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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 months 2 weeks ago

La harangue des Ciompi

Sat, 18/02/2017 - 11:54

En juin 1378, à Florence (Italie), les ouvriers du textile (Ciompi), la couche la plus pauvre des travailleurs, se soulèvent contre l'oligarchie de la ville et prennent les armes pour instaurer un gouvernement populaire. Dans ses « Histoires florentines », Nicolas Machiavel rapporte la harangue enflammée d'un de leurs meneurs.

Si nous devions en ce moment délibérer pour savoir s'il faut prendre les armes, brûler et piller les maisons des citoyens, dépouiller l'Église, je serais de ceux qui jugeraient que cela mérite réflexion ; et peut-être serais-je d'avis de préférer une pauvreté tranquille à un gain périlleux. Mais puisque les armes sont prises et qu'il y a déjà beaucoup de mal de fait, il me semble que nous devons chercher par quel moyen conserver les armes et parer au danger où nous mettent les délits commis par nous…

Vous voyez que toute la ville est pleine de rancune et de haine contre nous ; les citoyens se réunissent, les prieurs se joignent aux autres magistrats. Croyez que l'on prépare des pièges contre nous et que de nouveaux périls menacent nos têtes. Nous devons donc chercher à obtenir deux choses et assigner à nos délibérations un double but : à savoir d'une part ne pas être châtiés pour ce que nous avons fait les jours précédents, d'autre part pouvoir vivre avec plus de liberté et plus de bien-être que par le passé. Il convient à cet effet, à ce qu'il me semble, si nous voulons nous faire pardonner les fautes anciennes, d'en commettre de nouvelles, de redoubler les excès, de multiplier vols et incendies et de chercher à entraîner un grand nombre de compagnons. Car là où il y a beaucoup de coupables, personne n'est châtié ; les petites fautes sont punies, celles qui sont importantes et graves sont récompensées. Et quand un grand nombre de gens souffrent, la plupart ne cherchent pas à se venger, parce que les injures générales sont supportées plus patiemment que les particulières.

Ainsi, en multipliant le mal, nous trouverons plus facilement le pardon et nous verrons s'ouvrir devant nous la voie qui nous mènera vers les buts que nous désirons atteindre pour être libres. Et nous allons, me semble-t-il, à une conquête certaine ; car ceux qui pourraient nous faire obstacle sont désunis et riches ; leur désunion nous donnera la victoire, et leurs richesses, une fois devenues nôtres, nous permettront de la maintenir.

Ne vous laissez pas effrayer par cette ancienneté du sang dont ils se targuent ; car tous les hommes, ayant eu une même origine, sont également anciens et la nature nous a tous faits sur un même modèle. Déshabillés et nus, vous seriez tous semblables ; revêtons leurs habits, qu'ils mettent les nôtres, nous paraîtrons sans aucun doute nobles et eux gens du commun ; car seules la pauvreté et la richesse font l'inégalité.

Histoires florentines (1532), livre III, chapitre XIII, traduit par Simone Weil (La Critique sociale, n° 11, mars 1934).

Jean Dubuffet et l'art brut

Sat, 18/02/2017 - 11:54

L'artiste et écrivain Jean Dubuffet (1901-1985) choisit de saluer dans les productions des fous, marginaux, autodidactes divers, l'art authentique : invention et non mise en application des normes dominantes, « ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ».

Un qui entreprend, comme nous, de regarder les œuvres des IRRÉGULIERS, il sera conduit à prendre de l'art homologué, l'art donc des musées, galeries, salons — appelons-le L'ART CULTUREL — une idée tout à fait différente de l'idée qu'on en a couramment. Cette production ne lui paraîtra plus en effet représentative de l'activité artistique générale, mais seulement de l'activité d'un clan trés particulier : le clan des intellectuels de carrière.

Quel pays qui n'ait sa petite section d'art culturel, sa brigade d'intellectuels de carrière ? C'est obligé. D'une capitale à l'autre, ils se singent tous merveilleusement et c'est un art artificiel qu'ils pratiquent, un art espéranto, partout infatigablement recopié, peut-on dire un art ? Cette activité a-t-elle quoi que ce soit à voir avec l'art ?

C'est une idée assez répandue qu'en regardant la production artistique des intellectuels, on tient du même coup la fleur de la production générale, puisque les intellectuels, issus des gens du commun, ne peuvent manquer d'avoir toutes les qualités de ceux-ci, avec en plus celles acquises par leurs longues élimations de culottes sur les bancs d'école, sans compter qu'ils se croient par définition très intelligents, bien plus intelligents que les gens ordinaires. Mais est-ce sûr ? On rencontre aussi beaucoup de gens qui ont de l'intellectuel une idée bien moins favorable. L'intellectuel leur apparaît comme un type sans orient, opaque, sans vitamines, un nageur d'eau bouillie. Désamorcé. Désaimanté. En perte de voyance.

Ça se peut que la position assise de l'intellectuel soit une position coupe-circuit. L'intellectuel opère trop assis : assis à l'école, assis à la conférence, assis au congrès, toujours assis. Assoupi souvent. Mort parfois, assis et mort.

On a longtemps tenu l'intelligence en grande estime. (…) On s'aperçoit que ce qu'on appelait intelligence consistait en un petit savoir-faire dans le maniement de certaine algèbre simpliste, fausse, oiseuse, n'ayant rien du tout à voir avec les vraies clairvoyances (les obscurcissant plutôt).

On ne peut pas nier que sur le plan de ces clairvoyances-là, l'intellectuel brille assez peu. L'imbécile (celui que l'intellectuel appelle imbécile) y montre beaucoup plus de dispositions. On dirait même que cette clairvoyance, les bancs d'école l'éliment en même temps que les culottes. Imbécile ça se peut, mais des étincelles lui sortent de partout comme une peau de chat au lieu que chez monsieur l'agrégé de grammaire pas plus d'étincelles que d'un vieux torchon mouillé, vive plutôt l'imbécile alors ! C'est lui notre homme !

Extrait de L'Art brut préféré aux arts culturels, galerie René Drouin, Paris, 1949.

La Mère

Sat, 18/02/2017 - 11:54

Publié en 1907, peu de temps après les grèves insurrectionnelles de 1905, « La Mère » raconte la prise de conscience politique d'une femme du peuple dont le fils, impliqué dans la rédaction de tracts et de journaux subversifs, a été arrêté.

— Vous avez un mari ?
— Il est mort… J'ai un fils…
— Où est-il ? Il vit avec vous ?
— Il est en prison ! répondit la mère.

Et elle sentit que dans son cœur une fierté paisible se mêlait à la tristesse dont ces paroles la remplissaient toujours.

— C'est déjà la seconde fois qu'on l'enferme, parce qu'il a compris la vérité divine et qu'il l'a ouvertement semée, sans se ménager !… Il est jeune, il est beau… il est intelligent ! C'est lui qui a eu l'idée de faire un journal ; c'est grâce à lui que Rybine s'est occupé de la distribution, quand même Rybine est deux fois plus âgé que lui !… On va bientôt juger mon fils pour tout cela… et après, quand il sera en Sibérie, il s'enfuira et reviendra se mettre à l'ouvrage… Il y en a déjà beaucoup de ces gens, leur nombre augmente sans cesse, et tous ils lutteront jusqu'à la mort pour la liberté, pour la vérité…

Oubliant toute prudence, mais sans pourtant citer des noms, elle raconta ce qu'elle savait du travail souterrain qui s'accomplissait pour libérer le peuple. En exposant ce sujet cher à son cœur, elle mettait dans ses paroles toute la force, tout l'excès de l'amour jailli si tard en elle sous les nombreux chocs de la vie.

Sa voix était égale ; elle trouvait maintenant les mots facilement, et, comme des perles multicolores et brillantes, elle les enfilait avec rapidité sur le fil solide du désir de purifier son cœur de la boue et du sang de la journée. Les paysans avaient pris racine à l'endroit où ses paroles les avaient trouvés, sans faire un mouvement, ils la regardaient gravement ; elle entendait la respiration haletante de la femme assise à côté d'elle ; et l'attention de ses auditeurs fortifiait sa croyance dans les choses qu'elle disait et promettait…

— Tous ceux que l'injustice et la misère accablent, le peuple tout entier, doivent aller au devant de ceux qui périssent pour eux en prison ou sur l'échafaud. Ils n'ont aucun intérêt personnel en jeu, ils expliquent où est la voie qui mène au bonheur pour tous, ils disent ouvertement que ce chemin est difficile ! Ils n'entraînent personne de force ; mais quand on se place dans leurs rangs, on ne les quitte plus, car on voit qu'ils ont raison, que ce chemin-là est le bon, qu'il n'y en a point d'autre…

Il était doux à la mère de réaliser enfin son désir : maintenant, elle parlait elle-même de la vérité aux gens !

— Le peuple peut marcher sans crainte avec des amis pareils ; ils ne se croiseront pas les bras avant que le peuple ait formé une seule âme, avant qu'il ait dit d'une seule voix : « Je suis le maître, je ferai moi-même des lois, les mêmes pour tous ! »

Fatiguée enfin, Pélaguée se tut. Elle avait la paisible certitude que ses paroles ne s'évanouiraient pas sans laisser des traces…

La Mère, traduit du russe par René Huntzbuchler, Les Éditeurs français réunis, Paris, 1952.

Des grèves sans syndicat

Fri, 17/02/2017 - 11:11

« Quand on a dépassé 30 ans, on ne peut plus faire ce travail. On est trop vieux, le corps ne tient pas », assure Mme Phan Duyen. À 32 ans, employée d'une usine japonaise d'alcool de riz, elle est ravie d'avoir quitté son poste à la fabrication pour accéder à celui de contrôleuse de qualité. On la retrouve avec son mari et sept de ses collègues dans son petit logement coquet au fond d'une ruelle, dans une partie très populaire du 7e district d'Ho Chi Minh-Ville (ex-Saïgon). Tous confirment la pénibilité du travail à la production en 3 5 8, avec un seul jour de congé par semaine. Trop peu pour pouvoir faire un aller-retour en province, d'où ils viennent tous. À peine assez pour recouvrer ses forces.

Pour autant, personne ne se plaint. À l'image d'une société au dynamisme à toute épreuve, ces jeunes regardent vers l'avenir. Ils veulent « mettre de l'argent de côté » et retourner un jour au village, les uns pour « ouvrir un commerce », les autres pour « construire une maison afin de la louer » ou encore pour « agrandir la ferme familiale ». Seules deux jeunes femmes n'envisagent pas de repartir à la campagne. La première prend des cours d'anglais le soir, dans un centre situé à près d'une heure à moto de son dortoir, dans l'espoir d'obtenir un jour un emploi de bureau en ville ; la seconde a payé 90 millions de dongs (un an et demi de salaire), grâce à des économies et à des emprunts à la famille, pour se former dans un institut qui lui garantit un emploi au Japon pendant trois ans. Le Vietnam a signé des conventions avec plusieurs pays afin de se lancer dans une curieuse expérience : l'exportation de main-d'œuvre (115 000 personnes en 2016) (1). En attendant que leurs rêves se réalisent, tous ces jeunes, aux salaires de base très faibles (moins de 2 millions de dongs, 85 euros par mois), effectuent des heures supplémentaires, payées à 150 %. Théoriquement, celles-ci ne peuvent pas dépasser deux cents heures annuelles, trois cents dans les cas exceptionnels, soit quatre à six heures par semaine en plus des quarante-huit heures légales. De toute évidence, ces ouvriers en font davantage. Sans toujours gagner plus.

Plus tard dans la conversation, on apprendra que seules certaines sont payées ; les autres sont transformées en « heures de récupération » à prendre quand la direction le décide. « On voudrait les garder pour la fête du Têt [en début d'année, lorsque chacun rejoint sa famille], mais ce n'est pas possible, explique l'un des jeunes hommes. La direction nous oblige à les prendre par demi-journées durant lesquelles on ne peut rien faire. » Surtout, insiste Mme Phan Duyen, « avec ce système, on ne bénéficie pas de la majoration. On y perd, l'entreprise y gagne ». Et le syndicat ? Question incongrue. Il existe, bien sûr, mais pas pour soutenir les revendications…

Pourtant, 5 722 grèves ont été répertoriées entre 1995 et 2015, selon Mme Do Quynh Chi, qui dirige le Centre de recherche sur les relations de travail, une sorte de cabinet de conseil ayant pignon sur rue. Mais aucune n'a été déclenchée par la Confédération générale du travail du Vietnam (CGTV) — ce qui est bien ennuyeux car, si le droit de grève figure dans la Constitution depuis 1995, il ne peut en principe s'exercer que sous la houlette du syndicat unique. Alors, on s'arrange avec les mots, et les grèves deviennent des… « arrêts de travail ». Quel que soit le nom qu'on leur donne, les débrayages deviennent de plus en plus fréquents : moins d'une centaine de mouvements en 2000 ; aux alentours de cinq cents en 2016. Dans 70 % des cas, ils se déroulent dans des entreprises étrangères, là où la concentration ouvrière est la plus forte (les trois quarts des entreprises vietnamiennes sont de taille petite ou moyenne). Principaux motifs : les salaires, les conditions de travail et la qualité de l'alimentation dans les cantines. « Le plus souvent, raconte Mme Do Quynh Chi, un groupe de travailleurs apporte les revendications à la direction, ou parfois au syndicat officiel. Il n'obtient pas de réponse. La grève éclate. » C'est alors le branle-bas de combat. La CGTV se mobilise, servant d'intermédiaire avec la direction.

La plupart du temps, note Mme Do Quynh Chi, les demandes sont satisfaites. Les grèves durent rarement longtemps. Quand il s'agit de hausses de salaire, celles-ci sont généralement étendues à toutes les entreprises du parc industriel où est implanté le groupe et à toutes celles qui ont la même nationalité, les employeurs se coordonnant par origine géographique.

Il arrive que les « arrêts de travail » mettent en cause le gouvernement lui-même. En mars 2015, les 90 000 ouvriers de l'usine Yue Yuen (du groupe taïwanais Pou Chen), dans le parc industriel de Tan Binh, à Ho Chi Minh-Ville, ont stoppé les machines et bloqué l'autoroute afin de protester contre une loi qui réduisait leurs droits à la retraite. Le gouvernement a dû amender son projet. Du jamais-vu.

Dans la foulée, il a promis de vérifier que les entreprises verseraient leur dû aux caisses de sécurité sociale et qu'il les traînerait en justice si nécessaire. En effet, comme d'autres multinationales, Pou Chen encaisse les prélèvements sur les salaires mais ne les reverse pas, pas plus qu'elle n'apporte sa quote-part obligatoire pour l'assurance-maladie, le chômage et la retraite. Visiblement, la menace n'a guère été suivie d'effet : lors de la dernière session de l'Assemblée nationale, en novembre 2016, le ministre du travail a rappelé que les dettes sociales dépassaient les 13 000 milliards de dongs (près de 550 millions d'euros), et il a fustigé une fois de plus les dirigeants d'entreprise.

Là comme ailleurs, la CGTV est hors course. Il faut dire que les dirigeants syndicaux sont payés par les directions d'entreprise elles-mêmes. Quant à l'élection des représentants des salariés, elle demeure purement formelle. Dans ces conditions, on comprend que la combativité ne soit pas dans les gènes du syndicat. Ses responsables citent plus volontiers leur rôle d'« harmonisation » des relations employeurs-salariés que de défense des travailleurs (2). « Dans les textes, assure M. Erwin Schweisshelm, directeur de la Fondation Friedrich Ebert, spécialisée dans les questions sociales, la volonté de réforme existe. Les dirigeants ont conscience que, avec l'“économie de marché à orientation socialiste”, le système ne peut être le même que du temps du socialisme tout court. Ils essaient de s'engager dans des négociations collectives. » Mais la mue s'avère ardue.

Paradoxalement, les partisans d'un changement comptaient sur le partenariat transpacifique, emmené par Washington, pour bousculer l'ordre établi. Les États-Unis garants du progrès social ? Voilà qui aurait constitué une première mondiale. Certes, l'accord commercial prévoyait explicitement (chapitre 19) l'arrivée du pluralisme syndical — qui n'est pas forcément synonyme d'amélioration des conditions de vie et de travail. Il n'empêche que le gouvernement vietnamien et M. Barack Obama ont signé un accord détaillant la marche à suivre pour construire des syndicats à l'américaine (3). Régulièrement, le grand ami du Pacifique envoyait ses spécialistes pour vérifier le chemin parcouru. Rien ne dit que M. Donald Trump poursuivra dans cette voie.

