On se souvient d’abord d’une confusion extrême. La démission de Michèle Alliot-Marie en février 2011, à la suite de ses propos sur la situation tunisienne, trois mois après sa nomination au quai d’Orsay. La disparition de plusieurs interlocuteurs arabes encombrants mais familiers. Un processus décisionnel qui semble flotter malgré les efforts d’Alain Juppé, appelé pour redresser la machine diplomatique. La campagne libyenne de Bernard-Henri Lévy. Puis les regrets acerbes de Barack Obama pour avoir suivi la France en Libye.
2On se remémore ensuite un sentiment d’impuissance en réalité plus profond, plus ancien. L’attentat contre le Drakkar, quartier général des forces françaises à Beyrouth, en 1983, et le départ de cette France, dont les dirigeants assuraient qu’elle « n’avait pas d’ennemis ». Une Europe absente du processus israélo-palestinien supervisé par les États-Unis après 1991, et qui arrive trop tard, à Barcelone en 1995, pour accompagner une paix qui n’existe déjà plus. Les efforts français pour rester dans le jeu proche-oriental après les bombardements israéliens de Cana en 1996. Les navettes quasi mensuelles, mais vaines de Bernard Kouchner en 2007 pour tenter de trouver une issue à la crise institutionnelle libanaise, laquelle sera finalement dénouée à Doha.
3Bien sûr, il y eut des images fortes. Jacques Chirac dans la vieille ville de Jérusalem en 1996, houspillant la sécurité israélienne au plus grand bonheur des télévisions arabes. Jacques Chirac encore, quelques mois plus tôt à l’Université du Caire, appelant à une nouvelle politique arabe de la France. Jacques Chirac, toujours, recevant un accueil triomphal fin 2001 à Bab El-Oued. Jacques Chirac, surtout, s’opposant à la guerre états-unienne en Irak en 2003. Ces images ne sont pas négligeables et restent dans les mémoires. Elles rappellent que la France est là. On cherchera d’ailleurs à en créer de nouvelles : Emmanuel Macron à Beyrouth, prenant une femme libanaise dans ses bras au lendemain de l’explosion du 4 août 2020, après des mois de protestations contre un système moribond.
4Mais ces images ne changent pas la réalité profonde. La France subit une séquence difficile en Méditerranée depuis les « printemps arabes ». La région va de Charybde en Scylla. Et les temps qui s’annoncent risquent de réduire encore la marge de manœuvre.
Une séquence difficile5Le « petit roi » Hussein de Jordanie entretenait des relations de confiance avec la France. Lors du voyage de François Mitterrand au royaume hachémite en novembre 1992, l’arrivée du Concorde présidentiel avait été filmée de longues minutes en direct, sur une télévision jordanienne fascinée par le faste majestueux de ce drôle d’oiseau français. C’est ensuite à l’hôtel Old Cataract d’Assouan, en 1995, que François Mitterrand choisit de passer son dernier Noël, sous la fidèle bienveillance d’Hosni Moubarak. Le « Docteur Chirac », lui, était régulièrement l’un des premiers acteurs informés par Yasser Arafat, au retour de ses voyages et discussions diplomatiques. Il félicitait le président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali de ses scores improbables aux élections présidentielles : 99,45 % en 1999, 94,49 % en 2004. Il était l’ami de Rafic Hariri, dont il écoutait les conseils sur la politique moyen-orientale. Hassan II du Maroc, dont il était un intime, fut, avec la Garde royale marocaine, son invité d’honneur aux cérémonies du 14 juillet 1999.
Changement d’époque6Mais déjà, une page d’histoire se tournait. D’abord avec la disparition physique ou politique de ceux qui l’avaient écrite.
