Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Stéphane Taillat propose une analyse de l’ouvrage d’Eric Sangar, Historical Experience. Burden or Bonus in Today’s Wars? The British Army and the Bundeswehr in Afghanistan (Freiburg im Breisgau, Rombach, 2014, 280 pages).
La littérature sur l’adaptation militaire a connu un renouveau avec les conflits d’Irak et d’Afghanistan. Conçue comme un processus de changements organisationnels, doctrinaux et opérationnels en temps de guerre, l’adaptation a été analysée selon différentes échelles (institutions et unités sur le terrain) ou à partir de plusieurs variables (matérielles, culturelles, sociales, politiques). Eric Sangar s’intéresse ici au rôle de l’histoire dans ce processus. Amplement discutée dans les cercles militaires – notamment anglo-saxons –, la recherche d’enseignements par l’observation du passé demeure sous-théorisée. D’un côté domine une conception positiviste de l’histoire comme réservoir d’expériences dont il suffirait d’identifier les plus pertinentes. De l’autre, se retrouve une vision critique insistant sur le danger des métaphores et analogies. Sangar s’interroge plutôt sur la manière dont les expériences sont analysées et diffusées dans les organisations militaires. Son approche pragmatique de l’usage de l’histoire voit cette dernière comme une source d’arguments rhétoriques permettant de débattre et d’évaluer les stratégies possibles. Dans cette optique, une organisation possédant un riche répertoire d’expériences sera plus capable de développer une stratégie fondée sur une compréhension correcte du présent. À condition qu’elle réussisse à transformer cette expérience en enseignements nourrissant les débats et en une interprétation partagée du présent. Ainsi le passé joue-t-il un rôle essentiel dans la formulation des stratégies contemporaines ; mais il n’est ni une structure déterminant les agents, ni le produit de leurs seules actions.
L’expérience historique est une ressource qui doit être mobilisée et exploitée, et qui peut l’être par d’autres organisations, selon les traditions de ces dernières. Tirer des enseignements du passé est primordial pour orienter l’action opérationnelle : l’auteur compare ainsi l’utilisation de l’histoire par la British Army et par la Bundeswehr confrontées au conflit d’Afghanistan.
La riche expérience en contre-insurrection de la première n’a pas produit d’adaptation initiale en Irak ou dans le Helmand. L’absence de débats sur les enseignements de la Malaisie et de l’Irlande du Nord, couplée à la croyance en un lien mécanique entre expérience et expertise explique cette inertie. La perception d’un échec en Irak en 2007 a pourtant affecté la manière dont l’histoire était incorporée dans le processus d’adaptation. D’une part, les Britanniques ont effectué une analyse comparative de plusieurs cas historiques. D’autre part, le débat doctrinal a souligné la validité continue des principes de contre-insurrection définis par Robert Thompson après la Malaisie, tout en reconnaissant la singularité de chaque contexte opérationnel.
Le cas de la Bundeswehr illustre la combinaison d’une absence d’expériences et de débats doctrinaux. Ainsi, le mandat dans la province de Kunduz est-il tout d’abord interprété à l’aune des opérations de l’armée allemande dans les Balkans. D’où une posture essentiellement réactive du fait de l’écart entre ce modèle et les dynamiques de violence en Afghanistan. L’escalade de ces dernières à partir de 2009 produit donc une réorientation vers le combat classique interarmes hérité de la guerre froide.
L’ouvrage de Sangar apporte une ouverture bienvenue sur les mécanismes par lesquels l’histoire est incorporée dans la compréhension des contraintes opérationnelles. Son étude pourrait être utilement poursuivie en comparant les cas d’organisations articulant différemment répertoire d’expériences et propension aux débats doctrinaux.
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Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Marion Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Valéry Giscard d’Estaing, Europa. La dernière chance de l’Europe (XO Éditions, 2014, 188 pages).
À l’heure où l’Union européenne (UE) traverse une crise multiforme, Valéry Giscard d’Estaing propose aux dirigeants européens actuels et à venir un nouvel horizon pour leur continent. Son objectif est aussi de répondre au problème, crucial selon lui, de l’obésité de l’UE élargie et de faire de l’Europe une puissance dans le monde.
L’idée est de créer une nouvelle entité, Europa, « Union monétaire, budgétaire et fiscale, à l’espace homogène, dotée à terme d’un Trésor public et d’un mécanisme de solidarité financière ». L’auteur précise d’ailleurs que l’union monétaire existe déjà, tout comme l’union budgétaire grâce au Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de mars 2012.
