Le Docteur Al-Shiekh
(B2) L’une est pédiatre, l’autre est chirurgien vasculaire. Ils sont jeunes, à peine plus de trente ans, mais avec déjà une expérience comme peu de médecins ont eu au cours de leur carrière. Tous deux ont, durant le siège d’Alep, fait leur métier : soigner, assister, sauver. Le docteur Nour et le docteur Al Shiekh (1), étaient de passage à Bruxelles. Ils témoignent.
Ce récit peut paraître chirurgical, abstrait de toute émotion. Détrompez-vous : sous le verbe de l’analyse comme du scalpel du chirurgien se cache une sensibilité que les mois de guerre n’ont pas émoussée. Car Alep, ville située dans le nord-ouest de la Syrie proche de la frontière turque, s’est retrouvé à de nombreuses reprises au centre des combats. Et les hôpitaux étaient en première ligne. Le pouvoir syrien n’hésitant pas à viser ces lieux qui auraient dû être neutres, comptant ainsi assécher les capacités de survie de la population, et des combattants. (2)
Un seul hôpital debout à Alep
« Au début de la guerre, on comptait dix hôpitaux à Alep. Durant le siège, il n’en restait plus qu’un seul débout pour plus de 200 cas par jour. Nous travaillions sous les bombes, nous avons donc dû renforcer notre hôpital pour qu’il résiste aux attaques, nous avons ainsi construit jusqu’à deux paliers de sous-sol pour pouvoir protéger nos patients et nous protéger nous-même. Quand les bombardements arrivaient par vagues, on allait au sous sol, et on attendait que cela finisse. Puis nous retournions travailler comme si rien ne s’était passé ».
La crainte des bombardements
« Nous avions peur pour nos vies, mais nous étions là pour sauver la vie des gens dans la ville, il s’agissait d’une bonne cause. […] Une mère qui ne voulait pas laisser son enfant à l’hôpital m’a répondu qu’elle avait peur des bombardements. Elle préférait le garder et prendre soin de lui à la maison. Elle voulait son enfant « en un seul morceau » ».
Des choix cornéliens à faire
« Avant le siège, nous avions une possibilité : transférer certains patients de l’unité de soins intensifs, dont l’état le permettait, dans d’autres hôpitaux ou villes de Syrie ou en Turquie. Et garder dans notre hôpital, en soins intensifs, les patients de longue durée et dont les cas étaient les plus graves. Durant le siège, nous avons perdu cette option. Nous nous sommes servis des lits en unités de soins intensifs pour les urgences. Le nombre de lits était limité, face à un nombre de victimes toujours grandissant à cause notamment des bombes à fragmentation. Nous avons du faire une “balance” entre les patients ayant le moins de chance de survie et ceux avec le plus de chance. Ce sont les choix les plus difficiles de ma vie ».
Le matériel compté et rationalisé
« Nous manquons de beaucoup de matériel. Nous avons perdu deux générateurs d’oxygène sur trois dans les bombardements. Pour l’économiser, nous devions le rationaliser en fonction des besoins des patients et des durées des opérations. Les voitures de particuliers avaient remplacé les ambulances. […] Nous avons besoin de plus d’aide pour lutter contre la malnutrition, du matériel médical à destination des personnes des zones assiégées. Le plus important, c’est l’évacuation des zones assiégées. »
Le fléau des enfants : la malnutrition
« Beaucoup d’enfants nécessitent de l’aide. Ils ont besoin de plus de soins, de vaccination, de nourriture, d’eau. Je traite environ 60 à 70 enfants par jour. Le cas le plus fréquent que l’on rencontre, c’est la malnutrition des enfants venant des zones assiégées. Les mères, également, souffrent de malnutrition pour nourrir leurs enfants. C’est extrêmement grave. Ces enfants malnutris sont plus vulnérables aux maladies. »
Adulte avant l’heure
« Aicha, 10 ans est arrivée au centre un jour. Sa mère était morte dans un bombardement et son père l’avait abandonnée. Elle était devenue une adulte avant l’âge. C’est très dur et très douloureux de voir ça, il n’y a pas d’orphelinat, ni de prise en charge et soins psychologiques ».