(1) « L'exportation de main-d'œuvre augmente au fil des années », Le Courrier du Vietnam, 14 décembre 2016.

(2) Cf. le documentaire de Tran Phuong Thao Rêves d'ouvrières, 2006, et le film de Doan Hong Lê À qui appartient la terre ?, Ateliers Varan, Paris, 2013.

(3) « US-VN plan for the enhancement of trade and labour relations » (PDF), Bureau du représentant des États-Unis pour le commerce, 4 février 2016.

Citoyens

Thu, 16/02/2017 - 19:03

Les Cahiers d'éducation politique, philosophique et spirituelle reviennent sur plusieurs rencontres entre représentants des sociétés civiles française et tunisienne à l'heure où les incertitudes planent encore sur l'avenir de la Tunisie. (N° 362, janvier, mensuel, 6 euros. — Paris.)

http://www.lvn.asso.fr/spip.php?rub...

Inventer une mémoire commune

Thu, 16/02/2017 - 16:54

« Nulle philanthropie ou théorie raciale ne peut convaincre des gens raisonnables que la préservation d'une tribu de Cafres de l'Afrique du Sud… est plus importante pour l'avenir de l'humanité que l'expansion des grandes nations européennes et de la race blanche en général » écrivait Paul Rohrbach, responsable de l'immigration allemande en Afrique du Sud-Ouest, dans son best-seller publié en 1912, La Pensée allemande dans le monde. Il ajoutait : « Qu 'il s'agisse de peuples ou d'individus, des êtres qui ne produisent rien de valeur ne peuvent émettre aucune revendication au droit à l'existence. »

« Supériorité » européenne, « retard » de l'Afrique, « hiérarchie » des civilisations, la théorie de l'évolution appliquée aux sociétés humaines servit de soubassement idéologique à la colonisation. Au XIXe siècle, cette doctrine de la suprématie se trouva confortée par l'invention du concept de « race », concept investi de toute l'aura de la science positive. Désormais, la différence entre les êtres humains ne relève plus de l'explication historique ou culturelle, mais de l'analyse biologique. Comme le note Eric Savarèse, elle « ne se démontre pas, mais se constate (1)  ». La hiérarchie entre Noirs, Blancs, Jaunes apparaît comme une évidence, au même titre que la rotondité de la Terre.

Tout le monde connaît le fameux discours de Jules Ferry devant la Chambre des députés, le 29 juillet 1885 : « Je répète qu 'il y a pour les races supérieures un droit parce qu 'il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures. » Il réfutait notamment le droit des Noirs de l'Afrique équatoriale à l'égalité. Mais si les Noirs ne sont pas nos égaux, qui sont-ils ? Comment se situent-ils sur l'échelle qui va de l'animal à l'être humain ? Sont-ils même des êtres humains ?

En 1897 fut inventée une munition particulièrement meurtrière, la balle dum-dum. Son utilisation fut prohibée par les Etats « civilisés » dès 1899 par une convention internationale signée à La Haye. Elle fut réservée pour la chasse au gros gibier et… pour les guerres coloniales (2). Au même moment, Heinrich von Treischke, un expert en politique internationale, ose écrire : « Le droit international ne devient que des phrases si l'on veut également appliquer ses principes aux peuples barbares. Pour punir une tribu nègre, il faut brûler ses villages, on n 'accomplira rien sans faire d'exemple de la sorte. Si, dans des cas semblables, l'empire allemand appliquait le droit international, ce ne serait pas de l'humanité ou de la justice, mais une faiblesse honteuse. » Ces théories ne sont pas limitées au Vieux Continent. Au terme de sa présidence, l'Américain Theodore Roosevelt, chantre de la colonisation, déclare que, tout compte fait, « l'expansion des races blanches a été porteuse d'avantages durables » pour les peuples « arriérés ». Même s'il reconnaît que « certains sauvages s'éteignirent, bien ou mal traités, parce qu 'incapables de faire face à la civilisation (3)  ».

Pendant toute cette période, ce fut bien l'humanité de l'Autre qui fut niée, les « sauvages » étant plus proches de l'animalité, séparés de « nous » par une infranchissable barrière. Ce que remarque Frantz Fanon, dans Les Damnés de La terre : « Parfois, ce manichéisme va jusqu 'au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. A proprement parler, il l'animalise. Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire (4).  »

Cette représentation permit à l'Occident de justifier sa domination et son incroyable brutalité. Ainsi prend sens l'usage de la torture durant la guerre d'Algérie. Elle ne fut nullement un « accident », un « excès », Une « bavure » due aux circonstances exceptionnelles de la guerre et couverte par des autorités politiques trop lâches ou trop aveugles. Elle fut consubstantielle de la colonisation, dès ses origines. Elle ne fut que le prolongement d'une perception de l'Autre comme fondamentalement différent, comme naturellement inférieur, un Autre qu'il faut « civiliser » et que l'on peut, le cas échéant, éliminer sans remord. Prolonger le débat sur la torture nécessite donc de penser la colonisation.

DU 31 août au 7 septembre 2001, se tient à Durban, en Afrique du Sud, la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance, sous l'égide des Nations unies. Plusieurs thèmes ont été abordés dans des réunions préparatoires. Les ONG africaines ont notamment demandé que le trafic d'esclaves, l'esclavage (5) et le colonialisme soient reconnus comme des « crimes contre l'humanité ». Un des principaux points de contentieux avec les délégations occidentales concerne la volonté d'anciennes colonies d'obtenir des « réparations ».

Cette demande, aussi justifiée soit-elle, n'a aucune chance d'aboutir si l'Occident n'effectue pas un retour sur le colonialisme, sur ses crimes, sur l'idéologie qui les a rendus possibles. Il ne s'agit pas seulement de dresser un inventaire, encore que celui-ci fasse souvent frissonner. Nous disposons, sur certains des crimes de masse du XXe siècle, d'une quantité de documents et de témoignages. Le génocide des juifs a fait l'objet d'une littérature inépuisable. Les crimes du stalinisme ont été, notamment depuis l'effondrement de l'Union soviétique, très documentés. En revanche, le prix des conquêtes coloniales n'apparaît souvent qu'en note, en filigrane. Lors des affrontements récents à Aceh, en Indonésie, on a pu lire, au détour d'une phrase, que la « pacification » de cette île par les Pays-Bas, au début du XXe siècle, avait coûté 70 000 morts. Aux Philippines, lors d'un reportage sur les prises d'otages occidentaux, on apprend, en note, que la répression d'une insurrection (1899-1907) par les Etats-Unis avait fait 200 000 morts. Dans le Sud-Ouest africain (qui deviendra la Namibie), la conquête allemande s'accompagne d'un génocide commis contre la population Herero dont on commence seulement à reconnaître l'ampleur. « A l'intérieur de la frontière allemande, tout Herero, avec ou sans fusil, avec ou sans bétail, sera fusillé » proclamait courageusement le général von Trotha, en octobre 1904 (6). On pourrait multiplier les exemples, du Congo martyrisé par le roi Léopold II à l'Inde soumise à la domination britannique. Sans oublier, bien sûr, les massacres de Sétif de 1945 ou la répression de l'insurrection Malgache de 1947.

Il ne s'agit pas seulement d'histoire. La vie de millions d'hommes et de femmes reste affectée aussi bien par les massacres que par la ponction opérée durant des décennies sur les sociétés de ce que l'on devait appeler le tiers-monde. Ce qui justifie d'ailleurs Cette demande de « réparations », portée aussi bien par les descendants des esclaves aux Antilles ou aux Etats-Unis que par les pays anciennement colonisés. Cette « dette coloniale » ne pourrait-elle pas s'« échanger » contre la dette du tiers-monde ?

Longtemps, la France a refoulé l'épisode trouble de Vichy. Il a fallu des décennies d'efforts, de recherches, de controverses, pour sortir de l'ère du mensonge. Un travail équivalent est désormais nécessaire pour toute l'histoire de la colonisation. Il est d'autant plus nécessaire que cette « amnésie coloniale » influe aussi, par des voies détournées, sur le destin de la France. Des millions de Français sont originaires des territoires anciennement colonisés. Or ils sont perçus - contrairement à leurs prédécesseurs italiens ou espagnols - à travers les mêmes prismes, les mêmes clichés, qui ont produit la colonisation. « Les Maghrébins imaginaires des années 80 ressemblent à s'y méprendre aux Arabes connus à travers le filtre des stéréotypes impériaux remarque Eric Savarèse. Fourbes, cruels, voleurs, incapables de se dérober à la sexualité, violents, fanatiques, dangereux, vaniteux, lâches : rien, ou presque, ne manque au portrait établi, un siècle auparavant, par les ethnologues et les voyageurs. » Et il ajoute : « Il n 'existe d'ailleurs, aujourd'hui, de problème de l'immigrationidentifiée à l'immigration maghrébineque parce que la question est largement conçue à travers les bribes d'une mémoire coloniale (7).  »

Imaginons un moment des jeunes Français feuilletant des manuels d'histoire. Quelle idée en retirera celui dont le père a combattu dans les rangs du FLN ou a tout simplement « subi » la « pacification (8) » ? Comment réagira cet autre, d origine africaine, devant le silence sur les décennies de colonisation de son pays d'origine ? Et cet autre, d'origine vietnamienne, ou même des Antilles ? Bien sûr, « nos ancêtres les Gaulois » ont disparu. Mais la colonisation, qui se confond avec une grande partie de l'histoire des IIIe, IVe et Ve Républiques - pour ne pas parler de la conquête de l'Algérie -, reste abordée de manière allusive, presque comme s'il s'agissait d'une histoire étrangère, qui ne « nous » concerne pas. Or, pour ces centaines de milliers de Français « issus de l'immigration », cette histoire, transmise par les parents, fait partie de leur identité (9). En ce début de siècle, la réinvention d'une identité française passe par la création d'une « mémoire commune » unificatrice. Une mémoire commune qui redonne à la colonisation la place qu'elle a, sur le plan concret comme sur le plan imaginaire, occupée dans l'histoire de France.

(1) Eric Savarèse, Histoire coloniale et immigration, Séguier, Paris, 2000.

(2) Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Le Serpent à Plumes, Paris, 1998.

(3) Cité par Bouda Etemad, La Possession du monde, Complexe, Bruxelles, 2000.

(4) Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, Paris, 1968.

(5) La France, après un vote du Sénat, a finalement adopté, le 23 mai 2001, une loi reconnaissant la traite et l'esclavage comme des crimes contre l'humanité. On ne peut pas dire que la promulgation de cette loi ait suscité un grand intérêt dans les médias.

(6) Cité par Bouda Etemad, La Possession du monde, Complexe, Bruxelles, 2000.

(7) Eric Savarèse, op. cit.

(8) Lire, dans ce numéro, l'enquête de Maurice Maschino, « L'histoire expurgée de la guerre d'Algérie ».

(9) Lire Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, De l'indigène à l'immigré, Gallimard, Paris. 1998.

Petit guide de conversation avec les extraterrestres

Thu, 16/02/2017 - 16:31

La Chine a achevé en juillet la construction de l'un des plus grands radiotélescopes de la planète. L'engin scrutera l'espace à la recherche de signaux extraterrestres. Depuis des siècles, l'humanité rêve d'établir un contact avec d'autres mondes. Des plus loufoques aux plus sérieuses, ces tentatives s'appuient sur une représentation commune : cet Autre radical serait une intelligence pure, froide et logique. De sorte qu'en voulant saluer les Martiens les humains ont appris… à parler aux machines.

Robert Gigi. – « Extraterrestres géants en forme de robots », 1974 Robert Gigi - Agence martienne

La tempête s'est déchaînée avec plus de force que prévu. L'équipage était mal préparé, le navire a sombré. Vous avez réussi à vous accrocher à un débris. Après quelques jours à dériver en haute mer, vous échouez sur une plage inconnue. Les secours sont certainement en train de survoler la zone à la recherche de survivants. Comment allez-vous faire pour leur signaler votre présence ?

Le défi consiste à utiliser les matériaux fournis par l'environnement de manière suffisamment organisée pour que votre action se distingue au premier coup d'œil de celle de la nature. Vous devez lancer un message dont l'origine humaine ne fasse aucun doute et qui soit compréhensible par tous, indépendamment des langues et des cultures, puisque vous ignorez où vous vous trouvez.

La réponse la plus évidente est bien connue des campeurs, des marins et des aviateurs du monde entier : des motifs et de la lumière. Ramassez des pierres et disposez-les selon un schéma géométrique, en forme de triangle, par exemple, ou de « SOS ». Trouvez une surface réfléchissante et envoyez des signaux lumineux suivant un certain rythme, ou alors allumez un feu. Si vous voulez laisser une indication que d'autres pourraient suivre, érigez un tumulus de cailloux, composez une figure avec des branchages et des bouts d'écorce et fixez-la à un arbre, ou alors dessinez un grand « T » avec des objets de toutes les couleurs.

Que faire, cependant, si vous devez envoyer une information plus sophistiquée — par exemple, que vous avez besoin de toute urgence d'un parachutage d'insuline, ou qu'il n'y a pas de lieu adéquat pour un atterrissage dans les environs, ou que vous faites route vers le nord-ouest pour tenter de dénicher de la nourriture ?

On pourrait rendre le problème plus amusant en lui ajoutant une difficulté supplémentaire. Mettons que vous n'ayez pas la moindre idée de la façon dont les sauveteurs vont vous rechercher : par avion, à pied, en bateau ou grâce à des images satellitaires. En fait, vous ne savez même pas si quelqu'un va venir.

Des mois ou des années — peut-être même des décennies ou des siècles — pourraient s'écouler avant que les traces de votre passage ici soient découvertes. Non seulement vous ignorez dans quelle langue s'expriment vos éventuels sauveteurs, mais rien ne vous garantit en outre qu'ils soient humains. Vous ne savez rien ni de leur anatomie, ni de leur technologie, ni de ce qu'ils cherchent, ni de la manière dont ils s'y prennent. Comment alors leur faire signe ? L'immensité océanique qui entoure votre petite île paraît mesurer des années-lumière.

Telle est notre situation à nous, humains, la tête tournée vers le ciel.

Dès que nous eûmes compris l'échelle et la structure de notre Système solaire, et pris conscience que d'autres mondes et d'autres étoiles étaient similaires aux nôtres, nous avons commencé à spéculer au sujet de leurs possibles habitants — et des diverses façons d'entrer en communication avec eux. Nous avons quitté le centre rayonnant de la mécanique céleste pour rejoindre l'humble condition de ce que l'écrivain Herman Melville appelait les isolatoes, des insulaires condamnés à l'inconcevable solitude d'un Pitcairn sidéral (1). Nous avons aperçu Mars et ses lunes ; certains ont cru y voir des canaux et même des villes : ce n'était que le pâle reflet de la plage lointaine d'une autre île.

Robert Gigi. – « LGM (Little Green Man) » (Petit homme vert), vers 1970 Robert Gigi - Agence martienne

Savions-nous quels jungles et archipels, quels Brésil et Congo se cachaient sous les nuages de Vénus ? Les épais nuages cendrés qui recouvrent la planète sont le fruit des « feux d'artifice donnés par les Vénusiens », écrivait l'astronome bavarois Franz von Paula Gruithuisen dans les années 1830 (2). Les quarante-sept années écoulées entre deux observations correspondaient pour l'astronome au « règne d'un monarque absolu ». Ces festivités indiquaient à coup sûr qu'« un Napoléon ou un Alexandre s'emparait du pouvoir suprême sur Vénus ». Gruithuisen a offert des descriptions délicieuses des cités squelettiques qu'il disait avoir observées dans un cratère lunaire. Dans sa superbe histoire des débats sur la vie extraterrestre, l'historien Michael J. Crowe décrit ce savant comme un être doté d'une étonnante énergie, d'une remarquable largeur de vues, d'instruments de grande qualité pour l'époque et d'une rare prédisposition pour le nonsense (3). Peut-être les Martiens du désert ou les Vénusiens amateurs de jeux pyrotechniques nous voient-ils comme nous les voyons. Mais comment engager la conversation ?