Dès lors, quels sont les aspects novateurs de la proposition de l’ancien président ? Il s’agirait pour lui d’aller plus loin dans l’unité de cette zone monétaire en l’accompagnant d’une union fiscale. Il suggère qu’Europa constitue un espace neutre fiscalement – à l’exception de la fiscalité locale – au sein duquel les entreprises et les citoyens acquitteraient les mêmes impôts sur les bénéfices, les revenus ou le patrimoine, quel que soit leur lieu d’activité et de résidence. Par ailleurs, alors qu’il récuse l’idée jugée « prématurée, et donc absurde » d’une mutualisation des dettes, l’auteur propose la création, à terme, d’un Trésor public afin d’émettre des emprunts communs au sein de la zone.
Ce nouveau projet, qui a le mérite de faire une proposition concrète pour l’avenir de l’UE, présente néanmoins des limites. D’une part, il demeure flou sur les contours de cette Europa, qui n’est en fait qu’une nouvelle version des différentes réflexions autour de la création d’un noyau dur. L’auteur évoque en effet à plusieurs reprises la zone euro comme base de cette union mais, lorsqu’il en détaille la composition, on y trouve les six pays fondateurs de la Communauté européenne, auxquels s’ajoutent l’Espagne, le Portugal, l’Autriche, l’Irlande si elle accepte l’égalité fiscale, la Finlande si elle le souhaite, et la Pologne « le moment venu », c’est-à-dire une fois qu’elle aura intégré l’euro. Cette liste est loin d’inclure tous les membres actuels de la zone euro, y manquent notamment la Grèce et les « nouveaux » États membres qui ont rejoint l’union monétaire. Dès lors, au cas où Europa et la zone euro seraient deux entités distinctes, se poserait la question de leur articulation, qui peut sembler problématique.
D’autre part, le projet de l’ancien président français se révèle relativement intergouvernemental puisqu’il dépouillerait la Commission européenne de son droit de demander des ajustements budgétaires aux États, droit qui serait conféré au Conseil de la zone euro, lequel deviendrait ensuite le directoire d’Europa, composé des chefs d’État et de gouvernement. L’auteur en profite d’ailleurs pour fustiger les dérives de la Commission dans les années 1960 et pour glorifier la création, à son initiative, du Conseil européen en 1974.
On peut à cet égard regretter que l’ouvrage, présenté comme une proposition pour l’avenir de l’Europe, ne consacre finalement qu’une trentaine de pages à celle-ci et préfère revenir sur les grandes lignes de l’histoire de sa construction ainsi que sur l’action conjointe de l’auteur et de son préfacier Helmut Schmidt en faveur de son unification voici 40 ans.
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Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Vincent Bignon propose une analyse de l’ouvrage de Hans-Werner Sinn, The Euro Trap: On Bursting Bubbles, Budgets and Beliefs (Oxford University Press, 2014, 380 pages).
Hans-Werner Sinn, président de l’institut de recherche en économie (IFO) à Munich, analyse ici comment l’architecture économique et monétaire de la zone euro a modelé la crise des dettes souveraines. Le titre du livre fait donc référence à la croyance de l’auteur, pour qui la zone euro fut un piège pour ses pays membres. Dans cet ouvrage polémique et partial, Sinn argumente que la crise vient des excès d’endettement accumulés par des États peu vertueux et permis par les bas taux d’intérêt causés par leur entrée dans la zone. La raison en est une gouvernance publique défaillante. Pour Sinn, la crise a touché des pays dotés de gouvernements ayant choisi d’utiliser les marges de manœuvre créées par l’adoption de l’euro dans des dépenses publiques improductives ou de réductions d’impôts. Il estime que les efforts de compétitivité n’y ont pas été faits – contrairement à l’Allemagne – si bien que, comme dans la fable, ces pays furent fort dépourvus quand la crise fut venue. Les calculs de Sinn lui font penser que leur compétitivité est trop dégradée, et requiert des ajustements majeurs. Il plaide donc pour l’adoption de réformes structurelles et critique la politique de l’eurosystème, qui retarderait leur mise en place.
Sinn est un économiste international, d’où les défauts et qualités du livre. Il apporte un éclairage informé quant à l’impact potentiellement déstabilisant des afflux de capitaux, leur effet délétère sur la compétitivité et la dissection de l’efficacité potentielle des solutions à la crise. L’auteur plaide pour un possible défaut des gouvernements, afin de ne pas contrevenir aux traités européens interdisant les transferts inter-pays. Il pense également que l’architecture de la zone euro doit être réformée pour permettre aux pays de dévaluer dans le but de retrouver leur compétitivité. Cette solution implique la possibilité d’une sortie – temporaire selon Sinn – de la zone euro. Solution hautement irréaliste d’un point de vue pratique. En effet, s’il y eut quelques précédents historiques, toute sortie fut définitive. La lourdeur des procédures légales, les délais de mise en œuvre des réformes monétaires et leurs coûts économiques rendent très improbable la possibilité d’entrer et de sortir régulièrement de la zone. La négligence affichée pour ces questions pourrait avoir pour cause la fougue et la passion de l’auteur.