Les médecins ont fini d’apprendre sur le « tas »
« J’ai effectué des opérations en dehors de mon champ de compétences. Parce qu’il n’y avait pas assez de médecins pendant le siège surtout en chirurgie, j’ai été amené à effectuer des opérations thoraciques et de chirurgie générale » (NB : alors qu’il a été formé à la chirurgie vasculaire).
Un message immédiat : l’arrêt des bombardements
« Tout ce que les Syriens veulent, c’est, quelle que soit l’issue, l’arrêt immédiat des bombardements et des massacres. C’est le plus important aujourd’hui. Il faut aussi protéger les hôpitaux et centres médicaux. »
L’espoir pour le futur
« Les Syriens veulent vivre en paix et pouvoir choisir leur gouvernement et leur président. Il faudra aider les gens à rentrer chez eux. Nous devons aussi et surtout nous concentrer à l’accès à l’éducation et à la santé pour reconstruire le pays ».
(Propos recueillis par Elena Barba)
Entretien en face à face à Bruxelles dans les locaux de l’association Crisis Action, avec deux autres confrères.
(1) Le Dr Al Shiekh, est marié et a deux enfants. Sa famille vit en Turquie. Il a été le dernier civil à quitter la ville d’Alep à sa libération, s’assurant que tous les patients avaient pu être évacués. Le Dr Nour a tenu à rester plus anonyme, par peur de représailles, elle vit actuellement en Syrie avec sa famille.
(2) Depuis 2012, la ville était séparée en deux. Une partie tenue par le régime syrien de Bachar Al-Assad, une autre par l’opposition, l’Armée syrienne libre. Depuis septembre 2016, les forces régulières syriennes aidées de ses alliés russes bombardent la ville. Le 15 décembre 2016 Bachar Al-Assad a revendiqué la « libération » de la ville.
(B2) Six membres d’équipage du Demeter, un navire allemand battant pavillon libérien (1), ont été enlevés à environ 34 miles nautiques au sud de Bonny, au Nigeria, samedi (21 octobre) au petit matin (vers 7h).
Alors que le porte-container était en route, une petite dizaine de pirates, venus d’un hors-bord, sont passés à l’abordage. Ils ont pris la fuite avec leurs six otages (1 Hongrois, 1 Ukrainien et 4 Philippins). Le capitaine du navire attaqué, et son second notamment, figurent parmi les otages.
Le navire (IMO 9298636), opéré par la compagnie allemande Peter Doehle Group établie à Hambourg, était parti de Malabo (Guinée Equatoriale) et se dirigeait vers Monrovia, capitale du Liberia. Il a pu poursuivre sa route, une fois les pirates partis, avec les douze membres d’équipage, afin de se mettre à l’abri.
(NGV)
(1) Construit dans les ateliers de Stocznia (Pologne) en 2006, ce navire long de 220 mètres et qui jauge 41.686 tonnes est un des 300 containers de la compagnie allemande.
(B2) Après l’attentat terroriste, qui a couté la vie à plus de 350 personnes à Mogadiscio le 14 octobre dernier et fait plus de 250 blessés, des membres de la force navale de l’UE (EUNAVFOR Atalanta) ont été déployés dans la capitale somalienne, afin d’apporter un soutien en matériel et hommes aux secours médicaux d’urgence.
Le navire espagnol ESPS Rayo avait d’abord livré du matériel médical juste après l’incident. Le HNLMS Rotterdam a pris le relais, fournissant à l’hôpital des Nations Unies à Mogadiscio des spécialistes et des équipements médicaux d’urgence afin de prendre en charge les victimes de l’attaque. NB : Le personnel médical et l’équipement ont été convoyés jusqu’à l’hôpital avec l’aide des forces de l’AMISOM (la force de l’Union africaine).
Devant l’ampleur de l’attaque terroriste et le nombre de victimes, qui avaient besoin d’une aide médicale d’urgence, le commandement de l’opération maritime européenne avait décidé d’envoyer ses navires soutenir les équipes médicales locales totalement dépassées par la catastrophe.
