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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 months 1 week ago

La crise environnementale en Chine

Sat, 06/05/2017 - 00:00

D'une ampleur inédite, la crise écologique en Chine touche l'eau, les sols et l'air. Le 8 décembre 2015, le gouvernement interdisait toute circulation à la moitié du parc automobile de Pékin. Une décision inédite et bien dérisoire. Professeur d'économie chinoise et sinologue, Jean-François Huchet analyse les causes structurelles dans ce court essai très documenté. Au départ, la « croissance industrielle à tout prix » voulue par Mao Zedong dès les années 1950, avec pour corollaire un énorme gâchis « de ressources naturelles, en l'absence d'un système de prix reflétant leur rareté ». Suivent l'explosion démographique (+ 170 % depuis 1950), l'étalement urbain (la surface habitable est passée de sept à trente-cinq mètres carrés par habitant entre 1980 et aujourd'hui), l'immobilier comme moteur de croissance… Autant de facteurs que l'État va tenter d'atténuer de manière peu cohérente. Tout en développant les énergies vertes et une législation ambitieuse, il a multiplié par sept sa consommation de charbon au cours des trois dernières décennies. La rente fossile, qui assure encore son avenir, est responsable de 20 % des émissions mondiales de CO2.

Presses de Sciences Po, Paris, 2016, 152 pages, 15 euros.

Vote utile

Sat, 06/05/2017 - 00:00

S'appuyant sur l'article « Et cette fois encore, le piège du vote utile ? » (avril 2017), M. Michael Feintuch tient à contester l'élection présidentielle elle-même, peu démocratique selon lui.

Serge Halimi prend l'angle du vote utile pour évoquer l'élection présidentielle. Certes, mais ne faut-il pas rappeler aussi que le Père Noël est illégitime ? Comment les Français peuvent-ils imaginer un instant qu'un homme seul puisse répondre aux attentes, questions, problèmes d'une société tout entière et lui donner pendant cinq longues années les pleins pouvoirs ? Sinon en croyant encore à l'âge adulte au Père Noël ?

Père Noël de surcroît totalement illégitime : faut-il rappeler que l'élection présidentielle est depuis l'origine anticonstitutionnelle ? De Gaulle l'a imposée. L'élection présidentielle est illégitime dans les textes, elle l'est aussi dans les urnes. Un candidat qui va réunir 22 ou 23 % des voix exprimées au premier tour, soit 14 à 15 % des électeurs inscrits, va se faire élire sur un coup de force, par un second tour obligatoire, avec un choix par défaut, par rejet de l'autre candidat, passant ainsi à la trappe 80 % des électeurs exprimés et 85 % des inscrits du premier tour. Le référendum turc par lequel [M. Recep Tayyip] Erdoğan veut se doter des pleins pouvoirs nous horrifie, mais notre élection présidentielle « à la française » n'est-elle pas de même nature ?

Élégies documentaires

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Des images anciennes trouvées sur un marché aux puces ou un livre d'histoire : Rügen, l'île qui accueillait un camp de vacances nazi ; un kibboutz ; la constellation d'Orion en 1939 ; une double page d'un cahier de Franz Kafka... Ce sont elles qui font le « lieu » du livre. Muriel Pic a identifié une mélodie dans ces archives et a choisi la forme du chant — l'élégie — pour, au fil de ses associations, créer un croisement entre poésie et histoire, donner à ressentir l'invention de ce « documentaire », entre ces deux temporalités où le poème prend la relève de l'épopée dans une époque qui doute des héros. Elle interpelle d'un côté l'histoire naturelle, le monde des abeilles, et de l'autre l'astronomie, le ciel étoilé, en montrant que la littérature est un mode d'essaimage d'archives, qu'elle rassemble autrement. Les abeilles et les étoiles ne poussent pas le poète à tourner le dos à l'histoire : « Tourner les pages de l'histoire n'est pas facile, / quand les peuples en soulèvent chaque ligne. »

Macula, coll. « Opus incertum », Paris, 2016, 92 pages, 15 euros.

Pour une société solidaire

Fri, 05/05/2017 - 19:33

Les mouvements sociaux lancés dans différents pays attestent d'une situation nouvelle, au point que l'on peut se demander si le temps des renoncements ne serait pas terminé. Ainsi, en Espagne, plusieurs grèves - dont une générale - ont agite le pays depuis juin 2002 contre la réduction du système d'indemnisation du chômage. En Italie, un formidable mouvement protestataire s'est poursuivi tout au long de l'année 2002 contre la remise en cause du code de travail. Le Portugal est lui aussi secoué par des actions de protestation contre le démantèlement des droits sociaux. Le Royaume-Uni a connu sa première grande grève dans les services publics depuis au moins vingt ans. Aux Etats-Unis, les dockers ont bloqué les ports de la Côte ouest pour la défense des salaires. En Afrique du Sud, des grèves ont bousculé le gouvernement…

Si, en France, les mouvements semblent moins spectaculaires, ils sont pourtant très nombreux, affectant le secteur privé comme le public. MM. Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin le savent bien, qui craignent une convergence de ces actions, à l'image des grandes grèves de 1995. Du coup, pour enterrer la loi sur les 35 heures, ils ciblent les anomalies de son application ; pour faire reculer les garanties des salariés mieux protégés, notamment sur la retraite, ils font semblant de déplorer le sort des plus démunis et parlent de lutte contre les inégalités. Ces principes de précaution risquent de buter sur la réalité des décisions prises. Et nul n'ose pronostiquer une quelconque paix sociale.

En Allemagne, M. Gerhard Schrôder est confronté au même dilemme : sa réélection doit beaucoup à son engagement en faveur d'actions vigoureuses contre le chômage, surtout à l'Est (1), même si ses prises de distance vis-à-vis des Etats-Unis sur l'Irak ont beaucoup joué. Pourra-t-il en rester à sa politique d'austérité d'avant ? Quant à M. Luis Inacio « Lula » da Silva, au Brésil, ses promesses de réduction des inégalités ne sont pas étrangères à son récent succès, même si une partie de la bourgeoisie nationale a misé sur le changement.

Il serait évidemment abusif de voir dans ces mouvements un raz de marée social, encore moins l'émergence d'une vague révolutionnaire. Les consciences restent embrumées par l'effondrement du communisme, l'échec du tiers-mondisme, et la crise de la social-démocratie. Mais, après deux décennies d'accablement et de silence, les populations commencent à relever la tête. Au moins une partie d'entre elles. D'autres, laissées à l'abandon, se tournent vers les mouvements autoritaires ou de droite extrême comme en témoigne le vote en faveur du Front national en France, du Mouvement social italien (MSI) en Italie, du Vlaams Blok en Belgique… D'autres encore sombrent dans la violence, souvent contre d'aussi pauvres qu'elles. Et si les Etats-Unis détiennent une sorte de record dans ce domaine, c'est que la société trouve « normal que l'Etat exerce la violence contre les pauvres », explique le cinéaste-écrivain américain Michael Moore, qui lutte contre l'explosion des ventes d'armes personnelles dans son pays (2). Son regard sur la France se révèle d'une grande lucidité : « Dès que vous commencez à déchirer votre filet de sécurité sociale déclare-t-il, dès que vous vous en prenez à vos pauvres, dès que vous commencez à blâmer vos immigrés, dès que vous commencez à agir comme nous le faisons depuis des années aux Etats-Unis, vous commencez à nous ressembler. L'éthique française dit : "Si quelqu 'un tombe malade, si quelqu'un perd son travail, nous avons la responsabilité collective d'aider cette personne L'éthique américaine, elle, dit : « Chacun pour soi ! » »

Bien sûr, la France n'en est pas encore là. Mais l'éthique de la « responsabilité collective » tend à s'étioler. Et pour cause : on ne peut penser construire une société solidaire quand la solidarité s'arrête aux portes des entreprises. Les directions de ces dernières alimentent le chômage comme un puits sans fond, ne s'interrogeant pas sur le devenir de ceux qu'elles rejettent, et en laissant la collectivité payer les ravages - de moins en moins bien d'ailleurs. En France, plus de la moitié des chômeurs ne sont pas indemnisés.

Pour rassurer les foules, certains ont tout simplement annoncé la « fin du travail » (Jeremy Rifkin) comme d'autres avaient pronostiqué la « fin de l'histoire » (3)… Pour l'instant, cependant, on n'a pas trouvé mieux que le travail pour produire et consommer. Or c'est justement la place du travail qu'il est urgent de repenser, afin d'en faire le centre de la vie collective. Il ne s'agit pas de rêver d'un quelconque retour au passé, ni de verser dans une vision productiviste de la société, mais de se poser des questions simples : Que produire ? Avec quelles finalités ? Comment s'épanouir personnellement en participant à des choix collectifs ?

Il est en effet illusoire de penser que l'on peut durablement sécuriser les personnes - ce qui est devenu un enjeu majeur au-delà même de la France - sans sécuriser les emplois, c'est-à-dire sans bâtir de nouvelles normes sociales aptes à garantir le développement de chacun.

Cela commence par une lutte acharnée contre ce que l'on ne croyait n'être qu'une spécialité américaine : les « working poors » les travailleurs pauvres. Leur nombre atteint quelque 3,4 millions de personnes en France. Ces salariés d'un type nouveau ont un emploi, mais souvent précaire, toujours à temps partiel, parfois avec des horaires « abracadabrantesques » (le soir de 18 heures à 22 heures, ou le matin très tôt, ou le week-end), et leur salaire ne leur permet même pas de se loger… Les premiers touchés : les jeunes et les femmes. Pour les uns comme pour les autres, il devient alors impossible de se projeter dans l'avenir, d'imaginer une vie indépendante (de la famille ou du conjoint), et même quelquefois d'être tout simplement présents et disponibles pour une vie familiale, sociale ou civique, active. Cela contribue au repli sur la cité, à la déstabilisation de l'autorité parentale, aux dérives en tout genre. A-t-on idée des souffrances ordinaires des vies ainsi précarisées, perpétuellement sur le fil, où le moindre incident peut prendre des allures de catastrophe sociale ? A-t-on toujours conscience de cette insécurité de vie au quotidien ?

La nature des emplois créés, leur rétribution et leur pérennité se révèlent ainsi essentielles pour sortir les jeunes et les femmes des ghettos à bas salaires, et les salariés de plus de 50 ans de la trappe à chômage. La crise d'efficacité qui frappe l'ensemble des pays développés vient précisément du faible niveau des salaires, qui comprime la consommation, du décalage entre les diplômes obtenus et les qualifications reconnues, ainsi que de la sous-utilisation du savoir-faire des individus.

De même, la nécessaire mobilité géographique ou professionnelle des salariés ne peut se développer qu'en apportant des garanties de maintien de salaire, de reconnaissance des qualifications, d'engagement de formation… Aucun licenciement ne devrait pouvoir être prononcé sans un reclassement préalable, une proposition de formation, ou un congé de reconversion. Après les scandales Enron et Vivendi, les gouvernements et les experts cherchent à protéger les placements financiers des risques du marché. Pourquoi serait-il moins noble ou plus utopique de trouver des protections pour les salariés ?

Actuellement, la gestion des emplois est uniquement guidée par les mouvements de capitaux et les exigences des gros actionnaires. Il faut en finir avec la dictature de la rentabilité financière. A contrario, les gouvernements de gauche comme de droite se sont eux-mêmes désarmés au fil des ans, en faisant sauter tous les verrous de contrôle public (monnaie, entreprises publiques, politiques industrielles, droits du travail…). Sans doute certains de ces instruments étaient-il devenus obsolètes. Mais, au lieu de se lamenter et de baisser les bras en assurant, tel Lionel Jospin, que « l'Etat ne peut pas tout faire » (4), ne vaudrait-il pas mieux s'attacher à concevoir d'autres outils ? Et notamment, revoir toute l'architecture sociale, afin de bâtir un nouveau champ de garanties sociales, individuelles et collectives ? La tâche n'a rien d'insurmontable. Avant la création des contrats de travail assis sur des normes collectives légales, la force de travail était considérée comme une simple marchandise, se négociant en tête a tête (5). La création de règles collectives, dans le privé, tout comme le statut dans la fonction publique, ont représenté des premières tentatives - réussies - de dépassement de cette conception. Pourquoi ne pas aller plus loin ?

Ce n'est pas par hasard si ces acquis font l'objet d'attaques en règle de la part du mouvement des entrepreneurs français (Medef) et du gouvernement de M. Raffarin. Leur « refondation sociale » vise précisément a étendre l'univers de la marchandisation à l'ensemble des relations de travail, à la formation, aux fonds de retraite ou de prévention… Il faudrait, au contraire, commencer à extraire certains domaines des rapports marchands (comme la recherche, la santé, la formation, l'école voire l'urbanisme ou même des productions de pointe indispensables), ce qui suppose de s'attaquer au sacro-saint principe de la rentabilité financière, qui mine la société. En voulant « réguler » le capitalisme sans chercher à s'extirper, au moins partiellement, de sa logique, la gauche plurielle a perdu son âme et ses électeurs.

Une période historique s'achève. Le temps du social considéré comme un supplément d'âme est révolu. Le partage des tâches consistant à laisser les gestionnaires gérer à leur guise, et les « politiques » limiter les dégâts sociaux (au mieux), est mort en même temps que la gauche plurielle. On ne pourra espérer résoudre durablement les dérives de la société (de la violence au racisme, de l'insécurité à l'égalité entre les sexes) et fonder une nouvelle cohésion sans toucher à la question centrale de la maîtrise du développement économique et du travail. Une nouvelle articulation entre le social, l'économique et le politique est à inventer.

(1) Lire Jens Reich « Les élections se perdent à l'Est », Le Monde diplomatique, septembre 2002.

(2) Interview aux Inrockuptibles, 9-15 octobre 2002, pour la sortie, en France, de son film Bowling for Columbine et de son livre Mike contre-attaque, La Découverte, Paris.

(3) Jeremy Rifkin, La Découverte, Paris, 1996 ; Francis Fukuyama, Flammarion, Paris, 1992.

(4) Déclaration à la chaîne France 2, le 13 septembre 1999.

(5) Lire Jean-Christophe Le Duigou, « Pour une sécurité sociale professionnelle », in Formation Emploi, n° 76, octobre décembre 2001, La Documentation française.

Un sentiment d'abandon

Fri, 05/05/2017 - 19:06

Fin mars, la classe politique métropolitaine s'est réveillée pour constater les terribles retards de développement qu'accuse la Guyane malgré le succès économique du centre spatial de Kourou (16 % du produit intérieur brut) : 22,3 % de chômage, la moitié de la population sous le seuil de pauvreté, des aliments 45 % plus chers qu'en métropole et une insécurité record. Les Guyanais partagent le sentiment que Paris les méprise. Bien que très diverses, les revendications convergent toutes vers le même constat : un désengagement de l'État, alors que la population guyanaise croît à un rythme bien supérieur à celui de tous les autres départements. La population est passée de 115 000 habitants en 1990 à plus de 250 000 aujourd'hui (1). Tous les champs du service public manquent de moyens : la santé, l'éducation, la sécurité. Et les horizons de développement semblent bien sombres : la coopération économique avec les voisins (Brésil et Surinam) est quasi inexistante, tandis que persiste une sorte d'économie de comptoir, artificielle et captive, souffrant d'un déficit d'investissement chronique. Ce désespoir explique la forte mobilisation non seulement de toutes les catégories sociales, mais aussi de toute la mosaïque des peuples guyanais.

(1) « Recensement de la population en Guyane », Insee Flash Guyane, n° 56, Cayenne, 2 janvier 2017.

Près de soixante ans de lutte pour le respect des droits humains

Fri, 05/05/2017 - 19:05

12 août 1961. Assassinat de Salah Ben Youssef à Francfort (Allemagne). Il était le principal opposant du président Habib Bourguiba.

Janvier 1963. Interdiction du Parti communiste (elle durera jusqu'en 1981). Mise en place du régime de parti unique.

Janvier 1966. Lettre à Bourguiba, de l'homme politique Ahmed Tlili. Il y dénonce notamment un « système policier ».

14 décembre 1966. À la suite de l'arrestation de deux étudiants, une manifestation tourne à l'émeute ; 200 étudiants sont arrêtés. Parmi les neuf condamnés, cinq sont membres du Groupe d'études et d'action socialiste en Tunisie (GEAST), les fondateurs de la revue de gauche Perspectives tunisiennes (qui va devenir le symbole de tout un mouvement d'opposition).

6 juin 1967. Un militant du GEAST, Ahmed Ben Jannet, est condamné par le tribunal militaire de Tunis à vingt ans de travaux forcés pour avoir organisé une manifestation.

18 mars 1975. Bourguiba est nommé président à vie.

26 janvier 1978. « Jeudi noir » : répression militaire d'une grève générale, qui fait 200 morts.

1978. Publication d'un rapport d'Amnesty International couvrant la période 1977-1978. Le document dénonce les répressions policières violentes et meurtrières des manifestations ainsi que les arrestations arbitraires d'opposants et de syndicalistes.

29 décembre 1983 - 1984. Les « émeutes du pain » interviennent après l'augmentation des produits céréaliers provoquée par la suspension des subventions à ces cultures. L'émeute populaire est réprimée violemment par la police mais aussi par l'armée. L'état d'urgence est déclaré. Le gouvernement recule et fait baisser les prix. Bilan officiel de la répression : 70 morts.

1984. Publication d'un rapport d'Amnesty International sur l'année 1983. Le document dénonce le maintien en prison des prisonniers d'opinion. Il met aussi l'accent sur les soupçons de tortures et de privations sur les prisonniers politiques.

7 novembre 1987. M. Zine El-Abidine Ben Ali succède à Bourguiba (dont il était le premier ministre) en le déposant pour sénilité.

18 mars 1988. Annulation des amendes qui avaient été prononcées contre les médias des partis d'opposition (pour infraction au code de la presse).

30 avril 1988. Le président Ben Ali décide de gracier M. Ahmed Ben Salah, ancien responsable de l'expérience socialisante, M. Rached Ghannouchi, leader islamiste, ainsi que les prisonniers islamistes.

27 juin 1989. Loi d'amnistie générale : 5 416 personnes qui avaient été condamnées pour raison politique ou syndicale peuvent de nouveau jouir de leurs droits civiques et politiques.

Janvier 1991. Début de la répression du parti politique Ennahda. Des milliers d'islamistes sont arrêtés dans le pays.

