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Updated: 2 months 2 weeks ago

Kasserine ou la Tunisie abandonnée

Mon, 15/05/2017 - 00:00

Marginalisées de longue date, les régions intérieures de la Tunisie continuent d'être livrées à elles-mêmes et n'ont guère tiré profit de la révolte de 2011. Une situation qui alimente colère et désenchantement, dans un contexte marqué par les incertitudes politiques et la persistance de la violence.

Augustin Le Gall. – Traces de mains laissées lors d'une performance artistique dans les rues de la médina de Tunis, 2014 Haytham Pictures

« Ici, la rage n'est pas récente »… Tracé sur un mur le long d'une voie ferrée, ce graffiti de la révolution de 2011 pourrait servir de slogan à une partie de la Tunisie qui a été marginalisée depuis l'indépendance et qui l'est restée après la chute de la dictature de M. Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Il traduit aussi le caractère irrédentiste de Kasserine, ville de 80 000 habitants située dans le centre-ouest du pays.

Connue pour avoir été le bastion de grandes révoltes tribales contre les beys de Tunis (1), puis contre l'occupant français, Kasserine est le chef-lieu d'un gouvernorat — l'équivalent du département français — qui cumule tous les handicaps. En juillet 2012, le ministère du développement régional et de la planification la plaçait au dernier rang en matière d'indicateurs de développement régional, dans un panel de 24 villes (2). Le taux de chômage s'élève officiellement à 26,2 %, contre 17,6 % sur le plan national ; l'espérance de vie n'y dépasse pas 70 ans, quand la moyenne atteint 77 ans dans les grandes villes côtières (3). Seule la moitié des foyers dispose de l'eau potable, alors qu'ils sont 90 % au niveau national (4).

Dans les rues en damier d'Ezzouhour (« Les Fleurs »), le quartier le plus pauvre de la ville, parsemées de maisons inachevées hérissées de ronds à béton, les jeunes sont confrontés au chômage et à l'ennui. Les enfants traînent dehors, car il n'y a rien à faire à la sortie de l'école — une école dont les abords servent de lieu de rendez-vous aux trafiquants de drogue et aux recruteurs pour le djihad. A l'entrée de la ville, les rejets d'eaux usées d'une usine de cellulose sont soupçonnés d'être à l'origine de nombreuses malformations constatées chez les nouveaux-nés. Au cœur du quartier, les gens manquent de tout. Ils se sentent abandonnés par un Etat qui, en dépit de ses promesses, n'a lancé aucun grand projet d'infrastructure.

Le point de départ des « émeutes du pain » en 1984

Pour les Kasserinois, cette marginalisation vient de loin : les trois grandes tribus de la région (les Frachiches, les Madjers et les Ouled Tlil) seraient punies pour s'être toujours montrées rétives au pouvoir de Tunis. Cette explication, M. Samir Rabhi, professeur de français et proviseur de collège, refuse de s'en satisfaire. Pour lui, il faut surtout blâmer « le choix de l'ultralibéralisme, depuis près de quarante ans ». La critique vise la politique du président Habib Bourguiba, qui, dans les années 1980, a accepté les exigences du Fonds monétaire international (FMI). Misant sur les exportations et sur le tourisme de masse, le gouvernement a investi dans les infrastructures côtières, délaissant les régions de l'intérieur. Cet alignement sur les recommandations du FMI a d'ailleurs été le point de départ des « émeutes du pain » de 1984. Parties, entre autres, de Kasserine après l'augmentation du prix des céréales, elles causèrent la mort de 143 personnes, selon les sources syndicales de l'époque. Le bilan officiel ne fait état que de 73 victimes.

Cette politique discriminatoire n'a pas été remise en cause durant les vingt-trois années de pouvoir du président Ben Ali, si bien que Kasserine n'a jamais bénéficié d'une politique publique de développement. C'est pour obtenir réparation de cet abandon que le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), soutenu par l'association Avocats sans frontières (ASF), a déposé en juin 2015 un dossier de candidature au statut de « région victime » auprès de l'Instance vérité et dignité. Cette commission gère le processus de justice transitionnelle destiné à solder le passif de plusieurs décennies de dictature. « L'approche sécuritaire est la seule chose que le pouvoir ait su concevoir, insiste M. Rabhi. Pour un jeune d'ici, l'Etat, c'est le policier qui frappe. Tout juste un mot sur la carte d'identité. Avec le temps, la région s'est donc tournée vers l'économie informelle. »

Fidèle à son histoire contestataire, Kasserine a été aux avant-postes du mouvement révolutionnaire de décembre 2010-janvier 2011. Elle a emboîté le pas au gouvernorat voisin de Sidi Bouzid, d'où sont partis les premiers soubresauts. La ville a vu tomber plus d'une cinquantaine de « martyrs », et c'est à Ezzouhour que la répression a été la plus impitoyable. Le 9 janvier 2011, des snipers aux ordres du régime, postés sur des immeubles, tiraient à vue sur les manifestants ou sur les cortèges funéraires, tandis que la police avait toute latitude pour mater la rébellion. Visage rieur sous son foulard berbère, Karima (5), coiffeuse à Ezzouhour, se souvient : « J'allais au-devant des policiers et je leur criais dessus : “Vous n'avez pas honte ? Traiter ainsi vos propres frères ! Des jeunes, des femmes !” Et puis l'un d'eux m'a tabassée, et j'ai reçu des gaz lacrymogènes alors que j'étais à terre. » Dans le local rudimentaire où la coiffeuse reçoit ses clientes, elles parlent comme pour exorciser des maux dont plus personne ne vient recueillir le récit jusqu'ici. Karima rappelle un épisode demeuré célèbre dans la Tunisie entière : « Ce fameux jour de janvier, les policiers du régime ont déversé du gaz lacrymogène dans le hammam des femmes. Alors, elles sont toutes sorties en courant, nues. Et ça les faisait rire. »

Un maquis islamiste dans la montagne voisine

Hichem a 38 ans. Il vit avec ses parents à l'entrée d'Ezzouhour, juste après la voie de chemin de fer près de laquelle se montent chaque jour des étals non autorisés de fruits et légumes. A quelques mètres de la maison familiale, il désigne un coin de trottoir. C'est là qu'est mort un de ses camarades de barricade, tombé sous le tir d'un sniper.

Hichem a fait des études à la faculté des sciences de Monastir. Il fait partie de ceux que l'on nomme les « diplômés chômeurs » : près des deux tiers des moins de 40 ans, selon les statistiques officielles. Il a passé des concours de la fonction publique. En attendant, il exécute de petits travaux chez les particuliers : « Ça me fait de l'argent de poche, je participe aux dépenses à la maison. »

Plus l'on s'enfonce dans la cité, plus les habitations sont délabrées. Au bout d'une voie se trouve une grande maison grise, sur deux étages. C'est là que vit la famille du jeune homme qui a donné son nom à la rue : Saber Rtibi, abattu par la police le 9 janvier 2011. Cinq ans plus tard, de non-lieux en reports, ce que l'on appelle « le procès des martyrs » n'a toujours pas trouvé d'issue, et rares sont ceux qui ont été condamnés pour avoir ouvert le feu contre des manifestants. Le dernier verdict rendu par une cour d'appel militaire, en janvier 2014, prévoit quelques peines clémentes, une majorité d'acquittements et la condamnation par contumace de l'ancien président Ben Ali, exilé en Arabie saoudite. Les Rtibi se sont vu offrir de l'argent et une rue au nom de leur fils. Ce déni de justice alimente une rancœur vivace à l'égard du pouvoir, quelle que soit sa couleur politique.

Depuis fin 2012, Kasserine est aussi devenue un symbole de peur et de violence, car elle se trouve à dix-sept kilomètres du Chaambi, un massif de l'Atlas tellien où des maquisards islamistes sévissent de part et d'autre de la frontière avec l'Algérie. Revendiquant la mise en place d'une république islamique, ils attaquent les militaires et les agents de l'Etat. Ils s'en prennent aussi aux montagnards, lorsqu'ils les considèrent comme des informateurs. Parmi leurs dernières victimes, Abdelmajid Dabbabi, un douanier qui habitait à Ezzouhour, tué dans une embuscade à Bouchebka, un bourg situé près du poste-frontière, le 23 août 2015.

Lorsqu'on arrive dans la demeure familiale, Yasmine, la veuve, hésite à ouvrir la porte. C'est Taieb, le père de la victime, qui décide de nous laisser entrer. Il veut parler. Il raconte que, cette nuit-là, son fils l'a appelé pour lui dire qu'il rentrait après avoir bouclé la ronde habituelle de sa patrouille. Comment, s'interroge la famille, pouvait-on laisser ces douaniers emprunter une route aussi dangereuse, alors que la présence des groupes armés était connue de tous ? « Abdelmajid avait pourtant prévenu sa hiérarchie, dit Yasmine. Ils ne l'ont pas pris au sérieux. A part une cérémonie d'hommage et une pension, nous n'avons rien reçu du gouvernement. Aucun journaliste ne s'est déplacé. Mes trois enfants font des cauchemars, ils posent des questions, et je n'ai aucune réponse à leur donner. » Lorsque nous repartons, elle tient à nous remettre un portrait de son mari. C'est ainsi que se clôt chaque visite à une famille de « martyr » : une photo d'identité donnée comme un gage, un appel à ne pas oublier celui dont on vient d'évoquer le souvenir.

En septembre 2015, un mois après sa nomination, M. Chedly Bouallague, le gouverneur de Kasserine, assurait : « Il n'y a plus de problème de sécurité, et le maquis a été démantelé. » Officiellement, la zone interdite est contrôlée par les militaires ; en réalité, des groupes armés y sont encore actifs. Parmi eux, la katiba (phalange) Okba Ibn Nafaa, affiliée à Al-Qaida, et le groupuscule Jund Al-Khilafah (les Soldats du califat), qui se revendique de l'Organisation de l'Etat islamique (OEI), bien que l'allégeance n'ait pas été officiellement validée par l'organisation. S'y ajoutent la persistance des trafics d'armes et la poursuite de la contrebande de produits alimentaires en provenance de l'Algérie.

Faute de moyens pour migrer vers la ville, des habitants vivent encore dans les villages à flanc de montagne. Pris au piège des affrontements quotidiens, subissant les bombardements de l'aviation et de l'artillerie, ils ont vu leurs ressources agraires et leurs moyens de subsistance détruits. Pour se rendre dans la zone, tout journaliste doit obtenir une autorisation du gouvernorat et se faire escorter par l'armée ; une obligation à laquelle nous ne nous sommes pas pliés lors de notre déplacement dans le hameau de Fej Bouhacie, à trois quarts d'heure de Kasserine. Là, les apiculteurs ont perdu la quasi-totalité de leurs ruches, et la coopérative de miel biologique montée grâce aux réseaux régionaux d'économie solidaire a été démantelée.

« La France mérite ce qui lui arrive »

Mbarka vit avec sa famille au pied de ce qui fut autrefois une réserve naturelle renommée. Cette femme de 60 ans avoue sa peur et affirme qu'elle donnerait n'importe quoi pour partir, quitte à laisser derrière elle les terres de sa tribu. Isolée, sans secours, elle en est réduite à ramasser les herbes autour de sa maison et à les faire cuire afin de nourrir sa famille. Son habitation se trouve à portée de tir des premières grottes où sont retranchés les djihadistes. Le soir venu, elle entend les balles siffler lors des accrochages avec l'armée.

Comme beaucoup des habitants d'Ezzouhour quand on les interroge sur la situation dans le Chaambi, Hichem se dit en colère contre ces groupes armés qu'il accuse de casser le business des contrebandiers. « Il n'y a pas de place pour eux en Tunisie. Qu'ils viennent se battre contre nous, qu'ils descendent de la montagne, et ils verront qu'on ne veut pas d'eux ici ! »

Kaïs, la trentaine, habite lui aussi à Ezzouhour. Entre 2009 et 2015, après des études de génie électrique à Kasserine, il a connu les petits boulots non déclarés ; puis il a trouvé une place de professeur d'arabe en primaire. Même s'il enseigne dans une école rurale qui accueille des élèves déshérités, dans des conditions matérielles misérables, il aime son métier. Lui non plus n'éprouve aucune sympathie pour les maquisards : « Ils tuent des Tunisiens, et ils ne sont pas guidés par la vraie religion. Ce sont des mafieux qui occupent les montagnes avec la complicité du pouvoir pour faire de l'argent. »

S'ils dénoncent les groupes armés locaux, nos interlocuteurs changent de ton quand il s'agit d'évoquer la situation en Syrie ou les attentats commis ailleurs dans le monde par des groupes djihadistes. Attablé dans un café d'Ezzouhour au lendemain des tueries du 13 novembre à Paris, Kaïs tient un discours virulent qui tranche avec la douceur habituelle de ses propos : « La France mérite ce qui lui arrive ! C'est à cause de Charlie [Hebdo]. Si les Français n'avaient pas insulté le Prophète, ça ne serait pas arrivé. La France est intervenue en Libye, alors que ça ne la regardait pas. Quant au départ des djihadistes étrangers pour la Syrie, c'est une opération extérieure, comme lorsque la France part faire la guerre au Mali. Ces attaques sont un juste retour des choses. D'autant que plus d'enfants syriens sont morts sous les bombes occidentales que vous n'en avez perdu à Paris ! »

Kaïs soutient le djihad en Syrie et participe probablement à la logistique pour le départ de certains de ses amis. Car Ezzouhour, comme nombre de quartiers populaires du pays — même la capitale est touchée —, est un vivier de volontaires. Selon un décompte officieux, ils y seraient près de cinq mille à avoir rejoint les rangs de l'OEI ou du Front Al-Nosra (affilié à Al-Qaida). De loin le contingent de combattants étrangers le plus important.

Aux confins de la ville, sur le mur d'une maison criblé d'impacts de balle, un autre graffiti, plus récent : « Fuck USA. » Ici, la rage est loin d'être apaisée.

(1) Représentants de l'Empire ottoman qui finirent par constituer une monarchie autonome.

(2) L'indice synthétique est calculé à partir de données dans quatre domaines : « savoir », « richesse et emploi », « santé et population » et « justice et équité ».

(3) Avocats sans frontières, Tunis ; et Plan régional de développement durable (PREDD) du gouvernorat de Kasserine, données de février 2012.

(4) Avocats sans frontières.

(5) Certaines des personnes rencontrées n'ont pas souhaité donner leur nom de famille.

Indonésie 1965, mémoire de l'impunité

Mon, 15/05/2017 - 00:00

Cinquante ans après le massacre par l'armée indonésienne de centaines de milliers de citoyens communistes ou soupçonnés de l'être, les survivants et leurs familles luttent pour obtenir justice. A ce jour, aucun des responsables de cette campagne de terreur n'a été jugé. Et le gouvernement du président Joko Widodo, arrivé au pouvoir en octobre 2014, hésite à ouvrir de véritables enquêtes.

C'est un musée perdu dans le sud de la gigantesque mégalopole de Djakarta. En cette veille de fête nationale, le 17 août 2015, des familles se pressent devant les vitrines poussiéreuses. De vieilles photographies, quelques effets personnels et des vêtements tachés de sang : les reliques des « héros de la nation », six généraux et un lieutenant tués dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965. « Assassinés par les communistes », affirment les panneaux explicatifs. Une histoire officielle qui ne dit mot des massacres que cette nuit sanglante a déclenchés. Car, si des doutes subsistent aujourd'hui encore sur les véritables instigateurs de ces assassinats, l'ennemi public a rapidement été désigné.

Dès le 2 octobre, le général Mohammed Suharto, prenant la tête de l'armée, accuse le Parti communiste (PKI) de tentative de coup d'Etat et appelle à l'annihilation de ses partisans. Dans les mois qui suivent, plusieurs centaines de milliers d'Indonésiens sont assassinés et plus d'un million d'autres, emprisonnés sans procès. Certains sont membres du PKI, d'autres, syndicalistes ou intellectuels ; beaucoup sont de simples citoyens soupçonnés de sympathies communistes et dénoncés par leurs collègues ou leurs voisins.

Agé de 83 ans, Kusnendar, ainsi qu'il se présente, était de ceux-là. Cinquante ans ont passé, mais le vieil homme n'éprouve aucune difficulté à dérouler le fil de ces journées qui ont bouleversé sa vie. « En 1965, je travaillais pour le ministère de l'industrie. J'étais en contact avec plusieurs syndicats de travailleurs, j'assistais parfois à leurs meetings. Mais je n'étais membre d'aucun d'eux, et je n'étais pas non plus communiste. » Il n'a jamais su qui l'avait dénoncé, ni pourquoi. Le 10 octobre, des policiers font irruption chez lui et l'emmènent sans ménagement. « De ma cellule au commissariat, j'ai été transféré dans un centre militaire de Djakarta et jeté dans une pièce avec une trentaine d'autres personnes. Je me souviens qu'il y avait des traces de sang sur les murs. » Tous ignorent de quoi ils sont accusés. Transféré en prison, Kusnendar est « interrogé ». « Trois militaires m'ont emmené dans une pièce. Ils m'ont demandé à quelle branche du PKI j'appartenais et, quand j'ai nié, ils m'ont frappé, encore et encore. Ça a duré trois heures. A la fin, ils m'ont fait signer un papier que je n'ai pas pu lire. »

Propagande sur le danger communiste

Il est ensuite envoyé aux travaux forcés, avant d'échouer finalement avec cinq cents autres à Buru, une île de l'archipel des Moluques située à plusieurs milliers de kilomètres de la capitale. Au cours de la décennie suivant les événements, plus de dix mille prisonniers politiques passeront par ce bagne tropical : des employés de bureau, des paysans et de nombreux intellectuels. Parmi eux, Kusnendar croise l'écrivain Pramoedya Ananta Toer, dont les histoires racontées le soir à ses codétenus épuisés formeront l'œuvre majeure, le Quatuor de Buru. Certains meurent rapidement, de faim ou de maladie tropicale.

« J'ai passé dix ans de ma vie sur cette île, raconte Kusnendar. En 1978, j'ai été libéré. J'ai retrouvé ma famille à Djakarta, et la vie a repris — difficilement. » Sur sa carte d'identité, les militaires ont apposé le sceau « Ancien prisonnier », ce qui le prive de tout droit politique et lui ferme les portes de l'administration. Il va donc enchaîner les emplois peu qualifiés : vendeur, éboueur.

Entre le 1er octobre 1965 et le printemps suivant, entre cinq cent mille et un million de personnes auraient été assassinées. « Nous ne pouvons faire que des estimations, car il n'y a jamais eu d'enquête, déclare l'avocate Nursyahbani Katjasungkana. Ce dont nous sommes sûrs, en revanche, c'est que, s'il y a bien eu des émeutes anticommunistes, la plupart des tueries étaient systématiques et organisées par l'armée. » Après avoir commencé dès le début du mois d'octobre dans l'île de Sumatra, les arrestations et les assassinats de communistes présumés se poursuivent dans le centre de l'île de Java. Un commando militaire est envoyé dans ce fief historique du PKI pour y coordonner la répression, tandis qu'à Djakarta débute une purge dans le gouvernement et dans l'armée. En décembre, la répression s'étend à Bali et au reste du pays. S'appuyant sur des listes fournies par l'armée, des militaires, des policiers ou des milices civiles procèdent aux arrestations. Certains prisonniers sont envoyés dans des camps. D'autres sont emmenés à la nuit tombée et exécutés sans autre forme de procès. La plupart des corps, enterrés dans des fosses communes ou jetés dans des rivières, n'ont jamais été retrouvés.

Dans son petit appartement de Yogyakarta, Mme Sri Muhayati regarde avec tristesse la photographie de son père. « Il était membre du PKI, mais il n'avait rien fait ! » Emmené par l'armée le 17 octobre 1965, il n'est jamais revenu. Sa fille, arrêtée à son tour, ne l'a revu qu'en prison, quelques instants, avant qu'un nouveau camion l'emporte. En 2000, une fosse commune a été découverte à Wonosobo, dans l'île de Java. Certains corps ont pu être identifiés. Parmi eux, celui de ce grand homme en sarong dont le portrait jauni trône à côté de la télévision.

« L'un des pires crimes de masse du XXe siècle (1) », pour reprendre les termes de la Central Intelligence Agency (CIA), a été étouffé par trente-deux ans de dictature et par l'indifférence de la communauté internationale. « Les massacres de 1965 ont marqué la naissance du régime de l'“ordre nouveau”, explique la chercheuse Saskia Wieringa. En détruisant le PKI, le général Suharto a considérablement affaibli le pouvoir du président Sukarno, proche des idées communistes et cofondateur du Mouvement des pays non alignés, avant de prendre le contrôle de l'Etat. » Un renversement politique fort opportun pour les Etats-Unis et l'Europe de l'Ouest, qui, en pleine guerre froide, se sont ainsi vus débarrassés du mouvement communiste le plus important en dehors de l'Union soviétique et de la Chine maoïste (2). Nombre de chercheurs accusent le gouvernement américain d'avoir soutenu le général Suharto, notamment en lui fournissant du matériel radio et des listes de militants (3), mais Washington a toujours nié.

Pendant la dictature, détaille Wieringa, « l'administration Suharto a sans cesse renforcé sa propagande sur le “danger communiste” ». Dès le mois d'octobre 1965, l'assassinat des six généraux est relaté en détail à la radio et dans les journaux, lesté d'un certain nombre de mythes qui perdurent aujourd'hui encore. « D'après la propagande, les généraux enlevés ont été séduits puis castrés par des membres des Gerwani, l'aile féminine du Parti communiste, raconte Wieringa. Bien sûr, les autopsies ont montré qu'ils n'avaient absolument pas été émasculés, mais cela n'a pas empêché cette fable de se propager. Dans un pays très croyant, cette image du communiste fourbe, athée et sexuellement pervers a attisé la haine. »

A partir de 1984, le film d'Arifin C. Noer Pengkhianatan G30S/PKI, diffusé tous les 30 septembre à la télévision publique et intégré aux programmes scolaires, relaie encore plus largement le discours officiel. « Toute la jeunesse indonésienne a grandi avec ces images, souligne Mme Tioria Pretty, de l'organisation de défense des droits humains KontraS. La plupart des Indonésiens croient encore à cette version de l'histoire. Et, sans volonté politique, il est presque impossible de rétablir la vérité au niveau national. »

En 1998, le régime de Suharto prend fin dans un bain de sang (4). L'Indonésie se reconstruit ; les sanctions à l'égard des victimes de 1965, de leurs familles et de leurs descendants, privés de droits politiques comme d'accès à l'université et à l'administration, sont levées. Mais le massacre reste un sujet tabou. « Il a été question d'enquêter sur ces événements, mais ça n'a jamais abouti, soupire Mme Pretty. De nombreux membres du nouveau gouvernement étaient liés à Suharto, certains d'entre eux impliqués dans les massacres. Et des partis religieux importants, comme Nahdlatul Ulama, dont la milice Ansor a participé aux tueries, se sont toujours opposés à la réouverture du dossier. »

Mais dans la société, petit à petit, la parole se libère. Les victimes du régime de l'« ordre nouveau » s'organisent en associations ; la presse progressiste relaie leurs récits. En 2012, la commission nationale des droits de l'homme dépose sur le bureau du procureur général un épais rapport. S'appuyant sur les déclarations de 349 victimes et témoins des événements dans six provinces, la commission juge l'Etat indonésien coupable de « violations des droits de l'homme flagrantes » et préconise la création d'un tribunal ad hoc pour lever le voile et juger les responsables des tueries. Le rapport provoque un tollé. Certains, comme l'influent ministre de la politique, des lois et des affaires de sécurité Djoko Suyanto, justifient les massacres, arguant que « ce pays ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui si [cette purge] n'avait pas eu lieu ». Les partis musulmans conservateurs et les associations religieuses qui leur sont liées alertent sur les dangers de l'athéisme. Cette même année, le documentaire de Joshua Oppenheimer The Act of Killing sort en Europe et en Amérique du Nord. D'anciens miliciens reconstituent leurs crimes face à la caméra. « Ce film a agi comme un électrochoc, estime l'avocate Me Katjasungkana. Cette année-là, nous avons décidé d'organiser un tribunal citoyen pour enquêter sur ces événements, sans attendre que l'Etat agisse enfin. »

Responsable de l'organisation de ce tribunal, l'avocate rassemble le maximum de données avec une équipe de chercheurs et de volontaires. Présenté en novembre dernier à La Haye, « le dossier d'accusation vise non pas à juger des crimes individuels, mais à faire reconnaître la responsabilité de l'Etat. » Ce dossier a été examiné par un panel de juges tels que Mme Helen Jarvis, vice-présidente du Tribunal permanent des peuples, ou le juriste Cees Flinterman, ancien membre du Comité des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU). Ils rendront leur verdict début 2016 mais, lors de la déclaration de clôture des audiences, les sept juges ont d'ores et déjà estimé que « des crimes contre l'humanité [ont] sans l'ombre d'un doute » été commis en 1965. Pour Me Katjasungkana, il s'agit de lutter contre les « fausses vérités » qui gangrènent aujourd'hui encore la société et contre « les groupes musulmans radicaux, comme le Front de défense de l'islam, qui harcèlent les associations de victimes, interrompent leurs rassemblements, sans que la police réagisse ».

