Les éditoriaux des « brochures de saison » et autres déclarations d'intention de directeurs de théâtre sont aujourd'hui toutes (ou presque) frémissantes de sensibilité politique. La Comédie-Française tient à affirmer que, « quand les peurs et les extrêmes semblent chaque jour un peu plus s'alimenter mutuellement, la vertu du théâtre est de nous renvoyer à nos contradictions, nous rappelant aux enseignements de l'histoire, mais sans didactisme ni leçons assénées ». Le théâtre des Amandiers, à Nanterre, est plus intrépide : « Nous sommes en crise. (…) Cette crise est financière, elle nous interpelle sur la répartition des richesses… » Celui de Gennevilliers annonce la création d'un « laboratoire de création et de recherche sur les mécanismes d'exclusion et de repli (1) ». En bref, le théâtre, ou du moins le théâtre subventionné, se déclare acteur des enjeux collectifs qui alimenteront bientôt les programmes des candidats aux prochaines élections.
Cet appétit de politique semble se retrouver dans le très grand succès, tant critique que public, qu'a rencontré le spectacle de Joël Pommerat Ça ira (1) Fin de Louis. Trois Molières et une tournée qui, de Nanterre à São Paulo en passant par Clermont-Ferrand, s'étire de 2015 jusqu'à l'été 2017 à tout le moins : voilà qui prouve un remarquable enthousiasme pour cette « fiction politique contemporaine inspirée de la Révolution française (2) ». Une évocation de la Révolution qui ne suscite aucun clivage, c'est stupéfiant. Il est vrai qu'il y est moins question d'elle à proprement parler que d'un « espace-temps imaginaire où se croisent les faits et les ressentis », pour citer l'auteur. Ah, les « ressentis »…
Du côté des faits, tout est imperturbablement actualisé, de l'« endettement cumulé » à l'« état de décomposition de nos institutions » et aux « terroristes ». Mais surtout, aucun personnage historique n'est désigné par son nom réel, à l'exception de Louis XVI. Excellente idée, qui décontracte, puisqu'il n'y a nul Robespierre à l'horizon, certaines de ses positions, diluées et comme floutées, se retrouvant attribuées à divers intervenants. Autrement dit, on a bien un spectacle sur la Révolution française, puisque Louis est fortement présent, mais elle est avant tout le symbole de toute révolution, et l'accent va se porter sur les enjeux « éternels », le bon vieux dilemme moral : révolution ou évolution ? Compromis ou violence ? Pour faire advenir la justice sociale, est-il inévitable d'en passer par des exécutions sommaires ?
Si le public n'est pas invité à voter comme dans les spectacles de Robert Hossein, il n'en est pas moins « immergé », puisque les acteurs s'interpellent souvent depuis la salle même, sur fond de huées ou de canonnades. La révolution est une émotion, et l'idéal, c'est bien triste, se salit au contact d'une réalité conflictuelle… On comprend mieux l'unanimité, face à ces clichés dûment revivifiés.
Quand le champ politique est investi comme politique, et non plus comme support d'une morale apolitique, il semble que l'unanimité soit plus difficile à trouver. Auteur et interprète, Nicolas Lambert propose un documentaire théâtral en trois volets. Le dernier de cette « trilogie de l'a-démocratie » (3), Le Maniement des larmes, présente les éléments d'un dossier, vif et mouvementé, portant en particulier sur les liens entre les ventes d'armes (nucléaires) et le financement des campagnes présidentielles de MM. Édouard Balladur et Nicolas Sarkozy.
On pourrait craindre l'ennui terrassant, celui qui accompagne souvent les bonnes intentions démonstratives. C'est le contraire. Lambert, seul en scène, est tour à tour et entre autres Mme Anne Lauvergeon, la présidente d'Areva, M. Sarkozy ou M. Ziad Takieddine, l'un des « héros » de l'histoire. De conférences de presse en discours officiels, d'extraits d'écoutes téléphoniques en interviews à la radio, de brèves séquences rythmées par des passages musicaux viennent composer une comédie noire du pouvoir sous la Ve République, où tout est vrai, et tout est incroyable, et on rit. Il n'y a pas de quoi, pourtant. Mais c'est le beau rire libérateur de qui commence à s'approprier la compréhension d'un système tordu. Pour ce théâtre qui éclaire avec jubilation, les programmateurs devenus pourtant si attentifs aux questions politiques sont paradoxalement absents dans un bel ensemble. On n'ose croire qu'ils n'aiment soutenir que ce qui ne dérange ni les tutelles ni les soutiens financiers privés…
(1) Daniel Jeanneteau, directeur, communiqué de presse.
(2) Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, Actes Sud-Papiers, Arles, 2016, 144 pages, 15 euros. Extrait de la quatrième de couverture.
(3) Nicolas Lambert, coffret : Bleu-Blanc-Rouge. L'a-démocratie, comprenant Elf, la pompe Afrique. Avenir radieux, une fission française. Le Maniement des larmes, L'Échappée, Paris, 2016, 3 x 128 pages, 30 euros. Représentations au théâtre de Belleville, à Paris : Le Maniement des larmes, jusqu'au 4 décembre ; Elf, la pompe Afrique, du 7 au 23 décembre ; Avenir radieux, une fission française, du 14 au 30 décembre.