(NGV)
Sur le papier, il n’y a pas photo l’Alliance a une supériorité numérique évidente en hommes, avions et chars… Mais c’est trop lent juge-t-on à l’Alliance, non sans raison (crédit : Der Spiegel)
(B2) L’OTAN n’est pas totalement prête à faire face à une hypothétique attaque russe, selon un rapport, révélé ce week-end par Der Spiegel. Intitulé «Rapport de progrès sur la dissuasion renforcée et la posture de défense de l’Alliance», ce document laisse transparaitre une volonté de voir un retour aux structures de commandement utilisées par l’Alliance pendant la guerre froide, indique l’hebdomadaire allemand. Que faut-il en penser ?
Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, le renforcement des capacités de l’Alliance comme une réaction plus rapide des forces face à une possible action russe est (re)devenu un leitmotiv de l’OTAN. Au siège du bd Leopold comme au Shape à Mons, on ne veut plus revivre la période 2014 où la surprise « stratégique » a été de taille. Peu d’experts croyaient alors les Russes capables de déploiement aussi rapide (1). Or, malgré une supériorité numérique et en matériels, les forces euro-atlantiques se sentent aujourd’hui en infériorité tactique.
Une force de réaction rapide encore trop lente
L’Alliance ne peut même pas compter sur sa force de réaction rapide. « L’état actuel de la mise en œuvre de la zone de responsabilité du SACEUR ne donne pas suffisamment confiance en l’idée que même la force de réaction de l’OTAN est capable de réagir rapidement et d’être soutenue, si nécessaire. » Elle serait incapable de positionner ses troupes assez rapidement, elle manque d’officiers d’état major en nombre suffisant et les approvisionnements de l’autre côté de l’Atlantique sont insuffisants.
Une incapacité logistique
La capacité de l’OTAN de soutenir logistiquement « le renforcement rapide du territoire élargi couvre la zone d’opération du SACEUR. a été atrophiée depuis la fin de la guerre froide » indique le rapport. Il manque un peu de tout à l’Alliance pour mener une contre-offensive de façon rapide : des portes-chars, des wagons ou des ponts modernes pouvant supporter le poids des chars lourds.
Le problème du passage des frontières
A cela s’ajoute, le problème du passage des frontières pour les forces militaires, en temps de paix, qui est soumis à des formalités spécifiques (en plus des formalités habituelles de passage des frontières). Le Spiegel cite ainsi l’exemple emblématique d’un contrôle aux frontières entre la Roumanie et la Bulgarie où les hommes du 1er escadron du 2e régiment de cavalerie US auraient attendu plus d’une heure et demi, sous le soleil, pour voir leur entrée autorisée et leurs passeports tamponnés…
Une révélation fort-à-propos qui cache une bataille très diplomatique
Commentaire : Cette « révélation » survient, en effet, fort-à-propos. Et la révélation de ce rapport n’est pas fortuite. Elle vient plutôt aider certaines positions de négociation diplomatique. Une discussion est, en effet, en cours actuellement pour réformer les structures militaires de l’Alliance. L’enjeu est d’augmenter les structures de l’OTAN. Ce qui amorcerait un mouvement inverse à celui décidé à Lisbonne dans les années 2010, visant à faire dégrossir le « mammouth ». Un sujet entamé depuis juin dernier et qui sera à l’ordre du jour des ministres de la Défense de l’Alliance début novembre.
Si une remontée des effectifs pourrait être amorcée, notamment sur certains secteurs-clés (renseignement, cyber…), il s’agit d’une remontée légère plaident certains responsables de l’Alliance. « Pas question de revenir à une posture type guerre froide » indique à B2 un diplomate de l’organisation. Le trio Anglo-Américain-Français veille ainsi à ce que les effets de la réforme des années 2010 ne soit pas annihilés. D’autres au sein de l’Alliance rêvent de voir les effectifs remonter plus largement, notamment au sein de certains pays — comme les Allemands qui voient l’Alliance comme une Mecque de l’engagement militaire et en font d’ailleurs un élément majeur de leur carrière militaire. C’est un peu l’objet sous-tendu par cet article qui, sous prétexte de « fuite », vise à mettre un maximum de pression sur les diplomates des États membres peu tentés d’augmenter trop les effectifs.