En mai 2015, le président Joko Widodo annonçait la mise en place d'un comité de réconciliation nationale sur les crimes de l'« ordre nouveau », s'attirant ainsi l'ire des partis musulmans conservateurs comme des associations de défense des droits humains. Pour ces dernières, il ne peut y avoir de réconciliation sans justice. « Depuis, le gouvernement a assuré qu'une enquête sur les faits serait bien l'une des missions de ce comité. Mais nous restons sceptiques », déclare Mme Pretty.

Mme Roichatul Aswidah, membre de la commission des droits de l'homme, qui devrait participer au comité de réconciliation voulu par le gouvernement, se veut plus mesurée : « Nous avons eu plusieurs réunions avec le gouvernement, et les signes sont positifs. Nous nous efforçons d'obtenir la meilleure solution possible : une enquête et une réhabilitation des victimes. » Pour ce qui est d'amener les coupables devant la justice, elle est plus réservée : « Les victimes nous demandent de ne pas fermer la porte du processus judiciaire. Mais la plupart des responsables des exactions sont décédés. Quelle justice ne condamnerait que ceux qui ont exécuté les ordres, et pas ceux qui les ont donnés ? » Ce à quoi Me Katjasungkana réplique : « Depuis cinquante ans, des victimes sont traitées comme des coupables et des meurtriers vivent en toute liberté. Les événements de 1965 ne sont pas une histoire du passé ; ils sont un symbole de l'impunité qui règne encore dans ce pays. »

Tous les jeudis depuis 2006, ils se tiennent immobiles devant le palais présidentiel, à Djakarta. Habillés de noir, brandissant des parapluies sombres, ils sont une soixantaine, toutes générations confondues. Tous victimes d'exactions jamais jugées. Des Papous (5), des familles d'étudiants assassinés ou de militants disparus lors de la répression de 1998, et les visages ridés des survivants de 1965. Au sol, ils ont déposé des banderoles et les photos de leurs disparus. Ils scandent un appel au président. Agir, vite, car le temps passe et les traces s'effacent. Kusnendar, lui, se demande s'il verra son nom blanchi avant de mourir. « Tant de témoins ont déjà disparu. Nous courons après le temps. »

(1) « The coup that backfired », CIA Research Study, Washington, DC, décembre 1968, déclassifié en mai 2007.

(2) Lire Noam Chomsky, « L'Indonésie, atout maître du jeu américain », Le Monde diplomatique, juin 1998.

(3) Peter Dale Scott, « The United States and the overthrow of Sukarno, 1965-1967 », Pacific Affairs, n° 58, Vancouver, 1985 ; Brad Simpson, « It's our act of killing, too », The Nation, New York, 28 février 2014.

(4) Le dictateur a démissionné après avoir ordonné une répression qui a fait plusieurs centaines de morts. Lire Solomon Kane et Laurent Passicousset, « Comment le général Suharto a été contraint à la démission », Le Monde diplomatique, juin 1998.

(5) Lire Philippe Pataud Célérier, « Les Papous minoritaires en Papouasie », Le Monde diplomatique, février 2015.

Les origines patronales du fascisme italien

Sat, 13/05/2017 - 21:09

La naissance du fascisme en Italie apparaît comme une conséquence de la première guerre mondiale. A la fin du conflit, frappé par l'inflation et le chômage, le pays est saisi par une forte agitation sociale. Pour se protéger, les industriels et les propriétaires fonciers font appel aux escouades fascistes créées par Benito Mussolini en 1915, lui ouvrant la voie vers la prise du pouvoir.

« Avant l'ouverture du parachute », par Tullio Crali, 1931. En 1909, les signataires italiens du Manifeste futuriste, rédigé par Marinetti, exaltent un art à « la violence culbutante et incendiaire ». Fascinés par la guerre, « seule hygiène du monde », et par la technique, les « aéropeintres » comme Tullio Crali jouent de perspectives cosmiques afin de mettre en scène la puissance des moyens de transport modernes. Dès les années 1920, une grande partie du courant se rallie au fascisme.
Exposition temporaire du Guggenheim NY.

Quand la guerre éclate en 1914, l'Italie est alliée, depuis la fin du XIXe siècle, à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie. Cependant, son gouvernement choisit de rester neutre. Les « interventionnistes », peu nombreux, qui veulent se battre aux côtés de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni et Russie), trouvent alors un porte-parole : Benito Mussolini, qui dirige l'organe du Parti socialiste, Avanti  ! Cette prise de position lui vaut d'être exclu de son parti. Mais, le 14 novembre 1914, financé par la France, il fonde un autre journal, Il Popolo d'Italia. Il y appelle, le 1er janvier 1915, à lancer « la révolution contre la monarchie inerte » grâce au soutien des Fasci autonomi d'azione rivoluzionaria, les Faisceaux autonomes (ou milices) d'action révolutionnaire.

Le 23 mai 1915, retournement de l'Italie. Mussolini et ses Fasci n'y sont pas pour grand-chose. Un accord est intervenu entre le gouvernement italien et la Triple-Entente pour que, en cas de victoire, l'Italie bénéficie d'avantages territoriaux.

Bilan de la guerre : le déficit de l'Etat a été multiplié par huit, quand, de leur côté, les industriels ont vu leurs profits augumenter de plus de 20 %. Les Italiens doivent subir à la fois l'inflation et le chômage. Dans les usines du Nord, on compte 200 000 grévistes. Autant dans le Sud, sur les exploitations agricoles. Des révoltes éclatent, les magasins sont pillés. Au lieu de laisser agir l'Etat, les industriels et les propriétaires fonciers en appellent aux escouades fascistes, sous prétexte de « menace bolchevique ». Les Faisceaux italiens de combat, instaurés par Mussolini le 23 mars 1919 pour remplacer les Faisceaux d'action révolutionnaire, attaquent les syndicats et les Bourses du travail.

Contrôle de la presse, instauration d'une police secrète, suppression de l'impôt sur les profits.

Jusque-là, le « fascisme » était selon Mussolini un « état d'esprit ». Mais le 12 novembre 1921 est fondé le Parti national fasciste, dont le mélange de conservatisme et de nationalisme satisfait pleinement les milieux industriels. Ils subventionnent donc les organisations fascistes. Les Faisceaux de combat, qui comptaient 17 000 membres en octobre 1919, en affichent trois ans plus tard plus de 300 000.

« Profil continu de Mussolini », par Renato Bertelli, 1933. Renato Bertelli, source : Fondation Marinela Ferrari/DR

Pour Mussolini, l'heure de montrer sa force est arrivée. Le 28 octobre 1922, c'est la marche sur Rome de ses Chemises noires. Redoutant une guerre civile, le roi Victor-Emmanuel III refuse de signer le décret qui permettrait à l'armée de réprimer le coup de force. Le 30 octobre 1922, il se résigne à demander à Mussolini de constituer le nouveau gouvernement.

Une fois que le Parlement lui a accordé les pleins pouvoirs, Mussolini, promu guide (duce) de la nation italienne, s'attaque aux institutions démocratiques. Contrôle de la presse, instauration d'une police secrète, emprisonnements, assassinats... Le pouvoir économique des classes possédantes est renforcé. Les impôts et taxes sur les biens vendus ou hérités, sur les profits des capitalisations financières et sur les articles de luxe sont supprimés. Les participations de l'Etat dans des entreprises sont transférées à des sociétés privées.

La politique sociale est également modifiée. La durée hebdomadaire du travail, qui pouvait dépasser 50 heures, est limitée à 40 heures en 1923. Une organisation de loisirs, le Dopolavoro, est instituée en avril 1925. En 1927, un programme de santé publique est mis en place. Mais la promulgation, la même année, d'une charte du travail, aboutit à une réduction des salaires de 20 % pour 2 millions de travailleurs.

La Padula et Romano Construit entre 1938 et 1940 par les architectes Guerrini, La Padula et Romano, le Palais de la civilisation italienne est un monument emblématique de l'architecture fasciste.
© Fotogramma/Ropi-REA.

Quand la crise économique mondiale atteint l'Italie, en 1931, Mussolini vient au secours des banques en faillite, mesure sans effet sur l'emploi. En deux ans, alors que plusieurs millions d'Italiens ont déjà dû émigrer pour trouver du travail, le nombre des chômeurs passe d'une centaine de milliers à plus d'un million.

Avec le régime fasciste, un nouveau type de dictature apparaît. Dans toute l'Europe, devant la perspective de changements sociaux que leurs adversaires estiment d'inspiration « com­­­muniste », des groupes d'action se forment sur le modèle des Faisceaux de combat.

manuel scolaire italien

Quoique sévèrement réprimée, l'opposition au régime fasciste n'en a pas moins été active. Ainsi, comme le montre ce manuel italien publié en 2008, les communistes n'ont cessé, vingt ans durant, de défier le Duce.

Pour qui voulait s'opposer activement au fascisme, il n'existait que deux possibilités : l'exil à l'étranger ou l'agitation clandestine en Italie. Ceux qui employèrent, depuis le début, cette dernière forme de lutte furent surtout (mais pas exclusivement) des communistes – les seuls à être préparés à l'activité clandestine, par la structure de leur organisation ou du fait d'avoir été victimes de la répression systématique des autorités. Pendant vingt ans, le Parti communiste italien (PCI) a réussi à maintenir sur pied et à alimenter, de l'intérieur comme de l'étranger, un réseau clandestin, à diffuser des brochures et des journaux de propagande, à placer ses hommes dans les syndicats et les organisations de jeunesse fascistes. Tout cela nonobstant des résultats immédiats modestes et les immenses risques que couraient ces militants : plus des trois quarts des 4 500 condamnés par le tribunal spécial et des 10 000 personnes assignées à résidence entre 1926 et 1943 furent en effet des communistes.

Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori Laterza, 2008.

« Pra não dizer que não falei das flores »

Fri, 12/05/2017 - 15:21

« Pour ne pas dire que je n'ai pas parlé des fleurs. » Chanson de Geraldo Vandré (1968), connue aussi sous le titre « Caminhando » (« Chemin faisant »). Interdite par la junte militaire, elle devint l'un des hymnes du mouvement de lutte contre la dictature.


Há soldados armados
Amados ou não
Quase todos perdidos
De armas na mão
Nos quartéis lhes ensinam
Uma antiga lição
De morrer pela pátria
E viver sem razão...


Vem, vamos embora
Que esperar não é saber
Quem sabe faz a hora
Não espera acontecer...
Nas escolas, nas ruas
Campos, construções
Somos todos soldados
Armados ou não
Caminhando e cantando
E seguindo a canção
Somos todos iguais
Braços dados ou não...
Os amores na mente
As flores no chão
A certeza na frente
A história na mão
Caminhando e cantando
E seguindo a canção
Aprendendo e ensinando
Uma nova lição...
Il y a des soldats armés
Aimés, ou pas
Presque tous perdus
L'arme à la main.
Dans les casernes, on leur apprend
Une vieille leçon :
Mourir pour la patrie
Et vivre sans raison...
Viens, allons-y,
Attendre, ce n'est pas savoir
Celui qui sait, agit
Il n'attend pas les événements…
Dans les écoles, dans les rues,
Les champs, les chantiers
Nous sommes tous des soldats
Armés, ou pas.
Nous qui marchons, qui chantons
Et qui suivons la mélodie
Nous sommes tous égaux
Bras dessus, bras dessous, ou pas...
Les amours à l'esprit
Les fleurs sur le sol
La certitude droit devant
L'histoire entre nos mains.
Nous qui marchons, qui chantons
Et qui suivons la mélodie
Nous apprenons, nous enseignons
Une nouvelle leçon...

Perceptions et réalités de l'autoritarisme dans le Sud-Est asiatique

Fri, 12/05/2017 - 15:16

Quoi de commun entre l'icône birmane Aung San Suu Kyi et le sulfureux président philippin Rodrigo Duterte ? Leur présentation caricaturale dans les médias, notamment occidentaux, prompts à prendre parti au nom de considérations morales. Les peuples d'Asie du Sud-Est s'avèrent souvent moins sensibles aux accusations d'autoritarisme qu'aux résultats qu'ils escomptent de l'action de leurs élus.

Heri Dono. – « Shock Therapy for Political Leader » (Thérapie de choc pour dirigeant politique), 2004. Photo : Agung Sukindra - Mizuma Gallery, Singapour, Tokyo

En Asie du Sud-Est (1), c'est souvent la même histoire. Au départ, les médias bruissent de rumeurs enthousiasmantes à l'endroit des candidats libéraux. Colportées par les élites nationales cultivées et connectées, elles sont relayées par l'Occident, qui s'enflamme volontiers. Il en est allé ainsi en Indonésie en 2014, quand M. Joko Widodo, surnommé Jokowi, a fait souffler un vent nouveau sur la vie politique du pays, sclérosée par de vieux clans. La campagne de ce néophyte de la politique nationale, au mode de gouvernement si innovateur, fut portée par la haute classe sociale de Djakarta — dont il était le gouverneur — et par des universitaires de tous bords, jusqu'en Australie.

De la même manière, la victoire de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) en Birmanie en novembre 2015 a semblé sonner la fin d'une époque dominée par les militaires. Certes, bloquée par la Constitution, Mme Aung San Suu Kyi n'était pas en mesure de prendre la présidence ; mais l'un de ses proches, M. Htin Kyaw, a été élu à ce poste le 15 mars dernier. Quant à la « dame de Rangoun », en tant que ministre des affaires étrangères, elle peut siéger au Conseil national de défense et de sécurité. Elle est aussi devenue conseillère d'État — une fonction créée pour elle.

Selon un principe symétrique, il arrive que les représentants non élus des élites tombent à bras raccourcis sur les pouvoirs en place — et que l'Occident soit tenté de suivre le mouvement. C'est ainsi qu'à Singapour, lors de l'été 2015, à la veille du scrutin du 11 septembre, les réseaux sociaux espéraient transformer l'essai des élections de 2011 qui avaient envoyé au Parlement six députés d'opposition sur quatre-vingt-sept — un record. Le père fondateur de la cité-État, Lee Kuan Yew, était décédé quelques mois plus tôt ; le temps semblait venu de tourner la page.

À la même époque, le premier ministre malaisien Najib Razak était accusé d'avoir détourné 700 millions de dollars du fonds d'investissement public 1MDB (1 Malaysia Development Berhad) vers ses comptes personnels — ce qu'il a toujours nié. Aussitôt, le mouvement Bersih (« propre »), devenu célèbre après son premier rassemblement de protestation en 2007, reprenait la rue. Il recevait le soutien inédit de l'ancien premier ministre Mahathir Mohamad, hier mentor de M. Najib et aujourd'hui son opposant. Les jours du chef du gouvernement semblaient comptés.

Dernier cas, celui du président philippin Rodrigo Duterte, dont les propos comme candidat ont régulièrement heurté l'intelligentsia occidentale. Il a rapidement été comparé au républicain américain Donald Trump du fait de ses déclarations macho-populo-polémiques. Non content d'avoir averti, en campagne, qu'il n'hésiterait pas à abattre des dizaines de milliers de criminels, il a, une fois élu, encouragé ses concitoyens à éliminer physiquement des trafiquants de drogue. À écouter le président investi le 30 juin 2016, les journalistes ne seraient pas à l'abri d'un tel traitement s'ils se révélaient être « des fils de p… », selon ses propres mots. Ces menaces à peine voilées ont aussitôt suscité une mise en garde de l'Organisation des Nations unies (ONU) (2). M. Duterte a de nouveau utilisé la vulgaire expression dont il est coutumier pour qualifier M. Barack Obama début septembre ; ce dernier a aussitôt annulé la rencontre bilatérale prévue, malgré les excuses de son homologue philippin, avant de lui serrer la main dans un couloir en marge du sommet de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est. Puis M. Duterte a annoncé qu'il voulait chasser les forces spéciales américaines du sud du pays…

En résumé, on accordait peu de crédit et guère de perspectives aux dirigeants singapourien, malaisien et philippin, ce qui contrastait avec l'enthousiasme généré par les candidats d'Indonésie et de Birmanie.

Cependant, la vérité des urnes n'est pas celle de la médiasphère. Si les villes disposent de grosses caisses de résonance, les campagnes restent prépondérantes au moment du décompte — le taux d'urbanisation en Asie du Sud-Est n'atteignait que 47 % en 2015. Et leurs priorités ne sont pas forcément celles des élites urbaines : c'est plutôt le paternalisme qui domine le système socio-politique, et caractérise la région.

En Indonésie, même si Jokowi a été élu président en juillet 2014, il n'a finalement pas largement dominé la campagne comme escompté, et les élections législatives du 9 avril 2014 l'ont privé d'une majorité au Parlement (lire les « Repères »). Il a même durci son discours pour s'appuyer sur les forces conservatrices et séduire la frange de l'électorat qui avait soutenu son rival nationaliste Prabowo Subianto. Il a autorisé les exécutions, au terme de procès légaux, de trafiquants de drogue (la dernière en juillet), ainsi qu'une traque des pêcheurs illégaux (quelque 210 navires ont été coulés depuis fin 2014) ; il s'est refusé à reconnaître clairement les massacres de masse de 1965-1966 contre les communistes (3). Et on le dit intéressé par la sanglante campagne antidrogue menée par M. Duterte.

Les Malais derrière leur gouvernement

De même, bien qu'ayant remporté les élections, la LND en Birmanie s'est fait attendre sur la question des minorités ethniques, à commencer par les Rohingyas musulmans (4), dont le sort est toujours loin d'être réglé — M. Kofi Annan, l'ancien secrétaire général de l'ONU, a atterri dans l'ouest du pays début septembre en espérant aider à régler la crise. Comme l'expliquent des chercheurs du Peace Research Institute of Oslo (PRIO), les élections n'ont pas seulement évincé les militaires, elles ont aussi marginalisé les partis ethniques : bien que représentant 40 % de la population, ils n'ont obtenu que 6 % des sièges, la LND profitant d'un mode de scrutin largement à son avantage. Fin 2015, certains de ces groupes ethniques, comme les Kachins, n'ont pas manqué de faire part de leur pessimisme ; ils ont admis avoir cherché l'efficacité en accordant leur voix à la Ligue, non pour la soutenir mais pour s'opposer au parti de l'ancienne junte.

Dans le cas de Singapour, point de monde rural, mais une « majorité silencieuse » composée de fonctionnaires et d'une population âgée, toujours plus confiante dans le Parti d'action populaire (PAP), au pouvoir depuis 1959. Les électeurs ont voté en 2015 à 70 % pour les candidats du gouvernement, en leur accordant 83 sièges sur 89, à l'opposé de ce que laissait supposer l'intense activité sur les réseaux sociaux. La tendance a été confirmée lors d'une élection partielle au printemps 2016 (5).

En Malaisie, alors qu'on les imaginait au plus bas à cause des scandales de corruption en chaîne, le premier ministre Najib et son parti ont remporté en mai et juin 2016 plusieurs scrutins : un à la tête d'un des États de la fédération et deux législatives partielles. M. Najib « se tient plus haut que jamais, reconnaissait même l'Agence France-Presse (AFP). Son destin électoral n'a jamais paru si favorable (6)  ». Sur sa lancée, il s'est permis d'adopter de nouvelles lois liberticides, renforçant notamment le contrôle d'Internet, tandis que l'ancien chef de file de l'opposition, M. Anwar Ibrahim, est en prison depuis février 2015 à cause d'accusations de sodomie, interdite en Malaisie.

Enfin, aux Philippines, malgré le portrait peu élogieux de M. Duterte dressé par la presse internationale, ce dernier a remporté l'élection présidentielle à un tour en mai dernier avec 39 % des voix, soit cinq millions de bulletins de plus que son dauphin (7). Une fois dépassé le choc — heureux ou pas — des résultats, voire des premières mesures, l'art du compromis et le souci du consensus ont bien semblé reprendre le dessus.

Comme souvent sur la scène internationale du Sud-Est asiatique, où les chancelleries oscillent entre Chine et États-Unis, les gouvernements reviennent à un équilibre prudent. C'est ainsi qu'après avoir cherché ses marques, le président indonésien a décidé de tourner peu à peu le dos à quelques bourgeois-bohèmes du Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P), de jeunes intellectuels souvent aisés, parfois formés à Singapour ou en Occident, qui l'avaient soutenu lors de la campagne. L'emprise de Mme Megawati Sukarnoputri, fille du premier président Sukarno, sur ce parti nationaliste et de centre gauche ne lui laisse en effet guère de marges de manœuvre, notamment dans les nominations. Le président profite par ailleurs de l'implosion de la coalition d'opposition au Parlement. Beaucoup de partis anciennement proches de M. Prabowo ont finalement préféré rejoindre le camp présidentiel. À présent, Jokowi aurait trouvé son cap en privilégiant une entente avec le Golkar, l'un des principaux partis, assez modéré et fervent défenseur du pancasila — cette philosophie de l'État indonésien résumée en cinq principes, dont la démocratie, la « justice sociale » ou encore l'obligation de croire en un dieu, sans autre précision.

Après avoir accumulé les postures — défenseur de l'ordre face aux trafiquants de drogue, protecteur du pays en réponse aux incursions chinoises en juin dernier, pionnier de la nation en relançant la politique maritime de l'archipel —, le président Jokowi veut lutter contre le déficit budgétaire. Pour s'y attaquer, il a rappelé de la Banque mondiale Mme Sri Mulyani Indrawati, très appréciée de la communauté des affaires, lors du remaniement de cet été. L'ex-général Luhut Binsar Pandjaitan, ancien du Golkar et proche conseiller du président, confirme son statut d'homme fort du gouvernement comme ministre coordinateur des affaires maritimes ; il garde la main sur les sujets sensibles : mer de Chine méridionale, infrastructures, énergie et tourisme. La question papoue illustre les louvoiements de Jokowi. Il a certes apporté des aides, amélioré les routes. Mais, parallèlement, la militarisation se poursuit, et la nomination du général Wiranto au poste de ministre coordinateur des affaires politiques, légales et sécuritaires inquiète à cause de son passif, notamment au Timor-Leste (8).