Évoquée dans l'article « De l'art d'ignorer le peuple » (octobre), l'œuvre d'Ambrogio Lorenzetti L'Effet du bon et du mauvais gouvernement n'est pas un tableau mais une fresque réalisée sur trois murs de la salle de la Paix au Palazzo Pubblico de Sienne.
La holding royale du Maroc ne détient pas de parts dans la société Addoha, comme nous l'écrivions dans l'article « Le Maroc pétrifié par son roi » (octobre).
Contrairement à ce qu'indiquait l'article « Les vengeurs masqués de la rue mexicaine » (octobre), Aztlán n'est pas le dieu de l'inframonde, mais désigne en langue nahuatl la mystérieuse cité mythique à partir de laquelle les Mexicas (Aztèques) auraient commencé leur migration vers le centre du Mexique. Le seigneur de l'inframonde porte le nom de Mictlantecuhtli.
L'enquête de Guillaume Pitron « Braderie forestière au pays de Colbert » (octobre 2016) a incité plusieurs correspondants à faire part de leur expérience, comme M. Guido Peeters, architecte de Haute-Savoie.
Un volet n'a pas assez été évoqué dans l'article : la phase du bûcheronnage précédant l'arrivée en scierie. Il est évident que la coupe en montagne, à cause des pentes, est plus coûteuse qu'en plaine, ce qui peut expliquer la fermeture des scieries.
Dans ma région, le revendeur de bois auprès duquel je m'approvisionne pour les travaux d'aménagement de notre maison ne reçoit que des camions venant de Pologne, de Finlande ou de Bulgarie. D'un côté on exporte vers la Chine, de l'autre on importe des pays de l'Est et du Nord !
Petit propriétaire dans les Vosges, M. Jean-Marc Waris précise que la comparaison avec l'Europe du Nord ne peut pas être complète, car la France compte peu de résineux (hors les Landes) : « En forêt feuillue, la sylviculture est fondée sur la régénération naturelle accompagnée. » Il apporte lui aussi un témoignage direct :
Nous avons exploité un peu plus de 200 mètres cubes de hêtre l'hiver dernier. Je les destinais prioritairement à la scierie installée dans la même commune que la parcelle de bois concernée. Cet industriel dit et répète, comme tous ses confrères, qu'il a du mal à s'approvisionner en matière première. Sur le lot de 200 mètres cubes que je lui ai proposé, il a pris 36 mètres cubes. Le reste m'est resté sur les bras et j'ai dû le brader en bois d'industrie à une papeterie belge.
Autrefois, un scieur achetait du bois sur pied par coupes entières. Il cherchait un utilisateur final par essence et par qualité. Les bois les plus nobles étaient destinés au tranchage, à la merranderie, à l'ébénisterie, les autres au parquet, à l'emballage, etc. Seuls les bois aux sections les plus petites étaient orientés vers l'industrie du papier et du panneau. Aujourd'hui, ce scieur cherche une seule qualité de bois et laisse le propriétaire se débrouiller avec le reste. Or la forêt reste un milieu naturel dont les produits sont obtenus au terme d'un temps long et d'une sylviculture adaptée. Les forestiers ne savent pas encore produire la seule qualité qui sera demandée par l'industrie... dans cent cinquante ans. Une coupe dans un peuplement produit nécessairement plusieurs qualités de bois. Si les industriels ne trouvent pas de bois, il faut qu'ils s'interrogent aussi sur leur politique d'approvisionnement.
En complément de l'article de Serge Halimi « Les États-Unis tentés par le risque » (octobre 2016), M. Marc Jachym revient sur la position des démocrates sur le libre-échange :
Il est à noter que le rejet des traités de libre-échange affiché par la candidate Hillary Clinton est une chose toute récente chez elle, et c'est bien le succès de la campagne « socialiste » de son rival Bernie Sanders qui l'a poussée à adopter une telle position, plus que le succès encore plus éclatant de Donald Trump sur ce même thème.
Comme secrétaire d'État, elle avait participé activement à la promotion de l'accord TPP [Trans-Pacific Partnership, partenariat transpacifique] avec une douzaine de pays d'Asie-Pacifique. Et c'est maintenant au sein du Parti démocrate qu'il risque d'y avoir des déchirements. M. Barack Obama pousse très activement en direction de la ratification de l'accord par le Congrès, qui aurait lieu lors d'une ultime session en novembre 2016, le nouveau président étant déjà élu mais pas encore entré en fonctions. Il en a fait un axe majeur de sa stratégie pour contrer le géant chinois en expansion continue, économique et militaire. Le vrai risque pour les États-Unis se situe bien, actuellement, en mer de Chine du Sud. Certains analystes parlent même du « piège de Thucydide », quand le développement de la puissance athénienne face à Sparte avait conduit à la guerre du Péloponnèse.