Quant au problème de la création d’un « espace Schengen militaire », c’est effectivement un vrai problème auxquels se sont heurtés nombre de pays que ce soit pour acheminer du matériel lors des exercices, ou pour assurer les relèves dans le cadre de la présence « renforcée » à l’Est. Il est l’objet de réflexions approfondies au sein de l’OTAN mais surtout de l’Union européenne. Car c’est d’un espace Schengen imparfait que vient le problème. Les Pays-Bas en ont d’ailleurs fait un cheval de bataille. Ils ont proposé d’en fait un projet « phare » de la future coopération structurée permanente (PESCO).
(Nicolas Gros-Verheyde)
(1) Or, après l’expérience géorgienne de 2008 qui avait vu de nombreux problèmes se poser aux forces russes (insuffisance des liaisons radios, de la chaîne logistique, manque de coordination entre les unités, risque de tirs fratricides, etc.), l’armée russe a entamé un vaste effort de modernisation qui a « payé » lors de l’intervention en Ukraine, en mêlant des moyens de type commandos, d’infiltration et de « propagande » (la bonne vieille agit-prop) à des moyens plus classiques.
Concevoir un drone européen au lieu d’acheter des drones américains, un des projets phares qui pourrait être confié à la PESCO (crédit : DICOD / EMA)
(B2) Avoir une coopération plus étroite en matière de défense entre des pays européens est un vieux projet qui pourrait finalement voir le jour, mais au prix d’un certain dévoiement de l’esprit d’origine. Dénommé tantôt par son objectif politique — « Union européenne de sécurité et de défense » – ou par sa terminologie plus juridique – « Coopération structurée permanente » – c’est un réel enjeu aujourd’hui pour les Européens que les Français sous-estiment.
La magie salvatrice est illusoire
Croire cependant qu’un tel regroupement pourrait faire naître, par une magie salvatrice, une volonté commune là où il n’y a que des volontés éparpillées, risque d’être une illusion dangereuse. Il ne faut pas envisager cette proposition comme une finalité en soi mais plutôt comme un processus, à plusieurs niveaux.
Une coopération structurée, politique
Premièrement, on aurait un premier noyau regroupant les pays les plus engagés, sur le moyen et long terme. Cette « Coopération structurée permanente » ne serait pas un noyau dur, au sens historique où les Français l’entendent, mais une Union politique, décisionnelle, une sorte d’Eurozone de la défense.
Des coopérations renforcées ad hoc
Au deuxième niveau, on aura des regroupements de certains pays par projet capacitaire (cyber, maritime, renseignement, satellites, etc.) ou par projet opérationnel (réaction de crises). Il ne s’agit pas simplement de modules optionnels, mais d’une vraie gestion des projets, de façon organisée, politique et financière. Une sorte de « coopération renforcée » ad hoc (un dispositif non prévu par le traité) (1).
Un noyau dur informel
Certains de ses projets auront un coté « mou ». D’autres seront plus durs, comme le projet mené par la France d’une capacité de réaction en cas de crise (CROC). De fait, le « noyau dur » de la défense sera créé à l’intérieur de cette Coopération renforcée, autour de certains projets : le futur système aérien (avion ou drone) de combat et cette CROC (menée par le couple franco-allemand, italien et espagnol) . Ces deux projets, comme les membres qui le composent, vont devenir, de fait, le noyau dur de la coopération de défense. A l’intérieur de la Coopération il y aurait ainsi comme une PESCO à plusieurs vitesses. Un procédé qui peut ne pas être séduisant d’un point de vue intellectuel mais été le seul moyen trouvé par les concepteurs et négociateurs de la PESCO pour concilier l’ambition et l’inclusivité nécessaires (1).
