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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 1 week 1 day ago

En chiffres

Thu, 02/02/2017 - 11:16

Population : 91,5 millions d'habitants, dont 54 % ont moins de 30 ans.

Espérance de vie : 76 ans.

Taux d'alphabétisation : 93,5 %.

Indice de développement humain (IDH) : 116e rang.

Internautes : 52,7 % de la population. La moyenne mondiale est de 43,99 %.

Emploi : Sur 53,7 millions de Vietnamiens en âge de travailler, seuls 18 millions appartiennent au secteur formel, avec contrat de travail et protection sociale.

Poudre de l'histoire, étincelle du désir

Thu, 02/02/2017 - 09:55

Au nombre des sujets particulièrement peu couverts dans la presse figure l'histoire des résistances au journalisme de marché. Avec ses personnages hauts en couleur et ses situations dramatiques, cette tradition internationale de critique des médias fait courir au gré des décennies le fil rouge d'une autre information possible.

Au cours de l'année 2015, la reprise en main musclée de Canal Plus par le milliardaire Vincent Bolloré a suscité nombre de réactions indignées. La timidité des mesures envisagées par la ministre de la culture d'alors (chartes et comités d'éthique, statut de « lanceur d'alerte » (1)…) a cependant rappelé qu'affranchir les médias de l'influence de l'argent ne faisait pas partie des objectifs du gouvernement. Cette passivité, habituelle, tendrait presque à faire oublier que les formations politiques se revendiquant de la gauche n'ont pas toujours renoncé à combattre la mainmise des milieux d'affaires sur l'information.

Dans les décennies suivant la Révolution, la presse joue un rôle essentiel dans le développement des diverses écoles socialistes malgré la persistance d'une législation liberticide. Cependant, au-delà du contrôle que peuvent exercer les autorités, penseurs et militants progressistes craignent de plus en plus que ce moyen d'expression soit économiquement accaparé par la bourgeoisie. Dès 1844, le socialiste Louis Blanc prévient que le financement massif des journaux par la publicité, inauguré par La Presse d'Emile de Girardin en 1836, va faire du journalisme « le porte-voix de la spéculation (2)  ». Quatre ans plus tard, le député d'extrême gauche Félicité de Lamennais fait l'expérience d'une autre forme de censure économique au lendemain du massacre des insurgés de juin 1848 par le nouveau pouvoir républicain, qui a pourtant proclamé la liberté de la presse au début de la révolution. Ne pouvant pas payer le cautionnement à nouveau exigé par le gouvernement (une forte somme pouvant être confisquée en cas de litige), son journal, Le Peuple constituant, doit cesser de paraître. « Silence au pauvre ! », s'écrie-t-il dans son dernier numéro, le 11 juillet. La classe capitaliste, qui tient déjà l'Etat, ne cesse d'étendre son contrôle sur la presse, et il faut l'en empêcher : voilà un credo de plus en plus partagé au sein des milieux révolutionnaires dans la seconde moitié du siècle.

« Pendant que les soldats fusillent, la presse conservatrice leur signale les victimes »

La lutte engagée contre les journaux au service de l'ordre en place atteint son paroxysme lors de la Commune de Paris. Les locaux du Figaro et du Gaulois, deux titres emblématiques de la presse de droite, sont envahis dès le 19 mars 1871, et les feuilles communardes, comme Le Cri du peuple de Jules Vallès, se multiplient. Bien que la liberté de la presse soit dans un premier temps garantie, la radicalisation du conflit pousse la Commune à interdire une vingtaine de journaux hostiles, puis à étendre cette mesure à toute nouvelle publication en mai. Le châtiment infligé aux insurgés par les versaillais au cours de la « semaine sanglante » ravit d'autant plus les rédactions qui n'ont cessé de fustiger les séditieux. « Pendant que les soldats fusillaient, la presse conservatrice leur signalait les victimes », résume le républicain radical Camille Pelletan (3).

Après la chape de plomb qui s'abat sur la presse d'opposition dans les années suivant la Commune, la loi du 29 juillet 1881, qui affranchit presque totalement les entreprises de presse du contrôle de l'Etat, est adoptée dans un contexte de consensus euphorique. Cependant, des voix soulignant les dangers liés à la libéralisation du commerce de l'information se font rapidement entendre. Dès 1897, Jean Jaurès estime qu'il n'est « pas possible de régler et de “moraliser” la presse. » « Par la complication croissante de son outillage, explique-t-il, l'industrie du journal est entrée dans la période de la grande industrie. Elle a donc besoin pour vivre de grands capitaux, c'est-à-dire de ceux qui en disposent. » Dès lors les journaux « ne sont donc plus, dans l'ensemble, que des outils aux mains du capital et il me paraît tout à fait vain, je l'avoue, de chercher par quelle combinaison subtile on fera entrer le capitalisme dans la catégorie de la “moralité”. Il est d'un autre ordre » (4).

L'idée selon laquelle la presse ne sert, de manière générale, que les intérêts de la bourgeoisie qui la possède est alors largement répandue. Les diatribes contre les journaux corrompus ou les mensonges éhontés colportés par certains titres se multiplient, particulièrement dans les feuilles révolutionnaires et anarchisantes. Lorsque le journal La Guerre sociale, fondé par le socialiste antimilitariste Gustave Hervé, s'interroge sur les raisons de l'hostilité du public envers les militants les plus radicaux, sa réponse sonne comme une évidence : « Parce que la presse le trompe. Parce que nous n'avons pas encore fait son éducation sur ce point » (10 mars 1909).

Ce discours n'a alors rien de marginal. Jaurès, qui lance L'Humanité en 1904 pour doter les socialistes et le mouvement ouvrier d'un quotidien censé contrecarrer le conservatisme de la presse dominante, porte ce combat jusqu'à la Chambre des députés. Le 6 avril 1911, il y attaque ainsi la monopolisation de la publicité financière et « l'influence formidable qu'exerce nécessairement sur l'opinion une presse qui par tous les organes de tous les partis donne à la même heure le même son de cloche, discrédite ou exalte les mêmes entreprises, et pousse toute l'opinion comme un troupeau dans le même chemin (5)  ».

De l'autre côté de l'Atlantique également, les grands journaux sont régulièrement accusés de mentir effrontément au profit de leurs richissimes propriétaires. La dénonciation d'une presse aux mains du grand patronat y prend même une tournure tragique : à la suite d'une grève des ouvriers métallurgistes, l'immeuble du Los Angeles Times (alors particulièrement hostile aux syndicats), est détruit par une bombe posée par un syndicaliste le 1er octobre 1910 (21 personnes y laissent la vie). La répression qui s'ensuit ne dissuade cependant pas l'écrivain socialiste Upton Sinclair de poursuivre son travail d'enquête sur la corruption de la presse. Il se déchaîne contre cette dernière dans un livre aussi violent que pertinent publié en 1919, The Brass Check, dont le titre se réfère à l'univers de la prostitution, auquel l'auteur associe le journalisme de son pays (lire « La contestation face aux médias »).

Cependant, reconnaît-il, critiquer ou contredire les publications mensongères ne suffit pas : « Nous devons (…) imprimer et diffuser un grand nombre de brochures, de pamphlets, de livres. Et c'est ce que nous faisons depuis dix ans. (…) Mais il est évident que cela ne peut constituer qu'une solution temporaire. » D'où la nécessité, selon Sinclair, d'envisager des lois destinées à éliminer les pratiques frauduleuses, de faire intervenir les institutions publiques dans la distribution ou l'impression des journaux (tout en préservant la liberté des journalistes), ou encore de promouvoir la constitution de syndicats de travailleurs dans le domaine de l'information.

Entre-temps, la Grande Guerre et le « bourrage de crânes » qui l'a accompagnée ont fini de convaincre nombre d'intellectuels et de militants européens que la « liberté de la presse » telle qu'elle existe dans la loi n'est qu'un leurre. A Vienne, Karl Kraus ne cesse de stigmatiser les journaux qui, selon lui, sont coupables d'avoir corrompu la langue et d'avoir précipité le monde dans la décadence (lire « Le carnaval tragique »). A Munich, Ret Marut (plus tard connu sous le nom de B. Traven) appelle les révolutionnaires à « anéantir sans pitié la presse (6)  », et échafaude un projet de collectivisation du secteur durant l'éphémère République des conseils de Bavière (avril-mai 1919). A Paris, la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) veut en finir avec la « presse pourrie aux ordres du capital » (titre d'un livre de René Modiano publié en 1935), sans toutefois que Léon Blum, une fois au pouvoir, ne parvienne à faire voter un projet de loi contre les « fausses nouvelles » et la vénalité des journaux.

Les mesures prises à la Libération en France sont l'aboutissement de cette mobilisation longue d'un demi-siècle. Les journaux collaborateurs sont interdits, la transparence des sociétés est rendue obligatoire, et des mesures anticoncentration sont censées empêcher la reconstitution du capitalisme de presse d'avant-guerre. Cependant, aucun statut particulier pour les entreprises de presse (qui les aurait différenciées des entreprises ordinaires) n'est adopté. Et si les ordonnances de 1944 permettent d'éviter le retour de la corruption des décennies précédentes, elles n'empêchent pas celui des affairistes (comme Robert Hersant) dans le secteur de l'information.

Liberté de la presse contre liberté des entreprises qui possèdent la presse

Parallèlement, le monopole exercé par l'Etat sur la radio et la télévision suscite bientôt de nouvelles critiques et relègue la dénonciation du pouvoir de l'argent au second plan. L'Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), créé en 1964, incarne alors à merveille la mainmise du gouvernement sur l'information, comme en témoignent les célèbres affiches de mai 1968 dénonçant la propagande gaulliste. Cependant, les entreprises de presse continuent de faire l'objet de projets de réforme émancipateurs : à partir du milieu des années 1960, le mouvement des sociétés de rédacteurs, qui entend donner aux journalistes la possibilité de tenir tête aux actionnaires et de contribuer à l'élaboration d'un statut particulier pour les journaux, rassemble jusqu'à 20 % de la profession (7). Mais il décline à partir du début des années 1970, ce qui n'empêche pas certains titres militants, à l'image de Libération (lancé en 1973), de continuer à expérimenter des formes alternatives de presse.

L'élection de François Mitterrand constitue une rupture. Non pas parce qu'elle permet de concrétiser les espoirs nés en 1944, mais, au contraire, parce qu'elle les enterre. Le 29 juillet 1982, le monopole d'Etat sur la radio et la télévision, entaché de la propagande gouvernementale des décennies précédentes, est supprimé. Si les radios libres militantes ne se trouvent plus dans l'illégalité, leur voix est rapidement étouffée par celle des stations commerciales comme NRJ. Celles-ci obtiennent dès 1984 le droit de diffuser de la publicité, contre l'avis de certains socialistes comme Pierre Mauroy, qui se dit alors hostile aux « radios-fric ». Au sein du même parti, Didier Motchane se désole de son côté que le nouveau gouvernement ait « ouvert les studios aux marchands de la communication de masse (8)  », qui tiennent également les chaînes de télévision privées nouvellement créées (Canal Plus, La Cinq, TV6…). Quant aux journaux, rien ne change : les mesures anticoncentration adoptées en 1984 restent lettre morte.

Au milieu des années 1980, la dénonciation de la marchandisation de l'information, telle qu'elle a été portée jusqu'à la fin des années 1970 par la gauche, s'efface ainsi derrière le consensus néolibéral et la béatitude technophile qui caractérisent la décennie. Mais elle ne disparaît pas pour autant. Bien que marginalisée, la critique radicale des médias connaît un renouveau à la fin des années 1980 et au cours des années 1990, à travers des livres (La Fabrication du consentement de Noam Chomsky et Edward Herman, les éditions Raisons d'agir lancées par Pierre Bourdieu, des documentaires (Pas vu pas pris de Pierre Carles…), et grâce au travail d'associations ou de journaux militants (Fairness and Accuracy in Reporting aux Etats-Unis, Action-Critique-Médias, Pour lire pas lu puis Le Plan B en France…). Les similitudes entre le règne de la presse marchande du début du XXe siècle et celui de grands barons des médias comme M. Bolloré aujourd'hui indiquent l'ampleur de la tâche qui reste à accomplir.

(1) Interview de Fleur Pellerin, Society, n° 21, Paris, décembre 2015.

(2) Louis Blanc, Histoire de dix ans, tome V, Pagnerre, Paris, 1844.

(3) Camille Pelletan, La Semaine de Mai, Maurice Dreyfous, Paris, 1880.

(4) Revue bleue, décembre 1897.

(5) Cité dans Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias. Des origines à nos jours, Seuil, 2011.

(6) Affiche publiée dans Der Ziegelbrenner, n° 15, 30 janvier 1919, reproduite dans B. Traven, Dans l'Etat le plus libre du monde, Actes Sud, Arles, 1999.

(7) Lire Pierre Rimbert, « Sociétés de rédacteurs, un rêve de journaliste », Le Monde diplomatique, mai 2007.

(8) Cité dans Christian Delporte et Fabrice d'Almeida, Histoire des médias en France de la Grande guerre à nos jours, Flammarion, Paris, 2003.

Black Lives Matter, le renouveau militant

Thu, 02/02/2017 - 01:31

Depuis deux ans, une nouvelle génération de militants est apparue aux États-Unis. Regroupés autour du mot d'ordre « Black Lives Matter » (« Les vies des Noirs comptent »), ils combattent les violences policières, l'injustice économique, le patriarcat. Tout en réinventant ses formes d'action, ils poursuivent la longue histoire de la lutte pour l'égalité raciale.

À l'heure où, comme après chaque spasme racial, la moulinette à déni s'empare du débat public américain, où l'on appelle à une « discussion » pour régler des « tensions mutuelles » et « restaurer la confiance », et où certains suggèrent, toute honte bue, que les protestataires sont complices voire coupables des assassinats de Dallas, quelques vérités s'imposent. Au moins 123 Afro-Américains ont été tués par la police depuis le 1er janvier 2016. Pas un seul des auteurs des coups de feu meurtriers n'a été emprisonné à ce jour. Si les hommes noirs ne représentent que 6 % de l'ensemble de la population, ils constituaient 40 % des civils désarmés tués par la police en 2015. À la différence des banlieues calmes de la classe moyenne blanche, les « communautés de couleur » (colored communities) sont en contact permanent avec les forces de l'ordre, sciemment surveillées et punies depuis les années 1970 par un État policier qui, non sans évoquer le paradigme colonial, cherche à « pacifier » le ghetto. C'est cette folie qui motiva l'action des Black Panthers en leur temps.

Les Panthers, fondées en 1966 comme alternative radicale au mouvement réformiste des droits civiques, avaient une tactique révolutionnaire pour lutter contre la brutalité policière. Patrouillant dans les rues d'Oakland en arborant leurs fusils (chose légale en Californie), ils surveillaient les voitures de police. Dès qu'une interpellation avait lieu, ils se postaient à distance légale, une dizaine de mètres, et observaient très attentivement la scène, au grand malaise des policiers, contraints de mesurer leurs gestes.

À l'été 2016, il est toujours aussi nécessaire de surveiller la police, ce qu'ont bien compris les enfants de Martin Luther King, de Malcolm X et des Black Panthers. Ce sont ainsi les membres du collectif Stop the Killing Inc. qui, patrouillant à leur tour dans les rues, ici de Baton Rouge en Louisiane, ont filmé l'altercation fatale entre deux policiers blancs et le jeune Alton Sterling, exécuté d'une balle en pleine poitrine. Une fois encore, la vidéo établit le crime. L'arme exhibée aujourd'hui par les activistes est donc le téléphone portable, qui permet de filmer et de mettre en ligne très rapidement, voire en direct, les scènes de mise à mort de jeunes Noirs désarmés. Mais il est aussi vain d'imaginer poster un militant des droits humains derrière chaque policier dans les quartiers populaires que de croire qu'y installer des caméras portatives constitue une prophylaxie efficace.

La nouvelle génération des militants pour la justice raciale n'est ni dupe des réseaux sociaux, dont elle connaît les limites, ni ignorante de l'asymétrie prodigieuse entre leurs armes à eux et celles d'une Amérique blanche déterminée à ne pas voir et à ne pas entendre. Il faut donc crier des slogans pour la sortir de sa surdité, et lui imposer des images intolérables. Mais, pour obtenir justice, il faut davantage encore : occuper les rues, défiler, contredire la machine médiatique. Et scander l'évidence : les Noirs ont le droit de vivre, leurs vies comptent : Black Lives Matter.

Ce n'est pas un hasard si c'est à Oakland, la ville des Black Panthers, qu'a grandi Mme Alicia Garza, la principale fondatrice du mouvement. On y trouve l'une des principales communautés noires de Californie, qui est aussi l'une des plus engagées — comme on l'a vu en 2011 avec Occupy Oakland, où s'est opérée la fusion entre les militants de la question sociale et ceux de la justice raciale. C'est par ailleurs dans cette partie du pays que Ronald Reagan organisa au début des années 1980 le commerce du crack avec le Nicaragua (1). Ce caillou cocaïné décima les ghettos noirs, tout en servant de prétexte à une « guerre contre la drogue » qui fit du Noir un criminel par nature et provoqua l'explosion du nombre d'Afro-Américains incarcérés. La Californie est aujourd'hui un État modèle pour ses prisons privées, sa ségrégation spatiale exemplaire et son austérité budgétaire organisée, dont les minorités sont les principales victimes.

Mme Garza, animatrice sociale auprès d'employés de maison dont elle voit l'exploitation, sait ce que le racisme structurel signifie et connaît la façon dont toutes les institutions du pays collaborent à l'oppression des minorités. Aguerrie, elle s'étrangle pourtant de rage et de chagrin lorsque, en juillet 2013, l'agent de sécurité George Zimmerman est acquitté par la justice. Avec cet énième acquittement en effet, le jury affirmait que les déambulations du jeune Noir Trayvon Martin dans le quartier cossu de Sanford (Floride) justifiaient l'interpellation au faciès. L'indocilité du « suspect », continuait la cour, établissait la légitime défense. Indignée comme des millions d'autres, Mme Garza laisse un message de solidarité sur un réseau social qui se conclut par « Nos vies noires comptent ! ». Deux de ses amies, Mme Patrisse Cullors, de Los Angeles, et Mme Opal Tometi, de Phoenix, la rejoindront pour lancer le hashtag #BlackLivesMatter, matrice d'une communauté de révoltés. L'expression, si évidente mais si nécessaire pour les millions de Noirs qui constatent que l'on ignore quotidiennement leur droit à la vie, devient un cri de ralliement.

Le marxisme féministe d'Angela Davis comme source d'inspiration

Le mouvement est vraiment lancé en 2014, d'abord sur Internet. Ses ambitions sont d'emblée politiques. La mort de Mike Brown à Ferguson, dans le Missouri, et le sentiment d'outrage qui en découle catalysent l'activisme noir. En une année, l'association Black Lives Matter (BLM) essaime dans tout le pays, installant vingt-trois antennes locales. Elle devient emblématique d'un mouvement contestataire rassemblant en réalité bien d'autres groupes, tels Black Youth Project 100, Dream Defenders, Million Hoodies ou Hands Up United. Ensemble, ils coordonnent des manifestations pacifiques mais intraitables dans leur demande de justice et d'égalité. La répression policière dont ils font l'objet à Ferguson, alors que M. Darren Wilson (le meurtrier de Brown) a été blanchi par un grand jury, renforce leur détermination mais aussi l'intérêt médiatique qu'ils suscitent. Ils finissent par contraindre le gouvernement et les autorités locales à ouvrir des enquêtes sur des comportements que l'on ne peut plus guère qualifier de « bavures ».

