Dans les premières années de la révolution russe, une vive effervescence saisit tous les domaines de l'art, et notamment le théâtre. Anatoli Lounatcharski, responsable de la politique culturelle, en fut le garant et l'un des théoriciens. Le réalisme socialiste, promu sous Staline en 1934, y mit un terme.
Rudolf Bauer. – « Allegro », 1938 Bridgeman Images © Weinstein Gallery ; San FranciscoLa guerre civile dure depuis trois ans, la guerre avec la Pologne vient d'éclater et, comme le dira bientôt Lénine, la Russie est menacée de famine : il y a peut-être d'autres urgences que les interrogations esthétiques, d'autant que l'analphabétisme est massif. Pourtant, en 1920, quand Anatoli Lounatcharski (1875-1933), commissaire du peuple à l'instruction publique chargé en particulier de ce qu'on appellerait aujourd'hui la culture, questionne : « Qu'est-ce que la révolution peut apporter à l'art, et qu'est-ce que l'art peut apporter à la révolution (1) ? », le sujet n'apparaît pas déplacé. La jeune Russie révolutionnaire porte un très grand intérêt au rôle de l'art. C'est remarquable… et inquiétant. Car comment, par qui va être défini l'art authentiquement « de gauche » ? Quelles devront être les valeurs qu'il mettra en forme ? Devra-t-il être populaire pour être légitime ? Qui en seront les auteurs, des « spécialistes » ou des amateurs ? Questions cruciales, dont les réponses sont intimement liées à la définition politique de l'art.
Lounatcharski est un politique, bien sûr, un militant depuis son adolescence. Mais il est aussi un essayiste, un dramaturge, et plus encore peut-être un très grand critique. Car, s'il sait que « la critique esthétique et la critique sociale, en vérité, sont une seule et même chose ou, mieux, deux moments d'un même processus », il ne réduit jamais l'œuvre à un message. Il n'ignore pas qu'une métaphore peut nous amener à « chanter un hymne magique à la vie, si saisissant, si frappant, que la vie elle-même ne saurait le chanter (2) »… Cette compréhension intime de l'étrange spécificité de l'art, où la logique interne du travail peut libérer des forces auxquelles leur créateur serait consciemment opposé, il ne la reniera jamais. C'est l'ensemble de ces convictions qu'il va appliquer dans les réponses qu'il élabore, et elles sont souvent enthousiasmantes. Ce fut un moment magnifique et tendu. Vaste, et bref : il sera démis de ses fonctions en 1929, mais semble s'être retiré, avec prudence ou découragement, des batailles décisives qui agitent le Parti après la mort de Lénine, en 1924.
C'est autour du théâtre que se cristallisent les enjeux les plus brûlants : puisqu'une ère neuve s'ouvre, faut-il anéantir l'« art bourgeois » et lui substituer un « art prolétarien » ? Faut-il conserver les vieilleries classiques ou trouver les formes de la modernité révolutionnaire, la créer pour et avec la classe ouvrière ? Les tenants de ladite modernité révolutionnaire sont divers. Il y a d'abord les avant-gardes, ardentes, parfois géniales, merveilleusement remuantes, et plus particulièrement le mouvement futuriste. « Dans mon âme je n'ai pas un seul cheveu blanc, ni la douceur des vieilles gens », écrivait l'un de ses hérauts, Vladimir Maïakovski, dans le prologue du Nuage en pantalon. Le premier (et dernier) numéro du Journal des futuristes l'affirmait, en 1918 : « La révolution du contenu (socialisme, anarchisme) est impensable sans une révolution de la forme (futurisme). » Vision radicale, qui exigeait d'en finir avec le monde ancien et ses expressions périmées, et aspirait à la disparition du divorce entre l'art, devenu création permanente, et la vie. Comme le proclame le peintre et sculpteur Alexandre Rodchenko en 1921, « à bas l'art comme moyen de fuir une vie qui n'en vaut pas la peine. La vie consciente et organisée, qui peut voir et construire, c'est là l'art moderne ».
Mais les futuristes ne sont pas les seuls à rechercher un art révolutionnaire. C'est également le projet du Proletkult, « vaste appareil autonome de culture populaire, encadré par des militants communistes », dont l'objectif est de promouvoir « une culture dominée par les principes spécifiques de la condition prolétarienne » (3). Il importe donc de donner aux prolétaires les moyens de produire cette culture, et de substituer à la fiction la réalité immédiate. Le Proletkult a ouvert des sections spécialisées en théâtre, poésie, architecture dans ses milliers de clubs, et rencontre un très vif succès. Il n'est pas sans lien avec le futurisme. Mais il y a également l'agit-prop, avec les « blouses bleues » qui, en vêtement de travail, à l'aide de panneaux et de masques, racontent une histoire instructive, les Théâtres de la jeunesse ouvrière (TRAM) qui se donnent pour but l'éducation artistique de la jeunesse par des « organisateurs de culture »… Tandis qu'en face, si l'on ose dire, les théâtres classiques, ceux qui proposent le répertoire, recueillent les suffrages du public cultivé et, il faut bien le reconnaître, des ouvriers.
Lounatcharski va devoir penser et concrétiser les enjeux de ces tensions, au sein d'un intense débat idéologique que mènent non seulement Lénine et Trotski (4), mais de nombreux intellectuels et militants. Dans le cadre de la nationalisation des théâtres, effective dès 1919, il va développer une conception d'une vive intelligence dialectique, sur fond de discussion avec un Lénine parfois rétif à l'innovation… D'emblée, en 1920, il affirme l'essentiel : « L'État n'a pas l'intention d'imposer aux artistes des idées révolutionnaires et ses orientations en matière de goût. Cela ne pourrait donner que des caricatures d'art révolutionnaire, car la première qualité de l'art véritable, c'est la sincérité de l'artiste. » Cela posé — et maintenu —, il va s'employer à jeter les bases d'un théâtre qui pourra être celui de la révolution, à partir de sa conception du rôle de l'œuvre : « Le théâtre est le royaume de la joie. (…) Il peut réussir à faire sentir toute la beauté indescriptible du bonheur qu'il est permis aux hommes d'obtenir. » Mieux, « il peut élever au cube le bonheur qui règne déjà, et le montrer quand il est rare ». Cette joie, elle passe aussi par le répertoire classique, n'en déplaise aux chantres de la nouveauté à tous crins. Car les grandes œuvres portent toujours témoignage d'une lutte vers une vie libérée de ses empêchements, les grands artistes « bourgeois » expriment toujours, consciemment ou non, leur discordance d'avec la classe dominante. Lounatcharski va donc défendre, contre les modernistes épris de la table rase, l'art du passé, en incitant à reprendre les classiques mais dans une libre lecture qui fasse sonner ce qu'ils peuvent apporter de libérateur : qu'on les trahisse avec bonheur !
Ce point de vue semblait correspondre à celui de Lénine : « C'est seulement la parfaite connaissance de la culture créée au cours du développement de l'humanité et sa transformation qui permettront de créer une culture prolétarienne (5). » Mais, s'il entend ainsi appuyer le « processus d'intégration du prolétariat dans l'ensemble de la culture humaine » et « fondre l'élan de classe (…) avec les connaissances acquises par l'humanité », Lounatcharski sait aussi se demander pourquoi nous devrions « servir une classe, et pas l'humanité ». Ce qui le conduit à une définition inattendue du réalisme.
Il refuse avec vigueur « le petit “catéchisme” marxiste, totalement étranger à la grande symphonie du marxisme-léninisme », celui qui croit qu'il suffit de jouer L'Internationale, quitte à l'orner de quelques variations, ou de présenter des « marionnettes à étiquette » — le soldat rouge, le méchant capitaliste — pour rendre compte de la réalité du nouveau monde. Il refuse tout autant de confondre le travail des amateurs, qui proposent des sortes de manifestes vivants, avec le théâtre, qui entreprend de « montrer une réalité plus réelle que celle que nous rencontrons dans la vie ». Or, pour la montrer, il importe de ne pas être… réaliste, dans le sens étriqué du mot. Réaliste comme pouvait l'être le théâtre de Constantin Stanislavski, le metteur en scène d'Anton Tchekhov, passionnément porté sur le petit détail vrai, les « broutilles quotidiennes ». Ce que Lounatcharski soutient, ce n'est pas le naturalisme, mais un réalisme qui intègre l'hyperbole fantastique, la caricature, le grotesque et le libre bonheur du jeu.
Ce « réalisme »-là, travail formel au service d'un grand théâtre, il va en trouver la possibilité avec Vsevolod Meyerhold, alors un des metteurs en scène les plus inventifs d'Europe. Meyerhold est du côté du futurisme, se fait souvent traiter de « gauchiste ». Lounatcharski lui donne des moyens, le défend contre la « morgue communiste », discute ses « fanfreluches » formalistes. Mais sa mise en scène de la première œuvre soviétique sur la révolution, Mystère bouffe, de Maïakovski, en 1918, avec un décor de Kazimir Malevitch, et celle de 1921, où les machinistes sont à vue et l'acteur est un « ouvrier de la scène », apparaissent à Lounatcharski, malgré l'insuccès, comme les prémices de ce qu'il faudrait espérer de l'avenir.
Pendant quelques années, le projet avance, mettant en relation les enjeux de l'avant-garde artistique et ceux de l'avant-garde politique. Mais il est doublement menacé : par le « conservatisme petit-bourgeois » de ceux qui ne peuvent pas comprendre qu'un réactionnaire comme Nicolas Gogol se prête à une esthétique révolutionnaire, comme l'a montré Meyerhold en montant sa pièce Le Revizor, et par le spontanéisme de ceux qui veulent, en idéalisant et figeant le concept de classe ouvrière, « aller vers le peuple » au risque de vider le théâtre de son rôle — « susciter l'indignation ou l'amour de la réalité ». Il est entendu que la réalité n'est guère univoque.
Lounatcharski se heurte parfois à Lénine, négocie avec le Comité de censure (notamment en faveur de Mikhaïl Boulgakov), critique Léon Trotski quand Joseph Staline est au pouvoir : mais ce « don Quichotte », pour reprendre l'expression de Varlam Chalamov (qui sera déporté au goulag), permet que se dessine un « réalisme » révolutionnaire à multiples facettes, irréductible à la propagande comme à la reconduction des anciens critères, nourri par les avancées intrépides des futuristes et par l'ébullition des théâtres « engagés », freiné sans doute par la rareté de dramaturges de l'importance de Maïakovski.
Les divergences et les ambiguïtés qu'il a réussi à surmonter n'ont pas disparu. En 1932, un décret du Comité central du Parti communiste dissout tous les groupements d'artistes et d'écrivains existant en Union soviétique, et institue des syndicats uniques. En 1934, Andreï Jdanov, au premier Congrès des écrivains, postule que la littérature va assigner aux auteurs la mission de « représenter la réalité dans son développement révolutionnaire » et leur impose « une tâche de transformation idéologique et éducative des travailleurs dans l'esprit du socialisme ». Le réalisme socialiste naît ainsi par décret. Trotski a été expulsé en 1929. Maïakovski s'est suicidé en 1930. Au même moment, Meyerhold commence à subir de nombreuses attaques — il sera finalement exécuté en 1940. Lounatcharski meurt en 1933. Jadis, Maïakovski écrivait (6) :
Qui vaut le plus ? Le poète ou le technicien qui mène les gens vers les biens matériels ? Tous les deux. Les cœurs sont comme des moteurs L'âme, un subtil moteur à explosion. Nous sommes égaux, camarades, dans la masse des travailleurs Prolétaires du corps et de l'esprit. Ensemble seulement Nous pouvons embellir l'univers…On oubliera Lounatcharski, pour ne plus se rappeler que Jdanov.
(1) Anatoli Vassilievitch Lounatcharsky, Théâtre et révolution, François Maspero, Paris, 1971. Les citations ultérieures de Lounatcharski, sauf indication contraire, sont extraites de ce recueil.
(2) Anatole Lounatcharski, L'Esthétique soviétique contre Staline, Delga, Paris, 2005.
(3) Claude Frioux, « Lénine, Maïakovski, le Proletkult et la révolution culturelle », Littérature, n° 24, Paris, 1976.
(4) Cf. Lénine, Sur l'art et la littérature, présenté par Jean-Michel Palmier, Union générale d'éditions (UGE), coll. « 10/18 », Paris, trois volumes, 1975-1976. Également, Léon Trotsky, Littérature et révolution, UGE, coll. « 10/18 », 1974.
(5) Lénine, op. cit.
(6) Vladimir Maïakovski, Écoutez si on allume les étoiles…, Le Temps des cerises, Montreuil, 2005.