Ce qui manque
A ce dispositif, qui est en passe d’être mis en place (d’ici la fin de l’année), on pourrait imaginer d’ajouter certains éléments qui pourraient être utiles pour l’Europe de la défense.
Organiser l’avant garde
Premièrement, il faut d’emblée permettre l’action des « plus audacieux », de pouvoir mener des missions/opérations et d’agir au nom de tous ; ce qu’on appelle en jargon européen, l’article 44, du nom de l’article du Traité, doit être théorisé, planifié, pour que la notion d’avant-garde opérationnelle devienne, là, réalité.
Inventer des systèmes financiers
Deuxièmement, il faut des financements. Le fonds européen de la défense proposé par la Commission couvre le volet de recherche et industriel. Il ne suffit pas pour le volet opérationnel ou d’acquisitions. Il faut mettre en place le Fonds de lancement, dispositif prévu par le Traité jamais mis en œuvre (pour les opérations), voire un système de prêts-assistance pour les acquisitions, une sorte de FMS européen ? ou un trust fund permettant de rassembler des fonds nationaux et européens.
Un dispositif politique de réaction de crise
Troisièmement, il faut réorganiser les structures européennes et avoir un dispositif politique de réaction à la crise. Car ce qui fait défaut à l’Europe, ce ne sont pas les moyens vraiment, c’est le niveau politique d’anticipation et de gestion de crise. Il s’agit d’éviter de répéter l’erreur de la signature du traité d’association avec l’Ukraine où, naïvement, les Européens ont sous-estimé la réaction russe possible. Cela suppose d’avoir une sorte de conseil européen de sécurité, un « cobra » européen, rassemblant selon les crises (terrorisme, menace extérieure, catastrophe humaine, etc.) les responsables européens les plus adéquats (lire : Face au terrorisme, la réponse européenne trop lente). Il faudra aussi doter la Commission d’une task force défense apte à assurer le dialogue sur toutes les questions de défense comme le cabinet de la Vice présidente/Haute représentante d’un mini cabinet militaire (un attaché de défense et son assistant). La question de mettre en place des assistants sur la politique de défense et de sécurité, de haut niveau politique, aptes par exemple à présider les conseils de défense ou l’agence européenne de défense au nom de la Haute représentante doit désormais être examinée sérieusement.
Rompre la quadrature du cercle
C’est cet ensemble – coopération structurée et noyau dur de la PESCO, fonds défense et fonds de lancement, conseil de sécurité européen et DG Défense – qui feront la force de l’Europe de défense demain. C’est cette organisation qui permettra de rompre la quadrature du cercle d’une Europe de la défense trop souvent déclarative et pas assez agissante.
(Nicolas Gros-Verheyde)
(1) La « coopération renforcée » selon le Traité nécessite de trouver neuf pays, ce qui peut être beaucoup pour mener une « vraie » intégration dans un projet ambitieux.
(2) On peut rappeler que si le critère d’inclusivité n’est pas expressément inscrit dans les critères du Traité, la mise en place de la Coopération structurée permanente nécessite une majorité qualifiée, donc d’un large nombre de pays (au moins 15).
Lire notre fiche : La Coopération structurée permanente (CSP), expliquée
et l’excellente étude réalisée pour le Parlement européen par F. Mauro et F. Santopinto (Grip) qui fait un tour d’horizon très intéressant.
Lire aussi :
(crédit : MSF)
(B2) La chute brutale des arrivées de migrants en Italie en provenance de Libye ces derniers mois s’avère désormais tangible. Cette chute est-elle réelle ? Depuis quand date cette tendance ? Pourquoi ? Les explications officielles (action des garde-côtes, code de conduite des ONG…) sont-elles crédibles ? Quelques réponses…
Y-a-t-il une baisse ces derniers mois sur la route de la Méditerranée centrale ?