Les premières réponses à cette question s'inspiraient allègrement de l'allégorie du marin naufragé. Le grand mathématicien Carl Friedrich Gauss (1777-1855) préconisait l'utilisation d'un gigantesque héliostat — un système de miroirs de son invention destiné à réfléchir la lumière du Soleil sur de longues distances en vue de marquer la position d'un navire — pour saluer nos voisins extraterrestres : une centaine de glaces d'un mètre carré et demi chacune agencées de manière à émettre un rayon à travers l'espace. Un objet d'une telle splendeur aurait sans peine trouvé sa place aux côtés du fabuleux observatoire astronomique de Jantar Mantar construit au XVIIIe siècle à Jaipur, en Inde. Le désir lancinant de briser notre solitude cosmique a engendré bien des idées loufoques, souvent attribuées par erreur à Gauss — et à l'astronome Joseph von Littrow (1781-1840) —, telles que celles-ci : creuser d'immenses canaux géométriques dans le désert du Sahara et les remplir de kérosène pour y mettre le feu, évidemment de nuit et sous l'œil de Mars ; cultiver des espaces agricoles en Sibérie dont les surfaces représenteraient des triangles rectangles (figure dite du « moulin à vent »), à une échelle suffisamment vaste pour qu'ils soient visibles par télescope depuis la planète de nos voisins les plus proches.

L'invention de la lumière électrique à la fin du XIXe siècle a donné un nouveau coup de fouet à l'imagination des astronomes. Pendant que Camille Flammarion plaidait pour l'installation au Sahara de rangées de lampadaires géants qui éclaireraient le ciel quand Mars serait en vue, son collègue A. Mercier proposait d'ériger une énorme lampe électrique équipée de miroirs réfléchissants en plein cœur de Paris — sur le Champ-de-Mars, adresse effectivement tout indiquée. Compte tenu toutefois des objections que le voisinage du phare le plus lumineux de la planète risquait de soulever chez les Parisiens, déjà fort incommodés par la tour Eiffel, Mercier abandonna l'idée et suggéra d'installer plutôt deux miroirs sur une montagne, en les disposant de telle manière que le soleil couchant se reflète sur le versant plongé dans l'ombre, afin que le rayon renvoyé vers Mars bénéficie d'un contraste optimal.

Le physicien américain Robert W. Wood (1868-1955), auteur de quelques découvertes majeures sur les rayonnements ultraviolets et les ultrasons, ébaucha un système encore plus ingénieux : aligner en plein désert des kilomètres de panneaux en tissu noir capables de s'ouvrir et de se refermer à l'unisson, dans un ballet qui enverrait « une série de clins d'œil » aux observateurs martiens. De son côté, le grand savant Constantin Tsiolkovski (1857-1935), pionnier de l'astronautique russe (et avocat d'un avenir extraterrestre pour l'espèce humaine), militait pour des plantations de miroirs à une échelle plus colossale encore. Si la « Marsmania » qui faisait des ravages à l'aube du XXe siècle avait pu trouver les capitaux adéquats, de nombreux déserts seraient à présent jonchés de miroirs brisés, poussiéreux et abandonnés, dans lesquels se réfléchirait un ciel vide — une sorte de monument au néant.

Robert Gigi. – « Les nains macrocéphales de Valensole, devant leur soucoupe volante », vers 1971 Robert Gigi - Agence martienne

Toutes ces propositions se caractérisent à la fois par leur créativité sur le plan physique et par leur paresse sur le plan intellectuel. Elles évoquent des sculptures minimalistes élevées à des dimensions astronomiques ou le land art, cette variante de l'art contemporain qui utilise le support et les matériaux de la nature — un peu comme si l'artiste Robert Smithson bénéficiait des ressources de Bechtel ou de Bouygues pour matérialiser une forme ou un flash à l'attention du public d'un autre monde.

Intellectuellement, en revanche, leur faiblesse saute aux yeux : elles postulent un univers habité de gens qui nous ressemblent plus ou moins et qui, informés par nos soins de notre existence, nous rendraient la pareille afin d'amorcer un aimable échange de vues. Notre conversation, prédit Gauss, « commencerait grâce aux moyens de contemplation mathématique et de réflexion que nous avons en commun ». Tous ces kilomètres de miroirs dans les montagnes et les déserts s'adresseraient donc à des esprits cousins, mais plus vieux et plus sages, les extraterrestres nous étant supposément « très supérieurs », selon Flammarion : des Kant améliorés, en quelque sorte, méditant sur le sens de la vie martienne au pied du mont Olympe. Quand bien même ce tableau s'avérerait exact, comment faire pour partager des choses un peu plus sophistiquées qu'un geste phatique — un « Je suis là » signifié par un tumulus, un bûcher ou un triangle à angle droit ?

Charles Cros n'est plus guère connu aujourd'hui — par ceux qui le connaissent encore — que comme un marginal de la poésie française du XIXe siècle. C'était pourtant aussi un grand inventeur, auquel on doit notamment des techniques photographiques en trichromie et l'une des premières versions du phonographe, joliment baptisée le paléophone (« voix du passé »), un prototype fort similaire à celui que Thomas Edison conçoit au même moment de l'autre côté de l'Atlantique. Cros faisait partie de ce cercle d'artistes et d'écrivains qui pratiquaient l'attitude « fumiste », consistant à combiner le goût du scandale avec un humour laconique et pince-sans-rire. Au milieu de ses travaux de provocation poétique et d'expérimentation technologique, il exhorte le gouvernement français à financer un programme de recherches sur la communication avec les Martiens — un sujet auquel il a consacré une réflexion rigoureuse.

Formalisation totale de la vie humaine

Dans son Étude sur les moyens de communication avec les planètes, publiée en 1869, Cros reprend le concept en vogue à cette époque — l'énorme miroir qui envoie des signaux de lumière à une intelligence extraterrestre — pour le pousser plus loin, en s'interrogeant sur la manière de transmettre des informations à nos interlocuteurs d'un autre monde une fois la connexion établie. Il part de l'idée que des séquences rythmées de flashs lumineux pourraient coder des chiffres, lesquels pourraient eux-mêmes coder des images. Pour cela, il suffit de transformer une succession de chiffres en pixels binaires (par exemple, des espaces blancs ou noirs) et d'ordonner leur succession sur une grille. Mais, plutôt que de flasher laborieusement un par un tous ces chiffres, Cros a l'idée de résumer le message. Si noir est représenté par 1 et blanc par 0, la séquence « 6-1 2-0 3-1 1-0 » signifie :

Aussi parvient-on à représenter douze pixels avec une séquence de seulement huit caractères. Pour le lecteur moderne initié au langage informatique, la trouvaille de Cros évoque irrésistiblement une méthode de compression et de transmission de fichiers utilisée notamment pour les fax, les premières images numériques en « bitmap » et certaines des toutes premières technologies de télévision.

Cros avait besoin de méthodes d'encodage pour transformer des images — et, potentiellement, d'autres contenus — en signes transmissibles par son système. Il les trouve dans les ateliers d'usine : « Des procédures de notation permettant de traduire des motifs en séries de nombres sont utilisées dans de nombreuses industries, par exemple le tissage ou la broderie. » De quoi titiller l'oreille d'un historien de l'informatique : de quelle machine Cros parlait-il ? Des métiers de tissage Jacquard. « Il y a [dans ces métiers] une science profonde qui, comme souvent, était mise en pratique avant même d'être théorisée (4).  » De fait, les métiers de tissage à cartes perforées mis au point en 1801 par Joseph-Marie Jacquard ont servi de source d'inspiration à l'ordinateur mécanique qu'imagine en 1834 le mathématicien britannique Charles Babbage. On retrouve ces cartes à trous au fondement de la machine à statistiques de l'ingénieur américain Herman Hollerith (1860-1929), laquelle, à travers ce qui deviendra IBM, a engendré l'informatique moderne. « Il en émergera une branche nouvelle et importante des mathématiques, prophétise Cros, et finalement une nouvelle classification de ces sciences primordiales », les sciences de l'information et du stockage de données. Cros esquisse ainsi le projet de transformer la Terre en une carte graphique géante et d'élaborer des algorithmes susceptibles d'encoder toute image afin qu'elle soit acheminée et consultable en n'importe quel endroit. Avec ses problèmes d'abstraction, d'encodage et de compression, le projet un peu fou consistant à inventer une communication non humaine pour s'entretenir avec les Martiens s'avère fondamentalement similaire à celui qui consiste à développer un média informatique — c'est-à-dire « ce que nous appelons aujourd'hui la programmation », comme l'écrivait Lancelot Hogben en 1952.

Hogben était un zoologiste anglais spécialisé en statistiques médicales. Il vivait dans un cosmos bien plus solitaire que nos passionnés de Mars. Il savait qu'il fallait se montrer patient pour établir le contact avec une vie extraterrestre et que cela passerait vraisemblablement par des ondes radio : fini les lampes électriques ou les tracés euclidiens dans les champs de blé sibériens. Sa proposition, pleine d'entrain mais extrêmement détaillée, de l'« Astraglossa » ne visait pas tant à créer une langue en tant que telle qu'à analyser toutes les implications d'un projet de communication avec un interlocuteur non humain et non connu (5). Dans sa vie professionnelle, Hogben se penchait sur les signes hormonaux émis par les grenouilles à griffes ou les caméléons d'Afrique. Avant même de se préoccuper de sens ou de langage, il s'intéressait à la façon la plus rudimentaire de signaler son existence : « la technique de désigner quelque chose » à partir de temps, de chiffres, d'intervalles et d'étoiles. Les résultats déconcertent de prime abord :

1 .. Fa .. 1.1 .. Fa .. 1.1.1 .. Fb .. 1.1.1.1.1.1

Traduction : un plus deux plus trois font six. Les points sont les unités de temps qui séparent les impulsions notées « 1 », tandis que les « F » renvoient à « flashs », c'est-à-dire aux séquences de pulsations dotées de propriétés distinctes dont le placement suggère des opérations telles que l'addition (Fa), la soustraction ou l'identification (Fb). À l'aide de pulsations, de temps et d'opérations, souligne Hogben, nous pouvons poser des questions, ou en tout cas émettre un signal interrogatif. Il ne s'agit plus de produire un « monologue de simples assertions », mais de créer les conditions d'un échange. Plus loin dans son étude, il s'amuse à analyser la manière dont on pourrait signifier des pronoms (« votre » ou « notre », « il » ou « eux », les variantes de « je » ou de « moi »), marquer son approbation, son refus, ses doutes, ses conditions et ses assertions, suggérer les causes et les conséquences, ou même faire des parties d'échecs célestes — tout cela par un système de pulsations binaires et de flashs se référant aux temps et aux objets stellaires.

Le but ultime consiste à établir une « communication réciproque » avec l'inconnu, de même que « nos ancêtres du néolithique peuvent communiquer avec nous » à travers des reliques chiffrées et calendaires comme des os entaillés ou des monticules de pierres, ou à la façon dont nous « transmettons des ordres aux nouvelles machines à calculer électroniques ». L'idée d'établir un système partagé de symboles binaires et une logique d'opérations basée sur l'ordre, le temps et l'itération n'est pas sans rappeler le travail accompli par le mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954) et les ingénieurs Thomas Kilburn et Frederic Williams pour fabriquer, à Manchester et à Londres, les premiers calculateurs électroniques — contemporains des écrits de Hogben et de la naissance du structuralisme et de la sémiotique du côté français de la Manche.

À quelques exceptions près, comme le « Disque d'or » expédié à bord de la sonde spatiale Voyager 1 en 1977 (un enregistrement gravé dans un mélange d'or et d'aluminium anodisé, arrimé à une sonde et actuellement à la dérive quelque part dans l'espace interstellaire), les principes ébauchés par Hogben servent aujourd'hui encore aux tentatives de communication avec les extraterrestres : pulsations, chaînes d'énergie binaires encodant différentes sortes de messages ou de schémas de représentation, recherches en informatique et en télécommunications pour minimiser les erreurs de transmission et émettre un signal clair. Mais pour quel contenu ? Quelle peut être la substance d'une communication avec des interlocuteurs inconnus et impossibles à connaître ? On pense d'abord à transmettre un éventail minimal de faits : un système numérique, des coordonnées stellaires, quelques bases de chimie et une silhouette humaine. Le message d'Arecibo de Frank Drake, envoyé en 1974 depuis le radiotélescope du même nom à Porto Rico, était composé d'un faisceau de 1 679 bits d'impulsions on/off. Ce nombre est le produit de deux nombres premiers, 23 et 73, et si vous classez les signaux on/off dans une grille de vingt-trois colonnes et de soixante-treize lignes, vous obtenez une image. Lisez-la de haut en bas, et elle vous fournira le poids nucléaire des principaux éléments de notre biologie et la composition chimique de notre ADN, des données sur la population humaine et sur ses attributs (la longueur d'onde du message lui-même fournit déjà des indications), la disposition de notre Système solaire et la localisation de l'antenne elle-même. La plupart des messages adressés à un autre monde ressemblent à celui-là, humblement et prioritairement préoccupés par la structure de leur propre décodage, seule digue opposée à l'ampleur écrasante de notre ignorance.

Robert Gigi. – « Ovni avec quatre humanoïdes vu en Papouasie - Nouvelle-Guinée en 1959 » Robert Gigi - Agence martienne

L'envoi de signaux minimaux à des étoiles éloignées et silencieuses constitue déjà un défi majeur. D'ambitieux projets existent pour étendre le potentiel d'une communication de ce format — au premier rang desquels l'un des projets les plus rigoureux et excentriques du XXe siècle. Conçu par le mathématicien Hans Freudenthal, le langage Lincos (lingua cosmica) vise à « traduire la totalité de notre savoir » en un matériau communicable à toute forme de vie intelligente. Son ouvrage mérite d'occuper une place de choix sur l'étagère des documents les plus bizarres et visionnaires de l'histoire humaine. Le grand scientifique spécialisé en intelligence artificielle Marvin Minsky (conseiller d'Arthur C. Clarke et de Stanley Kubrick sur la production de 2001 : l'Odyssée de l'espace) l'a résumé en ces termes : « Il commence par des mathématiques élémentaires et montre ensuite comment toutes sortes d'autres idées, y compris des idées sociales, pourraient se baser sur la même fondation. »

Il s'agit d'un langage qui commence avec des bips de pulsations radio destinées à véhiculer des chiffres et s'achève sur de la mécanique relativiste. Tout comme Hogben, Freudenthal poursuit un objectif très ambitieux. Il met en scène un groupe d'acteurs humains dans des saynètes à caractère logique. Ces conversations et événements entre Ha et Hb — entièrement rédigés dans le système de notation de Freudenthal — font apparaître des histoires sur la nature du monde et, plus précisément, sur la nature de l'expérience humaine dans ses formes les plus austères. Ha jette un ballon de façon à ce que Hb ne puisse pas l'attraper. Hb sait quelque chose qu'il refuse de dire, ce qui signifie que Ha ignore de quoi il s'agit ; mais ce dernier peut tenter de deviner. Ha et Hb savent ce qui s'est produit dans le passé mais ignorent ce qui va se produire à l'avenir ; ils vont donc faire des paris sur ce qui pourrait advenir. Ha n'a pas vu quelque chose, et demande donc à Hb s'il en sait davantage. Ils vivent ensemble dans un monde où vivent bien d'autres choses, mais avec lesquelles ils ne peuvent communiquer de la même façon, même si ces choses peuvent également voir, entendre, bouger, connaître le passé et attraper un ballon. Ha et Hb peuvent mourir, de même que les autres choses avec lesquelles ils partagent le monde. Ha et Hb peuvent souhaiter que les choses soient différentes de ce qu'elles sont. Quand l'un d'entre eux meurt, ils ne peuvent plus se parler.

Ce n'est en aucun cas rabaisser l'exploit de Freudenthal — une tentative de formalisation totale de la vie humaine en un faisceau de signaux électromagnétiques — que de mettre en doute sa capacité à atteindre son but : la vie extraterrestre potentiellement la plus proche de notre planète en est si éloignée qu'il faudrait attendre des décennies entre l'envoi d'un message et la réception d'une réponse — un commencement de dialogue prendrait des siècles. Certaines des unités dialogiques de Freudenthal contiennent des centaines d'étapes, avec de multiples points qui requièrent une confirmation : un simple jeu de questions/réponses s'étirerait sur des millénaires. En réalité, le système qu'il a mis au point s'avère bien plus proche de nous — et bien plus approprié — en tant que langage conçu pour expliquer les caractéristiques humaines non pas à des extraterrestres, mais à des machines.

Ses aperçus saisissants visent moins à être diffusés en direction d'Alpha du Centaure qu'à enseigner ce que veut dire « être une personne » à un récepteur dépourvu de tout, sauf d'une mémoire capable d'enregistrer un éventail limité de symboles électromagnétiques. Rien d'étonnant à ce que Marvin Minsky ait élaboré le premier simulateur de réseau neuronal : son œuvre parlait aux étoiles, mais elle a atterri dans un laboratoire d'intelligence artificielle.