« Nous ne sommes qu'une part d'un mouvement qui existe depuis des siècles, c'est seulement que le pays a atteint un point de non-retour (2) », explique Mme Cullors, qui ne veut pas que BLM soit érigé en réceptacle de l'affliction noire, ce que les Églises noires continuent admirablement de faire depuis deux siècles et demi. Rejetant la structure pyramidale et les logiques traditionnelles d'autorité, les militants de BLM se méfient également de la cooptation des grandes figures des droits civiques, telles que MM. Al Sharpton et Jesse Jackson. Décentralisé, le groupe est guidé par trois femmes qui refusent la personnalisation et laissent à d'autres la parole publique, en particulier au jeune Noir et homosexuel DeRay McKesson. Patriarcat, impérialisme, exploitation économique et racisme sont des fléaux frères qui sont abordés comme tels. Les militants agissent sur le terrain auprès de groupes de couleur traditionnellement négligés par les plus progressistes : les prostituées, les homosexuels, les transgenres, les prisonniers, les clandestins… en somme, ceux des opprimés qui paient leur couleur de peau au carré. En ce sens, le marxisme féministe d'une Angela Davis leur a ouvert la voie.

À l'automne 2014, ils organisent des interventions dans les grands centres commerciaux du pays, à l'heure des soldes et du débat sur le salaire minimum que nombre des enseignes ainsi perturbées continuent d'ignorer. Sur les campus universitaires, les sympathisants de BLM mettent en cause le racisme sous-jacent des programmes et du personnel au pouvoir. Ils veulent que l'on repense l'histoire américaine et ses héritages inavoués. Durant l'été 2015, les jeunes militants, le plus souvent des femmes, entreprennent d'interrompre les meetings politiques des candidats faisant campagne pour l'élection présidentielle. Ils testent en particulier la sincérité des engagements démocrates sur la justice raciale en demandant aux candidats aux primaires de réaffirmer publiquement que « les vies noires » en effet « comptent ». La plupart des personnes interrompues offrent de piètres réponses, mais M. Bernie Sanders, maladroit sur le moment, réoriente ensuite radicalement sa campagne, intégrant à son programme une exigence de BLM : la suppression des peines planchers pour les délits non violents (telle la consommation de drogue) afin de mettre fin à l'hyperincarcération des minorités. Si M. Sanders fut le plus chahuté, c'est que ses idées étaient à l'unisson des revendications de BLM, qui considère la brutalité policière comme un aspect parmi d'autres du paradigme inégalitaire.

Le harcèlement policier, une gestion néolibérale de l'ordre racial

Black lives matter offre en effet une analyse globale de la société, réclamant comme Martin Luther King que ses fondamentaux soient repensés, à commencer par la logique du marché total. La police américaine, gérée en surface par les collectivités locales, est en réalité animée par une idéologie qui s'est emparée de toute la nation depuis les années 1970 et s'est exacerbée depuis le 11 septembre 2001 : la gestion néolibérale de l'ordre racial. Les forces de l'ordre déployées dans les ghettos et les communautés populaires apparaissent comme les agents d'une gestion managériale de la pauvreté qui dépasse de loin les préjudices individuels qu'ils causent. Ce que BLM a rendu public, et que bien des universitaires et activistes avaient également dénoncé, est que le harcèlement policier est une stratégie pensée d'adaptation aux politiques de rigueur budgétaire, en particulier à la baisse continue des impôts, qui prive les collectivités locales des moyens de fonctionner. L'extorsion des plus vulnérables par l'entremise de la police a donc été orchestrée. À Ferguson, la mort de Michael Brown a permis de révéler les motivations de la police locale dans son acharnement à distribuer contraventions et amendes arbitraires dans les quartiers noirs. Parce qu'elles n'ont guère les moyens de recourir à un avocat et qu'un refus de payer entraîne une convocation au tribunal, les familles noires sont une cible lucrative : ce racket légal représentait la deuxième source de revenu de la ville jusqu'en 2015. À elles seules, les infractions au code de la route (comme un clignotant cassé ou le fait de traverser en dehors des clous) constituaient 21 % du budget de Ferguson.

On ne sait ce qui — de sa critique des corruptions tacitement acceptées ou de l'enracinement d'un racisme dont la violence policière n'est que la pointe émergé — suscite le plus rapidement l'hostilité à l'égard de Black Lives Matter. Mais un contre-discours redoutable, plus actif aujourd'hui que jamais, s'élabore dès 2014 pour entraver son ascension. Les syndicats de la police furent les premiers à qualifier l'organisation de « raciste » et d'« anti-flics » ; nombre d'éditorialistes et d'élus lui opposent qu'il est absurde de clamer que les « vies noires » importent car, osent-ils affirmer sans scrupules, « toutes les vies comptent ». M. William Clinton a publiquement accusé les militants de défendre les gangs « qui vendent du crack » et « tuent des enfants noirs ». Impopulaire dans l'opinion, BLM est accusé de semer la division.

Quant au président Obama, toujours avide de concorde nationale, il est dépassé par la ferveur des activistes. Paradoxalement, sa plus grande victoire sur le champ de bataille racial, qu'il aura assez largement déserté, est précisément l'apparition de cette nouvelle génération de militants, résolue à déconstruire le grand mythe post-racial qu'il a suscité et à reprendre la lutte là où leurs aînés l'avaient laissée.

(1) Pour lutter contre le gouvernement sandiniste, socialiste et donc potentiellement subversif, la Central Intelligence Agency (CIA), sur ordre de Reagan, décida de financer la dissidence autoritaire des Contras en autorisant notamment leur enrichissement par le trafic de drogue — dont le crack — et sa distribution aux États-Unis.

(2) « Black Lives Matter founders describe “paradigm shift” in the movement », National Public Radio, 13 juillet 2016.

Agent orange, Monsanto en accusation

Wed, 01/02/2017 - 14:12

Si, en mai 2016, la visite au Vietnam de M. Barack Obama, alors président des États-Unis, a marqué une nouvelle étape dans le rapprochement entre les deux pays, le problème de l'agent orange est resté en suspens. Ce défoliant massivement utilisé durant la guerre contenait une substance extrêmement toxique, la dioxine, qui a des effets encore aujourd'hui sur la santé et sur l'environnement (1).

Une plainte contre les fabricants du défoliant, soit vingt-six sociétés, dont Monsanto et Dow Chemical, a été déposée aux États-Unis par l'Association vietnamienne des victimes de l'agent orange/dioxine (VAVA) début 2004. Mais elle a été rejetée en première instance en mars 2005, en appel en février 2008, et enfin par la Cour suprême en février 2009.

Les victimes n'ont pas renoncé pour autant. Française d'origine vietnamienne, Mme Tran To Nga a assigné en justice les sociétés américaines accusées d'avoir fourni à l'armée américaine cet herbicide devant le tribunal de grande instance d'Évry (Essonne — son département de résidence), en juillet 2014. En effet, depuis la loi de 2013, une victime de nationalité française peut saisir la justice française pour un tort commis par un tiers étranger à l'étranger.

Mme Tran To Nga, âgée de 74 ans, vient de publier son autobiographie, qui explique bien son parcours et les conditions dans lesquelles elle a été victime des épandages d'agent orange (2). Née dans le delta du Mékong de parents nationalistes, militants de l'indépendance, elle connaît son premier engagement à l'âge de 8 ans, quand sa mère lui donne des messages secrets à transmettre. Elle suit ses études à Hanoï jusqu'en 1965, date d'obtention de son diplôme universitaire de chimie. Elle rejoint alors les maquis du Sud par la piste Ho Chi Minh : en camion jusqu'au 17e parallèle démarquant la zone occupée par les Américains, puis à pied, pendant près de quatre mois, avec un « barda » de vingt-cinq kilos sur le dos ! Elle devient journaliste de l'agence vietnamienne d'information de l'époque (Giai Phong), puis agent de liaison ; elle termine la guerre à Saïgon, où elle connaît la prison, les interrogatoires et la torture. Une fois la paix revenue, elle occupe diverses fonctions dans l'enseignement, puis décide de s'installer en France au milieu des années 1990.

Une pluie gluante

De 1966 à 1972, elle a donc vécu, circulé et travaillé dans la jungle, et notamment dans des régions gravement touchées par l'agent orange (Cu Chi, Long Binh et le long de la piste Ho Chi Minh). Fin 1966, elle est recouverte d'une « pluie gluante [qui] dégouline sur [s]es épaules, se plaque sur [s]a peau ». Elle se lave, change de vêtements et « oublie aussitôt », raconte t-elle. Mais, sur les trois filles qu'elle met au monde, l'une meurt d'une affection cardiaque (la tétralogie de Falot) à l'âge de 17 mois, et la deuxième est atteinte d'alpha-thalassémie. Mme Tran To Nga ne comprend pas et culpabilise. Elle-même souffre de nombreuses maladies (diabète de type 2 et alpha-thalassémie, qu'elle a transmise à son enfant). Il lui a fallu des années pour comprendre que l'agent orange était la cause de toutes ces pathologies.

Un laboratoire allemand spécialisé a procédé en 2013 à l'analyse de son sang, qui présente un taux de dioxine de 16,7 pg/g ; ce qui permet d'estimer qu'en 1970, il devait atteindre 50 pg/g, un taux largement supérieur au niveau maximum admis par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce calcul tient compte du temps écoulé (la dioxine est progressivement éliminée) et de ses trois grossesses (l'enfant absorbe une partie de la dioxine de la mère durant la grossesse puis à travers l'allaitement).

Au soir de sa vie, cette « fille du Mékong », qui a lutté contre le colonialisme français puis contre l'impérialisme américain, entame donc un troisième combat, celui pour la justice. Pas seulement pour elle, mais pour toutes les victimes vietnamiennes de ce poison. « C'est la dernière contribution d'une vieille révolutionnaire. »

David contre Goliath

Le procès s'est ouvert le 16 avril 2015. Trois avocats la défendent : Mes William Bourdon, Bertrand Repolt et Amélie Lefebvre. Cinq audiences ont eu lieu, au cours desquelles les sociétés américaines ont adopté une tactique classique en demandant de multiples documents pour ralentir la procédure. Par exemple, elles ont réclamé la preuve que Mme Tran To Nga était bien employée de l'agence Giai Phong et qu'elle était présente dans les zones d'épandages (contrat de travail, bulletins de salaire, ordres de mission, rapports d'activité) — documents dont le tribunal a tout de même considéré qu'il était déraisonnable de les exiger compte tenu de la situation de guerre. Il a fallu attendre l'audience du 15 décembre 2016 pour que le dossier commence à être traité sur le fond : quelle est la responsabilité des sociétés dans ce drame ? Le combat de David contre Goliath risque de durer des mois.

La dioxine se dégrade lentement. On ne la trouve donc plus qu'à l'état de traces aujourd'hui au Vietnam, sauf dans les zones les plus polluées (les points chauds) : les régions où ont été effectués les épandages les plus massifs (vallée d'A Luoi, à l'ouest de Huê, près de la frontière laotienne, par exemple), les aérodromes où les barils de défoliants étaient stockés, comme à Da Nang ou Bien Hoa, et leurs abords, où les avions achevaient de larguer leur cargaison avant d'atterrir au retour de leurs missions d'épandage (3). On en trouve à des taux élevés dans le sol, dans les sédiments ou dans des lacs. La dioxine peut donc se retrouver dans certains aliments (poissons, crevettes, poulets, canards, porcs). Et pourtant, la propagande américaine durant la guerre affirmait l'innocuité du défoliant (voir tract ci-dessous).

Traduction du tract

1 - Titre : M. Nam est concerné par le défoliant

Les vietcongs [combattants pour l'indépendance] : « L'armée de la République du Vietnam [sud, allié des Etats-Unis] pulvérise sur votre ferme un poison terrible pour vous tuer »...

2 - Une fois, dans le bus emprunté pour rendre visite à sa mère, Nam a été arrêté par des vietcongs caché dans les buissons sur le côté de la route. Ils ont volé tous les passagers et ont pris leurs biens. Ils n'ont rien laissé, pas même le plus petit paquet.

3 - Pour la prochaine visite à sa mère, Nam a changé son plan. Il a pris le bateau, croyant qu'il serait plus sûr. Il fut de nouveau attaqué par des vietcongs caché dans les buissons sur les berges de la rivière. En plus de perdre ses biens dérobés par les vietcongs, son cousin a été tué sur les lieux.

4 - Les Vietnamiens regardent les affiches qui appellent à s'engager pour combattre les vietcongs

Nam a entendu que des vietcongs se cachaient souvent dans les buissons épais le long des lignes de chemins de fer pour y poser des mines et voler des passagers sur les trains.

5 - Par conséquent, pour protéger la vie et les biens de tout le monde, le gouvernement utilise un défoliant pour détruire tous les endroits à feuillage épais que des vietcongs utilisent pour se cacher et ensuite terroriser et assassiner des civils.

6 - Hé ! Ami, ces pulvérisations sont-elles nocives pour les humains, les animaux, le sol ou l'eau potable ?

• Le seul effet de la pulvérisation est de flétrir les arbres et de faire tomber leurs feuilles. Il ne cause aucun dommage aux humains, aux animaux, au sol ou à l'eau potable.

Regardez-moi, vous pouvez voir que je suis en bonne santé. Chaque jour, en accomplissant mes devoirs, je pulvérise ces produits. Est-ce que je vous parais malade ?

La propagande du Vietcong a fait fait peur à Nam parlant des produits chimiques utilisés par le gouvernement.

7 - [Document pour les agriculteurs : « Dommages causés par les cultures »

Nam : Il y a encore un problème. Et mes récoltes ...?

• Si, sous quelque circonstance malheureuse, vos récoltes sont affectées par les défoliants, le gouvernement vous paiera. Toutes les réclamations dans le district sont transmises à la province et seront traitées rapidement.

8 - Les vietcongs continuera à critiquer le programme de défoliation de l'Armée du Sud-Vietnam parce qu'ils n'auront pas de place pour se cacher.

• Maintenant, je suis entièrement rassuré et je n'ai plus aucune question sur les défoliants. Je décide de ne jamais écouter la propagande des vietcongs.

Maintenant Nam et tous les autres comprennent les vraies raisons de la propagande mensongère des vietcongs sur la pulvérisation des défoliants.

Certes, les États-Unis ne sont pas totalement absents des travaux de réparation. Depuis août 2012, ils participent au projet de décontamination de l'aéroport de Da Nang et d'aide aux populations riveraines, qui coûtera 43 millions de dollars. Un système de traitement thermique des sols infectés a été mis au point : les 30 hectares et les 70 000 mètres cubes de terre devraient être nettoyées d'ici 2018.

Après Da Nang, ce sera au tour de Bien Hoa (province de Dong Nai), dont l'aéroport était la base la plus importante en termes de nombre d'avions d'épandage, d'utilisation et de stockage de défoliants. La contamination y semble encore plus sévère et plus étendue qu'à Da Nang : environ 250 000 mètres cubes de terre devront y être traités. Le coût de l'opération, qui pourrait prendre plus d'une décennie, est estimé à plus de 85 millions de dollars.

Depuis 2002, les États-Unis participent à une structure officielle de concertation avec le Vietnam, le Joint Advisory Commitee on Agent Orange/Dioxin (4). Même s'ils n'ont toujours pas reconnu leur responsabilité dans cette guerre chimique, cette implication peut être considérée comme une façon non officielle d'admettre les dégâts causés par leurs épandages, et donc leur responsabilité. En contradiction avec leurs déclarations officielles.

Normalisation avec les États-Unis

Cette dimension politique et diplomatique du problème représente sans doute le point le plus sensible et le plus délicat. Après la guerre, puis les années difficiles vécues jusqu'au Doi Moi (« renouveau »), en 1986, le Vietnam a voulu reprendre toute sa place dans la « communauté internationale ». Cela passe par une certaine normalisation de ses rapports avec les États-Unis. Il faut se rappeler que l'embargo économique et commercial décidé par Washington contre le Nord-Vietnam durant la guerre a été étendu en 1976 à l'ensemble du pays réunifié. Il n'a été supprimé qu'en février 1994 — sauf celui sur les ventes d'armes, que M. Obama n'a levé que lors de sa dernière visite. Les relations diplomatiques n'ont été rétablies qu'en 1995, avant qu'un traité commercial soit signé entre les deux pays en 2000. Il aura donc fallu vingt-cinq ans après la fin de la guerre pour revenir à la normale.

Les relations se sont alors fortement développées entre les deux pays, non seulement sur les plans économique et commercial, mais aussi dans divers domaines (sciences, techniques, éducation, formation, santé, travail, culture, etc.), y compris militaire : depuis 2003, les deux pays mènent régulièrement des exercices navals conjoints. Ils ont instauré un « dialogue stratégique en politique, sécurité, défense et coopération humanitaire » en 2005 et un « dialogue de défense » en 2010. En juillet 2015, le secrétaire général du Parti communiste vietnamien (PCV), M. Nguyen Phu Trong, a effectué une visite officielle aux États-Unis.

Cette stratégie résulte pour le Vietnam du pragmatisme constant de sa diplomatie. Après l'éclatement de l'URSS, et du fait de ses relations compliquées avec la Chine, il pratique ce qu'il nomme une « diplomatie d'équilibre », en développant de bonnes relations avec son ancien agresseur (lire « Un encombrant voisin et l'ami américain »). Aussi, sans avoir mis de côté le dossier de l'agent orange, il le gère « à bas bruit », selon l'expression officielle. Les États-Unis s'en accommodent parfaitement, car cela leur permet de gagner du temps et de ne s'engager financièrement que très modestement, tout en se donnant une image « humanitaire ».

Dans les accords de Paris, en janvier 1973, les États-Unis s'étaient pourtant engagés à apporter leur contribution « à la tâche de panser les blessures de guerre et à l'œuvre d'édification d'après-guerre (5» ; un montant de 3 milliards de dollars de dommages de guerre aurait même été promis par M. Richard Nixon, somme qui n'a jamais été payée. Ce qui n'empêche pas les États-Unis de tancer régulièrement le Vietnam sur les questions de démocratie, de droits humains ou de liberté religieuse… Mais chacun des deux pays a intérêt à entretenir de bonnes relations avec l'autre.

Complicité en France

L'affaire de l'agent orange ne concerne pas que le Vietnam. Le produit a également fait des dégâts au Cambodge et au Laos. Il a même été utilisé en Corée, le long de la zone démilitarisée entre les Corées du Nord et du Sud. Il a été testé au Canada (à Gagetown, New Brunswick) ainsi qu'en Thaïlande (près de Pranburi). Il a été stocké sur des bases militaires américaines, non seulement aux États-Unis (notamment sur l'atoll Johnston, dans le Pacifique, où les fûts inutilisés ont été stockés après la guerre), mais aussi dans d'autres pays, par exemple en Corée du Sud (Camp Carroll) ou au Japon. Malgré les dénégations des États-Unis, la présence d'agent orange à Okinawa est aujourd'hui clairement prouvée (6). La base de Kadena a même servi pour l'entraînement des personnels à l'utilisation des herbicides (avec des épandages à la clé), et pour le nettoyage et l'entretien des avions utilisés au Vietnam.

Les sociétés américaines assignées devant la justice française sont-elles les seules à avoir fabriqué l'agent orange ? Il semble qu'elles ont trouvé une complicité en France. Un ancien ouvrier de l'usine Progil de Pont-de-Claix (près de Grenoble), dévolue à la chimie du chlore, témoigne qu'« un atelier, appelé “les hormones”, y fut spécialement construit pour produire du 2,4-D et du 2,4,5-T, constitutifs de l'agent orange (7». Ce produit partait directement à Saïgon, puis fut acheminé via Rotterdam quand la contestation contre la guerre du Vietnam s'amplifia. Cette information, déjà fournie par un syndicat de l'entreprise (Front ouvrier démocratique, FOD) en 2004, n'a été que partiellement confirmée par M. Alain Godard, ancien président-directeur général de Rhone-Poulenc (8). Sur son blog sur le site d'Alternatives économiques (9), il admet que Rhône-Poulenc a longtemps fabriqué dans son usine de Pont-de-Claix l'herbicide 2,4-D, « largement utilisé pendant des décennies par tous les céréaliers du monde ». Mais il n'en dit pas plus, alors que, de 1966 à 1972, il semble que de l'agent orange y ait été fabriqué, l'atelier évoluant ensuite vers une fabrication de désherbants pour l'agriculture qui fut arrêtée en 2006.