Rarement la Cour suprême des États-Unis aura autant fait parler d'elle pendant une campagne électorale. Critiquée par MM. Donald Trump et Bernie Sanders pour avoir dérégulé le financement de la vie politique, elle est devenue l'enjeu d'un bras de fer entre républicains et démocrates : qui nommera le successeur du défunt juge Scalia et fera basculer la juridiction dans un camp ou dans l'autre ?
La campagne électorale qui se déroule actuellement aux États-Unis sera certainement la plus onéreuse de l'histoire du pays. Depuis les années 1970, chaque nouveau scrutin bat un record, et le rythme s'est accéléré ces dernières années. En 2008, la facture des différents scrutins (présidentielle, Chambre des représentants, sénateurs, référendums locaux…) s'est élevée à 5,3 milliards de dollars (4,7 milliards d'euros), excédant de 27 % celle de 2004 (1). À lui seul, le candidat démocrate Barack Obama a dépensé 730 millions de dollars, soit deux fois plus que M. George W. Bush quatre ans plus tôt et 260 fois plus qu'Abraham Lincoln en 1860 (2). En 2012, la note totale a dépassé 6,3 milliards de dollars, dont 2,6 milliards pour les deux candidats à la présidentielle. Cette année, diverses estimations évoquent déjà le chiffre de 5 milliards de dollars pour la seule course à la Maison Blanche (3). Cette pluie d'argent est le résultat d'un mode de financement qui permet aux individus et aux personnes morales de financer généreusement les dépenses du candidat de leur choix. Le Congrès a parfois légiféré pour tenter d'encadrer ce système critiqué depuis plus d'un siècle, mais les textes qu'il a votés ont été, grâce à un procédé de « dérégulation par le contentieux », affaiblis ou rendus inopérants par la Cour suprême.
Le 23 août 1902, dans un discours baptisé « Le contrôle des entreprises », le président républicain Theodore Roosevelt s'alarmait déjà de l'emprise excessive des grandes fortunes sur la politique américaine. Deux ans plus tard, il n'hésitait pourtant pas à solliciter la générosité des compagnies de chemins de fer et d'assurances ainsi que des grandes banques pour assurer sa réélection. L'affaire fit un tollé et, dans un discours prononcé le 5 décembre 1905, il affirma : « Les entreprises ne devraient pas être autorisées à contribuer financièrement aux campagnes électorales ; les élections fédérales devraient faire l'objet d'un financement public. »
Peu après fut adoptée la loi Tillman de 1907, qui interdit toute contribution directe des entreprises. Puis les réglementations du Federal Corrupt Practices Act de 1910 et 1925 ont fixé des montants maximaux de contributions et de dépenses. Mais, faute d'autorité indépendante pour les faire respecter, ces plafonds sont restés largement théoriques. Et, pour contourner la loi Tillman, les entreprises ont créé des comités d'action politique (PAC) et incité leurs employés à contribuer, via ces structures, à certaines campagnes.
Liberté d'expression pour les entreprisesSeuls les candidats à l'élection présidentielle peuvent bénéficier, depuis le Federal Election Campaign Act (FECA) de 1971 (amendé en 1974), d'un financement public. Mais, dès 1976, la Cour suprême porta un premier coup à ce système. L'arrêt Buckley v. Valeo valida le principe de financement public du scrutin présidentiel, mais rejeta les plafonds de dépenses prévus par la loi : selon les magistrats, empêcher les candidats de dépenser autant qu'ils le souhaitent constituerait une atteinte à la liberté d'expression, en violation du premier amendement de la Constitution.
Depuis cette décision, seuls les prétendants qui acceptent des subventions d'État sont tenus de respecter les plafonds ; les autres peuvent dépenser comme bon leur semble. Les candidats à la Maison Blanche ont ainsi été progressivement conduits à refuser les fonds publics. En 2004 par exemple, M. George W. Bush refusa les subventions dévolues à la phase des primaires afin de pouvoir s'affranchir du plafond de dépenses fixé à 37 millions de dollars. Mais il accepta, tout comme son adversaire John Kerry, les subventions destinées à l'élection générale (74 millions dollars) et donc les maxima de dépenses. Puis, en 2008, en dépit de ses engagements de campagne, M. Obama fut le premier à refuser les fonds publics pour l'élection générale. Il put ainsi dépenser sans limites et signa la disparation du système — personne n'y a eu recours depuis.
La loi adoptée en 2002 sur la réforme des campagnes bipartites (Bipartisan Campaign Reform Act), dite loi McCain-Feingold, a elle aussi fait les frais de la Cour suprême. Elle visait à encadrer le soft money, c'est-à-dire l'argent non régulé par la loi électorale, qui passe par des groupes extérieurs à la campagne du candidat et échappe donc aux plafonds des dépenses. La portée de ce dispositif fut d'abord restreinte par l'arrêt McConnell en 2003, puis surtout par l'arrêt Citizens United en 2010.
L'affaire opposait la Commission électorale fédérale (FEC) à l'association conservatrice Citizens United, qui réclamait le droit de diffuser sur le câble un film à charge contre Mme Hillary Clinton. Le 21 janvier 2010, par cinq voix contre quatre, la Cour suprême a jugé qu'au nom de la liberté d'expression les personnes morales devaient bénéficier des mêmes droits à faire valoir leurs opinions que les personnes physiques (4). En d'autres termes, associations, syndicats et entreprises privées peuvent désormais verser des fonds illimités pour produire et diffuser des publicités politiques. Toutes les barrières au financement direct par les entreprises et les limites aux contributions individuelles ont sauté. Seuls garde-fous : les donations doivent passer par l'intermédiaire de structures indépendantes de la campagne des candidats (ce qu'on appellera les « super-PAC »), et des mesures sont prévues pour assurer la publicité des financements.
Si la lettre de la loi est largement respectée, l'esprit ne l'est certainement pas. Les responsables de super-PAC sont souvent des amis proches ou d'anciens collaborateurs du candidat, et leur indépendance est purement fictive. Right to Rise USA, le groupe qui récoltait de l'argent pour M. Jeb Bush durant la primaire républicaine de 2016, a à sa tête M. Mike Murphy, auparavant conseiller de deux anciens candidats à la Maison Blanche. Côté démocrate, le super-PAC Priorities USA Action, soutien de Mme Clinton, a pour directeur exécutif M. Guy Cecil, qui dirigeait la campagne de cette dernière en 2008 (5). Quant aux mesures de divulgation, elles ont été mises à mal dès mars 2010 par une décision de la cour d'appel du district de Columbia qui autorise de nombreuses exemptions à l'impératif de transparence (6).
« C'est vraiment un système pourri »Depuis le lancement de l'actuelle campagne des primaires, l'arrêt Citizens United a essuyé de nombreuses critiques. Soucieux de mobiliser les électeurs hostiles à l'« establishment », M. Donald Trump a décrit les élus du Capitole comme des « marionnettes », « à la solde des lobbys et des groupes d'intérêt » (7). Il se dit à l'abri de telles influences grâce à sa fortune personnelle et se vante d'avoir souvent acheté des élus par le biais de contributions électorales : « Je donne à tout le monde. Il suffit qu'ils m'appellent et je donne. Et, vous savez, quand j'ai besoin de quelque chose deux ou trois ans après, je les appelle et ils ne m'ont pas oublié. C'est vraiment un système pourri (8) », a-t-il notamment déclaré, dénonçant aujourd'hui des pratiques qu'il a alimentées pendant de longues années.
Pourfendeur du pouvoir de l'argent sur la politique américaine depuis le début de sa carrière, M. Bernie Sanders a lui aussi fait de l'arrêt Citizens United l'une de ses cibles favorites. Il a utilisé cette décision pour établir un lien entre les inégalités croissantes et le mode de financement des élections aux États-Unis : c'est parce qu'ils sont financés par Wall Street et les groupes d'intérêt que les élus du Congrès adoptent des lois favorisant les nantis et les entreprises. « Il y a six ans, avec l'arrêt Citizens United, la Cour suprême a dit aux riches de ce pays : “Vous possédez déjà la majeure partie de l'économie américaine. Nous allons à présent vous donner la possibilité d'acheter le gouvernement fédéral, la Maison Blanche, le Sénat, les sièges de gouverneur, les législatures des États et le pouvoir judiciaire dans les États où les juges sont élus” », explique M. Sanders sur son site de campagne (9). S'il est élu, le candidat « socialiste » s'est engagé à nommer des juges à la Cour suprême « qui auront pour priorité de revenir sur la décision Citizens et qui comprennent que la corruption politique ne se réduit pas à l'échange entre de l'argent et une faveur ». Il a enfin proposé de faire passer un nouvel amendement à la Constitution, afin de fixer le pouvoir du Congrès et des États en matière de réglementation du financement des élections. Cette réforme paraît pour l'heure quasi impossible, compte tenu des majorités requises pour modifier la Constitution (deux tiers des voix dans les deux assemblées, ainsi que trois quarts des États) et de la polarisation du Congrès.
Paradoxalement, les effets de Citizens United se font pour le moment peu sentir sur la campagne présidentielle. Selon les chiffres de la FEC, au 21 avril 2016 (10) M. Trump n'a récolté « que » 48,3 millions de dollars — dont 36 millions proviennent directement de sa fortune personnelle — et aucun super-PAC ne le soutient. Cela ne l'a pas empêché de battre à plate couture M. Jeb Bush, pourtant à la tête d'un pactole de plus de 150 millions de dollars.
M. Sanders a quant à lui récolté 200 millions de dollars, mais en petites donations, versées par plus de deux millions de personnes. Son adversaire Hillary Clinton a fait mieux (280 millions de dollars), en utilisant tous les moyens disponibles, depuis l'aide de deux super-PAC jusqu'aux initiatives les plus « indécentes », selon le mot de l'acteur George Clooney, qui a organisé pour la candidate démocrate un dîner de levée de fonds à 350 000 dollars les deux couverts. M. Trump pourrait finir par accepter la création d'un super-PAC pour l'élection générale, notamment afin de contrer le déluge de publicités négatives financées par les proches de Mme Clinton.
Si la campagne présidentielle est encore relativement épargnée, les conséquences de Citizens United sur les scrutins locaux et fédéraux au Sénat et à la Chambre des représentants sont déjà bien visibles. Certains élus — le représentant républicain de Floride David Jolly, le représentant démocrate de New York Steve Israel, etc. — ont récemment critiqué les contraintes excessives des collectes de fonds, des études ayant montré que les élus américains consacrent plus de temps à chercher de l'argent qu'à légiférer. « Notre travail, en tant que nouveau membre du Congrès, est de lever 18 000 dollars par jour », a résumé M. Jolly (11). Comme l'a montré Jane Mayer, l'« argent sombre » (dark money) — celui qui parvient à échapper aux mesures de transparence — est omniprésent dans les élections au niveau local : utilisé pour torpiller un adversaire, il peut faire la différence entre deux candidats (12). Les frères Koch, deux milliardaires influents de la droite conservatrice qui envisagent de dépenser 900 millions de dollars pour les scrutins de 2016, en savent quelque chose.
(1) Jeanne Cummings, « 2008 campaign costliest in US history », Politico.com, 5 novembre 2008.
(2) Calcul effectué en dollars de 2011. Cf. Dave Gilson, « The crazy cost of becoming president, from Lincoln to Obama », Mother Jones, San Francisco, 20 février 2012.
(3) Amie Parnes et Kevin Cirilli, « The $5 billion presidential campaign ? », The Hill, Washington, DC, 21 janvier 2015.
(4) Lire Robert W. McChesney et John Nichols, « Aux États-Unis, médias, pouvoir et argent achèvent leur fusion », Le Monde diplomatique, août 2011.
(5) David Sirota et Andrew Perez, « Hillary Clinton says she does not coordinate with super PAC she reportedly raised money for », Ibtimes.com, 12 février 2016.
(6) Speech Now.org v. Federal Election Commission, 26 mars 2010.
(7) Jill Ornitz et Ryan Struyk, « Donald Trump's surprisingly honest lessons about big money in politics », ABC News, 11 août 2015.
(8) Cité dans Andrew C. McCarthy, « The “anti-establishment” candidate boasts about his history of bribing politicians », The National Review, New York, 25 janvier 2016.
(9) « Getting big money out of politics and restoring democracy », www.berniesanders.com
(10) Les rapports détaillant contributions et dépenses à rendre à la FEC sont trimestriels ; les derniers chiffres disponibles sont ceux du 21 avril.
(11) Cité dans Norah O'Donnell, « Are members of Congress becoming telemarketers ? », CBS News, 24 avril 2016.
(12) Jane Mayer, Dark Money. The Hidden History of the Billionaires Behind the Rise of the Radical Right, Doubleday, New York, 2016.
Après dix-neuf victoires sur les vingt scrutins organisés depuis l'élection d'Hugo Chávez, en 1998, le terme « défaite » avait presque disparu du vocabulaire de la gauche vénézuélienne. Sa déroute face à la droite lors des législatives de décembre 2015 la prive-t-elle du contrôle du pays ?