28 août 1992. Condamnation à de lourdes peines pour un grand nombre de dirigeants islamistes.

Janvier 1994. Rapport d'Amnesty International intitulé « Du discours à la réalité ». Le texte dénonce notamment les arrestations arbitraires et le double langage du gouvernement tunisien sur la scène internationale par rapport à la réalité du respect des droits humains.

21 mars 1994. M. Moncef Marzouki (qui deviendra président de 2011 à 2014) est emprisonné sans jugement pendant quatre mois. La veille, il s'était présenté à l'élection présidentielle. Il ne sortira de prison qu'après l'intervention personnelle de Nelson Mandela.

11 février 1998. Le vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, M. Khemaïs Ksila, est condamné à trois ans de prison.

30 décembre 2000. M. Marzouki est condamné à un an de prison pour son appartenance au Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) et pour avoir critiqué la gestion du Fonds de solidarité nationale, placé sous l'égide du président Ben Ali.

12 février 2001. La justice annule les actes du Congrès de la ligue tunisienne des droits de l'homme.

Septembre 2002. Libération de M. Hamma Hammami, dirigeant du Parti communiste, qui était en prison depuis onze ans.

Octobre-novembre 2005. Des opposants se lancent dans une grève de la faim pour dénoncer les atteintes aux libertés publiques.

Janvier-juillet 2008. Mobilisation sociale à Gafsa (bassin minier). Arrestation de centaine de personnes. Les leaders écopent de dix ans de prison.

Novembre 2009. Taoufik Ben Brik (journaliste d'opposition) est condamné à six mois de prison ferme au prétexte (controversé) de l'agression d'une femme.

19 décembre 2010. Les manifestations consécutives à l'immolation, le 17 décembre, d'un jeune marchand tunisien, Mohamed Bouazizi, prennent de l'ampleur et se multiplient dans le pays. Début de la révolution tunisienne.

24 décembre 2010. La police ouvre le feu sur les manifestants. Mohamed Ammari est tué d'une balle dans la poitrine.

2 mars 2011. Des centaines de prisonniers politiques sont libérés. Ces libérations font suite à la loi d'amnistie générale qui a été décrétée le 20 janvier par le gouvernement intérimaire, six jours après la chute du régime de M. Ben Ali.

16 octobre 2011. Des milliers de tunisiens manifestent pour la liberté d'expression et contre l'islam radical en réponse à l'attaque qu'a subi la chaîne de télévision Nessma, qui avait diffusé le film Persepolis (sur la révolution islamiste en Iran), par des islamistes et à la plainte déposée contre la chaîne par un groupe d'avocats pour atteintes aux valeurs religieuses et morales.

28 janvier 2012. A Tunis, 10 000 personnes marchent pour la défense des libertés et contre les violences religieuses.

27 novembre 2012. Répression violente d'une manifestation des habitants de Siliana, qui protestaient contre leur gouverneur (préfet).

6 février 2013. L'homme politique et opposant de gauche Chokri Belaïd est assassiné à Tunis.

25 juillet 2013. L'homme politique Mohamed Brahmi est assassiné à Tunis.

16-21 janvier 2016. Vague de protestations populaires contre le chômage et les inégalités. Mouvement sans précédent depuis la révolution en 2011.

Novembre 2016. Début des audiences publiques de l'Instance vérité et dignité (IVD).

13 février 2017. Amnesty International publie un rapport sur les violations des droits humains commises au nom de la sécurité, « Tunisie. “Nous ne voulons plus avoir peur”. Violations des droits humains sous l'état d'urgence ».

Dans les villes rebelles espagnoles

Fri, 05/05/2017 - 17:44

En Espagne, la jeune formation Podemos a manqué son objectif de « prendre le ciel d'assaut » : renverser le système politique par le biais des élections générales. De Barcelone à Madrid en passant par Valence ou Saragosse, les forces progressistes critiques de l'austérité ont toutefois conquis plusieurs municipalités-clés. Mais changer de maire permet-il de changer le monde ?

Boa Mistura. – « Dors moins et rêve plus », Madrid, 2014 www.boamistura.com

Une montagne de fleurs et de crucifix s'élève sur la place du Pilar, en cette mi-octobre, à l'occasion de la fête annuelle de Saragosse. Les rues regorgent de touristes, les grands magasins font le plein : aucun soviet, pas de prise d'un quelconque Palais d'hiver ibérique. Ici comme à Madrid, Barcelone ou encore Valence, une « coalition d'unité populaire » formée par des militants du mouvement social et de divers partis de gauche a remporté les élections municipales de mai 2015. Mais, en dépit des cris d'orfraie des conservateurs, alarmés par ces victoires, la révolution se fait discrète.

« On ne change pas une ville en un an et demi », plaide M. Guillermo Lázaro, coordinateur du groupe municipal de la coalition Zaragoza en Común (ZeC) (1). Avant d'ajouter que, en dépit des promesses de progrès social figurant dans les programmes électoraux, le changement auquel aspire la population consiste moins à abolir la propriété privée qu'à balayer la « caste » : « Les gens n'espéraient pas tant un changement réel de leurs conditions de vie que l'accession au gouvernement de personnes normales, qui leur ressemblent. »

À Saint-Jacques-de-Compostelle, la plate-forme victorieuse Compostela Aberta (« Compostelle ouverte ») est née d'« un dégoût », nous expliquent Mme Marilar Jiménez Aleixandre et M. Antonio Pérez Casas, respectivement porte-parole et militant de la coalition. « À peine un an après son élection, le précédent maire, le conservateur Gerardo Conde Roa, a été condamné pour fraude fiscale. » Deux autres se sont succédé au cours d'une mandature scandée par les affaires judiciaires, ce qui a valu à la ville d'être rebaptisée « Santiago de Corruptela ».

Cette crise de la représentation politique, moteur du mouvement du 15-M (né le 15 mai 2011 à Madrid), a favorisé la création de coalitions hétéroclites, renouvelant le profil des exécutifs traditionnels : « Compostela Aberta se compose en partie d'anciens militants de grands partis, mais pas uniquement, indiquent Mme Jiménez Aleixandre et M. Pérez Casas. Beaucoup de ses membres n'avaient jamais fait de politique auparavant ou viennent des associations de voisins (2), du mouvement féministe ou syndical, de collectifs de lutte contre la spéculation immobilière, etc. On trouve aussi des personnalités, des écrivains, des représentants du monde de la culture, ainsi que des gens issus du 15-M. » Et tout le monde ne se définit pas comme « de gauche ».

Utilisée par leurs adversaires et par une partie de la presse, l'appellation « mairies Podemos » (du nom du parti apparu en octobre 2014) oblitère les relations délicates, voire conflictuelles, que ces équipes entretiennent avec la jeune formation. D'ailleurs, « au-delà de nos différences avec les autres coalitions municipales, nous avons un point commun, observe Mme Jiménez Aleixandre : nous ne nous concevons pas comme des partis. Dans leur grande majorité, les partis de gauche traditionnels donnent la priorité aux intérêts de leurs noyaux dirigeants : garder son poste, sans toujours dialoguer avec les militants. On observe une évolution similaire au sein de Podemos. Nous, nous testons diverses formes d'organisation pour donner la priorité à notre programme. »

Main dans la main ou face à face ?

Lequel ? D'une ville à l'autre, les feuilles de route intègrent de nombreuses ambitions communes : démocratie, répartition des richesses, réduction du poids de l'Église, réappropriation des services publics, droits des femmes, etc. Notre entretien n'a débuté que depuis quelques minutes lorsque le maire de Saint-Jacques-de-Compostelle, M. Martiño Noriega Sánchez, se lève : « Je descends dans la cour, prévient-il. Nous organisons une minute de silence chaque fois qu'une femme meurt sous les coups d'un homme. » Dans cette ville de près de cent mille habitants, de telles actions accompagnent la réhabilitation d'un centre d'accueil pour les femmes victimes d'agression, ainsi que des campagnes destinées à rendre leur lutte plus visible. Le 25 novembre, défini par les Nations unies comme la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, la ville se drapait de noir, bus et vitrines arborant l'inscription « Contra a violencia ».

À son retour, le maire nous expose le plan de prestations sociales entré en vigueur en octobre et dont il souhaite que d'autres gouvernements s'inspirent. « “Compostela Suma” est le programme le plus ambitieux que nous ayons porté jusqu'à présent. Nous avons signé des accords avec des hôtels, des associations, comme la Croix-Rouge, et débloqué des moyens pour loger les sans-abri, en utilisant des immeubles de la mairie qui n'avaient jamais été destinés à cela. » Le programme prévoit de venir en aide à des habitants considérés comme « trop riches » pour bénéficier de l'allocation d'inclusion sociale de Galice (Risga). M. Noriega Sánchez n'hésite pas, en outre, à afficher son soutien aux grévistes lors des grandes journées de mobilisation des travailleurs précaires et des sous-traitants de Telefónica, le principal opérateur de télécommunications d'Espagne.

Parmi les cibles des nouvelles équipes municipales, certains symboles. À Barcelone, la réapparition d'une statue décapitée du général Francisco Franco a scandalisé les conservateurs. Pour l'Épiphanie, le 6 janvier 2016, la mairie de Valence a choqué en remplaçant certains Rois mages par des reines. Provocations gratuites ? Il s'agirait plutôt de bousculer les héritages franquiste et catholique, en écho à l'aspiration républicaine du 15-M. Laquelle continue de flotter sur les manifestations espagnoles à travers le drapeau violet, jaune et rouge (les couleurs de la IIe République espagnole, 1931-1939).

Une fois le programme défini et l'élection remportée, il faut gouverner. L'entrée dans l'institution d'anciens militants associatifs habitués, pour les avoir souvent subis, aux rapports conflictuels avec les équipes municipales a provoqué un changement d'attitude du nouveau pouvoir local vis-à-vis du secteur associatif. « On constate une volonté de nous inclure dans les processus de décision, se félicite M. Enrique « Quique » Villalobos, président de la Fédération régionale des associations de voisins de Madrid (FRAVM). Il est devenu plus facile d'obtenir des informations. Ça n'a peut-être l'air de rien, mais c'est un pas de géant, parce que, une fois en possession de ces informations, nous pouvons revendiquer. Les conflits qui nous opposent actuellement à la mairie ont donc été facilités par la mairie elle-même ! »

Boa Mistura. – « Je te mangerais de poésie », Madrid, 2013 www.boamistura.com

Travailler main dans la main, mais sans renoncer au face-à-face : pour les collectifs militants, collaborer avec d'anciens camarades implique également de conserver son indépendance, pour « maintenir la pression ». Car l'amélioration des relations entre les acteurs des sphères publique et politique n'offre pas un gage d'avancées sociales, pas plus que la cordialité n'est synonyme de collaboration. « Nous portons un regard mitigé sur les premiers temps du gouvernement de Barcelona en Comú, déclare M. Daniel Pardo, membre de l'Assemblée des quartiers pour un tourisme durable (ABTS). Des espaces de dialogue se sont ouverts, alors qu'auparavant les questions liées au tourisme demeuraient le pré carré de l'institution, en lien avec les professionnels du secteur : les seconds décidaient, la première signait. Mais nous sommes assez surpris de voir que notre voix, qui défend l'intérêt général, est mise sur le même plan que l'avis du premier hôtelier venu. »

Accompagné d'une vingtaine de militants reconnaissables à leurs tee-shirts verts et à leurs slogans enjoués, M. Carlos Macías, porte-parole de la Plate-forme des victimes du crédit hypothécaire (PAH) de Barcelone, manifeste devant la mairie, en ce jour de tenue du conseil municipal, en octobre 2016. Une motion qu'ils portent depuis des mois vient d'être adoptée. Elle dénonce une clause prévoyant l'indexation des intérêts de certains prêts immobiliers sur un indice dont la méthode de calcul a été revue de manière très favorable aux banques par une loi de septembre 2013. Plus d'un million de prêts seraient concernés, empêchant de nombreuses familles de payer leurs mensualités à cause du surcoût important engendré par cette disposition, régulièrement jugée abusive par les tribunaux. À Barcelone, la municipalité s'engage désormais à ne plus travailler avec les banques qui l'utilisent et à fournir une aide administrative aux victimes. À l'échelle nationale, le rôle des mairies est pourtant limité : au mieux, elles peuvent demander au gouvernement espagnol de changer la loi, de mettre en place un système de prêts à taux zéro ainsi qu'un remboursement de tous les intérêts injustement perçus par les banques. Ce qui suffit à faire trembler les grands financiers. « Je sais qu'il est peu probable que la mairie cesse de travailler avec ces établissements financiers, confesse M. Macías. Il resterait deux banques, tout au plus, et aucune qui puisse lui prêter de l'argent. Mais je suis convaincu qu'il faut continuer à mettre la pression pour que l'équipe municipale ne baisse pas les bras. »

Ne pas se démobiliser, telle serait la priorité. « Barcelona en Comú ou Podemos ont une responsabilité : celle du discours, poursuit M. Macías. Si vous envoyez à votre propre camp le message : “Tout va bien, calmons-nous, nous sommes arrivés au pouvoir et on va tout régler”, c'est que vous n'avez rien appris au cours des quarante dernières années. » Les nouvelles équipes se disent conscientes du risque : « Nous ne voulons à aucun prix reproduire l'erreur de 1982, quand la victoire du PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol] a abouti au démembrement du mouvement social, veut rassurer Mme Luisa Capel, membre de l'équipe de communication d'Ahora Madrid (« Madrid maintenant »). À l'époque, la gauche a choisi une logique de démocratie représentative, et nous avons perdu du pouvoir dans la rue. Cela s'est vérifié tout au long des années 1990, avec des effets dévastateurs. Nous souhaitons que le mouvement social continue à jouer son rôle pour nous aider à mener notre politique. Ceux d'en face, eux, ne se privent pas d'essayer de peser. »

« Technique de profanation des institutions »

Cette invitation provoque néanmoins quelques tensions. À Barcelone, elles se cristallisent autour de la lutte contre le tourisme de masse, point fort du programme de Barcelona en Comú. À l'été 2015, la maire, Mme Ada Colau, a adopté un moratoire d'un an (prolongé jusqu'en juin 2017) sur les licences permettant l'ouverture de nouveaux logements touristiques, le temps de mettre sur pied une politique de long terme dans une ville où tous les quartiers souffrent de l'essor du tourisme de masse. Si le moratoire — au grand dam des représentants du secteur — répond à la première des exigences de l'ABTS, le plan spécial urbaniste de logements touristiques (PEUAT) qui l'accompagne a essuyé le feu de ses critiques.

Encore en discussion après avoir reçu une centaine d'amendements, cette réglementation vise à définir quatre zones urbaines. Dans le centre, zone dite de « décroissance naturelle », aucune nouvelle construction hôtelière ne serait autorisée, et les établissements existants ne pourraient être ni agrandis ni remplacés par d'autres si leur activité venait à cesser ; dans la deuxième zone, le statu quo serait maintenu ; et, dans les quartiers périphériques des troisième et quatrième couronnes, des licences seraient délivrées de manière « soutenable », avec des restrictions en fonction de la superficie et du nombre de places des établissements. « Nous savons que ce projet est ce qui s'est fait de plus courageux à Barcelone, mais nous savons aussi à quel point il est insuffisant, explique M. Pardo. La mairie nous demande de la soutenir, mais nous ne pouvons pas lui signer un chèque en blanc. La “décroissance naturelle” est un tour de passe-passe langagier. En l'état, certains des quartiers représentés dans nos assemblées se retrouveraient immédiatement à la merci de la spéculation. Notre exigence ? Un moratoire indifférencié. Politiquement, c'est peut-être un suicide, mais nous ne pouvons pas demander moins. »

Chaque jour, les « mairies du changement » se retrouvent aux prises avec les difficultés qu'implique le passage de la rue aux institutions. Cette mutation dépossède le mouvement social d'une part significative de ses forces. Assise à la terrasse d'un café, Mme Ana Menéndez, récemment propulsée à la tête de la Fédération des associations de voisins de Barcelone (FAVB), énumère ceux de ses anciens camarades qui travaillent désormais pour les services municipaux. Le phénomène fait écho au siphonnage de nombreux animateurs du mouvement social par Podemos. Dans les rangs de Compostela Aberta, Mme Jiménez Aleixandre ne parvient pas à dissimuler son découragement quand elle analyse l'impact sur l'action militante d'un an et demi de présence dans les institutions : « Ces derniers temps, le fonctionnement de Compostela Aberta, comme celui des autres “mairies du changement”, a été très affecté par les processus électoraux. Nous avons vécu une élection municipale, deux générales et une régionale en un an et demi ! Nous nous y sommes investis à corps perdu, et elles ont absorbé une énorme part de l'énergie que nous aurions pu consacrer à la ville. Sans compter les tensions internes que ce processus a provoquées, puisque les coalitions changeaient en fonction du type d'élection. »

Boa Mistura. – « La vie pourrait être de couleur rose », Madrid, 2014 www.boamistura.com

Ces tensions ne résultent pas seulement de visions divergentes. Elles révèlent la difficulté de reproduire dans les institutions politiques les pratiques et les mots d'ordre du mouvement social. Adeptes du concept d'empowerment, repris et développé par Podemos, les nouvelles mairies pensent le terrain institutionnel comme un champ d'expérimentation politique. Elles misent sur la conception de plates-formes numériques citoyennes (3) — une prolongation des méthodes en vogue pendant le 15-M, où chacun pouvait, au coin d'une place, au détour d'un débat, inscrire ses propositions sur un tableau blanc. « L'objectif est de rompre avec cette bureaucratisation de la participation pour faire quelque chose de plus dynamique, davantage dans l'esprit du 15-M, où les accords s'obtiennent par consensus et où il n'est pas nécessaire d'appartenir à une association déclarée pour pouvoir participer », explique Mme Capel à Madrid.

Mais cette inventivité numérique — que le journaliste Ludovic Lamant qualifie de « technique de profanation des institutions (4)  » — et la bonne volonté qui l'accompagne se heurtent parfois aux pratiques des habitants. « Beaucoup ont finalement découvert que l'institution, ce n'est pas Twitter », constate le directeur de la FRAVM. À Saint-Jacques-de-Compostelle, le vote des budgets participatifs a mobilisé un millier de personnes, soit un peu moins d'un habitant sur cent. À Madrid, lors de la vaste campagne de réhabilitation de la place d'Espagne en 2016, 31 761 personnes ont voté en ligne pour les divers projets : environ 1 % de la population totale de la capitale. La répartition des 60 millions d'euros du budget participatif a quant à elle suscité l'intérêt de 45 522 habitants. Gadgets hors-sol ou « démocratie réelle » ? Pour le maire de Saint-Jacques-de-Compostelle, M. Noriega Sánchez, ces outils feront la preuve de leur efficacité de manière rétroactive, « une fois que les habitants auront pu constater que les propositions dont ils ont été les auteurs ont bien été adoptées et mises en place ».