Tous les généraux n'ont pas désarmé

De son côté, l'équipe victorieuse en Birmanie a su reprendre le cap initialement fixé en travaillant sur un projet fédéral afin de régler la question des minorités ethniques. M. Romain Caillaud, analyste et consultant à Singapour, précise que « beaucoup d'électeurs issus des minorités ont voté pour le parti [de Mme Aung San Suu Kyi] dans un objectif d'union nationale et d'efficacité des réformes ». En octobre 2015, un cessez-le-feu avait été signé entre le gouvernement et seulement huit partis représentant les minorités. Un an plus tard, début septembre, la conférence de Panglong du XXIe siècle — en référence à celle de 1947, réunie par le père de Mme Aung San Suu Kyi et alors présentée comme la première étape vers une République birmane unifiée — a réuni tous les groupes à l'exception d'un interlocuteur de poids, l'Armée unie de l'État wa (UWSA) : un « premier pas » dans la réconciliation nationale, selon le Myanmar Times. Une autre conférence devrait suivre dans six mois.

En ce qui concerne les partis forts, historiques ou nationalistes (re)conduits au pouvoir, leur politique apparaît plus nuancée que ne le laissaient penser les inquiétudes initiales. À Singapour, par exemple, le gouvernement a tenté de renouveler ses élites et de se concentrer sur des politiques sociales. Il a donc multiplié aussi bien les instances de dialogue que les efforts de redistribution à travers des hausses de salaires (infirmières, policiers) et l'augmentation des aides à la génération des « pionniers » (les seniors). En septembre 2014, une commission constitutionnelle avait également rendu ses conclusions pour veiller à la représentation des minorités ethniques (malaise, indienne ou eurasienne) face à la majorité chinoise à l'occasion de l'élection présidentielle.

En Malaisie, le premier ministre a remanié son gouvernement fin juin. Objectifs ? Témoigner sa reconnaissance à ses alliés potentiels, par le biais de nominations et promotions, mais aussi, selon ses termes, affirmer les « priorités du gouvernement : la santé économique, le bien-être social et la sécurité de tous les Malaisiens ». C'est ici un point capital et une erreur de jugement classique au sein des mouvements d'opposition, de Singapour à Kuala Lumpur (et ailleurs) : sauf régime dictatorial, les discours droits-de-l'hommistes trouvent souvent peu d'écho dans l'électorat, à la différence des considérations plus terre à terre, telles que le pouvoir d'achat. La coalition d'opposition se montrera-t-elle capable de se rassembler ? Pourra-t-elle mobiliser l'opinion autour de son combat contre le projet de loi sur l'état d'urgence, qui donnerait davantage de pouvoir au premier ministre ? Pour l'heure, les forces partisanes semblent dispersées, tandis que la récente rencontre entre Mahathir Mohamad et son vieil ennemi Anwar Ibrahim, exceptionnellement autorisé à sortir de prison pour contester une loi à la Cour suprême, a de quoi déstabiliser les observateurs.

Reste le cas de l'avocat Duterte. Sa lutte contre les trafics et les cartels de la drogue version philippine est éminemment condamnable : depuis son arrivée au pouvoir jusqu'à mi-septembre, 3 426 personnes ont été tuées, 1 491 par la police et les autres par des civils. Mais, pour l'heure, on ne peut parler de dictature, et il existe quelques garde-fous constitutionnels, telles l'impossibilité de se présenter pour un second mandat au-delà de quatre années passées au pouvoir ou encore la procédure de destitution, plus facile à mettre en place qu'aux États-Unis (9). Surtout, le programme de M. Duterte peut séduire le plus grand nombre : il cherche à se détacher des clans familiaux qui sont à la manœuvre essentiellement depuis Manille, où il n'est allé qu'une seule fois entre sa victoire et son investiture. Il a même snobé la proclamation solennelle des résultats au Congrès. Dans cette lignée, il prône un fédéralisme susceptible d'apporter la paix dans les îles du Sud en proie au sécessionnisme, même si le pari est risqué. Fort de sa trentaine d'années d'expérience en tant que maire de Davao, dans le Sud longtemps instable, il pourrait être le mieux placé pour enfin y régler le conflit entre séparatistes musulmans et pouvoir central — sans oublier les rebelles communistes également actifs dans les zones rurales.

À en croire Richard Javad Heydarian, professeur à l'université De La Salle à Manille, M. Duterte n'a rien d'un « Trump de l'Est ». Le chercheur le qualifie au contraire d'acteur « sophistiqué et nuancé », comme l'illustre sa « géopolitique de la mer de Chine méridionale », à savoir sa vision du conflit territorial, sa diplomatie régionale et sa porte ouverte à Pékin sur ce dossier sensible. Et M. Caillaud de préciser qu'il serait également « bien entouré » pour les dossiers économiques.

En revanche, des acteurs risquent de troubler les jeux en cours dans la région. En premier lieu, le facteur islamiste ne peut être négligé alors qu'un bataillon de Malais a été constitué au sein de l'Organisation de l'État islamique (OEI) au Proche-Orient. La Malaisie a été frappée par un attentat le 28 juin 2016, après celui de Djakarta en janvier où l'on a déploré sept morts, dont cinq assaillants. Une province du « califat » se mettrait en place aux Philippines, d'après des analystes jamais avares en éléments de dramatisation propices au bon financement de leurs instituts. Car, tout comme il avait été question de « second front de la terreur » dans les années 2000, marquées par l'âge d'or d'Al-Qaida — une allégation jamais confirmée —, l'OEI est aujourd'hui servie à toutes les sauces sud-est-asiatiques.

C'est le cas aux Philippines, alors qu'avec la Syrie les liens y sont bien moins évidents qu'avec le grand banditisme. C'est également le cas en Indonésie, où les autorités auraient déjoué début août, sur l'île de Batam, une attaque au lance-roquettes planifiée contre Singapour. L'affaire est prise très au sérieux dans la cité-État, toujours à la recherche d'ennemis pour cimenter son pacte social. Mais elle suscite le scepticisme en Indonésie, où l'affaire est qualifiée d'opaque... De même, le profil des quelques personnes arrêtées pour radicalisation et djihadisme à Singapour ne semble pas correspondre à celui des auteurs d'attentats en Europe, souvent moins amateurs, plus radicalisés et davantage connectés à la Syrie. Enfin, les travaux du Pr Duncan McCargo, politiste spécialiste de la région, avaient déjà permis de mettre en relief le poids de la politique locale — et non des nébuleuses islamistes transnationales — dans le conflit du sud de la Thaïlande entre Malais musulmans et Thaïs bouddhistes (10). Là encore, des attaques en août dernier dans les provinces du Sud n'ont pas complètement livré leurs secrets : sont montrés du doigt tantôt les insurgés malais du Sud, tantôt les opposants politiques à la junte.

Faut-il alors davantage s'inquiéter des armées ? En Thaïlande justement, sous prétexte de stabilisation du pays, les généraux ont, en 2014, confisqué le pouvoir autour duquel s'écharpaient libéraux et nationalistes, élites et peuple, urbains et ruraux, « chemises jaunes » et « chemises rouges ». La junte a organisé un référendum le 7 août dernier sur un projet de Constitution guère démocratique. Le général Prayuth Chan-o-cha, premier ministre, s'est félicité de la victoire du « oui » (autour de 61 %), l'objectif étant certes la tenue d'élections générales en 2017 mais aussi de contrôler un Sénat qui ne serait plus élu mais nommé par le pouvoir militaire. La population se serait-elle fait une raison, à moins qu'elle ne courbe le dos jusqu'au prochain scrutin ?

La transition sera-t-elle plus douce en Birmanie ? Mme Suu Kyi doit encore composer avec ce qu'elle appelle « l'armée de son père ». Celle-ci dispose de 25 % des sièges au Parlement, sachant que 75 % des voix sont requises pour modifier la Constitution. À charge pour la LND de trouver les dosages subtils afin de concéder le minimum à un acteur encore incontournable à court terme. Ce fut particulièrement notable lors de la conférence de Panglong : les officiers des forces armées (Tatmadaw) ont clairement marqué leur territoire en rejetant vigoureusement les demandes d'autonomie administrative des Was et des Shans, tout en interdisant à d'autres groupes combattants de participer à la rencontre historique.

Quant à l'armée indonésienne, elle ne reste pas non plus inactive. Son Livre blanc de la défense publié au printemps dernier relance très vaguement l'idée d'infiltrations étrangères et de « défense totale » impliquant toutes les composantes de la société. En sus, le fait terroriste donne lieu à une concurrence entre la police et l'armée, qui y voit une occasion de s'affirmer davantage sur le territoire sous prétexte de protection. Mais le ministre de la défense manque trop de charisme pour rivaliser avec MM. Jokowi et Luhut. Ces derniers semblent encore tenir les rênes. Toutefois, ici — dans une moindre mesure — comme en Thaïlande, en Birmanie et de façon discrète à Singapour, où bien des ministres sont généraux ou amiraux, les officiers veillent, un pied dans la porte du jeu démocratique.

(1) On ne s'intéresse pas ici aux pays passés par l'expérience communiste (Vietnam, Laos, Cambodge) ni au sultanat de Brunei.

(2) Alpha Diallo, « Philippines : des experts de l'ONU regrettent des propos du président élu Duterte sur les journalistes », Radio des Nations unies, Genève, 6 juin 2016.

(3) Lire Lena BjürstrÖm, « Indonésie 1965, mémoire de l'impunitéé », Le Monde diplomatique, décembre 2015.

(4) Lire Warda Mohamed, « Des apatrides nommés Rohingyas », Le Monde diplomatique, novembre 2014.

(5) Le parti au pouvoir l'a emporté le 7 mai 2016 à Bukit Batok avec 61,2 % des voix contre le Dr Chee Soon Juan, opposant historique.

(6) «  A year after 1MDB : Najib takes hardline turn » ; lire page 22, Agence France-Presse, 27 juin 2016.

(7) La coalition de partis qui le soutient compte 112 sièges sur 238 ; le parti libéral dispose de 115 sièges, mais plusieurs de ses membres soutiennent M. Duterte.

(8) Il a été accusé d'être responsable des exactions commises au lendemain des élections de 1999.

(9) Il suffit qu'un tiers de la Chambre des représentants soit convaincue pour lancer la procédure auprès du Sénat.

(10) Duncan McCargo, Tearing Apart the Land. Islam and Legitimacy in Southern Thailand, Cornell University Press, Ithaca (État de New York), 2008 ; et Mapping National Anxieties. Thailand's Southern Conflict, NIAS Press, Copenhague, 2011.

1981, l'occasion ratée

Wed, 10/05/2017 - 22:24

La lecture conservatrice du « tournant de la rigueur » de 1983 suggère que la fatalité économique a imposé ses évidences à François Mitterrand, deux ans après sa promesse de « rompre avec le capitalisme ». Lors de sa campagne, le candidat socialiste avait toutefois mis en lumière l'ensemble des contraintes auxquelles il se heurtait, et énoncé les mesures susceptibles d'y répondre. En renonçant à appliquer l'ensemble de son projet, le président ne se condamnait-il pas à l'échec ?

Ce graphique de Sarah Cabarry est une version interactive de celui qu'a réalisé Cécile Marin pour le manuel imprimé. Une version fidèle à la double page initiale est disponible ci-dessous.

La Constitution contre Donald Trump

Wed, 10/05/2017 - 13:58

Immigration, droits des femmes : depuis sa prise de fonctions, M. Donald Trump affronte une résistance tous azimuts, même si sa base électorale lui demeure fidèle. Certains contestataires ont choisi d'utiliser les possibilités offertes par la Constitution américaine, conçue par les Pères fondateurs dans l'objectif d'empêcher que le président puisse bouleverser l'ordre social existant.

Jean Hélion. — « Équilibre », 1933 © ADAGP - Photo : Philippe Migeat - RMN-Grand Palais - MNAM-CCI - Centre Pompidou, Paris

Le 21 janvier, au lendemain de l'investiture de M. Donald Trump, plusieurs millions de personnes à travers les États-Unis prenaient part à des centaines de « marches des femmes ». Après le décret sur l'immigration adopté le 27 janvier, des manifestants ont bloqué les aéroports. Parallèlement, les grands médias multiplient les enquêtes pour révéler les turpitudes présumées du président républicain, tandis que des multinationales comme Airbnb ou Budweiser s'offrent des spots publicitaires pour dénoncer ses politiques. Toutefois, dans la durée, la résistance la plus efficace pourrait être celle qui s'appuiera sur les contre-pouvoirs prévus par les Pères fondateurs des États-Unis selon le principe des « poids et contrepoids » (checks and balances).

M. Trump a commencé son mandat en gouvernant seul, par décrets, ce qui lui a permis de se forger une image volontariste. Mais ce mode d'action ne peut se prolonger indéfiniment : pour mettre en œuvre certains de ses engagements de campagne, comme l'abrogation de la loi sur la protection des patients et les soins abordables, surnommée « Obamacare », ou la réforme fiscale, il devra passer par le Congrès. Habilité à voter les lois et le budget, celui-ci représente le premier contre-pouvoir inscrit dans la Constitution, notamment pendant les périodes de cohabitation.

À première vue, l'administration Trump n'a pas grand-chose à redouter de ce côté-là : le Parti républicain contrôle à la fois le Sénat (52 sénateurs sur 100) et la Chambre des représentants (237 députés sur 435). Mais cette majorité est divisée et fragile, en particulier au Sénat, et elle pourrait se révéler insuffisante pour lui assurer des jours tranquilles. Car les États-Unis ne sont pas un régime parlementaire : la discipline de vote au Congrès n'est pas une règle absolue. En fonction de leurs convictions personnelles, des intérêts de l'État qu'ils représentent ou du lobbying dont ils sont l'objet, des parlementaires peuvent se désolidariser de leur majorité. Alors que les démocrates dominaient les deux Chambres entre 2008 et 2010, M. Obama a ainsi dû batailler pendant deux ans, y compris contre des élus de son propre camp, pour faire voter son projet d'assurance-maladie.

Fronde des États démocrates

Quelques jours après son investiture, les difficultés commençaient déjà pour M. Trump. Le 1er février, les sénatrices républicaines du Maine et de l'Alaska Susan Collins et Lisa Murkowski refusaient de confirmer la nomination de la femme d'affaires Betsy DeVos au poste de ministre de l'éducation. Ce choix n'a pu être validé que grâce au pouvoir dévolu au vice-président Mike Pence — qui préside aussi le Sénat — de départager un vote : du jamais-vu ! Puis, le 6 mars, tandis que le président présentait au Congrès son premier texte législatif, qui vise à « abroger et remplacer » le régime d'assurance-maladie de M. Obama, le sénateur libertarien du Kentucky Rand Paul ainsi que des conservateurs du Freedom Caucus (proche du Tea Party), comme le député du Michigan Justin Amash ou celui de Caroline du Sud Mark Sanford, ont fait savoir qu'ils s'opposeraient à ce texte, qualifié par M. Paul de « version allégée de l'“Obamacare” », et dont le coût serait à leurs yeux exorbitant. De son côté, le Bureau du budget du Congrès, non partisan, donnait au début de mars des arguments aux démocrates en estimant que le « Trumpcare » priverait 24 millions d'Américains d'une couverture santé d'ici à 2026. Respectivement députés de l'Ohio et de Virginie, les républicains James Jordan et David Brat ont quant à eux annoncé qu'ils refuseraient toute incitation fiscale ou nouvelle dépense susceptible de creuser le déficit public, et notamment le grand plan de construction d'infrastructures promis pendant la campagne.

Outre le pouvoir de voter les lois, le Congrès a la charge de « surveiller » le président et son administration ; ses commissions peuvent lancer des enquêtes, citer des témoins à comparaître. Plusieurs parlementaires entendent utiliser ce levier contre M. Trump. Au Sénat, un groupe s'est constitué pour réclamer une enquête sur les soupçons d'intervention russe dans le processus électoral. Bipartisan, il rassemble des républicains proches du Pentagone, comme MM. John McCain et Lindsey Graham, et des démocrates, comme M. Charles Schumer. À la Chambre des représentants, la cheffe de la minorité démocrate Nancy Pelosi demande que le Bureau fédéral d'enquête (FBI) s'intéresse aux liens personnels, financiers et politiques entre l'administration Trump et le Kremlin, afin de déterminer « ce que les Russes ont sur Trump » : « Nous voulons aussi voir sa déclaration d'impôts et savoir la vérité sur sa relation avec [Vladimir] Poutine », a-t-elle déclaré (1).

Les démocrates ont également dans leur ligne de mire M. Jefferson Sessions, adoubé par le Sénat au début de février. Le nouveau ministre de la justice, dont dépend le FBI, est accusé d'avoir menti lors de son audition : il a affirmé sous serment n'avoir « pas eu de contact avec les Russes » pendant la campagne présidentielle, alors qu'il avait rencontré deux fois leur ambassadeur aux États-Unis. Pour se défendre, il explique que ces réunions se sont déroulées « dans le cadre de [sa] fonction de sénateur ». S'il s'avérait néanmoins que cette dissimulation a été faite sciemment, elle pourrait être qualifiée de trahison, ou du moins de parjure, un possible chef d'accusation en vue d'une destitution (impeachment). M. Schumer et Mme Pelosi réclament la démission de M. Sessions et demandent la nomination d'un « procureur spécial impartial » pour mener l'enquête. Une exigence appuyée par certains républicains, qui ont déjà obtenu que le ministre de la justice se récuse dans toute enquête sur les liens entre la Russie et l'équipe de M. Trump.

Chacun des cinquante États fédérés joue également un rôle déterminant dans l'équilibre des pouvoirs imaginé par les Pères fondateurs. Ils jouissent de la « compétence par défaut », et l'État fédéral de « compétences d'attribution ». Énumérées dans l'article I (section 8) de la Constitution, celles-ci se limitent à certaines prérogatives essentielles (lever l'impôt, pourvoir à la défense commune, réglementer le commerce avec les autres pays, déclarer la guerre, fixer le code de la nationalité…). Hors de ces domaines, les États fédérés disposent d'une vaste marge de manœuvre.

Plusieurs d'entre eux ont manifesté leur intention de résister par tous les moyens à l'administration Trump, que ce soit sur le terrain de l'immigration, de l'environnement ou de la justice pénale. La Californie, qui a voté pour Mme Hillary Clinton à plus de 61 % des voix et qui représente 12 % de la population du pays, s'est posée en cheffe de file des frondeurs. Se préparant à de longues batailles judiciaires avec Washington, elle a recruté M. Eric Holder, ancien ministre de la justice de M. Obama, pour la conseiller sur les leviers légaux permettant de s'opposer au président. « Avoir l'ancien ministre de la justice des États-Unis nous donne une puissance de feu pour protéger les valeurs du peuple de Californie », déclare le démocrate Kevin de León, président de la législature de cet État (2).

La question environnementale sera notamment au cœur du bras de fer. M. Trump n'a jamais caché son scepticisme quant au réchauffement climatique. Il s'affirme comme un fervent défenseur du charbon et de la fracturation hydraulique. Dès son arrivée à la Maison Blanche, il a autorisé deux projets d'oléoduc pharaoniques, auparavant bloqués par l'administration Obama. Il a également promis de démanteler les réglementations adoptées par son prédécesseur, d'annuler toutes les mesures qui empêcheraient les entreprises de prospérer et de supprimer à terme l'Agence de protection de l'environnement (EPA).

Pour mener à bien ces projets, M. Trump a nommé à la tête de l'Agence un climato-sceptique, M. Scott Pruitt. Du temps où il était ministre de la justice de l'Oklahoma (2011-2017), celui-ci avait intenté pas moins de treize recours en justice contre les réglementations de l'EPA. Il avait ainsi contesté les dispositions sur les eaux des États-Unis, qui visent à protéger les lacs, rivières et espaces marécageux du pays, qualifiant ce texte de « plus grand coup jamais porté à la propriété privée durant l'ère moderne (3)  ». Il a également attaqué une réglementation adoptée par l'EPA en 2015 pour diminuer les taux autorisés d'ozone troposphérique (de basse altitude). Plusieurs de ces affaires sont encore en cours, et des militants demandent au directeur de l'agence de se récuser. Mais rien ne l'y oblige…

Avant même la création de l'EPA, en 1970, la Californie définissait déjà des règles environnementales. Selon le principe de la « clause dérogatoire », elle conserve depuis la capacité de fixer ses propres normes, plus strictes que les normes fédérales, notamment concernant la pollution émise par les véhicules motorisés. Une disposition de la loi sur l'air propre (Clean Air Act, 1963, amendé en 1970) autorise d'autres États, comme le Massachusetts, l'Oregon, le Nouveau-Mexique ou le Vermont, à appliquer les réglementations californiennes. Lors de son audition devant les sénateurs, M. Pruitt a dit envisager de revenir sur ce régime dérogatoire, ce qui ouvrirait une âpre bataille judiciaire.

Les cours de justice et le recours au contentieux sont en effet une pièce essentielle du système américain de séparation des pouvoirs. Dans son article III, la Constitution présente le pouvoir judiciaire, gardien des droits et des libertés, comme « l'égal » des pouvoirs exécutif et législatif. Le système jurisprudentiel anglo-saxon, défini par la doctrine du « précédent » (stare decisis en latin : « rester sur la décision »), implique que les tribunaux rendent des décisions conformes à celles prises antérieurement par les juridictions supérieures. Les juges américains détiennent donc un fort pouvoir normatif. Ils peuvent bloquer toute mesure qui contreviendrait à la Constitution ou aux lois existantes.

M. Trump en a déjà fait l'expérience. Le 27 janvier, il signait un décret suspendant, au nom de la sécurité nationale, le programme d'admission de réfugiés aux États-Unis et bloquant pour trois mois l'entrée des ressortissants (y compris binationaux) de sept pays à majorité musulmane (4). Plusieurs juges ont aussitôt été saisis en urgence par les intéressés, parfois aidés par l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), auxquels se sont associés une vingtaine d'États fédérés et une centaine de multinationales de la Silicon Valley comme Google, Twitter ou Microsoft. Intervenant en tant qu'« amis de la cour » (amicus curiae), ces géants des nouvelles technologies ont détaillé les préjudices qu'ils risquaient de subir, affirmant que ce décret portait atteinte à l'image des États-Unis dans le monde et entravait leurs programmes de recrutement en les empêchant de faire appel à la main-d'œuvre de leur choix.

L'enjeu de la Cour suprême

Dès le 28 janvier, un juge de New York a interdit l'expulsion de deux Irakiens. Puis, le 3 février, un magistrat de Seattle a suspendu la mise en œuvre du décret au niveau national : en accordant un régime spécial aux minorités chrétiennes, le texte contreviendrait au premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté religieuse ; en discriminant les étrangers de certains pays, il violerait la loi sur l'immigration de 1965, qui interdit toute discrimination en fonction de la nationalité. Contrairement aux affirmations du président, ces recours en justice ne relèvent pas d'un « acharnement » de la part des démocrates, mais du fonctionnement habituel des institutions américaines. Les républicains avaient d'ailleurs eux aussi saisi les tribunaux pour contester les décrets du président Obama visant à suspendre l'expulsion de certains sans-papiers (5).

