Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2016). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Fred Kaplan, Dark Territory. The Secret History of Cyber War (New York, Simon & Schuster, 2016, 352 pages).
Le livre s’ouvre sur une scène étonnante : le 4 juin 1983, à Camp David, Ronald Reagan visionne Wargames, film où un adolescent parvient à hacker les ordinateurs du ministère de la Défense américain. Croyant jouer à un jeu vidéo, il est très près de provoquer la Troisième Guerre mondiale. Ce qu’il a vu interpelle le président et, lors d’une réunion à la Maison-Blanche la semaine qui suit, il questionne son chef d’état-major des armées : « Cela peut-il arriver ? Peut-on pénétrer nos réseaux les plus secrets ? » La réponse, inquiétante, tombe quelques jours plus tard : oui. Cette prise de conscience débouche sur une directive de sécurité nationale qui marque les prémisses de la prise en compte de la question de la cyber-sécurité aux États-Unis.
Le livre explore deux « territoires sombres ». Celui de la cyber-guerre, offensive et défensive, de ses précurseurs et de ses coups d’éclats. Celui de la bureaucratie et de la lutte de quelques hommes face à l’inertie administrative pour faire prendre en compte les problématiques cyber, et en particulier celle de la sécurité des réseaux.
Les succès de la lutte contre les systèmes de commandement irakiens pendant la guerre du Golfe en 1991 aiguisent l’intérêt des militaires pour les opérations de ce type. Plus tard, en 1999, pendant la guerre du Kosovo, les Américains parviennent à rendre partiellement inopérante la défense anti-aérienne serbe. Lors des guerres d’Irak et d’Afghanistan, l’utilisation du cyber dans les opérations décolle véritablement, en particulier dans le domaine du renseignement. Les Américains « franchissent le Rubicon » avec l’opération Olympic Games qui débute en 2006 et qui vise les centrifugeuses du réacteur nucléaire iranien de Natanz. Il s’agit de la première cyber-attaque lancée dans le but d’une destruction physique d’infrastructure. Elle pousse les Iraniens à créer leur propre unité de lutte informatique offensive, et à lancer une opération en représailles contre l’entreprise Aramco, laissant poindre le risque d’une escalade.
La problématique de la cyber-sécurité émerge réellement, quant à elle, au milieu des années 1990 avec la démocratisation d’internet. Les États-Unis sont de plus en plus connectés et dépendants des réseaux. La protection des entreprises devient une priorité afin d’éviter un « cyber Pearl Harbour », mais la prise de conscience est difficile, dans le privé ou au sein de l’administration. Bien souvent, seul un choc permet une véritable réforme. Il sera triple. Tout d’abord, en 1997, a lieu l’exercice Eligible Receiver. Une équipe de la National Security Agency parvient à hacker l’ensemble des ordinateurs du département de la Défense en n’utilisant que des outils disponibles sur le marché. Ensuite, en février 1998, deux adolescents de San Francisco s’introduisent dans des ordinateurs de la Défense. Enfin, en mars de la même année, des intrusions multiples sont détectées sur les réseaux de la Défense et cette fois cela vient d’une puissance extérieure : la Russie.
À la fin de l’ouvrage, le cas de la cyber-attaque nord-coréenne contre Sony en 2014 permet à Fred Kaplan de réfléchir à deux questions devenues inévitables : à partir de quel niveau une cyber-attaque est-elle considérée comme un acte de guerre ? Comment dissuader une attaque dans le domaine cyber ?
Agréable à lire, Dark Territory est une plongée passionnante dans l’histoire de la cyber-guerre. On regrettera seulement le propos très américano-centré de l’auteur, qui ne satisfera pas les lecteurs désireux d’obtenir des informations détaillées sur les programmes cyber de pays comme la Chine ou la Russie.
Rémy Hémez
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Le dernier numéro de Politique étrangère (n°3/2016) dont le dossier est consacré à l’Amérique latine a été récemment mis à l’honneur dans le média espagnol Tendancias21.
América Latina encarnaba hace tiempo una democratización política imparable, una evolución de sus sociedades hacia la reducción de las grandes desigualdades y su inserción en una economía mundializada. Pero este sueño ha terminado, señala Politique étrangère en su último número. […]
« L’Amérique latine a longtemps incarné un modèle de démocratisation politique en plein essor, une évolution des sociétés vers une réduction des inégalités et une insertion progressive dans une économie mondialisée. Mais ce rêve a pris fin, comme le constate Politique étrangère dans son dernier numéro. »
Pour lire l’intégralité de l’article en espagnol, cliquez ici.
A coalition made up of American airpower, a newly energized Iraqi Army, Kurdish forces and often unnamed Iranian assets is currently assaulting the city of Mosul, ISIS’s main stronghold in Iraq.