Devenir de simples exécutants locaux ?

À condition, toutefois, de pouvoir porter ces mesures et les faire adopter par le conseil municipal. Aucune des coalitions de gauche arrivées au pouvoir en mai 2015 ne jouit d'une majorité absolue. « Nous gouvernons la ville, mais nous n'avons pas le pouvoir », résume M. Pablo Hijar, conseiller municipal au logement de ZeC. Le soutien d'autres groupes — souvent le PSOE, ou des partis régionaux comme Chunta Aragonesista (Union aragonaisiste, CHA), mouvement nationaliste et écosocialiste en Aragon — s'avère donc indispensable. À Saragosse, « les socialistes nous empêchent d'appliquer des critères de progressivité fiscale », s'agace le maire Pedro Santisteve. « Le PSOE entrave systématiquement les grandes décisions, celles qui remettent en question le système capitaliste », renchérit M. Guillermo Lázaro, de ZeC.

Sans compter qu'un certain nombre de mesures figurant dans les programmes électoraux relèvent de prérogatives régionales ou nationales. « S'il y avait eu un changement simultané à ces échelles, cela aurait été plus facile, soupire M. Villalobos. La région de Madrid gère les hôpitaux, l'éducation publique, la loi du sol. Nombre de décisions de la mairie sont donc accessoires : elle invite la région à prendre telle ou telle mesure... le plus souvent sans l'obtenir. » Les moyens ne suffisent pas à mettre en œuvre les mesures radicales promises contre les expulsions. Et ce d'autant moins que les mairies subissent la pression budgétaire de Madrid : « Seul 12,8 % du budget national leur parvient, reprend M. Santisteve. Elles doivent pourtant répondre aux besoins élémentaires des citoyens en matière de transport, de traitement des eaux et des déchets. »

La stratégie de « changement de l'intérieur » promue par les nouveaux exécutifs municipaux achoppe sur la définition de leurs compétences, héritée de la transition démocratique et des lois nationales. En particulier la loi de rationalisation et durabilité de l'administration locale, dite loi Montoro, du nom du ministre des finances de M. Mariano Rajoy, M. Cristóbal Montoro, qui l'a fait adopter en 2013. La première phrase de son préambule ne laisse planer aucun doute sur ses visées : « La réforme de l'article 135 de la Constitution espagnole (…) consacre la stabilité budgétaire comme principe directeur devant présider à l'action de toutes les administrations publiques. » Dictée par le « respect des engagements européens en matière de consolidation fiscale » et arrivant dans le sillage des politiques d'austérité, cette loi impose, en plus de la réduction du déficit, de consacrer tout éventuel excédent budgétaire au remboursement de la dette. Au-delà des exigences de leur politique, les mairies doivent mener un combat sur la conception même de l'action municipale : faut-il se satisfaire de devenir des exécutants locaux dans le cadre prévu par l'État ou bien tenter de se consolider comme entités politiques à part entière, dans la lignée de la tradition « municipaliste » ancrée dans l'histoire du pays depuis le XIXe siècle ?

Cette situation oblige les coalitions progressistes à d'étranges contorsions en matière de communication. Si toutes peuvent se vanter d'avoir assaini les comptes publics et dégagé un confortable excédent budgétaire depuis leur prise de pouvoir (5), elles ont dû, en vertu de la loi Montoro, reverser celui-ci aux banques (2,3 milliards d'euros cumulés (6)). Certaines décident toutefois de faire contre mauvaise fortune bon cœur : faute de pouvoir investir l'argent récupéré, elles choisissent de présenter ces remboursements comme la preuve de leur bonne gestion.

Une telle stratégie n'interdit pas aux figures de proue du mouvement de tenter d'obtenir une modification de la loi. Avec le soutien des « maires du changement », le groupe parlementaire Podemos a déposé une proposition de loi allant dans ce sens en octobre 2016. Fin novembre, une cinquantaine de représentants municipaux se sont réunis à Oviedo afin de lancer un cycle de rencontres pour dénoncer la dette illégitime et les coupes budgétaires. Loin d'être isolée, la réunion d'Oviedo relève d'une démarche familière aux « mairies rebelles » : faire front. Les 4 et 5 septembre 2015 se tenait ainsi à Barcelone le sommet « Villes pour le bien commun. Partager les expériences du changement », prolongé à La Corogne un mois plus tard. Il s'agissait dans les deux cas d'échanger sur les sujets les plus conflictuels : la remunicipalisation des services publics, les centres de rétention administrative, les réfugiés, la mémoire.

Pour certains, douze mois ont toutefois suffi à susciter un sentiment de déception. Successeur de Mme Colau dans le rôle de porte-parole de la PAH de la capitale catalane, M. Macías déplore la lenteur des changements promis : « Prenons la question de la sanction des banques propriétaires de logements maintenus vides : la mairie n'a pas rempli sa mission. Elle a infligé entre cinquante et soixante amendes ; il aurait dû y en avoir deux mille. Soit elle ne va pas dans la bonne direction, soit elle est excessivement lente. Et, sur cette question, il n'y a pas de débat quant à ses prérogatives : c'est bien de son ressort. »

Tenus par les décisions de leurs prédécesseurs

Début 2016, un conflit a agité l'équipe municipale, critiquée pour sa gestion de la grève des travailleurs des transports publics. Convoquées au moment du Mobile World Congress, vitrine internationale du secteur de la téléphonie, fin février 2016, les mobilisations exigeaient la fin des contrats précaires, le dégel des salaires et la publication des revenus des cadres dirigeants. Après le rejet par les syndicats des solutions proposées par la « mairie rebelle » pour arrêter la grève, Mme Colau a qualifié le mouvement de « disproportionné », et sa conseillère à la mobilité, Mme Mercedes Vidal, en a appelé à la « responsabilité » des grévistes. « Cette position totalement hostile à la grève, peut-être plus féroce que celle d'autres équipes municipales, a beaucoup surpris, rapporte M. José Ángel Ciércoles, délégué CGT Metro, le syndicat majoritaire dans cette branche des transports. Il est évident que ceux qui avaient voté pour Ada Colau se sont sentis trahis. »

Président d'Ateus de Catalunya (« Athées de Catalogne »), une association nationale dénonçant le poids de la religion catholique dans la société espagnole, M. Albert Ruba Cañardo se demande quand aboutira le recensement des propriétés immobilières de l'Église — et de leurs privilèges —, qu'il a réclamé à la mairie de Barcelone et qu'il considère comme une donnée-clé de la question du logement. « Le concordat, que nous voulons abolir, exonère d'impôt les propriétés de l'Église référencées comme lieux de culte. Mais c'est une hypocrisie. Vous pouvez avoir un immeuble gigantesque, avec une façade longue de plus de cent mètres et donnant sur une place centrale de la ville, qui appartient à l'Église, avec, à l'intérieur, des bureaux d'avocats, des magasins, tous loués. Et, sur cet immeuble, l'Église ne paie aucun impôt. Pourquoi ? Parce qu'elle a installé une sculpture de saint dans un coin. »

En prenant le relais de la droite dure, comme à Madrid, où Mme Manuela Carmena a été élue après vingt-quatre ans de gouvernement du Parti populaire (PP), les coalitions héritent d'accords et de projets antérieurs. Les nouveaux venus subissent alors le feu d'une critique qui devrait en grande partie s'adresser à leurs prédécesseurs. La capitale espagnole vient ainsi d'avaliser la construction du quartier Los Berrocales, imaginé par l'ancienne mairie. Plus de 22 000 logements devraient y être construits d'ici à 2018. « Le PP a laissé derrière lui tout un héritage de contrats sur trente ans ou plus avec telle ou telle entreprise, commente M. Villalobos. Les remettre en question impliquerait des indemnisations énormes. Los Berrocales, par exemple, est une folie. La ville dispose aujourd'hui d'un nombre suffisant de logements pour les trente ou quarante prochaines années. Si nous construisons le nouveau quartier, certains resteront vides. » Mme Carmena avait promis de ne pas autoriser de nouveaux chantiers urbains de cette ampleur ; elle a néanmoins estimé ne pas pouvoir révoquer ce projet conçu par ses adversaires politiques.

En avril 1931, la victoire des forces progressistes dans plusieurs grandes villes du pays, dont Madrid, avait préfiguré la IIe République. Certains voient dans les « mairies du changement » un écho à ce précédent. Mais, sur place, une forme de déception guette, à la mesure de l'enthousiasme qu'avaient suscité ces victoires en 2015, dans un contexte différent. À l'époque, de nouvelles formations politiques, Podemos en tête, bénéficiaient d'une forte dynamique. Elles espéraient triompher lors des dernières élections législatives. Leurs dirigeants théorisaient l'idée d'un « assaut institutionnel » : la conquête rapide du pouvoir à tous les niveaux par le biais d'une stratégie électoraliste assumée, peu clivante (le discours du « ni droite ni gauche ») et ouvertement revendiquée comme « populiste ».

Dans l'attente d'un nouvel assaut, et au-delà de leurs propres contradictions, les « mairies du changement » doivent faire face à des exécutifs nationaux et régionaux structurellement plus puissants, et bien décidés à les tenir en échec.

(1) Formée par Podemos, Izquierda Unida (union du Parti communiste d'Espagne et d'autres partis de la gauche radicale), Equo (écologistes), Puyálon (souverainistes aragonais anticapitalistes), Somos (républicains de gauche), Demos Plus (né du mouvement social de défense de la santé et de l'éducation publiques) et Piratas de Aragón (Parti pirate).

(2) Le mouvement des associations de voisins tient une place particulière en Espagne depuis la dictature franquiste. Présentes dans tout le pays, celles-ci se regroupent par fédérations dans les communautés autonomes et participent de manière très large au débat public.

(3) La mairie de Madrid a par exemple créé la plate-forme https://decide.madrid.es

(4) Ludovic Lamant, Squatter le pouvoir. Les mairies rebelles d'Espagne, Lux, Montréal, 2016.

(5) Madrid, en particulier, fait figure de « bon élève » pour avoir réduit la dette publique de 19,7 % en un an.

(6) Eduardo Bayona, « La deuda en los ayuntamientos del cambio se reduce 160.000 euros cada hora », Público, 26 novembre 2016.

Retour de la question sociale

Fri, 05/05/2017 - 16:31

Longtemps oubliée, la question sociale revient au cœur du débat politique. En France, pour avoir sous-estimé l'attachement de ses électeurs à cette question, la gauche a été sévèrement sanctionnée. Les élections présidentielle et législatives du printemps 2002 se sont traduites, en effet, par un véritable séisme : défaite du gouvernement de la gauche plurielle ; retrait de la vie politique du premier ministre en exercice, M. Lionel Jospin ; quasi-disparition du Parti communiste ; forte montée de l'extrême droite ; réélection « triomphale » (82 % des voix) de M. Jacques Chirac ; victoire de la droite, qui a obtenu, le 16 juin 2002, la majorité absolue à l'Assemblée nationale.

L'oubli de la question sociale est sans doute à l'origine de ce grand chambardement. Après cinq ans de gouvernement d'une « gauche plurielle » qui comprenait des socialistes de toutes les tendances, des communistes, des Verts, des radicaux de gauche et des républicains du Mouvement des citoyens, cette gauche ne soulevait plus aucun enthousiasme populaire et ses importantes réformes (1) étaient oubliées, voire critiquées.

Ce 21 avril 2002, une certitude confortable s'est effondrée : alors que tout changeait dans le monde, deux vieux partis — gaulliste et socialiste — devaient continuer de se partager tranquillement le pouvoir comme depuis trente ans…

Or ces deux forces étaient usées, leur mission historique épuisée. Elles donnaient l'impression, chacune à sa manière, d'être en panne, avec des appareils déliquescents, sans organisation ni véritable programme, sans doctrine, sans boussole et sans identité.

Des élections précédentes avaient montré qu'aucun de ces deux partis ne savait s'adresser à ces millions de Français victimes des nouvelles réalités du monde postindustriel engendré par la mondialisation libérale. Cette foule des ouvriers jetables, des déclassés des banlieues, des chômeurs endémiques, des RMistes, des exclus, des retraités en pleine force de vie, des jeunes précarisés, des familles modestes menacées par la pauvreté. Toutes ces couches populaires angoissées par les effets brutaux de la mondialisation libérale...

Le Parti socialiste, en particulier, qui ne compte presque plus de cadres issus du peuple et dont de nombreux dirigeants, en revanche, sont assujettis à l'impôt sur les grandes fortunes, a donné l'impression d'être sur une autre planète sociale, à des années-lumière du peuple commun. Il s'est montré peu sensible aux mille et un problèmes — licenciements massifs, délocalisations d'entreprises, insécurité, marginalisation, chômage, précarité, nouvelles pauvretés — qui accablent la France d'« en bas ». Il a été incapable de sentir le mouvement en profondeur de « la souffrance de cette sous-France », selon l'expression du journaliste Daniel Mermet.

« Ce mouvement en profondeur écrit un analyste politique, la gauche plurielle ne l'a pas vu venir. D'où sa déroute. A l'évidence, Lionel Jospin n'était pas le bon candidat. Il a mené une mauvaise campagne avec un mauvais entourage. (…) L'erreur de Lionel Jospin et de sa gauche plurielle est bel et bien d'avoir privilégié les bobos contre les prolos (2). »

Comme d'autres pays européens — Autriche, Norvège, Belgique, Suisse et, plus récemment, Italie, Danemark, Pays-Bas et Portugal —, l'extrême droite, en France, a su tirer profit des traumatismes causés au sein de la société par la mondialisation libérale, l'unification européenne, la désindustrialisation, les privatisations, le démantèlement des services publics, la réduction de la souveraineté nationale, la disparition du franc, l'effacement des frontières, l'hégémonie des Etats-Unis, le multiculturalisme, la crise de l'Etat-providence…

Tout cela dans un contexte de très grandes mutations technologiques qui ont entraîné l'apparition d'une grave insécurité économique et ont causé d'insupportables ravages sociaux. Un contexte où, la logique de la compétitivité ayant été élevée au rang d'impératif naturel, les violences et les délinquances de toute sorte devaient naturellement se multiplier.

Devant la brutalité de ces changements, les incertitudes s'étaient accumulées, l'horizon s'était brouillé. De nombreux Français se sont alors sentis abandonnés par des gouvernants de droite comme de gauche, que les médias n'ont cessé par ailleurs de décrire comme des « affairistes », des « tricheurs », des « menteurs » des « voleurs » et des « corrompus ». Sur un tel terreau social, fait de peurs, de désarroi et de ressentiment, il était presque fatal que réapparaissent les vieux magiciens. « Le fascisme ne tombe pas du ciel, écrit Jean-Michel Quatrepoint. Il se nourrit toujours de la paupérisation et de l'exaspération des classes moyennes ainsi que des erreurs, de la suffisance et de l'aveuglement des pseudo-élites du moment (3). » A base d'arguments démagogiques, les néofascistes promettent de revenir au monde d'antan (« Travail, famille, patrie »), rejettent sur l'étranger, l'immigré maghrébin ou le juif la cause de tous les maux et de toutes les insécurités. Les immigrés constituent en particulier les cibles les plus faciles et les plus constantes parce qu'ils symbolisent les nouveaux bouleversements sociaux, et représentent aux yeux des plus modestes une concurrence indésirable.

Absurde, haineux, ce discours séduit depuis longtemps, selon certaines enquêtes, « plus d'un Français sur quatre (4)  ». Et a été approuvé, le 21 avril 2002, par des millions d'électeurs issus des classes sociales modestes (30 % des sans-emploi, 24 % des ouvriers, 20 % des jeunes).

La crise de la politique s'était accentuée en France en raison notamment d'attitudes inacceptables adoptées par certaines formations politiques. En particulier depuis le revirement de M. Jacques Chirac en octobre 1995, lorsque, cinq mois après son élection à la présidence, il renia le programme sur lequel il avait été élu (fondé sur le constat de la « fracture sociale »), et adopta une politique ultralibérale. La grande révolte des cheminots en novembre et décembre 1995, soutenue par la majorité des salariés et appuyée par des intellectuels, en particulier Pierre Bourdieu, avait déjà montré que la société était consciente des dangers que la globalisation libérale faisait courir au modèle social.

Cela s'est traduit aussi par la montée de l'abstention, ainsi que par celle du vote blanc et la non-inscription sur les listes électorales. En France, un jeune sur trois de moins de vingt-cinq ans n'était pas inscrit à la veille de l'élection présidentielle de mai 2002 ; le nombre de militants politiques ne dépasse pas 2 % des électeurs, et seuls 8 % des actifs salariés adhèrent à un syndicat (ces deux derniers chiffres étant l'un des plus faibles du monde occidental).

A gauche, le Parti communiste n'a plus d'identité politique, et a même largement perdu son identité sociologique. Les élections de mai et juin 2002 ont confirmé sa quasi-disparition (moins de 5 % des voix) en tant que force politique nationale. Quant au Parti socialiste, il a été lâché par les couches populaires.

Le socialisme, l'un des grands mythes unificateurs de l'humanité — « Le socialisme est l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues » disait Engels —, a également été trahi par les dirigeants sociaux-démocrates européens. Déjà la démission, le 12 mars 1999, de M. Oskar Lafontaine, ministre allemand des finances, avait révélé la panne sociale-démocrate, son effondrement idéologique et son incapacité à proposer une solution de rechange à l'hégémonie néolibérale. Naviguant à vue, obsédée par l'urgence et la proximité, la social-démocratie demeure sans boussole et dépourvue d'assise théorique, à moins d'appeler théorie ces catalogues de renoncements et de reniements que sont La Troisième Voie d'Anthony Giddens, ancien conseiller de M. Anthony Blair, et Le Bon Choix de Bodo Hombach, longtemps inspirateur de M. Gerhard Schröder.