De fait, nous avons bel et bien noué un rapport avec une planète étrangère : nous l'avons construite et la conservons pour nous-mêmes, enseignant à sa population comment tirer un sens spatial du monde, garder des secrets, reconnaître des visages, écouter, compresser et filtrer des voix, faire la conversation — tout cela par des pulsations binaires, des opérations logiques et des schémas d'encodage et de décodage. Le commerce informationnel de notre monde, la Terre, s'inscrit dans le dense réseau de canaux martiens que nous avons creusé tout au long des soixante dernières années (câbles sous-marins, fermes de serveurs, tours de téléphonie, ordinateurs de poche, de table, chaussures ou vêtements connectés), par des moyens qui englobent les problèmes et les solutions de Cros et de Gauss, de Hogben et de Freudenthal.

L'interlocuteur non humain de ces adresses aux extraterrestres est à présent la plus ordinaire des créatures de notre petite île : c'est nous. Nous qui réagissons à des alertes automatiques, qui discutons avec des systèmes à reconnaissance vocale, qui déchiffrons des « captcha » (6) pour nous connecter sur Facebook et consulter notre page classée par des algorithmes — alors que tout autour de nous s'étend l'océan infini et silencieux.

(1) Pitcairn est une île du Pacifique où s'installèrent en 1790 des mutins du Bounty.

(2) Cité par Michael J. Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900, Cambridge University Press, 1986.

(3) Ibid.

(4) Charles Cros, Étude sur les moyens de communication avec les planètes, dans Œuvres complètes, Gallimard, coll. « La Pléiade », Paris, 1970.

(5) Lancelot Hogben, « Astraglossa, or first steps in celestial syntax », Science in Authority, W. W. Norton, New York, 1963.

(6) Les « captcha » sont des cartouches contenant des caractères déformés qui apparaissent par exemple lors de l'inscription à certains services en ligne. En déchiffrant ces signes illisibles par un ordinateur, l'utilisateur est censé prouver qu'il n'est pas une machine.

Cinq siècles de colonialisme

Thu, 16/02/2017 - 13:10

En France, les confessions du général Aussaresses sur la pratique de la torture par l'armée française durant la guerre d'Algérie (1954-1962) ont ravivé les débats sur le passé colonial. Comme si, quarante ans après les décolonisations, l'heure sonnait enfin d'ouvrir le livre noir du colonialisme.

Ce devoir de mémoire prend, en France, des accents de confrontation dramatique en raison, d'abord, de la violence extrême de la guerre d'indépendance algérienne. Ensuite, parce que, parvenue au crépuscule de sa vie, la génération des soldats engagés dans les combats - ceux qui eurent « vingt ans dans les Aurès » - veut connaître toute la vérité sur ce qui constitua souvent l'expérience la plus forte de son existence. S'y ajoute l'intérêt passionné que portent à cette question d'autres acteurs du drame : les centaines de milliers de rapatriés européens d'Algérie, les familles des harkis, et enfin tous les Algériens et descendants d'Algériens établis depuis en « métropole ».

Mais, plus largement, les polémiques sur l'histoire coloniale se multiplient, en Belgique, en Espagne, au Portugal, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre, etc. Dans tous ces pays, qui eurent jadis un « empire colonial », des expositions (1), des livres, des films ou des émissions de télévision reviennent sur un passé que les ouvrages scolaires continuent de présenter comme « glorieux ».

On découvre ainsi que le colonialisme aura été un mouvement d'expansion de l'Europe qui se répand hors de ses frontières, envahit le reste de la planète pour y exploiter et opprimer ses habitants. Il commence au XVe siècle pour s'achever au cours de la seconde moitié du XXe. A son apogée, vers 1938, l'Europe colonisatrice étend sa domination sur plus de 40 % du monde habité. La Grande-Bretagne et la France possèdent, à elles seules, à la veille de la seconde guerre mondiale, 85 % du domaine colonial existant. Au point qu'on estime que 70 % des habitants actuels de la planète ont un passé colonial, soit en tant qu'anciens colonisateurs, soit comme ex-colonisés (2).

Le fait colonial débute à l'ère moderne avec les grandes inventions et les grandes découvertes qui marquent la fin du Moyen Age. Christophe Colomb met pied en Amérique le 12 octobre 1492. C'est alors que l'Europe, et elle seule, va s'étendre, conquérir, dominer et coloniser. Les premiers à le faire seront les Espagnols et les Portugais. Le pape Alexandre VI, le 3 mai 1493, partagera « les mondes découverts et à découvrir » entre l'Espagne et le Portugal afin que « la foi catholique et la religion soient exaltées et partout amplifiées et répandues (...) et que les nations barbares soient subjuguées et réduites à la foi ».

La conquête de l'Amérique se traduit par la destruction des civilisations amérindiennes et par un génocide. Des débats opposent, dès cette époque, partisans et adversaires de la colonisation. Des théologiens se demandent s'il est juste de faire la guerre aux Indiens et de les soumettre en esclavage. Oui, disent les uns, parce que Dieu en a fait des êtres inférieurs, et parce qu'ils doivent expier leurs crimes, leur idolâtrie, leurs vices, leur barbarie. Non, répliquent les autres, parce que Dieu en a fait des êtres semblables à nous, avec les mêmes attributs et les mêmes droits.

Une controverse va opposer, en 1550, à Valladolid, devant une commission de lettrés, les tenants des deux thèses. Juan Ginés de Sepulveda estime que la domination coloniale est un devoir. Bartolomé de Las Casas soutient que c'est une ignominie. Las Casas l'emporte. Mais les « lois nouvelles » ne seront pas appliquées. Et Montaigne, favorable - comme Rabelais ou Ronsard - à une colonisation humaine, pourra dénoncer la fausse gloire des conquistadores en rappelant qu'avec « les foudres et tonnerres de leurs pièces et harquebouses on triomphe sans honneur de peuples nuds ».

Après l'Espagne et le Portugal, trois autres puissances maritimes, la France, l'Angleterre et les Pays-Bas, se lancent à la conquête de colonies, en Amérique du Nord, en Inde et dans les « îles aux epices » (actuelle Indonésie). Ils le font au nom de la théorie mercantiliste, qui pendant trois siècles sera la doctrine coloniale dominante. Le mercantilisme fait des colonies des dépendances économiques de la métropole, gérées le plus souvent par des Compagnies. Il s'agit de soumettre les possessions coloniales à trois contraintes : empêcher leur production de concurrencer celle de la métropole, écarter toute intervention d'un tiers entre la colonie et sa métropole, et enfin contraindre la colonie à ne commercer qu'avec la métropole.

Si les colonies de plantation s'adaptent au mercantilisme, en revanche les colonies de peuplement ont de plus en plus de mal à le faire. Au nom de la liberté du commerce, les libéraux encouragent la dissidence. Cela conduit, en 1776, à la révolte et l'indépendance des colons d'Amérique du Nord et, trente ans plus tard, à celle de l'Amérique du Sud. Ces colons sécessionnistes sont anticolonialistes dans la mesure où ils s'opposent à la dépendance économique exclusive avec la métropole, mais, pour la plupart, ils restent farouchement colonialistes à l'égard des Indiens et des Noirs, et partisans de l'esclavage. Ce qui explique le « paradoxe américain ». L'Amérique est le premier continent à s'être libéré du colonialisme, mais cette libération vis-à-vis de la métropole s'est traduite, paradoxalement, par un renforcement du pouvoir local des colons. C'est pourquoi, de tous les territoires décolonisés de la planète, l'Amérique est (avec l'Australie et la Nouvelle-Zelande) le seul ou les populations colonisées (les Indiens) demeurent exclues du pouvoir, discriminées, marginalisées. Ce sont les Etats-Unis et l'Argentine indépendants et décolonisés qui ont pratiquement exterminé leurs Indiens...

Une première ère coloniale s'achève. Les libéraux du début du XIXe siècle, comme Alexis de Tocqueville ou Domingo F. Sarmiento, ferment les yeux sur ces massacres tout en encourageant l'abandon des colonies. « Les vraies colonies d'un peuple commerçant - écrit par exemple Jean-Baptiste Say dans son Cours complet d'économie politique en 1803 — ce sont les peuples indépendants de toutes les parties du monde. Tout peuple commerçant doit désirer qu 'ils soient tous indépendants pour devenir plus industrieux et plus riches, car plus ils seront nombreux et productifs, plus ils présenteront d'occasions et de facilités pour les échanges. Les peuples deviennent alors pour nous des amis utiles et qui ne nous obligent pas de leur accorder des monopoles onéreux, ni d'entretenir à grands frais des administrations, une marine et des établissements militaires aux bornes du monde. Un temps viendra où on sera honteux de tant de sottise et où les colonies n 'auront plus d'autres défenseurs que ceux à qui elles offrent des places lucratives à donner et à recevoir, le tout aux dépens du peuple. »

Partisans et adversaires des colonies s'affrontent tout au long du XIXe siècle. La France, qui se lance à la conquête de l'Algérie dès 1830, n'échappe pas à ces polémiques. Certains y dénoncent les crimes. Par exemple, Victor Hugo, dans Choses vues écrit : « Le général Leflô me disait hier soir, 16 octobre 1852 : « Dans les prises d'assaut, dans les razzias, il n'était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d'autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d'oreille aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux... » (3)  » D'autres, au nom des idées du comte de Saint-Simon, estiment que la colonisation, conduite par les savants, les banquiers et les industriels, permettra d'étendre à tous et partout les bénéfices de la science, de la raison et du progrès...

Après 1870, le colonialisme se dote d'une nouvelle facette : la dimension impériale. Les puissances industrielles, enrichies par le progrès technique, repartent en conquête avec des moyens militaires décuplés par la révolution industrielle : « La politique coloniale dira Jules Ferry, est fille de la politique industrielle. » La puissance coloniale devient une composante majeure du prestige national. L'Afrique est alors mise en coupe réglée par les puissances coloniales traditionnelles, surtout la Grande-Bretagne et la France, auxquelles s'ajoutent de nouveaux venus : la Belgique, l'Allemagne et l'Italie. En Océanie et en Extrême-Orient, les Etats-Unis et le Japon conquièrent également un embryon d'empire colonial. Une adaptation des théories de Darwin sert de philosophie à ce nouvel expansionnisme : l'élimination des « peuples arriérés » serait en définitive bénéfique pour l'humanité tout entière : « Les races supérieures explique Jules Ferry, ont un droit vis-à-vis des races inférieures. »

Les socialistes, qui globalement dénoncent la colonisation, le font au milieu de grandes hésitations. Et les textes abondent, de Engels et même de Marx, à forts relents racistes, quand il s'agit de qualifier les populations colonisées. Il faudra attendre Lénine et sa critique de « l'impérialisme, stade suprême du capitalisme » pour voir enfin le socialisme se doter d'une doctrine radicalement anticolonialiste. Sur cette base, et sur des revendications nationalistes, les révoltes et les guerres anticoloniales vont se multiplier tout au long du XXe siècle.

La seconde guerre mondiale qui ravage l'Europe affaiblit définitivement les puissances coloniales. Les années qui vont de 1945 à 1975 verront l'effondrement définitif du colonialisme, un système d'exploitation de tous les non-Européens fondé sur le racisme et qui aura finalement duré cinq longs siècles...

(1) Lire Michel Daubert, « Les musées coloniaux changent de vocation », Télérama, 18 avril 2001.

(2) Cf. Bouda Etemad, « La colonisation, une bonne affaire ? », Alternatives économiques, mai 2001.

(3) Cité par Delfeil de Ton in Le Nouvel Observateur, 9 juin 2001.

En Algérie, une guerre de cent ans contre la colonisation (1)

Thu, 16/02/2017 - 12:32

Jusqu'aux années 1990, la fermeture des archives, en particulier militaires et policières, freinait les travaux scientifiques sur la guerre d'Algérie. Les témoignages (de rapatriés, d'anciens combattants, etc.), les œuvres des cinéastes et les textes d'intellectuels n'en donnaient qu'une vision parcellaire. Depuis, la torture, les « camps de regroupement » et les autres exactions de l'armée française apparaissent au grand jour.

La prise de Mascara, le 5 décembre 1835, par les troupes francaises sur les soldats d'Abd El-Kader. Image d'Epinal, vers 1836. © Coll. Kharbine-Tapabor.

Si l'on en croit bien des livres d'histoire, la guerre d'Algérie débute le 1er novem­bre 1954, lorsque sont échangés les premiers coups de feu et qu'apparaît un groupe inconnu auparavant : le Front de libération nationale (FLN).

En réalité, la résistance du peuple algérien commence… dès le début de la colonisation française, lors du débarquement de 1830. La « pacification » ne s'achève qu'en décembre 1847, avec la reddition d'Abd El-Kader – l'unificateur des forces algériennes contre la conquête, proclamé « émir des croyants ». Depuis cette date, les insurrections, locales ou régionales, n'ont plus cessé. Une des dernières manifestations pour l'indépendance, à Sétif en mai 1945, est réprimée dans le sang, laissant dans la société algérienne une cicatrice jamais refermée.

Constat d'échec pour les solutions pacifiques et les soulèvements sporadiques.

Ces insurrections furent-elles toutes menées au nom de la nation algérienne ? Pour la phase initiale, au XIXe siècle, les historiens en débattent encore. Ce qui est certain, c'est que le sentiment patriotique algérien s'affirme progressivement face à l'occupation étrangère. En témoignent la naissance de l'Etoile nord-africaine (1926), puis celle du Parti populaire algérien (1937), deux organisations marquées par la forte personnalité de Messali Hadj – lequel sera écarté par ses camarades plus jeunes lors du déclenchement de l'insurrection de novembre 1954, qui débouchera sur la guerre d'indépendance.

Deux membres de l'Armée de libération nationale (ALN) étudient les plans de leurs futures missions. Photographie de Kryn Taconis, 1957. © Kryn Taconis/Magnum Photos. 
Des paysans accueillent des membres de l'ALN alors qu'ils patrouillent près de leur village. Photographie de Kryn Taconis, 1957 © Antonio Martorell/DR.

A ce moment, le mouvement nationaliste parvient à la conclusion que, les solutions pacifiques et les soulèvements sporadiques ayant échoué, un mouvement de révolte structuré, centralisé, est devenu nécessaire. D'autant que, quelques mois plus tôt, à l'autre bout du monde, la victoire vietnamienne de Dien Bien Phu (mai 1954) a éveillé d'immenses espoirs chez tous les colonisés (lire p. 118).

Affiche porto-ricaine du film « La Bataille d'Alger », de Gillo Pontecorvo, par Antonio Martorell. © DocPix.

Les gouvernants ne comprennent pas ce qui est en train de se passer. Les formules « L'Algérie, c'est la France. Des Flandres au Congo, une seule nation, un Parlement » et « Pas de négociation » (François Mitterrand, ministre de l'intérieur) emplissent les discours. Pour ces officiels, la réplique va de soi : « la fermeté », c'est-à-dire la violence, « la guerre » (Mitterrand).

La quasi-totalité du monde politique et journalistique préconise les mêmes « solutions ». Seules quelques voix protestent : Charles-André Julien, François Mauriac, André Mandouze, Francis Jeanson chez les intellectuels ; Témoignage chrétien, L'Humanité et France-Observateur dans la presse. Les communistes, unique force politique nationale à s'élever contre la répression et à affirmer le caractère spécifique de la question algérienne, ne vont pas pourtant jusqu'à l'affirmation du droit à l'indépendance de l'Algérie.

Guerre ? Le mot n'apparaîtra jamais dans le vocabulaire officiel de 1954 à 1962. Il ne sera adopté qu'en… octobre 1999, après une décision de l'Assemblée nationale !

Prospectus de l'association l'Etoile nord-africaine, 1934. DR.

C'est pourtant bel et bien une guerre coloniale qui commence en 1954. Dès ce moment sont mis en place des moyens proprement inhumains pour terroriser non seulement les combattants, mais toute la population, considérée comme complice, donc coupable : ratissages, arrestations, usage de la torture, évacuations de villages entiers et regroupements par la force des populations civiles, bombardements au moyen parfois du sinistre napalm.

Le désastre de Guy Mollet Affiche de propagande de la Fondation Maréchal de Lattre, 1956-1958. © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.

Les mois passent, la guerre s'installe. Durant cette première phase, les dirigeants français, endormis par plus d'un siècle de certitudes coloniales (« Nous sommes porteurs de la civilisation… les indigènes nous sont reconnaissants… »), ne comprennent pas les enjeux. Les gouvernements de la IVe République qui se succèdent (Pierre Mendès France, Edgar Faure, Guy Mollet…) adoptent, avec des nuances, la même politique.