Le dossier est donc particulièrement complexe. Et si Mme Nga écrit : « Mon histoire est banale », elle souligne toutefois : « Il y a des femmes, des hommes, des enfants, qui attendent que justice leur soit rendue. »

(1) Lire « Au Vietnam, l'agent orange tue encore », Le Monde diplomatique, janvier 2006 ; André Bouny, Apocalypse Viêt Nam. Agent Orange, Demi-Lune, Paris, 2010, ainsi que le film de Thuy Tien Ho et Laurent Lindebrings, Agent orange. Une bombe à retardement, Orchidées, Paris, 2012, 57 minutes.

(2) Tran To Nga, Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats, Stock, Paris, 2016, ainsi que la recension par Xavier Monthéard, Le Monde diplomatique, septembre 2016.

(3) Des travaux de terrain sont menés au Vietnam pour mieux cerner cette réalité. Des niveaux élevés de dioxine ont déjà été trouvés à Bien Hoa, Da Nang et Phu Cat.

(4) Il existe une autre structure de concertation, non gouvernementale celle-ci : le Groupe de dialogue Vietnam-États-Unis sur l'agent orange, créé en 2007 par la Fondation Ford pour travailler sur les problèmes liés à l'agent orange et mobiliser les financements pour y remédier.

(5) Article 21 de l'accord de Paris du 27 janvier 1973 sur la cessation de la guerre et le rétablissement de la paix au Vietnam.

(6) Cf. Jon Mitchell, « Herbicide Stockpile” at Kadena Air Base, Okinawa : 1971 U.S. Army report on Agent Orange » (PDF), The Asia-Pacific Journal : Japan Focus, vol. 11, n° 1, 7 janvier 2013.

(7) René Cyrille, « On nous écrit : l'agent orange fabriqué aussi en France », Journal de Lutte ouvrière, n° 2299, Pantin, 22 août 2012.

(8) Progil est devenu par la suite Rhône-Progil, Rhône-Poulenc, Rhodia puis Perstorp, et s'appelle maintenant Vencorex.

(9) Alain Godard, « Halte aux marchands de peur : viande rouge, charcuterie, chimie... et les fruits et légumes ? », 3 novembre 2015, http://alternatives-economiques.fr/...

Un encombrant voisin et l'ami américain

Wed, 01/02/2017 - 14:12

C'est peu dire que le voisin chinois n'est pas franchement en odeur de sainteté à Hanoï. Certes, l'inimitié ne date pas d'hier. Mais elle a pris une tournure plus violente quand, en 2014, Pékin a décidé de stationner une plate-forme de forage pétrolier en mer de Chine méridionale (que l'on nomme à Hanoï « mer de l'Est » et à Manille « mer du Sud ») — il l'a retirée quelques semaines plus tard. Des manifestations avaient alors enflammé le pays, sous l'œil bienveillant du gouvernement. Entreprises chinoises et taïwanaises, dans un même élan, avaient été attaquées, pillées et certains de leurs dirigeants molestés ; on parle même de plusieurs morts. Devant l'ampleur des émeutes, le gouvernement avait ensuite calmé le jeu.

Le sentiment antichinois ne s'est pas tari pour autant. Il suffit de lancer n'importe quel Vietnamien sur le sujet pour qu'il s'empresse de dresser une liste des griefs — les plus fantaisistes, parfois. Ainsi, un professeur d'université tout ce qu'il y a de plus sérieux glisse dans une conversation autour d'un café : « La Chine exporte au Vietnam des produits empoisonnés. Des Vietnamiens ont été plusieurs fois malades alors que le Laos n'a pas eu ces problèmes. » Que le voisin chinois ne soit guère attentif à la sécurité alimentaire, il suffit de se rappeler la série de scandales sanitaires en Chine même (lait contaminé, céréales au plomb, porc avarié…) pour s'en convaincre. Mais le Vietnam n'en est pas la victime privilégiée. Reste que l'anecdote en dit long.

La question chinoise est si sensible que même les plus hauts responsables hésitent à donner leur point de vue et préfèrent les entretiens préservant l'anonymat, y compris quand ils ont lieu le plus officiellement du monde dans des locaux du ministère des affaires étrangères, par peur de tout dérapage. D'autant que des nuances entre dirigeants peuvent se faire jour — non sur l'appartenance des îles Spratleys (appelées ici Truong Sa) et Paracels (Hoang Sa) au Vietnam, mais sur la façon de négocier avec Pékin.

Antériorité ne vaut pas exclusivité des droits

L'unanimité est totale sur le fait que les deux archipels au grand complet appartiennent au Vietnam. Actuellement, celui-ci occupe vingt-neuf « îles » des Spratleys, les Philippines neuf, la Malaisie cinq, Taïwan une et la Chine sept, en plus des Paracels, dont elle s'est attribué les derniers îlots au détriment du Vietnam, en 1974 (1). Pas question d'accepter la fameuse « langue de bœuf » chinoise, qui lape les trois quarts de la mer de Chine et tout ce qu'elle contient, au nom des « droits historiques » de l'empire du Milieu. Justement, la Cour permanente d'arbitrage de La Haye, chargée d'examiner les litiges liés à la Convention de la mer (rien à voir avec la Cour internationale de justice instituée par l'Organisation des Nations unies), vient de stipuler que rien n'établit que les pêcheurs chinois aient été les premiers à avoir foulé ces îles, et que, quand bien même cela serait prouvé, antériorité ne vaut pas exclusivité des droits. Normal, explique un jeune chercheur vietnamien, car, à ce compte-là, les États-Unis, qui sont les premiers et les seuls à avoir marché sur la Lune, en seraient propriétaires…

La cour arbitrale a examiné les droits de la mer — et non la question de la souveraineté sur les deux archipels — suite à la plainte déposée par l'ex-président des Philippines, M. Benigno Aquino, contre les revendications chinoises. Le terme même d'« île » demeure fort contesté, et cela ne relève pas d'une querelle sémantique : s'il s'agit d'îles, les pays propriétaires disposent d'une pleine souveraineté sur la mer qui les entoure dans un rayon de douze miles (un peu moins de vingt kilomètres) et d'une possible zone économique exclusive de deux cents miles (plus de 320 kilomètres) ; s'il s'agit de rochers, les eaux deviennent internationales et n'appartiennent donc à aucun État.

Selon le verdict de La Haye, rendu public le 12 juillet 2016, la Chine n'a aucun droit sur les eaux entourant les Paracels et les Spratleys, où, à suivre les conclusions du tribunal, il n'y aurait d'ailleurs aucune « île » (2). Un désaveu tant pour Pékin que pour Hanoï, qui ont tous deux empiété sur la mer et qui tous deux assurent qu'il y a de la vie sur ces éléments, de sorte que le statut d'île peut être revendiqué. « Certes, reconnaît un des dirigeants de la commission nationale des frontières et de l'équipe de négociateurs sur les questions maritimes, ce jugement nous fait perdre quelques îlots. Mais le gouvernement se conformera aux règles internationales. » Pour l'heure, aucun communiqué officiel n'a été publié sur cette question.

En fait,le verdict a tout pour séduire les dirigeants vietnamiens : ils n'ont pas eux-mêmes porté plainte — ce qui leur a évité toute confrontation directe avec Pékin — et ils peuvent s'en prévaloir pour contrecarrer les prétentions chinoises. Celles-ci ne sont pas que verbales. Au cours des cinq dernières années, une dizaine de pêcheurs auraient été envoyés par le fond suite à l'arraisonnement de leur bateau ou au refus des pêcheurs chinois à proximité de laisser les Vietnamiens porter secours à leurs collègues. Un chiffre impossible à vérifier.

Farce politique

« Le jugement de La Haye change beaucoup de choses, assure notre négociateur. Nous avons jusqu'à présent préféré le dialogue et la négociation. Les différends sur les mille trois cents kilomètres de frontière terrestre commune ont été réglés ainsi. Pourquoi ne pourrait-on y arriver sur la mer ? Mais, avec ce jugement, la Chine doit comprendre qu'il lui faut s'abstenir de franchir certaines limites » — parmi lesquelles l'arraisonnement des navires vietnamiens, mais aussi la militarisation des îlots. Et quand on lui fait remarquer que le Vietnam ne s'est pas privé de bétonner la mer et de construire des équipements (dont une piste d'atterrissage), il refuse toute comparaison : « Ce n'est ni de même ampleur, ni avec les mêmes objectifs. » Il est difficile de se prononcer sur les buts des uns et des autres. Mais le Vietnam a récupéré sur la mer autour de vingt à vingt-cinq mille mètres carrés, contre ... 5,5 millions de mètres carrés pour la Chine (3). Désormais, certains dirigeants, tel notre négociateur, n'excluent plus de recourir eux aussi au tribunal de La Haye.

De son côté, Pékin a immédiatement dénoncé une « farce politique », l'arrêt de la cour arbitrale étant présenté comme un « papier » tout juste bon à jeter à la poubelle (4). La Chine estime que cette cour, qui ne relève pas des Nations unies, n'est pas habilitée à juger ce type de conflits. Dans une tout autre affaire et dans un contexte juridique très différent, la France a adopté la même attitude en refusant de reconnaître la compétence de la Cour internationale de justice, saisie par l'Australie et la Nouvelle-Zélande sur les essais nucléaires en Polynésie (5). La pratique n'est pas nouvelle...

On se retrouve avec cette situation paradoxale : la Chine, qui a signé la Convention de la mer, ne reconnaît pas la cour arbitrale qui lui est liée, tandis que les États-Unis, qui ne l'ont pas signée, réclament à corps et à cri que le jugement de ce tribunal soit appliqué. Il faut dire que, pour les Américains, l'absence d'îles reconnues comme telles dans les Spratleys les autorise à mener toutes les manœuvres militaires possibles sans notification préalable (6). À quelques dizaines de kilomètres des côtes chinoises, on imagine aisément le courroux de Pékin.

Pour Hanoï, les États-Unis représentent un allié de taille, qui ne se contente pas de déclarations d'amour. En mai 2016, lors de sa visite en grande pompe dans la capitale vietnamienne, M. Barack Obama, alors président, a annoncé la levée de l'embargo sur les livraisons d'armes — une décision que ne risque pas de remettre en cause son successeur, si soucieux des exportations. Déjà, le Vietnam est le huitième importateur d'armement au monde, et son budget de la défense a plus que triplé depuis 2006 (passant de 1,287 milliard de dollars à 4,571 milliards en 2015 (7)). Il a signé des accords stratégiques et militaires avec l'Inde, qui, en septembre 2016, a débloqué un crédit de 500 millions de dollars pour lui permettre de moderniser son arsenal militaire. Le rapprochement avec le Japon s'est également confirmé et des exercices communs sont programmés. Et si l'arrivée de M. Donald Trump à la tête des États-Unis avait inquiété les dirigeants vietnamiens, car il semblait peu sensible à ces questions, les propos de son secrétaire d'État, M. Rex Wayne Tillerson, devant le sénat ont dû les rassurer : « Nous allons envoyer à la Chine un signal clair : un, vous devez cesser les constructions, et deux, votre accès à ces îles ne sera pas autorisé. (8» Une déclaration de guerre (verbale) dont on ne sait si elle constituera la stratégie officielle.

Un équilibre entre Pékin et Washington

La déception pour les Vietnamiens est venue du côté philippin, qui, fort du jugement de La Haye, aurait pu taper du poing sur la table. Au contraire, lors de sa visite à Pékin, du 18 au 22 octobre dernier, le président Rodrigo Duterte s'en est saisi pour négocier des investissements chinois dans ce pays et un statu quo sur les îles, « reportant à un autre moment » le règlement du conflit. Le revirement a fait d'autant plus de bruit que, dans le même temps, le président philippin a annoncé qu'il entendait « séparer les Philippines des États-Unis », alors que le précédent pouvoir avait permis leur retour sur certaines bases militaires. Toutefois, quelques jours plus tard, poursuivant son périple au Japon, M. Duterte y signait un accord avec le premier ministre pour des exercices militaires communs, même s'il a rappelé sa volonté : « Être ami avec la Chine. Nous n'avons pas besoin d'armes. (9» Nul ne se risquerait à parier sur l'idée d'une alliance durable entre Pékin et Manille, tant le président philippin s'avère imprévisible. Il reste que ces discussions ont considérablement réduit les tensions en mer de Chine méridionale et, si l'on en croit la presse philippine, les incidents avec les pêcheurs ont pratiquement cessé. Les dirigeants chinois en profiteront-ils pour ouvrir de réelles négociations avec tous ceux qui revendiquent la souveraineté (Vietnam, Philippines, Malaisie, Bruneï) ?

Le gouvernement vietnamien le souhaite. Le premier ministre Nguyen Xuan Phuc l'a répété lors de sa visite à Pékin en septembre dernier, après la publication du verdict de La Haye. Il faut dire que la Chine est à la fois le premier fournisseur et le premier client du Vietnam, qui reste d'autant plus dépendant de son géant de voisin que les États-Unis de M. Donald Trump ont abandonné tout projet de traité transpacifique (TPP — lire « Le Vietnam se rêve en atelier de la planète » dans le Monde diplomatique de février).

Estimant ses revendications fondées en droit (en raison des traités signés entre l'ancienne puissance coloniale, la France, et la Chine en 1887), Hanoi cherche un équilibre entre Pékin et Washington. Comme l'indique le haut dirigeant de la commission nationale des frontières rencontré à Hanoi, de chaque coté de la frontière, « les deux partis ont une idéologie commune, ils ont tout intérêt à s'entendre pour se sauver eux mêmes ». Un affrontement serait désastreux pour la survie du régime. Mais plus fondamentalement la « géographie dicte notre destin. On peut changer d'ami, mais on ne peut pas changer de voisin. » Et de rappeler le proverbe chinois : « l'eau qui vient de loin ne peut pas arrêter le feu qui est tout près ». Autrement dit, il faut se souvenir que « l'ami américain est loin. » Bref, à défaut de faire ami-ami avec le voisin, autant éviter qu'il ne devienne un ennemi belliqueux.

(1) Lire Didier Cormorand, « Et pour quelques rochers de plus… », Le Monde diplomatique, juin 2016.

(2) « In the matter of the South China Sea arbitration » (PDF), PCA Case n° 2013-19, Cour permanente d'arbitrage, La Haye, 12 juillet 2016.

(3) « Vietnam responds with Spratly Air upgrades », Asia Maritime Transparency Initiative, 1er décembre 2016, https://amti.csis.org

(4) Xinhua, 12 et 29 juillet 2016.

(5) La France s'est ainsi retirée de la « clause facultative de juridiction obligatoire », ce qui lui permet de reconnaître les compétences de la Cour internationale de justice selon les sujets.

(6) Lire Mathieu Duchâtel, « Mer de Chine du Sud : le verdict de La Haye est le pire des scénarios pour Pékin », Asialyst, 15 juillet 2016.

(7) Zachary Abuza et Nguyen Nhat Anh, « Vietnam's military modernization », The Diplomat, 28 octobre 2016.

(8) Michael Forsythe, « Rex Tillerson's South China Sea remarks forshadow possible foreign policy crisis », The New York Times, 12 janvier 2017.

(9) « Philippine, Japanese leaders sign military, economic deals », Asahi Shimbun, Tokyo, 27 octobre 2016.

Pierre Bédier et son « système »

Wed, 01/02/2017 - 14:12

À l'issue de six mois d'enquête et de plusieurs dizaines d'entretiens, nous avons souhaité rencontrer M. Pierre Bédier, président du Conseil départemental des Yvelines, pour le confronter à nos informations et recueillir son point de vue. Il a accepté de s'expliquer longuement sur le système décrit dans l'article paru dans « Le Monde diplomatique » de février 2017 : « Dans les Yvelines, le clientélisme au quotidien ». En répondant à notre souci de contradiction avec son franc-parler, il permet de mieux comprendre le fonctionnement au quotidien de la vie politique locale en France. Nous avons retenu les principaux passages de cet entretien qui a eu lieu à Versailles, le 29 septembre 2016. Les propos retranscrits ont été relus par M. Bédier. Les précisions entre crochets sont apportées par la rédaction.

Un enfant de la vallée de la Seine

Je suis un enfant de cette vallée de Seine. Né à Mont-de-Marsan, je suis arrivé à l'âge de 10 ans à Poissy, et me suis installé à 35 ans à Mantes-la-Jolie pour en devenir le député et le maire.

J'ai vécu à Poissy pendant dix ans. Lorsqu'il y avait rencontre de rugby de gamins entre Poissy et Versailles, Versailles c'étaient les pauvres, et on était les riches. C'était l'époque de Simca. On montait dans les bus Simca, où nous attendaient les maillots de l'AS Poissy lavés par la laverie Simca, et les entraîneurs étaient payés par Simca. Et quand les Versaillais, eux, se déplaçaient, c'étaient les parents qui s'occupaient du covoiturage, qui avaient plus ou moins fait le nettoyage des maillots. La richesse était concentrée en vallée de Seine, alors qu'aujourd'hui, c'est la pauvreté qui y est concentrée. Cela dit, je ne rêve pas du retour d'un temps dont je ne sais s'il était béni des dieux.

La désindustrialisation

Les arrondissements de Saint-Germain, Versailles et Rambouillet éprouvent certes quelques difficultés, mais conservent leur caractère résidentiel, et un développement économique certain. Il y a un accroissement du chômage, mais qui est assez limité. La vallée de Seine, elle, subit de plein fouet la désindustrialisation française. La communauté urbaine GPSEO [NDLR : Grand Paris Seine-et-Oise], c'est un peu plus du quart des Yvelinois, et près de la moitié des RSA [revenu de solidarité active] du département.

Il y a un effort de solidarité territoriale à faire. Et si j'étais un élu de Versailles, je penserais de la même façon. Mon prédécesseur Franck Borotra avait initié cela, parce qu'il était parfaitement conscient du problème de la pauvreté ainsi que de la ségrégation urbaine en vallée de Seine, créant ainsi des Yvelines duales, une situation mortelle pour le département. Le nord Yvelines, c'est la Seine-Saint-Denis à cinquante kilomètres de Paris. C'est la même pauvreté. À Mantes-la-Jolie, le revenu annuel moyen s'élève à 13 000 euros. Sachant qu'il est de 20 000 dans le centre-ville. Aux Mureaux, c'est la même chose. La vallée de Seine, ce n'est pas un million d'habitants, comparativement à la Seine-Saint-Denis, puisque la communauté urbaine compte 410 000 habitants. Mais celle-ci concentre la moitié des RSA du département.

Le projet de circuit de Formule 1, abandonné après 9 millions de frais d'études

Ce projet de circuit automobile s'inscrivait dans un plan d'ensemble pour la filière automobile. On est allé très loin, on a même proposé de racheter l'usine de Flins, dans un contexte où les deux grands groupes automobiles français, PSA et Renault, sont passés tout près de la catastrophe en 2007 et 2008. Ils ne vendaient plus de voitures, et dès que vous avez des stocks dans cette industrie, vous êtes mort. Au niveau du département, on a tous cherché à aider au mieux la filière automobile. 300 ou 400 personnes tout au plus ont manifesté contre le circuit. En réalité, ce projet était visionnaire, puisqu'il annonçait ce qui est en train de se passer, c'est-à-dire le divorce entre la gauche productiviste et la gauche « baba cool ». En vallée de Seine, c'est plutôt la gauche productiviste qui prime. La CGT de Renault était favorable au projet, le maire divers gauche des Mureaux soutenait le projet.