Yosman Botero Gómez yosmanbotero.comLes résultats des élections législatives du 6 décembre dernier au Venezuela sont dévastateurs pour le président Nicolás Maduro et la révolution bolivarienne. L'opposition a remporté 67 % des sièges à l'Assemblée nationale, soit 112 sur 167. Cette majorité des deux tiers lui assure des pouvoirs d'une ampleur inédite depuis la première élection à la présidence d'Hugo Chávez, le 6 décembre 1998.
Sèchement battus, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et ses alliés sont néanmoins parvenus à réunir 41,6 % des voix, soit 5,6 millions d'électeurs, quand la coalition de droite, la Plate-forme de l'unité démocratique (Mesa de la Unidad Democrática, MUD), en a fédéré 54,4 %, soit 7,5 millions. Par rapport à la présidentielle de 2013, l'opposition a gagné 400 000 voix, là où les chavistes en ont perdu 2 millions. Si la droite a triomphé, c'est donc moins grâce à son pouvoir d'attraction qu'en raison de la lassitude d'une bonne partie de l'électorat bolivarien, qui a préféré aller à la pêche plutôt que de se rendre aux urnes (1).
Nombre de Vénézuéliens le reconnaissent : leur abstention sanctionne avant tout une crise économique épouvantable, marquée par une inflation de près de 200 %, des pénuries constantes et des files d'attente de plusieurs heures pour se procurer les produits de première nécessité — ceux, du moins, dont le prix est contrôlé par le gouvernement (2).
Jamais, au cours des dix-sept dernières années — à l'exception de la courte période du coup d'Etat avorté de 2002 —, l'opposition n'avait approché de si près son objectif de renversement de la révolution bolivarienne. Pour l'atteindre tout à fait, elle s'emploie maintenant à mettre la main sur tous les leviers de l'administration. Le Venezuela diffère de la plupart des démocraties parlementaires par son Etat ramifié en cinq branches : en plus des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, il dispose d'une autorité chargée du contrôle des élections et d'un « pouvoir citoyen », lequel inclut les fonctions qui, en France, sont connues sous le nom de contrôleur général des finances, de procureur général et de médiateur de la République. Hormis les membres de l'exécutif, les responsables de ces différentes branches du pouvoir sont tous élus par l'Assemblée nationale. Ce qui signifie que les actuels titulaires de ces postes appartiennent encore à l'ancienne majorité chaviste.
La Constitution vénézuélienne n'accorde pas des prérogatives illimitées aux députés, même lorsqu'ils détiennent deux tiers des sièges : c'est le président qui nomme le gouvernement. Pour prendre le contrôle du pays, l'actuelle majorité doit donc choisir entre trois options. La plus radicale serait la convocation d'une assemblée constituante en vue de réécrire la Constitution de 1999, le nouveau texte devant ensuite être soumis à référendum. La deuxième, à peine moins drastique, consisterait à engager une réforme constitutionnelle visant à modifier la loi fondamentale sur quelques points majeurs, de manière à faciliter la prise de pouvoir de l'Assemblée sur les autres branches de l'Etat — à condition, là encore, d'obtenir l'approbation du peuple. Enfin, les élus de la MUD peuvent tenter de destituer les principaux dirigeants des institutions rivales : le président, bien sûr, mais aussi les membres de la Cour suprême, du ministère public, du Conseil national des élections (CNE), etc.
Chacun de ces choix est lourd de risques pour les nouveaux hommes forts de l'Assemblée. Tout d'abord, il suffirait qu'un seul député de l'opposition rende son tablier ou passe à l'ennemi pour que la droite perde sa majorité des deux tiers et voie ses efforts réduits à néant. Une telle éventualité est d'autant moins à exclure que la MUD, coalition très hétéroclite, rassemble douze partis dont certains se détestent de moins en moins cordialement. S'assurer de la discipline sans faille de ses élus ne sera pas facile. Compte tenu de la longue histoire des tractations et des changements d'alliances à l'Assemblée nationale, y compris entre factions pro- et antigouvernementales, il n'est pas inconcevable que le PSUV parvienne à rogner la super-majorité de la MUD.
Pourquoi modifier un système qui affaiblit le président ?Des trois options offertes par la Constitution de 1999 (contre laquelle une large partie de l'opposition avait protesté !), la plus simple consisterait pour la droite à tenter de faire tomber l'une après l'autre les têtes de l'Etat, à commencer par les membres de la Cour suprême, puisque ce sont eux qui détiennent le pouvoir de valider ou non les procédures de destitution. Encore faudrait-il au préalable que le procureur général accepte de mettre en accusation la plus haute juridiction du pays. Or le procureur est un partisan de M. Maduro…
Reste une quatrième possibilité, pour laquelle l'Assemblée nationale n'est même pas requise : lancer un référendum révocatoire contre le président. La crise économique ayant fait dégringoler sa cote de popularité, nombre de ses opposants estiment que c'est la meilleure façon d'obtenir sa destitution avant la fin de son mandat, en janvier 2019. Mais ce choix ne serait pas non plus de tout repos : il faut réunir le soutien de 20 % des électeurs inscrits pour ouvrir le processus référendaire. La dernière fois que l'opposition a tenté d'emprunter cette voie, contre le président Chávez en 2004, elle a dû batailler durant des mois pour collecter les deux millions et demi de signatures requises. Depuis, le corps électoral s'est considérablement accru ; pas seulement pour des raisons démographiques, mais parce que le CNE a enregistré une vaste frange de la population qui, jusque-là, ne votait pas. Le nombre de signatures exigé pour lancer un référendum atteint à présent les quatre millions. Même contre un président impopulaire, mobiliser suffisamment de bénévoles pour les recueillir pourrait s'avérer une mission ardue.
L'opposition (désormais majoritaire à l'Assemblée) n'est pas pour autant démunie. Elle peut entreprendre immédiatement d'abroger plusieurs lois progressistes de l'ère Chávez, ainsi que l'ont déjà annoncé certains de ses porte-parole. Parmi les cibles prioritaires figureront certainement la réforme agraire de 2001, qui établit un impôt sur les terres non productives et empêche qu'une seule personne possède une surface supérieure à 5 000 hectares (3) ; la loi sur le travail de 2013, qui interdit, par exemple, les licenciements massifs et réduit la semaine de travail de quarante-quatre à quarante heures ; la loi de responsabilité des médias de 2004, qui introduit un contrôle des contenus et favorise le développement des médias du tiers secteur, dits « communautaires » (4) ; et la loi d'encadrement des prix. Suivraient certains accords multilatéraux — comme le programme d'aide pétrolière aux Caraïbes, PetroCaribe (5) —, le financement de la chaîne internationale vénézuélienne TeleSur, les fonds publics versés aux programmes sociaux et les grandes entreprises d'Etat, comme la compagnie de téléphone, que la droite rêve de reprivatiser. Avant toute chose, cependant, l'opposition prévoit de faire passer une loi d'amnistie en faveur de ceux qu'elle qualifie de « prisonniers politiques », condamnés pour corruption ou pour incitation à la violence, comme M. Leopoldo López (6).
Dans l'intérêt du pays, le plus urgent serait de réparer le système de contrôle du taux de change, dont les malfaçons ont permis aux milieux d'affaires de livrer une véritable guerre économique au gouvernement Maduro. Mais la droite ne paraît pas pressée d'entamer ce chantier-là. Pourquoi modifier un système qui présente l'avantage d'affaiblir toujours davantage le président ? Par ailleurs, toucher au taux de change et dévaluer risquerait à court terme d'aggraver un peu plus les difficultés de la population ; un scénario dont l'opposition n'a nullement envie d'assumer la responsabilité (7).
Les anciens ministres dissidents donnent de la voixIl ne fait guère de doute que le Venezuela s'apprête à connaître des temps hautement conflictuels. La droite a reconquis un pilier du pouvoir, à partir duquel elle va s'efforcer de détruire le plus grand nombre possible d'acquis de l'ère Chávez. Mais sa marge de manœuvre reste limitée, surtout face à un mouvement bolivarien qui n'a rien perdu de sa puissance, au sein de l'Etat comme dans la population (lire « La révolution bolivarienne par sa base »). Les résistances à une tentative de restauration du néolibéralisme seront d'autant plus vives que les forces du chavisme sont actuellement en plein processus de renouvellement et de réorganisation après leur cuisant échec électoral.
Depuis l'annonce des résultats, M. Maduro et les mouvements sociaux qui composent la galaxie chaviste organisent une série de rencontres visant à « préparer la renaissance de la révolution bolivarienne, du bas vers le haut », selon les mots du président (15 décembre 2015). Les dissidents donnent aussi de la voix, notamment les anciens ministres Hector Navarro (enseignement supérieur), Jorge Giordani (planification) et Miguel Rodríguez Torres (intérieur) ; ils formulent à la fois des critiques et des propositions constructives visant à amender la politique du gouvernement. Des assemblées de rue s'organisent également, où tous les chavistes présentent leur analyse des raisons de la défaite. Enfin, le gouvernement a convoqué une semaine de rassemblement de tous les représentants des conseils communaux et des communes (lire « La révolution bolivarienne par sa base »). L'efficacité d'un tel déploiement d'activité dépendra de la façon dont le gouvernement s'emparera des suggestions formulées par les mouvements sociaux, notamment dans la sphère économique…
(1) Même si la participation (74,25 %) a été plus forte que lors des précédentes législatives, en 2010 (66,45 %).
(2) Lire « Le Venezuela se noie dans son pétrole », Le Monde diplomatique, novembre 2013.
(3) Lire Maurice Lemoine, « Terres promises du Venezuela », Le Monde diplomatique, octobre 2003.
(4) Lire Renaud Lambert, « En Amérique latine, des gouvernements affrontent les patrons de presse », Le Monde diplomatique, décembre 2012.
(5) L'accord permet à différents pays de la Caraïbe d'acheter au Venezuela du pétrole brut à un tarif préférentiel.
(6) Lire Franck Gaudichaud, « De Santiago à Caracas, la main noire de Washington », Le Monde diplomatique, juin 2015.
(7) Lire Ladan Cher, « Le Venezuela miné par la spéculation », Le Monde diplomatique, mars 2015.
En janvier 2014, les zapatistes du Chiapas mexicain convient plusieurs centaines d'intellectuels internationaux à célébrer le vingtième anniversaire de leur soulèvement. Aucune question ne restera sans réponse, promettent-ils, dès lors que les invités consentent au préalable à partager le quotidien de l'organisation : sa résistance aux agressions de l'armée mexicaine, sa bataille pour la subsistance alimentaire, sa quête visant à ne pas reproduire les structures autoritaires d'antan. Lors de la cérémonie de clôture, une jeune femme originaire des Etats-Unis lève la main : « Tout ce que j'ai vu ici m'a beaucoup intéressée, mais je reste un peu sur ma faim concernant un point : quelle est votre position sur la question queer ? » A la tribune, le représentant des zapatistes reste coi (1)…
Un Sud trop peu soucieux des combats de certains militants occidentaux ? Il arrive aussi que les reproches fusent en sens inverse. Dans un article fustigeant l'intérêt de ses collègues latino-américains pour les travaux du marxiste britannique David Harvey, l'intellectuel uruguayen Eduardo Gudynas dénonce une forme de « colonialisme sympathique » : les analyses du Britannique, consacrées à la géographie ou à l'exégèse du Capital de Karl Marx, ne réservent « aucune place au sumak kawsay équatorien ou au suma qamaña bolivien » — des concepts généralement traduits par « bien-vivre » (2).
L'émancipation ne se penserait donc pas de la même façon d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. Le socialisme latino-américain ne sera « ni un calque ni une copie (3) » de sa version européenne, avait prévenu le marxiste José Carlos Mariátegui dès 1928. Depuis, l'auteur et l'idée ont à ce point été liés que taper « Mariátegui » dans le moteur de recherche Google produit aussitôt les termes « ni calque ni copie » en espagnol.
L'œuvre du Péruvien ne se limite cependant pas à ces mots. D'autres, moins souvent cités, complètent son analyse : « Bien que le socialisme soit né en Europe, comme le capitalisme, il n'est pas (…) spécifiquement ni particulièrement européen. C'est un mouvement mondial auquel ne peut se soustraire aucun des pays qui se meuvent dans l'orbite de la civilisation occidentale. (…) Dans la lutte entre deux systèmes, entre deux idées, il ne nous vient pas à l'esprit de nous sentir spectateurs ni d'inventer une troisième voie. L'originalité à outrance est une préoccupation littéraire et anarchique (4). »
(1) Merci à Hélène Roux qui a rapporté cette anecdote de son séjour au Chiapas.