Le pire survient avec le gouvernement Mollet, dit de « front républicain » : élu en 1956 sur un programme de prise de contacts avec le FLN, soutenu par des communistes qui regretteront, mais bien tard, leur vote, il s'engage en fait vers une aggravation de la guerre. C'est ce gouvernement qui couvre les exactions de la féroce chasse à l'homme pudiquement appelée bataille d'Alger (début 1957).

Manuel scolaire algérien

Depuis l'indépendance,le gouvernement algérien alimente l'hostilité de la populationà l'égard des harkis. En témoigne ce manuel de neuvième, rédigé au début des années 2000.

Des groupes de personnes ont préféré se vendre à l'ennemi et combattre leurs propres frères, déjà lors des premières révoltes au XIXe siècle, en échange d'argent, de biens, de titres. Ces groupes de harkis ont été responsables des pires répressions contre les civils algériens. Ce sont eux qui ont été chargés de brûler les villages, des interrogatoires, de la torture, soit de la sale besogne de l'armée française.

Cité dans Benjamin Stora, « Guerre d'Algérie et manuels algériens de langue arabe », Outre- Terre, n° 12, 2005.

La résistance wallonne, bluff ou brèche ?

Mon, 13/02/2017 - 16:33

L'Accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (en anglais CETA) a finalement été signé le 30 octobre 2016. L'opposition farouche de la Wallonie et de son ministre-président Paul Magnette en avait bloqué l'adoption pendant plusieurs semaines. Habitués à l'échec, les opposants au libre-échange ont imaginé en avoir subi un nouveau. Ont-ils raison ?

Négocié dans le plus grand secret depuis 2009, l'Accord économique et commercial global (AECG, en anglais CETA) entre l'Union européenne et le Canada devait être signé le 27 octobre 2016. Mais, treize jours avant la cérémonie, le Parlement de Wallonie, dominé par le Parti socialiste, a refusé de donner délégation au gouvernement belge pour conclure ce traité. Ce coup de tonnerre a offert aux dirigeants européens l'occasion d'une nouvelle démonstration de leur mépris des populations. M. Paul Magnette, le ministre-président wallon, se retrouve subitement dans la situation du premier ministre grec Alexis Tsipras à l'été 2015, et de tous ceux qui osent ne pas se soumettre : il essuie le feu de la Commission européenne.

Au terme d'intenses négociations, et après de nombreuses menaces, un nouvel accord a finalement été adopté avec l'assentiment du Parlement wallon. Certains ont vu dans ce ralliement une capitulation semblable à celle du gouvernement grec, qui avait finalement accepté l'austérité. Mais, à y regarder de plus près, l'affaire, parsemée de nombreux rebondissements, paraît moins certaine.

Pas de tribunaux d'arbitrage

Les négociations de l'AECG se sont achevées une première fois fin 2013. Désireux d'inscrire ce traité à son bilan, M. José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, enjoint au gouvernement canadien d'organiser prestement une cérémonie de signature. Celle-ci a lieu le 26 septembre 2014. Alors que s'engage le processus de ratification par les États, on découvre le contenu de l'accord et les Wallons commencent à s'y intéresser. En effet, la Constitution fédérale belge conférant aux entités fédérées le pouvoir de ratifier certains traités internationaux, le Parlement de Wallonie se saisit du document et organise une consultation de tous les milieux concernés : experts, juristes, syndicalistes, représentants du monde associatif, etc. Il est pratiquement le seul en Europe à réaliser un tel travail.

Au même moment, des fuites permettent de découvrir un traité identique, négocié avec les États-Unis : le grand marché transatlantique (GMT), popularisé sous son acronyme anglais Tafta, dans lequel on retrouve, comme dans l'AECG, un dispositif d'arbitrage destiné à protéger les investisseurs contre les entraves que pourraient leur imposer les États (1). Ce mécanisme suscite une opposition d'une ampleur telle que les gouvernements français et allemand font part de leurs réserves. La Commission européenne consent à quelques modifications, mais le nouveau « système de cour d'investissement » conserve des traces de la formule d'origine : les arbitres demeurent, et aucune règle déontologique ne leur est imposée pour éviter les conflits d'intérêts.

Ces changements homéopathiques conviennent au Canada et aux gouvernements européens, qui s'entendent pour organiser une nouvelle cérémonie. Mais le Parlement de Wallonie, lui, n'est toujours pas satisfait.

Dans une résolution du 27 avril 2016, il s'oppose à la mise en œuvre provisoire de l'AECG avant sa ratification et refuse au gouvernement belge les pleins pouvoirs pour le signer. Il exige de consulter la Cour de justice de l'Union européenne sur la compatibilité de l'accord avec les traités européens existants et demande qu'on confère à l'AECG le statut de traité mixte, qui implique une ratification par les Parlements nationaux.

Enfin, il préconise l'inscription dans tous les accords de libre-échange de quatorze « balises » contraignantes, « qui ne se retrouvent malheureusement pas dans le CETA » (2) : le respect des droits humains, du droit du travail et des normes environnementales ; l'adoption de listes positives en matière de libéralisation des services, mentionnant les services à ouvrir aux entreprises étrangères et excluant les services d'intérêt général ; le respect du principe de précaution et de la convention de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) sur la diversité culturelle ; l'inscription d'une exception agricole pour garantir la sécurité alimentaire, la sauvegarde de la vie rurale, la protection de la nature et de la biodiversité ; la possibilité d'inclure des clauses sociales et environnementales dans les marchés publics et de privilégier les circuits courts ; la transparence dans les négociations des futurs accords de libre-échange, etc. Les principales questions soulevées par les mobilisations citoyennes sont posées.

La témérité wallonne déteint sur plusieurs capitales, qui, à l'instar de Paris et Berlin, souhaitent désormais que les Parlements se prononcent. Le 5 juillet 2016, ignorant l'avis de la Commission européenne, le Conseil des ministres de l'Union classe l'AECG parmi les traités mixtes. Des tractations s'ouvrent avec le Canada autour d'une déclaration interprétative commune (3) de nature à répondre aux craintes exprimées. Adoptée le 5 octobre, celle-ci n'offre pas les garanties demandées par le Parlement de Wallonie, qui refuse à nouveau, le 14 octobre 2016, de donner délégation au gouvernement belge. Dès lors, les foudres de Bruxelles et d'Ottawa s'abattent sur la Wallonie. « Si, dans une semaine ou deux, l'Europe est incapable de signer une entente commerciale progressiste avec un pays comme le Canada, avec qui l'Europe pense-t-elle faire affaire dans les années à venir ? », interroge le premier ministre canadien Justin Trudeau lors d'une conférence de presse le jour même.

Pourtant, les revendications des Wallons n'ont rien de radical : ils ne rejettent pas le principe d'un traité de libre-échange ni ne remettent en cause les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), dont ils espèrent seulement atténuer les effets. Mais ils ont face à eux un gouvernement canadien qui refuse toute renégociation, et des gouvernements européens qui l'appuient. Menaçant de ne pas ratifier l'AECG — et de bloquer ainsi sa signature —, M. Magnette demande des améliorations du document interprétatif. Après plusieurs jours de négociations et d'intimidations, une nouvelle déclaration et trente-huit autres documents sont adoptés le 30 octobre. Ils forment un ensemble juridique indissociable qui engage toutes les parties. Selon M. Magnette, l'accord final contient « des clarifications, des précisions, des engagements et des compléments qui ont valeur d'amendements du texte du traité lui-même (4) ». Le Parlement de Wallonie accepte de signer. Loin d'être une capitulation, cette décision témoigne des gains non négligeables obtenus grâce à la résistance wallonne.

Encore de nombreuses ambiguïtés

En effet, dans son ultime mouture, l'AECG n'a plus le pouvoir de modifier les règles en vigueur dans l'Union européenne en matière de principe de précaution. Par ailleurs, les pouvoirs du conseil de coopération réglementaire se trouvent nettement amoindris. Ce conseil permet, une fois le traité adopté, d'en poursuivre les objectifs en allant au-delà de ce qu'il prévoit en matière de compatibilité des normes sociales, sanitaires, industrielles, environnementales, avec la possibilité de remettre en question toutes les législations et les réglementations contestées par le secteur privé. Composé de représentants du Canada et de l'Union européenne, il échappe au contrôle démocratique ; toute nouvelle norme envisagée par un État membre de Union devrait lui être soumise. Mais le nouveau texte défend la souveraineté nationale et enlève tout caractère obligatoire aux résultats de cette coopération.

Autre avancée : chaque État peut s'en tenir à sa propre définition des services publics et ramener sous son contrôle des services auparavant privatisés. Ce droit remet-il en question le principe de la liste négative (5) et les effets du traitement national (6) ? Le texte ne le dit pas.

Le nouvel accord limite en outre la pratique des sociétés-écrans et des entreprises « boîtes aux lettres », en appliquant aux sociétés installées au Canada les mêmes règles qu'en Europe : pour bénéficier des dispositions de l'AECG, elles doivent avoir un « lien effectif et continu » avec l'économie locale (7).

Le dispositif de règlement des conflits entre entreprises privées et États a également fait l'objet d'importantes modifications, qui l'ont éloigné du cadre de la convention de Washington (8). Les parties renoncent au principe de l'arbitrage et créent une juridiction originale, animée par des magistrats professionnels soumis — contrairement aux arbitres — aux règles d'éthique propres au pouvoir judiciaire. Une instance d'appel, sur le modèle de celle existant à l'OMC, est instaurée, ce qui permettra de bâtir une jurisprudence et de garantir la sécurité juridique et l'égalité d'accès.

Dans le domaine agricole, une clause de sauvegarde a été introduite : certaines dispositions de l'AECG pourraient être suspendues si elles provoquent des « déséquilibres de marché », ce concept étant élargi à d'autres facteurs que le volume des importations. Quant aux indications géographiques protégées (un label européen certifiant l'origine d'un produit agricole), une clause permet d'en élargir la liste au cas où l'une d'elles serait usurpée au Canada. La protection du travail comme celle de l'environnement ont enfin été renforcées : les signataires se sont engagés à ne pas diminuer leur niveau de réglementation. Et, contrairement à ce qu'indiquait la première version du texte, ils ne devront pas prendre en considération le fait que leurs décisions puissent affecter négativement les attentes de profit des investisseurs — lesquels ne pourront pas demander des réparations pour de telles décisions.

Le texte de l'AECG en lui-même n'a pas changé. « Nous n'avons pas bougé une virgule », s'est vanté le premier ministre belge, M. Charles Michel, soucieux de montrer que les dirigeants européens n'avaient rien cédé à la « petite » Wallonie (tout de même plus peuplée que sept États membres de l'Union). Ce qui a changé, c'est la manière dont le traité sera mis en œuvre — si tant est qu'il le soit, puisqu'il doit désormais être ratifié à l'unanimité par les Parlements nationaux.

Les citoyens engagés contre le libre-échange espéraient davantage, et les raisons de se battre contre la ratification de l'AECG demeurent. Si de réels progrès ont été accomplis, il reste de nombreuses ambiguïtés, et on peut douter de la détermination des autorités européennes à respecter des dispositions qu'elles s'étaient bien gardées de proposer durant les négociations. Les socialistes wallons sont néanmoins allés aussi loin que possible dans un contexte où tous les gouvernements s'opposaient à eux. Ils ont démontré que résister n'est jamais vain, y compris dans le cadre institutionnel dominant. Les principales raisons de s'opposer à ces accords de libre-échange ont été, pour la première fois, portées et débattues au plus haut niveau de l'Union européenne.

(1) Lire Benoît Bréville et Martine Bulard, « Des tribunaux pour détrousser les Etats », Le Monde diplomatique, juin 2014.

(2) « Résolution sur l'Accord économique et commercial global », Parlement de Wallonie, Namur, 27 avril 2016.

(3) Lorsqu'un traité suscite des interprétations divergentes, les États signataires peuvent s'accorder sur un document annexe qui fournit une interprétation partagée par toutes les parties. En vertu de la convention de Vienne sur le droit des traités, ce document a la même force contraignante que les dispositions du traité lui-même.

(4) Commission chargée des questions européennes, Parlement de Wallonie, séance publique du 27 octobre 2016.

(5) Tous les services qui ne sont pas explicitement mentionnés sur une liste sont ouverts à la concurrence.

(6) L'obligation de traiter une entreprise étrangère de la même manière qu'une entreprise nationale (subventions, aides...).

(7) Décision du 15 janvier 1962, en vertu de l'article 54 du traité établissant la Communauté économique européenne (CEE).

(8) Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d'autres États conclue à Washington le 18 mars 1965. Elle a créé le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), où se rendent les deux tiers des arbitrages en matière d'investissements. Cette convention exclut les mécanismes d'appel.

Nos précédents articles

Le fléau de l'arbitrage international, par Maude Barlow et Raoul Marc Jennar (février 2016).

• « Bon, d'accord. Mais que faire ? », par les Collectifs Stop Tafta de Besançon et Stop Tafta 31 (juin 2015).

Dossier : grand marché transatlantique (juin 2014).

Comment l'AMI fut mis en pièces, par Christian de Brie (décembre 1998).

« Un danger pour la solution à deux États »

Mon, 13/02/2017 - 16:27

Le 23 décembre 2016, le Conseil de sécurité des Nations unies adoptait par quatorze voix et une abstention (celle des États-Unis) la résolution 2334 condamnant « la construction et l'expansion de colonies de peuplement » dans les « territoires occupés ». Cinq jours plus tard, dans un discours très critique à l'égard de la politique israélienne, le secrétaire d'État John Kerry expliquait pourquoi les États-Unis n'avaient pas utilisé leur droit de veto pour bloquer ce texte (extraits).

Soyons clairs sur la situation en Cisjordanie. En public, le premier ministre israélien soutient une solution à deux États ; mais la coalition dont il fait actuellement partie est la plus à droite de l'histoire d'Israël, et son programme est dicté par ses éléments les plus extrêmes. L'action de ce gouvernement, décrit par le premier ministre lui-même comme « plus dévoué aux colonies que tous ses prédécesseurs », va dans le sens d'une solution à un État. Israël a effectivement conforté son emprise sur une grande partie de la Cisjordanie pour servir ses intérêts propres, inversant ainsi la transition vers le renforcement de l'autorité civile palestinienne que réclamaient les accords d'Oslo.

Je pense que la majorité des gens, en Israël et a fortiori dans le reste du monde, ignorent à quel point ce processus s'est amplifié et généralisé. Mais les faits parlent d'eux-mêmes. La population des quelque 130 colonies à l'est des frontières de 1967 n'a cessé de croître. Depuis la signature des accords d'Oslo [en 1993], le nombre de colons a augmenté de 270 000 dans la seule Cisjordanie — sans compter Jérusalem-Est —, dont 100 000 depuis le début du mandat de Barack Obama en 2009.

Inutile de prétendre que cela concerne uniquement les grandes colonies. Près de 90 000 colons vivent à l'est du mur de séparation construit par Israël au beau milieu de ce qui, selon toute définition raisonnable, constituerait le futur État palestinien. Et la population de ces petites colonies lointaines a augmenté de 20 000 personnes depuis 2009. De surcroît, le gouvernement vient d'approuver une nouvelle implantation encore plus à l'est du mur, plus près de la Jordanie que d'Israël. Qu'est-ce que cela dit aux Palestiniens, mais aussi aux États-Unis et au reste du monde, des intentions d'Israël ?

Je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas d'affirmer que les colonies sont la seule ou la principale cause du conflit. Ce n'est évidemment pas le cas. On ne peut pas non plus dire que la suppression des colonies suffirait à amener la paix. On n'y parviendrait pas sans un accord plus large. Bien entendu, un accord sur le statut final devra intégrer certaines colonies à Israël de manière à refléter les changements qui se sont produits au cours des quarante-neuf dernières années ; nous comprenons cela. De même, les nouvelles réalités démocratiques et démographiques qui existent sur le terrain devront être prises en compte. Mais, si de plus en plus de colons viennent s'implanter au milieu de territoires palestiniens, il sera aussi difficile de séparer les deux territoires que d'imaginer un transfert de souveraineté, et c'est exactement le dessein que poursuivent certains.

Disons-le : l'expansion des colonies n'a rien à voir avec la sécurité d'Israël. Au contraire, nombre d'entre elles alourdissent le fardeau sécuritaire des forces de défense israéliennes. Et les chefs de file du mouvement de colonisation sont motivés par des impératifs idéologiques qui ignorent complètement les aspirations légitimes des Palestiniens.