Le président Trump a renoncé à défendre son décret du 27 janvier, préférant préparer un nouveau texte avec l'aide de juristes et des ministères concernés. Dévoilée le 6 mars, la nouvelle mouture ne concerne plus les binationaux ni les détenteurs de visa ou de carte verte ; l'Irak ne figure plus parmi les pays bannis ; et la clause sur les minorités chrétiennes a disparu. « Rendez-vous au tribunal », a aussitôt réagi l'ACLU sur Twitter. Et, le lendemain, M. Douglas Chin, ministre de la justice de Hawaï, saisissait la cour d'appel de son État. Le 15 mars, le juge fédéral de Hawaï Derrick Watson a bloqué l'application du second texte pour l'ensemble du territoire quelques heures avant son entrée en vigueur. La bataille risque d'être longue, car ce décret est, d'un point de vue juridique, mieux conçu que le précédent. L'affaire pourrait donc finir devant la Cour suprême, laquelle, d'ici là, sera sans doute au complet et aura retrouvé l'équilibre qui prévalait avant la mort du juge Antonin Scalia en février 2016 : cinq conservateurs et quatre progressistes (6).

Alors que les batailles judiciaires se multiplient, la Cour suprême est appelée à jouer un rôle déterminant. Les auditions de M. Neil Gorsuch, le magistrat conservateur choisi par M. Trump, ont débuté le 20 mars devant le Sénat. Bien que l'aile gauche du parti les presse de bloquer le processus de désignation en activant une procédure d'« obstruction parlementaire » (filibuster) (7), les sénateurs démocrates devraient s'incliner pour ne pas brûler toutes leurs cartouches maintenant.

Au cours des quatre prochaines années, M. Trump aura peut-être l'occasion de nommer un deuxième juge, ce qui accentuerait l'inclination droitière de la Cour suprême. Les grandes manœuvres pour déréguler le système financier, la protection environnementale ou même le droit à l'avortement ne font donc que commencer.

(1) Isaac Arnsdorf, « Pelosi calls for probe of possible Russian blackmail of Trump », Politico.com, 5 février 2017.

(2) Adam Nagourney, « California hires Eric Holder as legal bulwark against Donald Trump », The New York Times, 4 janvier 2017.

(3) Rand Paul et Scott Pruitt, « EPA water rule is blow to Americans' private property rights », The Hill, Washington, DC, 4 mars 2015.

(4) Irak, Iran, Libye, Somalie, Soudan, Syrie et Yémen.

(5) Les décrets Deferred Action for Childhood Arrivals (DACA) et Deferred Action for Parents of Americans (DAPA).

(6) Lire « Un neuvième juge décisif », Le Monde diplomatique, juin 2016.

(7) Dans ce cas, il faudrait que M. Gorsuch soit confirmé par les trois cinquièmes des sénateurs, soit 60 sur 100, et non plus par une simple majorité.

Embarras de la gauche sur l'immigration

Tue, 09/05/2017 - 16:48

La stratégie conservatrice visant à opposer les plus démunis entre eux est parvenue à faire de l'immigration une question décisive pour nombre de Français. Aubaine pour la droite, cette situation impose à la gauche d'évoluer sur un terrain miné… et la divise.

Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

L'immigration divise les principaux candidats à l'élection présidentielle en deux camps : ceux qui font de son rejet leur fonds de commerce et ceux que le sujet embarrasse. Très prolixes, les premiers attribuent aux étrangers toutes sortes de problèmes, du chômage au terrorisme, de la crise des finances publiques au manque de logements, de l'insécurité aux sureffectifs dans certaines salles de classe. Pour y remédier, ils préconisent des mesures radicales. Mme Marine Le Pen (Front national, FN) s'engage à supprimer le droit du sol, à sortir de l'espace Schengen, à instaurer la préférence nationale et à systématiser les expulsions d'étrangers en situation irrégulière. M. François Fillon (Les Républicains) promet pour sa part de durcir les règles du regroupement familial, de conditionner les aides sociales à deux ans de présence sur le territoire, de supprimer l'aide médicale de l'État ou encore de faire voter par le Parlement des quotas annuels d'immigrés par origines nationales — une rupture avec les principes en vigueur depuis l'ordonnance du 2 novembre 1945, selon laquelle la faculté d'assimilation des étrangers dépendait non pas de leur origine, mais de leurs caractéristiques individuelles.

Face à cette surenchère, le camp des embarrassés se contente de propositions floues et parfois incohérentes. Dans un entretien accordé à l'hebdomadaire protestant Réforme, M. Emmanuel Macron, le candidat du mouvement En marche !, déclare que « l'immigration se révèle une chance du point de vue économique, culturel, social (1)  ». Or cette ligne ne se retrouve pas dans son programme présidentiel : il évoque surtout le droit d'asile — que la droite promet de durcir, mais pas de supprimer —, prévoit de « reconduire sans délai » les déboutés dans leur pays, mais laisse largement de côté les autres migrations.

MM. Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon ne se montrent guère plus précis. S'appuyant exclusivement sur les cas des réfugiés climatiques et politiques, le candidat de La France insoumise entend « lutter contre les causes des migrations ». Quant au prétendant socialiste, s'il a souvent critiqué la politique migratoire du gouvernement de M. Manuel Valls, regrettant que la France ne se montre pas plus solidaire des réfugiés, son programme peine à assumer cette ligne : outre la sempiternelle promesse du Parti socialiste (PS) — jamais tenue — d'accorder le droit de vote lors des élections locales aux étrangers non communautaires, il se borne à proposer la création de « visas humanitaires » dont les contours et les modalités d'attribution ne sont pas définis. Rien sur les immigrés économiques et les clandestins, qui sont au cœur des discours de la droite.

Cette discrétion a ses raisons. De l'Américain Donald Trump au Hongrois Viktor Orbán, des défenseurs britanniques du « Brexit » au Mouvement 5 étoiles italien, de l'Union démocratique du centre (UDC) en Suisse à l'Alliance néoflamande (Nieuw-Vlaamse Alliantie, N-VA) en Belgique, du FN en France au parti Droit et justice (PiS) en Pologne, les partis et dirigeants qui s'opposent à l'arrivée d'étrangers ont depuis quelques années le vent en poupe dans la plupart des pays occidentaux. Tous doivent une bonne partie de leur succès à l'électorat populaire. En France, le FN séduit surtout dans les « zones fragiles (2)  », où les jeunes sans diplôme sont nombreux et les taux de chômage et de pauvreté très élevés. Au Royaume-Uni, le « Brexit » a fait des adeptes essentiellement dans les régions durement frappées par la mondialisation et la désindustrialisation, tandis que la plupart des partisans du maintien dans l'Union vivaient dans les grandes agglomérations dynamiques. Le référendum suisse de février 2014, qui a vu une majorité d'électeurs se prononcer contre « l'immigration de masse », a lui aussi révélé un clivage entre zones rurales et urbaines. Quant à M. Trump, s'il a été boudé par les couches supérieures et les minorités des côtes Est et Ouest, il a triomphé au sein des classes populaires blanches.

En 2017, Jean-Luc Mélenchon ne prône plus l'accueil des étrangers

Dans ce contexte, la crainte de se mettre à dos l'électorat populaire à cause d'un programme qui paraîtrait trop favorable à l'immigration semble avoir gagné M. Mélenchon. Lors de la précédente élection présidentielle, sans aller jusqu'à défendre explicitement la liberté d'installation, il s'était présenté avec une liste de mesures d'ouverture : rétablissement de la carte unique de dix ans, abrogation de toutes les lois votées par la droite depuis 2002, régularisation des sans-papiers, fermeture des centres de rétention, décriminalisation du séjour irrégulier… « L'immigration n'est pas un problème. La haine des étrangers, la chasse aux immigrés défigurent notre République : il faut en finir, affirmait son programme L'Humain d'abord. Les flux migratoires se développent dans le monde, ils mêlent des motivations diverses. La France ne doit pas les craindre, elle ne doit pas mépriser [leur] immense apport humain et matériel. »

En 2017, la ligne a changé. M. Mélenchon ne prône plus l'accueil des étrangers. « Émigrer est toujours une souffrance pour celui qui part, explique le 59e point de sa nouvelle plate-forme. (…). La première tâche est de permettre à chacun de vivre chez soi. » Pour cela, le candidat propose rien de moins qu'« arrêter les guerres, les accords commerciaux qui détruisent les économies locales, et affronter le changement climatique ». Ce changement de pied a divisé le camp progressiste, dont une frange défend l'ouverture des frontières, à laquelle M. Mélenchon s'oppose désormais (3). Figure du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), M. Olivier Besancenot dénonce cette « partie de la gauche radicale [qui] aime se conforter dans les idées du souverainisme, de la frontière, de la nation », tandis que M. Julien Bayou, porte-parole d'Europe Écologie - Les Verts, qui soutient le candidat socialiste Benoît Hamon, accuse le candidat de La France insoumise de « faire la course à l'échalote avec le Front national ».

Défendue par le NPA et par une myriade d'organisations militantes — le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti), l'association Migreurop, le Réseau éducation sans frontières… — ou issues du christianisme social — Cimade, Secours catholique… —, qui ont en commun de refuser la distinction entre réfugiés et immigrés économiques, la cause de la liberté de circulation tire argument de l'échec des politiques de fermeture : ni l'agence européenne Frontex, ni les contrôles douaniers, ni les accords de sous-traitance avec la Turquie ou la Tunisie n'empêchent les migrants d'entrer en Europe. Mais ils les contraignent à la clandestinité et les rendent particulièrement vulnérables à toutes les formes d'exploitation. La liberté d'installation permettrait aux étrangers de réclamer légalement de meilleures conditions de travail, afin de ne pas faire pression à la baisse sur les salaires.

L'amélioration du niveau de vie dans les pays de départ ne fixe pas les populations

Pour compléter sa démonstration, le NPA avance le caractère « économiquement bénéfique (4)  » de l'immigration. Même si, de la part d'un parti révolutionnaire, l'argument peut surprendre, de nombreuses études montrent bien en effet que l'immigration n'est pas un coût, mais un bénéfice pour l'État comme pour les entreprises. Selon une étude menée par les économistes Xavier Chojnicki et Lionel Ragot, et coéditée en 2012 par le quotidien Les Échos, la présence des immigrés entraînerait une contribution budgétaire nette positive : souvent jeunes et en bonne santé, ils paient davantage d'impôts et de cotisations qu'ils ne reçoivent de prestations sociales (5). Dans un rapport salué par le cahier économique du Figaro, le cabinet McKinsey estimait que les immigrés « contribuent à près de 10 % de la richesse mondiale », notamment parce que la main-d'œuvre étrangère est très profitable aux entreprises. Le mensuel Capital (mars 2015) détaille : « La flexibilité est le premier atout de la main-d'œuvre immigrée. (…) Dans d'autres secteurs, c'est leur côté “durs à la tâche” qui rend les travailleurs immigrés si précieux. » Troisième atout « de ces employés venus d'ailleurs : ils n'hésitent pas à faire les boulots méprisés par les autochtones. Les premières à s'en féliciter sont les entreprises de nettoyage. Pour vider les poubelles des bureaux, la connaissance du français n'est pas vraiment indispensable ». L'immigration est d'autant plus « économiquement bénéfique » que le système reste profondément inégalitaire…

Les partisans révolutionnaires de l'ouverture des frontières ne cautionnent évidemment pas l'exploitation patronale des travailleurs immigrés. Leur dessein de libre installation se projette dans un monde où les États-nations auraient disparu. Cette perspective fait peu de cas de l'état présent du rapport de forces : « Une nouvelle conscience est en train de se forger de part et d'autre des frontières au sein de la jeunesse et des classes populaires, des travailleurs de toutes origines, langues et couleurs de peau, nourrie par la révolte et la solidarité internationale », annonçait en octobre 2016 un texte du NPA (6). Elle s'appuie en outre sur une rhétorique d'une radicalité absolue — « Nous sommes avec les migrants, contre la police, contre l'État et tous ceux et celles qui collaborent à sa politique. (…) Nous défendons le droit de prendre et d'occuper ce que l'État refuse d'accorder (7)  » — qui, dans le contexte actuel, semble présager des scores confidentiels lors des élections.

Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

M. Mélenchon, lui, souhaite dépasser le PS dans les urnes. Pour y parvenir, il n'hésite plus à mettre en cause l'immigration économique : « Pour l'instant, il n'y a pas moyen d'occuper tout le monde, alors je préfère le dire », a-t-il notamment lancé sur France 2 le 11 mars. Après avoir réaffirmé son attachement à l'accueil des réfugiés, il a ajouté : « Les gens qui aujourd'hui sont en France et n'ont pas de papiers, s'ils ont un contrat de travail et qu'ils sont au boulot, qu'ils payent leurs cotisations, alors je leur donne des papiers, et à tous. (…) Les autres, je suis obligé de leur dire : “Écoutez, je ne sais pas quoi faire. Arrêtez de dire que vous nous donnez un coup de main, parce qu'on a le monde qu'il faut.” Et surtout, je dis : “Il faut arrêter de partir [de votre pays d'origine].” »

Aujourd'hui, les immigrés économiques représentent une minorité des étrangers arrivés chaque année en France, loin derrière les personnes admises au titre du regroupement familial, les réfugiés politiques ou les étudiants en échange international (lire « Émigrés, immigrés, réfugiés »). Or, à moins de revenir sur certains accords internationaux, comme la convention de Genève de 1951 pour les réfugiés ou la convention européenne des droits de l'homme de 1953 concernant le regroupement familial — ce que M. Mélenchon n'envisage pas —, ces autres contingents, majoritaires, sont difficilement compressibles.

Un ralentissement de l'immigration économique n'aurait donc qu'un impact très limité sur les flux migratoires. Mais il revêtirait une fonction symbolique importante, celle de réfuter les accusations de laxisme, tout en permettant de se distinguer de la droite, qui, elle, propose l'expulsion de tous les clandestins et déboutés du droit d'asile. Toutefois, M. Mélenchon accrédite implicitement l'idée d'un lien entre immigration économique et chômage, ce que l'histoire et les comparaisons internationales semblent invalider : au début des années 1930, la France a pratiqué l'expulsion massive des étrangers, sans remédier en rien au manque d'emplois ; des pays comme le Canada comptent de nombreux immigrés économiques, mais très peu de chômeurs. De plus, régulariser uniquement les clandestins titulaires d'un contrat de travail risque de s'avérer périlleux, puisque la condition de sans-papiers contraint justement à travailler au noir…

Le projet de lutter contre les causes des migrations par l'enrichissement des pays de départ se heurte, à court terme, au principe connu sous le nom de « transition migratoire ». L'amélioration du niveau de vie — qui favorise la baisse de la mortalité infantile et le rajeunissement de la population —, les gains de productivité — qui libèrent la main-d'œuvre — et l'augmentation des revenus ne fixent pas les populations : ils accroissent le réservoir des candidats à l'émigration, davantage de personnes pouvant assumer le coût physique et matériel de l'exil. D'après un modèle établi par la Banque mondiale, quand le revenu des habitants (en parité de pouvoir d'achat) d'un pays est situé entre 600 dollars (comme en Éthiopie) et 7 500 dollars (Colombie ou Albanie) par an, l'augmentation des revenus encourage l'émigration. Puis, une fois ce seuil franchi, l'effet s'inverse. Au rythme de 2 % de croissance annuelle des revenus, il faudrait au Niger ou au Burundi plus de cent trente ans, et au Cambodge plus de soixante ans, pour passer ce cap (8).

M. Besancenot voit dans les nouvelles positions de M. Mélenchon une « régression pour la gauche radicale ». Le candidat de La France insoumise lui réplique qu'il se situe « dans la tradition de [son] mouvement ». Tous deux ont, d'une certaine manière, raison…

À la fin du XIXe siècle, alors que la Grande Dépression (1873-1896) frappait la France, la gauche affichait un discours uni et cohérent sur l'immigration. Elle combinait une critique théorique décrivant la main-d'œuvre étrangère comme un outil pour maximiser les profits du patronat et une analyse pratique sur la nécessaire alliance entre travailleurs français et immigrés contre ce même patronat. « Les ouvriers étrangers (Belges, Allemands, Italiens, Espagnols) chassés de leurs pays par la misère, dominés et souvent exploités par des chefs de bande, ne connaissent ni la langue, ni les prix, ni les habitudes du pays, sont condamnés à passer par les conditions du patron et à travailler pour des salaires que refusent les ouvriers de la localité », écrivaient par exemple Jules Guesde et Paul Lafargue dans le programme du Parti ouvrier de 1883. Même s'ils déploraient « les dangers nationaux et les misères ouvrières qu'entraîne la présence des ouvriers étrangers », ils ne réclamaient pas la fermeture des frontières : « Pour déjouer les plans cyniques et antipatriotiques des patrons, les ouvriers doivent soustraire les étrangers au despotisme de la police (…) et les défendre contre la rapacité des patrons en “interdisant légalement” à ces derniers d'employer des ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français » (9). Cette ligne théorique et pratique fut celle des principaux partis de gauche pendant les décennies de croissance du XXe siècle — dans les années 1900-1920, puis pendant les « trente glorieuses ».

Les fractures sont apparues dans les temps de crise. Au début des années 1930, alors que le chômage explose, des voix s'élèvent pour réclamer l'expulsion des étrangers ; des pétitions, des lettres sont envoyées aux élus pour demander la préférence nationale. En novembre 1931, le socialiste Paul Ramadier présente à la Chambre un texte qui prévoit de stopper l'immigration et de limiter à 10 % la proportion d'étrangers par entreprise. Alors député communiste, Jacques Doriot lui porte la contradiction : il dénonce des « mesures xénophobes », une « politique nationaliste qui a pour but de diviser les ouvriers en face du capital ». Pour défendre son parti, le dirigeant socialiste Léon Blum parle de « palliatifs empiriques qui ménagent le mieux les intérêts de la classe ouvrière » et évoque « les difficultés et les contradictions du réel » (10).

Un discours dont les failles sont exploitées par le Front national

La crise qui s'ouvre dans les années 1970 produit de nouvelles dissensions. À l'approche de l'élection présidentielle de 1981, les communistes multiplient les mises en cause de l'immigration. Dans L'Humanité, le journaliste Claude Cabanes s'alarme des problèmes sociaux et culturels auxquels sont confrontées les banlieues dirigées par le Parti communiste français (PCF) : « Tous ces déséquilibres, aggravés par les difficultés dues à la baisse du pouvoir d'achat, au chômage, à l'insécurité, rendent la cohabitation [entre Français et immigrés] difficile », écrit-il le 30 décembre 1980. Quelques jours plus tard, le 6 janvier 1981, Georges Marchais, le secrétaire général du Parti, prononce un discours qui fera date : « Il faut stopper l'immigration officielle et clandestine, assène-t-il. Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs, français et immigrés. » Les socialistes reprennent alors la position jadis occupée par les communistes. « On ne peut pas isoler la population immigrée de l'ensemble de la classe ouvrière, affirme un texte programmatique publié dans l'hebdomadaire L'Unité, le 19 décembre 1980. (…) C'est tout le parti qui doit se mobiliser sur les principes de base de l'internationalisme et du front de classe » (11).

MM. Mélenchon et Besancenot s'inscrivent ainsi tous deux dans la tradition du mouvement progressiste, dont ils reprennent à la fois le meilleur et le pire. Le premier tente de prendre en compte les difficultés que l'immigration pose spécifiquement aux classes populaires, mais se laisse gagner par la rhétorique des expulsions et du surnombre. Le second reste fidèle à l'internationalisme, mais promeut une lecture idéologique qui paraît en décalage avec les aspirations des couches moyennes et populaires fragilisées par l'austérité et la mondialisation, et rendues ainsi perméables à la stratégie du bouc émissaire.

Ces failles sont exploitées par le FN, qui cherche à se reconvertir en « parti du peuple » grâce à une lecture sociale de l'immigration. À l'instar du chroniqueur Éric Zemmour, qui lui-même renvoie au géographe de « la France périphérique » Christophe Guilluy, il oppose les « élites » urbaines, diplômées, favorables à une immigration dont elles seraient protégées, et le « peuple », en concurrence avec des étrangers pour obtenir un emploi, un logement social, une place en crèche, et auquel il promet la « préférence nationale ». « Ce sont les couches populaires qui prennent en charge concrètement la question du rapport à l'autre », écrit par exemple Christophe Guilluy (12).

Cette analyse appelle de multiples nuances. Le marché de l'emploi étant très segmenté, les secteurs qui embauchent essentiellement des étrangers (nettoyage, bâtiment, restauration…) sont peu convoités par les travailleurs nationaux. De même, la ségrégation urbaine est telle que les immigrés se retrouvent souvent en concurrence avec d'autres immigrés pour obtenir un appartement dans les banlieues des grandes villes ou une place en crèche. Enfin, comment expliquer que le FN obtienne d'excellents scores dans des zones où l'on ne croise presque aucun étranger, sinon par le fait que la concurrence est en partie imaginaire, construite par les discours publics ?

Des lois et des directives organisent la mise en concurrence des travailleurs

Il est toutefois exact que les classes aisées ne portent qu'un regard extérieur et lointain sur l'immigration. Les saisonniers étrangers risquent peu de priver d'emploi des diplômés de Sciences Po ou des journalistes, tout comme le recours aux travailleurs détachés ne préoccupe guère les cadres supérieurs ou les artistes. Et les habitants des quartiers huppés ont moins de chances de voir ouvrir dans leur rue un foyer pour travailleurs étrangers.

Mais les écarts sociaux dans le rapport à l'immigration ne sont pas le fruit d'une fatalité. Ils résultent bien souvent de lois, de politiques urbaines, de décisions politiques qui organisent la mise en concurrence des travailleurs français et immigrés, ou qui protègent les classes supérieures de la concurrence étrangère. Le travail au noir contribue à la dégradation des conditions d'emploi. Or il prolifère à mesure que l'inspection du travail est démantelée, les employeurs sachant alors qu'ils ont très peu de risque d'être sanctionnés. Il n'y aurait pas de travailleurs détachés sans la directive européenne du 16 décembre 1996, ni de saisonniers si le code du travail n'offrait pas cet avantage aux employeurs. Contrairement à leurs prédécesseurs des « trente glorieuses », bon nombre d'immigrés contemporains possèdent des titres universitaires, des qualifications. S'ils en viennent à chercher des emplois déqualifiés, c'est faute de politique d'apprentissage du français, de système d'équivalence juridique des diplômes, d'ouverture de certaines professions (13). Alors qu'un étranger peut facilement devenir maçon ou caissier, accéder au métier d'architecte, de notaire ou d'agent de change relève du parcours du combattant. Il fut un temps où les maires communistes de banlieue déploraient que « les pouvoirs publics orientent systématiquement les nouveaux immigrés » vers leurs villes et exigeaient « une meilleure répartition des travailleurs immigrés dans les communes de la région parisienne », tout en précisant que leurs municipalités continueraient d'« assumer leurs responsabilités » (14). Aujourd'hui, les foyers pour travailleurs immigrés sont surtout installés dans des quartiers populaires, et plus personne ne s'en étonne.