(2) Eduardo Gudynas, « La necesidad de romper con un “colonialismo simpático” », 30 septembre 2015, www.rebelion.org
(3) José Carlos Mariátegui, Sept essais d'interprétation de la réalité péruvienne, Maspero, Paris, 1968 (éd. originale : 1928).
(4) Cité dans Michael Löwy, Le Marxisme en Amérique latine. Anthologie, Maspero, 1980.
« Lorsque les Etats-Unis éternuent, l'Amérique latine s'enrhume », disait-on autrefois. Les miasmes ne descendent plus du nord : ils traversent le Pacifique. Mais la menace demeure. Dès les années 1950, l'économiste argentin Raúl Prebisch avait analysé les dangers de cette dépendance vis-à-vis des soubresauts d'économies étrangères — le Royaume-Uni, les Etats-Unis, puis la Chine.
Depuis la période coloniale, la division internationale du travail a relégué l'Amérique latine au rang de producteur de matières premières, condamné à importer les produits manufacturés que débitent les ateliers du Nord. Au sein d'anciennes colonies où les bourgeoisies ont appris à reproduire les modes de consommation du Nord, toute augmentation du revenu national conduit à une croissance plus rapide des importations que des exportations, et au déséquilibre de la balance des paiements. Prebisch recommandait donc une politique volontariste de substitution des importations, pour développer l'industrie locale.
Au Brésil, la thérapie de choc du président Fernando Henrique Cardoso (1995-2002) procède à rebours : il ne s'agit plus de promouvoir un développement autonome à travers une production locale, mais, au contraire, de faciliter des importations censées éperonner la productivité et la compétitivité brésiliennes. La balance commerciale plonge dans le rouge ? Qu'à cela ne tienne : on équilibrera les comptes externes en affriolant les capitaux spéculatifs internationaux, notamment par le biais de taux d'intérêt stratosphériques.
Le prix des matières premières a chuté de 40 % depuis 2010 ; celui du pétrole, de 60 % entre juin 2014 et janvier 2015. Implacable, la réaction en chaîne ne s'est pas fait attendre : en 2015, la production de richesses devrait avoir stagné en Equateur et en Argentine, reculé de 3 % au Brésil et dévissé de 10 % au Venezuela.
Les nuages n'ont pas fini de s'amonceler au-dessus de Brasília. Préoccupés par les bulletins de santé mitigés des économies « émergentes », les investisseurs rapatrient leurs liquidités vers le Nord. D'autant plus que la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, a annoncé une hausse de ses taux d'intérêt, sur lesquels elle base sa rémunération des capitaux. Les 14,25 % servis par le Brésil (auxquels il convient de retrancher une inflation d'environ 7 %) ne suffisent plus à garantir un afflux suffisant de devises. Selon l'Institut de finance internationale, les pays émergents enregistreront en 2015 la plus importante sortie de capital depuis que fut inventée la notion d'« émergence », dans les années 1980 (Financial Times, 2 octobre 2015). Parmi les pays les plus touchés, le Brésil. Alors que certains célébraient il y a quelques années le « découplage » du Sud par rapport aux économies du Nord, l'équilibre de la balance des comptes externes du géant sud-américain repose en grande partie sur les priorités d'une Américaine : Mme Janet Yellen, présidente de la Réserve fédérale.
Conscients du mécanisme analysé par Prebisch, les gouvernements progressistes ont tenté de rééquilibrer leurs économies en stimulant le secteur industriel. Avec d'autant plus d'entrain que la plupart de leurs dirigeants reprennent à leur compte une idée développée par le mouvement communiste : dans les nations sous-développées, la révolution vise dans un premier temps l'émergence d'une bourgeoisie nationale ; après cette première étape « anti-impérialiste » seulement, il deviendra possible d'œuvrer à la révolution socialiste.
Utiliser une partie du patronat contre l'autre : l'idée pourrait sembler séduisante. Mais la modernisation capitaliste dessert-elle vraiment le capital ? S'intéressant au cas vénézuélien, le chercheur libertaire Rafael Uzcátegui, hostile à la révolution bolivarienne, suggère qu'une autre forme d'instrumentalisation serait à l'œuvre : « L'hypothèse que nous formulons, c'est que l'arrivée au pouvoir au Venezuela d'un président populiste, charismatique, ressemblant à un caudillo, rend possible l'adaptation du pays (…) aux changements rendus nécessaires par le processus de production mondialisé (1). »
Le raisonnement d'Uzcátegui s'avère d'autant plus douteux que les efforts visant à aiguillonner les industriels se sont pour l'heure soldés par un échec. Après avoir subi un coup d'Etat orchestré — entre autres — par le patron des patrons vénézuéliens en 2002, puis un lock-out généralisé en 2003, l'ancien président Hugo Chávez avait rassemblé plus de 500 patrons, le 11 juin 2008, afin de leur proposer un effort national de « relance productive ». Au cours d'un discours de réconciliation, il répéta le mot « alliance » plus de trente fois. Cinq ans plus tard, les choses n'avaient guère avancé. Et son successeur Nicolás Maduro renouvelait l'initiative : « Nous lançons un appel (…) pour construire un secteur privé nationaliste », déclarait-il à la presse (Folha de S.Paulo, 7 avril 2013).
Un peu plus au sud, les contorsions de la présidente brésilienne Dilma Rousseff pour plaire aux industriels décoiffent jusqu'au très libéral Veja : « La présidente a fait tout ce que les entrepreneurs exigeaient, constate l'éditorial du magazine dans un numéro dont la couverture évoque un « choc de capitalisme » (12 décembre 2012). Ils voulaient que les taux d'intérêt baissent ? Ils ont baissé, à des niveaux record. Ils souhaitaient des taux de change favorables à l'exportation ? Le dollar a dépassé les 2 reals. Ils réclamaient une baisse des coûts salariaux ? Ceux-ci ont été réduits dans plusieurs secteurs d'activité. »
Et pourtant, ni la production industrielle ni l'investissement privé n'ont augmenté. Membre du Parti des travailleurs (PT), M. Valter Pomar n'est pas vraiment surpris. « Les patrons rencontrent une vraie difficulté : ils sont capitalistes. Il ne serait pas responsable de leur part de choisir une autre voie que celle qui optimise la rentabilité. » Au Brésil comme ailleurs, la financiarisation de l'économie a effacé l'opposition entre capital industriel et spéculatif. Miser sur des produits financiers (au Brésil) ou jouer sur les taux de change (au Venezuela) s'avère beaucoup plus rentable que d'investir dans l'appareil de production…
« Il existe mille et une façons d'accroître la demande, conclut le journaliste Breno Altman. On peut introduire un salaire minimum, des programmes sociaux, développer des services publics. Doper l'offre, par contre, se révèle un véritable casse-tête. Dans ce domaine, les gouvernements dépendent du bon vouloir des patrons. » M. Pomar en arrive à la même conclusion : « Ou l'Etat prend les choses en main et accepte l'épreuve de force avec la bourgeoisie, ou il tente de la convaincre de bien vouloir jouer le jeu, sans être certain qu'elle accepte. »
(1) Rafael Uzcátegui, Venezuela : révolution ou spectacle ?, Spartacus, Paris, 2011.
Une nécessité absolue de l'œuvre littéraire ou cinématographique s'est perdue. Chaque année, des centaines de livres, de films, de téléfilms sont écrits, produits et réalisés ; mais à quel besoin impérieux cette profusion répond-elle ? Une nécessité profondément politique, au sens de « qui concerne la cité » ? Une nécessité intime, où la vie même des auteurs serait en jeu ? Une nécessité intellectuelle de porter le fer dans la plaie ? Non. Désormais, une seule et unique nécessité domine la création : la nécessité financière. La presse publie régulièrement le classement des meilleures ventes, des meilleures entrées, comme un palmarès où l'excellence se mesure sur l'échelle du profit.
L'autorité du succès prime sur l'autorité du talent.
Le chiffre efface le mot et l'image.
Pour les investisseurs publics ou privés, il est donc impératif de mettre en lumière des sujets dits consensuels. De ceux qui, pour répondre aux exigences de la rentabilité, balaient la brûlante nécessité qui devrait animer les auteurs. Pour cela, le romancier ou le cinéaste est désormais sommé de répondre avant tout à l'unique question : « Quel est le sujet ? » Ce n'est pas « Le poumon ! le poumon ! le poumon ! » comme dans Molière (1), mais « Le sujet ! le sujet ! le sujet ! ».
Dans cette exaltation mortifère, le rôle des commentateurs n'est pas négligeable. Insidieusement, la télévision en tant que vecteur d'idées a gangrené la critique littéraire et cinématographique. Petit à petit, les critiques ont renoncé à déterminer la chose réelle — à lire les romans pour ce qu'ils sont, à voir les films tels qu'ils sont réalisés — et se sont vendus au sujet, oubliant la littérature et le cinéma. Un roman, un film valent aujourd'hui non pour eux-mêmes, mais pour le sujet que les commentateurs détectent à travers eux. D'un roman on dira qu'il « met en scène la question de la fidélité et de l'identité, le drame du cancer et les tourments de la stérilité » (à propos de Laurent Seksik, L'Exercice de la médecine) ; d'un autre, qu'on y voit « l'émancipation d'une ex-femme harcelée par son mari manipulateur et violent » (Eric Reinhardt, L'Amour et les Forêts) ; ou encore, d'un autre : « Ici tout est vrai. La création et l'amitié sont les deux grands thèmes de Michael Köhlmeier » (Deux messieurs sur la plage), etc.
Fidélité, identité, cancer, stérilité, émancipation, vérité, création, amitié… On pourrait en tirer un catalogue de cent et mille belles dissertations offertes à la presse papier, radiophonique et télévisuelle ! Dès lors, tout ce qui se publie est construit sur le même modèle : une paraphrase du dossier de presse, de la quatrième de couverture ou du prière d'insérer, suivie d'une batterie d'opinions, non pas sur l'œuvre en tant que telle, mais sur son sujet, apprécié ou dénigré à l'instar de l'auteur, qui, en tant que personne, non en tant qu'écrivain ou cinéaste, est loué, moqué ou vilipendé.
Le sujet a pour avantage fondamental de dispenser de lire le roman, de voir le film, c'est-à-dire d'en mesurer les enjeux narratifs, stylistiques, grammaticaux, son invention lexicale, visuelle, sonore, etc. L'ouvrage réduit à l'anecdote est ramené à elle comme un fugitif entre deux gendarmes. A ce jeu, il est facile d'ironiser en demandant, par exemple, quel est « le sujet » d'Ulysse de James Joyce ou d'A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, voire des Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski…
Dans le registre de l'anecdotique, la mention « d'après une histoire vraie », qui suscite l'adhésion des commentateurs comme des bailleurs de fonds, devient un label de qualité — au passage, on se demande ce que serait une « histoire fausse » : un roman ?
Au cinéma, c'est devenu presque une référence obligée, que ce soit (après des milliers d'autres) Le Loup de Wall Street (Martin Scorsese), La Liste de Schindler (Steven Spielberg), Mesrine (Jean-François Richet), Survivre avec les loups (Véra Belmont) ou Intouchables (Olivier Nakache et Eric Toledano). Aujourd'hui, quasiment quatre films sur cinq, américains comme européens, sont estampillés « d'après une histoire vraie ». Même, en 1973 déjà — ô paradoxe ! —, F for Fake ! (« F comme faux », devenu Vérités et mensonges pour le titre français à l'époque) d'Orson Welles… Welles qui, pas dupe, ironisait : « Ce film traite de tricherie, de fraude, de mensonges… Racontée chez soi, dans la rue ou au cinéma, toute histoire est presque sûrement un mensonge. Mais pas celle-ci ! Tout ce que vous verrez dans l'heure qui suit est absolument vrai. » A cette promotion de l'« histoire vraie » contre la fiction, du « sujet consensuel » contre le roman, comment ne pas opposer la sublime réplique de Pilate dans l'Evangile selon Jean, « Qu'est-ce que la vérité ? » (Jn 18, 38) ? Le sujet et sa prétention au vrai ne sont que des leurres, des attrape-nigauds, des produits d'appel pour le tiroir-caisse.
Dans la littérature, les sujets qui concernent les aventures amoureuses ou, plus crûment, les relations sexuelles sont bien entendu les pièces de choix. Ainsi, chaque année fleurissent des « angoteries » (à la manière de Christine Angot), des romans racontant comment l'auteur (« d'après une histoire vraie ») a été violé par son père, a couché avec sa mère, vit en ménage avec sa sœur, a sodomisé son frère (ou sa sœur, sa mère, son père, son chien, etc.). A partir de ces données de base se greffent toutes les variations possibles sur les protagonistes : catholique fervente devenue musulmane intégriste, monstre aux difformités physiques répugnantes, anorexique spécialiste de Heidegger ou ancien des Einsatzgruppen (unités d'extermination de l'Allemagne nazie), boulimique graphomane adepte du kung-fu, etc. Ce serait comique si ces niaiseries et leurs hérauts n'occupaient tout le territoire des lettres et ne repoussaient les romans affrontant la montagne littérature dans des bantoustans solidement protégés par des barbelés afin que nul n'en sorte.