Le fracas des bombes le fait cesser d'écrire. À sa table, l'écrivain entame un dialogue avec lui-même. Doit-il rester ? partir ? « Tant qu'il me restera un souffle de vie, je resterai chez moi, dans ma maison. (…) Le corps pourrait-il survivre sans âme ? (…) C'est pour cela que je ne partirai pas de chez moi, car il n'y a pas de valise assez grande pour contenir mon âme. »
« Chez lui », c'est un appartement du quartier de Saladin, à Alep, en Syrie, un « pays devenu fou » que l'auteur-narrateur décide pourtant de ne pas quitter. Niroz Malek est syrien, de parents kurdes. Depuis 1970, il a publié huit recueils de nouvelles et six romans. Le Promeneur d'Alep est une lumière de fond de gouffre, une voix parvenant d'un monde en perdition, un baume sur une plaie ouverte. Émergeant du chaos, le texte en épouse les contours. Coupures d'électricité, rafales et explosions ont laissé leurs empreintes, morcelant le récit en fragments littéraires, tels des éclats de verre. Niroz Malek fait le portrait d'un pays défiguré.
Ce n'est pas là un texte politique ni un texte engagé, au sens où on l'entend habituellement. Si engagement il y a, c'est par une résistance quotidienne à la mort qui guette à chaque coin de rue. Le narrateur est le témoin d'« événements [qui] ne peuvent survenir qu'en temps de guerre », un acteur impuissant du drame qui se joue. Malgré tout, il lutte avec les armes dont il dispose : la poésie, l'humour du désespoir, l'imaginaire, le rêve, l'amour de l'art, l'amour tout court. Des scènes surréalistes révèlent la beauté qu'on pensait ensevelie à jamais sous les corps sans vie : un homme s'enveloppe du drapeau de l'indépendance ; le fantôme d'un mort se promène en plein été sous un parapluie noir ; deux amis ont des ailes et s'envolent pour franchir les barrages, tels les personnages des peintures de Marc Chagall, Don Quichotte devient un guerrier invincible, Sami et Widad s'embrassent au milieu des décombres, le stylo de l'écrivain se met à lui parler…
Et ce stylo nous parle aussi : de ces dessins d'enfant qui ne représentent plus que maisons effondrées et arbres calcinés, des soldats « aux yeux vides », des tortures, des ruines. C'est le pays des ombres, des spectres, un pays de nulle part où l'on ne différencie plus les lits des cercueils, les vivants des morts, le cauchemar de la réalité. La Syrie se vide de ses habitants tel un corps de son sang : « La plupart des connaissances et des amis se sont dispersés, ce sont désormais des expatriés, des bannis, des migrants, des exilés. Et puis, il y a ceux qui sont morts de toutes les manières possibles. »
Mais l'écrivain n'abandonne pas : « De retour dans ma chambre, à la lumière des bougies, j'ai continué à écrire sur les gens, la nuit et la guerre. » C'est le pouls d'un pays tout entier que Niroz Malek s'emploie à faire battre, confiant à Thomas Mann, Hermann Hesse, José Saramago et Alejo Carpentier, les écrivains qu'il admire, ses craintes et ses espoirs : « Nous contemplons tous les aspects positifs de cette belle vie en face de nous, celle que nous n'avons pas encore menée. » Le Promeneur d'Alep est une marche salutaire sur un chemin de cendres, le souffle poétique d'un être illuminé de l'intérieur : « Je suis convaincu qu'un jour la lumière jaillira à nouveau de l'obscurité qui s'est abattue sur nous. »
Le Promeneur d'Alep, de Niroz Malek, traduit de l'arabe (Syrie) par Fawaz Hussain, Le Serpent à plumes, La Madeleine-de-Nonancourt, 2015, 156 pages, 16 euros.
Bien qu'arrivé assez tard en littérature, Ferdinand von Schirach, né en 1964, a obtenu d'emblée un grand succès. Son parcours n'est pas sans analogies avec celui d'un autre auteur allemand, Bernhard Schlink, de vingt ans son aîné. Schlink aussi est issu de la magistrature ; lui aussi est devenu célèbre à l'âge mûr — avec Le Liseur (Gallimard, 1996). On peut ajouter que tous deux excellent dans la nouvelle. C'est d'ailleurs par ce genre que von Schirach s'est fait connaître en 2009 avec Crimes. Succès réédité dès l'année suivante avec Coupables. Puis, en 2011, il s'attaque au genre romanesque avec L'Affaire Collini (1), qui évoque l'enlèvement de Hanns-Martin Schleyer, le chef du patronat allemand exécuté en 1977 par la Fraction armée rouge, et c'est à nouveau un best-seller. Son second roman ne pouvait donc qu'être attendu avec impatience.
Les premières pages livrent une magnifique évocation de l'enfance, où la joie se tisse avec la peine. Sebastian von Eschenburg naît dans une belle demeure en Bavière. Il est envoyé au collège dans un internat religieux. Quoi de plus exaltant que les retours pour les vacances, les parties de chasse avec son père, les jeux sur la rivière avec les amis d'autrefois ? Mais, un jour, le père se suicide ; la mère se remarie et vend la belle demeure. Fin de l'idylle. Et fin de l'intérêt du lecteur.