Pour la social-démocratie, qui gouverne plusieurs grands pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Suède), la politique, c'est désormais l'économie ; l'économie, c'est la finance ; et la finance, ce sont les marchés. La question sociale ne figure plus parmi ses priorités. C'est pourquoi elle a favorisé les privatisations, la réduction du budget de l'Etat, le démantèlement du secteur public, tout en encourageant les concentrations et les fusions des firmes géantes. Elle a accepté de se convertir au social-libéralisme. Plus question de se fixer pour objectifs prioritaires le plein emploi, la défense des acquis sociaux, la relance des services publics ou l'éradication de la misère pour répondre à la détresse des 18 millions de sans-emploi et des 50 millions de pauvres que compte l'Union européenne.

Entre les déceptions du rêve socialiste et les décombres de nos sociétés déstructurées par la barbarie néolibérale, y a-t-il un espace pour une nouvelle utopie sociale ?

Beaucoup de citoyens souhaitent voir la gauche se ressaisir et introduire des graines d'humanité pour faire dérailler la machinerie néolibérale. En Italie, en Espagne, dans d'autres pays, les salariés se mobilisent, participent à des grèves générales. Partout on sent le désir d'action collective. Chacun éprouve la nécessité de réintroduire du collectif porteur d'avenir (5). Et le seul avenir acceptable est celui qui s'édifie sur un projet politique dont la préoccupation centrale reste précisément la question sociale.

(1) Le gouvernement de M. Lionel Jospin a fait adopter quelques grandes lois sociales qui représentent incontestablement des avancées historiques : les 35 heures, la couverture maladie universelle (CMU) et l'allocation personnalisée d'autonomie (APA).

(2) Jean-Michel Quatrepoint, « La France d'en bas », La Lettre A, Paris, 26 avril 2002.

(3) Ibid.

(4) Le Monde, 13 avril 1996.

(5) Lire Pierre Bourdieu, « L'essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, mars 1998 ; lire aussi, du même auteur, « Le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d'une exploitation sans limites », in Contre-feux, Liber-Raison d'Agir, Paris, 1998.

Le procès des droits de l'homme. Généalogie du scepticisme démocratique

Fri, 05/05/2017 - 00:00

Pour les auteurs — l'une directrice du Centre de théorie politique à l'Université libre de Bruxelles, l'autre membre de ce même centre —, « nous vivons sans doute dans “l'âge des droits” au sens où les droits de l'homme sont la seule idée politique et morale qui ait reçu une consécration universelle ». Une lingua franca mondiale, en quelque sorte, compte tenu de l'échec des autres utopies. Mais le constat est accablant : « Plus de la moitié du monde vit dans une situation où les droits de l'homme sont quotidiennement violés. » En effet, l'exigence d'universalité n'a de sens que si elle s'appuie sur un projet politique d'émancipation sociale, faute de quoi les droits humains ne constituent qu'une idéologie participant d'une légitimation du statu quo. C'est en effet la même Assemblée nationale qui adopte la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et qui vote deux ans plus tard la loi Le Chapelier, interdisant notamment les organisations ouvrières. Les arguments des « procès » intentés par Edmund Burke ou Carl Schmitt, Marcel Gauchet ou Régis Debray sont analysés.

Seuil, coll. « La couleur des idées », Paris, 2016, 352 pages, 22 euros.

Des valeurs. Une approche sociologique

Fri, 05/05/2017 - 00:00

C'est essentiellement aux « valeurs-principes », celles qui sont facteurs de valorisation, que s'attache ici Nathalie Heinich, au fil de cet essai touffu de sociologie axiologique. L'ouvrage est porté par une ferme critique des méthodes quantitatives dans ce domaine, de l'« invisibilisation » de cette question imputée à « la tradition matérialiste, et plus précisément marxiste », et de l'approche de Pierre Bourdieu, pour qui il n'existerait d'autre motivation « qu'intéressée à la perpétuation de la domination ». Il entend en particulier « mettre en évidence, à partir d'exemples concrets pris dans des contextes variés, les différentes catégories de principes d'évaluation et de justification, et leur articulation ». Appuyée sur de nombreux exemples porteurs de conflits, de l'appréciation de la corrida à celle de l'artiste Jeff Koons, c'est donc « la question des représentations que se font les acteurs de ce qui possède, ou de ce qui produit, de la valeur » qui se met en place, refusant l'universalisme pour un « relativisme descriptif ». Au lecteur soucieux de comprendre le sens — historique, idéologique, philosophique — de telle ou telle valeur de prolonger le travail.

Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2017, 416 pages, 25 euros.

Cuba and Revolutionary Latin America. An Oral History

Fri, 05/05/2017 - 00:00

À travers les témoignages des acteurs de l'épopée cubaine, ce livre raconte l'influence de la petite île sur les mouvements révolutionnaires latino-américains. Le retour historique sur les relations entre les États-Unis et Cuba éclaire les motivations des barbudos : une fibre nationaliste doublée d'une profonde préoccupation sociale. Le récit décrit par la suite le soutien apporté aux guérillas et aux partis de gauche en Amérique latine, ainsi que l'influence d'Ernesto « Che » Guevara, dont la vie (puis la mort) fut une source d'inspiration pour beaucoup.

Si ses forces militaires ont plutôt opéré en Afrique, Cuba n'a jamais hésité à prêter main forte à ses alliés dans la région. Deux mille professeurs, par exemple, furent envoyés au Nicaragua afin de soutenir le gouvernement sandiniste dans sa politique d'alphabétisation. Au fil des pages et des années, on observe la façon dont La Havane adopte une attitude plus pragmatique. En témoigne sa participation aux négociations de paix entre les guérillas colombiennes et Bogotá.

Zed Books, Londres, 2017, 304 pages, 19,99 livres sterling.

La France qui gronde. Politique, sécurité, éducation, religions, salaires, immigrations…

Fri, 05/05/2017 - 00:00

La « France qui gronde », c'est celle de la désindustrialisation, des délocalisations, des quartiers sensibles, des déserts médicaux, des paysans et des policiers suicidaires… Pendant des mois, les journalistes Jean-Marie Godard et Antoine Dreyfus sont partis à la rencontre de cette France « qui fait parfois irruption dans le quotidien médiatique à travers des sondages, lors d'un micro-trottoir ou à l'occasion d'une émission politique pour laquelle quelques-uns de ces visages viennent pousser un coup de gueule minuté face au ministre, au chef de parti, au président ». Les deux reporters lui donnent la parole « sans fard ni filtre » et livrent le tableau d'un pays qui se débat face aux difficultés quotidiennes et se montre écœuré par l'arrogance des nantis. Certains de ces témoins s'avouent tentés par le vote Front national. Mais d'autres, observent les auteurs, font le choix « d'innover de manière pragmatique, loin des idéologies, pour résoudre des problèmes très concrets ».

Flammarion, Paris, 2017, 376 pages, 19,90 euros.

Ondes électromagnétiques

Fri, 05/05/2017 - 00:00

Après la publication de l'article d'Olivier Cachard « Ondes magnétiques, une pollution invisible » (février), puis d'une lettre contestant certaines sources dans le courrier des lecteurs de mars, plusieurs lecteurs ont réagi, dont Mme Victoria Heleven

Cela fait des années que j'attendais de la part du Monde diplomatique un article sur cette question, et les propos du courrier des lecteurs n'apparaissent pas fondés. [Parmi les preuves de dangerosité], les études du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ont classé les champs électromagnétiques comme potentiellement cancérigènes pour les humains (groupe 2B), le 31 mai 2011 à Lyon (…). En mai 2016, l'Académie américaine de pédiatrie a recommandé aux parents de limiter l'utilisation du téléphone portable chez les enfants et les adolescents. L'étude scientifique révèle des tumeurs au cœur et au cerveau de rats exposés aux irradiations du téléphone portable (…).

Un printemps qui se fait attendre

Thu, 04/05/2017 - 13:41

Après l'indépendance de juillet 1962, l'Algérie fut à l'avant-garde des pays du tiers-monde qui tentaient d'éradiquer les restants du colonialisme et de bâtir un nouvel ordre international. Cinquante ans plus tard, alors que le monde arabe est emporté par une contestation sans précédent, le pays semble immobile. Jusqu'à quand ?

L'Algérie restera-t-elle longtemps à l'écart de la lame de fond qui bouleverse le monde arabe ? A Alger, ses dirigeants, même s'ils restent muets en public sur le sujet, veulent le croire. Ils avancent deux arguments qui devraient à leurs yeux fonder durablement l'exception algérienne. Le premier tient à ce qu'une révolution démocratique a déjà eu lieu en 1988 quand le Front de libération nationale (FLN) a cessé d'être le parti unique au profit d'un multipartisme « rationalisé », que l'armée s'est retiré dans ses casernes et qu'une presse indépendante a vu le jour. M. Rached Ghannouchi, le dirigeant du parti tunisien Ennahda, en visite à Alger le 19 novembre 2011 à l'invitation du président Abdelaziz Bouteflika, a repris à son compte cette antienne de ses hôtes, expliquant benoîtement que la « révolution » algérienne de 1988 a été un modèle pour la Tunisie... et oubliant fort opportunément qu'elle a commencé par un bain de sang à la suite de l'intervention des chars du général Khaled Nezzar contre de jeunes manifestants emmenés par un futur dirigeant, islamiste lui aussi, M. Ali Belhadj (1).

La deuxième raison de cet optimisme officiel, qui pour nombre d'observateurs relève de l'aveuglement, tient à ce que le régime a pu, à la différence de ses homologues tunisien ou égyptien, résister à la pression de la rue. On l'oublie, mais la révolte arabe a commencé en janvier 2011 dans les grandes villes d'Algérie presque en même temps qu'en Tunisie. Pour une fois, le mouvement a été national, n'épargnant aucune région d'Alger à Annaba. Du 5 au 10 janvier, la jeunesse a défilé, souvent derrière un drapeau tunisien, pour le pain et la dignité. A Alger, les émeutes, les plus graves depuis 1988, ont débordé des quartiers populaires et touché les zones huppées. Un habitant de ces quartiers présent avoue sa surprise : « Je suis né ici, j'ai presque 50 ans et je n'ai jamais vu cela. Même durant les événements de 1988 (2)...  »

Les autorités sont parvenues in extremis à contenir tant bien que mal les manifestations en les noyant sous un tsunami bleu — la couleur de l'uniforme des cent quarante mille policiers. Et en multipliant les promesses : les légumes secs ont été ajoutés aux douze produits alimentaires dont les prix sont réglementés et/ou subventionnés, les salaires relevés souvent jusqu'à 80 % avec dix-huit mois ou plus de rappel. La levée de l'état d'urgence en vigueur depuis plus de vingt ans a, une fois de plus, été évoquée ainsi que l'ouverture de la télévision à des chaînes privées.

Pour la réponse politique à la crise, il faut patienter jusqu'au 15 avril 2011, après la déposition de MM. Zine El-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak et le déclenchement de la guerre civile en Libye. Le président Bouteflika promet ce jour-là des initiatives majeures dans la vie politique et l'information, deux secteurs où il y a loin des principes affichés dans la Constitution à la réalité sur le terrain. L'accueil est mitigé : deux importants partis tolérés de l'opposition, le Front des forces socialistes (FFS) (3) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) (4), boycottent la conférence nationale proposée par le pouvoir. Seules quelques personnalités sont reçues au palais présidentiel puis participent à la rédaction des quatre nouvelles lois organiques promises (régime électoral, représentation des femmes dans les assemblées, incompatibilités avec un mandat parlementaire et autonomie des départements) qui, comme d'habitude, est confiée au ministère de l'inté-rieur, véritable citadelle de l'autoritarisme et du conservatisme.

Le projet semble oublié quand, fin août 2011, deux jours après un attentat meurtrier contre l'académie militaire de Cherchell — le Saint-Cyr algérien — (dix-huit morts), le président le relance et fait adopter en conseil des ministres ce que l'on présente comme une importante réforme de la loi électorale avec création, comme en Tunisie, d'une commission électorale indépendante. Mais le diable est dans les détails : ses membres seront désignés par les neuf partis politiques « autorisés à présenter des candidatures sans dépôt de listes de signatures ». En clair les trois partis qui composent l'Alliance présidentielle, largement majoritaire à l'Assemblée (5), le seront également dans la commission. Et elle sera doublée par une seconde commission composée de magistrats désignés par le président de la République, qui tient à garder un œil sur les élections.

Et pour cause. Les prochaines législatives en avril 2012 seront décisives pour le rendez-vous suprême, la présidentielle du printemps 2014. Le FLN, le parti de M. Bouteflika, qui a actuellement la majorité au sein de l'Alliance présidentielle, devrait perdre la prépondérance au profit de celui du premier ministre, M. Ahmed Ouyahia, chef du deuxième parti en importance de l'Alliance, le Rassemblement national démocratique (RND) : il deviendrait ainsi le candidat « naturel » du bloc majoritaire et le successeur programmé de M. Bouteflika, malade depuis 2005.

Ce clash d'ambitions explique la crise actuelle de l'Alliance, qui connaît une guerre larvée et n'est plus qu'une majorité éclatée pour cause de « succession anticipée ». Le président ignore superbement le chef du gouvernement, qu'il n'a jamais reçu en tête à tête depuis sa nomination en août 2009 et qui lui a été imposé ; ce dernier est contesté dans son parti par un ancien secrétaire général qui lui demande de « dire la vérité au peuple » et lui reproche l'absence d'un « discours mobilisateur ».

Au FLN, une tendance qui se réclame du redressement et de l'authenticité conteste le dirigeant, M. Abdelaziz Belkhadem, prédécesseur de M. Ouyahia au poste de premier ministre, et veut organiser un congrès de refondation. Le ministère de l'intérieur s'y oppose parce que « le mouvement n'existe pas légalement »… Quant aux islamistes « légaux », ils sont plus divisés que jamais et se neutralisent en partie alors que, de l'aveu même de hauts responsables, si demain des élections devaient se tenir en Algérie sur le modèle de ce qui s'est fait en Tunisie, une bonne moitié des électeurs se prononceraient pour eux.

La proximité du premier ministre avec le très influent département de la recherche et de la sécurité (DRS) (6) et son chef, le tout-puissant général de corps d'armée Mohamed Mediène, dit « Toufik », lui donne une longueur d'avance dans la présidentielle sur d'hypothétiques concurrents. « Bouteflika a été victime de son habileté, décode un ancien ministre algérien des affaires étrangères. Quand il est arrivé au pouvoir en 1999, il y avait en face de lui un triumvirat de généraux qui le cornaquait. Il en a débarqué deux et le troisième, resté seul, parle au nom de l'armée, plus puissant que jamais… »

Cette agitation du microcosme, obnubilé par les élections législatives du printemps 2012, laisse de marbre l'opinion. « Chacun veut un peu plus d'argent, les jeunes réclament les droits humains et la démocratie à Dieu, et le discours politique est éclipsé par le discours religieux, qui submerge tout », explique un sociologue.

Al-Jazira et Al-Arabiya ont remplacé TF1 et France 2 sur les écrans. L'influence du Qatar passe, bien sûr, par sa télévision, mais pèse également sur la politique extérieure de l'Algérie, qui fait figure de dernier régime nationaliste encore en place dans le monde arabe, les jours de M. Bachar Al-Assad en Syrie et de M. Abdallah Ali Saleh au Yémen semblant comptés.

Le 15 novembre 2011, le président Bouteflika a dû, toute honte bue, se rendre à Doha, officiellement pour un sommet gazier, où il était le seul chef d'Etat à s'être déplacé, en réalité pour réchauffer ses relations avec le Conseil national de transition (CNT) libyen et son chef, M. Moustapha Abdeljalil, qui a accusé publiquement l'Algérie d'avoir soutenu Mouammar Kadhafi jusqu'au bout et refusait de se rendre à Alger. « Les deux rencontres se sont déroulées dans la résidence de l'émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, dans un des rôles qu'il affectionne le plus, celui de la médiation (7). » Le Qatar accueille également M. Abassi Madani, l'ancien leader du Front islamique du salut (FIS), vainqueur des élections interrompues par les généraux en décembre 1991.

Et à peine de retour de Doha, M Bouteflika a invité à Alger un autre protégé de marque du monarque qatari, M. Ghannouchi, pour également trouver un terrain d'entente avec la nouvelle Tunisie dont El Watan disait dans son éditorial du 24 octobre 2011 : « Le pouvoir algérien vient de recevoir une belle leçon de démocratie. » Il peut, aussi, attendre un coup de main du leader tunisien pour isoler le RND au sein de l'Alliance présidentielle en rapprochant le FLN et les islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP), ce qui compromettrait les chances de M. Ouyahia de succéder en 2014 à M. Bouteflika.

L'argent du pétrole alimente le système
de redistribution dont se sert
M. Bouteflika pour asseoir son pouvoir.

Isolé sur le plan diplomatique, mal vu du bloc monarchique et pétrolier du Golfe qui, en revanche, soutient le voisin marocain et a désormais la haute main sur la Ligue arabe, le régime algérien n'a plus qu'un atout dans son jeu : le prix élevé du pétrole, qu'il joue d'ailleurs plutôt mal. Les hydrocarbures devraient lui rapporter cette année plus de 70 milliards de dollars. Ils passent pour l'essentiel dans une gigantesque politique de redistribution qui arrose, inégalement, à peu près tout le monde. Anciens combattants, ménages, abonnés au gaz, à l'électricité et à l'eau, automobilistes, usagers des transports en commun, agriculteurs, débiteurs, locataires de HLM, primo-accédants au logement, retraités, banquiers, entrepreneurs, et beaucoup d'autres sont subventionnés d'une façon ou d'une autre par le Trésor public alimenté par la manne pétrolière.

La redistribution à la Bouteflika, qui se résume à une culture intensive des clientèles les plus diverses et qui lui a permis à l'automne 2008 de faire réformer la Constitution en moins de deux heures par des parlementaires apeurés, désorganise en profondeur l'économie et la société.

Sur le plan économique, elle alimente la trop forte croissance de la demande intérieure. La production nationale est incapable de suivre. Selon la Banque d'Algérie, la demande a augmenté en 2010 de plus de 5,5 % en volume et la production de 3,3 %. L'écart (2,2 % du produit intérieur brut [PIB]) provoque à la fois une forte poussée des importations, qui ont doublé en cinq ans, et un regain d'inflation invisible dans les statistiques officielles, mais très mal vécu par les ménagères, qui con-sacrent en moyenne plus de 55 % du budget familial à l'alimentation.

