Le fait que Theresa May soit décrite dans plusieurs capitales européennes comme la représentante d’un euroscepticisme extrême témoigne de la confusion résultant du nouvel équilibre des forces au sein de l’UE et de la zone euro. Alors que la plupart des bureaucraties nationales ont eu tendance, au cours des dernières décennies, à réduire leur positionnement sur tous types de sujets à la notion de « projet européen », elles se sont en réalité retrouvées marginalisées dans le cadre du leadership allemand. Dans ce contexte, la plupart des gouvernements européens estiment que la crise de l’UE alimente leur propre discrédit sur leur scène nationale respective et semblent davantage pris d’anxiété face au Brexit que leurs homologues allemands.
La France est un bon exemple de cette tendance, le pays étant confronté simultanément à la défaillance de son système économique et au déclin de son influence politique, malgré l’ambition traditionnelle de l’élite française à occuper le devant de la scène politique européenne. Même si le gouvernement britannique était prêt à abandonner sa ligne rouge sur l’immigration européenne, par exemple, pour faciliter l’accord du Parlement sur l’accord dans son ensemble, l’establishment des Etats membres les plus remontés ne se rallierait pas nécessairement à l’idée d’une association mutuellement bénéfique. Un apaisement sur la question de l’immigration encouragerait certainement un déplacement de l’équilibre en Europe en faveur d’un « soft Brexit ». Toutefois, aux yeux de certains cercles gouvernementaux européens, un Brexit indolore compromettrait non seulement l’intégrité de l’Union dans son ensemble, mais porterait surtout atteinte à leur propre légitimité politique.
Ce fut une surprise pour quiconque ayant à l’esprit les débats acrimonieux au sujet du renflouement grec que le gouvernement allemand prît, cette fois, une position plus favorable envers la Grande-Bretagne à la suite du référendum que celle de la plupart des autres gouvernements européens. Même Wolfgang Schäuble, connu de par le monde pour sa dureté politique et sa rhétorique incendiaire, s’est efforcé d’afficher une certaine retenue depuis le 23 juin. A l’opposé, les menaces les plus sévères ont été exprimées, au mépris de la logique économique, dans ce qui fait désormais office de périphérie politique de l’Allemagne.
Ayant à l’esprit l’excédent commercial de l’Allemagne vis-à-vis du Royaume-Uni, qui s’est élevé à 51 milliards d’euros en 2015 (pour 90 milliards d’euros d’exportations) , Angela Merkel a été jusqu’à adopter un ton plutôt conciliant au lendemain du référendum. Après s’être envolé pour Berlin aux côtés de Matteo Renzi afin d’harmoniser la réponse des pays fondateurs de l’UE, François Hollande a emboîté le pas de la Chancelière et opté pour une position plus favorable que celle qu’il avait affichée au cours de la campagne référendaire. La désescalade s’est cependant révélée de courte durée vers la fin de l’été. Il est alors devenu clair que le Brexit est perçu comme une menace existentielle moins par l’Allemagne (ou même, dans une certaine mesure, au sein des institutions européennes) que par les autres bureaucraties nationales.
Depuis plus de trois décennies, les cercles étatiques de pays comme la France et l’Italie invoquent le projet européen (et la convergence monétaire en particulier) afin de se dérober à leurs responsabilités traditionnelles et à accroître simultanément leur mainmise informelle sur le secteur privé. Le fait qu’ils aient sapé les fondements du capitalisme dans leur pays tout en prétendant promouvoir les mécanismes de marché ajoute à la crise de sens qui les afflige. Bien que la cote de popularité de François Hollande s’effondre en deçà de 5% et que la situation politique et sociale du pays semble virer à la crise de régime, aucun de ses successeurs potentiels ne semblent prêts à s’engager sur une voie plus pragmatique, notamment en ce qui concerne leur réaction au Brexit.
Le départ du Royaume-Uni est un problème indubitablement complexe. Les réactions de déni ne peuvent en revanche qu’aggraver la situation. Le débat continental sur les termes du Brexit a pris un mauvais départ puisqu’il repose implicitement sur l’idée que le Royaume-Uni cherche à quitter un océan de progrès et de prospérité. Le déni quant à l’état de l’Union européenne est un réflexe politique récurrent, mais le problème semble s’aggraver, surtout à Paris, où les discours fédéralistes ont désormais tendance à dégénérer en appels à une politique de la terre brûlée. Le glissement rhétorique d’une bienveillance affichée vers le répertoire des représailles révèle l’angoisse de la bureaucratie face à l’impasse politique et économique actuelle, qui s’étend bien au-delà de la question du Brexit.
