marché » dans une industrie de la corruption qui se contracte. En revanche, elle donne aussi de vrais leviers aux partenaires extérieurs de l'Irak, notamment les États-Unis, qui contrôlent largement le système international de gouvernance financière dont Bagdad a besoin pour combler son déficit.

D'autre part se pose avec une acuité croissante la question du leadership chiite. Cette communauté, majoritaire en nombre, est travaillée par un profond clivage de classe (qui se reflète dans des manifestations mobilisant surtout la jeunesse du lumpenprolétariat), par la désillusion vis-à-vis de l'État, par le discrédit achevé de ses représentants islamistes, par une puissante religiosité populaire, par les ambitions grandissantes de ses chefs de milice et par un affaiblissement graduel de la marja'iyya, son leadership religieux traditionnel, qui culminera inévitablement avec la disparition de M. Ali Al-Sistani, dernier ayatollah irakien à conjuguer modération, nationalisme et crédibilité doctrinale (13). Rien de surprenant, donc, à ce que beaucoup d'Irakiens craignent, à leur manière, la défaite de l'OEI. Car, en effet, de qui marquerait-elle la victoire ?

(1) L'Irak possède 10 % des réserves mondiales de pétrole (150 milliards de barils) et produit en moyenne 2,5 millions de barils par jour. Les hydrocarbures constituent 95 % de ses recettes extérieures.

(2) Lancée le 20 mars 2003, l'invasion de l'Irak par une coalition menée par les États-Unis a conduit moins d'un mois plus tard à la chute du régime de Saddam Hussein. Après sa fuite, le président déchu a été capturé dans la nuit du 13 au 14 décembre 2003, puis pendu le 30 décembre 2006, après avoir été condamné à mort par un tribunal irakien.

(3) Les estimations du nombre de victimes irakiennes depuis 2003 varient de 200 000 à 700 000 morts. En 2013, la revue scientifique PLOS Medecine avançait le chiffre de 500 000 morts et relevait que le taux de mortalité était passé de 5,5 pour 1 000 en 2002 à 13,2 en 2006. Selon la presse irakienne, les attentats et les affrontements interconfessionnels font à eux seuls entre 10 000 et 15 000 morts par an depuis 2008.

(4) En avril et mai 2016, des manifestants chiites ont pu investir la « zone verte » fortifiée où siège le gouvernement. Bien que spectaculaire, ce mouvement de protestation inspiré par l'imam Moqtada Al-Sadr n'a pas entraîné le reste de la population.

(5) Plusieurs villes sunnites occupées par l'OEI ont été reprises au prix de violents combats et d'importantes destructions. En outre, les milices chiites ont commis des exactions à l'encontre des populations civiles accusées d'avoir soutenu l'OEI.

(6) À défaut de recensement, les spécialistes de l'Irak s'accordent sur une répartition de 60 % pour les chiites et 30 % pour les sunnites. Ces derniers, prédominants dans l'exercice du pouvoir (1932-2003), ont été les auxiliaires de l'occupant britannique ou ottoman.

(7) En juillet 2014, M. Massoud Barzani, alors président de la région autonome du Kurdistan irakien, a annoncé la tenue d'un référendum pour l'indépendance, sans toutefois en préciser ni les modalités ni le calendrier.

(8) Cf. Hosham Dawod et Hamit Bozarslan, La Société irakienne. Communautés, pouvoirs et violences, Karthala, Paris, 2003.

(9) Créé en 1947 à Damas et divisé en deux branches, l'une syrienne, l'autre irakienne, le Parti de la révolution arabe et socialiste a dirigé l'Irak de 1968 à 2003.

(10) Le royaume d'Irak, créé en 1921 et instauré de fait en 1932, a été dirigé par une dynastie hachémite, chassée du pouvoir par un coup d'État en 1958.

(11) Depuis le retrait officiel de leur armée, les États-Unis maintiennent 3 500 militaires au titre de la formation des troupes irakiennes.

(12) S'il contribue à plus de 83 % du budget, le secteur des hydrocarbures n'emploie que 1 % de la population active. Les efforts de diversification de l'économie ont été entravés par trente ans de guerres et de crises, tandis que le coût de la reconstruction du pays a été évalué à 400 milliards de dollars (source : Banque mondiale, 2015).

(13) Né en 1930 en Iran, M. Al-Sistani s'est installé à Nadjaf en 1961. Il est la figure la plus respectée du clergé chiite irakien.