On retrouve Sebastian à Berlin. Il a 25 ans, s'est fait un nom comme photographe, et le récit se transforme alors en roman de gare. Il accumule les poncifs d'un érotisme convenu et les scènes d'une pornographie hypocrite qui croit nécessaire d'en appeler à Sandro Botticelli et à Francisco de Goya pour justifier de libidineuses poussées de testostérone. Le beau roman d'éducation devient journal d'adolescent attardé aux fantasmes mal purgés. Pour faire bonne mesure, l'auteur ajoute à des clichés désolants et des dialogues téléphonés une pincée de jet-set, une dose de prostitution sur fond de mafia russe et un petit séjour à l'hôpital, car le héros sait aussi, quand il le faut, se faire tabasser pour la veuve et l'orphelin. Le tout scandé par un leitmotiv aussi wagnérien qu'une annonce de supermarché : mais qui est donc ce beau ténébreux que tout le monde a « du mal à cerner » et qui promène son spleen comme d'autres promènent leur chien ? Pourquoi tant de souffrances ? La réponse qui s'impose est tellement banale (« Je souffre parce que je suis un être humain ») qu'il est difficile d'envisager que l'auteur ne s'en soit pas aperçu. Une autre réponse aurait pu être : « Je souffre parce que je n'ai pas pu sauver mon papa et que je me sens terriblement coupable. » De quoi donner un petit roman de cent vingt pages, mal ficelé et bien kitsch.
Mais, se rappelant qu'il est juriste et que cela a fait le succès de ses précédents livres, von Schirach ajoute une seconde partie entièrement consacrée à un procès : celui de son personnage soudain accusé de viol, de sévices et de meurtre. Que l'on se rassure, tout cela n'est qu'une mise en scène du héros désireux de démontrer qu'il n'est pas ce qu'il est, que la réalité n'est qu'un reflet du monde en soi (une pincée d'Emmanuel Kant au milieu de tant d'indigence) et que la vérité n'est qu'une formule de langage. Quant à savoir d'où vient le titre racoleur… Tabou !
Tabou, de Ferdinand von Schirach, traduit de l'allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, Paris, 2016, 228 pages, 19 euros.
(1) Ces trois titres sont parus aux éditions Gallimard.
Bien qu'ayant essuyé plusieurs décennies d'imprécations et de diffamation, la Sécurité sociale reste très appréciée des Français. Si les arguments rationnels ne manquent pas pour comprendre cet attachement, il est rare de les retrouver dans la presse ou sur grand écran. Sait-on, par exemple, que les coûts de gestion de l'assurance-maladie ne sont que de 3,7 % ? Rappelle-t-on, par comparaison, que les mutuelles de santé, si chères au président François Hollande, dépensent rien qu'en publicité une proportion plus importante de leur budget (5 %) et affichent des coûts de gestion très nettement supérieurs : 17 % ? Le bilan des assurances est encore plus défavorable, et l'inefficacité des systèmes privés en la matière a été démontrée avec le cas d'école des États-Unis, qui consacrent 16,9 % du produit intérieur brut (PIB) aux dépenses de santé, contre 11 % en France, où l'espérance de vie est pourtant bien supérieure.
Le nouveau film de Gilles Perret rappelle avec clarté tous ces éléments (1). Grâce à des témoignages rares, il permet de mieux comprendre la genèse de l'une des plus belles réalisations collectives de la France moderne. Il donne en premier lieu la parole à l'un de ces nombreux militants syndicalistes de la Confédération générale du travail (CGT) qui n'eurent que quelques mois, en 1946, pour bâtir un édifice dont le budget dépasse aujourd'hui celui de l'État. À 96 ans, Jolfred Fregonara (mort en août dernier) raconte comment l'ambition de l'ordonnance du 4 octobre 1945, « organiser rationnellement une société juste et solidaire », amena les ouvriers à prendre eux-mêmes en main une solidarité collective pour en finir avec la charité et les angoisses du lendemain.
Guidé par l'historien Michel Étiévent, le réalisateur haut-savoyard restitue avec précision le rôle d'Ambroise Croizat, ministre du travail et de la sécurité sociale de novembre 1945 à mai 1947, « le seul des quatre-vingt-deux ministres du travail de l'histoire à avoir connu la misère » dans sa Tarentaise natale. Et on ne sait plus s'il faut rire ou pleurer en voyant le ministre « socialiste » François Rebsamen incapable de se souvenir du nom de son illustre prédécesseur. Décédé très jeune, en 1951, Croizat fut accompagné du siège de la CGT au cimetière du Père-Lachaise par un cortège d'un million de travailleurs lors de funérailles rappelant celles de Victor Hugo.