Je n'ai jamais regardé un Grand prix de Formule 1, ce n'est vraiment pas un truc qui me fait vibrer. Mais j'en avais bien compris l'intérêt industrialo-médiatique. Le moteur thermique n'est pas l'avenir, on le sait. Les explications qui ont été opposées par les adversaires sur le bruit, deux jours par an, et sur la pollution, à mon avis, n'avaient pas de sens. On s'est vraiment privé d'un outil de développement majeur.

L'absence d'élus d'opposition au conseil départemental et l'exercice du pouvoir

Rassurez-vous, la nature a horreur du vide, il y a une opposition, mais complètement factice, à mon avis.

S'il y a aujourd'hui moins de séances publiques de l'assemblée départementale, c'est parce qu'il y a besoin d'en faire moins, et l'explication, c'est que toute l'assemblée est désormais à la commission permanente [organe auquel l'assemblée départementale délègue la gestion ordinaire]. Avant, la séance publique servait aussi à informer tous les membres de l'assemblée des dossiers examinés en commission permanente. Dès lors, il n'y a plus besoin d'organiser autant de séances publiques que lors des précédentes mandatures. J'ai le sentiment d'essayer plutôt de faire vivre le débat. Quand il a fallu voter l'augmentation d'impôt, on a eu trois débats. Un premier débat, et puis après, M. Brillault, maire du Chesnay, a demandé un deuxième débat, ensuite, il a débarqué dans mon bureau en catastrophe après le deuxième débat, pour me dire qu'il fallait un troisième débat. On a fait un troisième débat. On prend le temps de débattre, mais il faut trancher. Je n'ai pas le sentiment qu'une prétendue absence de débat transformerait le conseil départemental en machine de guerre.

Mon père n'a jamais été élu, ma mère n'a jamais été élue non plus, ils ont toujours vu la politique comme un sac d'emmerdements. À Sciences Po, j'étais plutôt parti pour être un gentil social-démocrate rocardien, et puis il y a un type qui est arrivé sur la planète politique, Jacques Chirac, j'ai été séduit, et puis c'est parti.

Cela ne me dérange pas d'avoir du pouvoir. Le problème, c'est de savoir ce que l'on en fait. Je n'ai pas le sentiment que ce soit le fait que je prenne du pouvoir qui fasse échouer les sujets. J'aurais plutôt tendance à penser le contraire. Nous recevons un mandat, dans le cadre de la démocratie. Ce n'est pas le mandat de s'asseoir dans le bureau et d'attendre que ça se passe. C'est le mandat de faire, le mandat d'agir. Cette affaire de circuit, par exemple, je l'ai toujours en travers du gosier. Je considère que c'est une faute pour la vallée de Seine de ne pas l'avoir fait.

Le système Bédier ? Si on me reproche d'être quelqu'un qui organise sa vie politique, je suis un type organisé. Regardez ma penderie, c'est organisé, observez mon bureau, c'est organisé, ma vie politique est organisée, et quand on s'organise, on créé un système, bien entendu, donc ça ne me dérange pas qu'on parle de système Bédier, même si je vois bien la connotation négative.

Chaque fois que vous verrez un homme politique qui vous parle de morale, vous pourrez être certain qu'il en est dénué. Mais attention, je ne suis pas le perdreau de l'année, j'ai fait des coups politiques. Je ne suis pas arrivé où je suis en priant le petit Jésus, en faisant des génuflexions. J'en ai fait, des coups, et j'en ferai encore. Mais j'ai toujours respecté la loi. [M. Bédier a été définitivement condamné pour recel d'abus de biens sociaux et corruption passive le 20 mai 2009, dans une affaire d'appels d'offres municipaux irréguliers].

Je me méfie du pouvoir. Je m'en suis toujours méfié. Comme j'ai appris dans mon bouquin de droit constitutionnel de première année à Paris X Nanterre, « le pouvoir absolu rend absolument fou ». Ceux qui pensent que je pratique le pouvoir absolu ont juste raté une chose, c'est que si je concentre le pouvoir, je ne le fais pas durer. J'ai été maire pendant dix ans, je ne serai pas président du Conseil départemental pendant vingt ans.

J'ai le culte de l'amitié. Il y a des degrés dans l'amitié. Je suis fils unique, et quand on est fils unique, on compense en ayant des amitiés très diverses. Mais quand on me manque, on me manque. S'il y a beaucoup d'amoureux déçus autour de moi, c'est parce que je suis quelqu'un d'entier.

L'intercommunalité

Je suis hostile à l'intercommunalité. L'intercommunalité est une erreur. Je pense qu'on aurait mieux fait de fusionner d'un côté Mantes-la-Jolie, Mantes-la-Ville, Limay, Buchelay, Magnanville — cela aurait fait une ville de 100 000 habitants. Et de l'autre côté, fusionner Poissy, Carrière sous Boissy, Achères, trois ou quatre villes qui aurait constitué un ensemble de 100 000 habitants. Je pense que ça serait plus raisonnable, et éviterait cette crise démocratique sur laquelle prospère le Front national. La République, depuis deux siècles, a reposé sur la mairie, l'Église, l'école. L'Église n'est plus la référence. L'école est en grande difficulté, on le voit bien à l'échelle collective, on peut parler d'échec, et le premier budget de la nation est un sujet d'insatisfaction absolu. Dans un territoire comme le mien, je vois la fuite des familles modestes face à l'école publique, ce qui doit interpeller l'éducation nationale, sans tabou. Et vous avez un troisième pilier qui est la mairie, qu'on a aussi affaiblie, avec les intercommunalités. Je ne peux pas être favorable à ces intercommunalités. Mais pourquoi a-t-on néanmoins choisi la communauté urbaine en vallée de Seine ? Parce que la loi nous obligeait à constituer des entités d'au moins 200 000 habitants.

Genèse de GPSEO (Grand Paris Seine et Oise)

Ma présence et mon rôle moteur dans la préfiguration de GPSEO n'étaient pas une question de légitimité, c'était une question d'utilité. Et d'ailleurs, elle n'a été contestée par personne, au contraire.

M. Martinez [candidat à la présidence de GPSEO contre le favori de Pierre Bédier, M. Philippe Tautou, élu avec 64 voix contre 50] commençait d'ailleurs toutes les réunions en disant : « Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d'accord avec le président Bédier. » J'avais compris qu'il était devenu amoureux de moi...

Concernant la prétendue utilisation abusive du Domaine Elisabeth pendant la campagne pour l'élection du président de GPSEO, je rappelle que je n'étais pas candidat. Je ne faisais pas ma campagne. Je n'ai pas invité les électeurs, j'ai invité les maires. La nuance est d'importance. Et j'ai invité les maires ruraux, car j'estime qu'il était dans la responsabilité du président du conseil départemental de leur expliquer que la communauté d'agglomération de Mantes-en-Yvelines était en train de mourir du conflit artificiel qui avait été créé entre la zone rurale et la ville-centre. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis convaincu que l'intercommunalité, à laquelle je ne crois pas, ne peut fonctionner que si elle est consensuelle. C'est ce qui explique aussi qu'on ait ouvert à ma demande l'exécutif à la gauche. On n'a pas fait un exécutif de droite face à la gauche. Cela n'avait aucun sens.

Élection du président de GPSEO

Le jour de l'élection [le 21 janvier 2016], Karl Olive [NDLR : maire de Poissy, vice-président du Conseil départemental des Yvelines, vice-président de GPSEO] a dit que pour gagner du temps, on pouvait se passer d'isoloir. Le problème est qu'à partir du moment où vous utilisiez un isoloir pour élire le président, il fallait en utiliser aussi pour élire les vice-présidents. Et donc Olive avait juste proposé une chose, c'était qu'il avait acheté, sur ses deniers, avait-il précisé, un truc pour que chacun puisse écrire sur sa table sans que le voisin ne le voie, et qu'il puisse ensuite glisser le bulletin sans isoloir, pour gagner du temps. Ils [les proches de Martinez] n'ont pas voulu, on s'est couché à deux heures du matin.

Toujours est-il qu'à la communauté urbaine, c'est Tautou le président. Il me consulte sur les sujets [M. Bédier est vice-président de GPSEO, en charge des grands projets]. C'est vrai que ce n'est pas très commode pour lui, dans la mesure où je suis président du conseil départemental et que le conseil départemental est très présent, très impliqué.

Mais j'essaie de faire ça dans l'harmonie la plus grande. Mes adversaires me reprochent aussi de lire le journal ou un livre pendant les séances. On m'a offert un bon bouquin pour mon anniversaire, je vais le lire ce soir. Cela les agace, que je lise un journal ou un bouquin. Mais c'est bien la démonstration que je ne préside pas, que je ne cherche pas à répondre à la place de Tautou. Vous savez, quand on commence à avoir des débats sur le diamètre des collecteurs d'eau, j'avoue que ma compétence est nulle. Je préfère ne pas intervenir dans le débat, et c'est vrai que j'ai du mal à fixer mon attention sur ces sujets pourtant essentiels.

Les grands projets, Éole

Cette nouvelle communauté urbaine ne peut fonctionner que s'il y a un outil de renouvellement urbain et de développement économique. Le premier outil auquel j'avais pensé bien plus modestement, c'était le circuit de Formule 1. Si Disney avait voulu venir à l'ouest parisien, j'aurais accueilli Disney les bras ouverts. Je cherchais un outil marketing. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai donné un coup de main — en essayant de respecter le principe de neutralité, même c'est vrai que mon cœur penchait pour Poissy —, pour le Paris Saint-Germain [le PSG a transféré son centre d'entraînement de Saint-Germain vers Poissy]. Je pense que ça peut être un atout pour ce territoire d'avoir un objet marketing. Mais c'est surtout que je m'investis depuis vingt-cinq ans dans l'affaire Éole [ligne E du réseau express régional, en voie d'être prolongée de Paris jusqu'à Mantes-la-Jolie]. Cette communauté urbaine, ce n'est pas GPSEO qu'on devrait l'appeler, c'est Éole.

C'est à partir d'Éole qu'on va construire un vrai territoire polycentrique, qui a bien besoin d'un transport en commun. À l'échelle communautaire, je suis celui qui emmerde tout le monde. Si les grands projets, ce sont les grands équipements, il va bien falloir mettre à un moment donné de l'ordre dans nos équipements. Mon rôle est d'organiser le territoire autour d'Éole. On ne va pas avoir une piscine par ville alors qu'on pourra se déplacer, on va multiplier les outils de transport en commun. Donc, c'est tout ça qu'il faut mettre en œuvre. Je suis impliqué dans la communauté urbaine parce que je suis au département, qui est le maître d'œuvre d'Éole. Mon rôle est d'essayer d'organiser le développement du territoire autour de cette affaire à laquelle j'ai la faiblesse de penser que j'aurais apporté une contribution décisive, et les Yvelinois à travers leurs impôts aussi.

Communes rurales et rétorsion politique

Mme Ghislaine Sénée [conseillère communautaire à GPSEO] a bâti sa légitimité de conseillère régionale en s'opposant au circuit de Formule 1. Et elle a très bien réussi.

Mme Sénée était venue me casser les pieds pour je ne sais plus quelle subvention complètement facultative, des histoires de tableaux interactifs dans les écoles. Je l'avais envoyée bouler, bien entendu.

Il faut qu'ils soient un peu logiques, ils ne peuvent pas dire : « Donnez-nous de l'argent » et ne pas nous aider quand on essaie à tout prix de sauver la filière automobile, qui représente 30 % des emplois du département et qui doit représenter plus de 30 % des impôts qu'on perçoit. Je veux bien qu'on soit baba cool, mais il y a quand même des limites.

Coopération décentralisée et électorat communautaire

Je n'ai pas créé la coopération décentralisée, elle existait déjà à l'époque de Franck Borotra [à qui M. Bédier a succédé comme président du Conseil général des Yvelines, en 2005].

Pour bien connaître le sujet, et pour aller dans ces endroits où on aide, si notre aide s'arrête, c'est dramatique, absolument dramatique. Les populations n'ont rien. Elles ont même moins que rien.

Nous aidons à l'échelle départementale et régionale. Dans la région du Matam, notamment, qui est la région du Sénégal la plus aidée. On aide Podor, Matam, Kanel, et on est engagé à Tambacounda. On aide au Togo, on aide au Bénin, on aide au Congo-Brazzaville. Au Congo-Brazzaville, on a suspendu notre aide parce qu'on a un conflit avec le département de la Cuvette [département natal du président Denis Sassou N'Guesso], qui ne respecte pas les termes de la convention.

On essaie de conduire des actions bordées, de veiller à ce qu'il y ait un emploi rigoureux des fonds qu'on envoie là-bas. Ces fonds n'arrivent pas directement, il n'y a pas d'aide aux populations directement, on ne distribue pas d'argent. On finance des projets d'intérêt général. On finance des toilettes dans les écoles. En Afrique subsahélienne, lorsque les filles sont pubères, les parents les retirent des écoles parce qu'ils ne veulent plus qu'elles aient les fesses à l'air quand il s'agit d'aller faire leurs besoins. Ce n'est pas un programme glorieux, on a participé à la construction de tinettes, de puits, et dans la région qui est la région la plus pauvre du Sénégal. C'est ça qu'ils critiquent comme de l'électoralisme, ça me fait marrer…

À Mantes-la-Jolie, il y a en effet une forte communauté sénégalaise originaire du Fouta. Aux Mureaux aussi. Du Havre jusqu'à Montreuil, l'immigration sénégalaise est une immigration de Peuls qui sont venus dans les années 1970, parce que tout simplement, c'est la première grande avancée du désert, au début des années 1970. Les Peuls étaient dans la vallée du fleuve Sénégal, ils sont dans la vallée de la Seine, jusqu'à Montreuil. Et nous, ce qu'on a voulu faire, plutôt que d'être le Blanc qui dit ce qui est bon pour l'Africain, c'est de les organiser — enfin, on ne les a pas organisés, ils se sont organisés eux-mêmes, parce qu'ils sont organisés depuis qu'ils ont migré, en associations de villages et qu'ils financent eux-mêmes des projets dans leurs villages. Et nous, ce qu'on leur a dit, c'est qu'on était prêts, s'ils se fédéraient, à les aider à rationaliser leurs dépenses, parce que chacun voulait son lycée, chacun voulait son collège, et je trouve plus intelligent que ce soient eux qui décident de ce qu'il faut faire et où il faut le faire. Avec nous, tout est bien cadré, il n'y a pas d'espèces qui circulent, tout est décidé en assemblée par des délibérations, c'est de la comptabilité publique, contrôlée et vérifiable. J'essaie de ne pas trop dépenser d'argent dans les voyages, mais à chaque voyage, je fais en sorte qu'il y ait un nouveau conseiller départemental qui y aille, pour qu'il découvre la situation et puisse faire lui-même une inspection. Nous ne travaillons pas au Mali, où les besoins sont considérables, et je le regrette, parce que nous ne pouvons pas aller vérifier nous-mêmes si notre argent était bien utilisé.

Sur la création du GIP [Groupement d'intérêt public — YCID (Yvelines coopération internationale et développement] en 2014, j'ai une très mauvaise nouvelle, pour vous, pour moi, et très bonne pour mes opposants. Je ne suis pas éternel. Je n'ai qu'une obsession, je sais très bien que si je pars demain, ils déchiquetteront la coopération décentralisée, parce qu'il y aura de telles oppositions que mon successeur se dira : « Je ne vais pas m'emmerder à faire ça, à nourrir des soupçons sur ma probité, je préfère arrêter. »

Je suis allé dans ces pays, je sais ce que nous y apportons, et ça me fait mal aux tripes de me dire que ça s'arrêtera. Donc, en l'externalisant, en confiant sa présidence à Jean-Marie Tétart qui a fait ses preuves ici dans la maison, qui fait ses preuves au plan national, il est au conseil d'administration de l'Agence française de développement, ce que je souhaite, c'est qu'on fédère dans ce GIP d'autres collectivités. J'espère y faire entrer la région, le département de l'Essonne, des collectivités yvelinoises, pour que le jour où Bédier ne sera plus là, il y ait quand même encore de la coopération décentralisée. Et je ne demande pas à avoir une avenue Pierre Bédier à Dakar, je m'en contrefous.

Pourquoi je suis aussi motivé par la coopération décentralisée ? Mon père, très jeune, a travaillé en Afrique noire. On avait des amis qui venaient d'Afrique noire à la maison quand j'étais tout gosse. J'ai toujours été fasciné par l'Afrique noire, la gentillesse des populations, leur extrême dignité, malgré leur pauvreté. J'ai toujours eu cette passion pour l'Afrique noire. Et puis j'aime bien, je me sens très citoyen du monde, je me suis particulièrement passionné pour cette partie de l'Afrique, parce qu'elle est particulièrement pauvre. Les immigrés, ils ne viennent pas pour nous emmerder, mais parce qu'ils fuient la pauvreté, ce que j'explique à longueur de temps à mes confrères des Républicains ou d'autres tendances politiques.

Les critiques virulentes du blog « Les aventures de tonton Pierre »

L'auteur de ce blog n'a jamais été mon collaborateur. Et ça vous explique le blog. Ces critiques, je m'en fous. Que voulez-vous ? Il faut bien qu'il dise quelque chose. Comme il n'attaque pas sur le fond, il me cherche des noises sur la forme. Il évoque par exemple une réunion du parti majoritaire du président sénégalais Macky Sall à Mantes-la-Jolie, où j'ai dit que je me sentais militant de l'APR, que j'étais moi-même un militant de l'APR. Ce sont des formules oratoires que chacun utilise quand il va dans une réunion. Si vous allez dans une réunion d'Auvergnats, si vous commencez par leur dire : « Je n'aime pas les Auvergnats, parce qu'ils sont trop proches de leurs sous, et leur aligot c'est vraiment un truc à vous rendre malade », vous ne risquez pas de vous faire élire. Et donc, cet [ancien] journaliste, il voulait être embauché. Qu'est-ce qu'il fallait que je fasse ? Que je crée un poste de journaliste ? Lui comme d'autres s'autopersuade que je fais du clientélisme, de l'électoralisme. C'est une sorte d'amoureux déçu, et il n'est pas le seul.

Électoralisme ?

Mais comment voulez-vous vous faire réélire si vous n'allez pas en direction des gens ? Est-ce que je leur distribue des billets ? Les gens racontent ça aussi, que je leur distribue des billets. En gros, entre toutes les filles à qui j'ai conté fleurette, tous les gens que j'ai recrutés à la mairie, ou au département, tous ceux que j'ai invités au Domaine Elisabeth, si vous en faites la liste, normalement, je fais 100 % des voix.

Ce qu'on fait en revanche, à Mantes-la-Jolie, et que j'assume totalement, c'est appliquer le principe de la deuxième chance. Quand vous gérez une ville qui a un quartier d'habitat social et qui a un taux de délinquance très important, lorsque des gens sont emprisonnés, est-ce que quand ils sortent de prison, la réponse est : « Mon petit gars, t'avais qu'à pas fauter, et maintenant tu te débrouilles » ? Il faut bien qu'on essaie de trouver des solutions, autrement, la probabilité pour qu'ils repartent en prison est quand même très forte. Donc, on pratique la deuxième chance. Il est clair qu'on est souvent déçus. Et donc, il n'y a pas de troisième chance. Celui qui a fauté et qui faute de nouveau, à qui on a laissé sa chance, eh bien tant pis pour lui, c'est la vie. Mais je considère qu'on est dans nos responsabilités. Et j'assume totalement cette politique. Après, qu'est-ce qu'on leur propose comme emplois ? Ce ne sont pas des emplois de journalistes. Ils sont médiateurs urbains, balayeurs, ce sont des emplois correspondant à leurs très faibles qualifications.