L'art de la désinformation

Thu, 12/01/2017 - 17:54

Débordant de sollicitude pour le menu peuple sans défense, un académicien de bonne famille écrivait voilà deux mois : « Deux pestes sont à notre porte : le terrorisme et le SIDA. » Double tromperie. Premièrement, par erreur de lieu, car ces deux pestes ne sont pas à notre porte mais, déjà, dans nos murs. Ensuite, par erreur de calcul, car, si l'on ose une formule d'un goût douteux, de ces deux pestes, la plus redoutable est la troisième : la désinformation, qui seule vise les esprits, l'âme même d'une nation. Contre cette menace, un sursaut s'imposait.

Ce sursaut s'est d'abord manifesté aux Etats-Unis, où, depuis quelques années, deux organisations sont apparues : Accuracy in the Media et Accuracy in Teaching traquent, dans la presse et dans l'enseignement, quiconque s'écarte tant soit peu de l'orthodoxie libérale et reaganienne, pourtant bien vacillante. Cet affaiblissement et les hésitations de l'exécutif rendent d'autant plus nécessaire la courageuse intervention des preux chevaliers qui veulent mettre hors d'état de nuire les esprits subversifs, consciemment ou non employés à faire le jeu du Kremlin. Ces brigades de délateurs sont les dignes successeurs de l'American Protection League, qui, avant la fin de la première guerre mondiale, regroupa 250 000 volontaires s'acharnant à donner la chasse aux espions, aux suspects. Elles sont aussi les héritières de tous ceux qui, après la seconde guerre mondiale, alimentèrent le maccarthysme.

Avec son habituel retard sur l'Amérique, la France se lance enfin, à son tour, sur la piste des mauvais citoyens qui, à une échelle insoupçonnée, pratiquent cette désinformation dont Moscou attend qu'elle mine le moral du peuple et annihile ses défenses spirituelles pour mieux affaiblir sa sécurité militaire. Comme aux Etats-Unis, ces « chasseurs de sorcières » recrutent sans difficultés des volontaires qui, seuls juges de la vérité et de l'intérêt national, vont clouer au pilori les traîtres infiltrés dans la presse, la télévision, l'édition, le cinéma. Les plus proches ancêtres de ces délateurs se dépensèrent sans compter pendant l'Occupation.

Que l'on se garde bien de rire de ces médiocres zélateurs d'un ordre monolithique : la désinformation existe vraiment. Mais elle ne s'exerce pas d'abord là où ils l'attendent. Qui sont ses agents ? Quelle cause servent-ils ? À quelles techniques modernes ont-ils recours ?

Pour répondre à ces questions, le Monde diplomatique ouvre un dossier riche en informations qui stimulent la réflexion.

Tir groupé contre Bernie Sanders

Wed, 11/01/2017 - 12:49

Pourquoi les médias américains, qui souhaitaient la défaite de M. Donald Trump, ont-ils torpillé M. Bernie Sanders, un candidat démocrate qui aurait pu l'emporter ?

Jamais la presse américaine n'avait aussi ouvertement pris parti dans une élection. Mois après mois, elle s'est employée à discréditer tous les candidats qui lui déplaisaient, à commencer par le sénateur « socialiste » du Vermont Bernie Sanders, concurrent de Mme Hillary Clinton lors de la primaire démocrate. Or les scores réalisés par celui-ci dans les États-clés, ceux où Mme Clinton a été battue à la présidentielle, n'interdisent pas de penser qu'il aurait obtenu un meilleur résultat contre M. Donald Trump.

À coups de tribunes, d'éditoriaux et de billets de blog, le Washington Post a servi de boussole et de métronome à la campagne de dénigrement menée contre le candidat progressiste — qui proposait une assurance- maladie universelle et publique, une forte augmentation du salaire minimum, la gratuité des universités, etc. Avec ses appels incessants à la courtoisie et sa prédisposition quasi génétique au consensus, ce quotidien est bien plus qu'un « journal de référence » : il fait office de gazette d'entreprise pour l'élite méritocratique, laquelle a transformé la capitale fédérale en arène privatisée pour ses pratiques.

Les chroniqueurs et éditorialistes du Washington Post sont des « professionnels » au plein sens du terme. Bien éduqués, toujours connectés, arborant souvent des accréditations, ils gagnent confortablement leur vie. Quand ils croisent de hauts fonctionnaires, des professeurs d'université, des médecins, des financiers de Wall Street ou des entrepreneurs de la Silicon Valley — tous très bien payés également —, ils voient en eux des pairs. Ou d'anciens camarades d'études : cinq des huit membres actuels de la direction éditoriale du Washington Post sont passés par l'une des universités de la prestigieuse Ivy League.

