La ténacité d’Emmanuel Macron a fini par payer. Angela Merkel a enfin accepté, mardi, lors du sommet franco-allemand de Meseberg (nord de Berlin) d’approfondir la zone euro comme le propose depuis un an le Président de la République, une perspective qu’elle rejetait, ou plus exactement freinait, il y a quelques mois encore de peur de créer une « union de transferts » entre le nord et le sud. Bien sûr, la chancelière n’a pas donné son feu vert à toutes les propositions du chef de l’État français : ainsi, le parlement de la zone euro et le ministre des finances européen passent à la trappe. Mais elle s’est ralliée, et c’est le plus important, au principe d’un budget propre aux dix-neuf pays qui ont adopté la monnaie unique et est enfin prête à achever l’Union bancaire. La dynamique franco-allemande est donc enfin relancée, l’Allemagne reconnaissant que l’inachèvement de la zone euro menace son existence même en cas de nouvelle crise, ce qui nuira à ses intérêts vitaux.
Méfiance allemande
Le sommet de mardi, auquel a été convié le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, afin de montrer qu’il ne s’agit pas de scinder l’Union en deux, a largement été préparé par les ministres des finances allemand, le social-démocrate Olaf Scholz, et français, l’ex LR Bruno Le Maire, qui ont négocié d’arrache-pied. Comme d’habitude, les Français proposaient et les Allemands refusaient, soupçonnant leur partenaire de vouloir faire main basse sur « le bon argent allemand ». Il a fallu des centaines d’heures de palabres pour qu’ils admettent enfin qu’il ne s’agissait pas de « faire payer l’Allemagne », un fantasme en vogue outre-Rhin, mais simplement d’assurer la pérennité de l’euro. Une résistance d’autant plus curieuse que l’accord de Grande Coalition (GroKo) signé entre le SPD et la CDU-CSU prévoyait bien d’achever la construction monétaire européenne, comme l’a reconnu la chancelière lors de la conférence de presse finale : « tout ce qui a été convenu aujourd’hui est dans le contrat de coalition ». Mais le négociateur SPD de l’accord de coalition, Martin Schulz, s’est retiré du jeu politique, et son successeur, Olaf Scholz, n’est absolument pas familier des questions européennes et, surtout, il a gardé auprès de lui les faucons qui entouraient son prédécesseur, l’intraitable Wolfgang Schäuble.
Un budget pour les Dix-neuf
Alors que la Commission, dans son projet de « cadre financier pluriannuel » (CFP) 2021-2027, avait simplement proposé d’affecter à la zone euro au sein du budget communautaire une ligne budgétaire de 30 milliards d’euros sur 7 ans, ce qui donnait un droit de regard aux 9 pays non membres de la monnaie unique, le couple franco-allemand exige un budget propre à la zone euro : les recettes et les dépenses seraient décidées à 19 même si elles seront exécutées par la Commission qui a l’habitude de ce travail.
Ce budget serait destiné à investir dans « l’innovation et le capital humain » et pourrait « financer des nouveaux investissements et venir en substitution des dépenses nationales », comme l’écrit la « feuille de route franco-allemande pour la zone euro » rendue publique hier soir. Il pourrait aussi jouer le rôle de « stabilisation macroéconomique », soit par le biais d’une « suspension temporaire de la contribution au budget de la zone euro pour les pays touchés par un choc significatif », soit en alimentant un « fonds européen de stabilisation du chômage » qui pourrait faire des prêts aux systèmes nationaux afin que l’État touché par une augmentation brutale du chômage ne perde pas ses capacités de manœuvre. Dans les deux cas, l’État qui aura bénéficié de cette aide d’urgence devra ensuite la rembourser.
Ce budget, qui devrait voir le jour en 2021, pourrait être alimenté par la taxe sur les transactions financières (TTF) « sur le modèle français » (qui taxe les achats d’actions uniquement), par le futur impôt qui frappera les géants du numérique, par une partie de l’impôt sur les sociétés et par la fameuse ligne budgétaire de 30 milliards d’euros prévus par la Commission. Si aucun chiffre n’a été avancé, ce budget ne devrait pas dépasser les 100 milliards sur 7 ans, ce qui reste largement insuffisant. Mais un pas symboliquement important aura déjà été franchi.