Lire la suite dans Revue internationale et stratégique 2021/1 (N° 121), pages 151 à 160
« La France dans le monde » – 3 questions à Frédéric CharillonÉdito12 mars 2021Le point de vue de Pascal Boniface PUBLIE SUR LE SITE DE L'IRIS
What if? (5) Si la rivalité sino-américaine tournait mal». La chronique de Frédéric Charillon Frédéric Charillon 23 février 2021 à 12h45
« De part et d’autre du Pacifique se trouvent des faucons qui rêvent d’en découdre. Même sans imaginer de confrontation militaire, les terrains du rapport de force s’accumulent »
« Jusqu’ici tout va bien », pour reprendre le leitmotiv du film La Haine. L’Amérique de Joe Biden adopte une posture plus prévisible et un ton plus modéré que l’administration Trump face à Pékin. La Chine n’a pas intérêt à une confrontation avec des Etats-Unis toujours surpuissants. Donald Trump, tout en multipliant les pommes de discordes (Huawei, TikTok, tarifs douaniers…), n’a jamais coupé les ponts. Avec la nomination dans la nouvelle équipe diplomatique de quelques connaisseurs de la Chine déterminés à en contenir la montée en puissance (Ely Ratner, Kathleen Hicks, Mira Rapp-Hooper, Melanie Hart), Joe Biden s’inscrit dans un consensus national bipartisan, mais insiste davantage sur la compétition que sur la confrontation. La trajectoire des deux grands rivaux reste donc sous contrôle. Les choses pourraient toutefois s’envenimer.
En premier lieu, un choc frontal n’est pas à exclure : si une montée préméditée aux extrêmes est peu probable, les occasions de dérapage ne manquent pas. Plus vraisemblable, l’augmentation des tensions indirectes qui, accumulées, finiraient par instaurer un climat de guerre froide aux inévitables conséquences économiques. Dans les deux cas l’Europe se retrouverait en position difficile, sans moyen de se distancier de la protection américaine, ni de résister aux tentations économiques chinoises.
Risques de choc frontalÀ quoi pourrait ressembler la politique étrangère de Joe Biden ?5 novembre 2020, 21:01 CET •Mis à jour le 8 novembre 2020, 08:39 CET
professeur de science politique, Université Clermont Auvergne (UCA)
Consultant international sur les questions de défense et de sécurité. Chargé de cours à l'Université Clermont Auvergne, Université Clermont Auvergne (UCA)
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
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Nous croyons à la libre circulation de l'informationReproduisez nos articles gratuitement, sur papier ou en ligne, en utilisant notre licence Creative Commons.Republier cet articleÀ quoi ressemblera la politique étrangère d’une Amérique post-trumpienne, avec Joseph Biden et Kamala Harris à sa tête ? Assistera-t-on à la fermeture d’une parenthèse baroque et tumultueuse, pour retrouver la « vie internationale d’avant » ? Verra-t-on se bâtir un nouveau socle pour une nouvelle diplomatie américaine ?
L’après-Trump, du point de vue de l’action extérieure américaine, pose d’abord beaucoup de questions. En la matière, le 46e président devra tenir compte d’une nouvelle donne, inédite aussi bien du point de vue intérieur américain que du point de vue international.
Si Joseph Biden, contrairement à son prédécesseur, est un connaisseur des questions mondiales, sa tâche ne sera pas aisée pour autant.
Les questionsLa première interrogation qui vient à l’esprit a trait à l’importance des dégâts causés par un Donald Trump qui a fait évoluer les fondamentaux en quatre ans. Ces dégâts sont-ils réparables ? Suffisamment pour permettre à Biden de se replacer dans la ligne de la « retenue » propre aux années Obama ? L’ancien président (2009-2017) avait amorcé un retrait de la scène mondiale, avec un moindre recours à l’intervention militaire, des discours d’apaisement (à West Point en mai 2014), le choix de ne pas frapper le régime syrien en août 2013, ou des concepts novateurs, comme le « leadership from behind » en Libye, en 2011. Il s’était efforcé de donner une cohérence à l’action extérieure américaine. Cohérence parfois jugée trop intellectuelle, et mal comprise de ses principaux alliés, mais cohérence quand même, surtout comparée à l’action erratique et impulsive de son successeur.