La droite se réjouit chaque fois que l'immigration s'invite dans le débat politique : il lui suffit, comme elle le fait depuis trente ans, de dérouler son discours de peur, ses mesures répressives. La gauche n'est toutefois pas condamnée aux programmes flous et contradictoires. Mais, pour formuler des propositions précises, une analyse cohérente, elle doit accepter d'engager la bataille idéologique, en renversant les questions que les médias et « l'actualité » lui jettent à la figure.

(1) « Migrants, politique migratoire et intégration : le constat d'Emmanuel Macron », Réforme, Paris, 2 mars 2017.

(2) Hervé Le Bras, Le Pari du FN, Autrement, Paris, 2015.

(3) « Je n'ai jamais été pour la liberté d'installation, je ne vais pas commencer aujourd'hui », a-t-il notamment expliqué au journal Le Monde (24 août 2016).

(4) Denis Godard, « Politique migratoire : Y a pas d'arrangement… », L'Anticapitaliste, Montreuil, 24 novembre 2016.

(5) Xavier Chojnicki et Lionel Ragot, L'immigration coûte cher à la France. Qu'en pensent les économistes ?, Eyrolles - Les Échos éditions, coll. « On entend dire que… », Paris, 2012.

(6) Isabelle Ufferte, « À travers la mondialisation de la révolte émerge une nouvelle conscience de classe… », Démocratie révolutionnaire, 27 octobre 2016.

(7) L'Anticapitaliste, 24 novembre 2016.

(8) Michael Clemens, « Does development reduce migration ? » (PDF), Working Paper no 359, Center for Global Development, Washington, DC, mars 2014.

(9) Jules Guesde et Paul Lafargue, Le Programme du Parti ouvrier, son histoire, ses considérants et ses articles, Henry Oriol Éditeur, Paris, 1883.

(10) Cité dans Claudine Pierre, « Les socialistes, les communistes et la protection de la main-d'œuvre française (1931-32) », Revue européenne des migrations internationales, vol. 15, n° 3, Poitiers, 1999.

(11) Cité dans Olivier Milza, « La gauche, la crise et l'immigration (années 1930 - années 1980) », Vingtième siècle, vol. 7, no 1, Paris, juillet-septembre 1985.

(12) Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, coll. « Champs actuel », Paris, 2014.

(13) Cf. Yaël Brinbaum, Laure Moguérou et Jean-Luc Primon, « Les ressources scolaires des immigrés à la croisée des histoires migratoires et familiales », dans Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (sous la dir. de), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Institut national des études démographiques (INED), coll. « Grandes enquêtes », Paris, 2016.

(14) « Déclaration des maires communistes de la région parisienne et des députés de Paris », octobre 1969.

« Mon voisin vote Front national »

Tue, 09/05/2017 - 16:48

Combattre un parti impose-t-il de condamner ceux qu'il a réussi à séduire ? Un militant de longue date de diverses organisations antiracistes d'extrême gauche interroge les formes de lutte dont il a usé, sans succès, contre le Front national. Son témoignage aide à comprendre comment celui-ci a réussi à devenir l'un des acteurs décisifs de la prochaine élection présidentielle française.

Max Neumann. – Sans titre, 2015 www.maxneumann - Galerie Bernard Vidal - Nathalie Bertoux, Paris

J'ai participé dans la joie, l'élan, l'impression de servir, à des coups de poing contre les meetings du Front national (FN), à la dénonciation d'« affaires » où il était impliqué, à des démonstrations « expertes » de l'incohérence de ses programmes, etc. Ces indignations n'empêchent pas les votes Le Pen. On peut même se demander si le sentiment de supériorité morale de ces archanges exterminateurs qui ne connaissent pas un seul « votant » Le Pen, pas un seul adhérent FN, et les imaginent possédés par des passions basses, brutales, effrayantes, ne témoigne pas surtout de leur propre « racisme de classe » (1).

Deux exemples parmi tant d'autres. La Ligue des droits de l'homme titre son communiqué du 15 novembre 2013 : « Conjurons la bêtise et le cynisme, refusons la haine et le racisme ! » et dénonce « une bêtise et une ignorance infiltrant tous les rouages de la vie sociale ». Dans l'édition du 11 février 2012 de La Règle du jeu, Romain Goupil invite à « une insulte par jour contre le Front national », qui « rassemble toute la France moisie et rance » ; il propose « qu'on se lâche… N'essayons plus de convaincre ! ».

21 avril 2002, 18 heures. Nous sommes à la Mutualité à Paris, vidés, soucieux, après une campagne exaltée. Instants flottants, deux heures d'incertitude et d'anxiété. Les militants rassemblés s'impatientent.

Vingt heures, résultats définitifs. Le Pen devance Jospin ! Nous rejoignons l'assemblée générale, consternés, renversés, déçus presque aux larmes, réduits à rien par l'ennemi qui triomphe, mais d'un coup si proches. L'Internationale, nous la crions presque, plusieurs fois, poings levés, à pleine gorge tendue.

Les chants, les slogans dissuadent « ceux qui n'en sont pas ». Mais ils renforcent aussi (surtout ?), chez « ceux qui en sont », la communion, les certitudes partagées. Qui se trouve là ? Quelques salariés de rang moyen, trop intellectualisés et en porte-à-faux ; des professionnels de l'action sociale confrontés aux limites et aux redéfinitions de leurs tâches, qu'ils contestent ; des syndicalistes trop oppositionnels pour « parvenir » ; des étudiants surtout militants ; des « intellectuels » trop absorbés dans des activités politiques pour être intellectuels de plein exercice ; des enseignants qui auraient eu l'agrégation s'ils ne s'étaient pas engagés à corps perdu en politique, etc.

Je me souviens du reste de la nuit comme d'une féerie. Nul ne sait qui passe le mot. Serrés, comprimés, direct en bagnole. Direction Odéon : à quarante, puis cinquante, puis cent, deux cents, vite rejoints par d'autres, Ras l'Front, libertaires, étudiants, écolos, communistes. Pour faire quoi ? Nous ne savons pas. Être là contre Le Pen. Mais comment ? Nous n'en savons rien. Être là, juste là. Rassemblés par un identique désarroi, révulsés par ce « vote des Français » qui met en cause toutes les valeurs indiscutées, toutes les croyances indiscutables, qui font nos vies. Être là, « que du bonheur, ça commence, on sait pas où ça s'arrête », dit Sophie, prof des écoles, Sud-Éducation, vingt ans de Ligue (2), qui passait de groupe en groupe à la Mutualité, répétant : « S'il arrive au pouvoir, on est dans les camps, sûr. » Une sorte de standing-ovation de nous-mêmes, revendiquant ce droit d'être « exactement comme nous sommes », dit Françoise, infirmière, commission LGBT (3).

Immobilisé dans un espace en déclin

Nous nous tenons chaud, nous « tenons bon ». Ceux qui arrivent, beaucoup les connaissent, les embrassent, se serrent dans leurs bras longtemps, peinent à rompre l'étreinte. Les regards sont d'une tendresse affligée et remercient les voisins. Ils disent la reconnaissance.

Nous sommes vite des milliers, un tourbillon. Certains rappliquent à vélo, le sang aux joues, certains s'enveloppent de drapeaux, les brandissent, les déposent sur des bancs, les laissent là, des couples se tiennent la main, il y a des enfants. Où allons-nous ? Dans cette mêlée, à l'improviste, débordant sur les trottoirs à peine nettoyés, nous ne savons pas, nous ne l'avons jamais su, partant là, ici, enthousiastes dans des rues latérales, farandole perdue qu'on applaudit des balcons, cette nuit tiède. Il fait bon vivre là, irrités, meurtris, furieux, mais apaisés dans cette chaleur sombre. Arnaud, la quarantaine, un biologiste qui défend le Deep Web (4), me dit : « Les gens sont trop beaux pour Le Pen. »

La nuit blanchissait, devenait rose. Cette longue marche aigre et allègre s'étala sur les 10e, 11e et sur les contreforts des 12e et 20e arrondissements, rassemblant des manifestants affranchis de la nécessité de se lever tôt. Dans les quartiers populaires ou au-delà du périphérique, personne n'en entendit parler. Nulle part ailleurs il n'y en eut de semblable. Sur leurs territoires d'élection, de résidence, d'affinités, manifestèrent ceux qui, sous l'effet du vote Le Pen, se sentaient tout d'un coup étrangers au monde social qu'ils espéraient conquérir. Ceux qui votent FN ne nous ont pas vus. Ils n'habitent pas nos quartiers.

Depuis trois ans, nous habitons l'Aisne, ma compagne et moi, entre Chauny, Soissons, Noyon, Vic-sur-Aisne, entre champs de betteraves et forêts, des perdrix, des faisans. Un hameau de vingt maisons. Hors deux couples qui s'invitent, personne ne fréquente personne (beaucoup de retraités restent cloîtrés). Nous avons pour quasi- voisins, à dix minutes de route, Éric et Anissa. Le frère d'Éric nous a vendu des meubles de ferme. « Les citronniers, c'est mon rêve », dit Éric, « fana de serres » : « Dans ta serre, t'oublies tout, t'as plus de con qui vient te casser. (…) Des citronniers, le père d'Anissa en fait, ça tient, il est dans sa serre H24, je l'adore, ça lui fait rappeler son pays. »

Éric, 48 ans, est ouvrier qualité dans l'emballage industriel, polyester, PVC plastifié. Avant, il a travaillé pendant seize ans chez Saint-Gobain, mais à Soissons : « Tout ce qu'est verre, c'est foutu. » Anissa — dont les parents sont venus du Maroc dans les années 1970 — est vendeuse dans l'habillement. Elle a 43 ans. Elle a été licenciée trois fois car les boutiques fermaient. Elle a « souvent envie de pleurer » de ne pas voir assez ses « deux puces », que son ex-mari, qu'elle a quitté du jour au lendemain pour Éric, lui laisse à son avis trop peu. Anissa et Éric sont mariés, économisent et achètent en location-vente « une vraie maison, une en pierre », dit Anissa. Au boulot, Éric a des stagiaires, mais « à peine s'ils t'écoutent, y en a que pour leurs trucs vidéo, ils se droguent… L'autre fois, y en a un qui me dit si je pouvais lui faire un mail pour qu'il voie comment marche la machine… Je venais de lui dire : il a pas d'oreilles ou il me prend pour un con ». Est-ce que la boîte va tenir ? « C'est tout amerloque, même l'accueil, t'y comprends que dalle et ça licencie, ça licencie, personne empêche. »

Éric et Anissa nous donnent des laitues, des courges, des radis. On leur donne des noix, des framboises. On prend des apéros. Éric, un soir, m'a dit avoir « longtemps été un peu raciste », mais qu'il ne l'est plus depuis qu'ils sont allés au Sénégal (au Club Med, leur seul voyage). Le soir, c'était des parties de dominos « à plus en dormir » avec le personnel de l'hôtel, « des mecs balaises ». Ce qui l'avait « rendu un peu raciste », c'est qu'Anissa a « failli se faire revirer, parce qu'elle a accepté le chèque d'un Noir, un jeune, une grosse somme en plus, mais c'était un faux… Pourtant elle a demandé la carte d'identité ».

Une fin d'après-midi dans sa serre, l'air s'était alourdi sur la fertilité grasse du sol — mais nous avions enquillé les verres —, Éric me dit : « Tu répètes pas à Anissa, vu que t'es parisien, elle veut pas qu'on te dise, j'ai voté Marine, moi, deux fois… Quand je l'entends, elle me fout les poils cette femme… Je sais pas, c'est comme elle parle des Français, t'es fier… Le parti à la Marine, dans le coin, je connais des gens qu'il a bien aidés… J'étais près de payer ma cotise et tout, mais j'ai arrêté, même de voter… On a été fâchés un an pour ça avec Thierry et Marie-Paule… Elle, c'est une rouge, elle bosse au collège, à la cantine… Moi j'étais pas fâché, c'est une connerie… Ils voulaient plus nous voir. Toi, tu te fâcherais pour ça ? Tu trouves que c'est grave, toi ? »

Je n'ai pas répondu, j'étais ivre, et dans la senteur âcre, profonde, des verdures de la serre, j'étouffais. Je n'ai pas trouvé ça grave non plus. Peut-être parce que mon existence s'était resserrée autour de ce hameau isolé ? Peut-être parce que, depuis trois ans, des militants, je n'en vois plus autant ? De « 100 % militant », je suis devenu « militant en retrait », moins pris par les groupes auxquels j'ai donné tant. Peut-être parce qu'avec la reconnaissance dans le milieu restreint où ma vie militante est « validée », je n'ai plus à prouver que je suis un militant modèle ? Peut-être parce qu'Éric est une de ces personnes qu'on quitte en étant de meilleure humeur ?

À chaque aller-retour à Leclerc ou Carrefour, je croise des gens sans le sou, abandonnés. Alentour, des routes au goudron troué, des départementales parfois fermées… Dans les bourgs traversés, il n'y a plus ni bureau de poste, ni médecins, ni infirmières, ni pharmacie, quasiment plus de bistrots, pas d'accès Internet, mais des magasins clos et parfois, aux fenêtres, des drapeaux bleu, blanc, rouge. Des classes de primaire et des églises ferment. Les associations de sport mettent la clé sous la porte. Les sociétés de chasse et les majorettes se renouvellent mal. Le volume des impayés EDF (5) explose. Les jeunes s'enfuient dès qu'ils peuvent. Les dénonciations de voisins au centre des impôts augmentent, les violences intrafamiliales et les « dragues » des filles à la limite de l'agression aussi. Pas d'emplois. Dans chaque village, des maisons anciennes et détériorées, en vente. À Noyon, Chauny, Compiègne, Soissons, hiver après hiver, des trains sont supprimés. Dans la campagne, les cars circulent de moins en moins.

Les lieux de rencontre se disloquent

Et puis, à l'entrée des bourgs, des panneaux jaune vif, un œil (iris bleu ciel) au centre, avec l'avertissement « Voisins vigilants » (les cambriolages sont pourtant exceptionnels). Ici, tout se dégrade continuellement depuis vingt ans. Ce ne sont pas seulement les lieux de rencontre qui se disloquent (faute de gens pour s'en occuper) ; les moyens d'y accéder disparaissent eux aussi : les routes, l'argent, les réseaux d'accès. Les communes entre Chauny, Soissons, Noyon, Vic (sauf rares ghettos de riches) sont quasi ruinées. Les anciens sont trop pauvres pour secourir leurs enfants, et les enfants sont trop pauvres pour secourir leurs parents. C'est dans ce contexte que le FN réalise des scores élevés (6).

Le frère aîné d'Éric a hérité de la ferme familiale de cent vingt hectares. Éric lui donne des coups de main. Ils ont résisté mais se résignent à vendre. Seule la vaste monoculture de betteraves rapporte. Les petits exploitants se débarrassent comme ils peuvent des terres, achetées à bas coût par les gros propriétaires (dont les familles contrôlent fréquemment les mairies). Éric et son frère ont trois chevaux. Ils ne savent qu'en faire : cela coûte trop. La location-vente est un investissement lourd. Les travaux de rénovation de leur maison sont arrêtés. Pour Anissa comme pour Éric, le chômage menace. Dans leur hameau et aux environs, les voisins sont des personnes âgées pauvres ou des salariés sans travail (souvent un sur deux dans chaque couple). Mais ceux qu'ils appellent des « Parisiens », et qui semblent « se la couler douce », habitent là aussi : des familles de cadres ou de professions libérales (en poste à Compiègne, Soissons, Amiens), qui rachètent pour leur « caractère » (et leur prix) des bâtiments de ferme (qu'ils refont). Au travail, Éric estime qu'il n'est pas respecté par « les jeunes » : pourtant, il s'occupait d'une équipe de cadets, mais son club de foot a fusionné avec un autre. À vivre là, immobilisé dans un espace en déclin, impuissant face à l'écroulement d'un monde qui ne « tient plus », alors qu'il avait cru pouvoir s'en sortir (de la ferme) et que son territoire se peuple de « Parisiens », comment Éric pourrait-il se sentir « fier » ?

Le vote d'Éric, je ne l'ai pas trouvé « grave ». Je l'aurais spontanément détesté le 21 avril, invectivé même, le jugeant « super grave ». Mais je peine aujourd'hui à voir en lui l'« ennemi principal ».

(1) Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, « Racisme et racisme de classe », Critiques sociales, n° 2, Treillières, décembre 1991.

(2) NDLR. La Ligue communiste révolutionnaire (LCR), à laquelle a succédé en 2009 le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).

(3) NDLR. Lesbiennes, gays, bi et trans.

(4) NDLR. Partie du Web non indexée par les moteurs généralistes.

(5) NDLR. Électricité de France.

(6) Dans l'Aisne, aux élections régionales de 2015, la liste « Marine Le Pen » est arrivée en tête avec 43,5 % des suffrages exprimés, contre 25 % pour la liste de droite conduite par M. Xavier Bertrand, qui l'a emporté au second tour grâce à un report massif des votes de gauche.

Lire le courrier des lecteurs dans notre édition de mars 2017.

Espoirs et simulacres du changement en Iran

Tue, 09/05/2017 - 10:19

Le nouveau Parlement iranien comptera moins d'ultraconservateurs. Mais le jeu électoral masque l'étroitesse des transformations sociales envisageables. En entretenant les espoirs de changement, les modérés et les réformateurs qui soutiennent le président Hassan Rohani espèrent faire évoluer sans rupture un régime dont la force tient aujourd'hui davantage au ferment national qu'au ciment islamique.

Moment festif, l'anniversaire de la révolution du 11 février donne lieu à un grand défilé populaire auquel on participe en famille. Photographies de Philippe Descamps, février 2016.

« Ni vaincu ni soumis ! » En ce 11 février 2016, la foule s'anime autour d'un turban blanc. Le président Hassan Rohani vient de rejoindre le cortège de la fête annuelle de la révolution sur l'avenue Azadi, l'une des principales artères de Téhéran. Le slogan repris en chœur reflète la lecture de l'accord sur le nucléaire (1) faite par la « rue » ; ou, du moins, par le petit peuple resté fidèle au régime, qui marche dans une atmosphère plus proche de la kermesse que du défilé révolutionnaire. Cette occasion de prendre un bain de foule tombe à pic pour le chef de file des « modérés » après ses succès diplomatiques et à la veille des élections législatives des 26 février et 29 avril.

La presse officielle comptera des « millions » d'Iraniens convergeant vers la place de la Liberté. Plusieurs centaines de milliers, c'est certain. On retrouve le traditionnel culte de la personnalité, avec les effigies des deux Guides, l'ayatollah Rouhollah Khomeiny (mort en 1989) et son successeur Ali Khamenei, ou des pancartes hostiles à Israël et aux Etats-Unis. Mais on est bien loin de l'ambiance d'il y a vingt ou même dix ans, quand les comités de quartier orchestraient la parade contre l'« arrogance occidentale ». Beaucoup se promènent en famille. Les plus jeunes portent des casquettes tricolores ou affichent les couleurs du drapeau sur leurs joues. Dans les haut-parleurs comme sur les pancartes, les harangues islamiques sont exceptionnelles, tandis que partout on célèbre la grandeur de l'Iran. Nul ne peut échapper à son « retour » sur la scène internationale. Non seulement parce que le pays qui appartenait naguère à l'« axe du Mal » négocie avec les plus grands, mais aussi parce que — comme un tardif écho à la révolution — ses alliés libanais, irakien, syrien ou yéménite marquent des points dans un conflit régional qui ne dit pas son nom.

Fête de la révolution, Téhéran. Téhéran sous la neige se pavoise pour la fête de la révolution.

« Vous voyez, c'est payant, nous lance une femme, la quarantaine, devant une échoppe. N'allez pas raconter que l'on distribue de la nourriture aux gens pour qu'ils viennent ! » Le propos est ferme, mais prononcé avec le sourire ; et les betteraves cuites sont délicieuses… L'ambiance reste bon enfant. Aux stands des humoristes succèdent ceux des chanteurs. Après un spectacle de danse folklorique arrive une « attraction » des gardiens de la révolution, qui reconstituent l'arrestation de marins américains en perdition dans le Golfe, le 12 janvier dernier. On revient vite aux mimes, puis aux chants patriotiques, avant de découvrir le stand… de la Bourse, qui voisine avec celui de l'Office des privatisations ! En permanence, les appareils photographiques crépitent. Les très rares étrangers sont assaillis de propos de bienvenue et de demandes d'égoportraits. Au loin apparaît un missile dressé sur la chaussée. Juste devant, trois jeunes homosexuels affichent sans crainte leur orientation au milieu du cortège (2), tandis que les forces de l'ordre se font des plus discrètes. Une fusée (civile) et un drone (militaire) marquent l'entrée de la place où une femme dans la trentaine, habillée à l'occidentale, vient nous résumer cette matinée : « Quand on a des problèmes à l'intérieur, il est important de se montrer unis à l'extérieur. »

« Un million dans la rue, peut-être, mais cinquante millions contre ! » Mme Sajida L. (3) et son mari Nasim L. boudent toujours la fête de la révolution. Militants de la gauche laïque, ils ont participé activement au renversement de l'ancien régime, en 1979, avant d'être jetés dans les geôles de la République islamique de 1983 à 1990. Entre deux verres de vin — que de nombreuses familles fabriquent à domicile pour contourner l'interdit de l'alcool —, M. Nasim L. décrit le dilemme des militants de gauche à la veille des élections : « Je défends une forme d'écosocialisme, associant développement durable et justice sociale. Mais nous, les progressistes, n'avons pas d'autre choix aujourd'hui que de donner la priorité à la seule bataille des libertés en votant pour les moins conservateurs, qui essayent de réduire les pouvoirs du Guide. »

Une mollahrchie constitutionnelle Philippe Descamps & Cécile Marin, 1er mai 2016

« Nous n'ignorons pas que certains réformateurs préconisent des recettes toujours plus libérales et qu'il n'y a pas beaucoup de différences entre les programmes sociaux des candidats, ajoute Mme Sajida L. Mais le plus important serait de respirer un peu, de bâtir les fondements d'une vraie démocratie, d'essayer de reconstruire des syndicats, des associations. Certes, le régime a perdu l'essentiel de sa base populaire. Mais on a vu également le “mouvement vert (4)” retomber très vite, à cause de la répression bien sûr, et aussi parce qu'il n'était porté que par les couches moyennes. Les jeunes ne sont pas prêts à faire une nouvelle révolution. » Sur le plan social, elle place quelques espoirs dans l'approche « inclusive » du président Rohani, élu en 2013 : « Une amie a besoin d'un médicament très onéreux contre le cancer. Si elle peut être soignée, c'est grâce à Rohani, qui a facilité les importations et augmenté la couverture par l'assurance-maladie. »

Dans un pays où l'expression d'une pensée critique passe par un jeu de cache-cache avec les autorités, les militants progressistes vont nous aider à démêler les simulacres des authentiques changements, en éclairant plusieurs facettes de l'Iran dont il est rarement question. Chez de nombreuses personnes interrogées avant le scrutin, y compris à l'occasion de rencontres informelles, revient avec constance une expression : « On nous donne le choix entre le mauvais et le pire. »

L'amertume de la « génération brûlée »

M. Pouya T. accompagnera son fils, qui votera pour la première fois (et pour les « mauvais »), mais lui ne peut se résigner à déposer un bulletin dans l'urne : « Ultraconservateurs, modérés, réformateurs : les étiquettes ne veulent pas dire grand-chose. Tous étaient déjà au pouvoir dans les années 1980 et se sont sali les mains. » Ces militants de la gauche laminée par la répression ne peuvent oublier les années volées ou les massacres des prisons de 1988, qui firent plusieurs milliers de morts (5). L'actuel Guide suprême était alors président, le candidat réformateur de 2009, M. Mir Hossein Moussavi, était premier ministre et M. Ali Hachémi Rafsandjani était commandant en chef des armées… Depuis son passage par la présidence de la République (1989-1997), ce dernier fait figure de « pragmatique », champion de la libre entreprise. L'épuisement de l'idéologie de la « révolution mondiale de l'islam » a favorisé la diffusion parmi les élites d'une représentation néolibérale du monde, dont témoignent la plupart des publications autorisées. En dépit de ses 82 ans, de son enrichissement ostentatoire ou de l'affaire de corruption qui a conduit son fils en prison, M. Rafsandjani demeure le personnage-pivot de la vie politique. Aujourd'hui rangé parmi les « modérés », il a fait alliance avec M. Rohani et obtenu le soutien des réformateurs proches de l'ancien président Mohammad Khatami (au pouvoir de 1997 à 2005).