Oui sans conteste. Et elle est drastique. En quelques jours, on est ainsi passé d’un flux quotidien de plusieurs milliers à plusieurs centaines de personnes. C’est en juillet, que la tendance à la baisse a commencé. Les arrivées ont chuté de moitié par rapport à juin : 11.459 contre 23.524 le mois précédent. Une tendance qui s’est confirmée et accélérée au mois d’août, avec une nouvelle chute de plus de la moitié : 3914 personnes arrivées sur le sol italien (1). Un chiffre à comparer avec ce qui se passait l’année précédente. En 2016, on comptait 21.294 arrivées pour le mois d’août. Soit une chute d’environ trois quart des arrivées.
Cette baisse est-elle importante ?
Oui. Aucune baisse de cette ampleur n’avait été constatée sur la route de Méditerranée centrale depuis le début de la crise migratoire en Italie, au point que les arrivées sont désormais inférieures à celles de la route orientale, via la Grèce (2).
De quand date cette baisse ?
Cette chute a été constatée dès la première quinzaine de juillet, selon les informations recueillies à B2. Donc bien avant toute mise en place des mesures invoquées officiellement (action des garde-côtes et code de conduite avec les ONG). « Nous avons constaté une chute, qui n’est pas explicable » nous indiquait alors, sous le sceau de la confidentialité, un expert du dossier. « Du moins par les critères habituels » (NB : la météo, voir ci-dessous). « Même dans les journées où il faisait beau, nous avons observé moins de départs ». La cause serait, selon notre interlocuteur, « inconnue », et « sans doute » à rechercher « à terre ». Car il n’y a pas seulement moins d’arrivées, il y a surtout « moins de départs ».
La baisse est-elle durable ?
Apparemment oui puisque les arrivées comptabilisées jusqu’au 27 septembre s’élèvent à 5331. Soit une légère remontée par rapport au mois d’août, qui témoigne de départs plus importants. Mais, là aussi, sans commune mesure avec ce que l’on constatait un an plus tôt. Le chiffre est d’environ la moitié des arrivées constatées en 2016.
Quelle en est la cause ?
Nous avons passé en revue la plupart des causes possibles ou « impossibles » de cette baisse, à commencer par les plus évidentes (la météo), les deux raisons officiellement invoquées (le code de conduite avec les ONG, l’action des garde-côtes libyens) et d’autres raisons moins avouables.
Première cause (mécanique) : la météo ?
C’est la principale raison « objective » qui rythme les arrivées : la météo. Les marins qui assurent le sauvetage en Méditerranée, à commencer par les Italiens, présents dans la zone depuis plusieurs années, étaient rodés jusqu’ici à ce phénomène. Le premier réflexe des marines sur place était d’ailleurs de consulter la météo : une bonne journée calme signifiait des arrivées en nombre, dès le milieu de la nuit. Une mauvaise journée signifiait moins de départs. C’était quasi mécanique. Certes, au début de l’été, la météo a été un peu moins bonne qu’en 2016. Mais ce n’était qu’un phénomène épisodique (quelques jours). En tout cas aucun phénomène météo ne peut expliquer la baisse drastique, a témoigné à B2 un expert du dossier.
Deuxième cause (officielle) : l’application du code de conduite avec les ONG ?
C’est la première explication donnée quand vous croisez un officiel qu’il s’agisse d’un responsable de la Commission européenne, de l’opération Sophia, ou du SEAE. La chute des arrivées serait dûe à l’entrée en vigueur du code de conduite des ONG. L’explication est (un peu) courte… Le code de conduite n’est entré en vigueur qu’en août soit après la chute du nombre d’arrivées (tel que nous l’avons constaté). Soit bien après les premiers constatés sur place. Au surplus, les ONG assuraient environ « 40% des secours en mer » selon nos sources. La chute va bien au-delà. Enfin, cela supposerait qu’il y ait un lien de cause à effet entre la présence de navires d’ONG et le trafic (3). Ce qui n’est aucunement prouvé. Les autorités italiennes, après enquête, n’ont pas réussi à trouver des éléments en faveur de cette assertion. Et la plupart des marins italiens, sur place, estiment que cet effet « appel d’air » n’est pas vérifié : quand il n’y avait quasiment aucun bateau d’ONG sur place, il y avait déjà un fort courant migratoire de Libye vers l’Italie.