Autre question majeure : qui entourera Biden sur les dossiers internationaux ? Le long parcours politique du nouveau président lui confère une expérience rare. Il a notamment présidé la commission des Affaires étrangères du Sénat. On peut imaginer auprès de lui le retour de noms connus : Antony Blinken, Susan Rice, Michelle Flournoy – peut-être comme secrétaire à la défense –, Samantha Power, Elisabeth Sherwood-Randall mais aussi William et Nicholas Burns… Autant de penseurs chevronnés de l’action extérieure démocrate. Les sénateurs auront également leur importance : Bob Menendez – la vieille garde –, mais aussi Chris Murphy ou Chris Coons (issu de la « Delaware connection » et qui pourrait devenir secrétaire d’État). Il ne faut pas exclure non plus l’inclusion d’une partie du cercle de l’ancien sénateur républicain John McCain, disparu en 2018 : les équipes ont travaillé ensemble, une estime mutuelle bipartisane existe. Julie Smith et Jeff Prescott, anciens Deputy National Security Advisors de Biden lorsqu’il était vice-président, pourraient revenir.
Y a-t-il des courants identifiables parmi eux ? Un débat existe entre « restaurationists » et « reformers » – partisans de restaurer la politique étrangère traditionnelle ou, à l’inverse, de prendre un nouveau départ –, notamment sur la question d’un découplage avec la Chine, sur l’alliance avec les démocraties et sur la promotion internationale des normes libérales. Un courant progressiste au parti démocrate, plus enclin à la rupture (notamment dans un sens plus environnementaliste, ou plus porté vers le Sud que vers les alliés traditionnels des États-Unis, comme la vieille Europe), et centré autour des personnes de Bernie Sanders et Elisabeth Warren, peut également se faire entendre. Enfin, l’ancien candidat aux primaires démocrates Pete Buttigieg est l’une des figures réformatrices montantes, qui avait surpris par son charisme lors des primaires : certaines rumeurs l’annoncent comme possible ambassadeur aux Nations unies.
Drnière interrogation, et pas des moindres : quelle sera l’influence de la vice-présidente Kamala Harris, membre de la commission du renseignement au Sénat ? Sur quels dossiers internationaux aura-t-elle la main ? Comment voit-elle l’Europe (elle qui vient de la côte ouest), le Moyen-Orient, le monde émergent (elle qui a des origines indiennes et caribéennes) ? L’âge de Joseph Biden (78 ans) donne naturellement à la vice-présidence une importance inédite : Kamala Harris pourrait être amenée à poursuivre l’action du président dès la fin du premier mandat, voire terminer celui-ci si le titulaire connaissait des problèmes de santé.
Le contexte : une Amérique abîmée, un monde transforméLire la suite dans The ConversationEmmanuel Macron se rend de nouveau à Beyrouth ce lundi 31 août. Sa première visite pour témoigner de l’amitié de la France au pays du cèdre datait du jeudi 6 août, juste après l'explosion sur le port de Beyrouth, un drame de plus dans « ce pays bien-aimé », pour reprendre les mots du journaliste Jean‑Dominique Merchet.
Un drame qui fait la « une » des médias français et qui émeut, comme tous les drames traversés par le Liban. Pourquoi le Liban nous touche-t-il à ce point ?
Les liens historiques de la France avec ce pays sont connus : « Le Liban c’est la famille de la France », résume le ministre des Affaires Étrangères Jean‑Yves le Drian. « Une évidence qui s’impose, parce que c’est le Liban, parce que c’est la France », dit le président français à son arrivée.
Un intérêt français ancienSon intérêt pour le pays n’est pas nouveau. Il l’a marqué dès sa campagne électorale par une visite en janvier 2017, puis ses équipes diplomatiques ou les nominations importantes (à la tête de la DGSE par exemple) ont compté plusieurs diplomates anciennement en poste à Beyrouth.
Mais au-delà des mots, la double impuissance occidentale et libanaise a ramené depuis longtemps les émotions à une nostalgie dépitée, plutôt que d’en faire des moteurs pour l’action. « Aidez-nous à vous aider, bon sang ! », lançait, il y a peu, le même Jean‑Yves Le Drian, résigné, à un pays plongé dans une crise multiple.
« Pauvre Liban », Pity the Nation, ouvrage de Robert Fisk, 1990. Wikimedia, CC BYOn se souvient de l’ouvrage du journaliste britannique Robert Fisk sur la guerre civile libanaise, Pity the Nation, paru en 1990. Trente ans plus tard, on n’en finit toujours pas d’avoir pitié du « pauvre Liban ». Est-il enfin possible, cette fois, d’aller plus loin ?