Sur le plan cinématographique, le crime (« d'après une histoire vraie ») paie toujours, que ce soit Les Affranchis (Scorsese), Un après-midi de chien (Sidney Lumet), Zodiac (David Fincher), Bonnie and Clyde (Arthur Penn), L'Adversaire (Nicole Garcia), etc. Il y en a des centaines ! Si violentes, si cruelles que soient les images, elles sont rassurantes dans la mesure où le média lui-même porte un principe de réconfort, de certitude. Face à l'écran, on se prend à penser aux phrases de Lucrèce expliquant, dans De la nature des choses, combien « il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui ; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent ». Alors que, dans la vie réelle, la violence et la cruauté nous saisissent toujours par surprise et nous frappent d'incompréhension, au cinéma, à la fin de la projection, quoi qu'il arrive, la lumière se fait et on sait. C'est pour cela que le sujet se vend si bien au cinéma comme en littérature : parce qu'il est émollient, antalgique ; parce que sa parfaite innocuité est prodigieusement rentable.
« Rentable », voilà le maître mot. A cela plusieurs raisons. La crise, touchant aussi bien les capitaux privés que les finances publiques, pousse les investisseurs à se replier sur des valeurs sûres ou réputées telles. Après la « ménagère de moins de 50 ans » chère aux chaînes de télévision, le « père de famille » et sa gestion prudente occupent la scène artistique ; notamment dans le cinéma, où la notion d'acteur bankable (rentable) gouverne désormais la faisabilité des films, même si les résultats prouvent qu'aujourd'hui aucun acteur, aucune actrice ne remplit les salles sur son nom comme jadis Jean Gabin, Fernandel, Louis de Funès ou Brigitte Bardot…
La deuxième raison tient à la grande peur qui traverse notre société : celle du chômage. Il est significatif que les ronds-points, dont l'injonction première est « Vous n'avez pas la priorité », aient commencé à proliférer en France en même temps que le chômage entamait une courbe exponentielle. Cette peur de l'exclusion, de la solitude influe profondément sur les habitudes des spectateurs comme des lecteurs. Tous, désormais, veulent voir le même film — sans jugement de valeur, au hasard : Bienvenue chez les Ch'tis, Les Bronzés 3, Avatar, Titanic, James Bond, etc.), la même pièce (de feu Jean Poiret, toujours à l'affiche, à Yasmina Reza), acheter — sinon lire ! — le même livre (Guillaume Musso, Marc Levy, Michel Houellebecq, Harry Potter et quelques autres), faire la queue à la même exposition (à Beaubourg, à Orsay, au Grand Palais… rien que de l'officiel !), non par amour du cinéma, du théâtre, de la littérature ou de la peinture, mais pour avoir le sentiment consolateur d'appartenir toujours à la communauté nationale ; de ne pas être exclu, à la marge ; d'avoir un « sujet » à partager avec ses collègues, ses amis, ses semblables. Dès lors, la curiosité devient dangereuse, le style menaçant et toute singularité, le symbole même de la solitude redoutée. A l'inverse, le conservatisme, l'académisme rassurent même s'ils claquemurent les esprits et assèchent les cœurs.
Roland Barthes distinguait les « écrivants » et les « écrivains ». Les premiers se contentent d'écrire « quelque chose » sur « quelque chose », alors que les seconds considèrent « la littérature comme fin ». Les premiers sont les obligés du sujet ; les seconds s'affranchissent de sa tyrannie. Aujourd'hui, l'immense majorité des romans sont l'œuvre d'écrivants, condamnés à vendre des « sujets », et les écrivains sont plus rares. Comme le deviennent les cinéastes qui s'arrachent au sujet vendeur, à sa médiocrité, à son académisme, et montrent à l'écran des images « comme des suppliciés que l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers (2) ».
(1) Le Malade imaginaire (1673).
(2) Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1938.
Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de février 2016.
Il fait partie de ces écrivains rares et précieux qui ont chanté les marginaux et choisi le camp des pauvres. Panaït Istrati, autodidacte né en Roumanie, fit ainsi passer un grand souffle lyrique sur la littérature française. Inclassable et intrépide, il ne renonça jamais à croire que la révolution devait être faite sous le signe de l'enfance.
C'est une étrange affaire, pour un écrivain, de ne s'être jamais attaché durablement à aucun parti, de s'être efforcé de n'être l'homme d'aucune coterie. L'artiste capable de se soustraire à « l'ordre dégradant de la horde », pour reprendre l'expression de Pier Paolo Pasolini dans ses Ecrits corsaires, risque de voir sa solitude effrontée coûter cher à son œuvre, en particulier après sa mort. Pendant des années parfois, aucun éditeur ne s'en sentira le responsable, aucun universitaire le gardien, aucune patrie la légataire universelle (1).
Ce fut le destin posthume de Panaït Istrati, le romancier de Kyra Kyralina (1923), Oncle Anghel (1924) et Les Chardons du Baragan (1928). Né en Roumanie, près du delta du Danube, le 10 août 1884, cet Européen vagabond, fils d'une blanchisseuse roumaine et d'un contrebandier grec, a composé l'essentiel de son œuvre en français. Mais comme il a regagné son pays natal pour y mourir, le 16 avril 1935, après s'être beaucoup promené autour de la Méditerranée — Grèce, Turquie, Liban, Egypte —, on ne songe pas à lui attribuer la place éminente qu'il mérite dans l'histoire de la littérature de langue française du XXe siècle. Ses cadets Eugène Ionesco et Emil Cioran ont été plus avisés de finir tranquillement leurs jours à Paris. Aujourd'hui, ils sont l'un et l'autre publiés dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». La postérité est cruelle avec les littérateurs à l'état civil incertain, surtout si on n'a pu les obliger à être à jour de cotisations ici ou là.
Les errants, les asociaux, les bohémiens et les apatrides contrarient l'esprit de clocher qui prévaut dans la république des lettres. En particulier lorsqu'ils aiment mettre en scène des marginaux et qu'ils prennent un malin plaisir à défier les conventions sociales. « On est fort malheureux quand on a raison et qu'on reste seul », observe Elie le Sage dans Présentation des haïdoucs, publié à Paris (éditions Rieder) en 1925 (2). Un livre inspiré par l'histoire roumaine et salué par la critique parisienne comme l'installation d'une nouvelle étoile au firmament des lettres, deux ans après Kyra Kyralina, roman d'apprentissage pittoresque qui avait émerveillé Romain Rolland : « Cette force, cette passion, ce démon de vie, ce n'est plus de notre temps en Occident. Cela me fait penser au XVIe siècle et aux grands tigres du théâtre élisabéthain (3). »
Quels qu'aient été leur tradition et leur préjugé, les premiers lecteurs d'Istrati furent généreux avec cet écrivain autodidacte et extravagant qui semblait surgi de nulle part, sinon du jeune royaume roumain né en 1878. Une monarchie parlementaire fragile, ultérieurement assaillie par le fascisme, qui avait refusé de faire jouer l'alliance secrète signée avec les empires centraux au moment du déclenchement de la première guerre mondiale et proclamé sa neutralité avant de se joindre aux Alliés en 1916. Venu de ce pays francophile dont les citoyens suscitaient spontanément la sympathie à Paris, Istrati n'avait pas encore été identifié comme un écrivain politique aux fidélités rugueuses.
Durant les années de formation (1896-1922), au cours desquelles il avait été tour à tour peintre en bâtiment, débardeur dans les gares et les ports, manutentionnaire aux chantiers navals, installateur de poteaux télégraphiques et photographe ambulant, ses expériences ouvrières lui avaient permis de mesurer la puissance du « talon de fer » et de partager l'attente révolutionnaire du « peuple d'en bas », pour citer Jack London. « J'en reviendrai toujours à l'homme qui fait le pain et n'en mange pas », jurait-il. Tout à ses projets littéraires, jouissant de ce que sa biographe Monique Jutrin nomme ses « années de gloire (4) », l'Istrati des années 1925-1927 n'avait pas oublié sa révolte contre l'injustice, lorsqu'il était secrétaire des ouvriers de Braïla, le port des bords du Danube où il avait vu le jour quelque quarante ans auparavant. Mais il en proposait une version métaphorique, notamment inspirée par la tradition orale de son pays natal.
On a du mal à imaginer l'apparition d'une telle comète dans le paysage littéraire. 1925, c'est l'année de la publication de L'Or par Blaise Cendrars, de Raboliot par Maurice Genevoix et de Paulina 1880 par Pierre Jean Jouve. Même si la critique et le public n'étaient pas blasés par l'incroyable fécondité créatrice de ces « années roman », Présentation des haïdoucs, livre sombre et tout hérissé de piques, tranchait avec la « ligne claire » qui prévalait alors dans la littérature française. Cette suite de récits est composée en hommage aux bandits d'honneur roumains du temps des occupations turque et grecque, du XIVe siècle au milieu du XIXesiècle : « Qu'est-ce que ça veut dire, haïdouc ? — Tu ne sais pas ? Eh bien ! C'est l'homme qui ne supporte ni l'oppression ni les domestiques, il vit dans la forêt, tue les gospodars [nobles] cruels et protège les pauvres. » L'œuvre est une belle initiation à l'univers d'Istrati, marqué par l'attachement à la mémoire populaire, une langue rustique et imagée à la fois, une inclination pour les personnages issus des « bas-fonds (5) ».
Cette inspiration folklorique est caractéristique d'une littérature roumaine soucieuse de se démarquer des modèles russe, allemand et français depuis le XIXe siècle. Ce qui est étonnant, chez cet imaginatif écartelé entre l'Orient et l'Occident, c'est le choix de la langue d'Honoré de Balzac et d'Emile Zola, des maîtres qu'il avait lus en roumain entre 14 et 17 ans dans des traductions populaires. Ce passage d'une langue à l'autre lui coûta beaucoup d'efforts. Mais la « puissance créatrice » d'Istrati était suffisamment prodigieuse pour que Rolland et tous ceux qui accompagnaient ses débuts l'aient encouragé jusqu'à la révélation de 1923.
Lancé dans la carrière à Paris, fêté jusqu'à Bucarest, Istrati fut invité à Moscou en octobre 1927 pour les célébrations du dixième anniversaire de la révolution. Sans être membre du Parti, il faisait figure de communiste convaincu. Rapportées par L'Humanité, ses premières impressions furent enthousiastes. « J'ai sacrifié onze ans à l'Occident. Je n'ai trouvé nulle part des hommes qui espèrent et qui aiment. Ici, c'est la foi, la confiance, l'élan jeune de tout un peuple (6). » Ces transports furent brefs. Quelques semaines après l'exclusion de Léon Trotski du comité central, la situation était très tendue en URSS. Istrati, qui voyageait en compagnie du romancier grec Níkos Kazantzákis, l'auteur d'Alexis Zorba, comprit peu à peu qu'au pays des soviets, la critique du Parti était interdite et l'opposition pourchassée (7). Victor Serge, qui semble avoir joué un rôle important dans cette prise de conscience, a rapporté la réponse que fit Istrati à un membre du Parti qui lui expliquait, pour justifier les injustices commises, qu'on ne « faisait pas d'omelette sans casser des œufs » : « Bon, je vois les œufs cassés. Où est votre omelette (8) ? »
C'est une épreuve d'avoir raison tout seul. « Vaincus sont les hommes qui se trouvent au déclin de leur vie en désaccord sentimental avec les meilleurs de leurs semblables. Je suis un de ces vaincus », écrivit-il dans Après seize mois dans l'URSS, le témoignage brûlant qu'il publia à son retour à Paris en 1929. Istrati n'était pas absolument seul, puisque Victor Serge et Boris Souvarine avaient participé anonymement à la rédaction de Vers l'autre flamme, le volume dans lequel fut imprimé Après seize mois dans l'URSS. On comprend cependant son accablement. Pour aggraver leur cas, ses amis et lui avaient raison trop tôt. Ils dénonçaient le « présent d'une illusion », quand le confort recommande de n'en dénoncer que le passé.