On en trouve l'illustration la plus troublante dans la prolifération des avant-postes de colons, illégaux aux yeux mêmes de la loi israélienne. Souvent situés sur des terrains palestiniens privés, ils occupent des positions stratégiques qui rendent la solution à deux États impossible. Il existe plus de cent avant-postes de ce type, et, depuis 2011, près d'un tiers d'entre eux ont été légalisés — ou sont en passe de l'être — malgré les promesses des anciens gouvernements d'en démanteler la majorité.

Or des représentants du mouvement de colonisation ont proposé une nouvelle législation qui légaliserait tous les avant-postes. Pour la première fois, cela signifierait appliquer à la Cisjordanie la loi nationale d'Israël au lieu de la loi militaire, ce qui serait une étape majeure vers le processus d'annexion. Quand la loi a franchi l'étape de la première lecture à la Knesset (le Parlement israélien), l'un de ses principaux promoteurs a déclaré fièrement : « Aujourd'hui, la Knesset a abandonné l'idée de créer un État palestinien pour aller dans le sens de la souveraineté israélienne en Judée et en Samarie. » Même le ministre de la justice israélien a affirmé que ce projet de loi était inconstitutionnel et qu'il enfreignait le droit international.

Vous entendrez peut-être des défenseurs des colonies soutenir qu'elles ne font pas obstacle à la paix, sous prétexte que les colons qui refuseraient de partir [en cas de partition] pourraient tout simplement rester en Palestine, comme les Arabes qui vivent en Israël. Mais ce serait là oublier un élément crucial. En tant que citoyens d'Israël, les Arabes israéliens sont soumis au droit israélien. Qui peut vraiment croire que les colons accepteraient de se plier au droit palestinien en Palestine ?

De même, des partisans des colonies avancent que les colons pourraient tout simplement rester dans leurs colonies tout en demeurant des citoyens israéliens dans des enclaves séparées au milieu de la Palestine, sous la protection de l'armée israélienne. Eh bien, il existe plus de quatre-vingts colonies à l'est du mur de séparation, dont beaucoup à des emplacements qui rendraient impossible la création d'un État palestinien continu. Peut-on vraiment penser que, si les colons restent là où ils sont, il serait possible d'instaurer un État palestinien viable ?

D'aucuns se demandent pourquoi ne pas construire dans les zones dont tout le monde sait qu'elles finiront par faire partie d'Israël. Si l'implantation de nouvelles colonies dans ces zones ou ailleurs en Cisjordanie soulève une telle opposition, c'est parce que la décision de ce qui constitue un ensemble de colonies est prise de manière unilatérale par le gouvernement israélien, sans consultation, sans le consentement des Palestiniens, qui ne bénéficient pas du droit équivalent de construire dans ce qui fera probablement partie de la Palestine. En un mot, sans accord et sans réciprocité, les choix unilatéraux deviennent des sujets de contentieux, et cela explique en partie comment nous en sommes arrivés là.

Vous entendrez peut-être dire que ces colonies lointaines ne posent pas problème parce qu'elles ne représentent qu'une infime portion du territoire. Mais nous n'avons cessé de le répéter : la question ne porte pas tant sur la quantité de terre disponible en Cisjordanie que sur sa continuité. Si elle est formée de petites parcelles éparses, comme un gruyère, elle ne pourra pas constituer un véritable État. Plus on bâtit des avant-postes, plus la possibilité de créer un État d'un seul tenant s'éloigne. Au-delà de la surface qu'occupent les colonies, leur emplacement a des conséquences sur les mouvements de population, sur la capacité des routes à relier entre elles les personnes et les communautés, et sur la notion d'État, que chaque nouvelle construction vient affaiblir. Quiconque envisage sérieusement la paix ne peut ignorer la réalité des difficultés que posent les colonies pour parvenir à cette paix.

La spirale de l'intégration

Sat, 11/02/2017 - 18:26

Depuis la création du Conseil de l'Europe en 1949, la marche vers une intégration politique et économique a toujours été présentée comme inéluctable, jusqu'au « Brexit » ! À la Communauté du charbon et de l'acier de 1952 s'ajouta en 1957 la Communauté économique européenne (à six pays), qui ne cessa de s'élargir et se transforma en Union européenne en 1993. En son sein, l'Union économique et monétaire (zone euro) n'a également cessé de s'agrandir : elle est passée de onze membres à sa création en 1999 à dix-neuf aujourd'hui. Mais, si des pays entrés récemment au Conseil de l'Europe, comme la Serbie (en 2003), pourraient rejoindre l'Union prochainement, d'autres, comme la Norvège ou l'Islande, ont refusé d'aller plus avant ou, comme la Turquie, sont confinés dans l'antichambre du Conseil depuis 1950.

L'Union européenne au défi de ses frontières

Sat, 11/02/2017 - 18:26

Le « Brexit » a rappelé que les frontières de l'Union européenne n'étaient pas intangibles ; pas plus que celles du continent, la Russie ou la Turquie étant souvent renvoyées vers l'Asie. Dans ces conditions, et alors que les candidatures à l'adhésion sont nombreuses, comment construire l'intégration politique d'un espace sans cesse en recomposition ?

Dans un contexte de divergences politiques internes et de redoutables défis externes, les indispensables débats sur l'avenir du projet européen gagneraient en efficacité si la mémoire des situations géopolitiques successives qui ont rendu ce projet possible restait assez vive.

« Europe » est un nom flottant, et l'espace qu'il désigne n'a pas de limites nettes préexistantes — ce n'est ni l'Australie ni le Canada —, de sorte que sa définition demeure ouverte. Cette incertitude représente une difficulté — où sont les limites de « l'Europe » (Union, marché, continent) ? — et un avantage, car elle est créatrice de dynamique : c'est la politique des Européens qui dessine la géographie de l'ensemble qu'ils forment. Telle politique induira telle délimitation — qui dans la zone euro ? qu'adviendra-t-il après le « Brexit » ? où exercer le contrôle migratoire ? —, telle limite impliquera telle configuration : union des États et des peuples, ou bien fédération d'États-nations.

L'Europe dite « géographique » est définie à l'est par les monts Oural et le fleuve Oural, au sud-est par le fleuve Araxe (qui traverse l'Arménie, la Turquie, l'Azerbaïdjan et l'Iran) et, sur les confins méridionaux, par des détroits. Toutes ces limites installées dans les esprits sont issues de décisions prises dans des circonstances historiques particulières. Sans la résistance de Mustafa Kemal Atatürk en Thrace, le Bosphore serait une limite géopolitique. À l'inverse, si le roi Sébastien du Portugal avait gagné la bataille dite « des Trois Rois » (1578), la frontière de l'Europe se situerait non pas dans le détroit de Gibraltar, mais quelque part entre le sud du Rif et Rabat.

Quant à l'Oural, il n'a jamais été et ne sera jamais une frontière internationale. Cette limite conventionnelle par excellence de l'Europe-continent a été imaginée par le géographe de Pierre le Grand, Vassilii Tatichtchev (1686-1750), afin de faire sortir la Moscovie de l'Asie et de repousser les Turcs et les Tatars au-delà de la Volga, limite militaire. Les monts Oural constituent une piètre limite naturelle, une sorte de Massif central étiré sur 2 000 kilomètres, traversé de nombreux cols bas (411 mètres pour celui emprunté par le Transsibérien). Pour les Russes, le continent asiatique ne commence qu'à l'est du lac Baïkal, où ils sont moins nombreux. L'Oural est donc une convention de cartographe. Son adoption indique que la Russie, de configuration eurasiatique, se voit comme une puissance européenne.

C'est en ce sens que le général de Gaulle proposa en 1962 de créer une solidarité européenne « de l'Atlantique à l'Oural ». Il s'agissait de montrer à Moscou que le rapprochement franco-allemand n'était pas un acte de guerre froide excluant les pays situés hors du Marché commun. Mais il y ajoutait une condition, trop rarement mentionnée : « Pour que cette Europe soit possible, il faut de grands changements. D'abord, que l'Union soviétique ne soit plus ce qu'elle est, mais la Russie. » Où l'on voit qu'une limite classique de la géographie scolaire sert à illustrer des considérations géopolitiques précises.

Dans les régions de Transcaucasie, soumises aux influences perses et turques pendant des siècles, le fleuve Araxe n'est devenu une frontière méridionale du continent européen, à la place des crêtes de la chaîne du Caucase puis de la vallée de la Koura, qu'après les interventions russes au sud de la chaîne, aux dépens d'un Empire perse affaibli (traité de Golestan de 1813). Il s'agit là d'une frontière politique, celle de la Russie avec la Perse, valorisée comme limite de l'Europe par les géographes géorgiens et arméniens. Bref, les limites, plus visibles si elles sont adossées à des configurations hydro-topographiques, résultent de circonstances politiques.

Du point de vue historique, l'Europe peut se définir comme une civilisation millénaire bâtie sur le droit romain et le christianisme. Sur la longue durée, elle se construit dans un double réseau de relations : « celles, sans doute, que les nations européennes ont entretenues avec les autres (leurs échanges, leurs importations réciproques, leurs traductions) mais celles, aussi, que les “Européens” ont construites avec ce qu'ils ont rêvé, imaginé ou fictionné comme leurs altérités », note le philosophe Marc Crépon (1). Dans cette formation d'une conscience singulière, l'absence de limites naturelles évidentes a conduit à une série d'autodéfinitions, par différence avec les mondes proches, les royaumes arabo-berbères musulmans et conquérants, l'Empire byzantin et son successeur ottoman (2). La prise de Constantinople, en 1453, fut vécue comme un traumatisme : le pape Pie II fut le premier à dire aux princes chrétiens querelleurs de se penser comme « européens » (européicos) pour tenter de refouler les Ottomans.

Le nom « Europe » ne s'est imposé dans le langage diplomatique qu'après la Réforme, en lieu et place d'une chrétienté mise au défi de ses divisions. Il est devenu une incantation, un idéal politique après 1918, quand a émergé une conscience européenne aux deux versants distincts : l'« européanité », sentiment d'appartenance culturelle à un ensemble civilisationnel multiséculaire ; et l'« européisme », perception d'une urgence de « faire l'Europe » pour en finir avec la guerre et conjurer, dès les années 1930, une hantise du déclin — bref, un remède désespéré pour les nations qui la composaient. Après 1945, dans la partie occidentale d'un continent divisé, furent bâties les premières communautés : la Communauté européenne du charbon et de l'acier en 1951, puis la Communauté économique européenne en 1957. Après 1991 et la disparition de l'Union soviétique, la géopolitique favorisa une extension de l'Europe instituée vers l'est.

Le dehors appelé à rejoindre le dedans

Sur le long terme, ce qui paraît nouveau, c'est l'instauration d'une « communauté de droit », afin de rompre avec un passé fondé sur l'équilibre entre des pays rivaux, sur un continent qui servait de champ de bataille à des nations armées jusqu'aux dents. Il s'agit bien d'une rupture : rebâtir un concert européen fondé sur des traités et des institutions, et non plus sur des rapports de puissance. Mais, en 2016, la force d'une Union européenne formée pour affirmer le primat de la paix et du compromis est aussi sa faiblesse dans un monde de menaces existentielles et de purs enjeux de pouvoir sur la scène internationale. Chacun a adhéré ou veut adhérer pour des raisons nationales singulières. Et comme l'élargissement, corollaire pour les pays d'Europe centrale de celui de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), déplace les limites, comment se concevoir comme une entité cohérente et imaginer une politique extérieure, puisque le dehors proche est appelé à rejoindre le dedans ? Et comment être certain que les limites extérieures de l'espace Schengen sont sous contrôle, dès lors qu'elles se sont déplacées huit fois ?

Le mot « Europe » est devenu un critère d'adhésion à l'Union européenne, selon l'article 237 du traité de Rome (1957) repris dans le traité de Maastricht (1992), sans que le terme « européen » soit officiellement défini. Dans la période post-1991, où l'élargissement ne prêtait pas à discussion, la Commission de Bruxelles indiqua : « Le terme [“européen”] combine des éléments géographiques, historiques et culturels qui, ensemble, contribuent à l'identité européenne. Leur expérience partagée de proximité, d'idées, de valeurs et d'interaction historique ne peut être condensée en une formule simple et reste sujette à révision à chaque génération successive. » Il n'est « ni possible ni opportun d'établir maintenant les frontières de l'Union européenne, dont les contours se construiront au fil des temps ». Le projet se bâtit par son contenu ; la dimension spatiale sera définie par la somme des États qui y participent. Cette approche fut confirmée en 2010 par le groupe de réflexion présidé par l'ancien chef du gouvernement espagnol Felipe González sur l'Europe en 2030, qui ne consacre qu'un paragraphe (sur quarante-six) aux limites (3). Telle a été la ligne suivie jusqu'à l'irruption de crises graves : guerre en Ukraine, mise en cause de Schengen et défis terroristes. L'absence de discussion sur les limites s'explique par les divisions qu'elles suscitent et par leur refus de rendre publics leurs désaccords. Sachant le sujet polémique, les partisans de l'adhésion de la Turquie avaient obtenu que le mandat du groupe de réflexion cité ne mentionne pas la question des frontières. À terme, le refus de penser des limites, et donc de les poser, visait à faire coïncider l'Europe communautaire avec le Conseil de l'Europe, qui regroupe les quarante-sept signataires de la convention européenne des droits de l'homme, dont la Turquie depuis 1950 et la Russie depuis 1996, mais pas la Biélorussie (4). Comme le note un rapport du Sénat français, « ces antagonismes politiques sous-jacents doivent-ils cependant faire renoncer à poser la question des “frontières de l'Europe” ? Ce serait laisser sans réponse un malaise persistant dans les opinions publiques, qui est susceptible d'affaiblir l'adhésion à la construction européenne (5)  ».

Ne rassembler que ceux qui se ressemblent ?

En effet, l'incertitude conceptuelle de l'Europe géographique se prolonge dans l'évolution incessante de ses frontières. On est passé de six pays en 1951 à vingt-huit en 2016, puis bientôt vingt-sept avec le départ programmé du Royaume-Uni. Les États candidats (Turquie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Albanie) ou susceptibles de l'être (Bosnie, Moldavie, Ukraine, Géorgie...) s'impatientent. Comment se sentir membre d'une communauté politique si son territoire n'est pas fixé, visible, lisible ? Sur les billets en euros, on ne trouve, rappelle à raison Régis Debray, aucun symbole incarnant des références partagées : un pont et une fenêtre, mais pas de figures européennes illustres.

L'impossibilité d'un accord sur les limites ultimes tient également à l'existence de plusieurs conceptions antagonistes. Les partisans d'une Europe fédérale voient l'élargissement comme un obstacle à l'intégration, et ceux qui combattent le fédéralisme lui opposent le garde-fou d'une extension illimitée : l'Union chrétienne-démocrate (CDU) allemande d'un côté, les eurosceptiques britanniques de l'autre. La position française, médiane, pousse vers le sud pour équilibrer l'influence allemande à l'est : la Grèce sous le président Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981), puis Chypre et Malte, sans compter les négociations avec la Turquie sous M. Jacques Chirac (1995-2007).

La spirale de l'intégration 1er novembre 2016

Parmi les visions de la construction européenne, deux lignes politiques étaient envisagées d'emblée : pour Jean Monnet (1888-1979), la communauté naissante était conçue comme un marché d'où découlerait, un jour, la puissance politique ; elle était donc ouverte à tout le continent. Pour Robert Schuman (1886-1963), démocrate-chrétien marqué par l'annexion allemande de l'Alsace-Moselle, on ne devait rassembler que ceux qui se ressemblaient, dans une Europe carolingienne élargie. Cette vision fut reprise par les démocrates-chrétiens allemands Wolfgang Schäuble et Karl Lamers sous forme de « noyau dur » (Kerneuropa) en 1994 (6), et par les six fondateurs (France, Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Italie) réunis en sommet informel le 25 juin 2016.

La vision (anglo-américaine) de Monnet l'a emporté, du moins jusqu'au « Brexit » du 23 juin 2016. Elle avait un objectif économique — constituer un marché unique soumis aux mêmes règles de concurrence — et un horizon infini. Au gré des contextes géopolitiques successifs, la dynamique territoriale a été tirée par de puissantes motivations. En rupture avec le passé, la sécurité est perçue comme mieux garantie si les États voisins appartiennent enfin au même club : l'intérêt national commande ainsi à l'Allemagne que la Pologne soit intégrée à l'Europe instituée et réciproquement ; en Europe centrale et baltique, l'Union garantit, avec l'OTAN, la souveraineté recouvrée. En outre, une quête politique explique la volonté d'adhérer : au Portugal, l'Union est synonyme de démocratie et de fin des guerres coloniales ; en Espagne, elle signe la fin du franquisme ; en Grèce, la fin de la dictature. L'adhésion de l'Irlande et du Royaume-Uni a aussi contribué à briser leur face-à-face obsessionnel et ménagé un climat plus apaisé entre les deux pays ; les « perspectives européennes » obligent à un dialogue interbalkanique.