Le bastion électoral du Val Fourré

Si vous regardez les résultats de la dernière élection cantonale, j'obtiens au Val Fourré des résultats infiniment supérieurs au centre-ville et au quartier de Gassicourt. Je rappelle juste que j'étais opposé au Front national, dans un quartier où vit une population étrangère ou d'origine étrangère. J'ai atteint 99,4 % dans le bureau de vote numéro 21, il y en a trois qu'on cherche toujours qui n'ont pas voté pour moi, mais ma police politique finira par les trouver [sourire]…

J'aime rencontrer les gens. Et je pense rendre service à la ville de Mantes. Après, on dit que les gens votent pour moi. Mais expliquez-moi, quel est l'élu qui passe son temps à aller voir les gens pour qu'ils ne votent pas pour lui ? Si vous en trouvez un, présentez-le-moi.

Si j'ai fait 99,4 %, c'est que je suis le meilleur. Encore une fois, en face, il y avait M. Cyril Nauth, du Front national. C'est un quartier où il n'y a pas un Blanc, c'est comme ça.

L'imam Rabiti [soutien et relais de M. Bédier dans le quartier du Val Fourré], je veux bien qu'on dise qu'il est salafiste si on donne la définition exacte du salafisme. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, c'est le takfirisme qu'on appelle salafisme. Daech, c'est du takfirisme, c'est-à-dire, on peut tuer les infidèles. Le salafisme, c'est la recherche de la pureté originelle. Ce que je veux dire, c'est que quand vous dites de quelqu'un est takfiriste, personne ne comprend ce que ça veut dire, et si vous dites de quelqu'un qu'il est salafiste, tout le monde comprend que c'est Daech.

Rabiti est devenu un ami, je l'assume complètement. C'est un salafiste qui, quand il croise ma femme, l'embrasse. Si tous les salafistes à grande barbe embrassaient les femmes, ça se saurait. Il ne faut pas le faire passer pour ce qu'il n'est pas.

Il n'appelle pas à voter pour moi devant un bureau de vote. Il l'a fait une fois, en 2004, face à Mme Descamps, qui a appelé la police. Je ne peux pas empêcher les gens qui m'aiment bien de faire du prosélytisme. Je suis obligé de les réfréner quelques fois. Mais je ne vais pas les engueuler parce qu'ils appellent à voter pour moi. Et j'ai déjà entendu appeler à voter pour moi dans des églises. Il y a aussi des chrétiens qui appellent à voter pour moi.

« Je ne peux pas empêcher les gens qui m'aiment bien de faire du prosélytisme. Je suis obligé de les réfréner quelques fois »

Je ne suis pas en élection tous les jours. Simplement, j'habite ma ville. Et je passe ma vie à me balader dans ma ville pour savoir ce que les gens pensent, ce qui va, ce qui ne va pas, et j'essaie de faire la même chose au niveau du département, même si c'est plus vaste. Je pense qu'un élu qui n'est pas sur le terrain est un élu qui ne fait pas son boulot. Et moi ma ville, je la prends dans sa diversité.

Oui, j'ai des réseaux. Ce réseau, il est connu. J'ai créé une association qui s'appelle l'association pour le Mantois. Cette association pour le Mantois compte 400 adhérents. L'adhésion est de 5 euros par an. Et parmi ces 400 personnes, beaucoup sont issues de l'immigration. C'est vrai que les gens issus de l'immigration apprécient mon discours, qui est un discours où je leur dis ce que je pense, de manière un peu ferme parfois.

Vous connaissez beaucoup de politiques qui ne disent pas aux électeurs ce qu'ils ont envie d'entendre ? Si je n'avais pas de bilan, si je n'avais jamais rien fait dans cette ville et dans ce département, si je passais mon temps effectivement à me balader et à ne rien faire, je ne serais pas crédible. Mais essayez de me reconnaître que ça ne m'empêche pas d'aborder les dossiers de fond, ça ne m'empêche pas d'essayer de faire avancer le schmilblick.

Les gens m'aiment bien aussi parce que j'essaie toujours de me mettre au niveau de mes interlocuteurs pour bien les comprendre. Eh oui, je suis intervenu et j'interviens auprès des journalistes pour changer positivement l'image de Mantes-la-Jolie. Un bon élu local se soucie aussi du détail, et dans le détail, il y a la relation individuelle avec les gens.

Pro-Sahraouis ou pro-Maroc ?

Certains n'acceptent pas qu'il y ait dans l'équipe municipale un adjoint d'origine sahraouie, Sidi El-Haimer, dont le père est un trésorier du Front Polisario [le mouvement indépendantiste Front Polisario lutte pour l'indépendance du Sahara occidental du Maroc]. Quand on me taxe d'électoralisme, je me marre. Les Sahraouis, ça doit représenter 100 voix au Val Fourré, les Marocains, 2 000 voix. Reconnaissez le paradoxe : le type que je suis, le monstre qui ne fait que de l'électoralisme, se fâche avec la communauté marocaine, pour défendre un petit groupe de Sahraouis. Je suis vraiment un abruti. Je leur ai expliqué que je suis monarchiste au Maroc et républicain en France, que je suis résolument pour que le Sahara occidental soit une province marocaine, parce qu'autrement, ce serait un micro-État, un narco-État, parce qu'il ne serait pas viable, et je le leur dis, et je défends mon adjoint.

J'ai dit à Sidi El-Haimer que si, un jour, il prenait la tête d'une manifestation pro-Polisario, il s'exclurait automatiquement de la majorité municipale, puisque dans ce cas-là il ferait rentrer au conseil municipal une polémique qui n'a pas à y trouver sa place. Mais il est avant tout un citoyen français comme les autres. Et ses origines, je m'en contrefous.

De l'estime pour Benoît Hamon

La gauche ne peut pas accepter qu'un type réputé de droite gagne là où elle est ultra majoritaire. La gauche a déserté le terrain depuis vingt ans.

J'ai gagné les élections avant que Benoît Hamon [député socialiste de la circonscription de Trappes] arrive dans les Yvelines Il n'y a aucun pacte avec Benoît Hamon. J'ai de l'estime pour lui, parce que c'est quelqu'un de très républicain. Si l'on parle de mes relations avec Benoît Hamon, c'est parce que la question de la participation de la gauche à l'exécutif de la communauté urbaine s'est posée. Mais une partie de la gauche, la gauche bobo, n'a pas compris qu'il n'était pas possible de ne pas participer. Comment voulez-vous qu'un maire, même de gauche, ne participe pas, ou se mette dans l'opposition à l'exécutif de la communauté urbaine, qui est censée apporter des services aux communes ? C'est ne rien connaître au fonctionnement des communes.

Ces gens-là, comme toujours, ne regardent que devant leur paillasson, ils ne regardent pas plus loin. Regardez ce que faisait par exemple Pierre Mauroy à Lille, ou Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux. Ces grandes intercommunalités ne peuvent pas fonctionner selon le clivage gauche-droite, majorité-opposition, ce n'est pas vrai, ça ne marche pas.

Je devrais être riche, parce que je passe la vie à acheter les gens, d'après certains de mes opposants. Mais non, encore une fois, allez interroger le maire des Mureaux, il ne peut pas faire autrement que de travailler avec la communauté urbaine, il cherche à développer sa ville. François Garay, le maire des Mureaux, a besoin de la communauté urbaine, du département, et on n'est pas dans une relation de servilité. Je n'ai jamais asservi qui que ce soit.

Inéligibilité des élus condamnés

Vous savez, le général de Gaulle a été condamné à mort [par le régime de Vichy en 1940]. Je suis d'une famille politique où l'on sait que les tribunaux, ça vaut la vérité d'un temps. J'ai toujours clamé mon innocence. Personne ne m'a jamais dit où était passé l'argent que j'étais censé avoir touché.

Il est vrai que lorsque j'en avais besoin, lorsque des gens me demandaient rendez-vous, pendant ma période d'inéligibilité, je demandais au maire de Mantes-la-Jolie l'autorisation de donner des rendez-vous à la mairie. Recevoir les gens chez moi, c'était moyen. J'en recevais chez moi, mais je ne pouvais pas recevoir tout le monde chez moi. Il est vrai que j'ai continué à voir des gens pendant ma période d'inéligibilité, sans même savoir si je reviendrais ou pas.

Au début, mon intention était d'arrêter et de passer à autre chose. D'abord, il a bien fallu que je monte ma boîte, que je trouve des contrats, des marchés, ça a été un peu tendu, car je n'ai pas de fortune personnelle. C'était une entreprise de conseil sans prétention. J'ai failli me poser la question d'aller m'installer à l'étranger, à ce moment-là, pour tourner la page. Ce n'est pas le virus de la politique, c'est le virus de l'action publique qui m'a fait revenir. J'aime l'action publique, m'occuper d'aménagement du territoire, de développement, c'est ma passion. L'argent n'est pas pour moi un objectif cardinal.

Et puis je trouve toujours difficile pour moi qui suis un adepte de la deuxième chance pour les autres de ne pas l'être pour moi, surtout en étant innocent.

Le recours contre la présidence de l'office HLM des Yvelines, de l'Essonne et du Val d'Oise (Opievoy)

Je me moque que Rodolphe Jacottin [ex-administrateur de l'Opievoy] conteste mon élection à la présidence de l'office. Je suis devenu président de l'Opievoy parce qu'on me l'a demandé. Je l'avais déjà été précédemment pendant dix ans, ça suffisait à mon bonheur. Tout le monde est persuadé qu'on en tire des avantages, mais c'est faux.

Avec l'Opievoy, je n'ai jamais eu que des emmerdements. Les socialistes ont fait passer un amendement par madame Marie-Noëlle Lienemann [députée socialiste] pour supprimer les offices interdépartementaux, en fait, supprimer l'Opievoy, puisque c'était le seul office interdépartemental de France. La seule solution, c'était la régionalisation ou la départementalisation. La régionalisation, Jean-Paul Huchon [ex-président socialiste du Conseil régional d'Île-de-France] l'a refusée, Valérie Pécresse [actuelle présidente de l'exécutif francilien] également. C'est donc l'option de la départementalisation qui a été retenue. Et le préfet de région, qui n'est quand même pas un suppôt de la droite, m'a demandé d'exercer cette fonction. Et mes deux homologues des conseils départementaux du Val d'Oise et de l'Essonne m'ont dit : « Tu connais la boutique, est-ce que tu ne voudrais pas mener la départementalisation ?, parce que c'est très compliqué. » Je me tape ce truc en plus de plein d'autres trucs. Et donc M. Jacottin, il a décidé de me rentrer dedans, je ne sais pas pourquoi.

Si le préfet m'avait dit : « N'y allez pas », c'était champagne. Le préfet a demandé au procureur de la République. Le procureur de la République a rendu une note écrite, que j'ai vue, disant « Il n'y a aucun problème », donc j'y suis allé, c'est tout. Et si demain le tribunal se déjuge et dit « Il y a un problème », eh bien, je pars. En tout cas, le siège social ira en vallée de Seine, on va quitter Versailles. Car je trouve complètement stupide que le bailleur social soit à Versailles.

On va encore dire : « Il n'y en a que pour la vallée de la Seine ».

Propos recueillis par David Garcia et Philippe Descamps

Rectificatifs

Wed, 01/02/2017 - 14:12

— Le président de la Confédération des syndicats coréens a été emprisonné pour avoir organisé des manifestations dès avril 2015, et pas seulement le 14 novembre, comme écrit dans l'article « “Révolution des bougies” à Séoul » (janvier).

— Adam Smith et David Hume étaient écossais et non anglais, comme écrit par erreur dans le texte de François Cusset « Si chers amis » (décembre).

— Contrairement à ce qui est mentionné dans l'article « Des missionnaires aux mercenaires » (novembre), Jacques Mayoux n'est pas le père de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Il s'agit de Maurice Lauré, auquel il succéda à la présidence de la Société générale, en 1982.

Précision

— Sandra Szurek tient à signaler que le titre choisi par la rédaction pour son article sur les opérations de maintien de la paix conduites par l'Organisation des Nations unies, « Pluie de critiques sur les casques bleus » (janvier), ne suggère pas assez leur utilité.

John Berger, 1926-2017

Wed, 01/02/2017 - 14:12

À la fois livre et documentaire télévisé, Voir le voir, en 1972, avait révolutionné le regard porté sur l'art. Collaborateur régulier du Monde diplomatique, l'écrivain britannique John Berger, disparu le 2 janvier, s'était ensuite intéressé aux migrations (Le Septième Homme) ou au monde paysan (la trilogie Dans leur travail). Essayiste, romancier, scénariste, ce « matérialiste sensuel », selon l'expression du New Yorker, aura marqué des générations de lecteurs par l'intensité de sa présence au monde. Son complice Selçuk lui rend hommage.

Un espion trop bavard

Wed, 01/02/2017 - 14:12

Certaines révélations sur les ingérences étrangères dans la vie politique d'une nation prennent la dimension d'un cataclysme mondial. D'autres restent cantonnées à la rubrique des faits divers. Nul ne doute cependant que si un régime proche-oriental dirigé par une coalition incluant l'extrême droite et possédant l'arme nucléaire intervenait en douce pour fausser le fonctionnement des partis dans un pays européen, analystes et journalistes sonneraient le tocsin.

Justement, en janvier dernier, une enquête au long cours réalisée par Al-Jazira (1) dévoilait l'activité d'un cadre politique de l'ambassade israélienne à Londres. Filmé en caméra cachée, M. Shai Masot explique comment il s'emploie à mettre sur pied au sein du Labour une branche jeunesse des « Travaillistes amis d'Israël » (LFI), association qui cherche notamment à discréditer le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS). En toute confiance vis-à-vis du journaliste, qui se fait passer depuis des mois pour un militant pro-israélien, M. Masot charge ce dernier de diriger le groupe. Pour sensibiliser les membres du Labour à la cause sioniste, l'agent dispose d'importants financements israéliens (« plus de 1 million de livres sterling ») ; mais il déplore le peu d'enthousiasme des nouveaux adhérents.

Chez les tories en revanche, l'association des Conservateurs amis d'Israël (CFI) triomphe. « Presque tous » les parlementaires en seraient membres, ainsi que la première ministre Theresa May, le chancelier de l'Échiquier Philip Hammond et le ministre des affaires étrangères Boris Johnson. Gare aux députés récalcitrants. Une séquence filmée en octobre 2016 au restaurant français de Londres Aubaine révèle ce dialogue entre M. Masot et Mme Maria Strizzolo, haute fonctionnaire britannique et ex-cheffe de cabinet du ministre conservateur Robert Halfon :

M. Masot : « Puis-je vous indiquer les noms de députés que je vous suggère de faire tomber ?

Mme Strizzolo : Vous savez, en cherchant bien, je suis sûre qu'ils ont des choses à cacher.

M. Masot : Oui, je pense à certains députés. (…) Le ministre adjoint des affaires étrangères. »

Il s'agit de M. Alan Duncan, un conservateur très critique de la colonisation israélienne en Palestine. Le diplomate le juge d'autant plus dangereux qu'il qualifie le ministre en titre, M. Johnson, d'« idiot » sans « aucun sens des responsabilités ».

M. Masot : « Il pose beaucoup de problèmes.

Mme Strizzolo : Un petit scandale, peut-être ? En tout cas, s'il vous plaît, ne parlez à personne de cette rencontre. »

Sur la « liste noire », selon l'expression employée par Mme Strizzolo, figure également M. Crispin Blunt, président de la commission spéciale des affaires étrangères.

Immixtions et ingérences constellent l'histoire des relations internationales. On imagine néanmoins quel esclandre aurait éclaté sur le thème des démocraties sous influence étrangère à l'aube d'une année électorale en France, en Allemagne et aux Pays-Bas si M. Masot avait travaillé pour Téhéran ou pour Moscou. Cette fois, après les excuses de l'ambassadeur, le retour anticipé en Israël de l'espion bavard et plusieurs demandes d'enquête (sans suite), le Foreign Office a déclaré l'incident « clos ».

(1) « The lobby », www.aljazeera.com/investigations, quatre épisodes de vingt-six minutes. Cf. également David Hearst et Peter Oborne, « Secret tapes expose Israeli influence over UK Conservative Party », Middle East Eye, 7 janvier 2017.

Hécatombe, dégustation

Wed, 01/02/2017 - 14:12
Hécatombe

Soixante-dix-sept anciens dirigeants de la société Odebrecht, au cœur de l'opération dite « Lava Jato » (« lavage haute pression ») au Brésil, ont signé des accords de collaboration avec la justice. Leurs témoignages identifient 229 dirigeants politiques impliqués dans l'affaire, dont l'actuel président Michel Temer.

Inquiet, le monde politique a surnommé la procédure « la délation de la fin du monde » pour illustrer le fait qu'elle pourrait mettre un terme aux prétentions électorales de certains suspects. Parmi les personnes citées (...), les anciens présidents José Sarney (Parti du mouvement démocratique brésilien, PMDB), Luiz Inácio Lula da Silva (Parti des travailleurs, PT), Dilma Rousseff (PT) et l'actuel président Michel Temer (PMDB). Parmi les gouverneurs, ou ex-gouverneurs, on trouve José Serra et Geraldo Alckmin, de l'État de São Paulo, ainsi qu'Aécio Neves, de l'État du Minas Gerais, tous trois du Parti de la social-démocratie brésilienne [et tous trois candidats à la nomination de leur parti pour la prochaine présidentielle].

Humberto Trezzi, « Executivos da Odebrecht delataram 229 políticos », ZH Notícias, 15 janvier.

Dégustation

Selon Mme Yan Jianying, porte-parole de l'autorité sanitaire chinoise, 64 % des problèmes de sécurité alimentaire en Chine s'expliquent par la pollution ou par le productivisme.

Parmi les préoccupations liées à la sécurité alimentaire figure la présence de métaux lourds ainsi que de résidus de pesticides et de médicaments vétérinaires, a indiqué Mme Yan. (...) Ces problèmes proviennent de la contamination du sol et de l'eau, et d'une utilisation trop intensive de pesticides et d'antibiotiques dans l'agriculture.

« Contamination among primary food safety concerns », China.org, 16 janvier.

Police

Wed, 01/02/2017 - 14:12

À la suite de l'article d'Anthony Caillé et Jean-Jacques Gandini « Mais que fait la police ? » (janvier), Serge d'Ignazio apporte son témoignage sur le nombre de manifestants.

J'ai couvert pratiquement toutes les manifestations contre la loi travail à Paris et quelques manifestations de policiers. Comparer les « manifs sauvages » aux manifs contre la loi travail me semble hautement exagéré. Celle à l'appel des syndicats réunissait cent manifestants au maximum, et celle devant l'Assemblée nationale (la plus importante à ce jour, il me semble), environ un petit millier de personnes, en étant très généreux. Il faut noter la venue de Marion Maréchal-Le Pen, Gilbert Collard ou Nicolas Dupont-Aignan à ce dernier rassemblement. Il faut aussi se poser la question du comportement de la brigade anticriminalité lors de ces interventions et de l'utilisation des forces de l'ordre, pour le moins étrange, lors des défilés autorisés contre la loi travail.

Le Corbusier

Wed, 01/02/2017 - 14:12

En touchant à une icône de sa profession, l'architecte Olivier Barancy a suscité des réactions parmi ses pairs. Olivier Gahinet conteste le propos de l'article « Quand Le Corbusier redessinait Paris » (janvier), extrait du livre « Misère de l'espace moderne » (Agone).

Le plan Voisin, que l'article attaque avec fureur, a été fait à l'époque où quelques visionnaires avaient compris que la ville traditionnelle ne pourrait plus croître comme auparavant. Ces architectes ont anticipé les questions posées par la voiture ; leur travail est respectable, et progressiste. Nous savons aujourd'hui que les solutions qu'ils ont proposées ne sont pas adaptées : non parce que la lumière, l'espace et la verdure que prône la charte d'Athènes seraient de mauvaises choses, au contraire, mais parce que la ville et l'automobile sont difficilement compatibles, et parce que la nature de l'espace public s'est révélée plus complexe qu'on ne le pensait à l'époque.