Unique signataire de Vers l'autre flamme, Istrati fut le seul à essuyer les attaques de la presse communiste, qui le traita de « fasciste », tandis que la critique bourgeoise allait dès lors se montrer indifférente au travail romanesque de ce « cosmopolite ». Une longue errance commença alors pour Istrati, qui se coupa de très nombreux amis — même Rolland semble avoir pris ses distances. Il ne croyait à la révolution que faite sous le signe de l'enfance, mais il était resté fidèle à son intention d'origine, redite avec force dans un article fameux, publié dans Les Nouvelles littéraires en avril 1933 : « Parler cruellement, sans pitié, dans ce siècle où le mensonge social règne dans toutes les classes et s'empare journellement de beaux cerveaux (9) ! » Ses derniers mois et les œuvres qu'il composa alors furent très sombres. Souvent amer, mais resté fidèle aux grands rêves de sa jeunesse, il continua à porter sur le monde un regard marqué par sa lucidité inquiète et par un attachement entêté aux hommes capables de dire la vérité.
Loin du monde, près de la vie, il avait atteint l'élévation désenchantée d'un moraliste classique sans perdre la fièvre d'un révolté de grand style. « Nous chasserons les pharisiens de l'Eglise chrétienne et les fous de la maison communiste. Nous accepterons la vie dure et le martyre », écrivit-il en 1933 à François Mauriac, depuis le sanatorium Filaret de Bucarest où il était soigné pour tuberculose. Istrati espérait qu'on se souviendrait un jour de son œuvre et de sa vie. « Là, on verra comment il a été possible à un homme de n'adhérer à rien. » Ce même homme qui affirmait : « Je suis pauvre et j'espère mourir pauvre, parce que je marche dans ma vie d'aujourd'hui accompagné de l'immense famille des gueux rencontrés sur mes routes (10). »
(1) L'Association des amis de Panaït Istrati a maintenu sa présence, et un festival a été organisé à Paris par la librairie Quilombo et le Centre international de culture populaire du 15 au 17 mai 2015.
(2) Panaït Istrati, Présentation des haïdoucs, préface de Sidonie Mézaize, postface de Carmen Oszi, L'Echappée, Paris, 2014.
(3) Cité dans Panaït Istrati, Œuvres I, édition établie et présentée par Linda Lê, Libretto, Paris, 2015.
(4) Monique Jutrin, Panaït Istrati. Un chardon déraciné, L'Echappée, 2014 (1re éd. : 1970).
(5) Dans sa préface à Kyra Kyralina, Rolland parle d'Istrati comme d'un « nouveau Gorki des pays balkaniques ». Cf. Œuvres I, op. cit.
(6) Monique Jutrin, Panaït Istrati. Un chardon déraciné, op. cit.
(7) Lire Jean-Arnault Dérens, « Minuit dans le siècle », Le Monde diplomatique, mai 2013.
(8) Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, Lux, Montréal, 2010.
(9) Panaït Istrati, Œuvres III, édition établie et présentée par Linda Lê, Libretto, Paris, 2015.
(10) Cf. Panaït Istrati, un écrivain vagabond, film documentaire d'Hélène Lioult, Airelles Vidéo, Aix-en-Provence, 1998.
Après l'Ukraine, les Balkans deviendront-ils le théâtre d'un nouvel affrontement Est-Ouest ? La Russie réinvestit dans la région, pour des raisons autant commerciales que géopolitiques. Mais, même en entretenant l'influence qu'il y exerce traditionnellement, Moscou ne peut guère fonder d'espoir sur une région qui se tourne toujours davantage vers l'Union européenne.
Serbie, Kosovo, Monténégro et Macédoine se trouvent-ils sur une « ligne de feu » séparant la Russie et l'Occident ? C'est ce qu'affirmait le secrétaire d'Etat américain John Kerry le 24 février dernier devant le comité des affaires étrangères du Sénat. Mais la Russie a été la première à dresser un parallèle entre l'Ukraine et les Balkans. Les arguments mobilisés par Moscou en mars 2014 à propos de son annexion de la Crimée résonnaient comme un écho ironique à ceux avancés en 1999 par l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) pour justifier sa campagne de bombardements aériens contre la Yougoslavie résiduelle de l'époque : dans les deux cas, il se serait agi de prévenir une catastrophe humanitaire.
Lors de la conférence internationale sur la sécurité de Munich, le 7 février 2015, le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a repris ce parallèle, soulignant qu'il n'y avait « pas eu de référendum d'autodétermination au Kosovo », alors qu'il y en avait eu un en Crimée. Ainsi, la sécession de la Crimée, puis son rattachement à la Fédération de Russie, seraient plus conformes au droit international que l'indépendance proclamée par le Kosovo (1).
Dans ce contexte, le Centre humanitaire russo-serbe pour les situations d'urgence de Nis, ville du sud de la Serbie, n'en finit pas d'alimenter les soupçons et les polémiques. Inauguré en 2012 par le vice-ministre des situations d'urgence russe, M. Vladimir Poutchkov (2), il est installé depuis 2014 dans une ancienne usine de matériel informatique, à quelques centaines de mètres des pistes de l'aéroport local. Une dizaine de camions de pompiers et autant de véhicules tout-terrain sont garés dans la cour. Les entrepôts, rangés comme à la parade, regorgent de générateurs électriques, de piles de couvertures et de tentes, de cartons de matériel médical. Plus loin, une salle de communication ultramoderne permet de suivre les opérations sur le terrain en liaison directe avec Belgrade et Moscou.
Tout est ouvert aux journalistes : le centre, où travailleraient une quarantaine de permanents, prétend à une totale transparence. « Nous sommes un projet pilote. C'est le premier centre de ce genre hors des frontières de la Fédération de Russie », déclare son directeur, M. Viktor Safyanov. Il explique avoir été responsable de la sécurité civile de Saint-Pétersbourg et avoir dirigé « une mission internationale en Afghanistan, en 2002 », tout en se reconnaissant également « une expérience militaire ». Le centre a prouvé son utilité en mai 2014 : les secouristes russes sont arrivés les premiers lors des inondations catastrophiques qui ont ravagé la Bosnie-Herzégovine et la Serbie.
Les doutes subsistent pourtant. Ne serait-ce pas une façade pour une cellule de renseignement et d'espionnage ? Certains vont jusqu'à parler d'un « camp Bondsteel russe », en référence à la base américaine établie au Kosovo, qui compta jusqu'à sept mille hommes. Impossible de savoir si la (réelle) fonction humanitaire ne cache pas d'autres activités. Mais une chose est certaine : le centre, placé sous la cotutelle du ministère des situations d'urgence de la Fédération de Russie et du ministère de l'intérieur de Serbie, manifeste l'importance stratégique que la Russie accorde aux Balkans. « Ce complexe est né d'une volonté politique russe. C'est le Kremlin qui a proposé son ouverture, assure l'ancien président serbe Boris Tadic, signataire de l'accord portant création du centre en 2008. Mais il a toujours été parfaitement clair qu'il n'abriterait pas d'activités militaires. »
Durant ses deux mandats successifs (2004-2012), M. Tadic a orienté la Serbie sur la voie de l'intégration européenne, tout en resserrant les liens avec la Russie. « Je voulais normaliser nos relations aussi bien avec Moscou qu'avec les Etats-Unis ou la Chine, et cela, sans remettre en cause notre orientation fondamentale vers l'Union européenne », nous explique-t-il. C'est sous sa présidence que la Serbie a obtenu, le 1er mars 2012, le statut de candidate officielle à l'intégration européenne. Durant la même période, la Russie recevait les clés du marché énergétique serbe. Le 24 décembre 2008, le président Tadic paraphait à Moscou la vente de 51 % du capital d'Industrie pétrolière de Serbie (Naftna Industrija Srbije, NIS), entreprise publique en situation de monopole, au géant Gazprom (3). Le montant de la vente, 400 millions d'euros, apparaît trois à cinq fois inférieur aux estimations des analystes (4). Cet accord garantit aux Russes une position dominante aussi bien sur l'acheminement des hydrocarbures dans le pays que sur la distribution intérieure.
Virage proeuropéen en SerbieCandidat du Parti progressiste serbe (SNS), une formation issue de l'extrême droite nationaliste, traditionnellement très russophile, M. Tomislav Nikolic est sorti vainqueur de l'élection présidentielle du 6 mai 2012 face à M.Tadic. Puis le SNS a remporté à la majorité absolue les élections législatives anticipées de mars 2014. En 2008, il a engagé un surprenant aggiornamento proeuropéen. Dès lors, même si Belgrade et Moscou conservent des relations étroites, le nouvel homme fort du pays, le premier ministre Aleksandar Vucic, revendique une ligne politique de plus en plus pro-occidentale. Qu'elle relève de la conviction ou de l'opportunisme, cette posture pourrait même, à terme, remettre en cause le sacro-saint principe de la neutralité militaire de la Serbie.
Sollicité par ses partenaires européens, le gouvernement serbe a toutefois refusé d'appliquer les sanctions contre la Russie, au nom de ses intérêts économiques et des relations traditionnelles d'amitié entre les deux pays. Pour la très proaméricaine Jelena Milic, directrice du Centre des études euroatlantiques de Belgrade (CEAS), « avec la poursuite de l'intégration européenne, la marge de manœuvre de la Serbie va se réduire. Le pays devra aligner sa politique étrangère sur celle de l'Union ». On n'en est pas encore là, et Belgrade croit toujours pouvoir conserver une ligne d'équilibre dans un monde polarisé par la crise ukrainienne.
La Slovénie et la Croatie voisines n'ont pas non plus coupé tous les ponts avec Moscou : des hommes d'affaires russes et slovènes se sont retrouvés à Ljubljana fin 2014. En février 2015, un forum économique russo-croate a aussi suscité de vives polémiques, en raison de l'embargo international. Membres de l'Union européenne, les deux pays appliquent les sanctions contre la Russie, mais sans enthousiasme. La compagnie Pétrole et gaz hongrois (Magyar Olaj-és Gázipari, MOL) devait ainsi revendre au géant russe Rosneft ses parts de la société croate INA Industrija Nafte, mais la transaction a été bloquée sur ordre de Bruxelles début 2014, ce qui a aggravé la crise de l'industrie pétrolière en Croatie. C'est dans le domaine de l'énergie que se concentrent l'essentiel des intérêts économiques russes dans la région, les autres échanges demeurant fort limités. L'Union européenne reste ainsi, bien avant la Russie, le premier partenaire économique de tous les pays de la région.
La visite de M. Vladimir Poutine à Belgrade, le 16 octobre 2014, devait fournir l'occasion de célébrer l'amitié entre la Serbie et la Russie. Pour faire du président russe l'invité d'honneur de la plus grande parade militaire jamais organisée depuis la mort du maréchal Tito, on avait même décidé d'avancer de quelques jours la date officielle des célébrations du 70e anniversaire de la libération de Belgrade, le 20 octobre 1944. Las, la journée s'est mal passée, la Serbie refusant d'accéder à la requête russe d'accorder un statut diplomatique à tous les personnels du Centre humanitaire de Nis. En réponse, le président russe a écarté la demande de M.Vucic d'une remise de 200 millions d'euros sur une facture gazière. Six semaines plus tard, le 1er décembre, la Russie annonçait l'abandon du projet de gazoduc South Stream, qui devait permettre d'approvisionner l'Europe en gaz russe en contournant l'Ukraine (5).
Cette décision s'explique avant tout par le refus de la Bulgarie, sous la pression de l'Union européenne, d'autoriser le passage du gazoduc sur son territoire après les législatives du 5 octobre 2014, qui ont vu le retour au pouvoir du champion de la droite, M. Boïko Borissov. En Bulgarie, le clivage gauche-droite reste fondamentalement lié aux enjeux énergétiques et aux relations avec la Russie et les Etats-Unis. Peu après sa victoire, M.Borissov s'est empressé d'accueillir en grande pompe le secrétaire d'Etat américain John Kerry, annonçant à cette occasion l'engagement de son pays en faveur du grand garché transatlantique (GMT) ainsi que la reprise de la prospection de gaz de schiste (même si la loi bulgare interdit encore la technique de fracturation hydraulique). M. Kerry a promis que les Etats-Unis aideraient la Bulgarie à « accéder à l'indépendance énergétique » — en clair, à ne plus dépendre de la Russie.
Pour les pays qui devaient se trouver sur le tracé du South Stream — Bulgarie, Serbie et Hongrie, des ramifications étant prévues vers la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine et la Slovénie —, l'abandon est une bien mauvaise nouvelle, même si le projet de gazoduc vers la frontière gréco-turque (Turkish Stream) devrait en bonne part s'y substituer. M. Milorad Dodik, président de la Republika Srpska, l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine, estime le préjudice de l'annulation du chantier à 1 milliard d'euros (6). Les principaux investissements russes dans l'entité concernent également le secteur énergétique. En 2007, le gouvernement a ainsi cédé 65 % des parts du groupe Naftna Industrija RS (NIRS) à la compagnie Njeftegazinkor, lui permettant de prendre le contrôle de deux raffineries et d'une chaîne de stations-service. En réalité, la « privatisation la plus réussie du pays », selon les mots de son promoteur, M. Dodik, a vite tourné à la catastrophe. Les pertes des raffineries se sont accumulées, les Russes n'ayant jamais investi les sommes promises pour leur modernisation. Njeftegazinkor appartient à 40 % à la compagnie publique russe Zarubezhneft et à 60 % à trois inconnus. En Republika Srpska, beaucoup affirment que son véritable propriétaire n'est autre que l'homme fort de l'entité (7).