It is likely that Mosul will fall to the combined forces, as a military buildup of Syrian Army, Russian airpower and more unnamed Iranian assets challenge Raqqa, the Islamic State’s Syrian stronghold. While minorities in the region continue to suffer to the point of extinction and will probably continue to be ignored, foreign powers involved in the region are stirring conflicts in Yemen, Libya and possibly most of the Levant for generations to come.
It is hard to say how severely damaged relations between the US and Russia have become over the last year. A position usually reserved for the U.S., Russia has become the de facto king maker/human rights aggressor in the region. Russian forces in the region gave the current American administration the ability to back away from regional commitments and, at the same time, opened themselves up for the U.S. condemnation of its actions.
Following the U.S. presidential election, it can be certain that involving Russia into U.S. domestic politics will have done nothing to help the current standing between Washington and Moscow. Moreover, regardless of the outcome on November 8, it is unlikely that American citizens or soldiers will eagerly look forward to fighting Russian forces on the plains of Ukraine under what will be the President with the lowest favorability ratings in American history. Batteries of S-300 and S-400 anti-aircraft missile systems in Syria will ensure a one-button war will be viable, and preventing another Wikileaks information dump will do nothing to change that situation or the likability of the next American President.
A victory over ISIS in Mosul will not foster an end to the tensions and conflict in the region. While the U.S. may be open to dialogue with Iran, and may even expect Iran to handle future issues in the region, the perennial crux of the issues between Sunni Arabs and Shi’a Persians will not disappear in one generation.
Unless old wounds were to heal instantly overnight, Sunni Arabs will never accept any scenario where foreign powers control their future. By all rights, Kurdistan should become an independent state, although it is likely that Turkey will prevent the bravery of Kurdish Peshmerga from earning their own land and borders.
Minorities, if any of them survive targeted killings, will have no choice but to seek fortunes outside of the region. With Western governments actively ignoring their issues as seen with the genocide of the Yazidis, their future will never be bright and survival will be their only focus.
With regards to the majority, Arabs will never accept rule by another culture perceived as their enemies. And while labels may change and extremism may be quelled as an ideology, the lack of real independence will always be a catalyst for war. The most realistic scenario is that with bad policy decisions and choices that leave little to traditional, local powerbrokers in the region, the battles for Mosul and Raqqa will bring about the end of an occupation by radicals, but will do little to prevent future conflicts.
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Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2016). Dominique David, conseiller du président de l’Ifri, propose une analyse des ouvrages de Jean Radvanyi et Marlène Laruelle, La Russie entre peurs et défis (Paris, Armand Colin, 2016), de Jean-Jacques Marie, La Russie sous Poutine (Paris, Payot, 2016), et de Jean-François Bouthors, Comment Poutine change le monde (Paris, François Bourin, 2016).
Discourir sur la Russie est aisé : c’est même, depuis quelques années, une mode, tant le sujet se prête à toutes les digressions, tant il pose problème à un Occident qui a quelque peu perdu l’habitude de douter de soi. Dans la multitude de commentaires qu’ont engendrés la rémanence du pouvoir de Vladimir Poutine, la crise russo-ukrainienne, et le « retour » de la puissance russe en Syrie, il faut donc saluer les analyses exigeantes, celles qui se refusent aux facilités idéologiques, et tentent de saisir l’objet d’étude russe dans sa profondeur.
Au premier rang de ces analyses remarquables : La Russie entre peurs et défis. L’ouvrage de Jean Radvanyi et Marlène Laruelle se veut une approche de fond des problèmes russes, puisant à la fois dans les éléments à évolution lente – la géographie, les relations entre les éléments constitutifs de l’État russe, la démographie, certains caractères du fonctionnement économique russe… – et dans l’étude des bouleversements politiques et économiques de ces deux dernières décennies. Résultat : un tableau détaillé et contrasté d’un pays trop souvent considéré par les analystes pressés comme un bloc, fonctionnant au sifflet poutinien.
Radvanyi et Laruelle donnent ainsi un tableau passionnant d’une Russie éclatée entre ses immenses espaces, ravagée par les inégalités géographiques et sociales, terre de brassage des populations et terreau de multiples xénophobies, gouvernée par un pouvoir qui ne peut qu’osciller entre affirmation d’autorité et compromis, équilibre entre des forces sociales, économiques et politiques largement incontrôlées.
L’approche des problèmes économiques du pays, écartelé entre le besoin de modernisation, de redéploiement, la difficile gestion de crises successives (1998, 2008, 2014…), et l’obsession de la perte de contrôle de la part du leadership politique et économique est particulièrement éclairante. Tout comme est finement menée la description de ce que l’on voit trop vite en Occident comme « l’idéologie poutinienne » : en réalité, une synthèse en plusieurs phases, faite de réponses aux défis posés par l’effondrement soviétique et par les stratégies brouillonnes des États occidentaux, bricolage d’incantations à la puissance et de conservatisme de valeurs, improvisation contradictoire, par nature instable et fort peu idéologique…
Jean-Jacques Marie a le mérite de faire partir son ouvrage La Russie sous Poutine (et non, bien sûr, la Russie de Poutine, mirage pseudo analytique) d’un retour sur les traumatismes des années 1990, et d’inscrire l’affirmation du pouvoir de Vladimir Vladimirovitch dans la continuité de ces chocs, internes et externes : effondrement socio-économique, révolutions « de couleur » dans l’étranger proche, manœuvres d’un Occident sûr de soi et de la fin de la puissance russe.