L’émotion est vive aujourd’hui, encore faut-il en décrypter les ressorts : le Liban émeut pour des raisons romantiques sans doute nobles, mais il conviendrait d’être capable de traduire cette émotion politiquement et avec efficacité, ce qui jusqu’à présent n’a pas été le cas.
Que peut faire la France désormais, face aux grands « prédateurs » internationaux qui ne manqueront pas de suivre le « martyr » de Beyrouth avec intérêt ? Quels espoirs reste-t-il de promouvoir une certaine idée du Liban, et laquelle exactement ?
La violence du LibanLes événements libanais remontent immédiatement au plus haut niveau des médias et de la décision politique en France. « On peut réveiller un président de la République en pleine nuit pour le Liban », nous confiait un diplomate français dans une discussion antérieure à l’explosion de Beyrouth. Il y a des raisons géopolitiques à cela.
La France connaît la violence du Liban : elle en a elle-même payé le prix avec l’assassinat de son ambassadeur Louis Delamare en 1981, l’attentat contre le quartier général des troupes françaises en 1983, ou plusieurs prises d’otages (dont le chercheur Michel Seurat ne revint jamais).
Un laboratoire permanent des rapports de force régionauxLe pays reste par ailleurs un laboratoire permanent des rapports de force régionaux, comme l’a montré Bernard Rougier dans ses travaux (Le jihad au quotidien, 2004 ; L’oumma en fragments. Contrôler le sunnisme au Liban, 2011).
A l’inverse d’autres puissances qui voient le Liban comme un paramètre de l’enjeu syrien, Paris a tendance à voir la Syrie comme un paramètre (omniprésent) de l’enjeu libanais.
Au-delà de ce Liban qui compte régulièrement de nombreux ministres avec la double nationalité franco-libanaise, il y a la Méditerranée et le monde arabe, ce double voisinage stratégique crucial.
Il y a aussi les raisons affectives mais rationnelles. Si les Libanais restent proches de la France, cela signifie aussi que la France garde, grâce à eux, un peu d’influence ou au moins de visibilité en Méditerranée orientale.
Une influence française au Proche-OrientLe Liban renvoie également à la question des chrétiens d’Orient, qui préoccupe Paris. D’autres puissances régionales ou partis libanais comme le Hezbollah n’ont pas manqué d’accuser la France et sa vision d’un Liban uniquement chrétien.
L’argument ne tient pas : on n’a jamais autant critiqué l’amitié franco-libanaise que lorsqu’elle était incarnée par Jacques Chirac et Rafic Hariri,lequel était… sunnite.
Le président Jacques Chirac en conversation avec le Premier Ministre libanais Rafic Hariri au palais de l’Elysée à Paris, le 28 septembre 1996. Pierre Verdy/AFPEn revanche, cette question est perçue comme légitime à Paris, non pas au nom du communautarisme mais à l’inverse, de l’universalisme : la France, estime-t-on, n’a pas à se cacher de défendre les minorités opprimées. Elle défend donc les chrétiens d’Orient aujourd’hui maltraités, comme elle a défendu les Kosovars musulmans à la fin des années 1990, ou les Rohingyas plus tard.
Le pouvoir de l’émotionIl y a trente ans ce jour, le 2 août 1990, l’armée irakienne de Saddam Hussein envahissait le Koweït. Cet épisode a déclenché ou révélé une cascade de recompositions géopolitiques.
Il a d’abord révélé la profonde division du monde arabe, à parts presque égales, soit à l’époque 11 contre 10 (l’Autorité palestinienne n’existait pas encore), entre ceux qui condamnaient l’invasion, et ceux qui fustigeaient « les émirs ». Il a permis ensuite aux Etats-Unis de s’implanter dans la région, à la suite d’une démonstration de force capacitaire (535.000 hommes projetés, des technologies de pointe que le monde allait découvrir, et qui faisaient ressembler – faussement - la guerre à un jeu vidéo). Une démonstration de force diplomatique également (une coalition de 34 pays, dont plusieurs pays arabes hors du Golfe, comme le Maroc ou la Syrie, pour un total de 938.000 hommes), ainsi que de « soft power » : CNN eut le quasi-monopole des images de cette guerre en direct. La France mitterrandienne finissait pas suivre après avoir tenté de tergiverser, et le président demandait aux français de « faire blocs avec nos soldats ». Si plusieurs dirigeants, comme Margaret Thatcher qui allait quitter le pouvoir peu après, faisaient l’analogie avec Munich (arrêter le tyran avant qu’il soit trop tard), le ministre français de la défense Jean-Pierre Chevènement démissionnait, refusant en âme et conscience une opération occidentale contre un pays arabe, qui lui rappelait plutôt Suez ou les guerres coloniales.