Cette extension correspond à la vision stratégique anglo-américaine d'une entité européenne coïncidant, à terme, avec l'aire du Conseil de l'Europe, mais sans la Russie. Les présidents américains George W. Bush et Barack Obama ont ainsi jugé que la Turquie devait adhérer à l'Union. Le vice-président Joseph Biden soutient les autorités ukrainiennes afin de recréer un cordon sanitaire dans l'isthme continental étiré de la mer Baltique à la mer Noire. Washington a donc une vision claire des limites ultimes. Les États membres, quant à eux, affichent des positions divergentes liées à leurs intérêts nationaux : la Pologne, avocate de l'Ukraine ; la Suède, hier, des États baltes ; la Roumanie, de la Moldavie et de la Géorgie ; la Grèce, de la Serbie. Ces positions sont légitimes ; leur addition concourt à une extension continue.

Bref, pour les États et les forces politiques qui insistent sur la portée géostratégique d'un projet européen couplé à l'Alliance atlantique, l'Europe de l'Union engloberait à terme la Turquie, mais pas la Russie ; la seule incertitude concerne le Caucase méridional : Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie. C'est la vision des pays d'Europe centrale et baltique, de l'Europe du Nord et du Nord-Ouest. Pour ceux qui considèrent que l'identité fonde l'adhésion et que celle-ci repose d'abord sur la culture et les valeurs, la Turquie, musulmane, n'a au contraire pas de place. Cette position est portée par le Parti populaire européen (PPE), conservateur, libéral et favorable à un schéma fait de cercles concentriques : Union, zone euro, cercle plus restreint. Il en est ainsi de MM. Schäuble, Joseph Daul, Nicolas Sarkozy et Alain Juppé. Le Parti socialiste européen (PSE), pour sa part, se montre plus ouvert aux élargissements, qu'il voit comme une chance de diffuser les valeurs européennes (laïcité et recherche d'islamo-démocratie). La Commission européenne, elle, poursuit une politique d'élargissement continu, dans la logique de l'Europe des bureaux, adepte d'une gouvernance dépolitisée — grand marché, concurrence, intégration —, avec l'appui implicite de la majorité des États agissant dans une démarche confédérale.

D'autres posent comme préalable à tout nouvel élargissement la capacité de l'Union à absorber de nouveaux membres. Ils se prononceront alors en faveur d'une pause durable, de politiques renforcées de voisinages sans adhésion et de partenariats privilégiés. On les rencontre en France (c'est la position du président François Hollande), en Allemagne et en Italie.

Vers un « Schengen plus »

Le scénario d'une Europe de l'Union nettement plus différenciée se dessine, selon cinq ou six échelles : un espace économique à trente-deux pays (dont, sans doute, le Royaume-Uni après 2019) ; l'Union actuelle, à vingt-sept (marché commun, politiques structurantes, valeurs) ; une Europe de la zone euro, plus intégrée en termes fiscaux et budgétaires ; et une Europe de Schengen, instaurant une mobilité interne et contrôlant ses frontières extérieures, quitte à définir un espace plus restreint de contrôle sécuritaire, un « Schengen plus ». Enfin, reste l'Europe des fondateurs, autour de la France, l'Allemagne, l'Italie, et d'autres selon les dossiers : l'Espagne sur les sujets méditerranéens et africains, la Pologne en format Weimar (avec la France et l'Allemagne)... C'est ce qu'ont exprimé les ministres des affaires étrangères des six pays fondateurs le 25 juin 2016 : « Nous devrons reconnaître qu'il existe des niveaux différents d'ambition parmi les Vingt-Sept à propos du projet d'intégration européenne. » Ces propos renvoient aux défis régaliens défense, souveraineté et sécurité — que les Européens doivent affronter, et que seuls quelques États (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne) peuvent relever.

Il faut repenser le projet européen en s'accordant sur ce que les États membres peuvent apporter à l'échelle pertinente : continent, voisinages sud et est, vaste monde. Il ne s'agit donc pas d'exclure tel ou tel État, mais d'être en mesure d'exercer une politique extérieure efficace pour faire valoir des valeurs et des intérêts communs : autonomie stratégique en termes de sécurité des flux (accès aux matières premières, sécurité des voies commerciales maritimes et terrestres) et des stocks (réseaux et infrastructures critiques) ; gestion politique et diplomatique des crises proches ; dialogues stratégiques avec le monde émergent ; stratégie de « tiers facilitant » dans les enceintes multilatérales pour éviter la formation d'un duopole Washington-Pékin ; aide au développement (l'Union est le premier bailleur mondial) (7).

Si les États fondateurs de l'Europe instituée — France, Allemagne, Italie, Benelux — ne sont pas en mesure de reformuler une politique commune dans le monde qui vient comme ils le firent en temps de guerre froide et de décolonisation, s'ils n'agissent pas comme un centre de gravité — diagnostic partagé, débat et choix explicites pour une Europe « européenne » —, qui le fera ? Moscou ? Pékin ? Washington ?

(1) Marc Crépon, Altérités de l'Europe, Galilée, Paris, 2006.

(2) Cf. Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1999.

(3) « Projet pour l'Europe à l'horizon 2030. Les défis à relever et les chances à saisir. Rapport du groupe de réflexion sur l'avenir de l'UE à l'horizon 2030 (PDF) », Conseil européen, Bruxelles, mars 2010.

(4) L'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) comprend, elle, cinquante-sept États, dont cinq d'Asie centrale et la Mongolie (ainsi que le Canada et les États-Unis).

(5) Pierre Fauchon, rapport d'information n° 528 (2009-2010) de la commission des affaires européennes, Paris, 8 juin 2010.

(6) Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, « Überlegungen zur europäischen Politik », CDU/CSU-Fraktion, Berlin, septembre 1994.

(7) Cf. « Les intérêts stratégiques des Européens : choix ou nécessités ? », Questions d'Europe, n° 294, Strasbourg, 28 février 2008.

Crimes économiques sans châtiment

Fri, 10/02/2017 - 13:13

En délocalisant leur production dans les pays les plus pauvres, les entreprises multinationales ne recherchent pas seulement une main-d'œuvre à bon marché. La faiblesse des lois sociales et environnementales les protège des poursuites judiciaires. Cette impunité prospère aussi faute d'instances internationales ou de tribunaux compétents en la matière dans les pays consommateurs.

Du 29 mai au 1er juin 2014, la ville de Montréal accueillait la première session canadienne du Tribunal permanent des peuples (TPP) relative à l'industrie minière. Lors d'un procès fictif, des militants et des personnalités de la société civile ont « jugé » de grandes entreprises accusées de violer les droits humains et de détruire l'environnement. Cette démarche à la fois théâtrale et sérieuse visait non seulement à mettre en lumière les dégâts liés à l'extraction de matières premières, mais également à dénoncer l'impunité dont bénéficient les multinationales implantées dans les pays pauvres.

En droit international, la notion de crime économique contre les peuples ou contre l'environnement n'existe pas. La « communauté internationale » n'est pas dépourvue d'instruments juridiques, à l'image de la Cour internationale de justice ou de la Cour pénale internationale, mais ces derniers ne s'appliquent pas aux activités économiques que les entreprises mènent à l'étranger. Les marées noires, les accidents industriels ou la corruption de fonctionnaires locaux ne méritent pas, semble-t-il, de juridiction compétente. Mieux, les pays occidentaux n'ont pas estimé judicieux de doter leurs tribunaux des moyens de juger les agissements de leurs multinationales à l'étranger : il s'agirait d'une forme de violation de la souveraineté nationale des pays qui accueillent lesdites entreprises.

La loi française, par exemple, précise qu'un crime ou un délit commis hors du territoire sera jugé en France si et seulement si « le crime ou le délit est puni à la fois par la loi française et par la loi étrangère, et s'il a été constaté par une décision définitive de la juridiction étrangère ». En somme, pour que les dirigeants de Total soient sanctionnés en France pour leur soutien à la junte birmane, il faudrait qu'ils aient été préalablement condamnés, pour les mêmes faits, par le tribunal de… Naypyidaw, la capitale de la Birmanie. Une perspective qui, jusqu'ici, n'a pas privé de sommeil les « créateurs de richesse » français, et pour cause : grâce au chantage aux délocalisations et aux moyens gigantesques dont disposent les multinationales, une condamnation dans un pays aussi pauvre et corrompu s'avère le plus souvent utopique.

Auchan au banc des accusés

Certaines organisations non gouvernementales (ONG) ne désespèrent toutefois pas de trouver une faille dans ce système d'impunité. C'est le cas de Sherpa, une association de juristes fondée en 2001 à Paris, de Peuples solidaires ou du collectif De l'éthique sur l'étiquette. Ces trois associations ont porté plainte contre Auchan dans l'affaire de l'effondrement de l'usine textile du Rana Plaza, le 24 avril 2013, au Bangladesh (1). « Auchan inscrit son action dans les principes de droit issus de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, de la déclaration relative aux principes et droits fondamentaux de l'OIT [Organisation internationale du travail] de 1998 et des principes directeurs de l'OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], explique la société sur son site Internet. Ces textes forment un corpus de droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels qu'Auchan applique à ses partenariats. » Les mille cent trente-cinq morts du Rana Plaza partageront-ils l'analyse ? Des étiquettes d'In Extenso, une marque d'Auchan, ont été retrouvées dans les ruines de cette usine de confection. Mais le groupe a refusé d'indemniser les victimes en contestant tout lien direct ou indirect avec cet établissement. En plaidant la « pratique commerciale trompeuse », les ONG sont parvenues à obtenir l'ouverture d'une enquête préliminaire. Pour M. Gérard Mulliez, fondateur du groupe Auchan et troisième fortune de France, les menottes sont encore loin, mais il s'agit malgré tout d'un coup de semonce.

Au sein des Nations unies, certains Etats tentent également d'infléchir le droit international. En juin 2014, le Conseil des droits de l'homme a examiné un projet de résolution déposé par l'Equateur et l'Afrique du Sud portant sur la responsabilité sociale et environnementale des multinationales. Le texte propose de créer un groupe de travail chargé d'élaborer un « instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l'homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ». Soumise au vote, cette résolution a été adoptée en dépit de l'opposition des nations les plus riches : l'ensemble des pays de l'Union européenne, le Japon et les Etats-Unis se sont prononcés contre. « La France a préféré une approche progressive qui s'appuie sur les travaux engagés depuis 2011, de façon à pouvoir appliquer concrètement ces mesures plus rapidement », a tenté de justifier Mme Annick Girardin, secrétaire d'Etat chargée du développement et de la francophonie (2). Si les grands patrons du CAC 40 venaient à défiler sur le banc des accusés, les pouvoirs publics soutiendraient-ils les plaignants ?

La voie « plus concrète et plus rapide » voulue par le gouvernement se nomme « principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme ». Rédigés en étroite concertation avec les sociétés privées, ils sont non contraignants et tout à fait inoffensifs. Le onzième principe indique d'ailleurs que « les entreprises devraient respecter les droits de l'homme », un conditionnel qui en dit long sur la motivation politique des rédacteurs.

Tout en repoussant ces assauts contre l'impunité des multinationales au niveau des Nations unies, M. François Hollande, M. Manuel Valls et leurs équipes doivent aussi répliquer à des attaques intérieures. En novembre 2013, des députés écologistes et socialistes ont déposé un projet de loi relatif au « devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordres ». Le texte, qui tarde à être examiné, introduirait un devoir de prévention des dommages écologiques et des atteintes aux droits fondamentaux, ainsi qu'un régime de responsabilité des maisons mères françaises. Verra-t-il le jour ? C'est peu probable. Le Mouvement des entreprises de France (Medef) s'y oppose déjà avec vigueur, de même que le ministère de l'économie. Selon toute vraisemblance, le sujet sera renvoyé devant la Commission européenne, dont on connaît la grande fermeté — pour ne pas dire la cruauté — envers les lobbies économiques…

(1) Lire Olivier Cyran, « Au Bangladesh, les meurtriers du prêt-à-porter », Le Monde diplomatique, juin 2013.

(2) Assemblée nationale, séance du mercredi 9 juillet 2014, questions au gouvernement.

Les élus passent, les eurocrates restent

Fri, 10/02/2017 - 13:13

Pourquoi perdre son temps avec un député lorsque l'on peut s'adresser directement à ceux qui détiennent le pouvoir ? Dans un restaurant chic de Bruxelles, le lobbyiste Erik Polnius (1) ne s'embarrasse pas de simagrées : « Pour moi, il y a deux types de lobbyistes : d'abord, ceux qui, quand ils ont une proposition de texte, viennent voir un membre du Parlement... » Une moue moqueuse suggère ce que lui inspire la démarche et appelle la question : mais qui sont ces personnes si puissantes auxquelles préfère s'adresser la seconde catégorie de lobbyistes ? La grimace se transforme en sourire satisfait : « Les bureaucrates de la Commission, bien sûr. »

Il ne s'agit pas d'une boutade. Les traités constitutifs de l'Union européenne confèrent aux 21 000 fonctionnaires de la Commission, et notamment à ses 11 000 administrateurs (« AD » en sabir bruxellois), un pouvoir d'impulsion législative fondamental.

M. Polnius n'est pas le seul lobbyiste à avoir découvert leur importance. Ils sont nombreux à faire le siège de leurs bureaux. Or tisser des liens avec ces interlocuteurs prend du temps — une forme d'investissement. « Il y a des fonctionnaires qui arrivent et qui repartent, c'est certain, admet en haussant les épaules un lobbyiste de la puissante fédération patronale des machines-outils et des appareils mécaniques (Orgalime). Mais quand vous connaissez quelqu'un qui était chef d'unité et qui devient directeur général, c'est l'idéal : les bons rapports de travail, ça ne se perd pas. »

Recrutés sur concours, les bureaucrates de la Commission sont nommés à vie. Si les nouveaux arrivants touchent 4 359 euros net par mois (impôts prélevés à la source), ils peuvent espérer atteindre 14 953 euros net en fin de carrière. Et ils se trouvent au cœur du processus décisionnel communautaire. Chefs de bureau, ils rédigent les premiers brouillons des futures directives ; chefs d'unité ou directeurs généraux, ils arbitrent les conflits que soulèvent les textes en discussion. Grâce à eux, il est donc possible d'intervenir deux fois : en amont, en orientant directement les fondements et le libellé des futures réglementations ; et en aval, en influant sur les arbitrages effectués entre le Parlement et le Conseil (ce que l'on appelle le « trilogue » (2)). Un bon lobbyiste peut encore intervenir lors du processus dit de « comitologie », qui consiste à confier à des groupes de travail composés de fonctionnaires européens et d'experts nationaux la rédaction des actes d'application concrète des textes déjà votés.

Pour un entrepreneur de l'influence, le Parlement apparaît comme un lieu beaucoup plus incertain. Les milieux d'affaires ne peuvent jamais avoir la certitude que leur position ne sera pas menacée par telle ou telle organisation non gouvernementale (ONG) alliée aux Verts ou à la Gauche unitaire européenne (GUE). La discussion avec les bureaucrates, d'autant plus fructueuse qu'elle est discrète, garantit souvent de meilleurs résultats. « On s'est aperçus qu'on pouvait davantage influencer le processus décisionnel au niveau de la Commission, avant que les projets de directive ne deviennent publics. Donc, on se concentre sur ce travail », nous explique Mme Paulina Draga, de l'association qui représente le secteur du gaz (Eurogas). Evoquant de prochaines discussions autour de la question des infrastructures dans l'Union, elle glisse : « Là, par exemple, nous avons eu les documents de travail très tôt, alors même qu'ils étaient confidentiels. »

Nul besoin d'insister pour que M. Polnius détaille ses succès. Il a obtenu que la directive relative aux déchets introduite en 2008 soit dotée d'un volet recyclage favorable à ses employeurs. Cela lui a ensuite permis de suggérer que la Commission cofinance le développement de modes de production dits innovants pour le papier : les bioraffineries fabriquées par ses clients et hors de portée de la concurrence asiatique. Classique, l'opération illustre les ravages de ce type de lobbying, qui s'effectue en deux temps : d'abord, convaincre les fonctionnaires de la Commission de durcir certaines normes environnementales ou sanitaires ; ensuite, obtenir des subventions pour mettre au point les technologies adaptées par le biais de partenariats public-privé (PPP). On défend donc l'environnement, les salariés ou les consommateurs... pour mieux servir les grandes entreprises européennes. Le 17 décembre 2013, la Commission a ainsi annoncé le lancement de huit PPP dits « d'importance stratégique pour l'industrie ». Montant : 6 milliards d'euros sur six ans.