À partir des années 1970, le Parti démocrate est peu à peu devenu l'instrument politique de cette classe dominante, à tel point que les « cols blancs » diplômés forment aujourd'hui le bloc électoral que les démocrates représentent le plus fidèlement. Avocate accomplie, dotée d'un CV clinquant, Mme Hillary Clinton évolue dans cet écosystème comme un poisson dans l'eau. M. Sanders, lui, a beau se présenter comme un progressiste s'inspirant du modèle scandinave (1), il n'incarne aux yeux des caciques du parti qu'un atavisme, une régression vers une époque où des démagogues en veste froissée cédaient aux caprices vulgaires de l'opinion publique en se dressant contre les banques, les capitalistes, les patrons.&discReturn;

« Les milliardaires ont fait plus que lui pour les causes progressistes »

La lecture des quelque deux cents éditoriaux, tribunes et billets de blog que le Washington Post a consacrés à M. Sanders entre janvier et mai 2016 fait d'emblée apparaître une inégalité de traitement élémentaire. Parmi les tribunes et éditoriaux, les textes négatifs ont été cinq fois plus nombreux que les positifs, alors que, pour Mme Clinton, la balance était à l'équilibre.

Les tirs de barrage contre le sénateur du Vermont ont commencé lors des semaines précédant le début des primaires, dans l'Iowa, quand l'idée s'est fait jour à Washington qu'il pourrait l'emporter. Le 20 janvier, un éditorial intitulé « Soyez honnête avec nous, monsieur Sanders » ouvre le bal en dénonçant son « manque de réalisme » : le candidat démocrate n'aurait aucun projet valable pour « réduire le déficit » et juguler les dépenses de retraite — les critères du Post pour évaluer le sérieux d'un homme politique.

Charles Lane remet le couvert le lendemain avec un article ridiculisant l'idée, défendue par M. Sanders, qu'il existerait une « classe de milliardaires » unie pour défendre l'ordre social. « Les milliardaires ont fait plus pour les causes progressistes que Bernie Sanders », juge même la tribune. Dana Milbank, un chroniqueur issu de l'université Yale, entre en scène le 27 janvier, quelques jours avant le vote de l'Iowa. « Désigner Sanders serait fou », martèle-t-il, car « les socialistes ne gagnent jamais les élections nationales ». Puis le comité éditorial du journal consacre un article à la « campagne mensongère » de M. Sanders, dépeint comme un virtuose de l'arnaque : « M. Sanders n'est pas un homme courageux qui dit la vérité. C'est un politicien qui vend son propre catalogue de mensonges à une partie du pays qui désire frénétiquement l'acheter. »

Semaine après semaine, une salve régulière d'accusations se fait alors entendre à Washington, la liste des erreurs prêtées au candidat socialiste ne cessant de s'allonger et de se diversifier. Après sa victoire dans le New Hampshire, le 9 février, le Washington Post le qualifie, au même titre que M. Trump, de « dirigeant intolérable » qui ne proposerait que des solutions « simplistes ». Il est également accusé d'utiliser la ploutocratie (le gouvernement des riches) comme un « bouc émissaire commode » pour masquer son absence de projet. Et ses saillies contre le libre-échange reposeraient sur « des chiffres “bidon” qui vont à l'encontre du large consensus entre économistes ».

Puis on en vient au soupçon que les questions raciales l'indifféreraient. Selon Jonathan Capehart, membre du comité éditorial du Washington Post, M. Sanders ne sait pas « parler des questions de race sans tout ramener à la classe et à la pauvreté ». Même son engagement de jeunesse en faveur des droits civiques est mis en doute par une enquête du détective Capehart. Examinant la photographie d'une manifestation de 1962, le fin limier affirme le 11 février que M. Sanders n'y figure pas. L'auteur du cliché a beau contredire cette allégation, le Washington Post refuse de s'excuser : « C'est une affaire où mémoire et certitude historique s'affrontent », se justifie-t-il.

Chroniqueur astucieux, Dana Milbank ne cesse de varier ses angles d'attaque. En mars, il assure que les démocrates sont trop « satisfaits » de la situation du pays pour suivre un rebelle comme M. Sanders. En avril, il s'en prend à ses propositions sur le libre-échange, au prétexte qu'elles ressembleraient à celles de M. Trump et pénaliseraient les pays pauvres. En mai, il présente le sénateur du Vermont comme faisant le jeu des républicains : « Sanders fait campagne contre Clinton, qui a d'ores et déjà remporté la nomination. C'est une excellente nouvelle pour Donald Trump. »

Pendant ces cinq mois, les blogs du journal ont certes accueilli des textes de sympathisants de M. Sanders. Mais les lecteurs de l'édition imprimée ont dû attendre le 26 mai pour lire, sous la plume de l'économiste Jeffrey Sachs, le premier article retentissant défendant les propositions du sénateur. Onze jours seulement avant que le Washington Post déclare Mme Clinton victorieuse à la primaire démocrate...