La guerre a permis à un président américain plus éclairé que ne le sera sa progéniture, d’imposer un processus de paix au Proche-Orient, conscient qu’après ce conflit, un geste fort à l’égard des Arabes était indispensable pour consolider la région. Elle a permis aussi à plusieurs puissances de prendre conscience de leur faiblesse militaire. Sur le papier, la France pouvait projeter 50.000 hommes. Elle peina à en envoyer plus de 15.000, et tirera les leçons de cette situation en professionnalisant son armée. Sur le papier également, les monarchies du Golfe étaient dotées du matériel (souvent américain) le plus sophistiqué. Mais leur vulnérabilité éclata au grand jour, dans un traumatisme durable. Le poids des acteurs non étatiques, transnationaux, dans ce conflit, allait surprendre. On craignait, dans les chancelleries, le poids des acteurs religieux, l’impact des médias, les opinions publiques… A l’issue de la guerre, la résolution 688 allait imposer à l'Irak de laisser entrer les ONG humanitaires sur son territoire, première brèche importante au principe de souveraineté, au nom du devoir d’ingérence. Ce qui n’empêcha pas la survie de la Realpolitik : le vaincu, Saddam Hussein put s’acharner sur les Kurdes au nord et sur les chi’ites au sud. On découvrait alors que les notions de vaincu et de vainqueur s’étaient considérablement brouillées, puisque le vaincu survivait (sans compter qu’aux Etats-Unis, le vainqueur, qui fit aussi le « vainqueur » de la guerre froide, George H. Bush, allait être battu aux élections).
que reste-t-il de cet épisode ? beaucoup de leçons que l’on croyait durables, cependant, se révélèrent être des illusions à court terme. Le « brave nouveau monde » qui apparut lorsque l’URSS finissante soutenait les Etats-Unis contre son ancien allié, et qui devait sortir de la fin de la guerre froide, n’a pas perduré. Le processus de paix israélo-arabe n’est plus. Le « moment unipolaire » (Charles Krauthammer dans la revue Foreign Affairs) a tenu en apparence une dizaine d’années, sérieusement ébranlé cependant par les épisodes somalien, balkaniques, ou d’autres. Et la prochaine guerre d’Irak, en 2003, allait ruiner les acquis américains au Moyen-Orient, en discréditant moralement une Amérique enlisée dans deux conflits simultanés (Irak et Afghanistan), offrant à l’Iran une prépondérance régionale inespérée. Les tergiversations américaines en Syrie, encore dix ans plus tard, permettront à Moscou de rejoindre Téhéran pour combler le vide américain, un vide que l'administration Trump allait porter à son paroxysme, ce dont Ankara allait profiter à son tour. En lieu et place d’un monde d’ingérence au nom du droit international et des droits humains, les interventions occidentales répétées, toujours à l’égard d’anciens alliés de Moscou (Irak, Serbie…) allaient finir, avec la goutte d’eau libyenne qui fit déborder le vase en 2011, par reconstituer un front souverainiste, alliant Moscou et Pékin. Les belles idées libérales démocratiques allaient finir par être perçues, dans ces capitales mais aussi au Sud, comme un savoir-faire occidental machiavélique visant à faire exclusivement du regime change à leur avantage. Un regime change qui a donné lieu à plusieurs chaos effroyables, où les rogue states se sont transformés en collapsed states, comme en Irak (ou en Libye). Ce qui donne aujourd’hui des arguments importants à la Russie ou à la Chine, pour s’attaquer à plusieurs décennies de gestion occidentale des affaires du monde.