Professeure de sociologie, Colette Bec décrit les succès rapides de cette prise en charge collective des questions sanitaires : en moins de quinze ans, entre 1946 et 1960, la mortalité infantile fut divisée par trois, les hommes gagnèrent plus de cinq ans d'espérance de vie et les femmes plus de six. Dans un ouvrage récent (2), elle revient sur l'intention des pères fondateurs, qui conçurent la Sécurité sociale comme une institution de la démocratie sociale « à venir », devant permettre de fonder le cadre de l'émancipation individuelle (3). Elle montre aussi l'entreprise de déconstruction en œuvre depuis 1967, avec la séparation des risques et le premier cadeau offert au patronat, qui s'est vu attribuer la moitié des sièges dans les organismes de gestion, contre un quart précédemment — soit la possibilité de prendre le pouvoir avec le premier syndicat « réformiste » disponible. En avalisant le plafonnement des cotisations, le plan Juppé consacra en 1995 cet artifice de gestion baptisé « trou de la Sécu » qui conduit à déposséder les Français du principe d'autogouvernement instauré après guerre. À la lumière de ces quelques rappels, on comprend l'urgence d'un enseignement de la Sécurité sociale et de la défense de ce modèle. C'est l'une des propositions rassemblées par un élu local de l'Auvergne (4).
(1) La Sociale, un film documentaire de Gilles Perret, 84 minutes, sortie nationale le 9 novembre, lieux de projection et débats : www.lasociale.fr
(2) Colette Bec, La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2014, 336 pages, 23 euros.
(3) Lire aussi Bernard Friot et Christine Jakse, « Une autre histoire de la Sécurité sociale », Le Monde diplomatique, décembre 2015.
(4) Gaël Drillon, Sécurité sociale. Un [bien] commun à préserver ?, Éditions universitaires européennes, Sarrebruck, 2016, 64 pages, 23,90 euros.
Difficile d'imaginer plus hagiographique que ce livre consacré au père fondateur de Singapour, décédé l'année dernière. Il n'est pourtant pas dénué d'intérêt, parce qu'il se range sans fausse pudeur derrière la bannière du « despotisme démocratique » au prétexte que la démocratie de type occidental connaît des défaillances — une idée dans l'air du temps. Issu des milieux d'affaires et nostalgique du gaullisme, Murat Lama a les yeux de Chimène pour la réussite économique de la cité-État. Au point de soutenir que c'est l'exemple de l'ancien premier ministre (1959-1990) Lee Kuan Yew qui aurait conduit Deng Xiaoping, dans les années 1980, à engager Pékin sur la voie d'un capitalisme d'État nourri de « valeurs asiatiques » : éthique du travail, éducation morale, confucianisme. Cette thèse est intéressante, mais l'ouvrage comporte trop de points aveugles. Plusieurs travaux critiques ont en effet établi que la discipline sociale, la méritocratie et la laïcité souple tant vantées à propos de Singapour sont des cache-sexe pour le paternalisme et le népotisme de la famille Lee.
Manitoba - Les Belles Lettres, Paris, 2016, 368 pages, 23,50 euros.
« Sentir les effets de la grande histoire sur des êtres ordinaires. » Partie prenante de la révolte à Kiev qui mit en fuite le président Viktor Ianoukovich en février 2014, observatrice de son basculement dans la guerre, Ioulia Shukan s'intéresse à l'irruption de la violence dans le quotidien : celui des manifestants qui, à la suite des fractions les plus nationalistes, font le choix de la résistance armée à mesure que la répression se durcit ; celui des personnes déplacées fuyant le conflit de l'est du pays ; celui des bénévoles organisant l'aide humanitaire d'urgence. Loin des cénacles de la politique, cette chercheuse franco-biélorusse rapporte leurs espoirs et leurs peurs, et met au jour les causes profondes des changements. Corruption endémique, autoritarisme, déliquescence des pouvoirs publics expliquent mieux la contestation que les clivages ethnolinguistiques, souvent exagérés par les médias. Son empathie nous place au cœur des événements tels qu'ils ont été vécus par les partisans de la « révolution de la dignité ». On ne peut que regretter qu'elle ne se livre pas au même travail d'analyse pour « l'autre camp ».
Éditions de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 2016, 208 pages, 22 euros.
Né en 1968 à Barcelone, Víctor del Árbol s'est fait connaître par ses imposants romans noirs, de La Tristesse du samouraï (2012) à Toutes les vagues de l'océan (2015), qui a obtenu le Grand Prix de littérature policière. S'il délaisse ici le thriller, il demeure fidèle au temps long et aux interactions entre passé et présent. Dans une maison isolée d'une région d'Espagne promise au tourisme dans un proche avenir, un vieil homme attend les forces de l'ordre qui vont venir l'expulser. Il se remémore Clio, une femme aimée, perdue et retrouvée avant sa mort. D'origine espagnole, vivant en France, elle lui a légué sa maison sans les formalités d'usage, et ses descendants demandent son expulsion. Ce récit à la première personne est avant tout une métaphore des rapports de l'Espagne avec l'Europe et avec son histoire, celle d'une société traditionnelle découvrant en une ou deux générations la modernité, les ravages qu'elle provoque dans la vie des gens ordinaires, les pertes irréparables qu'elle occasionne sans que ses avantages soient apparents. Il porte ainsi une critique du progrès économique à tout prix et de « l'arrogance de la jeunesse sans mémoire ».