Le livre choque par son traitement de la politique monétaire en période de crise. Adepte du vieil adage selon lequel tout ce qui ne tue pas rend plus fort, Sinn pense que toute politique monétaire permettant d’étaler les conséquences négatives des chocs macroéconomiques et financiers est un transfert indu et contre-productif, car conduisant à repousser la restauration de la compétitivité. Ce faisant, Sinn fait de la politique monétaire une affaire de moralité. Or en période de crise, celle-ci a surtout pour but d’ajuster le lien entre monnaie et crédit quand la confiance – littéralement le crédit – s’évanouit.
Cet ouvrage sera utile à ceux qui cherchent à comprendre la radicalité parfois affichée outre-Rhin vis-à-vis des autres pays. Sinn est un observateur attentif de la politique européenne, et son livre donne le point de vue, informé mais pas toujours juste, des eurosceptiques allemands. Ses nombreux jugements à l’emporte-pièce, son interprétation trop unilatérale et l’imprécision dans les détails institutionnels empêchent de le considérer comme un ouvrage de référence.
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Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Yves Gounin propose une analyse de l’ouvrage de Georges Courade, Les Afriques au défi du XXIe siècle. Géopolitiques subsahariennes (Éditions Belin, 2014, 318 pages).
En 2006, Georges Courade dirigeait un ouvrage collectif remarquable dans lequel étaient battus en brèche les poncifs circulant sur l’Afrique (L’Afrique des idées reçues, Belin, 2006). Tout y passait, depuis les mécanismes du développement (« L’accumulation est impossible parce que la redistribution est sans limite ») jusqu’à la mémoire controversée de l’esclavage (« La traite négrière est le seul fait des Européens »), en passant par le rôle du groupe (« Le contrôle social est si fort qu’il décourage les initiatives ») et la place des femmes (« Les Africaines sont soumises »).
Dans la même collection dirigée par Rémy Knafou, ce géographe désormais retraité liste les défis à relever et les trajectoires pour le faire. Les premiers sont bien connus. Courade fait la part belle aux défis physiques et humains : l’épuisement des sols, le réchauffement climatique, les pandémies débilitantes, la transition démographique, l’urbanisation anarchique, etc. Il évoque aussi les défis politiques : la constante réinvention des traditions, la difficile acculturation de l’État, la trop lente constitution d’unions régionales, l’ouverture toujours déséquilibrée au monde extérieur, etc. Il trace ensuite les trajectoires qui permettraient à l’Afrique d’accéder à sa « deuxième indépendance » : l’élaboration d’une « citadinité sans infarctus urbain », la sécurisation des titres de propriété, la mise en œuvre d’une authentique politique de décentralisation, l’insertion harmonieuse dans le commerce international, etc.
En 10 ans, l’Afrique a changé. Alors que le reste du monde peine à se rétablir de la crise financière de 2008, elle affiche des taux de croissance insolents : + 5 % en moyenne par an pour le produit intérieur brut (PIB), + 16 % pour les échanges commerciaux. La pauvreté y recule, les conflits s’y font plus rares, une classe moyenne s’y enracine, qui épargne et consomme. Les faits semblent avoir donné raison à l’« afro-optimisme » revendiqué par Georges Courade et son équipe en 2006.
Si l’Afrique va mieux, va-t-elle bien pour autant ? À trop combattre l’« afro-pessimisme » qui a longtemps prévalu, les tenants de l’afro-optimisme courent le risque symétrique de gommer les réalités les moins agréables. Ainsi des défis posés par l’urbanisation. L’Afrique comptait une seule ville atteignant le million d’habitants à l’époque des indépendances (Ibadan) ; il y en a aujourd’hui une trentaine. Et le taux d’urbanisation ne dépasse pas encore les 40 %. Pour qui connaît les embouteillages dantesques de Nairobi ou de Dakar – avant la construction de la « Senac » –, sans parler des conditions de vie effroyables dans les bidonvilles de Kibera ou de Makoko, il est clair que l’Afrique est encore loin des niveaux économiques du monde développé. Pour qui investit ou commerce sur le continent, sous la menace incessante d’une inspection ou d’un redressement, pour une règle que l’on a sciemment violée ou involontairement ignorée, l’Afrique mérite encore sa place aux derniers rangs des classements de Doing Business ou de Transparency international. Pour qui souhaite se déplacer dans le Sahara ou dans le nord du Cameroun, sous la menace des coupeurs de route, des djihadistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou de Boko Haram, l’Afrique n’est pas encore le Danemark.
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