Troisième cause (officielle) : l’intensification des contrôles ? (garde-côtes libyens)
C’est l’autre explication principale, avancée surtout par les garde-côtes libyens : « l’intensification des contrôles en Méditerranée ». Une explication pro-domo destinée surtout à justifier son efficacité. Certes la garde-côte et la marine libyennes sont remontées en puissance et montrent une certaine volonté d’agir. Elles ont certainement un effet désormais sur quelques zones et quelques départs. Mais cet effet ne doit pas être surestimé. D’une part, d’après nos informations, au début de l’été, ceux-ci ne disposaient pas encore vraiment de tous les équipements nécessaires (bateaux, radios…) pour assurer le contrôle de leurs eaux territoriales. D’autre part, elles ne maitrisent pas encore ni la zone terrestre de départ ni la zone maritime.
D’autres raisons ?
Il y a évidemment d’autres raisons. Et la thèse officielle de l’action combinée des garde-côtes et de l’entrée en vigueur du code des ONG tient plutôt du conte de fées que de la réalité opérationnelle. En septembre, plusieurs médias — comme le quotidien italien Corriere della Serra et le quotidien belge De Standaard – avaient d’ailleurs avancé une explication plus « rationnelle ».
Le gouvernement italien, en particulier le ministre de l’Intérieur, Marco Minniti, très actif dans la région, aurait passé des accords avec certains groupes en Libye, notamment la famille d’Ahmed Dabbashi à Sabratha (alias la Brigade 48), permettant de limiter ces arrivées. Des actions et des liens confirmés à B2 par une source digne de foi.
Nous avons interrogé un expert de la crise migratoire à la Commission européenne. Il n’a pas voulu confirmer cette information. Mais, à mi voix (avec un peu d’insistance :-), on reconnait qu’ont joué d’autres facteurs que ceux habituellement invoqués comme « sans doute les contacts que les Italiens ont eu avec autorités libyennes ».
En conclusion
On a, là, la source véritable de la chute drastique des arrivées de migrants en Italie. C’est à terre que le dispositif de blocage existe et non en mer. Il y a un blocage au départ par ceux-là qui sont soit un des acteurs du trafic, soit en sont complices. Ce contre argent sonnant et trébuchant. Le nombre de migrants arrivant en Libye ne semble pas s’être tari cependant. La voie sud reste en partie ouverte. Le « stock » de personnes prêtes au passage vers l’Europe augmente donc.
Une vieille tradition
On retrouve ainsi une vieille tradition de la politique européenne italienne, toutes opinions confondues. En avril 2004, Romano Prodi, alors à la tête de la Commission européenne, avait initié, le retour de Mohamar Kadhafi sur la scène internationale, en le recevant en grande pompe à Bruxelles. La Libye réintégrait le processus euro-méditerranéen de Barcelone. Et, déjà, les questions de migration illégale étaient prééminentes, aux côtés de celle du terrorisme (4). Silvio Berlusconi n’était pas en reste, concluant, en août 2008, avec la Libye un traité d’amitié et de coopération qui comprenait aussi un paragraphe pour lutter contre l’« immigration clandestine », notamment au moyen de patrouilles maritimes menées en commun. L’Italie versant à Tripoli plusieurs milliards de $ au titre du passif colonial.
(Nicolas Gros-Verheyde)
(1) Selon les statistiques du ministère italien de l’Intérieur reprises par l’OIM, l’Organisation internationale de la Migration.
(2) Les arrivées tendent, en effet, à reprendre, avec 3 665 arrivées en Grèce.
(3) Les différentes sources consultées confirment cette assertion. Elles se rejoignent sur un point : le comportement troublant d’une seule ONG, une ONG allemande, qui a flirté à plusieurs reprises avec les eaux territoriales libyennes, et dont les liaisons téléphoniques avec certains trafiquants auraient pu supposer, sinon une complicité, du moins une concertation des mouvements de départs.
(4) Ainsi que le montre le communiqué de presse de l’époque (contrairement à ce que m’ont affirmé certains responsables européens)