Comme beaucoup de ceux qui disent appartenir à la « génération brûlée », née dans les années 1970, M. Pouya T. observe les contradictions de son pays et de sa capitale d'un œil tantôt triste, tantôt narquois, fait d'attachement et de dérision. Cette mégapole de plus de treize millions d'habitants est défigurée par des centaines de kilomètres d'autoroutes engorgées en permanence ; la pollution occulte un merveilleux décor de montagnes. Tout en slalomant sur la chaussée, M. Pouya T. recense les tours construites par les bonnes grâces d'une banque centrale qui rémunère généreusement les dépôts sans regarder d'où peut provenir l'argent. Résultat : un secteur bancaire intérieur hypertrophié en dépit des sanctions internationales, une inflation galopante (autour de 15 % en 2015) et une bulle immobilière qui a fini par éclater. L'économie informelle prospère, et l'absence d'impôt sur le patrimoine ou sur les revenus financiers favorise la croissance rapide des inégalités. Les prix des appartements en donnent une mesure : autour de 7 000 euros le mètre carré sur les hauteurs tempérées du nord de la ville et à peine quelques centaines d'euros dans le sud, aux portes du désert. Tout peut s'acheter : pour l'équivalent de 4 500 euros, un étudiant entre à l'université avec une simple admissibilité et sans avoir réussi le concours ; pour échapper au service militaire, qui dure dix-huit mois, il faut payer environ 3 500 euros pour un bachelier, 8 500 euros pour un médecin (6). Et l'on s'arrange toujours avec la doctrine : ainsi, les prêts sont devenus des « facilités » et l'usure, interdite en 1983, fut constamment pratiquée avant de se généraliser à partir des années 2000 sous l'appellation de «  profit escompté » (7).

Féroce répression du trafic de drogue

Un réel militantisme politique restant impossible, beaucoup préfèrent s'investir dans le secteur associatif. La présidence Khatami a été marquée par l'émergence de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG). Elles réapparaissent après une période difficile durant celle de M. Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Mme Azadeh G. nous fait visiter un centre implanté dans les quartiers sud, les plus pauvres : un lieu d'entraide où l'on peut apprendre à coudre, à gérer son budget ou sa maison. Sans réserve, un groupe de parole nous accepte. Sous la conduite d'un psychologue, on vient ici chercher des solutions pour ses problèmes de couple, de relations au travail ou dans la famille. Le plus frappant est l'absence de tout repère religieux. Tout le monde vit avec les références institutionnelles islamistes, mais rares sont ceux qui y adhèrent encore en tant qu'idéologie politique. La foi regagne la sphère de l'intime. Si le recul du collectif a favorisé le repli sur soi, de nombreuses actions témoignent d'un retour de la solidarité, comme cette autre association implantée dans une ville périphérique qui aide à la scolarisation précoce des enfants d'origine afghane afin de faciliter leur intégration.

Dans la périphérie sud de Téhéran, une association de solidarité organise la scolarisation précoce des plus pauvres, essentiellement originaires d'Afghanistan.

Beaucoup d'organisations viennent en aide aux personnes dépendantes de la drogue ou à leurs proches. Dans celle que nous visitons, une vingtaine de familles sont accompagnées en liaison avec les services médicaux qui surveillent le sevrage. Mme Farideh D., la responsable, a elle-même été mariée à un toxicomane : « Aujourd'hui, je me sens utile. J'ai donné un sens à ma vie. » Là encore, on ne parle pas de religion : « C'est par humanisme que nous nous engageons, pas par devoir. »

« La consommation de drogue devient massive, observe Nasser Fakouhi, anthropologue de l'université de Téhéran. Le phénomène est comparable à celui de l'alcool en Union soviétique. Stimulants ou tranquillisants, les toxiques permettent de s'évader, et en définitive d'accepter sa situation. » Près de trois mille morts par an seraient liées aux stupéfiants (8), tandis que, selon son délégué au Conseil économique et social des Nations unies, l'Iran représenterait à lui seul 74 % des saisies mondiales d'opium et 25 % des saisies d'héroïne et de morphine (9). Les deux mille kilomètres de frontière commune avec l'Afghanistan, principal pays producteur de pavot, favorisent grandement les importations et le transit. Mais l'Iran devient aussi un gros fabricant de drogues chimiques, en particulier du « cristal », une variante de métamphétamine. La lutte contre ce trafic justifie aux yeux des autorités une répression féroce. La plupart des 977 condamnés à mort exécutés en 2015 — un record depuis 1989 — l'ont été pour des infractions relatives à la législation sur les drogues. Et plusieurs milliers de détenus, dont certains étaient mineurs au moment de leur arrestation, attendraient leur pendaison (10).

Plombier à la retraite, M. Cyrius F. préside une union de quartier, toujours dans le sud de Téhéran. Il observe la dégradation sociale et ses conséquences : « Ces habitations traditionnellement ouvrières ont vu déferler des vagues de chômeurs venant de l'industrie, puis celles du bâtiment après l'éclatement de la bulle. L'économie grise explose, tout comme les trafics, en particulier la vente de drogue dans les jardins publics. » Seul signe positif à ses yeux, l'émergence de mouvements de contestation et de revendications salariales : ouvriers du pétrole, enseignants, infirmiers. Mais il ne voit guère de convergence des luttes, avec toujours cet horizon du choix entre « le mauvais et le pire ».

L'ayatollah Mohammed Emami-Kashani devant le bureau de vote de la mosquée de Tajrich. Figure conservatrice de l'assemblée des experts, il avait appelé les Iraniens de tous bords à voter pour « repousser l'ennemi », février 2016.

D'origine modeste, veuve d'un syndicaliste connu dans les années 1970, Mme Zoreh V. voit les choses sous un autre angle et prend du recul : « Il y a trente ans, j'étais la seule de ma famille à ne pas être pratiquante, la seule à savoir lire et écrire. Mes enfants, neveux et nièces, eux, sont tous diplômés de l'université. Ils réfléchissent par eux-mêmes. Le niveau de vie a augmenté, la fécondité a été divisée par trois, tout le monde peut voyager. On peut critiquer la priorité donnée au libre choix du consommateur, l'absence de perspective plus citoyenne ou plus égalitaire. Mais la situation concrète s'est améliorée et les gens ont de moins en moins peur de dire ce qu'ils pensent. » Chez les anciens militants progressistes, les débats sur les acquis de la révolution sont âpres, tant les conquêtes sociales dans la santé, l'éducation ou le logement ont été plus qu'écornées depuis. En dépit des souffrances endurées, Mme Sajida L. concède que, « même si on l'insulte aujourd'hui, l'imam Khomeiny aura sa place dans l'histoire », en particulier pour avoir tenu tête à l'Amérique et à Saddam Hussein (11).

On retrouve un discours pas si lointain dans les quartiers huppés du nord de Téhéran. Lors d'une soirée au sein de la haute bourgeoisie qui envoie ses enfants étudier aux Etats-Unis, les mets traditionnels iraniens sont accompagnés de vodka ou de whisky. Ces chefs d'entreprise attendent beaucoup de l'ouverture économique et apprécient le président Rohani, sa « finesse », son « habileté à composer avec l'appareil étatique tenu par le Guide ». Toutefois, le discours philo-occidental n'est pas du tout incompatible avec l'affirmation de la souveraineté nationale, en particulier dès qu'il s'agit de la rivalité avec l'Arabie saoudite.

Durant une campagne très courte, le moindre village est visité par les candidats et leurs convois de supporters. Plusieurs centaines de femmes étaient candidates aux élections législatives, y compris dans les circonscriptions les plus rurales, comme dans le Loristan.

La campagne électorale est courte, très courte. Dans les montagnes de Zagros, elle prend des allures de Tour de France. Le Conseil des gardiens de la Constitution arrête définitivement la liste des prétendants à la députation huit jours avant le scrutin. La moitié des 12 000 candidats ont été écartés et, avec les désistements, il en reste un peu plus de 5 000… pour 290 sièges à l'Assemblée consultative. Ils ont une semaine pour se faire connaître. Le moindre village de quelques âmes voit défiler les caravanes de supporteurs. Une voiture couverte d'affiches ouvre le cortège, suivie par le candidat, qui tend la main aux badauds, et par plusieurs dizaines d'autres véhicules, qui abusent de leurs avertisseurs sonores dans un décor austère, entre deux bancs de neige. Les affichettes envahissent le moindre poteau, tandis que plusieurs échoppes sont reconverties en locaux de campagne. On vient y boire du thé, commenter l'actualité, entre hommes… Aussi limité soit-il, ce jeu électoral était ici inimaginable il y a moins de vingt ans. Les routes n'existaient pas, l'électricité n'arrivait pas. Le gaz, lui, n'est disponible que depuis quatre ans, alors que les températures descendent fréquemment au-dessous de — 15° C en hiver. La modernité a surgi brutalement, bouleversant la région des Lors, une ethnie encore largement nomade. Sur les alpages où ils plantaient leurs tentes s'érigent des villages permanents en béton. Entre-temps, l'Iran est devenu un pays essentiellement urbain, les villes ont vu leur population quasiment tripler depuis la révolution.

En l'absence d'isoloir et face à un mode de scrutin complexe, les électeurs s'entraident devant un bureau de vote de Téhéran.

Le régime s'adapte, joue sur la saturation plutôt que sur l'interdiction. On l'avait déjà observé dans le domaine des médias avec l'éclosion de nombreuses chaînes nationales ou émettant depuis l'étranger (12) : contrôlées par des proches du pouvoir, elles s'appuient sur le divertissement pour capter l'attention et faire diversion. En matière politique, et en l'absence de véritables partis structurés, il n'y a pas vraiment de débat sur d'éventuels programmes, mais l'électeur est submergé par l'offre. Exemple à Téhéran, où 1 200 candidats se présentaient pour seulement trente postes. Dans les bureaux de vote, implantés généralement dans une école ou une mosquée, l'électeur se voit remettre un tableau de trente cases dans lequel il doit inscrire sans faute trente noms et trente numéros. Il n'y a pas d'isoloir et chacun doit s'installer comme il peut devant la liste officielle qui égrène par ordre alphabétique les centaines de candidats. Dans la pratique, la tâche est quasiment impossible. Les deux grandes tendances diffusent donc leur liste avec les moyens du bord. Les plus prévoyants ont amené leur petit carton ; les autres consultent leur téléphone ou leur voisin. Il n'a pas été difficile de comprendre que le bureau que nous avons pu visiter votait très majoritairement pour la « liste de l'espoir » menée par le réformateur Mohammad Reza Aref, qui a fait élire ses trente candidats. En dépit du filtrage de l'accès à Internet, les réseaux sociaux, utilisés par des millions d'Iraniens, ont mobilisé dans la capitale. Sur Instagram ou Telegram, la photographie la plus partagée ce 26 février représentait un doigt maculé d'encre indélébile avec un pansement et cette légende : « Je vote quand même, en espérant ne pas me blesser comme la dernière fois. »

Des banques occidentales toujours réticentes

Le second tour du 29 avril devait donner sa physionomie définitive au Parlement. Déjà, les modérés ont engrangé quelques succès, plusieurs figures des ultraconservateurs ayant été écartées, à l'image du président de l'Assemblée des experts, l'ayatollah Mohammad Yazdi. Cette assemblée élue, en même temps que la Chambre basse, pour huit ans pourrait jouer un rôle important, car il lui revient de nommer le futur Guide en cas de démission, révocation ou décès de l'actuel, âgé de 76 ans et de santé fragile. Mais ce signal ne vaut pas victoire d'un camp sur l'autre, les deux tendances étant également représentées, tandis que la plupart des réformateurs ont été écartés du scrutin. Le pouvoir peut s'enorgueillir d'avoir suscité autant d'intérêt et de participation (lire « Vers une réconciliation ? »). Les villes ont voté pour le changement, mais pas les régions les plus déshéritées, et beaucoup des élus faisant figure de modérés ont longtemps été considérés comme des conservateurs. En outre, les institutions accordent suffisamment de pouvoir aux mollahs pour orienter les choix à venir concernant tout ce qui touche aux affaires étrangères, à la politique et à l'économie. Le président Ahmadinejad s'était rendu populaire en distribuant une allocation de ressources aux plus pauvres et en faisant construire « un million » de logements pour les sans-toit. Mais il a organisé en parallèle la privatisation d'une bonne partie de l'important secteur public au bénéfice de fondations et d'autres structures contrôlées par les gardiens de la révolution.

Renforcée par les urnes, la position des « modérés » deviendra vite fragile si l'accord sur le nucléaire tarde à produire ses effets dans la vie quotidienne. Certes, le pays a commencé à récupérer une petite partie des avoirs gelés et augmente ses exportations de pétrole. Mais les projets de contrats avec des entreprises européennes (Airbus, Peugeot, Renault, Siemens, etc.) butent encore sur les réticences des banques occidentales, qui craignent toujours de tomber sous le coup de la justice américaine. Car la levée des sanctions internationales ne concerne pas les mesures de rétorsion prises dès les années 1980 par les seuls Etats-Unis, et toujours énergiquement défendues au Congrès. Le président Barack Obama a affirmé que son pays allait « remplir sa part » de l'accord. Mais, tout en s'engageant à « éclaircir (13) » les règles régissant les transferts internationaux pour faciliter les échanges, le sous-secrétaire d'Etat Thomas Shannon a rapidement dû préciser que cela ne signifiait pas un accès au système financier américain pour l'Iran.

Les tractations diplomatiques sont loin d'être achevées et Téhéran voit défiler les entrepreneurs occidentaux, y compris l'américain Boeing. L'ouverture économique n'ira pas sans risque pour un appareil de production qui, bâti dans un contexte d'embargo, avait permis à l'Iran de réduire sa dépendance au pétrole (environ 25 % des ressources budgétaires). Dans le palais des Quarante Colonnes d'Ispahan, symbole du rayonnement de la grande Perse, l'infini jeu des miroirs encourage à se méfier des apparences. En dépit d'une rhétorique sociale et d'une idéologie islamiste, l'Iran s'inscrit dans la marche du monde et dans les tourments de la modernité, avec peut-être un goût prononcé pour la dissimulation.

(1) Lire « Un accord qui ouvre le champ des possibles en Iran », Le Monde diplomatique, mai 2015.

(2) La loi permet de changer de sexe, mais l'homosexualité reste passible de la peine de mort et a servi de prétexte par le passé à l'exécution d'opposants.

(3) Pour assurer la liberté de parole de nos interlocuteurs, nous avons dû leur garantir un parfait anonymat. Tous les prénoms ont été changés.

(4) Mouvement qui contestait la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad en 2009.

(5) La fatwa de l'ayatollah Khomeiny visait principalement les Moudjahidins du peuple, dont les responsables étaient passés du côté irakien, mais de nombreux militants de la gauche laïque périrent également. Cf. Geoffrey Robertson, The Massacre of Political Prisoners in Iran, 1988, Abdorrahman Boroumand Foundation, Londres, 2011.

(6) Bien que difficile à évaluer compte tenu du poids de l'économie informelle, le salaire moyen est d'environ 300 euros par mois.

(7) Ramine Motamed-Nejad, « Monnaie et illégalisme. Genèse des protestations monétaires en Iran (1979-2013) », Revue de la régulation, n° 18, Paris, automne 2015.

(8) « Rapport mondial sur les drogues », Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Vienne, 2014.

(9) Conseil économique et social des Nations unies, Genève-New York, session du 8 avril 2015.

(10) « La peine de mort dans le monde », rapport 2015, Amnesty International.

(11) En septembre 1980, le président irakien décida d'attaquer l'Iran, qu'il pensait affaibli par la révolution de 1979. La guerre dura huit ans et fit probablement plus d'un million de morts.

(12) Lire « Le pouvoir iranien perd la main sur les médias », Le Monde diplomatique, juillet 2011.

(13) Agence France-Presse, 5 avril 2016.

L'Europe doit sa liberté aux États-Unis

Mon, 08/05/2017 - 13:19

Du rôle des États-Unis pendant la seconde guerre mondiale on retient souvent le débarquement allié de Normandie, qui permet de consacrer le pays comme « libérateur de l'Europe ». On oublie ainsi qu'entre 1939 et 1941 Washington préférait la neutralité et l'isolationnisme au « combat pour la liberté ».

La Conférence de Yalta de 1945, par Agan Harahap, 2011. Cet artiste revisite l'histoire en intégrant des personnages de la culture populaire dans les images qui ont construit notre mémoire collective.
© Agan Harahap.

Au fil des victoires idéologiques de la droite, deux idées reçues se sont enracinées. La première postule l'existence d'une complicité historique entre « les deux totalitarismes du XXe siècle », fasciste et communiste (lire « Tous les totalitarismes se valent »). D'elle découle le sentiment (erroné) que l'armée américaine, pas soviétique, le débarquement en Normandie, pas les batailles du front de l'Est, auraient joué un rôle décisif dans l'écrasement du IIIe Reich. Hollywood a amplifié cette illusion : Sergueï Eisenstein eût-il vécu à l'époque de Steven Spielberg, avec un public comparable, les images et les perceptions auraient sans doute été transformées.

Captain America Captain America, personnage de comics créé en 1940 par Jack Kirby et Joe Simon pour exalter le patriotisme de la jeunesse américaine.
© source : Marvel/DR.

L'autre idée reçue décrète qu'un lien d'airain existerait entre les « démocraties occidentales » et le combat universel pour la liberté. C'est en raison de ce mythe historique que chaque crime de masse commis sur la planète suscite l'interrogation rituelle des grands médias et des puissants esprits : « Mais que fait l'Occident ? » En vérité, il fait ce qu'il a toujours fait : il défend ses intérêts au moment précis où ceux-ci sont directement mis en cause.

C'est en 1973, pas du temps de Mathusalem, que les Etats-Unis appuyèrent le coup d'Etat militaire d'Augusto Pinochet au Chili contre un gouvernement d'unité populaire ; en 1977 que le président James Carter déclara son « amitié personnelle » pour le chah d'Iran qui, selon lui, bénéficiait « de l'admiration et de l'amour de son peuple » ; en 2010 que le directeur général du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn fit du régime du dictateur tunisien Ben Ali un « bon exemple à suivre » pour les pays de la région ; en 2013 que le secrétaire d'Etat américain John Kerry estima qu'en dépit de leur massacre d'un millier de manifestants islamistes les généraux égyptiens avaient « indiqué » qu'ils entendaient « rétablir la démocratie » dans leur pays.

Manifestation, le 10 septembre 2013, à Santiago du Chili en mémoire des victimes de la dictature, à l'occasion du 40e anniversaire du coup d'Etat du général Pinochet.

Et les choses ne se sont pas présentées différemment quand se joua la liberté du monde. Car, même entre 1939 et 1941, lorsque le pacte germano-soviétique donna un semblant de consistance à la thèse conservatrice des deux totalitarismes jumeaux et complices, que firent les Etats-Unis, futurs parrains du « monde libre » ? Beaucoup moins connue que l'autre, cette histoire-là aussi est édifiante…

Un héros national américain reçoit une décoration des mains d'un nazi.

En mai 1939, Adolf Hitler s'est emparé de toute la Tchécoslovaquie. Pourtant, le Congrès des Etats-Unis refuse alors d'amender la « loi de neutralité » américaine interdisant toute vente d'armes à un pays menacé par l'Allemagne. Selon les mots d'un sénateur démocrate influent, « la situation en Europe ne paraît pas justifier une action urgente »…

Le 3 septembre 1939, l'urgence s'est-elle enfin précisée à Washington, dès lors que la France et le Royaume-Uni viennent enfin de mettre un terme à leur politique d'apaisement envers Berlin ? Eh bien toujours pas. S'adressant à ses compatriotes, le président Franklin D. Roosevelt leur annonce qu'il « souhaite et prévoit que les Etats-Unis se tiendront à l'écart de cette guerre ».

Le 5 février 2003, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le secrétaire d'Etat américain Colin Powell défend la nécessité d'une intervention militaire en Irak. Il présente alors des preuves falsifiées visant à démontrer que Bagdad possède des « armes de destruction massive ».
© Mark Garten/UN Photo.

Quelques jours plus tard, Charles Lindbergh prend à son tour la parole dans un grand discours radiodiffusé. Héros national, premier homme à avoir franchi l'Atlantique en avion, sans escale et en solitaire, Lindbergh a reçu, l'année précédente à Berlin, une décoration allemande des mains du chef nazi Hermann Göring. Sa plaidoirie isolationniste (« L'Amérique d'abord ») suscite un engouement immédiat aux Etats-Unis. Des millions de télégrammes, lettres, cartes déferlent sur les élus américains tentés de voler au secours du peuple anglais.

Amer, Winston Churchill observera plus tard que, jusqu'en avril 1940, les responsables américains étaient « tellement sûrs que les Alliés l'emporteraient qu'ils ne jugeaient pas qu'une aide serait nécessaire. Là, ils sont tellement certains que nous allons perdre qu'ils ne la jugent pas possible ». Une fraction de la droite américaine réserve son énergie au combat contre le New Deal. Une autre, inspirée par les mots de Lindbergh, « préfère cent fois être alliée avec l'Angleterre ou même avec l'Allemagne, malgré tous ses défauts, qu'avec la cruauté, l'athéisme et la barbarie de l'Union soviétique ». Le futur président Harry Truman a fait son choix lui aussi : « Si nous voyons que l'Allemagne gagne, nous devons aider la Russie ; mais si c'est la Russie qui gagne, nous devons aider l'Allemagne, afin qu'ils s'entre-tuent au maximum. »

En définitive, c'est l'Allemagne qui, par solidarité avec son allié nippon, décidera, le 11 décembre 1941, de déclarer la guerre aux Etats-Unis, dont la flotte vient d'être détruite, le 7, à Pearl Harbor. A l'époque, l'armée nazie se bat depuis près de six mois aux portes de Moscou…

Une société en sept familles

Sun, 07/05/2017 - 13:43

Comment définir les classes sociales à l'échelle internationale ? Les économistes découpent des groupes selon les écarts de revenus ; les sociologues mettent davantage l'accent sur la place dans la hiérarchie socioprofessionnelle. Mais les classifications varient selon les États : elles correspondent à l'histoire des groupes sociaux et de leurs représentations. Par exemple, la catégorie française de « cadres » n'a pas d'équivalent exact au Royaume-Uni, où l'on distingue les managers (dirigeants) et les professionals (experts). Ces spécificités rendent délicates les comparaisons internationales, d'autant qu'il n'existe pas de schéma de classes parfaitement consensuel à l'échelle européenne. Jusqu'à récemment, l'institut statistique européen Eurostat ne publiait pas de tableaux harmonisés selon la position socioprofessionnelle des Européens, et il ne le fait toujours pas selon le secteur d'emploi (public-privé). Cela réduit notre connaissance de l'Europe à des inégalités entre pays (1), rendant par là même invisibles les inégalités entre les classes sociales et en leur sein.