Les journalistes semblent désormais se comporter comme des soldats en temps de guerre, obligés de peser le moindre mot pour s'assurer qu'il ne servira pas la partie adverse. Cette manière de voir, que certains qualifient de politique, est en fait profondément antipolitique : elle exclut certaines idées du débat au motif qu'elles ne seraient pas « pragmatiques ».

Le Washington Post développe cette ligne dans deux éditoriaux parus en février. Signé par le comité de rédaction, le premier, « Les attaques de M. Sanders contre la réalité », reproche au sénateur de critiquer implicitement M. Barack Obama quand il prétend qu'il serait possible de faire mieux en matière de lutte contre les inégalités sociales ou de couverture sociale. « Le système — et par là nous entendons la structure constitutionnelle d'équilibre des pouvoirs — implique que les législateurs se contentent de changements graduels, explique le comité. M. Obama a orchestré plusieurs réformes ambitieuses, certes incomplètes, mais qui ont amélioré la vie des gens pendant que les idéologues des deux camps se gaussaient. »

Publié quelques jours plus tard, le second éditorial, « La bataille des extrêmes », compare M. Sanders et le républicain évangélique Ted Cruz. L'un et l'autre seraient intoxiqués par la croyance selon laquelle « la route vers le progrès passe par la pureté, pas par le compromis (...). Le progrès viendra de dirigeants qui ont des principes mais qui sont prêts à bâtir des compromis, qui acceptent le changement graduel, qui admettent ne pas avoir le monopole de la sagesse. Ce message est difficile à vendre lors des primaires, mais lui seul peut produire un candidat capable de s'imposer en novembre et de gouverner avec succès pendant les quatre années à venir », tranche le quotidien.

Or, si l'on appliquait la logique du Washington Post à tous, il faudrait réprouver y compris des personnalités tout à fait « pragmatiques ». Que dire, par exemple, d'un candidat qui voudrait — comme Mme Clinton en 2016 — instaurer un contrôle des armes à feu ? Tout le monde sait qu'une telle mesure n'aurait aucune chance d'être adoptée par le Congrès ; et, si elle l'était, il resterait toujours la Cour suprême et le deuxième amendement pour lui barrer la route.

En outre, l'argument du changement graduel, de la réforme à petits pas, permet d'éviter de penser les problèmes. M. Sanders s'est lancé dans la course aux primaires avec des idées qui heurtaient le Washington Post et la plupart des quotidiens de son rang. Au lieu de les combattre, les commentateurs autorisés les ont exclues du champ des possibles. La légitimité est leur propriété ; ils la distribuent à leur guise.

Les éditorialistes ne partagent rien avec leurs collègues en voie de déclassement

Pour avoir leur appui, mieux vaut s'en tenir au consensus, à l'adoration du « pragmatisme », à l'amour du bipartisme, au mépris des « populistes ». Ces ingrédients composent l'idéologie de la classe dominante, ces travailleurs raisonnables de la Côte est, frais émoulus de Princeton ou de Harvard, qui voient comme des autorités leurs pairs officiant dans des secteurs connexes, qu'ils soient économistes au Massachusetts Institute of Technology, analystes au Crédit suisse ou politologues à la Brookings Institution. Par-dessus tout, il s'agit d'un mode de pensée propre à un milieu protégé de l'insécurité économique, d'où l'on observe les gens ordinaires avec des lunettes d'aristocrate.

Pourtant, en tant que groupe social, les journalistes ne sont pas à l'abri des soubresauts économiques. Les journaux imprimés font figure de pièces de musée, au moins autant que les politiques de New Deal défendues par M. Sanders. Les critiques littéraires sont devenus des spécimens si rares qu'ils pourraient bien disparaître, à moins que quelqu'un ne décide de les mettre sous cloche et de les nourrir. Dans certains magazines, les chroniqueurs doivent occuper un autre emploi pour joindre les deux bouts. Bref, aucun groupe ne connaît plus intimement l'histoire du déclin de la classe moyenne que les journalistes. Pourquoi ceux qui occupent les sommets de cette profession moribonde s'identifient-ils donc aux suffisants, aux satisfaits, aux puissants ?