La hausse, modeste, de la production nationale est en partie illusoire parce que due à deux secteurs très particuliers : l'administration et le bâtiment. Le premier reflète surtout l'augmentation des effectifs de la fonction publique et le second un investissement qui cherche, sans y réussir, à rattraper la demande d'une population en croissance rapide.

En revanche, l'économie « productive », c'est-à-dire l'agriculture et l'industrie, recule année après année ; elle pesait à peine 10 % du PIB en 2009. « La désindustrialisation du pays s'accentue », constate la très officielle Banque d'Algérie. Le secteur public con-tinue sa descente aux enfers (—2,8 %). Seule son entreprise-phare, Sonelgaz, l'EDF-GDF algérien, augmente sa production et... ses pertes, faute d'un relèvement de ses tarifs, inchangés depuis 2005. Quant à l'agriculture, qui oscille entre les bonnes années comme 2009 (+ 20 %) et les moins bonnes comme 2010 et 2011 (+ 6 %), elle reste dominée par les aléas climatiques et plus incapable que jamais de nourrir le pays.

Au total, la justice sociale, tant vantée par le régime, ne bénéficie guère à l'Algérien moyen, dont le niveau de vie augmente au mieux de 1 % par an, soit 3 euros supplémentaires à la fin de l'année ; la démographie, il est vrai, ne facilite pas les choses. En cinq ans, le taux de croissance annuel de la population est remonté de 1,78 % à 2,03 %, et en 2010 il y a eu 888 000 naissances en Algérie, contre 828 000 en France.

Le retour au nationalisme économique — qui a coïncidé dès 2005 avec l'aubaine pétrolière (8), les amendements restrictifs à la loi sur les hydrocarbures, de facture libérale — a accru les difficultés. La fiscalité sur les compagnies étrangères installées dans le pays a été augmentée. Résultat, les compagnies internationales boudent le pays et, en volume, les exportations d'hydrocarbures régressent en 2011 pour la quatrième année d'affilée.

Les contentieux se sont multipliés avec des entreprises américaines, britanniques, égyptiennes, espagnoles, françaises ou italiennes. La baisse des cours du brut en 2008, passé de plus de 140 dollars le baril en juillet à moins de 50 en décembre, s'est traduite par un effondrement des recettes en devises de l'Algérie. M. Ouyahia, le premier ministre, a pris peur et multiplié les mesures administratives pour réduire les importations alors que son président, en pleine campagne électorale pour son troisième mandat, multipliait, lui, les promesses et les cadeaux. Résultat, au même moment, alors que l'un réduisait l'offre, l'autre augmentait la demande !

Les retombées locales du clientélisme ne sont pas moins dommageables. Chaque groupe, chaque région, chaque ville, chaque quartier, se juge, à tort ou à raison, moins bien traité que son voisin et tient à le faire savoir. Faute d'autres canaux de transmission avec un pouvoir ultracentralisé et autiste, l'émeute, la destruction d'édifices publics, la coupure des routes sont devenus des moyens d'expression habituels. Selon le ministère de l'intérieur, l'an passé plus de deux mille cinq cents « incidents » de ce type ont été enregistrés. La sécurité n'est plus qu'un souvenir dans beaucoup de localités où les autorités judiciaires notent, impuissantes, une recrudescence des assassinats, des enlèvements et des rackets. De plus, le régionalisme, qui est l'une des plaies du pays, se trouve encouragé par les inégalités entre régions, les favoritismes qui avantagent celles qui sont bien vues du pouvoir et « oublient » les autres au moment de la distribution des faveurs.

Enfin, à long terme, la politique économique du régime étouffe littéralement la production et l'emploi. Le commerce, légal ou plus souvent illégal, comme l'importation sauvage inondent le marché national des produits les plus invraisemblables et interdisent l'émergence d'une économie moderne. Les entreprises légales n'y résistent pas plus que l'emploi des cent cinquante mille jeunes diplômés qui sortent chaque année des quarante-huit universités du pays.

Il leur reste, maigre consolation, le secteur « informel », seul débouché de masse pour la jeunesse depuis la fermeture des frontières européennes. « Après les émeutes de janvier dernier, le commerce informel, petit et gros, a pratiquement été légalisé » écrit Le Quotidien d'Oran du 21 septembre 2011. Les petits sont omniprésents sur les trottoirs des villes et le long des grandes artères, les « gros » sont invisibles mais actifs. Une nouvelle fois, ils ont réussi à faire reculer le gouvernement, qui voulait imposer le règlement des transactions commerciales par chèque. Les parrains du trafic, comme les douaniers qui au passage prélèvent leur dîme, préfèrent les sacs poubelles remplis de billets ; ils ne laissent pas de trace. L'Algérie bat un triste record du monde en ce domaine ; les billets de banque y représentent plus du quart de la masse monétaire ! Pourtant, à l'automne 2011, les déposants faisaient la queue aux guichets des banques comme dans les bureaux de poste pour retirer de l'argent. A l'évidence, les liquidités sont dans d'autres poches...

(1) Cf. Octobre à Alger, préface de Pierre Vidal-Naquet, Seuil, Paris, 1988.

(2) Agence France-Presse, Alger, 8 janvier 2011.

(3) Le FFS a été fondé en 1963 par un des chefs historiques de la révolution algérienne, M. Hocine Aït Ahmed, qui le dirige toujours.

(4) Fondé au début des années 1980 par le docteur Saïd Sadi, il recrute, comme le FFS, surtout dans les régions berbérophones du pays. Les deux partis s'opposent l'un à l'autre au moins autant qu'au pouvoir...

(5) Aux élections législatives du 17 mai 2007, l'Alliance a obtenu 64 % des 389 sièges, dont 136 pour le FLN, 61 pour le Rassemblement national démocratique et 52 pour le Mouvement de la société pour la paix (MSP, islamistes). Le ministère de l'intérieur n'a jamais publié les résultats détaillés de ces élections.

(6) Le DRS est un département de l'état-major de l'armée ; il a son mot à dire sur les affaires publiques, des nominations de hauts fonctionnaires et des ministres à la passation des marchés publics. Il est chargé de la lutte contre le terrorisme (Al-Qaida au Maghreb islamique, AQMI), et sa direction de la documentation et de la sécurité extérieure (DDSE) anime une véritable diplomatie parallèle plus influente que celle du ministère des affaires étrangères. Le DRS tient en gros dans le système algérien le rôle qui était celui du Parti communiste dans les pays de l'ex-bloc soviétique.

(7) Salem Ferdi, « Realpolitik au sommet », Le Quotidien d'Oran, 16 novembre 2011.

(8) Les recettes pétrolières ont doublé entre 2000 et 2005, puis à nouveau doublé en trois ans.

Arroseur arrosé, piquets chinois, chiens de hipsters, intelligence, rectificatifs

Thu, 04/05/2017 - 11:14
Arroseur arrosé

Directeur exécutif du conglomérat médiatique News Corp (M. Rupert Murdoch), M. Robert Thomson a publié dans le Wall Street Journal, propriété du groupe, un article contre Google et Facebook titré « Fausses nouvelles et duopole numérique » (6 avril 2017) où affleure une pointe de jalousie.

Ensemble, les deux éditeurs d'information les plus puissants de l'histoire humaine ont créé un écosystème à la fois dysfonctionnel et socialement destructeur. Les deux entreprises auraient pu faire beaucoup plus pour mettre en avant le fait qu'il existe une hiérarchie des contenus. Au lieu de cela, ils ont prospéré considérablement en colportant une philosophie du « tout se vaut » qui ne distingue pas le vrai du faux parce que l'un et l'autre leur rapportent de substantielles sommes d'argent. « Fake News and the Digital Duopoly, 6 avril 2017. Piquets à travers la Chine

Le nombre de conflits du travail a tellement augmenté dans l'empire du Milieu que le gouvernement insiste sur la nécessité de réformer le syndicat unique, la Fédération des syndicats de toute la Chine (All-China Federation of Trade Unions), explique le China Labour Bulletin.

Il y a eu 1,77 million de conflits du travail en Chine en 2016, selon le ministère des ressources humaines et de la sécurité sociale (...). China Labour Bulletin [CLB] a recensé plus de cinq mille grèves, manifestations ou incidents sérieux en 2015-2016. Dans un document appelé « Opinion sur le renforcement des arbitrages lors des conflits du travail et l'amélioration du système de résolution » de ces conflits, le gouvernement suggère que la Fédération des syndicats de toute la Chine joue un rôle plus actif. (...) Mais, insiste le directeur de CLB, la négociation collective est la vraie solution pour résoudre les conflits. « Labour disputes on the rise, authorities call on union to take greater role », 7 avril 2017 Chiens de « hipsters »

La gentrification de Vancouver, au Canada, provoque une ruée sur la nourriture de luxe pour animaux de compagnie. L'engouement touche en particulier le régime cru, très prisé par les « hipsters » et leurs chiens, comme le note le Vancouver Business.

« Nous cherchons à développer de nouvelles formules qui se concentrent sur les problèmes de santé cruciaux des animaux de compagnie », explique Inna Shekhtman, fondatrice et directrice de Red Dog Deli Raw Food Co. Inc. « Près de la moitié d'entre eux se verront diagnostiquer un cancer au cours de leur vie, et beaucoup de propriétaires ne commencent à se soucier de leur régime que lorsqu'ils sont déjà malades. » De nouvelles recherches restent à mener pour prouver que le régime cru améliore la santé des animaux. Tyler Nyquvest, « Millennials boost premium pet-food business », 18 avril 2017. Le parti de l'intelligence

Dans un article consacré au « culte que voue la gauche aux élites intellectuelles » et à leurs aveuglements, Rick Perlstein rappelle un arrêt quasi unanime de la Cour suprême de 1927 en faveur duquel deux piliers de l'intelligentsia progressiste, Oliver Wendell Holmes et Louis Brandeis, pesèrent de tout leur poids.

Dans cette décision historique, la Cour jugea constitutionnelle la stérilisation chirurgicale d'une femme nommée Carrie Buck. La loi de l'État examinée lors de l'affaire Buck v. Bell indiquait, comme Holmes le résuma, que « la santé du patient et le bien-être de la société peuvent être améliorés dans certains cas par la stérilisation des débiles mentaux ». Et cela parce que, « dans ses diverses institutions, la Virginie subvient aux besoins de personnes déficientes qui deviendraient une menace si elles étaient rendues à la vie civile mais qui, si elles étaient incapables de procréer, pourraient retrouver la liberté en toute sécurité et devenir autonomes au bénéfice de tous ». Buck était « la fille d'une mère faible d'esprit dans la même institution, et la mère d'un enfant illégitime faible d'esprit ». « Trois générations d'imbéciles, ça suffit ! ». « Outsmarted », The Baffler, mars 2017. L'art du rectificatif

Avec son mordant proverbial, Jeffrey St. Clair ironise sur les manies du New York Times.

Alexander Cockburn avait coutume de dire que le New York Times publie deux ou trois rectificatifs par jour afin de persuader ses lecteurs que le reste du texte imprimé dans le journal est vrai. Comme celui-ci : « Rectificatif, 5 avril 2017 : du fait d'une erreur d'édition, une version précédente de cet article identifiait Ivanka Trump comme la femme du président Trump. Sa femme est Melania. Ivanka est sa fille. » « Roaming Charges : Metaphysical Graffiti », Counterpunch, 7 avril 2017.

Trafics d'influence en Afrique

Fri, 28/04/2017 - 19:06

Passé quasiment inaperçu, le quatrième sommet afro-arabe s'est tenu à Malabo, en Guinée-Équatoriale, les 23 et 24 novembre 2016. Cette rencontre traduit l'intérêt croissant des pays du Golfe pour l'Afrique et, pour celle-ci, une diversification inédite de ses partenaires. Les pays situés au sud du Sahara redessinent leur insertion, jusqu'ici subie, dans la géopolitique mondiale.

Omar Ba. – « Afrique Now » (Maintenant l'Afrique), 2016 © Omar Ba - Galerie Templon, Paris - Bruxelles

Mai 2015. Sollicité par Riyad, le Sénégal décide de « déployer en terre sainte d'Arabie saoudite un contingent de 2 100 hommes » dans le but de « participer à la stabilisation de la région » et de « garantir la sécurité des lieux saints de l'islam » (1). L'annonce fait l'effet d'une bombe à Dakar, où l'on craint un enlisement dans le bourbier de la guerre au Yémen (2). Un an plus tard, le nombre de soldats réellement envoyés par le petit pays d'Afrique de l'Ouest demeure flou, mais le geste reste symbolique de la vaste recomposition des relations internationales du continent noir.

Le changement majeur pour l'Afrique contemporaine réside dans une diversification inédite de ses partenaires, concomitante de taux de croissance élevés. Depuis les années 2000, six pays subsahariens figurent systématiquement parmi les dix pays ayant la plus forte croissance du monde. Entre 2010 et 2015, ils étaient même sept : Éthiopie, Mozambique, Tanzanie, République démocratique du Congo, Ghana, Zambie et Nigeria. Si les perspectives s'assombrissent aujourd'hui — la croissance ne sera que de 2 % en moyenne en 2017, selon le Fonds monétaire international (FMI) —, cette période d'augmentation des richesses a changé la physionomie du continent. Multinationales et puissances étrangères, traditionnellement attirées par les matières premières, sont désormais séduites par la multiplication d'alléchants programmes d'investissement : en 2015, trois cents grands projets d'infrastructure étaient en chantier, pour une valeur de 375 milliards de dollars. Grâce aux cours élevé des minerais et des produits de base au début du millénaire, l'Afrique a en effet bénéficié d'une manne suffisante pour entamer son désendettement et lancer de spectaculaires projets financés sur les marchés mondiaux. Longtemps attendue, la ligne de chemin de fer Addis-Abeba-Djibouti a ainsi été inaugurée en octobre 2016 ; on assiste à une concurrence accrue des ports en eau profonde dans le golfe de Guinée et dans la Corne (3). Le FMI craint dorénavant que le besoin de financement ne conduise à un réendettement incontrôlé (4).

Cette nouvelle ruée vers l'Afrique modifie progressivement sa géopolitique. Les anciennes puissances coloniales, mais aussi l'Union européenne, perdent leur hégémonie historique. Entre 2000 et 2011, selon l'économiste Philippe Hugon, la part de marché de la France est passée de 10 à 4,7 %. Ce mouvement s'effectue au profit des pays asiatiques : la Chine, devenue le premier partenaire commercial du continent, mais aussi l'Inde et le Japon. « Les trajets les plus créatifs aujourd'hui relient l'Afrique à l'Asie, note le politiste camerounais Achille Mbembe. (…) Les flux ne s'opèrent plus uniquement de façon verticale entre le Sud et le Nord. Ce qui se joue dans ce déplacement géographique, c'est le futur du continent africain : l'Afrique est devenue une question asiatique bien plus qu'une question européenne (5). » Des francs-tireurs misent également sur elle, comme la Turquie, en pleine interrogation sur ses alliances mondiales (6). Le nombre d'ambassades turques a triplé depuis 2009, tandis que le pays investit dans les travaux publics et l'immobilier. « Après la Corne de l'Afrique, note le journaliste Philippe Tourel, [Ankara] a désormais jeté son dévolu sur l'Afrique de l'Ouest, parlant business le jour pendant que ses entrepreneurs islamistes s'activent la nuit (7).  »

Moins commentés que l'offensive asiatique, les flux économiques et financiers venus du monde arabe s'intensifient : entre 2000 et 2009, le commerce entre l'Afrique et les pays du Golfe a bondi de 270 % ; tous les secteurs sont concernés (infrastructures, télécommunications, mines, immobilier, banques, agriculture). Si les liens avec l'Afrique du Nord sont anciens, les pays arabes souhaitent diversifier leurs économies, trop dépendantes du pétrole et du gaz, en profitant des possibilités offertes au sud du Sahara. Dans les années 2000, les États du Golfe, notamment l'Arabie saoudite, ont pris part au mouvement d'accaparement des terres dans le but d'assurer leur sécurité alimentaire ou de s'inscrire dans la production d'agrocarburants (8). En 2012, le Soudan a mis deux millions d'hectares de terres à la disposition des investisseurs de Riyad. Le Conseil de coopération du Golfe coordonne et stimule la stratégie de diversification des économies de la péninsule (9).

Quelque peu endormie depuis le sommet du Caire en 1977, la coopération afro-arabe fait l'objet d'une relance volontariste : la Ligue arabe et l'Union africaine ont organisé trois rencontres entre 2010 et 2016. La dernière s'est tenue en novembre en Guinée-Équatoriale. Les relations avaient pris leur essor après le premier choc pétrolier, en 1975. Les États du Golfe cherchaient alors à placer leur manne et à soutenir les régimes africains qui avaient rompu leurs relations diplomatiques avec Israël à la suite de la guerre des six jours. L'aide au développement imaginée à l'époque, matérialisée par la création de la Banque arabe pour le développement économique en Afrique (Badea), se combine désormais avec la satisfaction d'intérêts économiques et commerciaux bien compris sur un continent en quête d'investisseurs. « Les pays arabes sont des pays riches, a déclaré le président équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema Mbasogo sur la chaîne Africa 24, le 18 novembre. Ils peuvent contribuer au développement des pays africains sans aucune forme d'ingérence et sans se comporter comme les pays développés, nos anciens pays colonisateurs. »

Dix pour cent au moins des investissements dans les infrastructures africaines viendraient aujourd'hui du Golfe. Ainsi, en 2014, l'Investment Corporation of Dubai a signé un accord de 300 millions de dollars avec le milliardaire nigérian Aliko Dangote pour une participation dans le capital de Kerzner International. Le septième plan quinquennal de la Badea (2015-2019) est doté de 1 600 millions de dollars, soit une augmentation de 600 millions de dollars par rapport au plan précédent (2010-2014).

Actrice de ce mouvement afro-arabe, la finance islamique est elle aussi en plein essor à travers son fer de lance, la Banque islamique de développement (BID) (10). Celle-ci finance un plan de 7 milliards de dollars consacré aux infrastructures pour la période 2015-2021, ce qui représente près d'un tiers de son budget. Cet engagement s'est notamment matérialisé par la signature d'un accord avec l'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), qui considère la finance islamique comme un axe prioritaire. En janvier 2016, c'était au tour de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) d'accepter de la Société islamique pour le développement du secteur privé (filiale de la BID) un financement de 30 millions de dollars — potentiellement relevable à 100 millions de dollars — en faveur des petites et moyennes entreprises de la sous-région.