Récemment, des chercheurs ont mis au point une classification appelée European Socio-economic Groups (ESeG) (2). Elle permet de construire sept groupes socioprofessionnels : les cadres dirigeants, les professions intellectuelles supérieures, les professions intermédiaires, les petits indépendants, les employés qualifiés, les ouvriers qualifiés et les salariés peu ou pas qualifiés (voir schéma). À une échelle plus fine, elle distingue trente sous-groupes à partir desquels nous avons construit un espace social européen divisé en trois : les classes populaires, les classes moyennes et les classes supérieures.

Au bas de l'échelle sociale européenne, on définit comme appartenant aux classes populaires européennes les salariés peu qualifiés (agents d'entretien, ouvriers agricoles, vendeurs, etc.), les ouvriers qualifiés (chauffeurs, ouvriers qualifiés de l'artisanat, de la construction, de l'industrie, etc.) ainsi que les aides-soignants, les artisans et les agriculteurs. On distingue ensuite comme membres des classes moyennes les commerçants, les employés qualifiés (employés de bureau, gardiens de la paix), les professions intermédiaires telles que les infirmiers, les informaticiens et techniciens, les enseignants, etc., ainsi que les hôteliers et restaurateurs à leur compte ou gérants. En haut, on retient comme membres des classes supérieures l'essentiel des professions libérales et intellectuelles (médecins, ingénieurs, avocats, magistrats, etc.), les cadres supérieurs et les patrons.

(1) Étienne Penissat et Jay Rowell, « Note de recherche sur la fabrique de la nomenclature socio-économique européenne ESeC », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 191-192, Paris, 2012.

(2) Michel Amar, François Gleizes et Monique Meron, « Les Européens au travail en sept catégories socio-économiques », Insee Références - La France dans l'Union européenne, Paris, 2014.

Aspirations

Sun, 07/05/2017 - 13:01

En disant « non » de manière retentissante, le 29 mai 2005, à l'occasion du référendum sur le projet de traité constitutionnel pour l'Europe, la France rebelle a fait honneur à sa tradition de « nation politique par excellence ». Elle a secoué le Vieux Continent, suscitant à nouveau l'espoir des peuples et l'inquiétude des élites établies. Elle a renoué avec sa « mission historique » en faisant la preuve qu'il est possible d'échapper à la fatalité et aux pesanteurs des déterminismes économiques ou politiques.

Les électeurs ne supportent plus que, sans le moindre débat, une caste de « décideurs » (gouvernants, financiers, dirigeants d'entreprise, grands médias dominants) opère des choix néfastes pour le plus grand nombre. Et les couches moyennes, autrefois épargnées, n'hésitent plus désormais à manifester leur désarroi. Dans beaucoup de pays développés, la démocratie se dévitalise, elle se réduit souvent au diktat du marché. C'est contre de telles dérives que, en France, à cette occasion, le peuple a repris le chemin des urnes : 30 % d'abstentions seulement (contre 57 % en 2004 lors des élections au Parlement européen). Cette mobilisation, en particulier dans les catégories à faible revenu et aussi chez les jeunes, sur un thème aride - un texte de 448 articles, sans compter les annexes, déclarations et protocoles - constitue à elle seule un succès inespéré pour la démocratie. Le peuple a fait son grand retour. Face au sentiment de dépossession, il a exprimé son aspiration à la réappropriation.

Car ce « non » a une signification centrale, celle d'un coup d'arrêt à la prétention d'imposer, partout dans le monde et au mépris des citoyens, un unique modèle économique - celui défini par le dogme de la globalisation. Depuis le milieu des années 1990, ce modèle avait déjà suscité des résistances notables. Souvenons-nous, par exemple, du grand mouvement social de novembre 1995 en France. Ou encore des protestations à Seattle, en 1999, lors du sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), où naquit ce qu'on devait ensuite appeler - surtout après le premier Forum social mondial de Porto Alegre, en janvier 2001, et après les massives manifestations de Gênes contre le sommet du G8, en juillet 2001 - le « mouvement altermondialiste ». Un peu partout, de nouvelles générations ont commencé à affirmer leur conviction qu'un autre monde est possible…

Cette vague protestataire a pris une ampleur toute particulière en Amérique latine. Sans doute parce que, appliquées avec la brutalité de « thérapies de choc », les recettes néolibérales y avaient été préférées dès les années 1970, et que les ravages sociaux étaient donc anciens. Probablement aussi parce que c'est en Amérique latine précisément que se sont élevées les premières voix réclamant un changement de cap. Au Mexique d'abord, dès 1994, avec l'irruption du sous-commandant Marcos et des zapatistes, qui ont très vite théorisé, avec des arguments certes politiques mais aussi culturels et écologiques, la nécessité d'un vaste mouvement international, transcontinental, non violent contre l'ultralibéralisme.

Puis au Venezuela, où, dès 1998, la victoire électorale du commandant Hugo Chàvez annonçait un programme de bouleversements sociaux de grande envergure. Mais ailleurs aussi, en Argentine, en Equateur, au Brésil, au Panama, en Uruguay, en Bolivie, des chamboulements politiques ont eu lieu ces cinq dernières années. Toutes ces métamorphoses découlent de l'aspiration des peuples à changer de modèle et à vivre autrement. Les gens veulent refonder le pacte social et refusent que les pouvoirs liés à la propriété privée prennent de plus en plus le pas sur les droits fondamentaux.

C'est là, sans doute, l'une des significations de la victoire du « non » en France le 29 mai. Mais il faut surtout souligner que c'est la première fois que, dans un pays développé du Nord et dans le cadre d'une consultation politique institutionnelle, une société a l'occasion de dire officiellement « non » à la globalisation ultralibérale.

Depuis ses débuts en 1958, et surtout depuis l'Acte unique européen de 1986, la construction communautaire a exercé une contrainte croissante sur toutes les décisions nationales. Le traité de Maastricht (1992) puis le pacte dit de stabilité et de croissance (1997) ont retiré aux gouvernements deux des leviers majeurs de l'action publique : la politique monétaire et la politique budgétaire. Le troisième, la politique fiscale, est de moins en moins autonome, car celle-ci s'inscrit dans une logique généralisée de « concurrence libre et non faussée ».

Les citoyens français ont compris que le traité soumis à leur approbation « constitutionnalisait », à l'échelle européenne, la concurrence exacerbée entre les producteurs de biens et de services, mais aussi entre l'ensemble des systèmes sociaux, happés dans une spirale descendante. Le « non » a été un vote extrêmement informé par des milliers de rencontres, de débats et de lectures, les ouvrages sur la Constitution ayant figuré pendant des mois en tête des succès de librairie. Face à la propagande d'Etat, relayée par la plupart des médias, les citoyens ont voulu se faire leur propre opinion. Ils y ont été aidés par le travail de fourmi réalisé sur le terrain par les multiples collectifs qui se sont spontanément mis en place dans toute la France. Ce foisonnement fait honneur à la démocratie.

Contrairement à ce qu'ont prétendu les grands médias, ce vote du 29 mai a été majoritairement pro-européen. Les syndicalistes et les militants associatifs de nombreux pays de l'Union ne s'y sont pas trompés qui, soit chez eux, soit par leur participation à la campagne en France, ont témoigné de leur solidarité avec l'aspiration à une autre Europe portée par les forces vives du « non ». Privés de référendum, beaucoup d'Européens ont en fait mandaté les Français pour voter en leur nom.

La critique de la globalisation laisse espérer, un peu partout à travers le monde, une remise à plat des valeurs et des règles du vouloir vivre en commun, lequel ne saurait se réduire à son degré zéro qu'est la liberté de circulation des capitaux, des biens, des services, et même des personnes. De plus en plus de citoyens mettent en cause la priorité du droit de propriété sur tous les autres droits humains. Ils estiment que cela façonne de manière insupportable la société et rompt les équilibres de la vie en commun.

Ils luttent pour modifier cet ordre immoral des choses, exigent que des biens comme l'air, l'eau douce ou la justice soient déclarés bien publics globaux, que des modèles sociaux de progrès soient placés sous protection, et que des moyens financiers soient enfin dégagés pour financer la solidarité entre les générations, entre les travailleurs, et entre le Nord et le Sud. Bref, ils réclament une refondation du pacte social et démocratique.

La marchandisation d'un nombre toujours plus important d'activités humaines entraîne des dommages sociaux et écologiques croissants. Alors que 20 % de la population mondiale utilisent 80 % des ressources de la planète, la surconsommation des uns engendre la sous-consommation des autres. Il devient urgent d'imaginer des sociétés tournées vers la décroissance, qui optent pour la qualité et non pour la quantité.

Pour changer le monde, des dizaines d'initiatives se font jour. Certains en viennent à proposer de remettre sous contrôle social les entreprises indispensables à la vie en société. D'autres suggèrent de dynamiter l'actuel système de propriété intellectuelle pour libérer la créativité. Concernant la dette extérieure des pays pauvres, qui ruine les économies locales et favorise une corruption galopante, des voix s'élèvent pour redéfinir les objectifs de l'aide au développement et instaurer son contrôle démocratique. Une autre idée serait de taxer les importations en fonction de critères sociaux et écologiques. Ce qui aurait un triple avantage : protéger les modèles sociaux les plus progressistes, défendre les intérêts des travailleurs du Sud, et favoriser des marchés nationaux.

Sur toute la planète, des poches de résistance s'organisent, et des victoires sont remportées, souvent ignorées des grands médias (réussite contre la privatisation du génome humain, échec de l'OMC à Seattle et à Cancùn, contestation du Fonds monétaire international [FMI], essor des logiciels libres, succès des femmes du Kerala contre Coca-Cola, etc.). Triomphes fragiles, parfois remis en cause. Mais ce sont autant de pierres posées sur le chemin d'un nouveau monde.

Questions de sociologie

Sat, 06/05/2017 - 21:23

Contre l'illusion de l'« intellectuel sans attaches ni racines », qui est en quelque sorte l'idéologie professionnelle des intellectuels, je rappelle que les intellectuels sont, en tant que détenteurs de capital culturel, une fraction (dominée) de la classe dominante et que nombre de leurs prises de position, en matière de politique par exemple, tiennent à l'ambiguïté de leur position de dominés parmi les dominants. Je rappelle aussi que l'appartenance au champ intellectuel implique des intérêts spécifiques, non seulement, à Paris comme à Moscou, des postes d'académicien ou des contrats d'édition, des comptes rendus ou des postes universitaires, mais aussi des signes de reconnaissance et des gratifications souvent insaisissables pour qui n'est pas membre de l'univers mais par lesquelles on donne prise à toutes sortes de contraintes et de censures.

Questions de sociologie, Editions de Minuit, Paris, 1984.

Prétention aristocratique

Sat, 06/05/2017 - 21:23

Le pouvoir économique est d'abord un pouvoir de mettre la nécessité économique à distance : c'est pourquoi il s'affirme universellement par la destruction de richesses, la dépense ostentatoire, le gaspillage et toutes les formes du luxe gratuit. C'est ainsi que la bourgeoisie, cessant de faire de toute l'existence, à la façon de l'aristocratie de cour, une parade continue, a constitué l'opposition du payant et du gratuit, de l'intéressé et du désintéressé sous la forme de l'opposition, qui la caractérise en propre selon Weber, entre le lieu de travail et le lieu de résidence, les jours ouvrés et les jours fériés, l'extérieur (masculin) et l'intérieur (féminin), les affaires et le sentiment, l'industrie et l'art, le monde de la nécessité économique et le monde de la liberté artistique arraché, par le pouvoir économique, à cette nécessité.

La consommation matérielle ou symbolique de l'œuvre d'art constitue une des manifestations suprêmes de l'aisance, au sens à la fois de condition et de disposition que la langue ordinaire donne à ce mot. Le détachement du regard pur ne peut être dissocié d'une disposition générale au « gratuit », au « désintéressé », produit paradoxal d'un conditionnement économique négatif qui, au travers des facultés et des libertés, engendre la distance à la nécessité. Par là même, la disposition esthétique se définit aussi, objectivement et subjectivement, par rapport aux autres dispositions : la distance objective à l'égard de la nécessité et de ceux qui s'y trouvent enfermés s'assortit d'une prise de distance intentionnelle qui redouble, par l'exhibition, la liberté. A mesure que croît la distance objective à la nécessité, le style de vie devient toujours davantage le produit de ce que Weber appelle une « stylisation de la vie », parti systématique qui oriente et organise les pratiques les plus diverses, choix d'un millésime et d'un fromage ou décoration d'une maison de campagne. Affirmation d'un pouvoir sur la nécessité dominée, il enferme toujours la revendication d'une supériorité légitime sur ceux qui, faute de savoir affirmer ce mépris des contingences dans le luxe gratuit et le gaspillage ostentatoire, restent dominés par les intérêts et les urgences ordinaires : les goûts de liberté ne peuvent s'affirmer comme tels que par rapport aux goûts de nécessité, par là portés à l'ordre de l'esthétique, donc constitués comme vulgaires. Cette prétention aristocratique a moins de chances qu'aucune autre d'être contestée puisque la relation de la disposition « pure » et « désintéressée » aux conditions qui la rendent possible, c'est-à-dire aux conditions matérielles d'existence les plus rares parce que les plus affranchies de la nécessité économique, a toutes les chances de passer inaperçue, le privilège le plus classant ayant ainsi le privilège d'apparaître comme le plus fondé en nature.

Editions de Minuit, Paris, 1979.

L'art de la consécration

Sat, 06/05/2017 - 21:14

Cet article est tiré d'un texte manuscrit ayant servi de support de cours au Collège de France, 1985-1986, et publié par Actes de la recherche en sciences sociales, n° 190, décembre 2011, Seuil, Paris.

La légitimité d'un pouvoir se mesure à la reconnaissance qui lui est accordée, c'est-à-dire à la méconnaissance de l'arbitraire qui peut se trouver à son fondement : elle tend donc à croître à mesure que l'on s'éloigne de l'imposition pure de la violence ou de l'exercice déclaré de la force. Il n'y a pas de génération spontanée du pouvoir symbolique (ou du capital symbolique) comme forme reconnue, donc méconnue dans sa vérité objective, du pouvoir (ou du capital sous l'une ou l'autre de ses formes). L'axiome selon lequel tout pouvoir symbolique, c'est-à-dire tout pouvoir capable de s'imposer comme légitime en dissimulant la force qui est à son fondement, ajoute sa force propre, c'est-à-dire proprement symbolique, à cette force, n'est qu'une exception apparente au principe de la conservation de l'énergie sociale : il faut dépenser de la force pour produire du droit ; du capital économique pour produire du capital symbolique (1).

(…) En matière de légitimité, rien n'est plus faux que la maxime selon laquelle « on n'est jamais mieux servi que par soi-même » : la logique de 1'« égoïsme éclairé », dont parlait Tocqueville, impose de surmonter la tendance de tous les pouvoirs à assumer eux-mêmes leur propre célébration et à faire ainsi l'économie et de la dépense et du risque de détournement qui sont inhérents à la délégation. Le prince ne peut être servi par ses peintres, ses poètes ou ses juristes, que pour autant qu'il renonce à remplir lui-même ces offices ou à légiférer directement en matière d'art ou de droit. Mais la dépossession partielle qu'implique la délégation enferme en outre le risque d'une dépossession plus totale : les mandataires, peintres ou poètes, peuvent détourner les pouvoirs de consécration qui leur sont reconnus, à leur propre profit ou au profit de ceux qui pensent les soutenir dans leur lutte contre les détenteurs du pouvoir temporel ; et, paradoxalement, le renforcement des dominés tend à renforcer les détenteurs de la force culturelle, toujours potentiellement subversive, en renforçant le besoin de leurs services spécifiques, et la menace de leur sécession.

Le pouvoir enferme une demande de reconnaissance. Il ne se contente pas de la soumission mécanique de l'automate qui obéit au doigt et à l'œil, comme une machine que l'on dirige en appuyant sur une commande ; il en appelle à un agent autonome, c‘est-à-dire quelqu'un qui soit capable de faire sienne, en lui obéissant, la règle de conduite qui lui a été prescrite. L'ordre ne devient opérant, efficient, que par l'intermédiaire de celui qui l'exécute, avec la collaboration objective de sa conscience, de ses dispositions préalablement montrées à le reconnaître pratiquement, dans un acte d'obéissance, c'est-à-dire de croyance. L'acte de reconnaissance ayant d'autant plus de chances d'être reconnu, donc légitime et légitimant, qu'il paraît moins déterminé par des contraintes externes (celles qui s'exercent à travers le calcul économique ou politique par exemple), l'efficacité d'une action symbolique de légitimation croît comme l'indépendance reconnue, voire statutaire, de l'agent ou de l'institution qui consacre par rapport à l'agent ou l'institution qui lui est consacré (2). Nulle dans le cas de l'autoconsécration (Napoléon se couronnant lui-même) ou de l'autocélébration (un écrivain faisant son propre panégyrique), faible dans le cas de la consécration par des mercenaires ou des complices ou même par des proches et des familiers, comme c'est le cas dans toutes les relations d'échange direct de services symboliques (hommages, préfaces, comptes rendus, etc.), qui sont d'autant plus transparentes que sont plus courtes, et la distance entre les échangeurs, comme dans les clubs d'admiration mutuelle où A consacre B qui consacre A, et l'intervalle temporel entre les actes d'échange, elle atteint son maximum lorsque disparaît toute relation visible d'intérêt matériel ou symbolique entre les institutions ou les agents concernés (3).

Ainsi, bien qu'une autonomie apparente ou une dépendance méconnue puisse avoir les mêmes effets qu'une indépendance réelle, l'efficacité symbolique qui a pour condition une certaine autonomie réelle de l'instance légitimatrice a pour contrepartie à peu près inévitable un risque proportionnel que cette instance détourne à son propre profit son pouvoir délégué de légitimation.

(…) C'est ainsi que les détenteurs du pouvoir temporel sont structurellement divisés (entre eux, et sans doute, en chacun d'eux) à propos de l'allocation des dépenses de maintien de l'ordre entre la répression ouverte et la violence douce du conservatisme éclairé qui sait concéder pour mieux conserver ou même gaspiller pour gagner davantage. L'opposition est particulièrement claire en matière de travail idéologique : poussés par la défiance à l'égard des « intellectuels » et par le souci de faire l'économie de l'énergie dépensée à la dissimulation, les intégristes de l'arrière-garde de classe (par exemple les « fractions de choc ») produisent un discours à forte teneur en information conservatrice mais dont l'efficacité symbolique est très faible, au moins hors de leur univers ; au contraire, la fraction moderniste sacrifie à un discours à faible teneur informative mais à haut degré de dissimulation, donc à forte efficacité symbolique et elle sait avant tout s'effacer derrière des porte-parole qui sont d'autant plus efficaces qu'ils n'apparaissent pas et ne s'apparaissent pas comme tels et qui pensent même faire payer d'un coût de contestation symbolique les profits de dissimulation symbolique qu'ils assurent au message conservateur.

(1) Sur le capital symbolique et la logique de son accumulation, lire Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Editions de Minuit, Paris, 1980.

(2) On le vérifie empiriquement dans le fait que l'effet de légitimation qui ajoute sa force proprement symbolique à l'effet simple de la force est d'autant plus grand que la force (militaire, économique ou autre) a moins à s'exercer, au moins de manière visible, donc à se dénoncer, au lieu de rester à l'état de « violence inerte », selon le mot de Sartre, violence structurale, inscrit dans des mécanismes tels que ceux qui font que le capital va au capital.

(3) La distance au champ concerné est aussi un des facteurs de l'efficacité symbolique, qui est inversement proportionnelle à la connaissance que les récepteurs peuvent avoir des intérêts engagés, donc à leur proximité sociale — et spatiale — par rapport au jeu et aux enjeux.

Ces « non » qui ont transformé la France

Sat, 06/05/2017 - 21:09

Le premier « non », historique, en France est celui qui fut adressé à Louis XVI : après la réunion des états généraux en 1789, le roi ayant prescrit aux députés de se séparer, l'illustre astronome Bailly répliqua : « La nation assemblée ne peut recevoir d'ordre. »

Cette affirmation de la souveraineté visait à l'accomplissement d'une pleine citoyenneté, ce en quoi l'ère révolutionnaire se différenciait de l'Ancien Régime. D'abord la citoyenneté civile - liberté de parole, de religion, en bref les droits de l'homme -, puis la citoyenneté politique, avec l'extension du droit de vote à des groupes de plus en plus larges et un régime représentatif ; enfin la citoyenneté sociale s'étendant au droit à la santé, au bien-être et à l'instruction. La première l'emporta grâce à la révolution de 1789 ; la deuxième prit un nouvel élan avec celle de 1848 ; la troisième n'aboutit qu'avec l'Etat-providence, au milieu du XXe siècle, et elle paraît désormais menacée.

La France du XXe siècle a dit « non » plusieurs fois à ceux qui mettaient en cause les figures de la citoyenneté. Ce refus prend corps et consistance au lendemain du 6 février 1934, année de la tentative avortée des ligues factieuses d'extrême droite de mettre fin au régime parlementaire. Le sursaut patriotique qu'incarne de Gaulle dès le 18 juin 1940, son respect intransigeant des principes et us de la République, en 1944-1946, le mettent à l'abri, en 1958, et malgré la réalité du coup d'Etat, des accusations de césarisme qu'un moment la gauche porte contre lui. Ces soupçons cessent d'eux-mêmes après la tentative de putsch des généraux (1961), lorsque, face à l'extrémisme nationaliste représenté par M. Jean-Louis Tixier-Vignancour et M. Jean-Marie Le Pen, le pays approuve par référendum, avec 75 % des suffrages, l'autodétermination des Algériens et, par 90 % des voix, les accords d'Evian (1962). A cette mouvance, qui s'était exprimée en 1934, puis à Vichy, puis en 1961 à Alger, et enfin en 2002, avec la présence de M. Le Pen au second tour de l'élection présidentielle, les Français ont toujours dit « non ».

Bien plus ancrée dans le passé, jusque dans l'Ancien Régime, figure la volonté de dissocier l'Etat d'avec la papauté, d'avec l'Eglise. Ainsi, dès les lendemains de la mort de Jeanne d'Arc, Charles VII promulgue la Pragmatique Sanction de Bourges loi qui limite les prérogatives du pape en France. A nouveau, après l'abjuration du futur Henri IV - sorte de gage de l'unité de la nation après ce temps des troubles appelé après-coup guerres de religion -, les Parlements refusent de reconnaître les actes du concile de Trente, charte de la contre-réforme catholique.