Néanmoins, les projets de Le Corbusier restent des jalons très importants dans l'histoire de la pensée urbaine et, contrairement à ce qu'affirme avec assurance Barancy, ses autres projets de villes sont très différents de celui-ci et de la « ville radieuse » : le plan Obus pour Alger, par exemple, particulièrement contextuel, déroule une longue ligne où la ville devient un seul bâtiment, où tous les logements profitent des vues et où, contrairement au caractère « totalitaire » qu'imagine l'auteur, chaque logement est construit comme il l'entend par l'habitant et vient occuper une « case vide » du projet.

Le Corbusier voudrait réduire la taille des appartements ? C'est une plaisanterie, je suppose : un bâtiment, aboutissement des réflexions sur la « ville radieuse » qui déclenche la fureur de Barancy, fut construit à Marseille après la guerre : la « cité radieuse » du boulevard Michelet. Qui a visité cette « unité d'habitation » ou y a vécu sait que les logements y sont extraordinaires, comme l'est le projet tout entier, qui est un des plus beaux, un des plus saisissants, un des plus rationnels et un des plus poétiques bâtiments de logements du XXe siècle. (...)

Il est curieux que Le Corbusier soit le seul des grands maîtres du mouvement moderne à être ainsi régulièrement attaqué. C'est qu'il fut le seul parmi ses pairs à s'intéresser à tout : à des immeubles bourgeois comme au logement social, à l'architecture comme à la ville, à la villa de luxe et à des maisons très modestes. Ainsi, la petite maison qu'il construisit pour sa mère au bord du lac Léman, et que Barancy évoque pour nous dire que le toit-terrasse fuyait autrefois : cette rengaine était déjà rabâchée dans les années 1920 quand on voulait critiquer l'architecture moderne, et mériterait de figurer au Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, à la place du fameux « Architectes : oublient toujours l'escalier des maisons ». Quiconque est un peu curieux du monde verra dans ces soixante mètres carrés un merveilleux cadeau, la lumière et la vue captées irradiant cet espace qui donne tant avec si peu de moyens, cet espace moderne que Barancy semble détester. (...)

Barancy reproche à Le Corbusier d'être fasciné par l'ordre. Cette discussion nous mènerait trop loin, mais, comme la poésie, l'architecture a évidemment à voir avec une « mise en ordre », comme le disait Jean Cocteau à propos de Pablo Picasso : « Les muses ont tenu ce peintre dans leur ronde / Et dirigé sa main / Pour qu'il puisse au désordre adorable du monde / Imposer l'ordre humain. »

On ne peut reprocher ce goût de l'ordre à Le Corbusier et, en en même temps, sembler lui imputer l'horreur de la ville capitaliste néolibérale d'aujourd'hui en laissant entendre qu'il l'aurait anticipée dans le plan Voisin. C'est ce qui préside au fait de juxtaposer le texte et les images de Bublex, lesquelles évoquent Pékin ou Shanghaï et pas du tout le plan Voisin. C'est une imposture : que Bublex se réfère, dans le titre de ses œuvres, au plan Voisin, c'est absurde, et plus encore pour les « plans » que vous montrez, qui n'ont rien à voir avec le plan de Le Corbusier... Que l'artiste voie là une démarche artistique et « conceptuelle », c'est possible ; prétendre que ces œuvres sont à leur place dans un article « informatif » sur le plan Voisin, c'est tromper le lecteur.

« L'Amérique d'abord ! »

Wed, 01/02/2017 - 14:12

Dès son premier discours de président, M. Donald Trump rompt avec ses prédécesseurs. Promettant, le ton rogue et le poing serré, que le slogan « America First » (« L'Amérique d'abord ») résume la « nouvelle vision qui gouvernera le pays », il annonce que le système international créé depuis plus de soixante-dix ans par les États-Unis n'aura plus pour fonction que de les servir. Ou pour destin de dépérir. Une telle franchise perturbe la tranquillité des autres nations, notamment européennes, qui feignaient de croire à l'existence d'une « communauté atlantique » démocratique, réglée par des arrangements mutuellement avantageux. Avec M. Trump, les masques tombent. Dans un jeu qu'il a toujours jugé être à somme nulle, son pays entend « gagner comme jamais », qu'il s'agisse de parts de marché, de diplomatie, d'environnement. Malheur aux perdants du reste de la planète.

Et adieu aux grands accords multilatéraux, en particulier commerciaux. Façonné par ses souvenirs d'écolier des années 1950, le nouvel occupant de la Maison Blanche remâche depuis des décennies la fable selon laquelle l'Amérique se serait toujours comportée en bon Samaritain. Et aurait, depuis 1945, « enrichi d'autres pays », lesquels, sous le parapluie protecteur de l'Amérique, ont « fabriqué nos produits, volé nos entreprises et détruit nos emplois » (1). De grandes fortunes autochtones ont assurément survécu au « carnage » qu'il décrit, dont son empire de résidences de luxe qui a essaimé sur quatre continents. Mais de telles arguties pèsent peu au regard du renversement idéologique qui se dessine : le président des États-Unis parie que son protectionnisme « apportera une grande prospérité et une grande force », au moment où, au Forum économique de Davos, le dirigeant du Parti communiste chinois propose de se substituer à l'Amérique comme moteur de la mondialisation capitaliste (2)…

Que dit l'Europe ? Déjà en voie de dislocation avant le coup de barre de Washington, elle regarde passer les trains et essuie, désemparée, les rebuffades de son parrain. M. Trump, qui la soupçonne (assez justement) d'être dominée par les choix économiques de l'Allemagne, s'est réjoui que le Royaume-Uni ait décidé de la quitter et méprise les obsessions antirusses des Polonais et des Baltes. Autant dire que les dirigeants du Vieux Continent, qui ont renoncé depuis des années à toute ambition contraire aux vœux de leur suzerain américain, risquent dorénavant de trouver porte close à l'ambassade des États-Unis où ils venaient rappeler leur loyauté (3). Rien ne garantit que l'unilatéralisme de M. Trump les contraindra enfin à renoncer au biberon de l'atlantisme et au dogme du libre-échange pour marcher sur leurs propres jambes. Mais l'année électorale en France et en Allemagne mériterait d'avoir cette exigence pour enjeu.

(1) Il y a trente ans déjà, le 2 septembre 1987, M. Trump avait acheté une page de publicité dans trois grands quotidiens américains de la côte Est pour y publier une lettre ouverte intitulée : « Pourquoi l'Amérique devrait cesser de payer pour défendre des pays qui ont les moyens de se défendre eux-mêmes ».

(2) « China says it is willing to take the lead », The Wall Street Journal Europe, 24 janvier 2017.

(3) Ainsi que l'ont établi les milliers de télégrammes diplomatiques publiés par WikiLeaks en décembre 2010. MM. François Hollande et Pierre Moscovici faisaient partie des visiteurs.

La Sago

Wed, 01/02/2017 - 09:37

La revue de l'association des espérantistes de langue française Sat-Amikaro déconstruit les stéréotypes qui traversent les manuels scolaires au sujet des langues. Un article revient sur le succès du dernier congrès mondial d'esperanto. (N° 113, janvier-février, bimestriel, 3,50 euros. — Paris.)

http://www.sat-amikaro.org/rubrique...

Atomes crochus

Wed, 01/02/2017 - 09:31

Enquête à l'appui, la nouvelle publication du collectif Arrêt du nucléaire présente la question des cuves du réacteur pressurisé européen (EPR) et des falsifications de pièces de fonderie essentielles à la sécurité comme le signe de l'effondrement « irréversible » de l'atome en France. (N° 5, janvier, prix libre. — c/o Lablanquie, 285, avenue de Verdun, 46400 Saint-Céré.)

http://journeesdetudes.org/atomescr...

Logement social à la parisienne

Wed, 01/02/2017 - 00:54

L'équipe du maire socialiste Bertrand Delanoë, élue en 2001, a relancé le financement d'un grand nombre de logements sociaux dans la capitale. Mais sa politique de mixité sociale « par le haut », loin de contrer le phénomène de gentrification, aboutit plutôt à le renforcer, confirmant ainsi un embourgeoisement entamé il y a un demi-siècle.

Paris n'a jamais cessé d'être le lieu de résidence privilégié de la bourgeoisie. Pourtant, jusqu'au début des années 1980, la ville est restée essentiellement populaire. Depuis, les anciennes usines ont été remplacées par des tours de bureaux ou transformées en ateliers d'artistes ; l'habitat ouvrier a été réhabilité et sert désormais de résidence aux cadres, aux ingénieurs et aux professions culturelles. Cette dynamique internationale de colonisation des centres-villes par les classes moyennes et supérieures est désignée par la géographie radicale anglo-saxonne sous le terme de « gentrification ». Les politiques publiques y jouent un rôle variable selon les contextes nationaux et locaux, l'« embellissement stratégique » mené par Napoléon III et le baron Haussmann à Paris sous le Second Empire formant le point de départ des politiques contemporaines de revalorisation du centre comme lieu de pouvoir.

Si l'« haussmannisation » n'est pas parvenue à faire de Paris une ville bourgeoise, elle a contribué à éviter le départ des classes dominantes en banlieue au XIXe siècle. Et aujourd'hui, l'habitat haussmannien sert de point d'appui à la gentrification dans les quartiers populaires du Nord et de l'Est parisien, soit un effet de cette politique à plus d'un siècle de décalage.

Les prémices de la gentrification parisienne sont donc anciennes, mais celle-ci ne progresse réellement qu'à partir des années 1960-1970. C'est en effet à cette époque que la base industrielle du Paris populaire commence à être remise en cause par une redistribution spatiale de la division du travail : avec l'aide de l'Etat, les usines sont progressivement délocalisées, d'abord en grande périphérie parisienne, puis dans la France rurale, et enfin à l'étranger. La désindustrialisation de Paris s'accélère dans les années 1980-1990 : la déréglementation et l'intégration internationale de l'économie favorisent la mise en concurrence de la main-d'œuvre ouvrière à l'échelle mondiale et facilitent la globalisation de la production industrielle, tandis que les emplois qualifiés se concentrent dans les métropoles comme Paris. Les emplois d'ouvriers déclinent alors que ceux des cadres et professions intellectuelles supérieures augmentent considérablement. La plus forte hausse s'observe parmi les professions de l'information, des arts et des spectacles, faisant émerger un nouveau groupe social autour des professions culturelles. Comme les cadres d'entreprise et les ingénieurs, la moitié de ces emplois en France est concentrée en Ile-de-France. C'est principalement au sein de cette nouvelle petite bourgeoisie que se recrutent les nouveaux propriétaires de logements qui investissent les quartiers populaires parisiens.

Néanmoins, l'évolution de la structure des emplois et l'émergence d'un nouveau groupe social ne suffisent pas à expliquer la gentrification de Paris. Les politiques de logement et d'urbanisme ont joué un rôle décisif dans la sélection sociale croissante. Dès les années 1960, bien plus que le déclin des emplois ouvriers, c'est la construction massive de logements sociaux en banlieue qui a entraîné le départ d'une partie des classes populaires du centre. A la fin des années 1970, plusieurs opérations publiques lancent la revalorisation des arrondissements centraux de la rive droite, comme l'achèvement de la rénovation des Halles avec la création d'une gare de RER reliée au nouveau pôle d'emploi de la Défense, ou la réhabilitation du Marais, ancien quartier aristocratique de la Renaissance devenu populaire au XIXe siècle. Dans le même temps, les opérations de démolition-reconstruction menées par l'Etat jusqu'en 1977, en partenariat avec des entreprises privées, remplacent l'habitat populaire ancien par des tours et des barres de logements privés et sociaux. Les luttes urbaines qui se développent à l'époque s'opposent à ce qu'on appelle alors la « rénovation-déportation ».

En 1977, Paris retrouve un maire et des compétences en urbanisme : la politique de rénovation est réorientée vers un urbanisme respectueux de la trame urbaine et des gabarits initiaux. On continue de démolir et de reconstruire, mais cette fois pour créer principalement des équipements et des logements publics, sociaux ou intermédiaires, dans le cadre du plan-programme de l'Est parisien de 1983. Cette politique a des effets sociaux paradoxaux : d'un côté, elle poursuit l'éviction des anciens habitants, et les logements publics intermédiaires contribuent à attirer des ménages des classes moyennes et supérieures ; de l'autre, les rénovations ont favorisé l'extension du parc social et plusieurs quartiers concernés sont restés populaires, relevant même aujourd'hui de la politique de la ville (1). Les opérations de rénovation n'ont donc pas accompagné clairement la gentrification. En entraînant la destruction du bâti ancien, elles ont même rencontré l'opposition des premiers « gentrifieur s » (2), notamment à Belleville (3), préoccupés par la sauvegarde du patrimoine architectural et de leur bien immobilier.

Dans les années 1980, c'est en effet l'initiative privée — des ménages acquérant un logement, rejoints ensuite par des promoteurs immobiliers pratiquant la vente à la découpe après travaux — qui est le moteur de ce mouvement. Appartenant au quart des ménages les plus riches d'Ile-de-France, les gentrifieurs parisiens sont proches de la quarantaine quand ils achètent un logement pour le réhabiliter avant d'y habiter. Il n'est pas rare qu'ils renouvellent cette opération plusieurs fois, suivant l'évolution de leur vie familiale et au gré des opportunités immobilières. « Nous avons choisi d'être propriétaires, même si c'était au départ habiter dans des choses très petites et des quartiers très populaires, ça a été notre stratégie », raconte l'un d'eux. Au lieu de quitter Paris pour la banlieue comme la plupart des jeunes actifs quand ils fondent une famille, les gentrifieurs expriment un refus viscéral de passer le périphérique : « Si on n'avait pas eu les moyens de vivre dans Paris même, on n'aurait pas… On serait partis dans une autre ville, quoi. Non non, certainement pas la banlieue ! », résume un autre. Héritiers de la culture étudiante du Quartier latin dans les années 1970, ils s'expatrient pourtant rive droite et, progressivement, de plus en plus loin à mesure que les prix de l'immobilier augmentent. Ainsi, dans les années 1980, une jeune diplômée habitait le 5e arrondissement : «  [C'était le] quartier des étudiants, très sympa. Et le jour où j'ai voulu acheter, vu les prix du 5e… Les quartiers les moins chers à l'époque, donc c'était… Je ne parle pas de la Goutte-d'Or [18e], mais… il y avait Bastille [11e], ça c'était super pas cher. » S'ils choisissent de rester à Paris, les plus chanceux s'offrent un cadre de calme et de verdure en investissant les anciennes cours industrielles de l'Est parisien : « C'est un élément décisif qui nous permet de rester à Paris, parce que c'est évident que si on habitait sur un boulevard, bruyant et sur lequel on ne pourrait pas ouvrir les fenêtres, on n'aurait peut-être pas la même approche de la situation. Là, on est un peu dans une bulle aussi, donc (...) on n'a pas les inconvénients de la vie urbaine. » Pionniers des repas entre voisins, les nouveaux habitants développent une sociabilité de l'« entre-soi » à la faveur de la fermeture de ces cours réhabilitées (4).

C'est seulement au milieu des années 1990, après l'élection de Jean Tibéri à la mairie de Paris, que celle-ci abandonne définitivement la rénovation pour se rallier à la réhabilitation en aidant les propriétaires privés, presque sans contrepartie. Ce soutien s'accompagne d'une panoplie de politiques publiques allant dans le sens des gentrifieurs — politique culturelle, promotion des espaces verts et des circulations douces, amélioration des espaces publics —, tandis que la production de logements sociaux est au plus bas. Après la crise immobilière de 1990-1991, les prix retrouvent une courbe ascendante entre 1998 et 2008. En dix ans, la frénésie d'achat a été soutenue par la baisse des taux de prêts bancaires et le prix moyen au mètre carré des appartements anciens a été multiplié par 2,8 à Paris, et par 3,5 dans un arrondissement proche du centre comme le 10e (5).

A Londres, le soutien à la réhabilitation privée de l'habitat a été beaucoup plus précoce, dès les années 1960, tandis que le désengagement de la production de logements sociaux et les nouvelles politiques de rénovation des quartiers populaires au profit des classes supérieures (notamment les anciens docks) ont commencé dès les années 1980. Paris se distingue donc de Londres par un soutien plus tardif et moins univoque des pouvoirs publics à la gentrification. Cela se traduit par la moindre rapidité du processus, qui s'étend sur plusieurs décennies. Comme le montre la carte ci-dessous, la gentrification s'opère par des fronts pionniers à partir des beaux quartiers de l'Ouest parisien (6).

Cette diffusion n'est toutefois pas linéaire. Elle a ses avant-postes que sont les lieux remarquables comme la Butte-Montmartre, les espaces verts ou les canaux. C'est le cas par exemple du canal Saint-Martin, ancienne concentration d'entrepôts industriels autour de laquelle les cafés ont joué un rôle important en revalorisant son image depuis la fin des années 1990. Parallèlement aux transformations dans l'habitat, ceux-ci ont attiré de nouvelles boutiques à la mode et la fréquentation de jeunes gens des classes moyennes et supérieures, qui s'approprient la quasi-totalité des berges en été pour pique-niquer. Cette dynamique se poursuit aujourd'hui le long du bassin de la Villette et du canal de l'Ourcq, jusqu'au parc de la Villette.

La gentrification a également ses stratégies de contournement pour éviter les quartiers les plus densément peuplés par les migrants. Perpétuant les dynamiques anciennes de renouvellement des quartiers populaires, ces derniers sont en effet venus remplacer dans l'habitat vétuste les ménages populaires français de naissance, ou ceux des premières vagues de migrations européennes, partis habiter en banlieue. Venus d'Algérie et des pays riverains de la Méditerranée, des anciennes colonies françaises d'Afrique subsaharienne, puis de pays comme le Sri Lanka et la Chine, les migrants forment aujourd'hui une part essentielle des classes populaires parisiennes. Dans certains quartiers d'habitat dégradé, ils ont également repris les commerces, ce qui leur confère une visibilité certaine dans l'espace public. Celle-ci constitue un frein à la gentrification en marquant la distance sociale et culturelle avec les gentrifieurs potentiels, ou en alimentant les fantasmes sécuritaires contemporains. Ainsi, dans le quartier central du Sentier (2e) et du faubourg Saint-Denis (10e), la gentrification a mis dix ans de plus qu'alentour à se produire, avec le soutien d'une opération publique de réhabilitation de l'habitat au début des années 2000. La pression immobilière finit par amener les gentrifieurs dans ces quartiers comme le bas Belleville (10e-11e) ou Château-Rouge (18e), dans le nord de la Goutte-d'Or.

Dans ces quartiers populaires et immigrés, les nouveaux arrivants évitent généralement de scolariser leurs enfants à l'école publique du quartier, et ont souvent recours à l'école privée. Leur vie de quartier se résume bien souvent à la convivialité entre voisins également gentrifieurs. D'abord dubitatifs face à ces quartiers dans lesquels la pression immobilière les contraint à investir, ils finissent par tenir des discours dithyrambiques sur la mixité sociale et culturelle : «  [Ce quartier] nous ouvre l'esprit, (...) il y a plein de choses, (...) il y a plein de gens différents... » Cet éloge de la mixité est une façon de justifier leur présence dans ces quartiers qu'ils contribuent à transformer. C'est aussi un moyen de se reconnaître entre eux. Tels les colons ou les expatriés en terre étrangère, ils savent tisser des liens avec leurs homologues du voisinage, organisant par exemple des vide-greniers entre différentes cours réhabilitées, mais portes closes pour le reste du quartier.