La guerre du Golfe de 1991, qui suivit l’invasion du Koweït, a été lancée par George H. Bush pour de bonnes raisons (le droit international et la stabilité dans un moment crucial), menée avec un savoir-faire politique et militaire indéniable, et accompagnée d’une initiative louable, à la suite du processus d’Oslo. Trente ans plus tard, cette guerre apparaît non comme annonciatrice des nouveaux conflits, mais comme le dernier cas anachronique d’une guerre interétatique en bonne et due forme, avant le retour des conflits asymétriques et hybrides. Non comme le point de départ d’une stabilité hégémonique américaine sur le Proche-Orient, mais comme le début du power shift dans cette zone. Non comme le déclencheur d’une domination médiatique occidentale avec CNN, mais comme celui du règne des médias globaux dans un environnement terriblement concurrentiel (Al Jazeera, Russia Today…), lorsqu’apparaîtront les technologies numériques puis les réseaux sociaux. C’est sans doute ce que l’on appelle des ruses de l’Histoire.
Déjà à l’origine de l’ouvrage La Chine dans le monde (CNRS Editions, 2018), Alice Ekman se penche cette fois sur la politique intérieure de l’Empire du Milieu, mais étudie également les conséquences de ces évolutions chinoises pour le reste du monde. A partir de constats fort bien documentés, de la part de l’une des toutes meilleures spécialistes européennes du sujet (actuellement Senior Analyst en charge de l’Asie à l’Institut de sécurité de l'Union européenne), son travail défriche un terrain considérable. Surtout, il corrige un certain nombre d’idées reçues, ou largement diffusées dans le débat public. On retiendra, comme fil conducteur essentiel de ce travail, la persistance de l'idéologie communiste au sommet du pouvoir à Pékin. Dans les dix constats qui constituent la première partie du livre, l’omniprésence d’un Parti communiste chinois (PCC) qui n’a jamais renié ses fondamentaux marxistes, léninistes et maoïstes est frappante. La supervision des rouages politiques, administratifs, ceux de l'éducation, de la culture et même de la vie quotidienne personnelle, n'a peut-être jamais été aussi forte que sous Xi Jinping, accentuée par les possibilités qu’offrent les nouvelles technologies. Un vocabulaire que l’on entendait plus depuis Mao, dur, idéologique, intransigeant, refait surface.
Il ressort naturellement de ce tableau une leçon importante pour le reste du monde. La Chine n'a nullement le projet de se convertir au capitalisme. Encore moins à la démocratie libérale, comme l'actualité récente le montre encore. Pékin entend bien promouvoir son modèle, et estime que les normes occidentales ont échoué. De nombreux canaux de diplomatie publique ont ainsi été mis en œuvre, depuis les relations entre partis politiques (notamment avec des pays du Sud, mais pas uniquement) jusqu'au développement des routes de la soie (la Belt and Road initiative, qui sert de cadre à de nombreux liens), en passant par la création de think tanks chargés de rivaliser avec la vision occidentale des relations internationales. Les concepts de politique étrangère occidentaux qui ont connu un large succès dans les dernières années (état de droit, droit d'ingérence, responsabilité de protéger…), sont particulièrement visés par le discours chinois. Pékin cherche à remplacer ces notions par d'autres plus nouvelles comme celle de « connectivité », et dénonce aujourd’hui le culte occidental de la « democrazy ».
L’auteur nous montre bien comment une compétition se met en place à l’échelle internationale, entre plusieurs systèmes politique. La Chine se veut maintenant puissance de proposition pour présenter une alternative à un ordre mondial jugé insatisfaisant. La bataille fera rage, notamment au Sud (Afrique) mais aussi dans l'environnement stratégique asiatique (Hong Kong, Taïwan…).
Ecrit et publié avant la crise du Covid-19, ce livre détecte néanmoins, déjà, une faiblesse chinoise potentielle dans le rôle omniprésent et rigide du PCC, peut-être incompatible avec une diplomatie souple, adaptable à une nouvelle scène mondiale traversées de nombreux soubresauts issus des sociétés civiles. La crise sanitaire actuelle rebat encore les cartes. La Chine, point de départ de l’épidémie, fait l’objet d’une défiance internationale et lutte pour retrouver un statut de modèle. Y parviendra-t-elle ? La tension croît avec les Etats-Unis et même avec leurs alliés européens, sur un vaste ensemble de sujets (Hong Kong, Huawei, le Xinjiang, la Mer de Chine du Sud…). Le debt trap chinois en Afrique est montré du doigt. les crispations du régime aussi. A l’heure où les observateurs se perdent en conjectures et où beaucoup d’analyses oscillent entre les deux extrêmes des « panda-kissers » et du « China bashing », le regard avisé d’Alice Ekman n’en est que plus précieux.