« L'argument russe reste essentiel pour M. Dodik », explique Mme Tanja Topic, responsable du bureau de la Fondation Friedrich-Ebert à Banja Luka. Avant chaque élection, il annonce des projets et des crédits russes. Il a besoin de montrer à l'opinion publique serbe de Bosnie qu'il demeure l'allié de Moscou. Même si ces crédits ne viennent jamais, cela compte dans le rapport de forces qu'il construit aussi bien avec les autorités de Sarajevo qu'avec Bruxelles et Belgrade. » Dans une Bosnie-Herzégovine toujours divisée, Banja Luka évoque depuis des années l'hypothèse d'un référendum d'autodétermination : une manière de faire monter les enchères politiques et de prévenir toute tentative de recentralisation du pays, toute remise en cause des entités issues des accords de Dayton (1995). Pour M. Dodik, l'organisation d'un référendum en Crimée a été pain bénit : elle a réveillé les craintes occidentales de le voir mettre en place une consultation semblable, qui serait aussitôt reconnue par Moscou et signerait l'acte de décès de la Bosnie-Herzégovine...
Une marina de luxe sur la côte adriatiqueMalgré le maintien de ces relations privilégiées, M. Poutine a-t-il vraiment la volonté d'étendre à l'Europe du Sud-Est une logique de confrontation avec l'Occident ? C'est ce que semblent penser de hauts responsables américains. Ainsi, la sous-secrétaire d'Etat Christine Wormuth affirmait fin février 2015, à l'occasion d'une audition devant la commission de la défense du Congrès, que la Russie « pourrait se concentrer sur de petits pays qui ne sont toujours pas membres de l'OTAN, comme le Monténégro, pour tenter de créer de l'instabilité ».
Depuis son indépendance, en 2006, le Monténégro se trouve en effet dans une situation singulière. Alors que ses dirigeants professent leur foi européenne et atlantiste, le pays attire nombre d'investissements russes. L'oligarque Oleg Deripaska, un proche de M.Poutine, a ainsi racheté en 2005 le Combinat d'aluminium de Podgorica (KAP). Le « roi de l'aluminium » a fait de la sorte main basse sur la principale entreprise du pays, promettant de conséquents investissements qui ne sont jamais venus. Alors que le KAP est désormais en faillite, M. Deripaska poursuit l'Etat monténégrin devant les tribunaux, ce qui ne l'empêche pas d'être impliqué dans d'autres projets d'investissement, comme la marina de Porto Monténégro, l'une des plus luxueuses de l'Adriatique, créée sur le site de l'ancien arsenal de Tivat. Comme souvent au Monténégro, la structure réelle du capital est difficile à percer, mais, à côté des investisseurs officiels, « on y trouverait, à travers un système de prête-noms, le premier ministre Milo Dukanovic », indique Dejan Mijovic, analyste économique.
Ce type de montage est suspecté dans tous les projets immobiliers qui défigurent la côte monténégrine depuis une dizaine d'années. Ainsi, l'hôtel Splendid de Budva est officiellement détenu par la société Lewitt Finance Monténégro, qui appartient à M. Viktor Ivanenko, ancien chef du KGB à l'époque du démantèlement de l'Union soviétique. M. Ivanenko est devenu milliardaire en créant la banque Menatep, puis la fameuse compagnie pétrolière Ioukos. Quand M. Poutine a décidé de régler ses comptes avec les propriétaires de Ioukos en jetant en prison M. Mikhaïl Khodorkovski, seul M. Ivanenko est resté intouchable. « Aujourd'hui encore, on l'appelle “le général Viktor”. Il est le lien essentiel entre les dirigeants politiques de Podgorica, la pègre monténégrine, la mafia russe et les services de renseignement », écrivait dès 2005 l'hebdomadaire monténégrin Monitor. Il semble bien que la famille Dukanovic soit aussi associée à la propriété du Splendid. M. Dukanovic dirige le Parti socialiste démocratique (DPS), héritier de l'ancienne Ligue des communistes monténégrins (SKCG). Il alterne depuis 1989 les fonctions de premier ministre et de président de la République. Son frère Aleksandar dirige la principale banque privée du pays. Leur sœur, Mme Ana Kolarevic, est une puissante avocate d'affaires qui a géré les plus gros dossiers de privatisation du pays, tandis que nombre de propriétés familiales sont désormais mises au nom du fils du premier ministre.
Ces relations étroites entre les dirigeants monténégrins, les oligarques et les services secrets russes remontent aux années 1990, quand le Monténégro, frappé par les sanctions internationales au même titre que la Serbie, a survécu en se livrant à la contrebande de cigarettes à grande échelle. Malgré ces liens structurels, jamais la Russie n'a semblé incommodée par l'orientation pro-occidentale prise par le Monténégro depuis que M. Dukanovic a rompu avec son mentor serbe Slobodan Milosevic, en 1997. Du moins jusqu'à l'année dernière.
Car depuis le 22 mai 2014, le Monténégro applique les sanctions de l'Union européenne. « Les investisseurs russes désertent le pays. Du coup, le prix du mètre carré a déjà baissé de 15 % au dernier trimestre 2014, et la chute devrait se poursuivre en 2015 », déplore M. Ivan Dasic, directeur de l'agence immobilière Montenegro Prospects. Alors que les investissements russes avaient déjà baissé de 30 % en 2013, la chute du rouble a aggravé la fuite des clients moscovites, dont le pouvoir d'achat a été laminé. La rupture entre Moscou et le Monténégro est-elle réelle ou mise en scène ? La Russie ne pourrait-elle pas plutôt choisir d'utiliser ce petit pays comme cheval de Troie dans les structures de l'Union européenne et de l'OTAN ?
Monténégro, nid d'espionsLe Monténégro a reçu en décembre 2010 le statut officiel de pays candidat à l'intégration européenne et aspire à rejoindre l'OTAN. Son dossier a été retoqué au printemps 2014, officiellement en raison du niveau élevé de corruption et de la prégnance du crime organisé, mais plus probablement à cause de l'infiltration massive d'agents de Moscou. Selon l'opposant Nebojsa Medojevic, « entre vingt-cinq et cinquante agents monténégrins seraient liés à la Russie (8) ». Il s'agirait principalement d'anciens officiers de l'armée yougoslave, intégrés en 2006 à la nouvelle armée monténégrine.
La question de l'adhésion du Monténégro à l'Alliance atlantique se reposera dans les prochains mois, et Podgorica devra ensuite confirmer son adhésion par un vote au Parlement ou par un référendum.L'opinion publique reste très partagée, mais M. Zeljko Ivanovic, directeur du quotidien d'opposition Vijesti, est convaincu que M. Dukanovic choisira l'option du référendum : « La question fera totalement éclater l'opposition, dont une partie est pro-occidentale et l'autre traditionnellement prorusse. En outre, en dramatisant l'enjeu, le pouvoir pourra une fois de plus jouer sur les craintes européennes en se posant en défenseur de l'orientation occidentale du pays face à “l'ogre russe”. Cela lui vaudra un nouveau blanc-seing sur les affaires de corruption et de crime organisé. »
Dans un climat qui rappelle la guerre froide, tous les coups paraissent permis, pour peu que l'on sache rester utile à plus puissant que soi... Les potentats balkaniques comme MM. Dukanovic ou Dodik savent à merveille jouer sur les tensions et les rivalités internationales pour consolider leur pouvoir. Des nouveaux venus comme M. Vucic pensent pouvoir tirer leur épingle du jeu en maintenant une position de balancier entre les camps. L'histoire a pourtant montré que le drame des peuples des Balkans était trop souvent de servir de pions dans les affrontements entre grandes puissances.
(1) Saisie par la Serbie, la Cour internationale de justice a statué, le 22 juillet 2010, que cette proclamation d'indépendance ne violait pas le droit international.
(2) M. Poutchkov est devenu ministre des situations d'urgence le 12 mai 2012, quelques jours après sa visite en Serbie, en remplacement de M. Sergueï Choïgou, un proche de M. Vladimir Poutine devenu par la suite ministre de la défense.
(3) Lire Catherine Locatelli, « Gazprom, le Kremlin et le marché », Le Monde diplomatique, mai 2015.
(4) Marina Glamotchak, L'Enjeu énergétique dans les Balkans. Stratégie russe et sécurité européenne, Technip, Paris, 2013.
(5) Lire Hélène Richard, « South Stream, les raisons d'un abandon », Le Monde diplomatique, mai 2015.
(6) « Bosnie-Herzégovine : faillite à la russe de la raffinerie de Brod », Le Courrier des Balkans, 7 janvier 2015.
(7) Cf. « Privatizacija drzavnog kapitala u Bosni i Hercegovini » (PDF), Transparency International Bosna i Hercegovina, Banja Luka, juin, 2009.
(8) « Ces amis qui viennent du froid : le Monténégro, plate-forme de l'espionnage russe », Le Courrier des Balkans, 1er août 2014.
Hillary Clinton speaking at a rally in Des Moines in January 2016. (Wikimedia)
As the election season comes to a close, most polls indicate a relatively clear picture. Her latest email scandal notwithstanding, Hillary Clinton is very likely to emerge victorious and give Democrats a third presidential election win in a row. A campaign that has mostly oscillated between agonizing and ghastly has left virtually no room for any discussion of the candidates’ policies. Time to take a look at how Hillary Clinton might deal with climate change.
A glance at global developments reveals improving prospects. In many respects, last year’s Paris climate agreement is a success. Key player such as India, China, and the EU—as well as the U.S.—have ratified the treaty. Prices for wind and solar continue to drop, while 2015 saw renewables overtake coal as the world’s largest source of power capacity. Globally, deforestation rates appear to be slowing down. Last month, countries arrived at an agreement to phase out extremely climate-damaging hydrofluorocarbons.
Congress: What Gives?Domestic politics reveal a different picture, however. Republicans will almost certainly retain control over the House, and perhaps even the Senate. While President Obama began his first term with Congress firmly under Democratic control, Clinton faces perpetual deadlock on almost all legislative initiatives.
Gridlock will have a particular effect on climate policy. Recent findings suggest that there is more polarization among the U.S public on climate change than on a perennially divisive issues such as abortion and gay marriage. Rather than a debate focussed on substance, climate change has become subject to identity politics and tribalism. The position you take on climate change is a significant part of what it means to be a Liberal or a Conservative today. Ideology is what motivates action.
As a result, there is virtually no appetite within the GOP for any initiative on climate change. In fact, the party is currently supporting a candidate who regards it as a Chinese hoax. Donald Trump has also vouched he would renege on the Paris agreement.
Such outlandishness is not confined to the Republican nominee, however. Many in the party continue to doubt the most basic facts about climate change. When Sen. Jim Inhofe of Oklahoma brought a snowball into the Senate as evidence against climate change, it was more a reflection of Republican positions than a caricature. In its stance, the GOP is somewhat of a unique case as the only major conservative party to reject climate change outright.
Prospects for Policy Change: A Mixed BagTo that effect, realistic prospects for meaningful climate change legislation are strikingly low. Clinton is therefore likely to resort to the same sorts of measures the Obama administration grew increasingly fond of: executive orders. These can be quite effective in the short term. By contrast to legislation, executive orders can be implemented more quickly. To some extent, they also circumvent the multiple occasions in a legislative process on which lobbyists can influence the nature of a particular law.
The Obama administration’s signature executive order on climate change is the Clean Power Plan (CPP). It would require existing coal-fired power plants to reduce their emissions by 30 percent from their 2005 levels. Republicans have fought the CPP tooth and nail. The CPP has also faced legal challenges. In February, the Supreme Court issued a stay on the CPP, questioning whether the plan would require the Environmental Protection Agency to overstep its mandate. If the CPP survives, Clinton will support its implementation.
In terms of legislative initiatives, the Democratic nominee actually has some far-reaching policy ideas. Clinton has proposed to generate a third of electricity from renewable sources by 2027. By contrast, President Obama has suggested a figure of only 20 percent by 2030. In addition, Clinton wants to install 500 million solar panels by 2020, a significant increase over current installations. The campaign has also revealed a program called the Clean Energy Challenge, which would provide grants to states, cities, and communities to the tune of $60 billion over ten years. This is the backbone of her plan to make America “the world’s clean energy superpower”.
At least in policy terms, the Clinton campaign seems to take the issue seriously. Clinton’s rhetoric reflects as much. At an energy conference in 2014, she referred to climate change as “the most consequential, urgent, sweeping collection of challenges” facing the United States. Confronted with a hostile Congress, it is unclear to what extent Clinton can implement any of these policies. Yet, she has suggested she will not wait for congressional approval that will never come.