Dakar et les « pays frères »

Le Sénégal fait l'objet d'une attention particulière de la part de l'Arabie saoudite. Traditionnellement ouvert sur l'étranger, le petit pays d'Afrique de l'Ouest est perçu par Riyad comme une terre de mission plus facile d'accès qu'une Europe traversée par un rejet croissant de l'islam. Il serait également une porte vers les Amériques. Dakar est la seule capitale au sud du Sahara à avoir accueilli des sommets de l'Organisation de la coopération (ex-conférence) islamique (OCI), en 1991 et en 2008. Officiellement laïque, mais peuplé à 80 % de musulmans, le Sénégal se montre très attaché à ses liens avec les « pays frères » et aux « valeurs de l'islam », termes fréquemment utilisés par le président Macky Sall. Le pays verrait aussi dans son rapprochement avec l'OCI une occasion de financer la rénovation de ses infrastructures. Chaque réunion de l'OCI s'est en effet accompagnée de spectaculaires réalisations dans les transports et les communications.

Pour Dakar, il pourrait également s'agir de contrebalancer le poids, traditionnellement grand, des confréries dans la vie politique et sociale du pays. « On observe, face à un islam noir de tradition syncrétique (par exemple les confréries soufies ou mourides), des luttes d'influence entre les mouvements wahhabites, salafistes et chiites, note l'économiste Philippe Hugon. L'Arabie saoudite apporte son aide financière et développe le wahhabisme dans les pays ou zones à dominante musulmane (11).  » Après la Corne de l'Afrique, géographiquement proche, c'est désormais l'Afrique de l'Ouest qui attire le royaume : en 2014, Riyad a effectué un don de 34 millions de dollars destiné à lutter contre le virus Ebola, puis soutenu le Programme alimentaire mondial au Sénégal, en Mauritanie et au Niger (12).

Avec 30 % des ressources minérales de la planète et une multiplication des perspectives d'investissement, le continent est devenu le terrain d'une guerre économique mêlant acteurs privés et puissances étrangères : mines, terres agricoles, ports, téléphonie, banques, etc., mettent aux prises de grands groupes indiens, émiratis, chinois, français, britanniques, américains, parfois soutenus par des gouvernements (France, Chine, Arabie saoudite…).

Mais, si cette nouvelle géoéconomie confère des marges de manœuvre aux capitales africaines, leur fournissant des partenaires et des financements, elle demeure le fruit d'une insertion passive dans le concert mondial. Comme il l'a toujours fait depuis des siècles, le continent s'adapte à des choix effectués ailleurs, jadis en Europe, aujourd'hui en Asie et dans le Golfe. Il répond à des demandes plus qu'il ne formule des souhaits. Le jeu des puissances extérieures évolue ainsi en fonction de leurs propres intérêts, sans toujours tenir compte des populations locales. La Chine est de plus en plus critiquée en raison de la concurrence que ses produits à bas prix représentent pour les petits artisans et producteurs africains. Les intérêts de l'empire du Milieu sont ainsi régulièrement pris pour cible par les manifestants, comme à Kinshasa le 19 septembre 2016.

Pékin se voit désormais contraint de déroger à sa règle de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays hôtes. Cette réserve, qui contrastait avec le paternalisme des anciens colonisateurs, était plutôt bien perçue. Mais, comme toutes les puissances, la Chine doit protéger ses intérêts et ses expatriés. En février 2016, la puissance dominante de l'Asie annonçait l'ouverture d'une base militaire à Djibouti. La participation aux missions de l'Organisation des Nations unies (ONU) lui permet d'être plus présente tout en respectant les règles internationales. En dix ans, le nombre de ses casques bleus est passé de cent à plus de trois mille, principalement basés au Soudan du Sud, où elle a conclu des accords pétroliers. La perte de l'allié libyen, après la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, et la nécessité d'assurer son approvisionnement en pétrole l'ont poussée à prendre ses distances avec le régime de M. Omar Al-Bachir au Soudan, régime qu'elle soutient mordicus depuis plus de dix ans, malgré les nombreuses exactions dont il se rend coupable au Darfour. Elle a même participé à la médiation américaine entre Khartoum et Juba, capitale d'un Soudan du Sud qui a hérité de la plupart des puits de pétrole lors de la partition de 2011. « La doctrine de la non-ingérence est désormais interrogée, mais elle reste un pilier de la diplomatie, précise la politiste Martina Bassan. Pékin ne veut bouger qu'au cas par cas » (Le Figaro, 4 juillet 2016).

Les entreprises chinoises affichent un plus grand respect des lois locales, laissant certains chefs d'entreprise faire les frais des campagnes locales contre la corruption. Travaillant son image et ses réseaux d'influence, Pékin favorise l'implantation des instituts Confucius sur le continent : 40 ont vu le jour en dix ans face au réseau vieillissant des 124 alliances françaises. Au sommet Afrique-Asie de Djakarta, le président Xi Jinping a promis d'inviter 100 000 coopérants africains en Chine et de distribuer 18 000 bourses dans les cinq ans. Pékin chercherait-il, comme jadis la France, à s'assurer avec les pays africains de commodes apports de voix dans les instances internationales, par exemple au Conseil de sécurité des Nations unies ?

En ce début de millénaire, l'Afrique demeure un espace ouvert, vulnérable aux chocs extérieurs. Les économistes de la Banque africaine de développement redoutent ainsi les conséquences du « Brexit » sur l'accès des produits africains au marché britannique ; ils s'inquiètent de l'affaiblissement de la Banque européenne d'investissement, dont Londres détient 16,1 % du capital. En matière politique et diplomatique, la déstabilisation du Proche-Orient et du Sahara favorise la recrudescence des interventions, voire des ingérences internationales. Le développement de mouvements djihadistes, en particulier au Sahel, et l'essor du terrorisme suscitent ainsi des actions militaires, notamment de la France, qui en profite pour sauvegarder ou conquérir des avantages pour elle-même. En 2013, l'opération « Serval », au Mali, a conforté Paris dans son rôle de gendarme du continent. L'ancienne puissance coloniale n'oublie pas les intérêts de groupes tels que celui de M. Vincent Bolloré, souvent sollicité pour assurer la logistique de ses opérations. L'écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop et l'ancienne ministre malienne Aminata Dramane Traoré dénoncent une forme de recolonisation (13).

Intérêt croissant de l'Allemagne

Si, avec trois mille soldats déployés au Sahel, ses bases et ses opérations militaires, la France demeure l'acteur occidental majeur de la région, les États-Unis accroissent leur présence depuis l'attaque de leur consulat à Benghazi, en Libye, en 2012. Officiellement, ils ne disposent que d'une base militaire, à Djibouti, dans l'ancien camp Lemonnier de l'armée française. Ils viennent toutefois d'annoncer la construction d'une base aérienne au Niger. Mais Washington a surtout déployé des centaines de conseillers et de petites unités légères qui forment et assistent les armées et les polices locales, parfois conjointement avec Paris. Ses soldats et agents sont au total plusieurs milliers. La livraison de matériel et l'installation d'infrastructures de surveillance et de renseignement (réseaux de communication, drones) facilitent des opérations ponctuelles dans le Sahel ou dans la Corne de l'Afrique contre les Chabab. La présence américaine est désormais visible au Tchad, au Cameroun, en Éthiopie, au Ghana, au Kenya, au Mali, au Niger, au Sénégal ou en Ouganda. Depuis l'entrée en fonction de son commandement militaire pour l'Afrique (Africom) en 2008, Washington cherche un pays disposé à l'accueillir. Après le nouveau refus du Maroc, en octobre 2016, l'Africom demeure basé à Stuttgart, en Allemagne. L'héberger est souvent perçu comme une manière de se placer dans le viseur des terroristes.

Les soubresauts de la géopolitique mondiale conduisent également l'Allemagne à renforcer sa présence en Afrique. En 2011, la chancelière Angela Merkel avait effectué une tournée remarquée au Nigeria, en Angola, au Kenya et au Ghana, où dominaient les enjeux commerciaux et énergétiques. Mi- octobre 2016, afin d'afficher, à un an des élections législatives dans son pays, sa volonté de tarir les flux migratoires d'où qu'ils viennent, elle s'est rendue au Mali, au Niger et en Éthiopie, avant de recevoir à Berlin les présidents du Nigeria et du Tchad, MM. Muhammadu Buhari et Idriss Déby. Fin 2015, le gouvernement allemand a obtenu du Bundestag que le nombre de soldats autorisés à participer à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) passe de 150 à 650, tandis qu'une base de la Bundeswehr est en préparation à Niamey. Lors d'une conférence de presse accordée à Bamako, Mme Merkel a précisé ses intentions : « Il est important pour nous d'établir une cohérence entre notre coopération en matière de développement et notre soutien militaire. (...) Le militaire seul ne peut apporter la sécurité et la paix. »

Comme la Chine, l'Allemagne développe son influence culturelle à travers les instituts Goethe et le mécénat de ses fondations. L'intérêt croissant de Berlin pour l'Afrique pourrait progressivement modifier les termes du débat sur le continent noir au sein du Conseil européen. Troisième exportateur d'armes, mais affichant des convictions pacifistes, Berlin participe à toutes les opérations européennes en Afrique et se montre sourcilleux devant un interventionnisme français soupçonné de masquer un juteux mélange des genres. En 2006, il avait obtenu le commandement de la mission européenne Eufor-République démocratique du Congo, dont le siège se trouvait à Potsdam, même si la France assurait le gros de la logistique sur place (14). En 2011, l'opposition de l'Allemagne avait freiné le déclenchement de l'intervention franco-britannique en Libye.

Dans ce gigantesque jeu d'influence, l'Afrique souffre de deux faiblesses : d'une part, l'absence de leader continental solide et incontesté ; d'autre part, une intégration qui progresse plus vite sur le terrain commercial que politique et diplomatique. Représentant 15 % du produit intérieur brut (PIB) du continent, membre du G20 et du groupe des Brics (avec le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine), l'Afrique du Sud a obtenu la présidence de la Commission de l'Union africaine pour Mme Nkosazana Dlamini-Zuma en 2012. Ces attributs d'un pouvoir réel lui attirent régulièrement des accusations d'impérialisme continental. Mais elle demeure une puissance incertaine. Traversée de violentes tensions sociales, affectée par des scandales politiques à répétition, au bord de la récession économique, elle se voit désormais concurrencée dans le rôle de locomotive économique du continent par le Nigeria. Géant pétrolier et médiateur reconnu dans de nombreuses crises, celui-ci est l'un des partenaires privilégiés de Washington sur le continent. Il souffre en revanche du terrorisme massif de Boko Haram et des tensions sécessionnistes dans le Nord.

L'assassinat de Kadhafi, en 2011, a pourtant ouvert un espace sur la scène continentale. Le Maroc tente maladroitement de s'y engouffrer. Deuxième investisseur africain au sud du Sahara, il multiplie les initiatives diplomatiques : changement de 80 % des postes en Afrique et ouverture de cinq nouvelles ambassades en Tanzanie, au Rwanda, au Mozambique, sur l'île Maurice et au Bénin. Mais ses ambitions continentales restent contrariées par le conflit portant sur le Sahara occidental. Si le royaume a officiellement demandé à réintégrer l'Union africaine en 2016, l'absence d'accord sur la place de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), membre de l'organisation panafricaine, a fait échouer les négociations. Fin novembre, Rabat a même claqué la porte du sommet afro-arabe de Malabo en raison de la participation de la RASD.

Les organisations régionales (Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest, Uemoa, Communauté économique des États d'Afrique centrale, etc.) créent des zones de libre-échange sur les bons conseils des institutions financières internationales, mais se révèlent incapables de définir des politiques concertées de développement et une vision des intérêts continentaux. Les marchés intérieurs demeurent sous-développés, tandis que, comme le note M. Carlos Lopes, sous-secrétaire général des Nations unies et secrétaire exécutif de la Commission économique pour l'Afrique, l'acheminement d'un conteneur du Kenya au Burundi coûte toujours plus cher que de la Belgique ou du Royaume-Uni vers Nairobi (15). « Les résultats [de l'intégration régionale] restent encore loin des espoirs en raison de l'adhésion des pays à plusieurs groupements, note le géographe Georges Courade, du maintien de barrières commerciales, mais aussi de l'insuffisance des infrastructures et de l'incohérence des politiques économiques (16).  »

Le rôle déterminant des diasporas

C ette Afrique dorée qui fait la « une » des magazines occidentaux et séduit les hommes d'affaires en mal de nouveaux marchés est un théâtre fragile. Analysée dès les années 1960, la dépendance du continent aux matières premières persiste. Il ne représente que 1,8 % de la valeur ajoutée manufacturière (trois fois moins d'emplois industriels que la seule Corée du Sud). En 2013, la chute des prix des matières premières a durement touché des pays comme le Nigeria, l'Afrique du Sud ou l'Angola, dont l'essor repose sur le pétrole. « Quand on regarde de près, note la géographe Sylvie Brunel, ce qu'on voit, c'est d'abord une économie d'archipel, avec des zones de croissance, mais limitées aux régions littorales et aux métropoles » (Le Monde, 13-14 mars 2016). Comme au temps des grands empires européens…

Souvent perçues comme une menace ou un problème dans les pays occidentaux, les diasporas se présentent pourtant comme des actrices-clés du développement et des transformations politiques. Elles scrutent et commentent tous les événements africains, et font par exemple pression sur les organisations internationales lors de scrutins douteux, comme au Gabon ou au Congo-Brazzaville en 2016. « La durée de vie d'une dictature dépend de l'ampleur de notre silence », résume ainsi l'écrivain congolais Alain Mabanckou, également professeur à l'université de Californie à Los Angeles. Le rôle de l'« argent des émigrés » est désormais bien connu : les actifs se situeraient entre 700 et 800 milliards de dollars, près de la moitié du PIB de l'Afrique (17). Quant aux populations immigrées libanaise (400 000 à 500 000 personnes en Afrique de l'Ouest), chinoise, indienne et indo-pakistanaise (plus de deux millions en Afrique orientale et australe), elles jouent, elles, un rôle déterminant dans l'insertion de l'Afrique dans la mondialisation. Elles « participent d'un espace transnational, selon Hugon. Elles ont un poids économique important sur le continent africain tout en étant reliées à leur terre d'origine (même système d'information, participation aux mêmes fêtes religieuses, transferts, voire financement, de forces politiques). Elles sont parfois intégrées dans certains circuits parallèles (trafics divers) ».

Le développement de la menace terroriste pourrait-il inciter le continent à s'affirmer davantage ? En 2013, l'incapacité à contrer l'offensive des djihadistes sur Bamako et l'intervention militaire de la France ont provoqué un électrochoc politique dans les capitales africaines. L'Union africaine peaufine ses outils diplomatiques et militaires. Si la mise en place de sa force d'interposition, la Force africaine en attente (FAA), est sans cesse reportée, l'organisation s'est dotée d'un mécanisme de gestion des crises, la Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (Caric), opérationnelle depuis novembre 2016. Le Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine pratique désormais une concertation régulière avec le Conseil de sécurité des Nations unies.

Mais les grandes puissances rechignent à écouter le point de vue d'un continent qui affiche régulièrement ses divisions, comme lors de l'intervention de l'Alliance atlantique en Libye en 2011 (18). En outre, les moyens militaires et financiers de l'organisation panafricaine demeurent limités. Pourtant, nous confie sous couvert d'anonymat un diplomate africain en poste à l'ONU, si les Africains avaient été écoutés, l'intervention française au Mali aurait mieux pris en compte le point de vue des Touaregs, dont la marginalisation fragilise la paix à long terme.

(1) « Message du chef de l'État aux députés sur l'envoi de 2 100 soldats en Arabie saoudite », Dakar, 5 mai 2015.

(2) Lire Laurent Bonnefoy, « Au Yémen, une année de guerre pour rien », Le Monde diplomatique, mars 2016.

(3) Lire Gérard Prunier, « La Corne de l'Afrique dans l'orbite de la guerre au Yémen », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

(4) Cf. Antoinette M. Sayeh, « Un changement de cap s'impose » (PDF), Finances & Développement, Washington, DC, juin 2016.

(5) Télérama, Paris, 18 mai 2016.

(6) Lire Alain Vicky, « La Turquie à l'assaut de l'Afrique », Le Monde diplomatique, mai 2011.

(7) Philippe Tourel, « Business le jour, prosélytisme la nuit », Afrique-Asie, Paris, mai 2016.

(8) Lire Joan Baxter, « Ruée sur les terres africaines », Le Monde diplomatique, janvier 2010.

(9) Cf. Frédéric Paquay, « Stratégie de diversification des États du Golfe : la France face à un nouvel adversaire », Les Échos, Paris, 18 décembre 2013.

(10) Cf. Philippe Hugon, « Les nouveaux acteurs de la coopération en Afrique », Revue internationale de politique de développement, Genève, mars 2010.

(11) Ibid.

(12) Philippe Hugon, Afriques. Entre puissance et vulnérabilité, Armand Colin, Paris, 2016.

(13) Boubacar Boris Diop et Aminata Dramane Traoré, La Gloire des imposteurs. Lettres sur le Mali et l'Afrique, Philippe Rey, Paris, 2014.

(14) Lire Raf Custers, « Arrière-pensées européennes », Le Monde diplomatique, juillet 2006.

(15) Cf. Carlos Lopes, « L'intégration pas à pas » (PDF), Finances et Développement, juin 2016.

(16) Georges Courade, Les Afriques au défi du XXIe siècle, Belin, Paris, 2014.

(17) Cf. « Les transferts d'argent de la diaspora : une source de développement ? », Afrique renouveau, New York, 12 janvier 2014.

(18) Cf. Jean Ping, Éclipse sur l'Afrique. Fallait-il tuer Kadhafi ?, Michalon, Paris, 2014.

« Terra nullius », une fiction tenace

Fri, 28/04/2017 - 18:29

Lors des Jeux olympiques de Sydney, en 2000, l'Australie avait célébré dans l'allégresse la réconciliation nationale entre Aborigènes et descendants de migrants européens. La cérémonie d'ouverture mettait en scène l'histoire de son peuple premier, et l'athlète d'origine aborigène Cathy Freeman allumait la flamme olympique. Dix-sept ans plus tard, la question du droit à la terre et de la dette coloniale empoisonne à nouveau la société.