Article rédigé pour L'association des Jeunes de l'IHEDN
La crise sanitaire qui déferle sur le monde depuis le début de l’année 2020 contribue indéniablement à réécrire l’histoire de la pensée stratégique et à redéfinir un certain nombre de concepts des relations internationales. La vulnérabilité avérée d’un certain nombre de sociétés, plusieurs interrogations sur le rapport de force global qui sortira de cette crise, une compétition mondiale pour l’influence et la puissance, sont autant de signaux qui indiquent une reconfiguration importante.
En premier lieu, nous avons la confirmation selon laquelle la sécurité n’est pas seulement militaire, ni même économique, mais avant tout humaine. Dès lors, la capacité des États à assurer la sécurité à leurs populations est un facteur essentiel de leur crédibilité et donc un paramètre central de la définition de leur puissance. À partir du moment où la sécurité physique des populations est en jeu, à partir du moment également où la sécurité économique est en cause, c’est toute la notion de défense qui doit être repensée.
Par Frédéric CHARILLON,
La redéfinition de la sécurité
Les relations internationales ont vu progresser depuis plusieurs années le concept de sécurité humaine, qui tend à se superposer à celui de sécurité nationale, en mettant l’accent sur la préservation des populations, sur leur survie physique et économique, sur celle de leur mode de vie. On a pu constater à plusieurs reprises qu’une mise en danger de la sécurité humaine était l’un des facteurs de conflits les plus importants. La spirale « anxiété des populations, contraction économique, montée des nationalismes » est un phénomène connu.
La crise du covid-19 pourrait ne pas échapper à cette règle. Les répercussions économiques du confinement, les traces psychologiques que laissera cette pandémie au sein de populations désormais méfiantes à l’égard des échanges internationaux, pourraient provoquer un climat d’insécurité générale. Les tensions entre Pékin et Washington, les dissensions au sein de l’Union européenne, la tentative de plusieurs régimes autoritaires de tirer profit de cette crise pour faire avancer leur influence, montrent à quel point un enjeu initialement sanitaire peut devenir un enjeu de sécurité politique internationale. Bien plus encore que la situation provoquée il y a quelques années par le virus ebola en Afrique, qui n’a pas touché l’intégralité des échanges internationaux, la situation actuelle impose une réflexion stratégique sur le lien entre santé et sécurité mondiale.
La redéfinition de la puissance
Les critères pour mesurer la capacité d’un État à protéger sa population s’en trouvent également profondément modifiés. On savait déjà que la force militaire n’était pas en mesure de régler toute situation (et moins encore la détention de l’arme nucléaire). On constate aujourd’hui que la possibilité d’effectuer des tests sanitaires à une population entière, de lui fournir des équipements de protection (masques, gel hydroalcoolique…) sont des critères essentiels pour statuer à la compétence de l’État et au respect et de sa part du pacte hobbesien (assurer la sécurité d’une population en échange du renoncement de celle-ci à une partie de sa liberté). Donc des critères pour mesurer sa puissance.
La capacité d’un État à imposer sa force de négociation sur la scène internationale pour obtenir des masques fait soudainement figure d’indicateur important de son statut. Tout comme la capacité à anticiper, à augmenter une production stratégique, à monter en puissance sur le plan de politiques publiques sanitaires ou autres. L’Allemagne sort ainsi grandie de cette crise, même si son fonctionnement fédéral peut à terme lui compliquer la tâche. Plusieurs pays asiatiques ont également démontré une aptitude à gérer correctement la crise, notamment en innovant sur le plan technologique. Le fait qu’il s’agisse de démocraties (Taiwan, Corée du sud, le cas particulier de Hong Kong, et la démocratie dirigiste de Singapour) n’est pas sans conséquences politiques dans le rapport de force régional.
La redéfinition de la défense
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