There are also other avenues to pursue. After an initial refusal to commit herself, Clinton has recently shifted towards opposing the Keystone XL pipeline, an issue of particular salience among environmentalists. She has also become somewhat more critical of fracking, a method to extract natural gas that has led the U.S. to become the hub of the shale gas revolution. Clinton has proposed a range of conditions that would severely limit the number of sites at which the environmentally questionable procedure could be practiced.
The more aggressive stance on climate and sustainable energy issues suggests that Bernie Sanders’ success in the primaries—particularly on climate issues—has driven Clinton to the left. Compared to her first presidential run in 2008, she appears to have shifted her positions on a number of issues, including the federal minimum wage, trade, and Wall Street reform.
The same is true for climate and energy. However, the line of demarcation between her and Sanders remains clear. Leaked Clinton campaign emails suggest, for example, that the pursuit of a carbon tax policy was dropped after polling revealed its unpopularity.
A Democratic transition will likely leave a large chunk of the existing bureaucracy in place. One minor measure could be to give the Special Envoy for Climate Change cabinet status. Currently a position within the State Department, such a move could elevate climate change to a matter of national concern, at least within White House.
More Noise Than SignalWhere does this leave us? The immediate takeaway is that meaningful action is very unlikely. With legislative action not in the cards, a Clinton presidency will be confined to making a difference on the margins. While her campaign’s white papers indicate high ambitions in policy terms, political reality will not allow her the space to put those plans into action.
Clinton’s executive power is therefore limited to symbolic action falling short of what would be necessary to turn around U.S. climate policy. What matters more than the White House now are the results of down-ballot contests. If somehow Democrats were to capture the House, the calculation would change considerably.
In the event of divided government, climate change solutions will be left mostly to the market to figure out. In the sense that climate change is the result of a market failure itself, such policy status is dangerous. It also puts the U.S. at a disadvantage.
On the one hand, America is at the forefront of technological and business model innovation. Companies like Tesla and Solar City are developing cutting-edge products in the sustainable transport and battery storage sectors. On the other hand, policy innovation is at an all-time low, at least at the federal level. It is largely up to states like California to show what good policy can do.
Against this background, it remains extremely unlikely that Hillary Clinton can make U.S. climate policy great again. In a sense, this chimes with the general assessment of a Clinton presidency: evolution, not revolution.
The post Climate Change: What Would Hillary Clinton Do? appeared first on Foreign Policy Blogs.
North Korea’s provocative behavior has reached a new and unprecedented level after its last successful nuclear test on September 9th. In the last year, a new and dreadful level of activity has characterized Pyongyang’s provocations with two nuclear tests, an intercontinental ballistic test and countless submarine-launched ballistic missile (SLBM) and intermediate-range ballistic missile (IRBM) tests.
Since Kim Jong-un succeeded to its father in 2012, Pyongyang has consistently accelerated the acquisition of nuclear weapons and ballistic missile capabilities in order to fulfil the pursuit of the status of Nuclear Power Nation, as reaffirmed during last Korean Workers Party Congress in May.
While the U.S. and China strongly demand the denuclearization of the Korean peninsula, the end of the North Korean nuclear program and the resume of the Sixth Party Talks, there are evident signals that Pyongyang is determined to increase its military provocations as shown by the recent failed Musudan missile test on October 16th, recently reported by the United States Strategic Command.
Yet, the fast-paced level of technical sophistication in the acquisition, potential miniaturization and range-expansion of the nuclear warheads remains the biggest threats to South Korea and Japan, considered as primary targets. The U.N. Security Council remains adamant in condemning any additional transgressions of the nuclear NonProliferation Treaty, deploring all the grave violations of the previous resolutions against North Korea.
Despite the efforts of the international community to implement the economic sanctions against North Korea, Pyongyang remains determined to pursue the acquisition of nuclear weapons as main tool for regime survival, threatening the fragile balance in the Korean peninsula. The two Koreas remain technically at war, despite an armistice the 1953’s armistice, which ensured de facto the cessation of the hostilities.
From cordial mistrust to closer ententeJapan and South Korea are the most strategically valuable U.S. allies in the region, but also the most exposed to the threat of military retaliation from Pyongyang. While Obama Administration has emphasized its commitment in preventing Pyongyang’s full acquisition of military and nuclear capabilities, concerns over the limited results achieved by the strategic patience approach has surely affected Japan and South Korea’s perception of Washington’s recalibrating role in the region.
Earlier this year, President Park responded to Pyongyang’s escalating missile and nuclear threat with a new and more hawkish policy towards North Korea, characterized by abandoning the path of dialogue and negotiation while relying more and more on a robust deterrence and defense capabilities such as the Terminal High Altitude Area Defense (THAAD) system.
Japan under Abe Administration has increasingly responded to the severe shifts in the regional and international scenario, embarking on a wide reform of its security posture that fostered a debate over the opportunity for marked amendments of Japan’s post-war Constitution.
Currently, Japan is expanding its engagement in promoting a new and more pragmatic role aside Washington through a proactive contribution to peace, while abiding by the commitment of the U.S.-Japan alliance.
On August 3rd, North Korea fired an intermediate-range Rodong missile that fell in the Sea of Japan, 250 km from the coast and within Japan’s Economic Exclusive Zone. Japan’s concern about the surrounding security environment and the threat posed by Pyongyang’s dreadful provocations has certainly affected the decision of Japan’s political elites to accommodate unresolved issues with South Korea in favor of a closer strategic engagement.
Japan and South Korea recognize the pivotal role of Washington as a military patron and strong supporter of a more dynamic strategic trilateral pact, able to expand the level of cooperation between Japan and South Korea. Yet, for long time their relations have been strained by a large number of tensions such as territorial disputes and the heavy legacy of the atrocities committed by the Imperial Army during the occupation of Korea.
For these reasons Seoul and Tokyo have never managed to establish a shared framework for bilateral military cooperation. Yet, North Korea’s growing military capabilities and its slow but unrelenting desire to acquire a more threatening nuclear weapon arsenal have persuaded Japan and South Korea to increase the level of pressure on Pyongyang.
Japan and South Korea have recognized the importance of establishing a new framework for regional cooperation and dialogue as stressed by South Korean Ministry of Defense.
Recently, Seoul has announced its willingness to establish with Tokyo a new framework for intelligence-sharing cooperation while increasing the exchange of data on North Korea’s nuclear and missile activities as part of the trilateral pact signed in 2014.
This could be the first step in resuming the General Security of Military Information Agreement (GSOMIA) proposed in 2012 through the mediation of Washington and later cancelled.
A deal following the model of the GSOMIA, not only would represent a critical breakthrough in the relations between Japan and South Korea, but it would also provide a critical tool to expand the exchange of intelligence about Pyongyang’s nuclear and missile capabilities, cyber-security and other unconventional threats.
Japan and South Korea have made important progress in solving the issue of the comfort women, ultimate legacy of Japan’s 1910-1945 colonial rule. Seoul traditionally reluctant to engage with Japan has moved to a more pragmatic position as highlighted by South Korean Defense Minister Han Min-Koo on October 14.
Moreover, once the deal is approved, Japan’s Self-Defense Forces could be deployed in supporting activities of the U.S. troops as in patrolling operations, but also assisting Washington in the event of an armed conflict, fulfilling the right of the collective Self-Defense.
A change in the regional scenarioThe perception of Pyongyang’s nuclear threat has been one of the most critical elements of alteration of the strategic balance in the region. In the last few months, North Korea missile tests have accelerated the decision of Seoul to deploy the THAAD system creating a diplomatic fracture in the renewed entente with China.
Japan has also announced the upgrading of its missile defense capabilities in the aftermath of Pyongyang’s recent nuclear test and following the example of South Korea, it might decide to acquire a THAAD or Aegis Ashore system to boost its deterrence capabilities.
Indeed, fostering the creation of a solid trilateral security cooperation would represent an important asset for Washington’s regional strategic agenda, but also a critical starting point for the expansion of a proactive security engagement across the Asia-Pacific region at the expenses of Beijing.
While China agrees on the denuclearization of the Korean peninsula, the emergence of a strong trilateral security cooperation pact would seriously compromise Beijing’s influence and strategic interest not only in the Korean peninsula but also in the whole region, alimenting a new phase of harsh confrontation with Washington and its allies.
For Japan, the growing perception of isolation and vulnerability vis-à-vis the North Korea’s threat, still characterized by a vibrant anti-Japanese sentiment and the fast-paced China’s military modernization, has represented a critical element for the success of the ambitious Abe Administration’s security agenda.
While a part of the society still opposes to a marked departure from Japan’s reluctant realism, the renewed military engagement pursued by Tokyo could be seen as one pillar of an integrated strategy of cooperation with Washington and Seoul, dramatically concerned about the evolution of the security scenario in the Korean peninsula.
Of course much depends on the willingness of the future administration to resume and expand the strategic commitments in the region that have characterized Obama Administration’s agenda.
Both Japan and South Korea political elites remain wary over the possibility of abandonment in lieu of the presidential candidate Donald Trump’s grand strategy, calling for a disengagement of the U.S. military presence from the region.
In Seoul, policymakers of the ruling Saenuri party have openly discussed not only the development of an indigenous nuclear weapon program, but also of the possibility of pre-emptive strikes on North Korean facilities, jeopardizing Obama Administration’s vision for a denuclearized Korean peninsula.
Boosting deterrence has become one of the most critical issues within South Korean government and plans for developing a nuclear submarine as the ultimate tool to deter Pyongyang’s nuclear threat, have been taken into serious consideration.
Facing nuclear annihilation as often stressed by North Korean bellicose rhetoric, South Korean political elites and defense officials have shown interest in designing plans for the elimination of the North Korean leadership with surgical strikes as ultimate solution to the dreadful nuclear threat represented by Pyongyang.
An unprecedented strategic cooperation between Japan and South Korea is the direct consequence of a phase of recalibration of Washington’s engagement in the Asia-Pacific region as the end of Obama Administration approaches.
In dealing with Pyongyang, very limited results have been obtained in persuading its recalcitrant leadership to comply with norms and regulations of the international community, leaving Japan and South Korea in a difficult position to respond effectively to the emerging nuclear crisis fuelled by North Korea’s threatening behavior.
A strong security cooperation could be a critical tool for both countries to address the emerging strategic issues on the regional scenario. Yet its success might depend also on next administration’s decision to follow the path marked by President Obama towards the fulfillment of Washington’s Pacific Century, rather than embracing a new strategic orientation.
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À l’occasion du 80e anniversaire de Politique étrangère, nous vous proposons de relire chaque semaine l’un des textes qui a marqué la revue. Cette semaine, (re)découvrez l’article de Pierre Brossolette, « Origine et éléments de la conception française du « règlement général » de la paix en Europe », publié dans le numéro de printemps 1937 (n°1/1937).
Pierre Brossolette (1903-1944) repose au Panthéon depuis 2015. Il est surtout célèbre pour son action dans la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1930, il a été à la fois journaliste et homme politique. Membre de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), il est battu lors des élections législatives de 1936. En 1937, date à laquelle il contribue à la revue Politique étrangère, il présente quotidiennement une chronique de relations internationales à Radio-PTT.« Dans le discours à l’occasion duquel, à Lyon, il a défini la politique française à l’égard de l’Allemagne, M. Léon Blum a particulièrement insisté sur la nécessité d’un « règlement général » de la paix européenne. A l’idée d’une négociation purement économique entre le Reich et les autres nations, il a opposé la conception d’un débat associant étroitement l’organisation de la paix et la limitation des armements au développement des relations économiques entre les peuples. A l’éventualité d’un « règlement séparé » entre la France et l’Allemagne, il a opposé l’impossibilité de fragmenter les obligations générales qui résultent pour tous les peuples de leur interdépendance réciproque et de leur qualité de membres de la Société des Nations.
Encore que le chef du gouvernement français ait insisté sur le fait qu’il a ne s’agit pas là, pour lui, de préférences théoriques, mais d’évidences imposées par la logique même des faits, peut-être certains milieux étrangers — certains milieux allemands en particulier — ont-ils pu croire qu’en prenant cette position, M. Léon Blum songeait surtout à opposer une méthode française à la méthode des négociations bilatérales élevée à la hauteur d’un dogme par la diplomatie allemande. Mais rien ne serait plus inexact. Et ce que nous voudrions montrer ici, en rappelant les origines et les éléments de la conception que se fait le gouvernement français du règlement « général » de la paix en Europe, c’est qu’en réalité il y a été conduit, parfois à la suite même de l’Allemagne, par toute l’évolution de la politique internationale depuis quelques années et particulièrement — pour fixer une date — depuis 1933. […] »
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