C'est dans ce contexte que la gauche dite « plurielle » (Parti socialiste, Verts, Parti communiste français) est élue à la mairie de Paris en 2001, puis réélue en 2008. Etant donné cet avancement du processus et l'impossibilité d'agir sur les prix immobiliers ou les loyers (ce qui est du ressort de l'Etat), sa marge de manœuvre pour enrayer les transformations à l'œuvre est limitée. D'ailleurs, M. Bertrand Delanoë et son équipe se gardent bien de critiquer frontalement la gentrification, privilégiant une approche par la mixité sociale, qu'il s'agirait de maintenir à Paris. La nuance est importante : il ne s'agit pas tant de limiter l'éviction des classes populaires que d'assurer un peuplement socialement mixte dans tous les quartiers de Paris. Cela passe par une politique de relance de la production de logements sociaux et de rééquilibrage géographique et social de ce parc de logements.

Pas toujours insalubres, les immeubles vétustes que l'on a détruits ou réhabilités pour créer du logement social formaient ce que l'on appelle le parc social de fait.

Cette relance est bien réelle : lors du premier mandat de M. Delanoë, trente mille logements sociaux SRU (7) ont été financés, contre environ neuf mille sous le mandat de M. Jean Tibéri, et le budget de la ville consacré à ce poste atteint en 2008 437 millions d'euros, soit un budget presque équivalent à ce que l'Etat consacre au logement locatif social dans toute la France. Elle n'en est pas moins structurellement limitée. Les terrains à bâtir étant devenus rares dans Paris, la création d'habitat social se fait en achetant les immeubles dont les investisseurs institutionnels (compagnies d'assurances, caisses de retraite, banques) se dessaisissent, et surtout en démolissant ou en réhabilitant des immeubles vétustes. Or ces dernières opérations réduisent le nombre de logements disponibles. Souvent petits, inconfortables (8) et surpeuplés, ces appartements n'étaient pas toujours insalubres et formaient ce que l'on appelle le parc social de fait. Leur disparition n'est pas compensée, loin s'en faut par la création de logements sociaux. Une minorité des classes populaires (qui accède aux nouvelles constructions) voit ainsi ses conditions de vie s'améliorer alors que la majorité de ces dernières est exclue de la capitale (et notamment les migrants primo-arrivants).

Par ailleurs, la volonté de rééquilibrage géographique de l'habitat social de M. Delanoë conduit à privilégier les arrondissements les moins pourvus — et notamment les beaux quartiers —, mais aussi à promouvoir les types de logement qui s'adressent aux classes moyennes (les PLS) (9) dans les arrondissements où le parc social est déjà important. La municipalité agit comme si la composition sociale de Paris était figée et que seule son action permettait de la « rééquilibrer », quartier par quartier. La gentrification en cours n'est donc pas prise en compte et l'action municipale dans les quartiers populaires contribue à l'accompagner en voulant y favoriser la mixité sociale par le haut. A Château-Rouge par exemple, marqué par la présence africaine (10) et où la gentrification commence difficilement, le maire du 18e, M. Daniel Vaillant, se fait fort de transformer le quartier par la modernisation de l'habitat, l'embellissement de l'espace public, l'implantation de résidences étudiantes ou encore la limitation des commerces africains (11), sans oublier l'omniprésence policière voulue par la préfecture. Cette politique est dans l'intérêt des gentrifieurs, qui l'ont bien compris. Comme l'indique l'un d'eux : « Moi j'aime bien ce côté Afrique et tout ça, en même temps, je sais que moi, si je veux revendre mon appart, c'est sûr que… je pense que ça va monter si cette population n'est plus là. »

En ce sens, ils sont pleinement en phase avec les politiques municipales, et presque tous se disent « de gauche », même s'il ne s'agit plus que d'une définition morale : « Pour moi, être à gauche, c'est être heureux qu'il y ait des différences, et trouver que les différences, c'est ce qui enrichit. C'est essayer d'être le plus possible vigilant… au partage… d'une qualité de vie quoi. » De fait, ils adhèrent pleinement à la politique de valorisation du cadre de vie, qui paraît faite pour eux. Il s'agit de « rendre Paris aux Parisiens », sans qu'il soit jamais dit que ces Parisiens ne sont plus les mêmes qu'avant. Etant nombreux à travailler dans le monde de l'information, de l'art et du spectacle, les gentrifieurs sont aussi les premiers destinataires de la politique culturelle de la municipalité, des résidences pour artistes aux spectacles de masse comme la « Nuit blanche », en passant par les nouveaux équipements culturels. Leur position politique reflète une position sociale particulière dans les quartiers populaires, qu'ils s'approprient et transforment progressivement. Tissée de contradictions, elle converge objectivement avec les ambitions de M. Delanoë et de son équipe, dont les politiques d'amélioration de l'habitat, d'équipements culturels et de revalorisation urbaine tendent à se concentrer précisément là où la gentrification semble encore balbutiante. C'est notamment le cas dans le nord de Paris, où a été lancé l'ambitieux projet Paris Nord-Est, qui entend faire émerger entre les portes de la Villette et de la Chapelle (18e-19e) un nouveau pôle tertiaire (bureaux, université), en s'appuyant notamment sur le canal Saint-Denis.

(1) Lire Sylvie Tissot, « L'invention des “quartiers sensibles” », page 56.

(2) On utilise le terme de « gentrifieurs » pour désigner ces ménages des classes moyennes et supérieures qui acquièrent un logement dans un quartier populaire et le réhabilitent. On distingue également des gentrifieurs dits « marginaux », qui sont plus jeunes et moins aisés que les précédents, mais travaillent aussi dans le domaine culturel (intermittents du spectacle, par exemple), achètent un logement grâce à un héritage et le réhabilitent par eux-mêmes. La gentrification passe aussi par la sélection croissante des locataires à travers la hausse des loyers.

(3) Patrick Simon, « La société partagée. Relations interethniques et interclasses dans un quartier en rénovation, Belleville, Paris 20e », Cahiers internationaux de sociologie, no 68, Paris, 1995, p. 161-190.

(4) Cf. « Les anciennes cours réhabilitées des faubourgs : une forme de gentrification à Paris », Espaces et Sociétés, nos 132-133, Paris, 2008, p. 91-106.

(5) Source : base BIEN de la Chambre des notaires de Paris - Ile-de-France.

(6) Cf. « Les dynamiques spatiales de la gentrification à Paris », site Internet Cybergeo (http://cybergeo.revues.org) pour comprendre le mode de construction de cette carte.

(7) La loi solidarité et renouvellement urbain (SRU, 2000) prévoit un objectif de 20 % de logements sociaux dans les grandes agglomérations, excluant le logement intermédiaire de la définition des logements sociaux.

(8) Selon la définition de l'Insee, il s'agit des logements non équipés de douche (ou de salle de bains) ni de WC.

(9) Depuis la réforme Barre de 1977, les plafonds de ressources ouvrant droit au logement social ont régulièrement augmenté. Aujourd'hui, près de 70 % des ménages vivant en France peuvent y accéder en théorie. Le PLS (« prêt locatif social ») correspond à un type de logement social pour lequel les plafonds de ressource sont supérieurs de 30 % à ceux du logement social classique. Il entre dans la définition des logements sociaux SRU et est financé intégralement par les collectivités locales (avec un simple agrément de l'Etat).

(10) Sophie Bouly de Lesdain, « Château-Rouge, une centralité africaine à Paris », Ethnologie française, vol. XXIX, no 1, Paris, 1999, p. 86-99.

(11) Il s'agit des commerces vendant des produits importés d'Afrique subsaharienne, dont les tenanciers ont des origines variées (chinoise, notamment). La mairie du 18e a tendance à classer dans les commerces dits « exotiques » ou « ethniques » tous ceux qui sont tenus en apparence par des immigrés, même s'il s'agit d'une boulangerie de quartier on ne peut plus classique..

Perspectives

Tue, 31/01/2017 - 18:54

Un dossier spécial sur la situation en Turquie après la tentative de coup d'État contre M. Recep Tayyip Erdoğan en juillet 2016. Avec cette interrogation essentielle : comment sauver la démocratie turque ? (N° 15, automne-hiver, semestriel. — Fondation RFIEA, Paris.)

http://rfiea.fr/publications/perspe...

China Brief

Tue, 31/01/2017 - 18:41

Pour sortir des idées reçues sur les relations Inde-Chine sont ici analysées les nouvelles doctrines militaires de Pékin, les réponses chinoises « modérées » face à la modernisation de l'armée indienne, la compétition des deux pays sur mer… (Vol. 17, n° 1, 13 janvier, gratuit sur le site de la Jamestown Foundation. — Washington, États-Unis.)

https://jamestown.org/programs/cb/

Crépuscule de l'« extrême centre »

Tue, 31/01/2017 - 01:23

Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a décidé le 23 octobre de laisser le conservateur Mariano Rajoy former un gouvernement. La décision met fin à dix mois de blocage institutionnel. Elle donne également corps à la « caste » que dénonce la formation Podemos : un camp politique soucieux de préserver le statu quo, alors que la critique du système s'intensifie dans la population.

Alberto Magnelli. — « Opposition n° 1 », 1945 © ADAGP, Paris, 2016 - Cliché : Banque d'images de l'ADAGP

La politique européenne traverse une période de polarisations. Ce processus n'est pas né par hasard. Il répond à la radicalisation du projet néolibéral après la crise financière de 2008 : augmentation brutale des inégalités, accélération de la destruction de l'État-providence, expulsion de millions de travailleurs de ce qui leur donnait jusqu'ici accès à la pleine citoyenneté — l'emploi... Une série de bouleversements économiques et sociaux ont bousculé les fidélités partisanes, renversé les consensus d'antan et conduit à des glissements tectoniques dont nul ne saurait prédire l'aboutissement.

Pourquoi parler de polarisations, au pluriel ? Parce que, même si elles résultent le plus souvent de phénomènes liés aux politiques européennes (l'austérité, le problème des réfugiés, etc.), celles-ci se traduisent par des affrontements structurés sur le plan national et varient d'un pays à l'autre.

Ces polarisations ne délimitent pas des champs aussi opposés que les bornes d'une pile électrique. Certains voisinages peuvent même surprendre, comme sur la question de la sortie de l'Union européenne. Ici, l'opposition « gauche-droite » nous éclaire moins qu'une autre, structurée autour de la question de la souveraineté nationale. Parmi les partisans de la sortie, on trouve une partie de l'extrême droite aux côtés de certains secteurs de la gauche radicale. Côté « européiste », la chancelière allemande Angela Merkel et l'un de ses principaux adversaires de l'année 2015, le premier ministre grec Alexis Tsipras. Tous deux s'entendent pour subordonner l'indépendance nationale à la consolidation de l'Union — même si l'effort coûte moins à la première, dont le pays joue le rôle de boussole pour Bruxelles. En dépit de leur proximité stratégique, ces étonnants compagnons de route ne partagent toutefois aucune ambition politique…

L'enchâssement de polarisations multiformes caractérise la période de recomposition des camps que nous connaissons. Les antagonismes se déplacent : ils s'expriment souvent par le biais de séismes électoraux qui effraient les élites — le vote en faveur du « Brexit », la victoire de Syriza en Grèce, les scores obtenus par Podemos en Espagne, etc. — mais qui affectent finalement très peu la vie quotidienne des peuples. Nous n'en sommes toutefois qu'aux prémices d'une reconfiguration politique, économique et culturelle à l'échelle du continent…

D'importantes mutations s'observent déjà. L'intellectuel Stuart Hall a défini la politique menée par la première ministre britannique Margaret Thatcher dans les années 1980 comme un « populisme autoritaire », conçu pour répondre à l'affaiblissement de la social-démocratie keynésienne d'après-guerre. Opérant la fusion de l'argent et du pouvoir, cette révolution conservatrice a connu sa principale victoire avec l'apparition de la « troisième voie » travailliste, incarnée par M. Anthony Blair (1). Interrogée sur sa plus grande réussite, la Dame de fer n'avait-elle pas répondu : « Tony Blair et le New Labour (2)  » ? Cette mutation de la social-démocratie en social-libéralisme a produit ce que l'intellectuel britannique Tariq Ali appelle l'« extrême centre », qui réunit la gauche proentrepreneuriale et la droite pro-patronale au service des « 1 % », l'élite oligarchique des plus riches. Ce camp connaît aujourd'hui une crise qui renforce des organisations jusque-là cantonnées aux marges. Dans la plupart des cas, le phénomène a conduit à un déplacement du champ politique vers la droite. Mais pas toujours.

En Grèce, par exemple, la crise de la social-démocratie s'est traduite par de longs mois de lutte contre des gouvernements d'« extrême centre » soumis à la « troïka » (Banque centrale, Commission européenne et Fonds monétaire international). Cette lutte s'est soldée par la victoire de Syriza aux élections législatives de janvier 2015 et par la marginalisation du parti socialiste grec, le Pasok. Mais, dans sa confrontation avec les institutions européennes, Syriza a refusé d'envisager la moindre perspective de rupture. L'échec de cette stratégie réformiste l'a conduit à se transformer en équivalent fonctionnel de son adversaire social-libéral d'hier... En Autriche, au contraire, le vote protestataire a profité à la formation d'extrême droite Freiheitliche Partei Österreichs (Parti de la liberté, FPÖ).

La crise des réfugiés structure un autre axe de polarisation. Pour l'heure, la réponse de la plupart des dirigeants européens a été la fermeture des frontières — une autre conséquence de l'austérité. Car, bien au-delà des coupes budgétaires et des privatisations, celle-ci impose ce que l'économiste Isidro López a qualifié d'« imaginaire de la pénurie », l'idée qu'« il n'y en aura pas pour tout le monde » et que, par conséquent, certains sont « en trop » (3). Organisant l'opposition entre identité nationale et citoyenneté, cet axe de polarisation profite aux classes dominantes, dont la responsabilité s'efface derrière la mise en accusation des plus fragiles : les migrants, les étrangers ou, tout simplement, les « autres ».

Elle aussi contradictoire, la campagne autour du « Brexit » a montré que le manque de solution politique crédible à l'échelle européenne laissait le champ libre à la peur, à la xénophobie, au repli identitaire, à l'égoïsme et à la recherche de boucs émissaires. La campagne s'est organisée autour de diverses préoccupations populaires, dont celle liée à la dégradation de la démocratie. Certaines formations, pas toujours de gauche, comme le Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (UKIP), se sont emparées de cette inquiétude, prenant dans leurs discours la défense du peuple contre les élites, de « ceux d'en bas » contre « ceux d'en haut ». Et elles ont convaincu. La nouvelle première ministre britannique Theresa May a fait de même récemment.

Le Mouvement 5 étoiles, en Italie, offre l'une des expressions les plus éclatantes de ce vote de protestation. La formation de M. Giuseppe (« Beppe ») Grillo résulte d'une double dénonciation : celle de la montée en puissance d'un populisme autoritaire incarné par le berlusconisme et celle d'une gauche en décomposition à la suite de son soutien au gouvernement de M. Romano Prodi. Mais dénoncer revient à se définir en négatif : reste la question de l'identification du projet que l'on souhaite porter.

Certes, le flou peut s'avérer fertile. Quel était, en Espagne, le 15 mai 2011 et les jours qui suivirent, le cri du mouvement d'occupation des places (le 15-M) ? « Ils ne nous représentent pas ! », une dénonciation du choc austéritaire imposé par le gouvernement et de la corruption de la classe politique. Ce cocktail explosif a brisé les consensus sociaux sur lesquels reposait la légitimité du régime né de la Constitution de 1978 (4). Pas de projet : un rejet.

Le cas espagnol éclaire fort bien le phénomène qui nous intéresse ici. Tout d'abord dans la mesure où le pays a servi de laboratoire à la mise en œuvre des mesures d'austérité exigées par l'Union européenne. En second lieu, parce que le pays avait connu l'émergence d'un imaginaire consacrant l'endettement comme mode de vie. L'éclatement de la bulle immobilière a révélé les illusions d'une telle vision et introduit une dissonance dans l'environnement culturel qui alimentait les rêves de prospérité des classes moyennes propriétaires. Conséquence ? Une désaffection à l'égard du monde politique semblable à celle qui s'exprime dans toute l'Europe et qui bascule de tel ou tel côté de l'échiquier en fonction de l'existence — ou non — de luttes sociales animées par des organisations populaires.

Dans un tel contexte, l'irruption de Podemos, en 2014, représente un pas de plus dans cette distanciation des populations vis-à-vis des élites. Elle s'inscrit dans la foulée du 15-M, des élans de solidarité avec la Plate-forme des victimes des hypothèques (PAH) ou des « marées », ces mouvements sociaux identifiés par la couleur vestimentaire adoptée lors des manifestations : blanc pour la santé, vert pour l'éducation, rouge pour la science, bleu pour la défense de l'eau, noir pour la défense des conditions de travail des fonctionnaires et contre les coupes budgétaires, violet pour les droits des femmes…

Il serait toutefois prématuré de proclamer le trépas des partis de l'« extrême centre », à tout le moins en Espagne. D'ailleurs, notre formation n'est pas parvenue (bien qu'il s'en soit fallu de peu) à dépasser le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) lors des dernières élections générales (5). Depuis décembre 2015, le pays n'a toujours pas réussi à se doter d'un gouvernement, et il a dû organiser de nouvelles élections en juin 2016 — une première dans son histoire récente. On ne saurait comprendre cette instabilité sans prendre en compte ce climat de polarisations, dans la rue comme au Parlement. La capacité des élites (et des appareils) à se réorganiser demeure colossale, tandis que les difficultés à constituer un bloc social affichant un projet de rupture demeurent. Reste que, peu à peu, de nouvelles façons de voir le monde et de nouvelles forces sociales se construisent.

Dans ce contexte de polarisations, la lutte pour la construction d'une majorité sociale ne se mène pas au centre de l'échiquier politique, mais sur ses côtés : là où s'organise la lutte entre peuple et élites comprise dans son sens le plus strict d'antagonisme de classe. Née pour freiner la saignée qui prive la population de droits conquis de haute lutte, cette confrontation offre une occasion stratégique : celle d'en conquérir de nouveaux et d'inventer des formes démocratiques inédites.

En deux ans, des milliers de personnes sont passées par les cercles de Podemos. Mais, si toutes ont voté pour ce parti lors des divers scrutins, la plupart n'ont pas participé de manière régulière à la vie de ses structures de base. Podemos a su donner corps à une politique « de l'exceptionnel », parvenant à mobiliser des millions de personnes lors d'événements ponctuels, mais s'est montré moins habile à proposer une politique « du quotidien », à créer une communauté, des solidarités, des réseaux de soutien mutuel susceptibles de renforcer la résistance et les luttes. Nul doute qu'il ne parviendra pas seul à « territorialiser la politique ». Il lui faudra travailler avec d'autres acteurs pour tisser des liens dans tous les espaces de la vie sociale et générer des institutions de classe autonomes, capables de résister aux assauts des néo-libéraux. Il s'agit là de l'un des principaux défis pour la prochaine période, si nous souhaitons éviter deux écueils : rester dans les mémoires comme un parti-éclair, mort aussi vite qu'il était né ; ou nous transformer en une formation de plus, à l'image des autres. Le mouvement du 15 M a ouvert le cycle politique qui a rendu possible l'émergence de Podemos, mais le passage à la nouvelle étape de la vie du parti requiert un retour de la mobilisation sociale et une intensification du phénomène de polarisations. Alors s'ouvrira la voie du changement, interdisant la restauration du régime actuel.

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », écrivait l'intellectuel sarde Antonio Gramsci en une formule souvent citée en ce moment. Dans le camp antisystème, deux pôles se forment : l'un promeut la xénophobie, l'autre, la lutte des classes. Les monstres surgissent quand le champ de bataille politique se structure autour des questions d'identité ou d'appartenance nationale plutôt que de démocratie et de justice sociale.

(1) Lire Keith Dixon, « Dans les soutes du “blairisme” », Le Monde diplomatique, janvier 2000.

(2) Conor Burns, « Margaret Thatcher's greatest achievement : New Labour », CentreRight, 11 avril 2008.

(3) Isidro López, « Seis tesis sobre la Unión Europea », La Circular, 2 juin 2016.