Dans les secteurs les plus engagés dans la compétition internationale, les sommes consacrées au travail de « représentation » sont donc un investissement très profitable : vingt-cinq des quarante entreprises les plus subventionnées par la Commission figurent également dans le top 50 de celles qui dépensent le plus pour le lobbying auprès des institutions de l'Union. Un groupe comme EADS pourrait-il maintenir sa position dans l'aviation et la défense sans engager chaque année environ 4,5 millions d'euros en lobbying à Bruxelles ? Sans doute pas. La société reçoit à la fois 39 millions d'euros de subventions directes annuelles de la part de l'administration européenne et 239,7 millions d'euros de financement indirect annuel de la Commission sous la forme de marchés publics. Plus rare, certains groupes originaires de pays extérieurs à l'Union parviennent à des résultats similaires : ainsi Microsoft, qui investit chaque année 4,5 millions d'euros pour sa représentation, bénéficie de 17,8 millions d'euros de marchés auprès de la Commission et de 1,4 million d'euros de subventions (chiffres de 2013).

Les lobbyistes visent tout particulièrement les fonctionnaires qui ont la main sur les crédits de la recherche et sur les décisions des agences techniques. De plus en plus de fédérations patronales européennes se muent en centres de recherche, déposant leurs statuts en tant qu'organismes scientifiques industriels de droit belge afin de remodeler les orientations du champ scientifique le plus proche de leur périmètre d'activité. Sans surprise, ces évolutions s'accompagnent d'une modification du profil des lobbyistes.

Les recrutements de docteurs en sciences dures se sont systématisés, notamment dans les fédérations de la chimie. Ainsi, M. Barrie Gilliat, directeur exécutif d'Eurochlor, le lobby du chlore, raconte dans une conférence organisée par Ernst & Young ce qu'il décrit comme « un tournant dans les années 1990 après les débuts difficiles du produit (3) ». Alors que le chlore était jusque-là dénoncé pour l'asthme ou les allergies qu'il était susceptible de provoquer, le recrutement de cinq docteurs en toxicologie a permis de se positionner au plus près des directions générales de l'énergie (DGE) et de la recherche (DGR) à la Commission. Et de repérer les chercheurs disposés à remettre en cause l'idée selon laquelle le chlore utilisé dans les piscines provoquerait de l'asthme chez certains enfants.

Comme a pu le montrer le scientifique américain Robert Neel Proctor à partir de son enquête sur les lobbys du tabac, le financement des scientifiques par les milieux d'affaires ne vise pas à obtenir systématiquement de « mauvais résultats scientifiques (4) ». Au contraire, il peut être utile de subventionner tel ou tel grand nom de la recherche toxicologique pour crédibiliser un institut privé qui, dans un second temps, sera invité dans les cénacles où se dessine l'avenir de la recherche. Il ne s'agit plus seulement de débaucher quelques experts ; c'est la structure même de la bureaucratie de la recherche qui est aujourd'hui un enjeu pour les représentants d'intérêts économiques.

Ainsi, nous explique un fonctionnaire de la DGR, la définition des futurs programmes-cadres pour la recherche et le développement (PCRD) s'opère dans des comités opaques, « sans obligation de représentativité », ni de nationalité, ni de spécialité scientifique. Sont d'abord conviés les représentants des mondes de la recherche les plus proches de l'industrie, ceux qui seront écoutés à la fois par les patrons et par leurs pairs. L'idéal ? « Un grand scientifique qui a fait aussi une carrière dans l'industrie, comme ça on ne risquera pas d'être attaqués. »

L'imbrication de la bureaucratie communautaire, de la recherche et de la représentation patronale est telle que, dans bien des secteurs, on peine à comprendre qui travaille pour la Commission européenne, pour l'université ou pour l'industrie. Sur les trente-deux personnalités convoquées par la DGR dans son groupe d'experts sur les nanotechnologies censé préparer « l'horizon 2020 », quinze travaillent directement pour l'industrie et dix-sept dans le monde de la recherche (5). Mais, parmi ces dernières, huit dirigent leur propre entreprise ou un consortium mêlant intérêts privés et investissements publics. Changer les majorités électorales peut-il suffire à mettre un terme à de telles pratiques ?

(1) Les noms des lobbys sont réels, mais ceux des lobbyistes ont été changés.

(2) Lire Pierre Souchon, « Une directive trop cruciale pour être débattue publiquement », Le Monde diplomatique, avril 2014.

(3) Barrie Gilliatt, «  Operating in contested environments : The experience of the chlorine industry », dans Justin Greenwood (sous la dir. de), The Challenge of Change in EU Business Associations, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2003.

(4) Robert Proctor et Londa Schiebinger (sous la dir. de), Agnotology : The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford University Press, 2008.

(5) « Horizon 2020 advisory group for nanotechnologies, advanced materials, biotechnology and advanced manufacturing and processing », Registre des groupes d'experts de la Commission.

« Nous devrions être les jardiniers de cette planète »

Fri, 10/02/2017 - 13:09

La société capitaliste est une société qui court à l'abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s'autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s'autolimiter, savoir qu'il y a des choses qu'on ne peut pas faire ou qu'il ne faut même pas essayer de faire ou qu'il ne faut pas désirer.

Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d'Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu'on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d'un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l'imagination dominante actuelle. L'imaginaire de notre époque, c'est celui de l'expansion illimitée, c'est l'accumulation de la camelote — une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre —, c'est cela qu'il faut détruire. Le système s'appuie sur cet imaginaire-là.

La liberté, c'est très difficile. Parce qu'il est très facile de se laisser aller. L'homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n'êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n'êtes pas libres, c'est une fausse liberté. La liberté, c'est l'activité. Et la liberté, c'est une activité qui en même temps s'autolimite, c'est- à-dire sait qu'elle peut tout faire mais qu'elle ne doit pas tout faire. C'est cela le grand problème de la démocratie et de l'individualisme.

Des idées pour deux scrutins

Fri, 10/02/2017 - 11:35
Qu'ils s'abstiennent ou se rendent aux urnes, les Français disposeront bientôt d'un nouveau président et d'un nouveau Parlement. Les affaires des uns, les renoncements des autres n'ont pas encore eu raison des deux courants dominants qui se succèdent au pouvoir depuis soixante ans. Mais ​ce (...) / , , , , , , , , , , , , , - Dossiers

Des idées pour deux scrutins

Fri, 10/02/2017 - 11:35
Coq fighting (Combat de coqs) cc Alexis Gravel

Qu'ils s'abstiennent ou se rendent aux urnes, les Français disposeront bientôt d'un nouveau président et d'un nouveau Parlement. Les affaires des uns, les renoncements des autres n'ont pas encore eu raison des deux courants dominants qui se succèdent au pouvoir depuis soixante ans. Mais ​ce bipartisme vacille. Rien ne dit en effet que la société française, minée par le chômage et les inégalités, acceptera indéfiniment de se soumettre aux dogmes néolibéraux de l'Union européenne. Pour le moment, la situation géopolitique, rendue plus incertaine par la nouvelle administration américaine, semble favoriser presque partout les formations politiques conservatrices, voire nationalistes. La colère populaire, qui n'a pas de représentation politique ou médiatique, pourrait-elle se tourner demain vers les partisans de l'émancipation sociale ? Les idées, en tout cas, ne manquent pas. Sélection d'archives.

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Thu, 09/02/2017 - 16:11
Barbara Kruger. – Sans titre (You Are Not Yourself [Tu n'es pas toi-même]) 1983 Bridgeman Images - Mary Boone Gallery, New York

Quand je lui demande pourquoi il emploie continuellement des mots anglais, même ceux qui ont un équivalent français, mon neveu me répond que « l'anglais, c'est plus style  ». Et, lorsqu'un résultat lui donne satisfaction, il s'écrie « Yes ! », les poings serrés, plutôt que « Oui ! » ou « Je suis content ! ».

J'y repensais l'autre jour, en voiture, alors que passait un programme de Fun Radio. Sur un ton enjoué, l'animateur enjoignait à ses auditeurs adolescents de raconter leur life — concept visiblement plus style que celui de « vie ». Après chaque chanson, une publicité les invitait à découvrir un nouveau dance floor. Tous employaient l'anglais comme une langue sacrée dont, bizarrement, les Anglo-Américains ne peuvent comprendre le sens caché, puisque, pour eux, life ne signifie que « vie » et dance floor que « piste de danse ». Ainsi apparaissait une distinction entre ceux qui parlent anglais pour se faire comprendre et ceux qui le parlent pour signifier autre chose.

Mon neveu ne déteste pas l'idée de la France. Il croit à la singularité de son pays en certains domaines ; il adore même la gouaille de Michel Audiard dans Les Tontons flingueurs… ce qui ne l'empêche pas de parler un français plein de mots anglais et de connaître les moindres célébrités hollywoodiennes dont les noms tournent en boucle sur le Réseau. Plus précisément, comme j'ai fini par le comprendre, le mot style, dans sa bouche, signifie « branché », « dans le coup », « d'aujourd'hui ». L'anglais n'est pas une langue, mais un marqueur de mouvement, d'avenir, qui ajoute à n'importe quel concept un caractère de modernité. C'est pourquoi une life paraît plus fraîche et aventureuse qu'une vie banale.

Le 26 mars 2014, M. Barack Obama s'est rendu à Bruxelles pour donner ses recommandations. Avant de participer à une réunion de l'OTAN, il a rencontré les responsables de l'Union européenne et prêché une vigilance renforcée en Syrie, tout en appelant à une grande fermeté face à la Russie de M. Vladimir Poutine. Il est également revenu sur le traité de libre-échange transatlantique cher à Washington comme aux responsables de la Commission. Sur les photos de ce sommet en bras de chemise, les responsables européens, serrés autour du séduisant président américain, ressemblent à des chefs de service autour du patron, flattés qu'il leur parle d'égal à égal. Évidemment ils étaient d'accord sur tout, les buts, les méthodes. Naturellement la rencontre s'est déroulée en anglais. Contrairement à ses lointains prédécesseurs, comme John F. Kennedy, le président américain n'a plus même à envisager l'hypothèse d'un discours en allemand ou d'une conversation en français avec les administrateurs des provinces éloignées.

Rien, en tout cas, dans cet échange politique ne ressemblait à un sommet entre États souverains. Plutôt s'agissait-il d'une réunion de bureau entre partenaires unis par une même vision du monde et des objectifs communs. Bien qu'aucune alliance militaire n'associe l'Union européenne aux États-Unis, les chefs d'État du Vieux Continent semblaient prêts à confondre leurs intérêts avec ceux de l'OTAN. Cette unité de vues s'imposait par consensus. Après avoir importé d'Amérique leurs conceptions économiques, leurs règles d'hygiène et de sécurité, leurs objectifs de dérégulation et de privatisation, leur sigle monétaire barré de deux traits et désormais leur langue commune, ils se ralliaient sans hésiter à une même ligne diplomatique et militaire substituée au vaseux projet d'Europe de la défense.

En quelques années, un supposé pragmatisme a balayé le plurilinguisme de l'Union au profit de l'anglais obligatoire. Dans la société tout entière, cette mutation amorcée depuis le milieu du XXe siècle connaît une phénoménale accélération sous l'influence d'Internet. Google, Facebook, Yahoo, Twitter et tant d'autres moyens de communication nés aux États-Unis restent modelés par les schémas de leur pays d'origine. Non seulement le Net nous confronte à l'emploi quotidien d'un anglais minimal, mais il nous incite à penser américain. Un simple coup d'œil sur la page de Google News, dans son édition française, est édifiant. Au cours de l'été, je me suis amusé à noter, jour après jour, ces informations capitales en ouverture de la rubrique « culture ». 16 août : « Michelle Obama : sa playlist hip-hop pour être en meilleure santé ». 17 août : « Décès de l'actrice Lisa Robin Kelly ». 18 août : « Un duo posthume entre Justin Bieber et Michael Jackson… » Entre les starlettes des séries TV et le dernier biopic consacré à Steve Jobs, il fallait chercher loin dans les profondeurs du classement un écho des festivals de théâtre ou de musique, nombreux en France à cette saison. Les responsables de Google rétorqueront, à juste titre, que leurs actualités sont prélevées dans les médias français. Encore faut-il savoir pourquoi l'influence de Stars Actu ou de Gala conduit à braquer continuellement nos regards sur Beverly Hills. Ainsi se généralise une vision du monde à deux vitesses : une culture internationale principalement importée des États-Unis et une actualité locale qui réduit chaque pays au rang de province.

Quelques semaines avant les dernières élections du Parlement européen, la chaîne Euronews (société française, comme ne l'indique pas son nom) organisait un débat entre les chefs de file des principaux groupes politiques de l'Union (28 avril 2014). Les quatre candidats étaient de nationalité belge (M. Guy Verhofstadt), luxembourgeoise (M. Jean-Claude Juncker) et allemande (M. Martin Schulz, Mme Ska Keller). Tous parlent impeccablement l'allemand et trois sur quatre le français — les deux premières langues maternelles de l'Europe (90 millions de germanophones, 70 millions de francophones), mais aussi celles des pays fondateurs du Marché commun, désignées depuis l'origine comme « langues de travail ». Pourtant, ce débat européen allait se dérouler entièrement en anglais sous la houlette d'un journaliste américain et d'une journaliste britannique, Chris Burns et Isabelle Kumar.

Aucune protestation, aucun étonnement ne s'exprima dans la presse ni dans la classe politique. Tout juste les téléspectateurs purent-ils remarquer que les deux intervieweurs jouaient un peu le rôle de maîtres d'école dominant le langage et ses nuances. Au contraire, les quatre participants à cet EU Debate faisaient figure d'élèves brillants et pleins de bonne volonté, sans pouvoir masquer complètement les imperfections de leur accent. Aucun d'entre eux, d'ailleurs, n'aura souligné, même pour en sourire, l'étrangeté de la situation : quand quatre locuteurs germanophones et francophones relèguent leurs langues au rang de patois et préfèrent aligner de longues phrases en anglais, avec la fière assurance de candidats à la gouvernance mondiale.

Tout, dans cette mise en scène du débat, semblait conçu pour imiter un show électoral sur CNN. Debout derrière leurs pupitres, les quatre candidats faisaient face au couple de journalistes comme pour signifier : l'Europe est une grande démocratie à l'image des États-Unis. Malgré leurs divergences politiques, les intervenants se sont également retrouvés pour dénoncer le principal danger : la « Russie de Poutine ». Et, quand la représentante des Verts a regretté que l'Europe ne s'oppose pas plus fermement à la Russie, « comme font les Américains », les autres l'ont approuvée d'un air grave. Pour le reste, tous auront proclamé la grandeur de l'Europe, la singularité de l'Europe, la puissance de l'Europe, l'influence de l'Europe, la voix de l'Europe. Mais cette parole n'était qu'une parole étrangère, dans la forme comme dans le fond, y compris pour ânonner que cette entité européenne serait seule « assez vaste pour se faire entendre à l'échelle de la planète ».

Imaginerait-on que la Chine, les États-Unis, la Russie, ces entités avec lesquelles l'Europe prétend rivaliser, s'expriment dans une autre langue que la leur ? La caractéristique de ces nations tient précisément dans ce bien commun ; si bien que la Chine s'administre en mandarin, que la Russie se gouverne en russe et les États-Unis en anglais… En ce sens, l'Union européenne, pressée de jouer son rôle au club des grandes puissances, ne saurait leur être comparée, puisqu'elle est la seule entité mondiale à s'exprimer dans une langue qui n'est pas la sienne, ou seulement très partiellement. Délaissant celles des fondateurs (le français, l'allemand, l'italien…), renonçant au principe du plurilinguisme qui a longtemps caractérisé ses institutions, elle s'en remet à la langue du plus lointain de ses partenaires : le Royaume-Uni, membre de l'Union sur la pointe des pieds et qui, bientôt, n'en sera peut-être plus, ôtant toute justification à cet extraordinaire privilège.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de juillet 2016.

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