Main d'un artiste aborigène, 2013 © Science Photo Library / AKG-Images

En ce 30 mai 2015, une centaine de militants s'activent sur l'île Heirisson, en plein centre de Perth (Australie-Occidentale). Ces Aborigènes Noongars campent là depuis le mois de mars. Des drapeaux de leur nation, noir, jaune et rouge, flottent sur les stands. L'île sacrée de Matargarup, comme on la nomme en langue noongar, abrite la statue de Yagan. La tête de ce chef guerrier, considéré comme un héros de la résistance à la colonisation, avait été exposée à Liverpool en tant que curiosité anthropologique au XIXe siècle. Elle n'a été rapatriée qu'en 1997. Mois après mois, les organisateurs du campement invitent les citoyens, blancs comme noirs, à discuter des droits des Aborigènes, devenus des « réfugiés dans leur propre pays ».

L'origine de cette mobilisation remonte à novembre 2014. Le premier ministre libéral d'Australie-Occidentale, M. Colin Barnett, confirme alors la fermeture prochaine de 150 des 274 communautés de l'État : « Le gouvernement fédéral est à blâmer pour cette décision qui coupe les fonds destinés aux services essentiels [l'électricité, l'eau ou l'éducation]. Cent quinze communautés comptent en moyenne cinq résidents ; le coût de leur maintien est trop élevé. »

Les communautés reculées (remote communities) se situent dans le Kimberley, à 2 000 kilomètres au nord de Perth : quelques « baraques » éparpillées en plein désert, où l'État assure le minimum. L'attachement à la terre qui fonde leur culture motive les familles à demeurer ici. D'après le recensement de 2014 (1), on dénombre aujourd'hui en Australie 713 600 Aborigènes et insulaires du détroit de Torres, soit 3 % des 23 millions d'habitants du continent. Un peu plus de 50 000 d'entre eux vivent dans des zones éloignées ; 90 000, dans des zones très reculées. L'extraordinaire diversité des tribus en Australie se mesure au pluralisme linguistique : 120 langues aborigènes sont couramment parlées, pour 250 reconnues.

« Avant l'arrivée de la première flotte, rien d'autre que le bush »

L'évacuation des baraques contraindrait plusieurs centaines de personnes à changer d'existence pour aller s'installer à la périphérie des villes ou pour survivre dans des parcs publics. Cette menace a piqué au vif la conscience des Aborigènes, d'ordinaire peu mobilisés. Malgré les distances, une solidarité renaît entre la grande majorité d'entre eux, qui vivent sur la côte est, et ceux du Kimberley. Une longue histoire de luttes resurgit soudain, avec son calendrier, ses héros, ses symboles. Ainsi, le rassemblement politique sur l'île Heirisson a été organisé à dessein fin mai, pendant la « semaine de la réconciliation », qui commémore le 27 mai 1967. Ce jour-là, les Australiens votèrent à 90 % pour le comptage des Aborigènes dans le recensement national, et donc pour leur accession au statut de véritables citoyens. Tous se souviennent également du verdict rendu par la Haute Cour d'Australie en 1992 dans l'affaire Mabo vs Queensland — Eddie Koiki Mabo, originaire du détroit de Torres, ayant été l'instigateur de la procédure juridique. « Les Aborigènes et les indigènes du détroit de Torres ont une relation spéciale à la terre, qui existait avant la colonisation et qui existe toujours aujourd'hui » : le verdict rejetait la fiction de la terra nullius, selon laquelle l'Australie colonisée n'appartenait « à personne » puisque les Aborigènes ne cultivaient pas la terre.

« Il y a eu en quelque sorte une lecture sélective de l'histoire, explique l'écrivain Bruce Pascoe, qui a étudié les textes des premiers explorateurs. Ce qui ne servait pas la réputation des Britanniques a été écarté — à savoir le fait qu'ils avaient envahi une terre déjà occupée et bien entretenue. Ils ont cherché à prétendre que les Aborigènes n'avaient pas utilisé la terre, ou, dans un premier temps, qu'ils n'étaient même pas là (2).  » Cette même année 1992, le premier ministre travailliste Paul Keating prononçait à Redfern, un quartier populaire de Sydney, un discours resté célèbre : « C'est nous qui avons dépossédé les Aborigènes. Nous avons pris leurs terres traditionnelles et brisé leur mode de vie. Nous avons apporté un désastre. »

Le Native Title Act, qui fit suite au jugement Mabo, autorise chaque grande communauté à disposer d'un conseil des terres, habilité à porter devant le National Native Title Tribunal les litiges fonciers l'opposant au gouvernement ou à des intérêts privés. Mais les libéraux, sous la pression des compagnies minières, ont à maintes reprises amendé la loi au prétexte qu'elle accordait « trop de droits ».

Cette protection juridique d'un prolétariat refusant non seulement l'exploitation salariée mais aussi celle des montagnes de bauxite, de fer, d'argent et d'or que renferment ses terres constituait la base d'une possible réconciliation. C'est peu dire que cette perspective s'éloigne. En novembre 2014, en marge d'un sommet du G20, le premier ministre d'alors, M. Anthony Abbott (Parti libéral), expliquait à son homologue britannique David Cameron à quel point il était « difficile d'imaginer qu'avant l'arrivée de la première flotte, en 1788, il n'y avait rien d'autre que le bush » — balayant par là un quart de siècle de progrès politiques et cinquante mille ans d'histoire humaine attestée par les recherches archéologiques. « Les marins ont dû penser qu'ils venaient d'arriver sur la Lune ; tout devait paraître si étrange », a-t-il ajouté (3). Malgré les protestations qui enflammaient les réseaux sociaux, M. Abbott réaffirma sa vision des choses en mars 2015 : « Nous ne pouvons pas subventionner sans cesse des choix de vie qui ne contribuent pas pleinement à la société australienne (4).  »

Le mois suivant, quatre mille personnes descendaient dans les rues aux abords de Flinders Street, la principale gare de Melbourne, pour soutenir les communautés aborigènes. Le Herald Sun, détenu par News Corp., le conglomérat du multimilliardaire Rupert Murdoch, titrait : « La canaille égoïste bloque la ville » (11 avril 2015). Dans un pays dominé par les conservateurs, bloquer une gare le temps d'une journée représentait un affront intolérable.

Les fermetures de communautés seraient-elles liées, au moins en partie, à l'exploration minière ? Elizabeth Vaughan, chercheuse en archéologie et fondatrice avec le syndicaliste Clayton Lewis de l'association de défense du patrimoine Aboriginal Heritage Action Alliance, en est persuadée. « L'un des plus grands enjeux en Australie est la défense du patrimoine des Aborigènes dans le contexte de l'exploration minière. Il s'agit d'une véritable offensive contre leur culture et son héritage. » Fin 2014, rappelle M. Lewis, le Parlement d'Australie-Occidentale a voté une loi destinée à faciliter l'expulsion des populations en redéfinissant la notion de « site sacré », qui protège les lieux de culte. La précieuse appellation ne serait désormais délivrée qu'aux lieux où se tient un office religieux — une pratique qui… n'existe pas dans la culture aborigène. Vingt-trois sites ont ainsi été radiés, comme celui de Murujuga, au nord de Perth, connu pour ses pétroglyphes millénaires. Une heureuse coïncidence pour Chevron, BHP Billiton et Woodside Petroleum, qui, jusqu'alors, ne pouvaient pas exploiter le gaz naturel liquéfié disponible à quelques kilomètres au large de ces gros cailloux…

« La loi sur les sites sacrés a été votée, puis il y a eu celle restreignant la liberté de manifester (5). Enfin, il est prévu de fermer des dizaines de communautés reculées. C'est une guerre pour accéder à la terre et exploiter ses ressources naturelles », analyse M. Lewis. Ce raidissement renvoie au Queensland des années 1970. Pendant la guerre froide, le premier ministre de cet État, Joh Bjelke-Petersen, conjuguait sa politique de développement avec un autoritarisme et un racisme assumés. Le jour où le militant historique Charles Perkins suggéra de rebaptiser les États australiens de noms aborigènes, Bjelke-Petersen l'invita à « sortir de sa brousse » et le compara au witchetty grub, une larve bouffie qui vit dans le désert et dont les Aborigènes se nourrissent (6).

Le spectre d'une pédophilie endémique

Gastronomie d'un autre temps, « choix de vie » inadaptés à la modernité ou surcoûts budgétaires : les prétextes avancés pour justifier la liquidation progressive des communautés ne frappent pas autant l'opinion que celui de la protection de l'enfance. En 2011, la communauté d'Oombulgurri, dans le Kimberley, a été fermée à la suite de viols commis sur des mineurs. Ce fait divers tragique, massivement exploité par les médias et par une partie de la classe politique, a alimenté l'idée qu'une pédophilie endémique commanderait la fermeture des communautés éloignées.

Le procès n'est pas nouveau. Parmi les comportements antisociaux prêtés aux boongs ou aux coons (7), la prédation sexuelle à l'égard des enfants a depuis longtemps remplacé l'anthropophagie. Diffusé sur la chaîne ABC le 21 juin 2006, un reportage de l'émission « Lateline » mettait en scène un « délégué à la jeunesse » racontant, le visage dissimulé (« pour des raisons de sécurité »), le trafic d'esclaves sexuels auquel il assistait dans le Territoire du Nord, une région décrite comme une « zone de guerre ». Le mystérieux témoin, M. Gregory Andrews, travaillait en tant que fonctionnaire au département des affaires aborigènes. Profitant d'une vague de panique morale, le premier ministre conservateur d'alors, M. John Howard, jugea bon d'envoyer l'armée à Darwin pour « sauver les enfants ». Les bruits de bottes dans l'outback (arrière-pays) furent perçus comme une agression. L'anthropologue canadienne Sylvie Poirier note que « ces mesures d'urgence ont été qualifiées de cheval de Troie par des chercheurs, selon qui l'État reprenait par ce biais le contrôle des communautés et des terres aborigènes (8) ».

Depuis, la ficelle est régulièrement réutilisée. En 2007, le ministre des affaires aborigènes Malcolm Brough dénonçait « l'existence de gangs pédophiles dans des proportions inimaginables » dans le Territoire du Nord. Le gouvernement révoqua la surveillance par les Aborigènes de leurs propres terres et imposa un contrôle médical aux enfants. Cet épisode fit écho dans la mémoire collective à celui des « générations volées », ces quelque cinquante mille enfants placés de force dans des orphelinats, « pour leur bien » (9), entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1960, comme dans ces pensionnats autochtones du Canada qui visaient à « tuer l'Indien dans l'œuf ». Si nul ne nie l'existence de cas de pédophilie ni la prévalence de l'alcoolisme dans certaines communautés reculées, le racisme et les intérêts industriels ont facilité la transformation du fait divers en trait social, comme au sein des communautés autochtones du Canada ou des États-Unis.

Quitte à se soucier des jeunes, les dirigeants politiques auraient pu s'interroger sur d'autres « proportions inimaginables ». En Australie-Occidentale, en 2013, les jeunes Aborigènes représentaient 6 % de la population des 10-17 ans, mais 78 % des mineurs incarcérés. Sur le plan national, ils courent vingt-six fois plus de risques de faire de la prison que les Blancs (10).

Comment expliquer une telle surreprésentation carcérale ? Ceux qui campaient sur l'île Heirisson peuvent-ils espérer une amélioration de leurs conditions de vie ? Le 18 juin 2015, la police de Perth expulsait manu militari les « réfugiés » de Heirisson (11) ; les militants promettaient, pour leur part, d'y « revenir encore et encore », ce qu'ils ont fait obstinément durant toute l'année 2016.

M. Robin Chapple, membre écologiste du conseil législatif à Perth, a déposé en mai 2016 un projet de loi visant à empêcher « l'éviction forcée des communautés ». Après une année de consultations, le gouvernement d'Australie-Occidentale a détaillé en juillet 2016 sa politique vis-à-vis des communautés reculées (12). Dix d'entre elles, identifiées en décembre, seront transformées en villes ; environ cent dix autres ne bénéficient déjà plus d'aucune aide gouvernementale.

En janvier 1988, deux cents ans après la fondation de Sydney, le militant Burnum Burnum plantait symboliquement un drapeau aborigène à Douvres : « Moi, Burnum Burnum, noble de l'antique Australie, je prends ici possession de l'Angleterre au nom du peuple aborigène. (…) Nous sommes venus vous apporter les bonnes manières, le raffinement et la possibilité d'un Koompartoo, un nouveau départ. Pour les plus intelligents d'entre vous, nous apportons la langue complexe des Pitjantjatjara ; nous vous apprendrons comment nouer une relation spirituelle avec la terre et comment trouver de la nourriture dans le bush. » Ce renversement symbolique attend toujours sa traduction politique.

(1) « The health and welfare of Australia's Aboriginal and Torres Strait Islander peoples : 2015 », Australian Institute of Health and Welfare.

(2) Bruce Pascoe, Dark Emu. Black Seeds : Agriculture or Accident ?, Magabala Books, Broome, 2014.

(3) « Tony Abbott says Australia “nothing but bush” before British arrived (video) », TheGuardian.com, 14 novembre 2014.

(4) Entretien sur ABC Goldfiels Esperance WA, www.abc.net.au, 10 mars 2015.

(5) « Criminal code amendment (prevention of lawful activity) bill 2015 », www.parliament.wa.gov.au

(6) The Sydney Morning Herald, 6 avril 1983.

(7) Termes racistes en argot australien.

(8) Sylvie Poirier, « La différence aborigène et la citoyenneté australienne : une conciliation impossible ? » (PDF), Anthropologie et Sociétés, vol. 33, no 2, Québec, 2009.

(9) D'après le rapport officiel « Bringing them home », 1997.

(10) « A brighter tomorrow. Keeping Indigenous kids in the community and out of detention in Australia » (PDF), Amnesty International Australie, Sydney, 2015.

(11) Brendan Foster, « Police remove Heirisson Island Aboriginal protesters in dawn raid », 18 juin 2015, WAtoday.com.au

(12) « Resilient families, strong communities. A roadmap for regional and remote Aboriginal communities » (PDF), Regional Services Reform Unit, gouvernement de l'Australie-Occidentale, Perth, juillet 2016.

Le choc des mémoires au mépris de l'histoire

Fri, 28/04/2017 - 01:34

Dans plusieurs pays d'Europe centrale et orientale, la crise démographique et le pourrissement des questions sociales nourrissent le terreau des négationnistes. De façon de plus en plus ouverte, les nationalismes bâtis sur une réécriture de l'histoire font office de programmes politiques. De Stepan Bandera en Ukraine aux oustachis en Croatie, les criminels redeviennent des héros.

Mikhail Bozhiy. – « Vladimir Ilyich Lenin Standing » (Lénine debout), 1959-1961 © Odessa Fine Arts Museum, Ukraine / Bridgeman Images

Les Balkans produisent-ils vraiment « plus d'histoire qu'ils ne peuvent en consommer », selon la célèbre formule attribuée à Winston Churchill ? Durant l'été 2016, la Serbie et la Croatie ont encore polémiqué sur ce terrain. Belgrade accuse Zagreb de procéder à une réhabilitation du régime fasciste des oustachis (1941-1944), qui élimina en masse Juifs, Roms et Serbes. Tous les gouvernements nationalistes de la région utilisent, déforment ou manipulent les faits historiques afin de justifier ou d'asseoir leur propre pouvoir. Tous tentent de reformuler des récits nationaux qui éludent ou relativisent la mémoire de la lutte antifasciste, fondement de la Yougoslavie socialiste et fédérale (1945-1991). Vingt-cinq ans après l'éclatement de l'ancien État commun, ce processus s'emballe à nouveau.

Le 22 juillet 2016, la cour d'appel de Zagreb annulait le verdict de 1946 qui reconnaissait le cardinal Alojzije Stepinac (1898-1960) coupable de collaboration avec l'État indépendant croate (Nezavisna Država Hrvatska, NDH), créé en 1941 par les oustachis sous la protection de l'Allemagne nazie. Mgr Stepinac, nommé archevêque de Zagreb en 1937, est une figure hautement controversée. Resté en place tout au long de la guerre, il cautionna ce régime, même si ses partisans rappellent qu'il condamna les politiques raciales dans certaines de ses homélies et affirment que son procès aurait été diligenté par les communistes pour réduire le poids de l'Église catholique en Yougoslavie. Emprisonné à Lepoglava, puis assigné à résidence dans sa bourgade natale de Krašić, près de Zagreb, où il mourut, il fut élevé au rang de cardinal en 1952 par le pape Pie XII et béatifié en 1998 par Jean Paul II. Le Vatican retarde cependant l'avancée de son procès en canonisation afin de ne pas compromettre le dialogue avec le monde orthodoxe, priorité du pape François.

Une étrange et tardive « révolution nationale » est en cours en Croatie. Lors de son accession à l'indépendance et durant la guerre (1991-1995), sous la houlette du très nationaliste président Franjo Tuđman et de son parti, la Communauté démocratique croate (HDZ), la Croatie avait effectué une première mise à distance de l'héritage symbolique et idéologique de la résistance antifasciste de la seconde guerre mondiale. Certaines unités combattantes croates se revendiquaient ouvertement des oustachis, notamment en Bosnie-Herzégovine. Quant au gouvernement, il fit le choix de donner moins de relief à la commémoration annuelle de l'insurrection des détenus du camp de concentration de Jasenovac, le 22 avril 1945, tout en officialisant celle du massacre de Bleiburg. En mai 1945, près de cette petite bourgade, dans les collines du sud de l'Autriche, les partisans de Tito encerclèrent les cadres civils et militaires de l'État oustachi en déroute. Plusieurs dizaines de milliers de personnes furent tuées (1). Chaque année, la célébration des deux événements ravive une guerre des mémoires interne à la Croatie. La présence des officiels à l'une ou l'autre cérémonie suscite d'intenses commentaires : en 2016, la présidente de la République, Mme Kolinda Grabar-Kitarović (HDZ), a ainsi été « empêchée » de se rendre à Jasenovac, mais elle était présente à Bleiburg…

Néanmoins, le régime oustachi n'a jamais fait l'objet d'une reconnaissance officielle. Au contraire : la Constitution de la Croatie indépendante revendique l'héritage de l'« antifascisme ». Cette ambivalence s'explique en partie par la position personnelle de Franjo Tuđman, ancien général des partisans devenu cadre du régime yougoslave avant de virer nationaliste au début des années 1970. En somme, la Croatie indépendante rejetait les expériences yougoslaves — la Yougoslavie royale de l'entre-deux-guerres et la Yougoslavie socialiste de Tito — mais revendiquait la résistance comme élément de sa propre histoire. Un pas nouveau a été franchi avec le retour de la droite au pouvoir à l'issue des élections du 8 novembre 2015. La Coalition patriotique, dirigée par le HDZ, qui regroupe toutes les chapelles de l'extrême droite croate, a dû s'allier au « mouvement citoyen » Most (« pont »), dont les dirigeants sont très proches de la hiérarchie catholique, tandis que le poste de premier ministre revenait à un homme d'affaires croato-canadien, M. Tihomir Orešković, « sans étiquette » mais fortement lié à l'Opus Dei. L'attelage n'a tenu que jusqu'en juin 2016, ce qui a conduit à de nouvelles élections le 11 septembre dernier, après des mois de polémiques sur fond de révisionnisme.