Un Mécanisme européen de stabilité renforcé
En cas de crise grave, le couple franco-allemand propose un système à deux paliers. D’une part, si un pays de la zone euro est confronté à un simple problème d’accès aux marchés alors que ses comptes sont en bon ordre, ce qui a été le cas de l’Irlande ou de l’Espagne, lors de la crise de la zone euro, il aura accès à une « ligne de crédit de précaution » qui sera créée au sein du Mécanisme européen de stabilité (MES, doté d’une capacité d’emprunt de 700 milliards). Une telle ligne existe au sein du FMI et elle est censée permettre à un pays de faire face à un coup de vent violent et à rassurer les marchés.
En revanche, si le pays est au bord de la faillite parce qu’il a un déficit excessif ou une dette importante, il pourrait, comme aujourd’hui, faire appel au MES que Berlin et Paris proposent d’intégrer dans les traités européens (pour l’instant, c’est un accord intergouvernemental ad hoc), ce qui permettra au Parlement européen de le contrôler. L’État qui fera appel aux prêts du MES serait soumis à un programme d’austérité destiné à le ramener à l’équilibre comme aujourd’hui, mais le MES aura un rôle moteur dans sa conception. Pour l’instant, c’est la Commission qui est à la manœuvre, mais elle n’a pas vraiment convaincu les États de sa capacité à gérer efficacement le redressement d’un pays… La volonté allemande de le renommer « Fonds monétaire européen », sur le modèle du FMI, est abandonné : on se dirige plutôt vers « Fonds européen de stabilité » ou quelque chose d’approchant. Il n’est plus question d’une restructuration automatique des dettes, mais simplement d’analyser leur soutenabilité et d’inclure dans les futurs emprunts d’Etats des clauses d’action collective permettant aux créanciers d’arriver plus facilement à un accord de restructuration.
Achever l’Uniion bancaire
Le couple franco-allemand propose de donner au MES un nouveau rôle dans le cadre de l’Union bancaire, celui de « backstop » ou de « filet de sécurité ». En effet, le « fonds de résolution unique » (FRU), alimenté par les contributions des banques, peut se révéler insuffisant en cas de faillit d’une banque systémique. Dans ce cas, il pourra faire appel au MES dans la limite des fonds du FRU : actuellement de 20 milliards d’euros, ils atteindront 55 milliards en 2024, date proposée d’entrée en vigueur de cette fonction de backstop, soit en tout 110 milliards. Comme à terme le FRU disposera de 70 milliards d’euros, ce seront 140 milliards qui pourront être mobilisés pour sauver les banques. Pour donner un ordre de comparaison, aux États-Unis, le « backstop » géré par la SEC (qui mélange deux fonctions totalement séparées dans l’Union, celles de fonds de garantie des dépôts et de fonds de résolution unique) se monte à 100 milliards de dollars. Si le MES est sollicité, le secteur bancaire sera ensuite mis à contribution pour rembourser les sommes mobilisées dans les trois ans, cinq ans au maximum.
Le mécanisme est encore vague et suscite encore de nombreuses questions : ainsi, l’Allemagne insiste pour que son Bundestag donne son feu vert à chaque utilisation du backstop, comme c’est le cas pour toute activation du MES. Une exigence qui freinera son automaticité, alors même que l’argent public allemand n’est pas mobilisé. Surtout, cela donnera un droit de véto au seul Bundestag, ce qui pose un réel problème démocratique… La France demande donc que le Bundestag donne son accord une fois pour toutes pour l’utilisation du MES comme backstop. On comprend mieux pourquoi l’Allemagne persiste à refuser un parlement de l’eurozone : pour elle, le Bundestag joue déjà ce rôle…
Le dernier pan de l’Union bancaire reste encore en jachère, celui de la « garantie européenne des dépôts bancaires » à laquelle les caisses d’épargne allemandes s’opposent avec virulence (et leurs liens avec le monde politique sont incestueux). Pour l’instant, les fonds de garantie sont uniquement nationaux et l’Allemagne pose comme préalable à une mutualisation une quasi-élimination des risques bancaires, ce qui revient à la renvoyer sine die. Mais elle accepte au moins de commencer des négociations politiques sur le sujet après le conseil européen de juin.
Reste maintenant à Berlin et à Paris à convaincre leurs dix-sept partenaires qu’ils retrouveront les 28 et 29 juin lors du Conseil européen de Bruxelles. Les Pays-Bas ou la Finlande risquent de trouver que cela va trop loin, alors que l’Italie, l’Espagne, la Grèce ou le Portugal jugeront que seule une petite partie du chemin a été parcourue. C’est sans doute la force du compromis franco-allemand : même s’il ne satisfait personne, chacun peut s’y retrouver en partie.
Photo: AFP