Cette inquiétude est compréhensible. Dans le cadre européen actuel peu d’options s’offrent aux dirigeants pour apaiser les craintes que le Brexit ne préfigure une reconfiguration plus générale. Depuis le référendum, plusieurs d’entre eux ont appelé à un bond en avant fédéraliste afin de signifier au monde la survie du projet européen. Ils éprouvent cependant la plus grande difficulté à trouver des domaines où ces appels puissent être pris au sérieux. La zone euro n’en fait certainement pas partie. L’opinion allemande reste fondamentalement opposée aux mécanismes de mutualisation (des dettes publiques ou du risque bancaire) et aux constructions institutionnelles que les adeptes de la théorie des « zones monétaires optimales » estimeraient à même de pérenniser la zone euro. De façon plus importante, la coordination macro-économique entre gouvernements est, huit ans après l’éclatement de la crise, tout simplement inexistante au-delà d’une vision strictement fiscale de la réalité, au sein de la zone euro et dans l’Union européenne plus largement.
Bien que le Royaume-Uni pâtisse de ses propres excès économiques, ceux-ci ont pour le moins été aggravés par le chaos de la zone euro, qui a alimenté le long épisode de surévaluation de la livre sterling, un déficit courant spectaculaire et la bulle immobilière. Des représailles bureaucratiques contre le Royaume-Uni sous forme de droits de douane ou d’une offensive généralisée contre le statut de Londres comme principal centre financier européen produiraient une strate supplémentaire d’instabilité économique, discréditeraient davantage les bureaucraties nationales et affaibliraient l’UE à un niveau critique.
Le vote britannique résulte d’un entremêlât de causes diverses. Il serait certes exagéré de le réduire à une manifestation de xénophobie généralisée mais il serait naïf en revanche de le célébrer comme le triomphe de la raison populaire. Dans tous les cas, le Brexit met à nu, de façon inédite, les lignes de fractures qui traversent et paralysent l’Union européenne. L’éthique de responsabilité devrait inciter tous les gouvernements européens à élaborer une solution qui respecte à la fois le choix du peuple britannique et nos intérêts communs. La préservation du commerce intra-européen (en créant un cadre de taux de change raisonnable) ne devrait pas être considérée comme une simple exigence technique mais comme un principe fondamental de la coopération européenne, au-delà des clivages idéologiques.
Il est donc paradoxal que certains des cercles politiques qui préconisent un modèle d’intégration fédéral depuis des décennies finissent par parier sur un choc majeur afin de décourager les électorats européens de suivre le « précédent » britannique, au risque de nourrir en fait davantage l’extrémisme politique. Cette stratégie ne relève plus du projet européen, sans même parler de prospérité, mais au contraire du maintien d’un statu quo intenable et d’intérêts établis. Le système européen devra inventer une voie bien différente afin de permettre aux pays qui le composent de coopérer de manière plus libre et pragmatique et, sur cette base, d’évoluer vers l’idéal d’une Europe unie.
Le 11 novembre 2016 aura lieu au stade de France un match qualificatif pour la Coupe du monde 2018 : France/Suède. Il se tiendra presque an jour pour jour après les attentats qui ont meurtri la France, dont l’un eut précisément lieu en ce stade. Le président de la République va-t-il assister à la rencontre ?
François Hollande est un passionné et un fin connaisseur du ballon rond. Il était déjà un fidèle soutien des bleus avant d’être élu président de la République. Mais les révélations du livre « Un président ne devrait pas dire ça… »[1] sont venus troubler profondément ses relations avec le monde du football. Le président y tient des propos peu amènes sur les footballeurs, requalifiés d’enfants gâtés ayant besoin de muscler leurs cerveaux. Si les propos remontent à 2012, il n’en est pas moins troublant de voir le président rejoindre la cohorte de ceux qui ont des préjugés négatifs sur les footballeurs. Comme si les dérapages de quelques-uns concernaient la totalité. Les leaders politiques dans leur ensemble auraient-ils un comportement plus vertueux que les sportifs ? N’y-a-t-il pas non plus des dérapages chez les artistes ? Mais, une fois encore, les amalgames sont plus faciles sur les sportifs en général, et les footballeurs en particulier, qui, par leur visibilité, constituent des cibles faciles et n’ont dans la réalité aucun pouvoir de rétorsion. Et François Hollande a ainsi abondé dans le sens d’un mépris traditionnel des élites françaises à l’égard des sportifs.