La Contre Allée, Lille, 2016, 96 pages, 8,50 euros.
Si les investissements chinois à l'étranger sont longtemps restés tournés vers les pays en développement ou émergents afin de se procurer des ressources naturelles, ils affluent désormais vers l'Occident. Directrice du développement international Asie-Pacifique à l'École des hautes études commerciales, Geneviève Barré, qui a beaucoup travaillé sur le terrain, décrypte ce processus d'internationalisation et dessine les contours de ce qu'elle appelle la « voie chinoise de mondialisation ». Elle analyse les deux phases de cette implantation à l'étranger (de 1982 à 2000, puis à partir de 2001) impulsée par l'État, qui fixe les objectifs à atteindre. Ce sont les plus grosses sociétés qui s'établissent hors de Chine — et donc en majorité des entreprises publiques, même si certaines se sont plus ou moins ouvertes aux actionnaires privés. À partir d'entretiens avec leurs dirigeants, elle dresse de courtes monographies de trois géants, Haier, Huawei et TCL, qui, inconnus il y a quinze ans, occupent les premières places mondiales dans leur secteur (électroménager, téléphonie, électronique grand public), et elle en analyse les méthodes.
CNRS Éditions, Paris, 2016, 372 pages, 35 euros.
Les récents revers électoraux du Congrès national africain (ANC) signent comme la clôture d'un cycle, ouvert il y a un peu plus de vingt ans avec la fin de l'apartheid. Tirées d'un colloque pluridisciplinaire tenu à Dijon en 2014, les contributions permettent d'y voir plus clair dans les contradictions de la « nouvelle Afrique du Sud ». Après avoir longtemps adopté une posture morale, héritée en partie de la lutte victorieuse contre l'apartheid, les gouvernements sud-africains affectent un pragmatisme grandissant au service des intérêts nationaux sur la scène continentale. L'avènement de la démocratie n'a pas remis en cause les structures du capitalisme local ; s'il a modifié la composition de la classe dirigeante, celle-ci prospère dans un décalage total avec la grande majorité de la population. Les tensions sociales, parfois réprimées dans la violence, se développent. L'ouvrage se termine par une étude fine du renouveau des luttes politiques dans un pays qui demeure la première puissance économique du continent.
L'Harmattan, Paris, 2016, 360 pages, 27 euros.
Voici un essai sans emphase qui s'attache à anéantir une certaine vision de l'Afrique — notamment celle d'un continent en devenir permanent — et à lui réattribuer ses « potentialités heureuses ». Celles-ci, ancrées dans la culture traditionnelle africaine même, rompent intégralement avec les modes de pensée imposés par le modèle occidental. L'écrivain, philosophe et économiste Felwine Sarr, natif du Sénégal, prône le « spécifiquement africain » au service de l'« Afrotopia », définie comme une « utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et de les féconder ». Il prêche la décolonisation du continent à travers une souveraineté intellectuelle absolue, une remise en question de l'idéologie du développement incarnée par le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, l'autonomie culturelle ou encore la maîtrise des discours et des représentations. S'appuyant aussi sur les réflexions de certains de ses prédécesseurs, Sarr délivre ce constat avec force : l'Afrique n'a personne à rattraper.
Philippe Rey, Paris, 2016, 160 pages, 15 euros.
Peu d'hommes d'État ont autant marqué l'Argentine contemporaine que Juan Domingo Perón (1895-1974). Perón incarne un courant politique unique, le justicialisme, qui combine intervention publique, redistribution des richesses et autoritarisme. À l'image des époux Néstor et Cristina Kirchner dans les années 2000, nombreux sont ceux qui se sont revendiqués de lui après sa mort. L'ouvrage traite un aspect jusqu'ici négligé par l'historiographie argentine : la dimension esthétique du discours péroniste, en particulier sa communication visuelle, qui exalte le peuple et la culture populaire. La période étudiée (1966-1976) est celle d'un profond renouvellement du péronisme traditionnel. Une nouvelle génération de militants, issus des « nouvelles gauches » latino-américaines, rejoint le mouvement. Mêlant avant-gardes culturelles et critique sociale, elle donne au péronisme une dimension profondément artistique.
Presses universitaires de Rennes, 2016, 262 pages, 21 euros.
D'abord intitulée « article-variété » aux alentours de 1840, la chronique est un genre journalistique dont les vertus n'ont jamais cessé d'enthousiasmer les lecteurs. Ni article d'actualité ni poème en prose, elle reste un objet éminemment littéraire. Les chroniqueurs sont des flâneurs, un peu poètes, un peu « preneurs de pouls » de la société, qui s'attachent à décrire leur environnement et les hommes qui s'y meuvent sans privilégier les grandes questions technocratiques ou politiques. Leurs écrits courts, destinés à surprendre, abordent tout sujet par le travers, avec panache. Des innovantes Lettres parisiennes de Delphine de Girardin (1843) aux « Modernités » du grand romancier Italo Svevo, écloses dans la presse triestine, en passant par les boulevardiers du XIXe siècle (Alphonse Karr, Aurélien Scholl, Émile Bergerat), les « Merles blancs » de Francis de Miomandre qui nidifiaient dans Les Nouvelles littéraires ou les fameuses digressions d'Alexandre Vialatte perché sur La Montagne, on ne compte pas les pages merveilleuses de la chronique.