(4) Lire Renaud Lambert, « Podemos, le parti qui bouscule l'Espagne », Le Monde diplomatique, janvier 2015.

(5) 20,68 % des voix pour Podemos contre 22 % pour le PSOE lors du scrutin du 20 décembre 2015 ; puis respectivement 21,10 % et 22,66 % lors du scrutin du 26 juin 2016.

Cette France en mal de médecins

Fri, 27/01/2017 - 10:30

Entre 2007 et 2016, le nombre de généralistes en France a diminué de 8,7%. Plus de trois millions de personnes peinent désormais à trouver un médecin traitant. D'abord apparu dans les zones rurales, ce problème touche désormais de petites villes comme Lamballe, une commune bretonne gagnée par le désert médical.

Denis Bourges. – Portrait de Christophe, médecin de campagne dans les Côtes-d'Armor, 2008 Tendance Floue

« Quand on s'est quittés, je… j'avais les larmes aux yeux. » Assis dans sa cuisine, à Lamballe (Côtes-d'Armor), M. Joseph Carfantan, 87 ans, une vie de chauffeur de poids lourds dans l'agroalimentaire derrière lui, balbutie sa peine. « Il tutoyait tout le monde ! Le docteur Toqué, c'était un peu comme mon gars. » « Ne parle pas de lui au passé, papa !, s'amuse M. Jean-Paul Carfantan, son vrai “gars”, selon l'état civil. Il est parti au Mans exercer à l'hôpital. En attendant, Lamballe est devenu un désert médical. » Le fils Carfantan a dû faire jouer ses relations pour trouver un médecin à son père — « c'est quasiment du piston ». Lui aussi chauffeur de poids lourds, il a contacté le professionnel qui lui faisait passer ses visites annuelles.

À première vue, Lamballe, située à quelques encablures de la côte bretonne, desservie par une gare où s'arrête le TGV, parsemée d'usines agroalimentaires — Le Gouessant et la Cooperl, près de trois mille employés à elles deux — et affichant un taux de chômage inférieur à la moyenne nationale (1), n'a rien d'un « désert ». Pourtant, la ville est classée « zone fragile » en offre de soins de premier recours par l'Agence régionale de santé (ARS) Bretagne (2). Avec le départ du Dr Jean-Marc Toqué et de l'une de ses collègues en janvier 2016, puis la retraite d'au moins trois autres généralistes en 2016, la moitié des quatorze mille habitants n'auront bientôt plus de médecin traitant. Ils rejoindront les trois millions de Français qui vivent dans un désert médical (3). Le phénomène frappe depuis peu de petites agglomérations (jusqu'à 25 000 habitants) : près de 70 % d'entre elles peinent à trouver des remplaçants aux professionnels de santé qui les quittent (4).

À la diminution du nombre de médecins, due au numerus clausus à l'université (voir « Une concentration qui aggrave la pénurie »), s'ajoute une répartition sur le territoire de plus en plus inégale. Si le littoral et les grandes villes restent épargnés, les patients éprouvent dans de nombreuses zones des difficultés notables à accéder aux soins de proximité ou doivent attendre de longs mois pour obtenir un rendez-vous avec un spécialiste. « Écoles, collèges, lycées, piscines, salles de spectacle : il y a pourtant tout ce qu'il faut ici !, tempête M. Georges Kérauffret, facteur lamballais retraité, désormais dépourvu de médecin traitant. Comment vais-je faire pour me soigner ? Je vais appeler le SAMU ? Longtemps on a eu tous les spécialistes, ici… Il n'y en a presque plus. »

Le Dr Toqué voue depuis l'enfance un culte dévorant à son métier. Après un accident de santé dont fut victime sa sœur, ce fils d'ouvrier agricole angevin jura si fort qu'il deviendrait médecin qu'il y parvint, parfaite anomalie sociologique dans sa faculté : « Aux premières vacances de Noël, mes copains de promo partaient au ski. Je n'avais jamais entendu parler de ça… Pendant qu'ils étaient à Courchevel, je bossais comme correspondant dans un journal local pour financer mes études. » Près d'un médecin sur deux (45 %) vient d'une famille de cadres ou de professions intellectuelles supérieures. Ce recrutement ne favorise pas leur installation dans les zones à faible densité médicale (5). Lorsque le Dr Toqué pose sa plaque à Lamballe, en 1986, ses confrères l'invitent au Rotary Club : « J'y suis allé une fois ou deux… Je n'ai pas insisté, et eux non plus. » En revanche, il insiste pour pratiquer une médecine humaine : de longues consultations, à domicile, y compris dans les fermes reculées. Jusqu'en 2012 : « Je ne vais pas pouvoir continuer comme ça, assure-t-il alors à Ouest-France (30 janvier 2012), anticipant les départs en retraite de ses confrères. On ne passera pas 2015. Aucune personne jeune ne voudra venir s'installer. » En janvier 2016, la prophétie s'est réalisée. Face à une surcharge de travail qui lui a valu de graves ennuis de santé, le Dr Toqué a dû quitter la ville pour devenir praticien hospitalier.

Pendant trois ans, il avait pourtant essayé de lutter contre la désertification médicale à la tête de l'association Procom santé, qui regroupe la centaine de professionnels de santé de Lamballe : « Il s'agissait de créer du lien entre professionnels, résume le médecin, de les amener à travailler ensemble pour une meilleure prise en charge de la patientèle. » Nous relevons que cette phraséologie sonne légèrement creux. Il reconnaît : « C'est vrai, c'est la langue des consultants. D'ailleurs, le premier que l'ARS nous a refilé, on l'a renvoyé au bout de trois mois. On ne comprenait rien à ce qu'il disait. » Car, dès septembre 2012, l'ARS propose son soutien à Procom : se félicitant du « dynamisme des professionnels de santé de Lamballe », l'agence subventionne l'association et la dote d'un consultant. « Puis on en a eu un second (6). Avec lui, ça a beaucoup mieux fonctionné, ironise M. Toqué. Au début, on s'est rendu compte qu'il n'y avait aucune cohésion entre les infirmières et les généralistes. Donc, le consultant nous a conseillé de mettre en place des classeurs. C'était très ambitieux, ça, les classeurs ! On s'est mis à faire des réunions : qui finance les classeurs ? Les médecins ? les infirmiers ? Il faudrait faire un devis auprès d'un imprimeur… Bon, les classeurs, ça a duré plus d'un an et ça a été enterré. » La mise en place d'un logiciel commun a connu un destin identique, alors même que la présence des professionnels de santé aux réunions de Procom était indemnisée par l'ARS. « Le consultant a également reçu des dizaines de milliers d'euros. Ça n'a servi à rien », ajoute le Dr Toqué, qui, jusqu'au bout, a tenté de lutter contre le désastre à venir.

En juin 2015, l'ARS organise un « généraliste dating ». À travers un film de soixante secondes vantant les mérites du lieu, il s'agissait de convaincre des internes de venir s'installer dans une ville désertée. Le Dr Toqué réalise donc une vidéo et se rend à la faculté de médecine de Rennes. « J'étais là, devant mon stand, avec mon film, à attendre le client. Il y avait des petits fours comme je n'en avais jamais vu de ma vie, près de deux cents personnes — beaucoup de gens de l'ARS et une foule d'élus locaux… mais aucun interne. Au bout de deux heures, je me suis lancé à la recherche d'étudiants. J'ai fini par en trouver sept ou huit. Je leur ai fait ma réclame pour Lamballe, ils écoutaient poliment… Puis une jeune fille m'a glissé qu'ils se fichaient complètement de ce truc, qu'ils étaient juste là pour valider des heures de cours. » Reproduite à Brest, l'initiative a été relayée par les médias locaux et nationaux, mais sans réels résultats…

Investie dans Procom dès le départ, Mme Soizic Ramage, infirmière à domicile, résume : « J'adorais cette association. Mais c'est vrai qu'on aura surtout réussi à mettre des visages sur des noms. » Accomplie en trois ans, cette prouesse explique sans doute la joie de Mme Annick Vivier, directrice de la délégation Côtes-d'Armor de l'ARS : « Nous avons beaucoup travaillé à des projets qui aujourd'hui aboutissent (7) », annonçait-elle il y a quelques mois ; des projets qui vont « révolutionner le paysage de l'offre de premier recours (8) »… Lorsqu'on fait observer le décalage entre ces déclarations triomphantes et la situation lamballaise à Mme Marine Chauvet, directrice adjointe de l'offre ambulatoire de l'ARS, elle s'étonne : « Vous me l'apprenez. Des milliers de patients sans médecin à Lamballe ? On n'a pas eu ces remontées. »

La sacro-sainte liberté d'installation des praticiens

Créées en 2010 par la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) avec pour objectif affiché d'améliorer le service public de santé, les ARS ont d'emblée été la cible de la révision générale des politiques publiques (RGPP) : depuis leur création, elles doivent baisser leur masse salariale de 2 % par an (9). « Dans les délégations territoriales, on n'a ni les moyens financiers ni les compétences d'avant, regrette un haut fonctionnaire au ministère de la santé, qui requiert l'anonymat. Ingénieurs du génie sanitaire, médecins inspecteurs de santé publique : les corps qui portaient la planification des soins disparaissent petit à petit, et on refile le bébé à des consultants qui n'y connaissent rien. Mais ils sont très utiles pour faire des économies — ils coûtent toujours moins cher que des fonctionnaires — et surtout pour donner une forme de neutralité à l'action publique à coups de PowerPoint… »

Sans compter qu'en matière de démographie médicale, les meilleures volontés du monde se heurtent à la liberté d'installation des médecins. Ce « pilier » revendiqué de la médecine libérale, inscrit dans les textes depuis 1927, les place en position de force : « Lorsqu'on arrive dans les nombreuses communes qui se mettent en quatre pour trouver un professionnel, on fixe nos conditions, salariales, immobilières, puis on dit aux élus que c'est à prendre ou à laisser », raconte la docteure Caroline Rouxel, qui vient de terminer ses études. Le nouveau président de Procom, M. Pierre-Yves Pieto, veut d'ailleurs pousser l'avantage : « Pour attirer les jeunes confrères, Lamballe devrait créer une zone franche pour les médecins. » Un acteur de la santé locale s'esclaffe : « Oui ! On saisit l'ONU, l'OTAN et l'Union européenne, et on déclare la principauté de Lamballe… » Président de la commission santé du pays Centre Ouest Bretagne, M. Jean-Pierre Hémon s'amuse un peu moins : « Les zones franches, d'une certaine manière, cela existe déjà. » Dans la brochure éditée par l'ARS qu'il nous tend, les « aides pour les professionnels de santé de Bretagne » sont si nombreuses qu'il faut trente pages pour les détailler. Les « exonérations de taxe foncière » côtoient les « exonérations de cotisations patronales », en passant par les « exonérations d'impôt sur le revenu ou sur les sociétés ». Cette dernière mention illustre l'extension aux professions de santé des dispositifs d'aides publiques imaginés pour les entreprises privées.

Une concentration qui aggrave la pénurie Sarah Cabarry, 1er septembre 2016

Il existe pourtant des différences entre ces deux bénéficiaires : « Quand on sort jeune médecin, alors que les citoyens vous ont payé dix à douze ans d'études et que la Sécurité sociale va rendre solvables tous les clients qui entrent chez vous, qu'on vous demande de passer cinq ou dix ans dans des zones rurales ou dans des quartiers de nos villes où il n'y a plus de médecins, ça ne paraît pas aberrant », considérait Mme Martine Aubry en octobre 2011, lors du troisième débat entre les six candidats à la primaire du Parti socialiste pour l'élection présidentielle. Le futur chef de l'État lui avait rétorqué : « Enfin, franchement, vous pensez qu'on peut obliger quelqu'un qui a fait des études à aller en Corrèze ? » La profondeur de cette réflexion explique certainement pourquoi, une fois au pouvoir, M. François Hollande a reconduit les mêmes mesures incitatives, bien qu'elles aient largement fait la preuve de leur inutilité. La Cour des comptes a relevé qu'elles étaient « très peu connues des intéressés et loin d'être toutes évaluées. Quand elles le sont, elles se révèlent inefficaces (10) ». Il devient alors difficile de comprendre la logique d'une telle politique. À moins de considérer, comme le Sénat, que « le souci de ne pas heurter les médecins et les futurs médecins a jusqu'à présent paralysé nos gouvernants (11) »…

Le Dr Toqué a annoncé son départ de Lamballe durant l'été 2015, soit quelques mois avant les élections régionales de décembre. L'une de ses patientes, la sénatrice communiste des Côtes-d'Armor Christine Prunaud, était donc bien placée pour saisir l'enjeu : « Je suis sceptique par rapport à l'ARS, nous expliquait-elle pendant la campagne électorale de l'automne. Ils parlent de chiffres dans tous les domaines. »

Le Front de gauche, quant à lui, a organisé deux réunions publiques sur la santé ; il a été la seule organisation politique à le faire. À Dinan, la tête de liste Xavier Compain et Mme Christiane Caro, membre de la commission nationale santé du PCF, échangeaient avec une quarantaine de personnes ; toutes s'appelaient par leurs prénoms. La soirée fut largement consacrée aux nombreuses attaques que subissait le service public, sur le ton de la déploration. « Il y a beaucoup de solutions, de l'argent dans les paradis fiscaux, relevait Mme Caro. L'espoir, c'est de réagir ensemble, de bâtir quelque chose ensemble. » À quiconque lui fait remarquer que la « réaction ensemble » a singulièrement manqué à Lamballe, à quelques kilomètres de là, Mme Caro décerne le qualificatif de « gauchiste ».

La gauche peine à se mobiliser

Militant du Parti de gauche (PG) des Côtes-d'Armor et candidat du Front de gauche aux élections régionales, M. Jacques Quiniou s'enthousiasme pour ses camarades espagnols : « On a rencontré récemment un militant de Podemos Madrid, nous rapporte-t-il. Il a raconté comment ils s'y prenaient pour gagner les consciences : par exemple, lorsqu'ils apprennent qu'il y a un engorgement permanent aux urgences d'un hôpital, ils y vont à un ou deux. Ils discutent avec les gens de leurs problèmes, parlent des services publics en déshérence, convainquent quelques personnes qu'il faut agir et reviennent le lendemain à plusieurs. Ils mènent à nouveau leur travail d'enquête et de persuasion dans l'hôpital, et sont capables quelques semaines plus tard d'installer un mouvement dans ses murs. À un petit truc de la vie quotidienne, ils donnent un tour politique et réussissent une mobilisation. » Rien de tel en France, où M. Quiniou incrimine une forme de prêt-à-penser militant qui incite peu à aller au contact : « Il faudrait que je compte le nombre de textes que le Parti de gauche [local] a pondus sur l'état d'urgence. Il y en a eu plein, et on a organisé une manif. La crise paysanne bretonne, elle, qui dure depuis des mois, qui est sous nos fenêtres, avec des gens qui crèvent… on n'a même pas fait un communiqué là-dessus. Pas un seul. »

Le Front de gauche a finalement réuni en Bretagne moins de 4% des suffrages lors du premier tour du 6 décembre 2015. Si la réélection aisée de M. Jean-Yves Le Drian à la tête de la région suggère qu'ici le Parti socialiste a mieux résisté qu'ailleurs dans le pays, le Front national (FN) s'est invité pour la première fois au second tour (avec près de 19 %), après avoir triplé son nombre de voix au premier tour depuis les élections de 2010. « Les adhésions pleuvent, se félicite Mme Odile de Mellon, secrétaire départementale du FN costarmoricain. Il y a deux ans et demi, nous avions 170 adhérents. Nous en sommes à 700 aujourd'hui, et des gens nous rejoignent chaque semaine, prêts à militer. » La disparition des médecins, celle des écoles, des services des impôts, la corruption, la concurrence européenne : « Les gens qui viennent nous voir en veulent à peu près à tout », indique Mme de Mellon.

Malgré ses origines espagnoles, M. Pierre Batalla n'a pas consulté les militants de Podemos. Ce Lamballais d'adoption a pourtant un penchant pour les manifestations et autres mobilisations : CRS au début de sa carrière, il a terminé commissaire divisionnaire de la police nationale. Cette affectation aux missions régaliennes de l'État conduit ce retraité, dorénavant privé de médecin traitant, à des raisonnements implacables : « La protection de la santé est garantie par la Constitution. Ce qui se passe à Lamballe n'est donc pas normal du tout. » Armé de ce constat, il a interpellé l'ARS — et tout ce que la Bretagne compte d'élus — fin décembre ; en vain. « Halte au manque de médecins à Lamballe ! », a-t-il alors proclamé sur un polycopié qu'il a laissé chez les professionnels de santé locaux, en appelant au terme d'un court argumentaire à le rejoindre dans son combat. En quelques semaines, il a réuni plus de 1 200 signatures. Fort de ce mouvement dans une ville de 14 000 habitants, M. Batalla a constitué un comité de soutien aux patients sans médecin. Nerveuse, la mairie de Lamballe l'a déjà reçu plusieurs fois…

« Toutes les communes de l'agglomération sont touchées par la désertification médicale. » À cent cinquante kilomètres au sud-ouest de Lamballe, Concarneau (Finistère) jette ses remparts dans l'océan. Réunis dans une association citoyenne, À bâbord toute !, Hélène, Marie-Andrée, Michèle et René se penchent depuis deux ans sur le sujet. Ils rencontrent la totalité des acteurs de santé locaux, mènent une longue enquête de terrain — cent cinquante habitants interrogés —, font plusieurs conférences publiques, puis, en décembre 2014, fondent l'association Accès à la santé pour tous. Objectif : mettre en place à Concarneau un centre de santé, où les médecins, tous salariés, pratiqueraient le tiers payant exclusivement en secteur 1 — soit au tarif servant de base au remboursement de la caisse d'assurance-maladie, actuellement 23 euros pour une consultation. « Depuis deux ans, on croise régulièrement les chargés de mission de l'ARS. Ils nous certifient qu'ils s'occupent du dossier… On n'a encore rien vu venir. » En revanche, leur association a reçu les encouragements de la caisse primaire d'assurance-maladie et des réponses favorables de pas moins de six jeunes médecins, intéressés par leur projet. Avec la suppression du conseil de l'ordre des médecins et la nationalisation des grandes sociétés pharmaceutiques, la création de centres de santé figurait parmi les cent dix propositions du candidat François Mitterrand en 1981 (12). Du temps où la santé était une question politique…

(1) Au dernier trimestre 2015, il était de 9%, contre 10 % au niveau national. « Zoom territorial. Bassin d'emploi de Lamballe », Pôle emploi Bretagne, juin 2016.

(2) « Les zonages des professionnels libéraux », dans « Projet régional de santé Bretagne 2012-2016 », ARS Bretagne, Rennes, février 2014.

(3) Hervé Maurey, « Déserts médicaux : agir vraiment », Rapport d'information du Sénat no 335, Paris, 5 février 2013.

(4) « L'offre de soins dans les petites villes : dans la difficulté, les maires innovent » (PDF), Association des petites villes de France, Paris, février 2016.

(5) « L'origine sociale des professionnels de santé » (PDF), Études et résultats, no 496, direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), Paris, juin 2006.

(6) La société de conseil, Décision publique, n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien.

(7) Ouest-France, Rennes, 11 janvier 2016.

(8) Côtes-d'Armor Magazine, no 146, Saint-Brieuc, octobre 2015.

(9) Christine Rolland et Frédéric Pierru, « Les agences régionales de santé deux ans après : une autonomie de façade », Santé publique, vol. 25, no 4, Laxou, 2013.

(10) « La Sécurité sociale 2011. Rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale », Cour des comptes, Paris, septembre 2011.

(11) Rapport d'information du Sénat no 335, op. cit.

(12) Lire Paty Frechani-Maujore, « Les municipalités laissent mourir les centres de santé », Le Monde diplomatique, avril 2014.

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