L’écart entre son comportement durant le quinquennat et ses propos est pour le moins paradoxal : on peut lui reprocher son manque de sincérité alors qu’il prétend jouer la transparence. Si les footeux sont peu estimables, pourquoi dès lors avoir été aussi assidu auprès des bleus ? François Hollande a assisté à chaque match de l’Euro 2016, est allé rendre visite aux joueurs à Clairefontaine-en-Yvelines au début et reçu les joueurs à l’Élysée à la fin de la compétition. Son jugement n’est-il pas sévère pour Laurent Koscielny qui a investi 600 000 € – sans le claironner – pour sauver une usine de son département ? Pourquoi avoir insisté pour que Blaise Matuidi l’accompagne lors d’un déplacement en Angola ? Il est notable que le président se soit excusé auprès des magistrats pour des propos négatifs qu’il a tenus à leur égard mais qu’il n’est pas jugé nécessaire de le faire pour les footballeurs. Un « deux poids, deux mesures » dû, peut-être, à une supposée capacité de réaction des uns que n’auraient pas les autres. Y-aurait-il une profession à ménager plus qu’une autre ?
Mais il y a dans le livre une autre révélation également gênante. Le président a appelé l’émir du Qatar pour que la chaîne qatarie BeIN sports ne vienne pas gêner Canal + lors de l’attribution des droits opérés par la Ligue de football professionnel. Une sorte de Yalta aurait été établie entre les deux chaînes. Canal + se plaignait de la concurrence de BeIN sports et soulignait son rôle dans le financement du cinéma français, qui aurait été compromis si BeIN Sports marchait trop sur ses plates-bandes. En effet, lors de la vente des droits pour la période 2016-2020, malgré une concurrence apparemment féroce entre les deux diffuseurs, BeIN sports n’a pas voulu renchérir sur les offres de Canal +. Si le football français a obtenu 726 millions d’euros, une concurrence réelle aurait pu ajouter 100 à 150 millions de plus, renforçant ainsi la compétitivité européenne des clubs français, déjà pénalisés par une fiscalité et des charges sociales importantes. Les Allemands, Italiens et Espagnols risquent de dépasser les Français en termes de droits télévisuels, qui le sont déjà depuis longtemps par les Anglais. Ce qui s’est passé, c’est donc tout simplement une entente qui peut être considérée comme une entrave à la concurrence. Le Qatar n’a pas voulu donner l’impression de vouloir tout rafler et s’est rendu aux arguments de François Hollande.
Mais, là encore, on voit que le lobbying en faveur de la culture est toujours plus facile que celui en faveur du sport. Cette révélation a contribué à la critique de François Hollande, mais n’a pas déclenché de tollé sur le mauvais traitement du football. Imaginons qu’on ait soustrait 150 millions d’euros au financement du cinéma ; cela aurait été une bronca nationale. Le lobby culturel est sans aucune mesure bien plus puissant que celui du sport. Les autorités sportives n’ont pas violemment protesté contre ce manque à gagner plus que conséquent, tout simplement parce que, malgré sa puissance, le monde du sport est légitimiste. Fort de millions de pratiquants et de bénévoles, il ose à peine faire entendre sa voix. Le milieu culturel, lui, n’hésite pas à monter au créneau et à protester vigoureusement pour faire entendre ses revendications. Il y a pourtant également dans ce milieu des excès, des salaires mirobolants et du gaspillage. Et beaucoup de « navets » financés grâce à des aides publiques. Le budget de la culture est sanctuarisé contrairement à celui du sport. Le monde culturel trouverait insultant d’être financé par un jeu de hasard. Le mouvement sportif craint toujours de perdre la part du prélèvement sur les paris de la Française des jeux qui le finance. Peut-être, autant que des propos péjoratifs sur les footballeurs, ce choix de fausser la concurrence et de priver le sport de financements qu’il aurait dû normalement avoir, montre qu’inconsciemment, dans l’esprit des élites françaises – même « normales » – les préjugés ont la vie dure. On aime se faire prendre en photo avec les sportifs quand ceux-ci sont performants, mais il est moins naturel d’aider le sport. Ce dernier n’est finalement pas une priorité.
[1] DAVET (Gérard), LHOMME (Fabrice), Un président ne devrait pas dire ça…, Stock, 2016, 672 pp.
Au dérèglement climatique, l’Europe oppose sa transition énergétique. Mais ce sont deux révolutions qui remodèlent la scène énergétique mondiale : d’un côté, les énergies renouvelables et les économies d’énergie ; de l’autre côté, les hydrocarbures dits « non conventionnels », que les Européens ont pris l’habitude de traiter par l’imprécation ou l’ignorance volontaire. Pourtant, en […]
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Puissance moyenne à l’échelle mondiale, la France est une puissance majeure du bassin méditerranéen. Mais le rapport avec la Méditerranée n’est pas qu’une question d’intérêt et de « hard power » : il s’agit aussi de la capacité de la France à imposer sa puissance d’influence dans son environnement proche.