La double publication des recueils de l'Argentin Roberto Arlt (1900-1942) et du Français Marc Bernard (1900-1983) offre l'occasion de souligner la singularité du genre, qui, pour paraître mineur, n'en a pas moins une portée fort peu picrocholine. On en jugera à l'aune des Dernières Nouvelles de Buenos Aires (1) d'Arlt, ce romancier sombre et puissant (Les Sept Fous, 1929) qui a ouvert à la littérature argentine une voie singulière, conjuguant réalisme et fantastique urbain. Il se lance au gré de ses chroniques dans des exercices étourdissants de sociologie à la volée, au fil de scènes de rue ou de mœurs, de portraits d'escrocs à la « démarche oblique », d'enfants misérables, de chômeurs et de déclassés contraints aux hôtels calamiteux. Selon des modalités intimes, chaque chroniqueur adopte une position singulière, et il est peu probable que Bernard ou Arlt aient pu souscrire à l'humilité du Japonais Sôseki racontant ses journées dans À travers la vitre (2), en 1915 : « Je vais aborder des sujets si ténus que je dois bien être le seul à m'y intéresser. » L'âpre rictus d'Arlt, caustique et amer, ou le sourire bienveillant de Bernard, romancier natif de Nîmes, ami de Jean Paulhan, cherchant à distraire son lecteur avec sa vie domestique, disent tout autre chose.
Les chroniques de Roberto Arlt, rédigées pour El Mundo entre 1928 et sa mort, sont la matière qui a nourri ses chefs-d'œuvre. Branché sur l'inquiétude du monde, souvent ironique quant à ses contemporains, soucieux du combat des femmes, de faits divers ou d'esthétique, il est d'abord un perplexe qui refuse la mystification du « progrès » : « J'en ai ma claque de la question du progrès. N'importe quel hurluberlu que je croise sur mon chemin, dès que je commence à râler parce que cette ville n'est pas vivable, me bassine avec cette sentence : “Vous ne le voyez donc pas, le progrès est en marche.” (…) Aujourd'hui, les gamins, on vous les met dans une petite cour bien sombre et humide avec tellement de courants d'air qu'on ne peut qu'attraper une pneumonie cholérique. »
Plus apaisé, Marc Bernard renoue dans ses Vacances surprises (3), publiées dans Le Figaro au cours des années 1960, avec les moments où son esprit gambade, même si la vie collective, vaste sujet d'étonnement, lui inspire des doutes similaires : « Il est une lutte que tout notre immeuble suit avec une attention passionnée : celle contre les prix. Certes, on ne les ménage pas, il suffit pour s'en assurer de se promener dans Paris, de lire les communiqués de victoire que l'on publie dans la plupart des boutiques. On les “pulvérise”, on les “sacrifie”, on les “écrase” ; à notre étonnement, les prix paraissent ne pas se porter plus mal. » Comme disait Vialatte, « le monde offre un spectacle confus. On l'aperçoit à travers la presse comme à travers une vitre embuée ». Les chroniqueurs, adeptes des audaces narratives et forts d'une lucidité joueuse, désembuent la vitre…
(1) Roberto Arlt, Dernières Nouvelles de Buenos Aires, traduit de l'espagnol (Argentine) par Antonia Garcia Castro, postface de Ricardo Piglia, Asphalte, Paris, 2016, 208 pages, 18 euros.
(2) Sôseki, À travers la vitre, traduit du japonais par René de Ceccatty et Riôji Nakamura, Payot & Rivages, Paris, 2001, 176 pages, 6,10 euros.
(3) Marc Bernard, Vacances surprises, Finitude, Le Bouscat, 2016, 160 pages, 15,50 euros.
L'événement marquant du Festival de Cannes 2016 restera l'emballement de la critique française pour Toni Erdmann, de Maren Ade. Film allemand le plus drôle depuis les comédies (hollywoodiennes) d'Ernst Lubitsch pour Les Cahiers du cinéma, proposition « pour chacun d'entre nous de se réinventer » « contre l'ordre économique mondialisé, contre l'industrialisation de la culture, contre la fatalité généalogique » pour Le Monde, cette comédie qui s'étire sur cent soixante-deux minutes n'a pourtant pas figuré au palmarès final, qui a préféré couronner Moi, Daniel Blake, de Ken Loach. Les pitreries du personnage de Toni Erdmann — d'ailleurs démarqué du comique américain Andy Kaufman —, qui vient gentiment perturber la vie de sa carriériste de fille, la vision convenue d'une multinationale où l'on peut être poussé à se mettre littéralement à nu pour « le bien de l'entreprise » ont rendu dithyrambique la critique, fâchée ensuite qu'on ait pu préférer un film démontrant par la force d'un récit humaniste les ravages de l'ultralibéralisme. George Miller, président du jury, a donc été renvoyé à son indignité, celui d'être le père de Mad Max…
2016, 162 minutes, sorti en salles le 16 août 2016.