Plus tard, avec la révolution de 1789, la constitution civile du clergé fait reposer le service des prêtres sur l'élection et un serment de fidélité à l'Etat, mesure perçue par l'Eglise comme une agression. Avec la fin de l'Empire, en 1815, bien qu'une bonne partie des Français continue de dire « non » à une inspiration chrétienne de la politique portée par l'ultramontanisme, cette vision reprend de la vigueur. Au XIXe siècle, certains espèrent reconstruire l'unité de l'Europe chrétienne autour de la papauté - projet que, plus tard, ne reniera pas Pie XII (1939-1958). L'antipapisme, assoupi, se réveille alors, se superposant à un anticléricalisme toujours plus ou moins présent depuis la fin du Moyen Age et l'époque de la Réforme. La réaction contre cette tentation de l'Eglise de redevenir un Etat dans l'Etat suscitera des excès vengeurs pendant la Commune de Paris (1871). « Le cléricalisme, voilà l'ennemi » clamera Gambetta. Cette formule, devenue le guide politique de la IIIe République à ses débuts, aboutira en 1905 à la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, ainsi qu'à l'instauration de la laïcité.

Au lendemain de la Grande Guerre, quand le Parti radical, au faîte de son influence, a pour mot d'ordre « Ni Rome, ni Moscou », la Rome ainsi visée n'est pas celle du fascisme, mais celle du Vatican. C'est aux manifestations d'ingérence de l'Eglise dans les affaires de la France républicaine que la grande majorité des Français dit « non ». « Non à Rome, non à Moscou » : ce dernier interdit était suscité par le succès des bolcheviks en 1917, qui avait réveillé l'élan révolutionnaire apparu au XIXe siècle. Porté par une idéologie socialiste ou libertaire, le mouvement ouvrier avait contribué à la résurrection des idéaux de 1789, avait renoué avec eux en 1830, 1848, 1871, puis avait été brisé par la première guerre mondiale.

En éclatant, la grande guerre avait fait perdre au mouvement révolutionnaire ses armes, puisqu'il n'avait pas utilisé la grève générale pour l'empêcher ; ses arguments, puisque la guerre obéissait à des raisons qui n'étaient pas essentiellement d'ordre économique, comme il voulait le croire ; sa légitimité, puisque les citoyens, malgré leurs serments pacifistes de la veille, coururent sus à l'ennemi. Le succès d'Octobre ravive ses espérances, d'autant que la révolution affirme sa vocation à s'étendre au reste du monde, ce que proclame la nouvelle Internationale créée par Lénine.

Mais, en France, une bonne partie des socialistes, emmenée par Léon Blum, rejette l'adhésion à la IIIe Internationale, à cause de sa pratique du centralisme dit démocratique et de la juxtaposition en son sein d'organes publics et clandestins. Si une large frange du monde réformiste dit « non » à Moscou, à la terreur d'Etat, bien des communistes s'en détachent aussi, désemparés par la stratégie de Staline : en 1936, où il pousse au réarmement ceux qui, la veille, étaient pacifistes ; en 1939, lors du pacte germano-soviétique ; encore en 1944, en imposant au Parti communiste français de collaborer avec de Gaulle et de participer à un gouvernement « bourgeois ».

Plus tard, l'excommunication de Tito, les événements de Budapest, Poznan et Prague, la révélation de l'existence du goulag - dont on avait voulu ignorer l'existence avant guerre - parachèvent le rejet de Moscou comme pilote, et de son régime comme modèle, quel qu'ait pu être le prestige de Staline et de ses armées à l'heure de la victoire sur le nazisme. La faillite du régime soviétique laisse un goût de cendres à tous ceux qui pensaient le voir au moins continuer à jouer le rôle de mentor protecteur de tous ceux dont les droits sociaux pouvaient être menacés. Mais l'effet de souffle de cette faillite atteint la version molle du modèle socialiste, certains des leaders sociaux-démocrates abandonnant leur vocation à contrôler la gestion de l'économie, l'un des fondements de leur légitimité.

Autres mondes

Sat, 06/05/2017 - 21:05

La peur s'infiltre dans les moindres recoins, se répand à travers les frontières, paralyse les meilleures volontés. Attentats terroristes, prolifération nucléaire, réchauffement de la planète, tsunamis, cyclones, grippe aviaire : une menace chasse l'autre à la « une » des médias. Pourtant, hier encore, voilà un peu plus d'une décennie, la chute de l'Union soviétique soulevait l'espoir d'un nouvel ordre international, d'une humanité enfin libérée de sa condition. Désormais, personne ne croit plus ni aux lendemains qui chantent, ni au libéralisme triomphant paré de tant de promesses non tenues.

Orphelins d'un siècle que certains réduisent à des génocides et à des massacres, nous sommes guettés par l'abattement. Peut-on encore changer le monde ? Faut-il vraiment s'y atteler ? Existe-t-il un programme global de transformation ? Ceux-là mêmes qui ne peuvent plus défendre le bilan du libéralisme réellement existant haussent les épaules, faussement accablés : « C'est le monde tel qu'il est, il faut se résigner. »

Les programmes permettant de guider l'humanité vers un avenir « clés en main » sont discrédités. Pourtant, de nombreuses réflexions et, surtout, une multitude d'actions à travers la planète offrent des pistes plus prometteuses qu'on ne le pense généralement. En témoigne Internet, souvent présenté comme le nec plus ultra de la modernité libérale, le « lieu » où, enfin, des individus isolés peuvent agir selon les règles du marché pur, sans intermédiaire, sans lien social. « La société n 'existe pas » proclamait l'ancien premier ministre britannique, Mme Margaret Thatcher. Des prophètes annonçaient que la Toile allait enfermer les individus dans des bulles.

Pourtant, parallèlement aux monopoles comme Microsoft ou Google, et contre leurs tentatives d'assujettir la Toile au marché, des pratiques neuves ont émergé, notamment celle des logiciels libres (1), des pratiques que personne n'avait anticipées. Pourquoi des programmeurs laissent-ils « libres » leurs inventions, les font-ils circuler ? Pourquoi acceptent-ils de ne pas en profiter ? Voilà ce que les tenants de la marchandisation du monde ne saisissent pas. « Il est d'ordinaire difficile de comprendre explique un professeur de droit à Stanford, pourquoi quelqu'un abandonnerait quelque chose qui a de la valeur. Mais cette difficulté tient au fait que, de manière générale, donner signifie avoir moins soi-même. Mais les logiciels, et plus généralement la connaissance, ne sont pas comme de la nourriture : quand je vous apprends comme installer Word sur votre ordinateur, je ne perds pas cette connaissance moi-même. » Et de poursuivre que non seulement on ne renonce à rien, mais qu'on y gagne : en apprenant aux autres à se servir de son logiciel, en leur permettant de l'améliorer - « Plus il y aura de personnes qui sauront se servir d'un logiciel, et plus il aura de valeur pour ses utilisateurs, donc pour son concepteur (2).  »

Cette démarche interroge le « droit de propriété ». On retrouve cette charge subversive dans les luttes qui se sont développées pour l'accès aux traitements antirétroviraux contre le sida. Face à la mobilisation des opinions, face à celle d'un certain nombre d'organisations non gouvernementales, Big Pharma a dû jeter du lest, accepter des limites au sacro-saint droit des brevets. Certes, la bataille sur les médicaments est loin d'être gagnée, mais la volonté de soustraire au « libre marché » des pans entiers de la société s'affirme dans des domaines divers, de la santé à l'eau. Les droits des citoyens doivent passer avant ceux de quelques grandes compagnies et de leurs actionnaires à accumuler des profits.

On aurait tort de percevoir ces mobilisations comme des combats d'arrière-garde, dont le seul but serait de préserver ce qui peut encore l'être des offensives libérales. Quand, en Argentine, des travailleurs prennent le contrôle de leurs entreprises et les remettent en route (3) ; quand, dans le même pays, le gouvernement arrive à renégocier sa dette dans des conditions avantageuses, malgré les critiques du Fonds monétaire international (FMI) ; quand, aux Etats-Unis, s'implante un mouvement de luttes contre la concentration médiatique ; quand, en Inde, des paysans obtiennent du nouveau gouvernement une garantie qu'ils pourront, en cas de chômage, être employés pendant cent jours (par an) pour des travaux d'utilité publique, ce sont les fondements même de nos sociétés, leurs règles de fonctionnement, les manières de « vivre ensemble » qui sont secouées. Ces mobilisations remettent l'être humain, notamment les perdants du jeu libéral, au centre des préoccupations.

Mais l'extrême diversité des luttes et des résistances éveille un malaise chez les partisans du changement, surtout ceux qui ont connu un monde bipolaire. Face à un capitalisme de plus en plus mondialisé, n'est-il pas illusoire d'agir localement ? Ne manque-t-il pas un programme global à opposer à la globalisation libérale ?

Cette nostalgie d'un « modèle » s'ancre dans les vieux rêves du XXe siècle, dans une vision de stades de civilisation se succédant, de la barbarie à la lumière, l'Europe (puis l'Occident) représentant le degré ultime du progrès, voué à s'étendre à toute la planète et à effacer tous les archaïsmes locaux ou régionaux, culturels ou religieux. Or c'est la notion même de « progrès » qui semble désormais devoir être mise en question. Imposée par la force durant l'ère coloniale, elle a débouché dans le Sud sur les pires crimes. En Occident, le productivisme industriel et agricole a accéléré la mise en cause des équilibres fondamentaux de la planète, favorisé son réchauffement, encouragé la propagation de nouvelles maladies.

Plus largement, l'uniformisation du monde provoque des réactions de rejet, parfois marquées par le chauvinisme ou par une vision sectaire de la religion. Les peuples ne veulent pas être réduits à un agrégat d'individus consommateurs, pas plus qu'ils n'acceptèrent, hier, les carcans du socialisme réel. Car ils sont le produit d'une histoire et d'une culture, nourrissent leur imaginaire de rêves, de légendes, de mythes. Le mouvement zapatiste puise sa force dans les traditions indiennes du Mexique, il en est imprégné tant dans ses revendications que dans ses modes d'action. En Afrique, la démocratie Imposée selon un modèle présidentiel européen a montré ses limites, quand elle n'a pas débouché sur des guerres civiles ; mais d'autres formes de participation existent, profondément enracinées dans la mémoire et les traditions locales. En Asie, continent dont la puissance économique s'est construite à l'abri d'un protectionnisme sans remords, on cherche aussi à préserver les valeurs de ces sociétés, on débat du confucianisme et de la « modernité ». Partout domine une volonté de maîtriser son destin, de choisir sa propre voie, loin des injonctions du FMI et de la Banque mondiale, loin aussi des « leçons » données par l'Occident au reste de la planète.

Cette apparente hétérogénéité, à condition de s'appuyer sur une vision d'un ennemi global, le capitalisme, peut être un atout. Ce qui peut naître, ce n'est pas un nouveau modèle, mais de multiples autres mondes, échangeant, coexistant, s'enrichissant les uns les autres. Des principes universels se forgeront, se forgent déjà, en commun, autour de la défense des plus démunis, de l'égalité, des droits de chaque personne à une vie enrichissante, du rejet de toute domination - y compris masculine. Ils prendront différentes formes ici et là, contribuant à l'émergence d'une humanité à la fois plus solidaire et plus diverse.

(1) Lire Philippe Rivière, « Logiciels libres : et pourtant, ils tournent », Manière de voir n° 83.

(2) Lawrence Lessig, « Do you Floss ? », London Review of Books, 18 août 2005.

(3) Lire Cécile Raimbeau, « En Argentine, occuper, résister, produire », Le Monde diplomatique, septembre 2005.

Aux origines du présidentialisme

Sat, 06/05/2017 - 21:00

Fondé sur l'élection directe du chef de l'État, le régime présidentiel français découle d'une révision constitutionnelle adoptée par référendum le 28 octobre 1962. De tradition bonapartiste, le général de Gaulle choisit de revenir à un mode de désignation qui, dès sa naissance en 1848, avait posé le problème du respect de la souveraineté populaire par le pouvoir exécutif.

Reproduction de cartes à jouer républicaines de l'époque de la révolution de 1848 Musée de la ville de Paris, Musée Carnavalet, Paris / Archives Charmet / Bridgeman Images

Plusieurs candidats à l'élection française dénoncent la « monarchie présidentielle » et font campagne pour une profonde transformation des institutions, voire pour l'instauration d'une VIe République. Celui de La France insoumise, M. Jean-Luc Mélenchon, s'engage même, s'il est élu, à être « le dernier président de la Ve République ». En prônant la mise en place d'une Assemblée constituante, ce mouvement entend redonner du pouvoir au peuple en suivant les pas des révolutionnaires de la IIe République.

En février 1848, une révolution met fin à la monarchie de Juillet, usée par les scandales et par des pratiques de plus en plus autoritaires. Le gouvernement provisoire veut organiser au plus vite des élections afin de désigner une Assemblée constituante, chargée d'établir les nouvelles règles politiques. Aussitôt, des voix s'élèvent pour dénoncer un processus prématuré et dangereux. Selon le républicain François-Vincent Raspail ou le socialiste Louis Blanc, le peuple ne serait pas prêt : il faudrait l'éduquer avant de lui confier cette responsabilité, arguent-ils, et les mesures sociales doivent précéder les préoccupations politiques. Le 23 avril 1848, une Assemblée est néanmoins élue. Elle compte plus de huit cents membres, dont trois cents anciens représentants monarchistes, « républicains du lendemain ».

La Constitution est préparée en deux temps, au printemps et à l'automne. En mai et juin, le travail est délégué à un « comité de Constitution », composé de dix-huit parlementaires élus après une semaine d'âpres débats. Aux côtés du socialiste Victor Considérant, on retrouve les orléanistes (1) Odilon Barrot et Jules Dufaure, ou encore le conservateur Alexis de Tocqueville. Les postes de président et de rapporteur sont occupés par les républicains modérés Louis-Marie de Lahaye de Cormenin et Armand Marrast. Dès la fin de mai, un projet est envoyé devant les commissions de l'Assemblée, mais les débats ne commencent qu'après les « journées de juin », qui voient s'affronter autour de la fermeture des Ateliers nationaux deux visions de la république : celle d'un régime représentatif et celle d'une « vraie république », démocratique et sociale.

L'idée d'élaborer une nouvelle Constitution ne va pas de soi. Les socialistes et les républicains les plus radicaux souhaitent plutôt mettre en place la Constitution de 1793, ou reprendre des projets préparés dans les années 1830-1840. Le texte de 1793, jamais appliqué (dans l'attente de la paix), prévoit pour la première fois le suffrage universel (masculin) et une démocratie semi-directe, avec une concentration des pouvoirs au profit de l'Assemblée et la possibilité pour le peuple de proposer directement des candidats au conseil exécutif ou de se prononcer sur toutes les lois. Les députés, élus par les « assemblées primaires », sont simplement considérés comme des mandataires, pour une période limitée à un an. Quant aux projets établis sous la monarchie de Juillet, ils visent avant tout à poser des limites à l'exécutif, en trouvant les moyens de le contraindre à reconnaître la souveraineté du peuple et à accepter les réformes sociales nécessaires. La priorité alors accordée au social est telle que, en 1832, dans le programme de la Société des amis du peuple, François-Vincent Raspail ne consacre que quelques lignes à la question du pouvoir exécutif : celui-ci est d'une certaine façon « concédé », mais aussi révocable, non héréditaire et discontinu dans le temps.

L'examen article par article de la Constitution de 1848 se déroule du 4 septembre au 27 octobre. Deux sujets retiennent particulièrement l'attention : la reconnaissance du droit au travail et le monocaméralisme. Le droit au travail apparaît à la fois comme la réalisation de la promesse faite par la République aux ouvriers qui se sont battus contre la monarchie et comme le moyen de résoudre la question sociale. Le libéral Joseph Alcock ne craint pas de parler le 5 septembre d'une « loi de haine, de colère, d'envie et de vengeance ». Son collègue Prosper Duvergier de Hauranne évoque « une voie qui (...) conduit à la destruction de la société ». Proclamée le 25 février par le gouvernement provisoire, cette disposition est considérée par les républicains et les socialistes comme la spécificité de la nouvelle république, selon la formule d'Alexandre Ledru-Rollin : « On a dit : le droit au travail, c'est le socialisme. Je réponds : non, le droit au travail, c'est la République appliquée. »

L'idée d'une chambre unique reprend quant à elle la tradition des Constitutions de 1791 et 1793, en refusant l'existence d'une seconde chambre qui rappellerait la Chambre des pairs des monarchies censitaires ou le Conseil des Cinq Cents et le Conseil des Anciens, les deux assemblées législatives du Directoire. L'amendement préconisant deux chambres est rejeté par 530 voix contre 289. Le mandat des députés est fixé à trois ans.

Le projet du comité de Constitution place à côté de cette assemblée unique un président élu au suffrage universel direct. Pour justifier ce choix, le modèle américain est convoqué : il montrerait qu'un tel système fonctionne et évite les problèmes inhérents à la collégialité telle qu'elle fut incarnée par le Directoire. Il s'agit également d'équilibrer les pouvoirs. À l'unicité de l'Assemblée répond l'unicité de l'exécutif. Seuls deux membres du comité ont plaidé pour un système mixte, où l'Assemblée présélectionnerait cinq candidats.

Élu dans cinq départements, Louis-Napoléon Bonaparte triomphe lors des élections complémentaires du 17 septembre. Ce succès renforce les craintes des constituants qui, comme le député de gauche Félix Pyat, y voient une royauté déguisée. Jules Grévy, député républicain du Jura, prévient solennellement l'Assemblée par un amendement resté célèbre : « Je dis que le seul fait de l'élection populaire donnera au président une force excessive. Oubliez-vous que ce sont les élections de l'an X qui ont donné à Bonaparte la force de relever le trône et de s'y asseoir ? Voilà le pouvoir que vous élevez ! Et vous dites que vous voulez fonder une république démocratique ! Un semblable pouvoir conféré à un seul, quelque nom qu'on lui donne, roi ou président, est un pouvoir monarchique ; celui que vous élevez est plus considérable que celui que vous avez renversé. Il est vrai que ce pouvoir, au lieu d'être héréditaire, sera temporaire et électif ; mais il n'en sera que plus dangereux pour la liberté. »

Pour préserver la république de tels risques, les constituants ont mis en place des garde-fous : l'Assemblée dispose d'une force militaire dont elle fixe elle-même l'importance, et tout acte par lequel le président dissout l'Assemblée, suspend ses travaux ou fait obstacle à l'exercice de son mandat est un crime de haute trahison, qui entraîne sa déchéance. En outre, la Constitution interdit la rééligibilité immédiate du président sortant, ne l'admettant qu'au bout de quatre ans.

Jules Grévy souligne encore les limites de cette précaution : suffira-t-elle à contrer l'ambition d'un homme qui souhaiterait rester au pouvoir et ferait pendant son mandat des promesses au peuple qu'il monnaierait contre le renversement de la république ? Ses arguments ne sont pas retenus. Le danger représenté par la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte paraît encore peu plausible, même si certains l'identifient clairement. C'est le cas du député républicain modéré Antony Thouret, élu du Nord, qui propose d'étendre aux Bonaparte l'inéligibilité touchant déjà les membres des autres familles ayant régné sur la France. Mais son amendement est rejeté, et l'Assemblée décide, par 627 voix contre 130, l'élection du président de la République au suffrage universel.

À aucun moment il n'est fait mention des limites de ce suffrage « universel » qui exclut les femmes. Le 4 novembre, la Constitution est adoptée. « En présence de Dieu et au nom du Peuple français », proclame son préambule, tandis que l'article IV dispose que la République « a pour principe la Liberté, l'Égalité et la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l'Ordre public ». On est déjà loin de la république démocratique et sociale rêvée par les ouvriers au printemps 1848. Les « journées de juin » ont consacré l'écrasement des révolutionnaires par la troupe.

Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte est élu par 5 434 226 voix. Son plus proche rival, Eugène Cavaignac, n'en recueille que 1 448 107, et le candidat socialiste François-Vincent Raspail seulement 37 000. Si le nouveau président incarne la continuité de la légende napoléonienne, il apparaît également comme un homme neuf, qui n'appartient à aucun parti. Auteur d'une brochure teintée de socialisme utopique (De l'extinction du paupérisme, 1844), ce candidat « attrape-tout » séduit une partie de l'électorat de gauche. Défenseur de l'ordre, de la famille, de la religion, de la propriété, il bénéficie du soutien de la droite monarchiste, du « comité de la rue de Poitiers ». Adolphe Thiers, l'un de ses éminents représentants, est persuadé qu'il sera aisé de le manipuler. « C'est un crétin que l'on mènera », aurait-il déclaré.

La question de l'échéance de 1852 devient cruciale en 1851, année préélectorale singulière : il n'y a pas de candidats déclarés, si ce n'est le président sortant, qui ne peut se représenter. Les autres prétendants sont hostiles à la république, comme le général monarchiste Nicolas Changarnier, ou discrédités, comme Cavaignac, l'homme de la répression de juin 1848, candidat malheureux en décembre 1848. Bien peu sont ceux qui attendent de ce scrutin un résultat positif. Déjà peu convaincus de la nécessité d'un exécutif unique, voire par le suffrage universel, certains républicains prônent toujours l'adoption d'autres formes de gouvernement, plus proches d'une démocratie directe. Victor Considérant déclare que « la solution, c'est le gouvernement du peuple par lui-même » ; Ledru-Rollin se prononce pour un retour à la Constitution de 1793 et la suppression de la fonction présidentielle.

L'élection de mai 1852 n'aura finalement pas lieu. Louis-Napoléon Bonaparte raye cette échéance par le coup d'État du 2 décembre 1851. La répression parisienne fait 400 morts ; 30 000 arrestations ont lieu en France ; l'état de siège est institué dans un tiers du pays. Louis-Napoléon décide cependant d'une élection présidentielle au suffrage universel, sous la forme d'un plébiscite organisé à peine quinze jours plus tard. Sept millions de Français disent « oui » à cet appel au peuple ; 640 737 courageux votent « non », surtout à Paris. Outre le climat de répression et de terreur, la fraude est patente. On compte tout de même un million et demi d'abstentionnistes. Bon nombre de républicains pensent comme George Sand que « sans tout cela » le peuple aurait voté de la même manière. La restauration de l'empire un an plus tard consacre le retour d'un monarque et achève de discréditer le principe de l'élection du président au suffrage universel pour... un siècle. Dans Napoléon le Petit, pamphlet écrit en exil, Victor Hugo se prend à imaginer que le deuxième dimanche de mai 1852 aurait pu être un dimanche calme « où le peuple serait venu voter, hier travailleur, aujourd'hui électeur, demain travailleur, toujours souverain ».

(1) Partisans de la monarchie constitutionnelle instaurée par Louis-Philippe d'Orléans en juillet 1830.

Repères

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Indépendance : 4 juillet 1946 (des États-Unis).

Régime : présidentiel (dernier scrutin en mai 2016 pour un mandat de six ans).

Capitale : Manille.

Superficie : 300 439 kilomètres carrés.

Nombre d'îles : 7 107, dont 11 constituent 90 % des terres.

Population : 102 811 795 habitants en 2016.

Taux d'alphabétisation : 98,22 % (2015).

Indice de développement humain (IDH) : 0,682 (2015), 118e rang mondial.

Espérance de vie : 68,2 ans (2014).

Produit intérieur brut (PIB) : 291,965 milliards de dollars américains (2015).

PIB par habitant : 2 899 dollars (2015), 158e rang mondial.

Religions :

— 84 % de catholiques.

— 7 % de musulmans.

— 4 % de protestants évangéliques.

— 1,5 % de bouddhistes.

Sources : populationdata.net ; Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ; diplomatie.gouv.fr

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