Si du point de vue strictement géographique, la France est plus atlantique que méditerranéenne (avec un littoral sud qui la rattache à la fois à la rive nord de la Méditerranée et à sa façade occidentale), son histoire est intimement liée au monde méditerranéen, comme l’attestent le rôle prédominant des « Francs » dans les diverses croisades lancées sur les rives est et sud, le Traité d’Alliance entre François Ier et l’Empire Ottoman de Soliman le Magnifique, l’expédition de Bonaparte en Egypte, la réalisation du Canal de Suez et surtout l’instauration de l’Empire colonial.
Son statut d’ancienne puissance coloniale d’actuels Etats méditerranéens et la fonction qu’elle s’est arrogée en matière de protection des Chrétiens d’Orient, placent la France dans une position particulière vis-à-vis d’une région où elle prétend encore pouvoir exercer un pouvoir d’influence (diplomatique, culturel et économique) et intervenir militairement dès lors que ses intérêts sont en jeu (en Libye et au Mali en 2011, en Irak en 1991 et 2014).
Les tensions et conflits dans les régions sahélo-saharienne et syrienne, ainsi que leurs conséquences en termes de trafics et de migrations clandestines confortent l’intérêt stratégique de la Méditerranée.
Il convient néanmoins de s’interroger quant à savoir si la France dispose des moyens (pas seulement militaires, mais aussi diplomatiques et financiers) d’une ambition nationale qui tend à conjuguer stratégies européennes et méditerranéennes. Le cas de l’échec du projet français d’Union de la Méditerranée illustre la difficulté de l’équation.
A défaut de cadre européen effectif pour mener une véritable politique méditerranéenne et l’absence de d’une Europe toute-puissante de nature diplomatique et militaire au sein de laquelle la France jouerait un rôle moteur, la France tente de trouver un équilibre dans une stratégie d’indépendance et de complémentarité avec la superpuissance américaine dans la région.
Le premier axe de cette stratégie est symbolisé par la « politique arabe », qui revêt une « dimension essentielle de sa politique étrangère » (le Président Jacques Chirac, discours au Caire, 1996). Cette idée de « politique arabe de la France », ancienne puissance coloniale au Maghreb et au Liban, renvoie aux liens privilégiés entretenus avec les pays monde arabo-méditéranéen, dont il faut veiller à respecter la souveraineté et l’indépendance.
La diplomatie française à l’Élysée et au Quai d’Orsay suit une ligne gaullo-mitterrandienne depuis le début de la Ve République, elle-même héritière d’une tradition remontant à Napoléon III et à sa politique du « royaume arabe ». Cette tradition est jalonnée d’étapes : de la condamnation de la guerre préventive israélienne en 1967 jusqu’à la décision de François Hollande de soutenir la demande palestinienne de se voir reconnaître un statut d’État (non membre observateur) à l’ONU (novembre 2012), en passant par le « discours du refus » d’une intervention américaine en Irak prononcé par Dominique de Villepin au Conseil de sécurité (14 février 2003).
Cette cohérence est trompeuse, comme le prouve la participation de la France à la coalition internationale pour mener la guerre contre l’Irak (1991). La politique française envers les Arabes varie en fonction des États comme de ses intérêts. Derrière la formule de « politique arabe », la logique qui prévaut est celle de la Realpolitik.
Ainsi, durant l’opération « Bordure protectrice » menée par l’armée israélienne à Gaza (été 2014), Paris a manifesté sa « solidarité » au gouvernement israélien en l’habilitant à « prendre toutes les mesures pour protéger sa population ». Le caractère partiel et partial du communiqué élyséen du 9 juillet 2014 a fait date.
Si la condamnation des tirs de roquettes du Hamas allait de soi, au nom du principe de légitime défense, elle devait être complétée par un rappel du droit international appelant à une riposte proportionnée au nom de la protection des civils. Cette omission volontaire a été interprétée comme un aval en forme de carte blanche donnée au gouvernement israélien.
L’expression de cette indignation sélective a traduit la tentation chez François Hollande d’infléchir notre traditionnelle ligne gaullo-mitterrandienne – une solution prônant deux Etats sur la base de négociations garantissant la sécurité (et donc l’existence) d’Israël et rendant justice au peuple palestinien.
Ne pas être à la hauteur des principes et valeurs que l’on dit incarner, c’est saper sa propre puissance d’influence. Si la France peut encore s’appuyer sur le vecteur linguistique – la langue française et la Francophonie sont bien ancrées sur le pourtour méditerranéen -, elle a plus que jamais du mal à représenter une « terre d’accueil » digne du « pays des Droits de l’Homme ».
L’esprit des Lumières se trouve étouffé par un obscurantisme identitaire et sécuritaire dont les réfugiés venus de Méditerranée paient aujourd’hui le prix.