Trois ans après la fin de la dictature argentine, Luis Puenzo construit en 1985, dans L'Histoire officielle, une fiction qui décrit l'époque de transition du gouvernement de Raúl Alfonsín, lorsque les langues vont se délier sur les années noires. Alicia est professeure d'histoire, mais « ne sait pas son histoire ». Elle cherche à la connaître et entre dans ce que Puenzo nomme une tragédie : « Quand tout ce que tu fais va à l'encontre de tes intérêts, mais que tu ne peux pas faire autrement. » En découvrant les liens de son mari, homme d'affaires, avec le pouvoir militaire, l'origine de sa fille adoptive, les tortures subies par une amie, elle peut enfin comprendre ce que lui explique un collègue : « C'est toujours plus facile de croire que c'est impossible. Parce que si c'était possible, il faudrait des complices, et beaucoup de gens qui ne veulent pas croire ce qu'ils ont vu. » Cette œuvre majeure, en montrant les mécanismes qui entretiennent l'oppression plutôt que l'oppression elle-même, rappelle qu'une dictature est avant tout une « maladie collective ».
DVD de 152 minutes + livret de 40 pages, distribution Pyramide Vidéo, 25 euros.
Fruit de la collaboration entre Gwenaëlle Abolivier (scénario) et Zaü (dessin), cet album retrace l'histoire méconnue des travailleurs chinois envoyés en France entre 1916 et 1918. Pauvres, souvent illettrés, ces jeunes partaient joyeux, avec l'idée de travailler dans de lointaines contrées pour revenir riches dans leurs provinces du nord-est de la Chine. Ils se retrouvèrent à construire des tranchées, à ramasser les morts pour les enterrer, à trimer dans les mines de charbon ou les usines d'armement. En deux ans, ils furent cent quarante mille à débarquer et à vivre dans des campements. Dix mille furent regroupés dans le nord de la France et dans le « corps des travailleurs chinois » sous autorité britannique ; les autres furent répartis sous autorité française sur le territoire national. Beaucoup moururent d'épuisement ou de misère — et sous les bombardements. Dans les années 1920-1930, la France connaîtra une autre vague d'immigration d'ouvriers et d'intellectuels. Destiné aux enfants, cet album vaut d'être lu par les adultes.
Hongfei, Paris, 2016, 50 pages, 15,50 euros.
Fruit d'un colloque organisé à Lyon, au Centre d'histoire de la Résistance et de la déportation, cet ouvrage collectif témoigne du « trou noir mémoriel » constitué par la défaite de mai-juin 1940. Dans leur avant-propos, les artisans de ce volume soulignent que cette mémoire « peu chargée d'histoire » est « restée largement configurée autour de topoï [stéréotypes] », dont certains « cultivés par le cinéma “populaire” français » — la série des Septième Compagnie, par exemple. On y lira avec intérêt combien cette mémoire a habité la vie politique française, aussi bien chez les communistes, les socialistes ou les trotskistes (contribution de Philippe Buton) que chez des personnalités comme M. Valéry Giscard d'Estaing (Gilles Vergnon). Combien, aussi, la présentation des archives en France et en Union soviétique a joué « un rôle-clé dans l'élaboration de mémoires collectives du conflit » (Sophie Cœuré). La richesse des contributions permet d'ouvrir, enfin, les pages d'une histoire de ce « syndrome de 1940 ».
Riveneuve Éditions, Paris, 2015, 301 pages, 24 euros.
Au fil des siècles, fugueuses, vagabondes, mères célibataires, prostituées, délinquantes, garçons manqués… toutes se sont heurtées à des dispositifs de préservation ou de correction spécifiquement pensés pour elles : justice, religion, psychiatrie se sont disputé le contrôle ou le traitement des comportements transgressifs des unes, de la soif d'indépendance des autres.
Indociles et rebelles, ces « mauvaises filles », dérangeantes et dites dérangées pour être sorties du rang, ont également annexé l'espace public et des territoires estimés virils. Inquiétantes, déviantes, rivalisant avec les « mauvais garçons », elles ont bousculé l'ordre sexué auquel elles ont sans cesse été rappelées par les institutions qui leur étaient consacrées — internats, prisons, couvents, etc. Lié à une exposition présentée par l'Association pour l'histoire de la protection judiciaire des mineurs, cet ouvrage, préfacé par Michelle Perrot, présente vingt portraits de « mauvaises filles », entre 1840 et 2000 (1). On y voit aussi bien Augustine, l'une des patientes « hystériques » du professeur Jean-Martin Charcot, qu'Albertine Sarrazin, l'auteure de L'Astragale. Une riche iconographie et des pièces d'archives éclairent la destinée de femmes qui ont dérogé, tantôt malgré elles, tantôt à dessein, à la condition qui leur était imposée comme une fatalité.
(1) Véronique Blanchard et David Niget, Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles, Textuel, Paris, 2016, 192 pages, 39 euros.