L’intérêt central de cet ouvrage est néanmoins l’analyse très détaillée des réalités sociales de la nouvelle Russie. Syndicalisme largement héritier des traditions soviétiques et incapable de traduire les intérêts des salariés du pays, misère réelle des provinces loin des mirages moscovites, corruption généralisée, criminalité d’État… Le pouvoir de Vladimir Poutine existe certes comme représentation de l’État, mais il est de fait pris dans les rets d’une société déstructurée par 20 années d’anarchie et d’inégalités, et sans doute moins fort qu’il n’y paraît face aux redoutes criminelles privées et publiques.
Quant aux partis politiques, censés porter le développement démocratique, ils sont tout simplement inexistants, réduits à d’évanescents projets électoraux, ou complètement inaudibles par la population : cas, par exemple, des « démocrates », dont la poignée survivante représente surtout l’héritage eltsinien, honni de la grande majorité des Russes. À cet égard, l’éclairage porté sur Navalnyi, incarnation pour l’Occident de la résistance anti-Poutine, d’une part par Radvanyi et Laruelle, de l’autre par Jean-Jacques Marie, retiendra l’attention. Navalnyi n’est décrit par les premiers que dans son rôle de contestataire des élections, quand Marie se réfère à des dimensions plus obscures : en particulier à son militantisme anti-caucasien et aux manifestations xénophobes auxquelles il a participé.
Autre intérêt de l’ouvrage de Jean-Jacques Marie : inscrire les crispations de la politique étrangère du régime dans leur contexte, celui des manœuvres occidentales, et en particulier américaines, de réduction, au sens propre du terme, de la puissance russe. L’auteur souligne cependant la fragilité de l’esprit national ranimé par Poutine, menacé de toutes parts par les difficultés internes – et en particulier économiques – du pays. Très informé, très détaillé, le livre de Jean-Jacques Marie dessine une Russie en désarroi – assez éloignée de l’image du pays « sûr de soi et dominateur » que voudrait donner le régime, et surtout très différente des fantasmes occidentaux sur le retour de la « menace russe ». On pourra contester quelques énoncés du diagnostic politique de Marie ; mais pas les éléments de sa riche description.
Avec Jean-François Bouthors, on se retrouve dans un autre type d’exercice, plus mainstream : une approche idéologique basée sur la détestation du personnage poutinien. Belle question pour les historiens futurs des mentalités politiques : comment a pu se construire en Occident l’image – ravageuse pour l’analyse – du diable Poutine : viril, autoritaire, tout-puissant, ayant prise efficace sur « le monde »… ? Le régime cherche certes à imposer cette image. Mais ce n’est pas la moindre faiblesse des commentateurs pressés que d’acheter cette fausse monnaie.
Moscou agirait donc ainsi parce qu’elle révère la force et parce qu’elle est forte. La thèse centrale de l’essai de Bouthors est que Poutine c’est le règne pervers de la force. Diagnostic éminemment contestable au vu des études détaillées que l’on vient de parcourir. Et que cette perversité vient du personnage Poutine lui-même (obsession du KGB, de « l’espion Poutine », etc.) et de l’héritage du goulag. Poutine = KGB = Goulag = Russie. Rien, naturellement, sur l’évolution géopolitique du monde depuis 20 ans, rien sur les politiques occidentales, rien en réalité sur les éléments sociaux, politiques, géopolitiques, qui permettraient de comprendre les contradictions et les errances de cet immense pays. L’ouvrage se contente de reproduire une vision cavalière obsédée par le personnage de Poutine, déconnectée des réalités russes. La détestation de Vladimir Vladimirovitch ne peut pas tenir lieu d’analyse, et encore moins de politique.
Les travaux de Jean Radvanyi et Marielle Laruelle, et de Jean-Jacques Marie, montrent que les chercheurs de bonne volonté peuvent discuter sur les détails de l’analyse, mais que tout doit partir de la connaissance d’une réalité très composite, que nous avons, en Occident, fait peu d’efforts pour comprendre depuis le début des années 1990. Il est temps de délaisser les réactions épidermiques. La Russie est, qu’on le veuille ou non, un personnage rationnel de la scène internationale. Il s’agit de comprendre les déterminants et les grandes lignes de cette rationalité. Et cela est d’autant plus nécessaire qu’elle est moins proche de la nôtre : la dénonciation idéologique d’une réalité qu’on ne fait pas l’effort de comprendre est mauvaise conseillère.
Dominique David
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