La réponse est simple : les éditorialistes ne partagent rien avec leurs collègues en voie de déclassement. Ils sont persuadés de ne jamais connaître le sort du Tampa Tribune, par exemple, qui a fermé ses portes en 2016. À Washington, les éditorialistes regardent vers le haut, toujours vers le haut. Le programme de M. Sanders échappait donc à leur champ de vision.

Pendant toute la primaire démocrate, les journaux américains « de référence » ont martelé que le sénateur du Vermont n'avait pas la moindre chance de remporter l'élection présidentielle, surtout face à M. Trump. Dans le New York Times, Paul Krugman a même menacé les électeurs qui seraient tentés par le candidat socialiste : « L'histoire ne vous le pardonnera pas », leur a-t-il lancé le 6 février. Pourtant, à l'époque, les sondages indiquaient l'exact inverse : M. Sanders battait systématiquement M. Trump, tandis que Mme Clinton était au coude-à-coude avec le milliardaire fanfaron.

Il y avait une raison évidente à cela : la force de M. Trump venait des classes populaires blanches, qui appréciaient encore davantage les propositions de M. Sanders. À l'inverse, Mme Clinton était impopulaire, plombée par les scandales, incapable de se faire entendre des travailleurs. Tous les médias américains se sont pourtant rangés derrière elle avec un unanimisme et un enthousiasme inédits — par aversion pour M. Trump, et parce que « Hillary » partageait leur idéologie de l'« expertise » et de la « compétence ». Les commentateurs se sont employés à convaincre les lecteurs de les suivre sur ce chemin. En « une » de son édition du 7 août, le New York Times estimait ainsi que, cette fois, les journalistes devaient « se débarrasser du manuel que le journalisme américain utilisait [jusqu'à présent] » et prendre parti — pour Mme Clinton.

La croisade des médias pour la candidate démocrate ne s'est pas achevée comme prévu. Si la guerre contre M. Sanders a été efficace avec les électeurs des primaires, davantage politisés et consommateurs de journaux, le grand public a réagi différemment aux attaques contre M. Trump. Car les Américains ont au moins un trait commun : ils répugnent à se conformer aux oukases des milieux autorisés. Le militantisme passionné des journalistes a engendré un contrecoup titanesque, avec lequel la planète va devoir vivre pendant les quatre années qui viennent.

(1) Lire Bhaskar Sunkara, « Un socialiste à l'assaut de la Maison Blanche », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

Quatre ans pour une réforme

Wed, 11/01/2017 - 11:35

Il aura presque fallu un mandat entier à M. Barack Obama pour faire valider sa réforme du système d'assurance-maladie. Promise pendant la campagne de 2008, celle-ci devait permettre de fournir une couverture aux quarante-six millions d'Américains qui en étaient alors dépourvus. Edulcorée au fil d'un combat législatif tranché par la Cour suprême, la réforme en oubliera finalement treize millions. L'argent des lobbys, l'obstruction parlementaire et les innombrables amendements des républicains sont passés par là… Pourtant, même délestée de certains de ses aspects les plus progressistes — le système d'assurance publique, par exemple —, la loi sur la protection des patients et les soins abordables (Patient Protection and Affordable Care Act) constitue l'une des rares avancées sociales qu'aient connues les Etats-Unis depuis la présidence de Lyndon Johnson (1963-1969).

Auparavant, la santé était une affaire privée. Certains, sans moyens financiers, non couverts par leurs employeurs ou ni assez vieux ou assez pauvres pour bénéficier des programmes publics Medicare et Medicaid, se trouvaient sans aucune protection sociale. Désormais, chaque citoyen (ou presque) est obligé de contracter une police d'assurance (ce dont les compagnies se réjouissent…) ; s'il n'en a pas les moyens, il perçoit une subvention de l'Etat pour l'aider à payer ses cotisations. Autres progrès, les compagnies d'assurances privées n'ont plus le droit de choisir leurs clients en fonction de leurs antécédents médicaux, et leurs tarifs sont réglementés ; les entreprises de plus de cinquante employés refusant de couvrir leurs employés devront acquitter une amende ; le programme d'aide fédérale aux pauvres est étendu à une portion plus large de la population, etc. Mais la plupart de ces dispositions doivent entrer en vigueur en 2014, et les républicains ont d'ores et déjà juré de revenir sur une réforme qu'ils détestent (et appellent « Obamacare ») s'ils remportent la bataille électorale de novembre prochain.

Pages