Ministre de la culture et figure très populaire de ce gouvernement, l'historien négationniste Zlatko Hasanbegović, ancien militant du groupuscule d'extrême droite Pur Parti croate du droit (HČSP) passé au HDZ, rejette l'héritage de l'antifascisme. Il s'agit selon lui d'un « concept vide de sens » avancé par les « dictatures bolcheviques ». Dans ses travaux scientifiques, il tente de relativiser les politiques d'extermination mises en œuvre par le régime oustachi. Musulman de Zagreb, le ministre est issu d'une tradition politique hypermarginale : celle des musulmans de Bosnie-Herzégovine qui rallièrent les oustachis et s'engagèrent pour certains dans la 13e Waffen SS Handschar, répondant à l'appel à la collaboration du mufti de Jérusalem, Mohammed Amin Al-Husseini. « Le discours du gouvernement met sur un même pied la collaboration et les crimes du communisme, explique l'historien Tvrtko Jakovina. Il prétend renvoyer dos à dos les deux totalitarismes, le communisme et le fascisme. Dans la pratique, ce discours permet de stigmatiser l'“ennemi intérieur”, à commencer par les “communistes” et tous les nostalgiques de la Yougoslavie, sans oublier les Serbes et les autres minorités nationales, mais aussi les mauvais catholiques, les féministes et les minorités sexuelles. »

« La collaboration n'est pas un crime »

Ce révisionnisme croate participe d'une nouvelle tendance qui affecte toute l'Europe centrale. Sous la houlette de M. Ivo Sanader, premier ministre de 2003 à 2009, le HDZ avait engagé un net recentrage dans la perspective de rejoindre l'Union européenne. Après l'adhésion, actée le 1er juillet 2013, le parti s'est réorienté à droite toute. « L'un de ses dirigeants m'a confié : “Nous avons atteint un premier objectif avec l'indépendance, un second avec l'intégration européenne ; il est maintenant temps de créer un État vraiment national” », expliquait début mai le député Milorad Pupovac, président du conseil national de la communauté serbe de Croatie. Une fois la Croatie admise en son sein, l'Union a perdu une bonne part des moyens dont elle disposait du temps du processus d'intégration pour prévenir ou sanctionner les dérives idéologiques. La Croatie, qui a les yeux de Chimène pour ses voisins du très conservateur groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie), estime que cette caution européenne lui donne les moyens d'affirmer son « identité nationale », et même une vision très droitière de celle-ci.

Le révisionnisme n'épargne pas la Serbie. Le 22 décembre 2004, le Parlement de Belgrade votait une loi octroyant les mêmes droits à la retraite aux anciens partisans et aux anciens tchetniks (2). La loi avait été proposée par M. Vojislav Mihailović, député du Mouvement serbe du renouveau (SPO, monarchiste) et petit-fils de Dragoljub Draža Mihailović (1893-1946), le chef de l'Armée yougoslave dans la patrie, qui regroupait durant la seconde guerre mondiale les unités de francs-tireurs connues sous le nom de tchetniks. Ce mouvement « légaliste », fidèle au gouvernement royal en exil à Londres, s'est d'abord engagé dans la lutte contre les occupants (nazis, bulgares, italiens), contre leurs collaborateurs serbes du Gouvernement de salut national et contre le régime oustachi. Puis une partie de ses unités ont choisi la collaboration, préférant combattre la résistance communiste des partisans de Tito, dont l'influence croissante lui valut le soutien du Royaume-Uni à partir de 1943 (3). Traqué dans les montagnes de Bosnie orientale, Draža Mihailović fut arrêté le 12 mars 1946, jugé à Belgrade et fusillé. Au terme d'un procès ouvert en 2006, il a été définitivement réhabilité le 14 mai 2015. Si les historiens reconnaissent l'ambivalence du mouvement nationaliste tchetnik, qui fut un authentique mouvement de résistance avant de verser partiellement dans la collaboration, cette réhabilitation pose d'autres questions : si Draža Mihailović était innocent, son exécution fut un crime, commis par le régime communiste yougoslave.

Une étape supplémentaire a été franchie avec l'ouverture, en mai 2015, du procès en réhabilitation du général Milan Nedić (1878-1946). Chef d'état-major de l'armée yougoslave de 1934 à 1935, nommé ministre de l'armée et de la flotte en 1939, il fut contraint un an plus tard à démissionner de cette charge par le prince Paul, régent du royaume, en raison de ses sympathies affichées pour l'Allemagne nazie. Tenu pour l'un des responsables de l'effondrement de la défense yougoslave face à l'invasion des forces de l'Axe en avril 1941, il prit le 29 août 1941 la tête du Gouvernement de salut national, qui ne fut qu'un simple outil administratif au service des nazis dans la Serbie occupée. Sous la férule du gouverneur militaire allemand, les troupes de Nedić contribuèrent à l'arrestation, à la déportation et à la mise à mort de milliers de Juifs et de résistants. « La collaboration n'est pas un crime. La collaboration n'est qu'une forme de coopération avec l'occupant », affirmait, à l'ouverture du procès, l'un des plus chauds partisans de la réhabilitation du « Pétain serbe », l'historien Bojan Dimitrijević, par ailleurs membre de la direction du Parti démocratique (DS), une organisation rattachée à l'Internationale socialiste (4).

Avant lui, le Parti libéral serbe, une petite formation disparue en 2010, avait également milité pour la réhabilitation du général. Cet engouement ne procède pas d'un soutien à l'idéologie nazie, mais d'un rejet tellement vif du communisme yougoslave que tous ses adversaires s'en trouvent légitimés. Le régime de Tito est rejeté par les libéraux en tant que système social et en tant que projet fédéral et multinational qui aurait étouffé le peuple serbe. La Serbie, monarchie parlementaire dès le milieu du XIXe siècle, ce qui fait d'elle l'une des plus anciennes démocraties d'Europe, aurait été empêchée de suivre son évolution naturelle. Les intellectuels révisionnistes serbes estiment se battre contre la vision monolithique de l'histoire imposée par le régime communiste ; ils dénoncent le « mythe » de la fraternité et de l'unité des peuples yougoslaves, credo central du régime titiste.

Ce débat a été considérablement obscurci durant le régime de Slobodan Milošević, qui, au pouvoir de 1989 à 2000, excellait dans l'art de jouer sur les deux tableaux. D'une part, l'ancien chef de la Ligue des communistes de Serbie se présentait comme le défenseur de l'héritage yougoslave mis à mal par la sécession des autres républiques fédérées ; de l'autre, il réhabilitait le nationalisme serbe dans ses variantes les plus conservatrices et orthodoxes.

Depuis 2014, le pays est dirigé par le très libéral Parti progressiste serbe (SNS). Directement issu de l'extrême droite nationaliste, celui-ci a effectué en 2008 un aggiornamento radical et professe depuis des convictions proeuropéennes à toute épreuve. Ancien jeune loup du Parti radical serbe (SRS), connu pour ses appels au meurtre des musulmans dans les années 1990, le premier ministre Aleksandar Vučić essaie de cultiver une image lisse de technocrate. Poursuivant un programme de réformes ultralibérales tout en favorisant le culte effréné de sa propre personne, il se garde de trop investir le terrain mémoriel. Son discours exalte une « Serbie de l'avenir » qui devrait rompre avec les fantômes de son passé, solder les comptes de son histoire — notamment à propos du Kosovo, dont Belgrade, sans le dire, reconnaît progressivement l'indépendance, proclamée en 2008.

Dans le regard occidental, les Balkans sont toujours spontanément associés à une histoire touffue, confuse. L'argument de la « complexité » permet de refuser tout travail d'intelligibilité et s'inscrit dans un dispositif idéologique que l'historienne bulgare Maria Todorova (5) qualifie de « balkanisme », dans un sens proche de celui donné à l'orientalisme par Edward W. Said.

La perspective d'entrer dans l'Union européenne après la décennie de guerre des années 1990 était censée offrir à la région le moyen de rompre avec la supposée répétition d'un passé tragique. En quelque sorte, cette intégration devait lui garantir une forme de « sortie de l'histoire », inhérente au processus d'européanisation. L'exemple croate montre bien la vanité de ces prétentions. Mais, alors que le processus d'élargissement n'est plus à l'ordre du jour, nombre de diplomates européens s'accommodent fort bien du discours désidéologisé de M. Vučić, dont la principale qualité serait sa capacité à garantir la stabilité de la Serbie. Ce faisant, ils oublient les excès nationalistes du premier ministre, pardonnés comme des « péchés de jeunesse ». Il est vrai que l'échec du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a permis aux anciens « chiens de guerre » de rester sur le devant de la scène politique. L'égalité postulée en Croatie entre oustachis et partisans, l'« indifférence historique » professée par les autorités serbes ont pour objectif commun d'effacer et de dénigrer la singularité de la résistance yougoslave, qui associait un projet socialiste à une volonté de vivre ensemble et à une promesse d'égalité entre les peuples.

En Macédoine, cet effacement de la mémoire prend une forme plus singulière. À Skopje, l'impressionnant Musée du combat macédonien pour un État indépendant reconstitue depuis 2011 la geste des combattants nationalistes macédoniens, traqués par les Turcs, puis par les Serbes et les Bulgares et enfin par les communistes yougoslaves. La Macédoine, enfin « réconciliée (6) » sous la houlette de l'Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure - Parti démocratique pour l'unité nationale macédonienne (VMRO-DPMNE), oublie ainsi les blessures et les divisions de son histoire, alors même que sa naissance en tant qu'État remonte précisément à la résistance antifasciste. C'est ce moment particulier qu'il faut faire disparaître. Les jets d'eau colorés du monument tiennent lieu d'analyse historique, et collaborateurs des nazis comme résistants ne sont plus que les figures hiératiques d'un carrousel privé de sens.

(1) Jozo Tomasevich, War and Revolution in Yugoslavia, 1941-1945 : Occupation and Collaboration, Stanford University Press, 2002.

(2) Cf. Sonja Drobac, « Serbie : égalité pour les anciens partisans et les anciens tchétniks de la seconde guerre mondiale », Le Courrier des Balkans, 10 janvier 2005.

(3) Sur le mouvement tchetnik, l'ouvrage récent le plus objectif est celui de Roland Vasić, Mihailović entre révolution et restauration. Yougoslavie 1941-1946, L'Harmattan, Paris, 2009. Cf. aussi les Mémoires de l'émissaire de Winston Churchill auprès de Tito, Fitzroy Mclean, Dangereusement à l'Est (1936-1945), Viviane Hamy, Paris, 2015.

(4) Cf. Ljudmila Cvetković, « Nazisme et collaboration en Serbie : l'inacceptable réhabilitation de Milan Nedić », Le Courrier des Balkans, 30 décembre 2015.

(5) Maria Todorova, Imaginaire des Balkans, Éditions de l'EHESS, Paris, 2011.

(6) Lire « La Macédoine à la dérive », Le Monde diplomatique, mai 2016.

« Le Parisien » enchaîné

Thu, 27/04/2017 - 15:07

Début 2016, peu après son rachat par le groupe LVMH de M. Bernard Arnault, Le Parisien avait interdit la publication d'articles sur le film de François Ruffin Merci patron !, qui tournait en ridicule le nouveau propriétaire. Au printemps 2017, la nouvelle cible se nomme Jean-Luc Mélenchon, qualifié de « marchand de rêves » dans un éditorial (16 avril 2017). À l'avant-veille du premier tour (21 avril 2017), une double page assimilait son mouvement, La France insoumise, au Front national : « Ils appartiennent à une droite et à une gauche pour le moins radicales, allergiques l'une et l'autre à l'Allemagne, à l'Europe, au monde qui, tout autour de nous, bouge et avance. Quoi qu'on en dise, les populismes quels qu'ils soient sont un rabougrissement des idées et des ambitions qui pourrait mettre la France en état de congélation. » Contrairement au courant d'air vivifiant qu'insuffle le journalisme de faits divers.

Pour préciser le fond de sa pensée, le quotidien a sollicité un expert impeccablement neutre, présenté comme « directeur de la Fondapol » : Dominique Reynié, en réalité candidat Les Républicains aux régionales de 2015 dans le Languedoc-Roussillon. « Ces deux extrémismes sont-ils identiques ? », interroge la journaliste. « Quelle est la force qu'a cherché à mobiliser Mélenchon la semaine dernière lors de son meeting à Marseille lorsqu'il a fait huer l'État d'Israël ?, rétorque le militant grimé en politologue. Il y a toujours eu dans l'extrême gauche un vieux fond antisémite contre lequel elle se défend en insistant sur la différence, qui n'est qu'un leurre, entre “antisémitisme” et “antisionisme”. » On attend désormais que Le Parisien fasse commenter la politique étrangère américaine par Élizabeth Teissier, présentée comme géopoliticienne.

Quelque part au sud de Paris

Thu, 27/04/2017 - 15:05

Isolé au fond d'une zone industrielle bordée par la forêt de Sénart, l'hôtel de Tigery connaît ce jour-là une forte agitation. M. François Laballe, chargé de mission au Secours populaire de l'Essonne, au sud de Paris, et quelques bénévoles déchargent leur camion de vivres et de vêtements. Quelques tables sont rapidement dressées dans l'épais brouillard matinal. Plusieurs dizaines de personnes, des femmes, principalement, et quelques enfants, sortent du hall de l'hôtel. Cinquante-quatre familles, cent vingt personnes, sont hébergées ici dans soixante-quatre chambres. Immigrés économiques ou réfugiés, détenteurs de cartes de séjour ou en situation irrégulière. « En à peine deux ans, nous avons constaté l'augmentation des besoins concernant les migrants et les réfugiés dans notre département, explique Mme Annie Grinon, responsable fédérale de l'association. Les hôtels sont mal desservis par les moyens de transport et n'offrent donc pas de possibilité de rejoindre l'une de nos permanences. Nous venons donc jusqu'à eux. Bientôt, nous pourrons utiliser un nouveau bus, le Solidaribus, avec une partie réfrigérée et un espace d'accueil, capable de se rendre dans ces zones. »

Face aux premiers gestes d'impatience, M. Laballe rappelle les règles : d'abord donner son numéro de chambre, auquel correspond un panier alimentaire élaboré en fonction de la composition de la famille. « Il y a une participation de tous de 50 centimes par personne hors bébé, rappelle-t-il. Concernant le vestiaire, c'est 50 centimes pour les vêtements d'occasion et 1 euro pour le neuf. » Christine, l'une des bénévoles, reprend à peine son souffle. « Il y a un litre de lait par personne, des boîtes de conserve, un kilo de pâtes, du riz, des fruits, des légumes, de l'huile, de la viande ou des plats cuisinés. » Les produits frais proviennent principalement des collectes effectuées auprès des grandes enseignes du département ; ceux à conservation plus longue, du Fonds européen d'aide aux plus démunis (FEAD).

Tous ont été orientés jusqu'ici par le pôle hébergement et réservation hôtelière (PHRH) du Samu social de Paris dont ils dépendent, souvent après de multiples séjours, parfois brefs, dans la constellation d'hôtels de la région. Trente-cinq mille personnes sont accueillies chaque nuit dans les hôtels d'Île-de-France, selon la direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement. Elles sont quatre mille par nuit dans le seul département de l'Essonne. Mme Marie Diakité, 26 ans, a composé le 115, comme tout le monde appelle ici, le numéro du Samu social. « Je suis d'abord allée dans une structure pour femmes pendant deux semaines, puis dans des hôtels à Cergy pendant quelques jours, puis à Paris, dans le 18e arrondissement, pendant une nuit, et encore à Cergy-Préfecture pendant trois ou quatre nuits, avant, enfin, d'arriver ici il y a un mois. »

Car l'hôtel de Tigery est, selon la terminologie officielle, un « hôtel de stabilisation ». « Le processus peut durer longtemps, explique M. Laballe. D'abord quelques jours, quelques semaines, puis quelques mois. Chaque fois que la composition de la famille change, ils doivent aussi changer d'hôtel. Ils font des allers-retours. » Carine, 29 ans, vit ici depuis un an avec ses deux enfants. Elle occupe une étroite chambre de quatorze mètres carrés. Un lit superposé, sur lequel s'est assoupie sa fille de 3 ans, fait face à une petite salle de bains et à une colline de sacs qu'elle a accumulés. Son itinéraire ressemble à celui de nombre de ses voisins de chambre. Carine a d'abord affronté la route des migrants. « Je viens de Côte d'Ivoire, raconte-t-elle Je suis originaire de l'ouest du pays, de la région de l'ancien président Laurent Gbagbo, et j'ai perdu mon emploi lorsqu'il a perdu le pouvoir. Je suis d'abord allée en Turquie, pendant dix mois. Le choix de la route dépend des contacts que tu as. En ce qui me concerne, c'est un Ivoirien que je connaissais qui a joué les intermédiaires avec des Nigérians en Turquie. Ensuite, je suis passée par la Grèce, la Bulgarie, la Hongrie, et enfin la France. »

Les familles se plaignent surtout de l'isolement et des difficultés à rejoindre leur lieu de travail ou, pour les enfants, leur établissement scolaire. À la défaillance du réseau de transports (quasi absents de la zone industrielle) s'ajoute son coût pour ceux qui n'ont pas la couverture maladie universelle (CMU). « Beaucoup des personnes hébergées ne bénéficient que de l'aide médicale de l'État [AME]. Or, depuis une décision du conseil régional d'Île-de-France en janvier 2016, celle-ci ne prend plus en charge le prix des billets de train ou de bus », nous explique M. Laballe.

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